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Copyright 2021 Dominique Tronc

Mystique féminine II















Mystique féminine

Tome II





J.de Chantal

J. de Cambry







  1. JEANNE DE CHANTAL





.RECUEIL DES BONNES CHOSES

.& EXTRAITS DE LETTRES







. Introduction et extraits de la Correspondance par Dominique Tronc

.Les Entretiens du manuscrit de Turin-Verceil transcrit par Béatrice Bernard

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.INTRODUCTION



Jeanne de Chantal (1572-1641) remplissait au jour le jour la tâche harassante de fonder des Visitations. Elle n’a laissé aucun écrit structuré pouvant justifier un intérêt littéraire.

Ses écrits recèlent pourtant des passages qui témoignent d’un accomplissement mené à terme par la mystique fondatrice. Il suffit d’extraire ces diamants de leur gangue.

Nous disposons d’une récente édition critique de sa correspondance, mais ce n’est pas le cas pour les autres écrits 1. Un vaste fonds manuscrit reste disponible.

.Contenu de l’ouvrage

Le manuscrit de Turin-Verceil signalé par l’éditeur de 1875 comme la plus excellente des sources des Entretiens a été transcrit sur l’original par Béatrice Bernard au Centre Jean-de-la-Croix.

À cet ensemble de conversations où la Mère de Chantal livre une direction mystique autant qu’ascétique, nous adjoignons des extraits choisis dans la Correspondance. Il s’agit d’attirer le lecteur confronté aux milliers de pages de « lettres d’affaires » qui répondaient aux besoins de multiples fondations.

On regrette souvent la disparition voulue par la fondatrice de ses lettres à François de Sales sans pour autant lire la masse de celles qui suivirent la disparition de cet ami.



Nous perdons alors les diamants enchâssés dans les réponses à des problèmes journaliers. Il s’agit de tel paragraphe destiné à une sœur éloignée pour une nouvelle fondation où en trois mots la Mère de Chantal tient son rôle de conseillère et de directrice mystique. Il s’agit aussi parfois d’un aperçu intime livré à une confidente aimée.

Le lecteur trouvera donc un condensé en deux parties qui souligne l’esprit mystique de la fondatrice des Visitations : près de cinquante Entretiens et pièces diverses qui leur sont associés dans une source excellente, suivis de quatre-vingts extraits sélectionnés en florilège de la Correspondance.

Le fonds préservé à Annecy fait l’objet d’un bref aperçu 2. Citons enfin la mise à disposition en un volume de la correspondance qui lia Jeanne et François 3.

Présentons maintenant madame de Chantal qui va devenir la Mère veillant sur l’esprit nouveau des Visitations :

.Madame de Chantal

Jeanne Frémyot, née à Dijon en 1572 dans une famille de noblesse de robe, reçut une excellente éducation 4. Elle fut mariée en 1592 à Christophe de Rabutin, baron de Chantal. La jeune femme fut heureuse en mariage et eut six enfants (mais deux mort-nés). En 1601, son mari, blessé au cours d’une partie de chasse, mourut neuf jours après en lu demandant de pardonner à son meurtrier involontaire. Un chagrin immense la submerge, elle songe au suicide, puis se sentant attirée vers l’intériorité, elle fait vœu de ne pas se remarier et de se consacrer à la charité.

Cherchant désespérément un bon guide, elle rencontre François de Sales à Dijon, le 5 mars 1604. Dans le récit qu’elle en fait, on notera la résistance de François qui attend un signe divin pour prendre la décision de la diriger, puis sa perplexité :

Dans mes perplexités et tourments, j'étais sans secours ni assistance spirituelle […] je suppliai son infinie Bonté avec abondan­ce de larmes qu'il lui plaise me donner un homme qui fut vraiment saint et vraiment son serviteur, qu'il m'enseignasse tout ce qu'il désirait de moi et je lui promettais en sa Face que je ferais tout ce qu'il me dirait de sa part […J

[Elle le rencontre :] Je le priais deux ou trois jours avant son départ de Dijon de m'ouïr en confession, ce qu'il me refusa d'abord croyant que ce fut par curiosité, et me l'accorda après. Or en cette petite confession, Dieu me logea dans son cœur d'une manière extraordinaire, ainsi qu'il me dit après, et de même, je me sentis portée à ses avis incroyablement, mais il me dit que je demeurasse sous la conduite de mon premier directeur et qu'il ne lairrait [continuerait] de m'assister. Je demeurais fort contente de cela.

Le jour qu'il partit, un peu auparavant, il me dit que, me parlant du mouvement intérieur qu'il ressentait pour mon bien, que dès lors qu'il avait le visage tourné du côté de l'autel qu'il n'avait plus de distractions, mais que, dès quelques jours, je lui revenais continuellement autour de l'imagination, non pas, dit-il, pour me distraire, car je n'en reçois point de divertissement […] et par d'autres paroles qu'il ajouta lui donnait à entendre qu'il regardait cela comme chose extraordinaire, par laquelle Dieu le mouvait et incitait à son bien, pour en prendre un soin spécial. Et lui dit pour conclusion, "Je ne sais ce que Dieu veut par là". Ensuite de cela au partir de Dijon il lui écrivit un billet où il n'y avait rien plus que ces paroles: « Dieu ce me semble m'a donné à vous, je m'en assure toutes les heures plus fort, c'est tout ce que je vous puis dire maintenant » 5.

Il devint donc son directeur. Dans leur correspondance des années 1608-1610, on les voit concevoir le projet d’un nouvel ordre religieux, mais il lui demanda de remplir d’abord ses obligations familiales. Après avoir établi ses enfants, elle le rejoignit pour créer le 6 juin 1610, à Annecy, une nouvelle forme de vie religieuse sans vœux solennels ni clôture : les filles de la Visitation, dont le modèle était Marie qui, visitant Élisabeth, lui apporta la joie qui était en elle par son Fils.

.La Mère de Chantal

Le développement des fondations obligea la Mère de Chantal à une activité permanente : l’extension des Visitations fut très rapide dans toute la France. Elle déploya une énergie comparable à celle de Thérèse d’Avila. On suivra les péripéties de cette vie épuisante dans la chronologie commentée par l’éditrice de sa Correspondance en fin de chacun de ses six volumes 6.

Des merveilles se découvrent au milieu de multiples affaires courantes que la fondatrice doit régler : on faisait appel à elle sur le comportement à avoir en temps de peste comme sur des points de direction spirituelle. On relève aussi, dans divers écrits non épistolaires, rassemblés dans ses Œuvres, des « dits » admirables dans leur concision et des aperçus profonds sur une vie mystique vécue dans la sobriété, au cœur même d’une intense activité.

Son influence fut très grande : certainement d’abord surFrançois de Sales, bien qu’il soit difficile de dire qui influença l’autre

7. Elle marqua tout le siècle, en particulier grâce au récit de sa vie rédigé par la mère de Chaugy8. La très jeune Jeanne-Marie Guyon témoignera ainsi du mimétisme exagéré qu’elle inspira chez ses lectrices :

Tout ce que je voyais écrit dans la vie de Madame de Chantal me charmait, et j’étais si enfant que je croyais devoir faire tout ce que j’y voyais. Tous les vœux qu’elle avait faits 9 je les faisais aussi, comme celui de tendre toujours au plus parfait et de faire la volonté de Dieu en toutes choses. Je n’avais pas encore douze ans, je prenais néanmoins la discipline selon ma force. Un jour que je lus qu’elle avait mis le nom de Jésus sur son cœur pour suivre le conseil de l’Époux : “Mets-moi comme un cachet sur ton cœur” 10, et qu’elle avait pris un fer rouge où était gravé ce saint Nom, je restai fort affligée de ne pouvoir faire de même. Je m’avisai d’écrire ce nom sacré et adorable en gros caractères sur un morceau de papier et avec des rubans et une grosse aiguille je l’attachai à ma peau en quatre endroits, il resta longtemps attaché en cette manière 11

Par rapport au style prolixe et volontiers poétique de François de Sales, le dépouillement et la sobriété sont les caractéristiques de la Mère de Chantal. Elle a dépassé les expériences extraordinaires du début de la vie mystique et veut attirer ses correspondantes vers la nudité de l’union avec Dieu.

C’est l’aspect circonstanciel de ses écrits qui a empêché sa reconnaissance comme une des immenses figures intérieures du siècle. Il est aussi regrettable qu’elle ait détruit la plupart de ses lettres adressées à François de Sales. Nous ne pouvons donner que quelques extraits de son abondante correspondance par ailleurs et de ses opuscules.

Les papiers précieux retrouvés après sa mort livrent la transcription de paroles que François de Sales lui avait adressées après une retraite :

Notre Seigneur vous aime, ma chère Mère, il vous veut toute sienne […] Tenez votre volonté si simplement unie à la sienne en tout ce qui lui plaira faire, de vous, en vous, par vous, et pour vous, et en toutes choses qui seront hors de vous, que rien ne soit entre-deux. Ne pensez plus à chose quelconque de tout ce qui vous regarde, tant pour la vie que pour la mort, car vous vous êtes toute abandonnée et remise aux soins de l'amour éternel que la divine Providence a pour vous; demeurez là en repos, en esprit de très simple et amoureuse confiance, et ceci se doit pratiquer non seulement à l'oraison, où il faut aller avec une grande douceur d'esprit, sans dessein d'y faire chose quelconque, ains [mais] seulement pour être à la vue de Dieu, dans cette simples remise et repos en lui, et comme il lui plaira, se contenter d'être à sa présence, encore que vous ne le voyiez, ni sentiez, ni sauriez représenter, et ne vous enquérez de lui, de chose quelconque, sinon à mesure qu'il vous excitera. Ne retournez nullement sur vous-même, ains soyez là près de lui; non seulement, dis-je, il faut pratiquer cette simplicité et abandonnement en l'oraison, mais en la conduite de toute la vie, rejetant et délaissant toute votre âme, vos actions, vos succès, vos affaires au bon plaisir de Dieu et à la merci de son soin : il faut tenir l'âme ferme dans ce train. (II, p. 62-63) 12.

Elle suivra ces instructions à la lettre, parfois avec difficulté comme elle l’écrit en 1637 à la mère Angélique Arnauld, se tourmentant de n’avoir pas accès à un état stable :

[…] nonobstant ce peu de calme, la croix est toujours là, si je la voulais regarder elle ne me donnerait guère de trêve. Depuis ma dernière lettre, j'en ai eu de rudes atteintes et des pensées qui sont autant de dards qui me transpercent le coeur, et suis si fort liée quelquefois que je regarde cela, que je ne puis aller ni avant ni arrière.

Cependant j’ai grande expérience et souvent une claire lumière que Dieu ne veut de moi que ce seul unique et très simple regard en Lui, mais sans aucun mélange d’aucun acte ni discours quelconques, sinon qu’Il m’y excite […] [Et pourtant] je ne vois ni ne peux rien voir ni regarder des choses de Dieu ni en avoir goût, sinon quelquefois en certaines lectures.

Dans la même lettre, elle dit son admiration envers la sœur Anne-Marie Rosset et son regret d’être engloutie par les occupations :

Nous avons une sœur céans qu’il y a bien vingt-quatre ans qu’elle chemine dans une voie de si grand dénuement que jamais elle n’a ni lumières ni pensées sur aucun mystère ni sur choses quelconques, et, s’il lui en venait, elle dit qu’elle pense qu’elle s’en détournerait pour tenir, comme elle fait, son esprit très simplement arrêté en Dieu. Et est si fidèle en cet exercice qu'elle est toujours là, ou du moins, rarement et courtement est-elle distraite, que sitôt qu'elle s'en aperçoit elle se remet là. Jamais non plus, elle n'est portée à rien demander à Notre Seigneur, ni rien désirer ni s'unir ni faire aucun acte de quoi que ce soit, ni ne pense à en faire ni si elle en doit faire, seulement, elle se prosterne le matin comme pour faire un acte d'adoration que notre Bienheureux Père lui a dit de faire, avec quelque oraison jaculatoire, pendant les octaves des grands mystères. Elle le fait sans goût ni se divertir de sa simple attention et, de même, entend les sermons et ses lectures sans autre attention que de retenir quelque chose pour l'entretien d'après vêpres. Au bout, c'est une âme totalement fidèle à la suite du bien et exacte à la moindre plus petite observance.

Feu notre bonne Mère supérieure [Péronne-Marie de Châtel] me disait que Notre Seigneur faisait cheminer cette fille devant moi pour me donner lumière à ce qu'il m'attirait et voulait de moi. Certes, il m'a toujours été impossible d'avoir cette continuelle attention parmi les occupations, j'en ai de tant de sortes et si continuelles, que je ne puis m'empêcher d'y mettre mon attention ; Notre Seigneur me laissant tout l'esprit fort libre pour m'y appliquer nonobstant toutes mes peines intérieures. Et vais toujours mon train pour l'extérieur, sans voir comment, pour ce qui est de mes exercices spirituels… (L. 2040)

Elle avoue pourtant être dans l’oraison passive depuis fort longtemps :

Vous m'avez donné un bon sujet de confusion de m'avoir demandé mon oraison. Hélas ! ma fille, ce n'est que distraction et un peu de souffrance pour l'ordinaire; car que peut faire un pauvre chétif esprit rempli de mille sortes d'affaires, que cela ? Et je vous dis confidemment et simplement que, il y a environ vingt ans, Dieu m'ôta tout pouvoir de rien faire à l'oraison avec l'entendement et la considération ou méditation, et que tout mon faire est de souffrir et d'arrêter très simplement mon esprit en Dieu, adhérant à son opération par une entière remise, sans en faire les actes, sinon que j'y sois excitée par son mouvement, attendant là ce qu'il plaît à sa Bonté de me donner. Voilà comme je satisfais à votre désir, mais à vous seule ces trois dernières lignes; quand nous nous verrons, nous dirons le reste, si Dieu le veut. (L. 2602)

J’ai eu cette vue que Dieu veut que j’aille à Lui de toutes choses, très simplement et droitement sans entremise de chose quelconque, et que je me contente de ce très simple regard en Lui, sans aucun acte, mais par un absolu et entier abandonnement de tout ce que je suis et de toutes choses à sa sainte volonté, demeurant dans un repos d’amoureuse confiance en son soin paternel pour tout ce qui me concerne, sans réserve, lui laissant vouloir pour moi, et faire tout ce qu'il lui plaira et de toutes choses, sans que jamais je me veuille arrêter volontairement à regarder ce qui se passe en moi, ni à chose quelconque. Mais je me tiendrai en lui, le regardant et le laissant faire, acquiesçant simplement à tout ce qu’il lui plaira, avec l’aide de sa grâce… (II, p. 24).

Elle ne se lassera pas d’appeler ses filles au dépouillement total, à la simplicité du regard en Dieu et à la passivité absolue devant l’action de la grâce :

Ma très chère fille, ne vous détournez jamais de cette très solide et très utile voie de la sainte simplicité en laquelle Dieu vous a mise. Et je remercie sa Bonté d’avoir voulu, avec sa divine lumière, confirmer ce que je vous en avais écrit. Demeurez donc invariable en cette résolution, quoique vous entendiez dire des merveilles des autres voies. Laissez-les suivre à qui Dieu les donne, et suivez toujours la vôtre. Car cette unique simplicité et très simple unité de présence et abandonnement en Dieu les comprend toutes et d’une manière très excellente […]

Dieu vous a soustrait les vues et sentiments de ses richesses pour un temps, à ce que je vois. J’en suis consolée, car c’est chose très utile et même nécessaire, de passer par cette étamine13. Vous en avez expérimenté les fruits qui sont la connaissance de votre impuissance et misère, une plus grande pureté et nudité d’esprit. Dieu, par un amour très grand, vous dépouillant des affections et sentiments plus désirables et spirituels, afin que Ses dons n’occupent pas nos cœurs, mais lui seul et son bon plaisir. […] Je crois donc que l’âme qui est réduite dans cette extrême impuissance, ténèbres et insensibilité, se doit contenter de se laisser très simplement à la merci de la miséricorde de Dieu par un très simple acquiescement à tout ce qu’il lui plaira faire d’elle, sans le vouloir même sentir, ni en faire l’acte ; mais par un simple regard en Dieu, de la suprême pointe de l’esprit, qui ne veut résister en rien à Dieu, mais consent à tout ce qu’il lui plaît. Et faut se contenter du même simple regard à la rencontre du mal, ne lui résistant qu’en lui déniant le consentement de l’acte. Or sus, ma très chère fille, il faut absolument retrancher toutes sortes de réflexions sur ce qui se passe en vous… (L. 1599)

Il ne s’agit pas d’ascétisme : ce serait tourner en soi-même. On ne livre pas bataille, ce serait rester dans l’horizontalité du moi. La solution est toujours d’appeler la grâce en préférant l’amour à tout :

Le remède que je vous donne pour toutes sortes de tentations, peines, afflictions, sécheresses et contradictions, c’est les actes d’amour, retournant promptement et simplement votre cœur à Dieu […] Ne vous efforcez point de vaincre les tentations, car cet effort les fortifierait … (L. 1421)

Loin d’une voie héroïque, c’est une voie de douceur, réaliste et modérée. Jeanne se sert d’une comparaison avec une tempête sur le lac d’Annecy pour expliquer comment on traverse les difficultés intérieures :

[…] il nous faut faire comme nos grangers ont fait au­jourd'hui sur leur bateau qui conduisait notre blé sur le lac. Ils se sont trouvés subitement en un très grand péril ; dans un instant ils ont vu s'élever une violente tempête qui allait sans doute les submerger avec le bateau et tout ce qui était dessus. Hélas ! qu'ont-ils fait ? Ils ne se sont pas opiniâtrés de vouloir prendre le droit fil de l'eau en traversant ces grosses ondes ; non, ils se seraient perdus faisant de la sorte ; mais ils ont très sagement conduit leur barque, tout doucement, au rivage, et ont suivi les petites ondes ; par ce moyen ils sont arrivés, en évitant l'orage et non en le combattant. (II, p. 237, Entretien VI)

Demeurez en une très simple unité et unique simplicité de la présence de Dieu, par un entier abandonnement de vous-même en sa très sainte volonté ; et toutes les fois que vous trouverez votre esprit hors de là, ramenez-l’y doucement, sans faire pour cela des actes sensibles de l’entendement ni de la volonté. (I, p. 63)

Nue et sans vertu je suis venue au monde, et sans vertu quelconque je me remets, mon Dieu, entre vos mains. Dites cela, ma fille, et quand vous verrez que votre esprit se voudra revêtir de ce qu’il s’est dépouillé, ne faites autre chose que de le retourner simplement à son Dieu, ne voulant que lui seul … (L. 2615)

Il faut passer au-delà de tous les états et de la multiplicité des expériences, dans la simplicité sans « goût », s’oublier soi-même dans un abandon total à la « divine bonté » :

il ne faut faire aucune réflexion sur ce qui se passe en vous, pour voir ou connaître ce que c’est. Soyez, mon cher enfant, comme un vaisseau vide devant Sa divine bonté, pour recevoir ce qu’il Lui plaira de vous donner, et ne permettez jamais à votre esprit aucun retour ni réflexion sur vous-même ni sur ce qui se passe en vous.

cette véritable humilité […] ne veut aucune excellence que d’être sans excellence, que celle […] de dépendre totalement du bon plaisir de son Dieu, ne recherchant en toutes choses que sa seule gloire ; car c’est le caractère des filles de la Visitation. (L. 903)

Oh ! Que nous serons heureuses, ma vraie fille, quand nous nous serons entièrement oubliées. (L. 1255)

Jetez-vous et toutes vos misères et vos intérêts et affections, dans le sein de la bonté de Dieu, vous laissant gouverner à sa Providence et à l’obéissance, et cela à yeux clos, sans permettre à votre esprit de regarder où il va ; mais allez toujours, ne regardant que Dieu et la besogne qu’Il vous présente dans chaque occasion et moment, pour la faire fidèlement avec la pointe de l’esprit sans vous amuser à vos sentiments ou dissentiments et répugnances … (L.1271)

Ma très chère fille, vivez au-dessus de vous-même et toute en Dieu. (L. 2454)

En cela, elle suit le conseil donné par François de Sales :

Nous ne devons jamais vouloir autre chose, sinon ce qui nous advient de moment en moment, recevant tout de la pure ordonnance et disposition divine. (II, p. 47, Questions)

Tout converge sur l’amour, à bien distinguer d’un sentiment ou d’un « goût » humain :

Toujours en cette nudité et simplicité ; il n’y a rien au-delà... « Aime et fais tout ce que tu voudras », dit Saint Augustin. Aimons donc... toute la perfection est là. (L. 2565)

S’il était en mon pouvoir d’avoir des sentiments, je sais bien que je brûlerais toute de l’amour de Dieu et de l’amour du prochain ; or Notre Seigneur ne les a pas mis en notre pouvoir. Les sentiments ne sont pas nécessaires à la perfection et à notre salut ; sa divine Majesté les donne à qui il lui plaît. C'est le Maître qui fait ce qu'il veut. (II, p. 233, Entretien V).

Jamais nous ne savourerons les douceurs de la familiarité de l'âme avec son Dieu, que lorsque nous serons déterminées à suivre et que nous suivrons au péril de toutes nos inclinations, affections, habitudes et propensions, tout ce qui nous est marqué, qui n'est autre que l'amortissement de la nature, le mépris du monde et la vraie fidélité à Dieu. Ce ne sera pas sans peine, mais là où il y a de l'amour, il n'y a point de travail ; et d'ailleurs un moment de la jouissance intérieure de Dieu vaut plus que tous les plaisirs que la propre volonté nous ferait jamais goûter ensuite de nos inclinations. (II, p. 197-8, Exhortation XIV).

Le renoncement est total entre les mains de Dieu et elle est très radicale quand elle affirme ce chemin court et direct :

[…] ma très chère fille, il faut passer à la totale résignation et remise de nous-mêmes entre les mains de notre bon Dieu, rendant votre chère âme et celles que vous conduisez, en tant qu'il vous sera possible, indépendantes de tout ce qui n'est point Dieu, afin que les esprits aient une prétention si pure et si droite qu'ils ne s'amusent point à tracasser autour des créatures, de leurs amitiés, de leurs contenances, de leurs paroles, mais sans s'arrêter à rien de tout cela ni à chose quelconque que l'on puisse rencontrer en chemin, l'on passe outre en la voie de cette perfection dans l'exacte observance de l'Institut, ne regardant en toutes choses que le sacré visage de Dieu, c'est-à-dire son divin bon plaisir. Ce chemin est fort droit, ma très chère fille, mais il est solide, court, simple et assuré, et fait bientôt arriver l'âme à sa fin qui est l'union très unique avec son Dieu. Suivons cette voie fidèlement […] (L. 966)

Ayant tout laissé derrière elle, elle ne désirait plus depuis longtemps que s’abandonner à la Présence silencieuse. Voici un extrait des papiers intimes que l’on a retrouvés sur elle à sa mort et qu’elle ordonna de mettre dans son cercueil :

Dieu m’a fait voir, ce matin, en l’oraison, que je ne me dois plus du tout voir ni regarder, mais lui seul, cheminant à yeux clos, appuyée sur mon Bien-Aimé Jésus, sans vouloir voir ni savoir le chemin par où il me conduira, ni non plus avoir aucun soin de chose quelconque, non pas même de lui rien demander, mais demeurer simplement toute perdue et reposée en lui, en ce très pur regard, sans mélange d’autre chose. (II, p. 65, 6e papier).

Dans une enveloppe se trouvaient deux papiers, l’un écrit

par François de Sales, l’autre par elle-même et dont nous tirons ce court passage :

N'exceptant ni réservant aucune chose, rien, rien, rien du tout, ains de toutes mesforces, de toutes mes affections, de toute mon âme et de tout mon cœur, je m'abandonne, je me consacre et sacrifie, absolument, entièrement, et irrévocablement à votre très sainte, très-adorable et très-aimable volonté, afin que tout ainsi qu'il lui plaira elle fasse de moi, pour moi, et en moi, son bon plaisir… (II, p. 51, Papiers intimes, 1er Papier de notre bienheureuse Mère).

.L’esprit de la Visitation

La mère Françoise-Madeleine de Chaugy14 fut l’historienne de l’Ordre naissant et nous est fort précieuse pour décrire l’esprit qui animait Jeanne de Chantal et François de Sales dans la fondation de la Visitation. Elle raconte combien la nouvelle forme de vie instituée le 6 juin 1610 « est marquée par la simplicité. La clôture est modérée. Les sœurs peuvent sortir pour visiter des malades… les femmes peuvent entrer en clôture pour faire quelques jours de retraite… » Malheureusement, contre l’esprit des fondateurs, à partir de 1618, l’ordre devint cloîtré par ordre du Pape. Jeanne se battit lors de la transformation de ce premier projet, car « il fâchait à notre Bienheureux Père [François] de changer la simplicité de sa petite congrégation ». Elle veilla donc à consolider l’œuvre par des Constitutions et un Coutumier. Le problème était important, car à sa mort en 1641, 87 monastères avaient été fondés.

Y régnait, avant toute influence du dernier jansénisme, une vie mystique où « l’amour est le commencement, le moyen et la fin de la vie spirituelle », où « les vertus ne sont que des modalités de l’Amour »15, où les décisions ne sont prises qu’en écoutant les mouvements de la grâce :

L’esprit de sagesse et de prudence humaine doit être tout à fait banni de la Congrégation de la Visitation, car il la détruirait, et particulièrement en ce qui est de l’élection des Supérieures, et des Sœurs aux principales charges du Monastère16

L’abbé Boudon (1624-1702), lui-même mystique, résume bien la voie simple et directe, sans ascèse corporelle, recommandée par la Mère de Chantal :

L’attrait quasi universel des filles de la Visitation est d’une très simple présence de Dieu, avec un don et transport en lui de tout ce qu’elles sont, sans aucune exception, et un entier abandonnement d’elles-mêmes à sa sainte providence, et je pourrais bien dire sans quasi, car vraiment j’ai reconnu que toutes celles qui dès le commencement s’appliquent à l’oraison comme il faut sont attirées d’abord. Enfin je tiens que cette manière d’oraison est essentielle à notre petite congrégation, ce qui est un très grand don de Dieu, et qui requiert de nous comme une reconnaissance infinie. ». […] [elle] estimait que la contemplation […] était une chose fort ordinaire […] qu’on la devait conseiller presque généralement […] que l’attrait que Dieu en donne y est quasi universel 17.

La direction de Jeanne, à la fois ferme et encourageante, s’appuyait sur l’amour :

Dieu vous a logée dans mon cœur, ma fille : rien ne vous en saurait déplacer. (L. 931)

Mon cœur est invariable en l’amour qu’il a pour le vôtre, duquel je connais très distinctement la voie où Dieu l’a mis depuis le commencement. Elle est si solide, et tellement de Dieu, que jamais il ne faut recevoir aucun avis contraire ; et vous faites bien de n’en guère parler. (L.2715)

Ses filles devenues mères supérieures des nouvelles fondations devaient agir dans ce même esprit :

Ayez un soin tout maternel de vos filles. En toutes leurs nécessités, penchez du côté de la douceur et du support ; tenez leurs esprits joyeux, et, pour cela, conservez-leur une sainte liberté aux récréations, ne les y reprenant ni leur disant rien qui les mortifie, sinon qu'il fût bien nécessaire. (L. 2518)

Les supérieures doivent veiller à ce que l’amour de charité lie les soeurs entre elles dans la communauté, et non une amitié d’origine humaine :

Vous devez par tous les moyens que vous pourrez tenir vos filles fort unies à vous, mais d’une union qui soit de pure charité […] Tenez-les fort unies par ensemble et avec estime l’une de l’autre, ce que vous ferez efficacement par l’amour et l’estime que vous témoignerez d’en avoir vous-même par vos paroles et actions ; mais amour général envers toutes, les aimant également, sans qu’il paraisse aucune particularité. (L.1247)

Dans ses Réponses18 à ses dirigées, le ton est fort pratique. Il s’agit

de remettre fréquemment notre esprit en Dieu ; et quand nous y manquerons, il s’en faut humilier, et de l’humilité aller à Dieu, et de Dieu à l’humilité ; et surtout nous devons toujours aller à Dieu et nous confier en lui, comme un enfant fait à sa mère. [37]

Il y en a qui ne peuvent souffrir qu’on dise que les tentations viennent d’elles-mêmes, et de leur amour-propre ; ains [mais] voudraient que l’on jetât la faute sur le diable, lequel bien souvent n’y pense pas. [128]

Oui, c’est contre cet article, de s’empresser à ce que l’on fait. Cela suffoque l’esprit d’oraison, empêche de retourner fréquemment son esprit à Dieu, et de nous tenir en sa présence… [177]

Non, je vous assure, ma très chère Fille, qu’il ne se faut point porter de soi-même à ces oraisons d’admiration, de complaisance et de bienveillance. Il faut attendre que Dieu nous excite à cela, et alors suivre son attrait avec humilité et fidélité. Nous pouvons bien faire fort simplement et doucement des actes de confiance, d’admiration, et d’union de notre âme avec Dieu ; mais d’en avoir l’oraison, c’est à Dieu seul de nous la donner. [480]

plus je vais en avant, et plus clairement je reconnais que Notre Seigneur conduit quasi toutes les Filles de la Visitation à l’oraison d’une très simple unité, et unique simplicité de présence de Dieu, par un entier abandonnement d’elles-mêmes à sa sainte volonté, et au soin de sa divine providence. [517]

Marchez donc dorénavant, mes très chères sœurs, avec une très humble assurance, dans cette voie divine ; et n’y apportez aucune façon ni industrie, que de suivre très simplement et fidèlement l’attrait de Dieu […] retranchant toute réflexion sur le passé, sur le présent, et sur l’avenir […] unissant leur esprit à sa bonté, en tout ce qui arrive de moment en moment, et cela fort simplement. Il faut que je dise encore ceci.

C’est qu’il arrive souvent que les âmes qui sont en cette voie, sont travaillées [521] de beaucoup de distractions, et qu’elles demeurent sans appui sensible […] de sorte qu’elles demeurent dans une totale impuissance et insensibilité, bien que quelquefois moins. Cela étonne un peu les âmes qui ne sont pas encore bien expérimentées : mais elles doivent demeurer fermes et se reposer en Dieu par dessus toute vue et sentiment […] sans voir ni vouloir voir ce qu’elles font ni doivent faire : mais par-dessus toute leur voie et propre connaissance, elles doivent avec la pointe suprême de leur esprit se joindre à Dieu, et se perdre toutes en lui, trouvant par ce moyen la paix au milieu de la guerre, et le repos dans le travail. Bref, il se faut tenir en l’état où Dieu nous met.

Dans une lettre, elle résume l’esprit de la Visitation :

L'es­prit de sa19 petite Congrégation est un esprit de douceur, de petites­se, de simplicité et pauvreté, et ne s’en faut point départir, ains [mais] y assujettir tellement nos inclinations qu'elles nous portent même au mépris du monde et de nos propres intérêts, et que la douceur et l'humilité surnagent toujours en nos paroles et actions. (L.740 A une supérieure, Chambéry, 8 décembre 1624)

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.RECUEIL DES BONNES CHOSES













Premier feuillet recto du manuscrit « Recueil des bonnes choses… »







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.AVERTISSEMENT





Les entretiens sont au nombre de 74 dans l’édition de 1875 contre une trentaine (auxquels s’ajoutent des pièces diversement intitulées) dans le manuscrit de Turin-Verceil (aujourd’hui Vercelli à environ 70 kilomètres de Turin).

Les deux ordres diffèrent. Pour cette raison les numéros d’Entretiens propres à l’édition de 1875 sont indiqués entre parenthèses : «  (noté n°) » dans la Table des matières placée en tête du présent volume.

Rappelons ici l’information concernant notre source livrée par l’éditrice du tome II de 1875 :

« Nous avons dit plus haut comment ces Exhortations et ces Entretiens ont été recueillis; comment il a été permis de combler les lacunes que présentent les rédactions qui en furent faites; comment, au moyen de ces rédactions, di­verses pour l'étendue, mais à peu près identiques dans la reproduction des passages parallèles, on a pu reconstituer les instructions données par la zélée Fondatrice aux premières religieuses de la Visitation. [ il s’agit donc d’une édition ‘contaminée’ ].

Signalons, en passant, une pièce qui a été pour cela d'un grand secours : nous vou­lons parler d'un manuscrit provenant de l'ancien monastère de la Visitation de Verceil (Piémont). Ce manuscrit, beau­coup plus correct et complet que tous ceux qui circulent aujourd'hui dans les monastères, fut donné, paraît-il, aux Sœurs de cette ville par les fondatrices de la Visitation de Turin, qui l'avaient apporté d'Annecy, en 1638. »

L’édition de 1875 tire parti de plusieurs manuscrits, mais ne détaille pas les sources par pièce. Il restera à comparer le ms. 9 de Turin-Verceil au ms.12 d’Annecy, « ‘très précieux’ Recueil des principales choses »… Enfin les titres sont parfois modifiés.

§

Pour les deux premiers Entretiens nous indiquons les variantes relevées entre le manuscrit et l’édition de 1875.

Sur le premier on observe des écarts sensibles et diverses variantes traduisent l’esprit de la fin du XIXe siècle. Le second Entretien est lui très fidèle à notre manuscrit.

Le premier Entretien n’a probablement pas eu le manuscrit Turin-Verceil pour première source (la variante « des oiseaux de proie s’abattirent sur les chairs des victimes » ne s’invente pas ; le dernier paragraphe est un ajout). Par contre le second Entretien lui est très fidèle.

Les transcriptions seraient faites par des mains différentes sur des sources distinctes. La première main s’adapte à une époque ascétisante, la seconde est respectueuse du manuscrit et n’introduit que des variantes mineures. Elles sont justifiées et ne défigurent pas l’esprit de la fondatrice . Des sondages confirment la bonne fidélité de l’édition 1875 même si les critères actuels d’édition ne sont pas respectés.

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.RECUEIL DES BONNES CHOSES



QUE NOTRE BIENHEUREUSE MÈRE NOUS A DIT À LA RECREATION SUR DES QUESTIONS QU'ON LUI A FAIT.



.Entretien 1 (noté 1)

Comme20 il faut faire pour réformer l'âme, dites-vous, ma très chère fille ? Il faut se bien connaître soi-même, son néant, sa bassesse, sa vileté et son rien. Si notre entendement est rempli de cette vérité, nous verrons clairement qu'il y a beaucoup de défauts, d'imperfection, et beaucoup de choses à réformer en nous, que véritablement nous sommes remplies de misères et pauvreté ; car, si nous avons quelque chose qui soit à nous, c'est la misère et les manquements que nous commettons. Or donc, si cela est, comme il est très certain, avons-nous de quoi nous estimer et faire état de nous ? Non, véritablement ma fille, qu'étions-nous, il y a21 trente ans ? Vous n'étiez rien, Dieu vous a donné l'être, mais néanmoins, vous n'êtes et ne vous devez pourtant estimer rien, parce que si Dieu se retirait de vous, vous retourneriez dans le rien. Nous22 sommes comme un oiseau qui n'a point d'ailes pour voler, et qui n'a point de pied23 pour marcher. Nous ne pouvons pas seulement prononcer le nom de Jésus sans une assistance particulière de Notre Seigneur ; c'est l'Apôtre qui le dit, et non seulement pour les choses spirituelles, nous ne pouvons rien de nous-mêmes, mais encore pour les temporelles, car nous ne pouvons pas ni travailler, ni nous remuer, ni faire chose quelconque, sans le concours de Dieu. Si David24 s'estimait un chien mort et une puce, lui qui était Oint de notre Seigneur, qui était selon le Cœur de Dieu, hélas, que devons-nous dire, nous estimer nous autres ! À plus forte raison, devons-nous penser que nous ne sommes qu'un chien mort, qu'une puce, voire, moins que [2] cela. Or, tenons-nous donc fermes en cette connaissance de ce que nous sommes, et passons encore plus avant, en aimant et nous réjouissant de ce que l'on nous tient et traite comme cela. C'est ici l'importance de le faire, où il y va du bon. C'est la souveraine pratique que celle-ci, d'aimer25 notre abjection, de bien aimer qu'on ne tienne point de compte de nous, que l'on nous laisse là comme une personne inutile qui n'est propre à rien, et qui n'est digne d'aucune considération.

Mais voici encore d'autres pratiques qu'il nous faut tâcher de faire ; c'est que lorsqu'il se présente26 quelque occasion de faire quelque bien et27 pratiquer quelque vertu, il faut reconnaître notre impuissance et que nous ne pouvons rien de nous-mêmes, de sorte qu'il ne faut rien attendre de nous, mais oui bien de Dieu et de sa grâce, laquelle il nous donnera infailliblement, tellement, qu'il faut dire hardiment avec saint Paul : « Je puis tout en celui qui me conforte ». Et si nous faisons quelque chose de bien, il faut soigneusement tout rapporter à Dieu, car la gloire lui en appartient ; et quand nous serons tombés en fautes, et que nous aurons bronché en notre chemin, il ne faut en aucune façon nous en étonner, mais nous en humilier tout doucement devant Dieu, lui disant : « Hé ! Seigneur, voilà ce que je sais faire, voilà ma pauvreté et misère, voilà ce que je suis : qu'un néant, une faible et infirme créature. » Je ne dois pas attendre aucune chose de moi, qu'infirmité, imperfections et défauts. Enfin28, l'humilité est la réparatrice de tous nos maux. Il faut donc bien prendre garde qu'elle ne nous manque jamais, car si nous ne l'avons pas, nos affaires iront bien mal, et notre perfection demeurera en arrière.

Pendant que notre Bienheureux Père vivait, il y avait une Sœur, laquelle s'affligeait grandement quand elle avait commis quelque manquement ; il lui semblait qu'elle ne pourrait jamais s'amender ni s'empêcher de faillir, de sorte que, quand elle lui parlait, elle pleurait fort sur ce sujet ; et un [3] jour, en me parlant d'elle, il me dit : « J'ai considéré les larmes de cette bonne Sœur ; je vis clairement qu'elles procédaient d'amour propre, et que toutes nos enfances et niaiseries, et tous les étonnements que nous avons de nous voir tomber en des imperfections, ne viennent que de ce que nous nous oublions des maximes29 des saints : qu'il nous faut tous les jours commencer ». Il dit à une autre personne, ce bienheureux, qu'elle regardât que c'est bien d'avoir des imperfections, afin de ne se pas étonner de ce qu'elle en avait ; que si elle regardait aussi que les autres faisaient des fautes, elle ne s'étonnerait pas d'en faire elle-même. Or sus, nous devons penser et croire que les autres sont meilleurs que nous, et néanmoins ils tombent bien en des défauts ; pourquoi penserions-nous d'être exemptes d'en commettre et de tomber ?

À la vérité, mes chères filles, c'est par faute30 de nous bien connaître, que nous nous étonnons de nous voir défaillantes, car nous présumons tant de nous, que nous en attendons quelque chose de bon, et nous nous trompons ; et Notre-Seigneur même permet que nous tombions quelquefois bien lourdement, afin que nous nous connaissions de nous-mêmes. Non, ma chère fille, cette connaissance de nous-mêmes ne consiste point au sentiment, ni à en faire des grandes considérations, mais à le croire comme étant une vérité de foi ; je veux dire que nous devons croire, en la pointe de notre esprit, avec une grande certitude de foi, que nous ne sommes rien, que nous ne pouvons rien, que nous sommes faibles, infirmes, fragiles et imparfaites, remplissant notre entendement de cette croyance, et affectionnant notre volonté à aimer notre pauvreté et misère. Or sus, voilà comme il faut, à mon avis, commencer la réformation de l'âme, par la connaissance de soi-même et par la confiance en Dieu : la connaissance de nous-mêmes nous fera voir beaucoup de choses en nous, pour nous en corriger et réformer, et que, néanmoins, nous n'en pourrons venir à bout de [4] nous-mêmes ; et la confiance en Dieu nous fera espérer que nous pouvons tout en Dieu, et qu'avec sa grâce, toutes choses nous seront possibles et faciles.

Après cela il se faut exercer31 en l'oraison et en la mortification, car ce sont les deux ailes pour voler à Dieu : l'une soutient l'autre ; j'en reviens toujours là, l'oraison et la mortification. Il faut donc que la directrice rende les novices fort affectionnées à ces deux maximes, qu'elle les rende amoureuses du recueillement, et que même elle leur lise quelquefois les chapitres du Chemin de perfection de sainte Thérèse, qui en parle ; et j'approuve32 fort que l'on fasse lire ce livre aux novices, car il est bien utile, et les peut bien aider et exciter à l'amour de ces deux vertus, de mortification et oraison. Il n'y a que cela à faire : se bien mortifier et se bien tenir proche de Dieu.

Il y a des âmes que Dieu élève en l'oraison avant qu'elles aient pris un bon fondement en la mortification ; c'est peut-être parce qu'il les reconnaît si faibles, que, s'il ne leur donnait ces suavités, elles ne feraient rien qui vaille, et n'auraient pas le courage de persévérer et s'exercer en la vertu. Quand l'oraison est fondée sur la mortification, c'est un beau bien assuré33 ; et certes, il lui faut toujours donner ce fondement, soit devant, ou après d'être élevé ; néanmoins, la voie ordinaire, c'est après que l'on s'est bien, à bon escient, exercé et adonné à la mortification, que Notre Seigneur nous donne ces grâces34.

[Il] ne faudrait pas vous35 mettre en peine et penser qu'il y a de votre36 faute, et si votre oraison ne serait pas inutile et désagréable à Dieu ; non37, ma chère fille, pourvu que vous ayez été fidèle ; et je vous vais donner un exemple qui vous le fera bien entendre, c'est du bon Abraham ; je l'aime grandement, ce grand patriarche, et par inclination. Donc Abraham présentait souvent à notre Seigneur des sacrifices et holocaustes. Un jour, comme il lui en sacrifiait un, il vint une grande quantité de mouches sur son sacrifice ; voyant38
cela, il prit une baguette et les chassa le mieux qu'il put, sans se lasser. Cela dura tout au long de son sacrifice, lequel étant achevé, il se plaignit à notre Seigneur, lui disant : « Hélas Seigneur quel sacrifice vous ai-je offert, lequel a été [5] tout plein de mouches ». Il pensait enfin que ces mouches eussent empêché que son sacrifice n'eût pas été agréable à Dieu. Mais notre Seigneur lui donna à entendre qu'il lui avait été agréable, car il lui demanda si ces mouches ne lui avaient pas déplu, si ce n'était pas contre son gré, et s'il n'avait pas tâché de les chasser et fait ce qui était en son pouvoir ; il lui répondit que oui. C'est pourquoi notre Seigneur l'assura que son sacrifice n'avait laissé de lui être agréé et qu'il avait été bon. De même, quand nous sommes en l'oraison39, encore que nous y ayons quantité de distractions, qui sont comme des mouches, si40 néanmoins elles nous déplaisent, et que nous fissions ce qui est en notre pouvoir pour nous en distraire fidèlement, notre oraison ne laisse d'être bonne et agréable à Dieu, nous n'en devons point douter. Parce que c'est41 une chose certaine, lorsque vous êtes42 dans le sentiment de votre misère dans l'oraison, il n'est pas besoin de faire des discours à Notre Seigneur pour la lui répéter43 ; il est mieux de vous arrêter dans votre sentiment qui parle assez à Dieu pour vous ; il est toujours mieux, assurément, de nous arrêter paisiblement dans les sentiments et affections que Notre Seigneur nous donne, que d'agir de nous-mêmes. Enfin, mes chères filles, approchez-vous de Dieu avec le plus de simplicité qui vous sera possible, et soyez certaines que l'oraison la plus simple est la meilleure. Oui, mes chères filles, lorsque Dieu vous donne de grandes affections et désirs de vous exercer dans l'humilité, il est bon de le faire et de jeter un regard sur les occasions que vous aurez de la pratiquer ce jour présent, parce que les vraies servantes de Dieu ne doivent point avoir [de] lendemain, ni s'étendre plus avant que sur les occasions présentes, et elles doivent avoir un grand soin et une fidélité toute particulière de s'adonner à toutes les heures que nous passons, à la vertu sur laquelle Notre Seigneur nous a donné des affections particulières en l'oraison, d'autant qu'il requiert cela de nous et nous le donne pour cette seule fin de nous y voir fidèlement exercer.[6]44.

.Entretien 2 (noté 3) : Du zèle que nous devons avoir de nous perfectionner selon l'esprit de notre sainte vocation.

Je suis bien aise que vous me fassiez cette demande, mes chères Sœurs. Comme45 les Sœurs professes doivent être zélées à prendre l'esprit de leur vocation, et à servir de bon exemple ? J'y réponds en vous assurant que c'est une question bien importante, et que les Sœurs doivent très assurément nourrir dans leur cœur une grande jalousie et un zèle ardent de se bien édifier les unes les autres, et tous ceux qui les conversent46, et qu'elles aient un grand soin de prendre l'esprit de leur institut, pour procurer que celles qui nous suivront, le prennent aussi. Mais ce zèle ne doit pas être pointilleux, picoteux, impatient ; il ne faut même que celles qui sont en charge pressent trop les esprits. Le zèle de notre Bienheureux Père n'était point tel. C'était un zèle qui le faisait prier, donner bon exemple, exciter, encourager, et supporter les âmes. Il ne les pressait point, mais les attendait longuement avec une patience et débonnaireté admirable, les aidait de tout son pouvoir sans plaindre sa peine, ni sans épargner sa charité, puis laissait le reste à la Providence de Dieu. Il ne faut point aller chercher d'autre doctrine que celle de ce Bienheureux Père de nos âmes pour bien exercer notre zèle. Voici donc ce qu'il faut faire : recourir à l'oraison, aider, supporter, et donner bon exemple à nos Sœurs, celles qui sont en charge par leur avis et enseignement, et les autres en se parlant et encourageant ensemble. Mon Dieu, mes sœurs, à quoi devons-nous prendre plaisir, sinon à parler de Dieu, de l'éternité, du bonheur de notre vocation, de l'amour et fidélité que nous devons avoir à bien prendre l'esprit de notre saint Institut, et pour le conserver soigneusement ; nos discours ne doivent être d'autre chose, lorsque nous avons [7] congé de nous entretenir en particulier. Surtout, soyons d'une grande observance. Tâchons de servir de bon exemple, parce qu'on ne saurait dire le bien que porte dans une maison religieuse, une fille de bonne édification ; mais que tout ce que nous faisons pour la donner, se fasse avec le seul désir de nous rendre toujours plus agréables à Dieu, et par le seul motif de son pur amour, et que ce soit cet amour seul qui anime notre zèle. Or sus, mes chères filles, il faut que je vous donne trois fondements pour établir, et votre zèle, et votre vertu, afin qu'elle soit solide : le premier est d'être entièrement dépendante du soin paternel de notre bon Dieu et de nos supérieurs, sans avoir aucun soin de nous-mêmes ; non, ne pensez point à ce que vous ferez et à ce qui vous arrivera ; abandonnez tout votre âme, votre esprit, et même votre corps dans le sein de la Divine Providence, et à celui de l'obéissance, et même le soin de votre perfection ; car Notre Seigneur en aura assez, ayant plus d'amour et de soin pour nous que la mère la plus passionnée n'a de nourrir et élever son enfant. Oui, certainement, mes chères Sœurs, Dieu pense plus par le menu à nos nécessités pour petites et minces qu'elles soient, en a plus de soin qu'une tendre mère et nourrice ne fait de son petit qu'elle aime tendrement. Sachez pourtant que la mesure de la Providence de Dieu sur nous, est la même que celle de47 la confiance que nous avons pour lui, et que son soin est d'autant plus achevé que notre abandonnement entre ses mains sacrées est plus parfait et plus entier. Je ne veux pas que vous laissiez48 de travailler fidèlement à votre perfection, mais je vous dis seulement que les voies et les moyens d'y parvenir vous doivent être indifférents ; laissez-vous donc tourner, manier, et façonner, tout au gré du bon plaisir éternel, par la voie de l'obéissance, sans permettre à votre esprit de discerner ce qui lui est propre ou non, comme de penser : « Pourais-je bien faire cette charge ? » ou bien : « Je ferais mieux l'autre ; je serais bien mieux avec cette Sœur, qui a plus de rapport à mon humeur qu'avec celle-là ». Laissez tous ces discernements [8] pour vous laisser incessamment à la conduite de notre Seigneur.

Le deuxième point, c'est qu'il ne faut chercher que Dieu, ne vouloir que Dieu, ne prétendre que Dieu. Ah! Si vous ne cherchez que Dieu, vous le trouverez partout. Par exemple, une fille va faire l'oraison, l'obéissance l'en retire tout incontinent, pour l'employer ailleurs : infailliblement, elle trouvera autant Dieu dans cette occupation qu'en l'oraison. Je vous avoue que ce sera possible avec moins de satisfaction et de doux repos, mais sachez que Dieu se trouve mieux aussi où il y a plus de l'abnégation que de plaisirs pour nous. Si vous ne cherchez encore que Dieu, mes Sœurs, vous serez indifférentes pour vos emplois, pour vos charges, pour votre séjour et pour tout ce qui vous concerne, d'autant que vous trouverez ce bon et grand Dieu de votre cœur, parce qu'il ne se trouve mieux49 qu'en l'obéissance. C'est en cette divine indifférence qu'on trouve enclos le document de notre Bienheureux Père : ne demandez rien et ne refusez rien ; c'est le dernier qu'il nous a donné, parce qu'il contient tous les autres ensemble, puisque nous trouvons dans sa pratique, celle de l'humilité, douceur, simplicité et mortification parfaitement comprise. Mais, plus que toutes vertus, ce document contient encore la parfaite dépendance du bon plaisir de Dieu, et l'entière perfection comprise dans nos saintes Règles et Constitution. Mon Bienheureux nous désirait fidèles à cette pratique ; c'est aussi mon unique désir sur vous mes chères filles ; et comme je sais qu'il n'y a rien de plus parfait que cette pratique même, je l'honore et je la prise infiniment, me souvenant du zèle avec lequel ce Bienheureux Père nous la recommandait spécialement, trois ans avant sa mort, qu'il avait si fréquemment ces paroles en la bouche : « Ne demandez rien et ne refusez rien, mes filles ». Ô Dieu! Que celles qui pratiquent bien cet admirable document, possèdent une grande tranquillité, parce qu'il conduit promptement et fidèlement à la plus haute et sublime perfection. Vous me dîtes [9] qu'il ne faut donc pas demander ses nécessités ? Pardonnez-moi, mes Sœurs, il faut demander simplement et confidemment ce que vous avez besoin, la Constitution l'ordonne. Mais il faut prendre garde de ne demander que le nécessaire, et non ce qui plaît, que nous n'eussions pas même pu avoir dans le monde, et ne vouloir pas, si à point nommé, tout ce qui est de nos inclinations, ne voulant rien souffrir. Non, mes filles, il faut être plus mortifiées, une âme religieuse devant aimer souverainement les souffrances et la pratique de son vœu de pauvreté ; par exemple, nous commençons à avoir un peu froid ; nous voulons aussitôt des habits et couvertures. Le chaud vient, nous voulons soudain tout poser plus tôt que les autres. Cela marque une grande tendreté et trop d'attention sur nous-mêmes, qui me fait quelquefois un peu mal au cœur, ne voyant pas mes filles aussi parfaites que je les voudrais. Je vous dirais encore, que ce document de notre Bienheureux Père tendait surtout à ce dénuement du trop grand soin de nos corps, sachant que les femmes et les filles sont pour l'ordinaire fort tendres, trouvant que tout leur fait mal, que tout les incommode, que tout nuit à leur santé, que ceci leur est propre, et que cela ne le leur est pas ; je suis mieux ici que là ; cet air m'est bon, l'autre me nuit ; et mille autres petites faiblesses qu'une âme saintement généreuse et bien attentive à Dieu n'a pas. Mais, savez-vous à quoi tendait souverainement ce dernier avis de notre saint Père : ne demandez rien et ne refusez rien ? C'était pour délivrer et affranchir nos esprits de tant de pensées, de tant de réflexions et desseins que les âmes qui ne sont pas dénuées d'elles-mêmes, ont encore, ce qui leur cause des grands troubles et inquiétudes. Si l'on emploie telles personnes à des charges ou à des fondations, elles se tourmenteront dans le tracas et dans les petites contrariétés et difficultés, dans les défauts de leurs petites commodités qui les étonneront ; « Ô mon Dieu, diront-elles, je suis si distraite, si inquiète, je ne saurais me tenir [10] à la présence de Dieu ! Quand j'étais à Annecy, dans notre petite cellule, j'étais si contente, si recueillie, notre Mère m'était si douce, si gracieuse ! Nos Sœurs m'étaient toutes si cordiales, bonnes et condescendantes ! Je m'accommodais si bien à leurs humeurs, elles m'aimaient si tendrement ! ». Tout cela n'est pas vertu, et ce n'est pas être vertueuse de n'être cordiale et douce, lorsque rien ne vous contrarie, et que vous êtes dans votre cellule sans être exercées, et hors des occasions de rien souffrir, que vous êtes avec une supérieure et avec des Sœurs qui approuvent tout ce que vous faites ; l'égalité et sainte joie n'est pas merveilleuse en ces rencontres. Je crains bien, au contraire, que nos passions ne s'engraissent parmi ce repos et cette quiétude, et que vous ne soyez pleines de vous-mêmes, et immortifiées, et attachées à vos propres intérêts et satisfactions ; et, si vous vous regardez bien, vous trouverez que votre vertu prétendue n'est pas en vous, mais en votre supérieure, en votre Sœur, en votre cellule et aux lieux où vous êtes. Si nous ne cherchons que Dieu, nous le trouverons ici, nous le trouverons là ; et parce qu'il est partout, en tous lieux et en toutes personnes, et si nous ne voulons que lui, nous serons contentes de tout et par tout.

Le troisième moyen de bien établir notre vertu, c'est de recevoir toute chose comme venant de la main de Dieu, qui nous envoie le tout pour notre bien, et pour nous faire mériter. Une Sœur nous dira une parole piquante, une autre nous répondra malgracieusement ; regardons en cela la volonté de notre Seigneur, parce que, bien qu'il ne soit pas auteur du mal ni de l'imperfection de la Sœur, il a néanmoins permis que cette parole vous fût dite, afin que vous en fissiez votre profit, en pratiquant la patience, la mortification, le doux support, et que votre Sœur, de son côté, s'humiliât, et aimât son abjection. Nous voyons qu'on fait passer l'eau des plus belles sources par des canaux de fer, de plomb et de bois ; cette même eau, passant par ces canaux, vient toujours de sa source pour s'introduire [11] aux lieux où l’on la désire ; de même, toutes nos adversités et contradictions viennent de l'agréable et première source de la Divinité, bien qu'elles passent par les créatures, qu'elles nous viennent d'elles comme par des canaux. Il ne faut jamais regarder les moyens par lesquels ces eaux amères nous viennent, mais adorer la source d'où elles dérivent, jetant toujours les yeux en Dieu, dans nos peines et nos adversités, pour les recevoir de sa main adorable. Nous devons être extrêmement aises d'avoir des occasions de souffrir et de pratiquer la vertu, qui ne s'acquiert jamais mieux que lorsqu'elle est combattue de son contraire, bien que Dieu nous la puisse donner dans un instant ; mais il ne fait pas souvent de ces miracles, et veut, pour l'ordinaire, que nous passions par la voie obscure, nous tenant dans les lieux bas, jusqu'à ce que sa même main nous élève dans son cabinet pour nous communiquer ses secrets.

Nous nous trouvons, possible, bien éloignées des sentiments de cette demoiselle dont parle Philothée, et qui alla trouver St Ambroise pour le prier de lui donner une maîtresse rude et difficile à servir, afin qu'elle pût avoir sujet en la servant, d'endurer et de s'exercer à la vertu ; et, voyant qu'elle en avait rencontré une bonne, douce et vertueuse, qui ne la faisait point souffrir, parce que le Saint n'avait pas bien compris son intention, elle le retrouva de nouveau et le pria de si bonne manière, que son dessein fut accompli, parce que ce grand Saint lui donna une maîtresse chagrine, coléreuse et opiniâtre, laquelle l'exerça merveilleusement et la satisfit fort pleinement, lui donnant matière de profiter comme elle le désirait pour parvenir à la perfection. Ô mes chères Sœurs ! Nous ne ferions pas de même, car nous voulons que les Sœurs avec lesquelles nous demeurons, soient si douces, si cordiales à notre endroit, qu'elles ne nous disent pas [12] la moindre parole qui nous puisse toucher ou mortifier. Toutes les officières voudraient des assistantes maniables et condescendantes. À la vérité, il faut bien que celles-ci obéissent simplement, parce que la supérieure les leur a assujetties, comme ayant l'autorité sur toutes, comme chef de la Congrégation. Mais il ne faut pas que les officières aient de pouvoir sur les mêmes assistantes de leurs charges, mais elles les doivent prier cordialement et gracieusement, parce qu'elles n'ont sur elles qu'une autorité empruntée.

L'assistante50 de la Communauté ne doit pas aussi traiter avec un pouvoir absolu comme ferait la supérieure, car elle n'a que celui que la Mère lui commet, étant celle qui a été élue par dessus toutes les autres ; ainsi les Sœurs lui doivent pourtant rendre le même honneur et obéissance qu'à la supérieure51, puisqu'elle lui a remis son pouvoir et son autorité.

Il ne faut donc point que les officières eussent de maîtrise sur leurs aides, mais qu'elles leur disent humblement et doucement ce qu'elles veulent qu'elles52 fassent, leur parlant avec un cordial respect : « Ma Sœur, vous plaît-il de faire un peu telle chose », ou bien, « Faites un peu cela s'il vous plaît ». Les aides peuvent donner leur avis simplement, disant : « Il me semble que ceci serait bien ainsi », ou bien, « Nous faisions telle chose comme cela », et semblables petites paroles selon les occasions, puis, faire comme l'officière voudra, sans contrôler ni témoigner des sentiments et aversions, si on ne fait pas état de ce qu'elles ont dit. Celles qui ont les charges ne doivent pas aussi tant faire les entendues, qu'elles ne demandent cordialement l'avis et sentiment de leurs assistantes53.

Enfin, mes chères filles, soyez douces, gracieuses, cordiales et unies ensemble, n'ayant qu'un cœur et qu'une âme ; supportez-vous, entre aimez-vous54 les unes les autres, et, en cela, l'on connaîtra que vous êtes vraies [12] servantes de Dieu et vraies filles de notre Bienheureux Père, duquel, par tous les actes que nous ferons des vertus et des saints documents qu'il nous a donnés à pratiquer, nous accroîtrons et augmenterons la gloire accidentelle. Rendons-nous-y fidèles, afin de ne lui dérober ce que nous lui devons, je vous en prie, mes chères filles.

.Entretien 3 (noté 25) : De la tranquillité intérieure.

Vous demandez mes chères sœurs ce que c'est que la tranquillité intérieure ? Je ne le sais pas bien moi-même ; toutefois mes chères filles, je pense que c'est la mortification intérieure de toutes nos passions et mouvements, pour ranger tout sous l'empire de la raison ; car il n'y a rien à mon avis, de si tranquille, qu'une âme qui a ses passions accoisées et soumises à la partie supérieure ; et lorsque les passions sont toutes vives et immortifiées, elles font un grand tintamarre et un terrible bruit, et partout où il y a du bruit et du tumulte, il ne saurait y avoir de la tranquillité. Il faut donc avoir un grand soin d'acquérir cette tranquillité tant profitable et désirable, par la mortification de nos passions. C'est une des vertus de notre Institut qui est tout fondé sur la vie intérieure.

L'on a bien des bons désirs, dites-vous, d'acquérir cette vie intérieure dans la partie supérieure, mais qu'ils sont quelquefois si minces en l'inférieure, qu'elle se rend plus forte pour surmonter la première par les mauvais efforts de notre nature dépravée, et qui entraîne tout après soi. Ma chère Sœur, nous n'avons aucune raison d'excuse, parce qu'avec la grâce de Dieu, qui ne nous manque jamais, nous pouvons éviter le mal et faire le bien. Si nous eussions voulu vivre selon nos inclinations et mauvais penchants qu'elle nous donne, il n'y avait qu'à demeurer au monde. Mais pourquoi sommes-nous venues en religion, sinon pour y vivre selon [13] l'esprit, pour nous vaincre et mortifier et pour suivre nos observances, et la manière de vie que nous avons embrassée ? Nous ne suivons pas assez, mes chères filles, à mon avis, nos premières intentions. Je veux être plus rigide que par le passé pour la première réception des filles, et je veux leur dire franchement que si elles pensent de vivre selon leurs humeurs, qu'elles demeurent dans le monde où elles les pourront suivre. Si vous voulez être traitées et vêtues, et encore employées à votre gré, demeurez chez vous et restez maîtresses de vous-mêmes ; mais si au contraire, vous êtes résolues de mourir à vous-mêmes, de vous faire violence et de vivre selon la raison, la règle et l'obéissance, venez et entrez, à la bonne heure, en la sainte maison de Dieu ! Que si celles qui ont encore le voile blanc ne sont pas bien résolues de vivre comme j'ai dit, il faut leur dire qu'on les renverra, parce que ce sera faire une grande charité de donner moyen à cette fille de mieux faire son salut ailleurs, et d'en débarrasser la maison. Il y a bien si peu d'entre nous qui ait la pureté de l'esprit de notre saint Institut, que c'est pitié ! Cet esprit, mes chères filles, est droit, pur et sincère, un esprit qui ne cherche que Dieu, qui tend perpétuellement à l'union divine, qui doit être indépendant de tout pour ne dépendre que de Dieu et de son bon plaisir, qui vit par dessus soi-même pour ne vivre qu'en Dieu, qui aime Dieu et le prochain, ne fait aucun état de ces petites niaiseries de vouloir qu'on nous aime, qu'on nous préfère, qu'on nous estime, qu'on nous contente, et qu'on devine nos désirs. Tout cela doit être méprisé, comme indigne d'un cœur que Dieu gratifie de ses grâces, et d'une âme qui est appelée à son service et à une vocation si noble, qui nous oblige de tendre et aspirer à une perfection si éminente. Mes Sœurs, il faut travailler ; vous êtes assurément des bonnes filles, mais il faut devenir meilleures. Vous voulez bien mes chères filles, que je vous parle franchement ? Nous sommes [15] encore un peu trop terrestre et trop tendre, surtout sur nous-mêmes. Nous voulons un peu trop ce que nous voulons, et ne levons pas assez nos yeux et nos cœurs vers les choses célestes. Ô Dieu mes Sœurs, qu'est-ce que cette vie, et de quoi faisons-nous tant d'état d'être aimées, estimées et considérées ! À quoi pensons-nous, si l'on nous emploie, si l'on nous méprise, ou si l'on nous traite comme les autres ou non, si l'on nous emploie à ceci ou à cela, et de quoi nous inquiétons-nous ? De quoi nous troublons-nous d'avoir fait une faute, surtout si elle a été remarquée ? Et si l'on nous contrarie, si l'on nous fâche, nous ferons mille réflexions là-dessus et autour de nous-mêmes, au lieu de nous relever généreusement, après nous être profondément et amoureusement humiliées, comme il nous est enseigné, devant Dieu, et, après, passer avant dans notre chemin. Tant que nous vivrons, nous ferons des fautes ; tout ce que nous pouvons faire, c'est d'en commettre tout le moins qu'il est possible. L'on voit plus clair que le jour, les manquements desquels l'on peut s'exempter, et ceux desquels l'on ne peut bonnement éviter : les premiers sont ceux qui se font avec vue, volontairement, et avec une totale négligence, que nous pouvons absolument éviter avec la grâce de notre Seigneur ; et tout l'enfer même ne peut nous les faire faire si nous ne voulons y consentir. Les autres, desquels nous ne pouvons nous exempter, ce sont les fautes de pure fragilité, parce que nous en ferons toujours, et Dieu le permet pour nous tenir en humilité, pour nous faire bien voir que nous ne sommes que des pauvres créatures, viles, fragiles et abjectes, et encore pour nous donner un exercice continuel.

Oui, mes Sœurs, Dieu donne des plus grandes grâces aux uns qu'aux autres, comme il donne aussi des plus grandes occasions de son assistance aux uns qu'aux autres ; mais il donne à tous une grâce suffisante, très assurément, pour faire tout ce qu'il veut de nous ; mais tous ne correspondent pas également, et ne se servent pas de cette grâce qui leur est donnée comme il est requis. [16]

Dites-moi, mes chères filles, si vous étiez mère de famille, enverriez-vous bien vos valets et vos enfants travailler à la campagne ou tailler les vignes, sans leur pourvoir [sic] des outils nécessaires pour faire ce que vous voulez qu'ils fassent ? Mon fils Celse-Bénigne me dirait, si je ne lui fournissais pas ce qu'il lui faut, lorsque je lui ordonne de faire quelque chose : « Ma mère, donnez-moi ceci ou cela, et je ferai ce que vous commandez ». Mes Sœurs, penserions-nous que Dieu nous demande de faire quelque chose, et qu'il ne nous donne pas en même temps l'assistance nécessaire pour exécuter son commandement ? Nous nous tromperions grandement d'avoir cette méfiance. Non, mes Sœurs, Dieu ne nous manque jamais.

Vous dites que la présence de Dieu nous aide fort à pratiquer la vertu. Il est vrai, tous les saints Pères sont d'accord que cet exercice de la présence divine est le plus excellent qui soit en la vie spirituelle, et ils l'ont eux-mêmes pratiqué. Il y a des âmes qui se tiennent bien à cette continuelle présence de Dieu, bien unies à sa bonté, bien recueillies, mais pourtant qui, étant touchées seulement du bout du doigt par une petite contradiction ou humiliation, font soudain voir ce qu'elles sont : vives et immortifiées. Cela nous fait voir que nous n'étions pas à cette sainte et adorable présence de Dieu pour lui plaire, mais pour nous plaire à nous-mêmes. Il y a bien de la différence entre que Dieu nous plaise, ou que nous plaisions à ses yeux divins ; à qui Dieu ne plaît-il pas, il est bien aisé étant ce qu'il est, la beauté et bonté souveraine ? Mais pour plaire à sa Majesté, qu'est-ce qu'il faut plus regarder et désirer ? Il faut faire sa volonté, il faut le contenter en tout et partout ; il faut vivre mortifiées, renoncer à nous-mêmes ; c'est ce qu'il veut de nous, et ce qu'il nous faut faire pourtant, qu'à cette fin de lui plaire, et parce que tel est son bon plaisir. Vous voyez donc, mes chères filles, qu'il faut accompagner la présence de Dieu qui nous vivifie, de la mort de nous-mêmes ; ces deux exercices ne doivent point aller l'un sans l'autre : présence de Dieu [17] et mortification ; ils se soutiennent tous deux, et une âme mortifiée n'est pas sujette à se distraire et divertir ; elle goûte Dieu et se tient bien mieux unie et proche de lui ; elle est plus susceptible à être pénétrée de cette divine présence qui, d'ailleurs, rend la mort facile, et qui fait tout faire et tout supporter, nous donnant la force de nous vaincre et adoucit si fort les difficultés, qu'elle ne les laisse presque pas ressentir à l'âme qui jouit de cette divine approche de Dieu.

Mes Sœurs, enfin, la présence de Dieu sans la mortification est presque inutile. Dieu nous plaît, mais nous ne lui plaisons pas, et il nous tient mieux de plaire à Dieu qu'à nous-mêmes. Et la mortification aussi, sans la divine présence, n'est qu'une présomption, d'autant que nous avons besoin d'une aide particulière de Dieu pour nous mortifier, et nous ne pouvons mieux trouver cette aide toute puissante, qu'en nous tenant proche de ce grand Dieu, par l'exercice de cette sainte présence. Mes Sœurs, travaillons tout de bon pour son amour à nous rendre parfaites. Ne nous amusons plus à tant de petites impertinences et niaiseries indignes de notre vocation. Ayons souvent ce proverbe en l'esprit : nul bien sans peine, parce que l'appréhension de cette peine fait tout notre mal ; nous voudrions bien la perfection, mais il nous fâche de souffrir pour l'acquérir ; il faut faire une continuelle guerre à nous-mêmes, et nous appréhendons qu'il nous en coûte trop. Il en faut pourtant venir là. L'on ne saurait apprendre aucun art, pour mécanique qu'il soit, sans peines et sans fatigues. L'on ne saurait donc apprendre le nôtre, qui est celui de la vertu, sans souffrances et sans nous donner du soin. Non, je ne m'étonne pas des envies, des jalousies et des inclinations propres ; mais je dis qu'il faut assujettir tout cela à la raison et au bon plaisir de Dieu. Une fois, notre Bienheureux Père eut un petit mouvement d'envie contre un certain Prélat qui était extrêmement suivi et applaudi en ses prédications. Incontinent, ce Bienheureux s'en alla se jeter au pied de la croix de Notre Seigneur [18] pour écraser la tête de cet ennemi, et portant dans son sein ce bon évêque, le supplia de le porter pour jamais dans son sein comme fils de son Cœur qui lui augmentât journellement ses grâces, qui l'exaltât au ciel et en la terre, et que pour lui, il tînt toujours bas comme un ciron et un comme petit vermisseau. O Dieu mes Sœurs, si nous nous comportions de la sorte parmi les mouvements et pensées qui nous arrivent, que nous serions heureuses et que nous les rendrions faibles et impuissants à nous tourmenter ! Que nous connaîtrions bien à la mort que l'estime des créatures est vaine, et que vaines sont toutes choses que nous désirons présentement ! Nous savons bien que nous devrions mépriser tout ce que nous prisons le plus possible ; mais nous voulons pourtant toujours ce que nous voulons, qui sont nos commodités, qu'on fasse état de nous, et qu'on nous aime ; et, si l'on ne le fait pas, tout est perdu ; nous nous attendrissons, nous nous inquiétons et restons mélancoliques. C'est le grand défaut des femmes que la trop grande tendresse sur leur corps et sur leur esprit. La supérieure y doit prendre garde, et si elle en trouve qui soient ainsi trop tendres, elle les doit encourager à se relever de ce défaut, elle y est obligée. C'est aussi une grande charge que celle de la supérieure, parce qu'elle ne doit pas seulement rendre compte pour elle, à Dieu, mais encore de ses Sœurs, si, par son défaut, elles n'avancent pas à la perfection comme elles doivent.

Mais, mes chères Sœurs, prenons bon courage ; faisons bien tout ce que nous venons de dire. Aimons bien Dieu, aimons bien notre prochain, aimons-nous les unes les autres ; élevons nos cœurs aux choses hautes, et aspirons aux choses célestes ; méprisons les terrestres, et souvenez-vous que cette vie est un perpétuel combat, que nous n'aurons nul bien sans peine. N'ayons rien si à cœur que de nous exercer à la pratique de l'oraison, de la présence de Dieu, et de la mortification ; et je vous assure que nous trouverons tout là, en nous disposant à recevoir des grandes grâces de Notre Seigneur, par ces moyens, en cette vie, et que nous acquerrons un grand degré de gloire en l'autre. Amen.[19]



.Entretien 4 (noté 44) : Sur l'esprit de nos saintes règles, fait aux Novices et aux Professes.

L'esprit de nos règles, mes chères Sœurs, est, comme vous avez souvent ouï-dire, un esprit de douceur et d'humilité et d'une totale dépendance de notre volonté dans la volonté de Dieu ; et voici en quoi en consiste la pratique. Il faut avoir une grande douceur dans la charité, et une humilité véritable dans sa simplicité, avec une totale dépendance de la Providence Divine. Nous pratiquons la douceur en nos conversations, en nous supportant en nos défauts et infirmités.

La charité s'exerce à ne point renvoyer les filles pour des infirmités corporelles, et à compatir aux maux et peines de nos Sœurs, et à les excuser en nous-mêmes, quand nous leur voyons faire quelque manquement. La vraie marque de l'humilité, c'est quand elle produit la soumission et l'amour à son abjection, soit qu'elle vienne de notre côté ou de celui de nos Sœurs, c'est-à-dire, soit qu'elle vienne de nos imperfections ou que l'on n'ait bonne opinion de nous. L'humilité nous rend simple à l'obéissance, et soumise à la volonté de Dieu en toutes sortes d'événements, et la simplicité entre nos Sœurs bannit les détours dans nos actions, et ne nous fait point, comme dit le Proverbe, tirer le ver du nez les unes des autres par finesse ; mais quand nous voulons savoir quelque chose, nous dirons simplement et franchement à une Sœur : j'ai envie de savoir telle chose de votre charité.

La simplicité envers Dieu consiste à ne chercher que lui en toutes nos actions, soit que nous allions à l'office, soit que l'on nous ordonne d'aller au réfectoire, et puis à la récréation ; allons partout pour chercher Dieu et pour obéir à Dieu. Dans toutes nos œuvres intérieures et extérieures, ne cherchons qu'à plaire à Dieu, et à nous avancer en son amour. Et dans cette simplicité d'esprit, tenez-vous à la présence de ce grand Dieu, soumise et attentive à son amour, et [20] cette attention est suffisante et efficace pour redresser toutes nos actions et intentions ; mais, aux œuvres de grande importance, il est bon de les redresser souvent. Il faut avoir une grande fidélité à bien pratiquer le Directoire des exercices spirituels, surtout celui qui regarde la droiture d'intention ; et pour ce que je dis, que la simplicité d'esprit à se tenir à la Divine présence est suffisante, c'est pour les âmes qui sont déjà fort avancées et que Dieu occupe et attire lui-même, par sa grâce, dans ce chemin de l'amoureuse simplicité.

La soumission à la volonté de Dieu gît en deux points, qui sont la volonté signifiée et la volonté du bon plaisir. La volonté signifiée sont les commandements de Dieu et de l'Église, nos Règles et Constitutions, avec les obéissances qui nous sont données par les Supérieurs. La volonté du bon plaisir se doit regarder en toutes sortes d'événements, soit que l'on nous mortifie, que l'on nous mésestime, qu'on nous afflige, ou que nous souffrons ; comme lorsqu'on nous aime, qu'on fait état de nous, qu'on nous console, et que tout seconde nos souhaits. Dans tous ces états, nous devons également aimer et adorer ce divin bon plaisir. Même en nos fautes, après avoir rejeté le péché commis, nous devons regarder la volonté de Dieu en l'abjection qui nous en revient.

Non, mes filles, vous ne ferez point de mal en commettant quelque manquement par ignorance, et avec bonne intention ; parce que, où il n'y a point de volonté et d'intention, il n'est point de péché, et Dieu même coopère à l'action, ce qu'il ne ferait pas en l'intention si elle était mauvaise. Tout de même qu'un exécuteur de justice ne fait point de mal de tuer un homme condamné à mort qu'il ne hait pas, mais qu'il ne fait mourir que parce que les juges le lui ordonnent ; aussi bien que les soldats qui combattent pour leur prince contre les infidèles, qui bien loin de commettre du péché en tuant, bien du moins méritent beaucoup, exposant leur vie pour la foi, et pour l'obéissance due à leur souverain.

Mes chères Sœurs Novices, vous me demandez quels sont les premiers fondements sur lesquels vous devez établir votre vertu ? Je veux bien volontiers vous le dire, et vous en donner trois seules.[21]

Le premier fondement qui doit être à la vertu des Novices, c'est la sainte et amoureuse crainte de Dieu, c'est-à-dire qu'elles doivent avoir une ferme résolution de ne jamais offenser la bonté divine, à escient, et volontairement.

Le deuxième, c'est l'amour à leur vocation qui doit procéder d'une grande reconnaissance de la grâce que Dieu nous a faite, de nous avoir retirées du monde et des occasions de l'offenser, y ayant laissé tant d'autres qui eussent mieux fait leur profit de ces grâces que nous.

Le troisième, en la reconnaissance de notre néant, et que si Dieu nous ôtait ses grâces, que ferions-nous ? Et s'il nous ôtait la vie qu'il nous a donnée, que deviendrions-nous ? Et cette humilité fera que nous ne nous troublerons point de voir que nous commettons souvent des fautes, mais que nous regagnerons par humilité ce que nous avons perdu par infidélité ; en sorte que, quand nous manquerions vingt-quatre fois le jour, pourvu que nous ne nous troublions point et fassions toujours résolution de nous amender, et nous en humilier devant Dieu, et de ne point fuir l'abjection qui nous en revient, et de ne point couvrir notre faute, c'est un moyen plus assuré pour arriver à la perfection que la fidélité constante. J'ai connu une âme qui a fait un avancement incroyable par cette voie-là.

Les deux ailes de la vie spirituelle, dites-vous encore, c'est un grand amour à l'oraison, et une grande affection à la mortification ; une fidélité grande à nous bien occuper à la première, et une constance inviolable à nous exercer en la seconde. L'oraison ne va point sans la mortification ; l'amour de l'oraison s'étend encore au recueillement, et à se rendre attentive aux prédications, aux lectures de table aux assemblées, et toutes les fois qu'on parle de Dieu. Pour la mortification, elle s'étend à ranger et dompter nos passions sous la domination de la raison, et à mortifier les affections de notre cœur et toutes nos inclinations, à retrancher toutes sortes de réflexions, et à penser qu'à l'imitation de Notre Seigneur, nous devons dire de n'être pas ici pour faire notre volonté, mais celle du Père céleste. Enfin c'est une bonne mortification que de bien pratiquer nos [22] Règles et Constitutions.

.Entretien 5 (noté 32) : De l'oraison.

Mes chères filles, pour nous bien disposer à faire l'oraison, il nous faut faire souvent des retours de notre esprit à Dieu, considérant sa bonté, son amour, sa grandeur et majesté infinie, nous tenant dans un profond respect en sa Divine Présence. Il faut bien préparer ses points à méditer. Il y a trois façons de faire l'oraison :

La première se fait en nous servant de l'imagination, nous représentant le petit Jésus en la crèche, entre les bras de sa sainte mère et du grand saint Joseph, et que nous le voyons entre un bœuf et un âne ; puis voir comme sa divine mère l'expose dans la crèche, puis comme elle le reprend pour lui donner sa mamelle virginale, pour nourrir ce Fils qui est son Créateur et son Dieu. Mais il ne faut pas bander l'esprit à vouloir, sur tout ceci, faire des imaginations particulières, et nous voulant figurer comme ce sacré Poupon avait les yeux et comme sa bouche était faite, mais nous représenter tout simplement le mystère. Et cette façon de méditer est bonne pour celles qui ont encore l'esprit plein des pensées du monde, afin que l'imagination, étant remplie de ces objets, rechasse toute autre pensée.

La deuxième façon, c'est de nous servir de la considération, nous représentant les vertus que Notre Seigneur a pratiquées, son humilité, sa patience, sa douceur, sa charité à l'endroit de ses ennemis, et ainsi des autres. En ces considérations, notre volonté se sentira tout émue en Dieu et produira de fortes affections, desquelles nous devons tirer des résolutions pour la pratique de chaque jour, tâchant toujours de battre sur les passions et inclinations par lesquelles nous sommes le plus sujettes à faillir.

La troisième façon, c'est de nous entretenir simplement en la présence de Dieu, le regardant des yeux de la foi en quelque mystère, nous entretenant avec lui [23] par des paroles pleines de confiance, cœur à cœur, mais si secrètement, comme si nous ne voulions pas que notre bon ange le sût. Et lorsque vous vous trouverez sèche, qu'il vous semblera que vous ne pouvez pas dire une seule parole, ne laissez pas de lui parler, et dites : « Seigneur, je suis une pauvre terre sèche, sans eau ; donnez à ce pauvre cœur votre grâce ». Puis demeurez en respect en sa présence, sans jamais vous troubler ni inquiéter pour aucune sécheresse qui vous arrive. Cette manière d'oraison est plus sujette à distraction que celle de la considération, et si nous nous rendons bien fidèles, Notre Seigneur donnera celle de l'union de notre âme avec Lui. Que chacune suive son chemin auquel elle est attirée.

Ces trois sortes d'oraisons sont très bonnes ; que donc celles qui sont attirées à l'imagination la suivent, et de même celles qui le sont à la considération, et à la simplicité de la présence de Dieu ; mais, néanmoins, pour cette troisième sorte, il faut bien garder de s'y porter de soi-même, si Dieu ne nous y attire. Que si quelqu'une était attirée à quelque chose d'extraordinaire, elle le doit dire à la supérieure, et puis faire ce qu'elle lui dira.

Votre demande n'est pas hors de propos ; il peut bien arriver qu'une personne soit si contente, qu'elle ne pense pas à s'humilier, mais il arrivera que Dieu retirera la consolation, et alors il faudra que l'âme s'humilie. Mais de quoi faudra-t-il qu'elle s'humilie ? De ce qu'elle ne s'est pas humiliée, et Dieu permettra qu'elle commettra des grands manquements pour la faire rentrer en soi.

Il faut être grandement simple en toutes choses, et marcher à la bonne foi, sans jamais réfléchir en quoi on nous emploie, ni sur ce que l'on dira ou pensera si nous faisions telle chose ou en disions une telle ; mais, aller, dis-je simplement, et ne regarder que le bon plaisir de Dieu en tout et incessamment, soit qu'on nous emploie aux offices bas ou aux grands, à quelque chose qui nous mortifie, comme à quelque chose qui nous récrée, et penser que nous [24] devons être satisfaite de tout, en tout et partout, parce qu'en tout et partout nous pouvons avoir Dieu et trouver Dieu. J'ose vous promettre que si vous êtes bien fidèles à cette simplicité et à la pratiquer, en ne cherchant jamais que Dieu en quoi que vous fassiez ou que vous souffriez, vous acquerrez en six mois la paix du cœur, ce don si désirable, si aimable, et si fort profitable à nos âmes. Oui, mes filles, allez au réfectoire pour Dieu, comme vous allez à l'office pour son amour et pour le louer, dressant votre intention de vouloir le glorifier, autant dans une action comme dans l'autre, parce que vous allez à toutes deux par obéissance et pour accomplir son bon plaisir.

Voici ce qui m'est tombé en mains, tenant nos constitutions, les ouvrant et serrant : « Qu'elles soient humbles, douces, cordiales et franches entre elles ». Il faut donc être grandement cordiales et franches, se communiquant nos petits avantages spirituels en la manière que j'ai dit ailleurs, avouer que nous sommes dans l'état d'une douce et sainte consolation, lorsqu'on nous le demande, ou bien dire tout simplement qu'on est en sécheresse, mais que vous faites comme l'on vous a appris ; que si l'on ne peut faire l'oraison de jouissance, vous avez fait celle de patience ; ou bien, confesser librement qu'un point de la prédication vous a bien touché le cœur, ou de la lecture de table, et ainsi être comme des petits enfants les unes avec les autres. Voyez-vous, les petits enfants, lorsqu'ils ont à faire quelque chose, comme ils s'appellent l'un après l'autre ? Oui, mes chères novices, il faut être ainsi, ne le ferez-vous pas, et toutes nos professes aussi ? Agissons avec la même simplicité et confiance avec Notre Seigneur. Il y avait un saint religieux qui cachait le saint Enfant Jésus lorsqu'il ne lui accordait pas ce qu'il désirait, et ne le sortait qu'il n'eût obtenu la grâce qu'il en désirait. [25]

.Entretien 6 (noté 45) : Sur la perfection. Du dernier document de notre saint Père, de ne rien demander ni rien refuser.

Vous demandez en quoi consiste la perfection intérieure de laquelle nous devons faire profession. Mes très chères filles, elle consiste assurément dans l'exacte pratique du dernier document que notre Bienheureux Père m'a laissé, et qu'il nous a mille et mille fois inculquée par ses paroles et par ses écrits. Et comme un peu devant sa mort, ma Sœur Marie-Aimée de Blonay, Supérieure de notre monastère de Bellecourt de Lyon, lui dit : « Monseigneur, dîtes-nous qu'est-ce que vous souhaitez qui demeure plus engravé dans nos cœurs ? » Il lui répartit : « Je l'ai déjà tant dit : ne demandez rien, et ne refusez rien ». Ainsi, mes Sœurs, l'on peut dire que cette sainte ordonnance est son testament pour nous, il y a abrégé tous les avis qu'il nous a jamais donnés, et ses dernières intentions sur nous.

L'on peut dire, qu'à l'imitation de notre divin Sauveur Jésus, qui scella tous ses commandements par les doux préceptes de la charité : « Aimez-vous comme je vous ai aimés », qu'il donna à ses Apôtres dans sa dernière Cène, mon Bienheureux Père l'a fait, l'avant-veille de sa mort, scellant tout ce qu'il nous avait appris, par ce commandement : « Ne refusez rien et ne demandez rien ». Mais je ne vois pas, mes Sœurs, que nous portions assez de respect à ce saint document ; je n'en entends jamais parler, je ne le vois guère pratiquer. Ainsi, il y a bien trois mois que je fis dessein d'en faire le sujet du premier entretien, que je vous ferai, mes chères filles, pour vous en renouveler la mémoire. Dans les maisons où j'ai passé, de notre saint Institut, j'y vois une ardeur nonpareille dans cette sainte pratique ; l'on ne porte quasi d'autres choses, sinon ce que notre Bienheureux Père a dit : ne demandez rien et ne refusez rien ; et, céans, où son esprit doit régner tout particulièrement, l'on n'y pense presque pas ; et il n'y a pas une Sœur qui, en me rendant compte, m'ait parlé là-dessus, et dit qu'elle faisait attention à pratiquer ce dernier précepte de son Bienheureux Fondateur.

Vous dites, s'il en faut rendre compte ? Oui, mes filles, il le faut faire, parce que nous y devons être extrêmement attentives à le pratiquer, [26] comme le plus parfait moyen d'acquérir la perfection qui nous est propre et la souveraine indifférence, parce qu'il ne regarde pas seulement l'extérieur, mais l'intérieur, qu'il tient soumis à Dieu pour ne rien désirer ni rien refuser, touchant les consolations et onctions divines, et touchant les peines, dans l'un état et l'autre également, contente d'être ici comme là, d'être employée à ceci comme à cela, d'être aimée ou non, d'être estimée ou méprisée ; tout est indifférent à l'âme qui vit soumise au bon plaisir divin, par cette pratique qu'elle fait de ne rien demander ni rien refuser, se tenant indifférente à tout.

Ce Bienheureux Père, qui a tout le premier pratiqué par excellence ce document qu'il nous a donné, se tenait de la sorte, aussi me disait-il : « Je ne demande point des travaux et afflictions ; je me contente de m'y tenir disposé à les recevoir lorsqu'ils arriveront ». De sorte que, s'il lui venait des traverses et persécutions, il les souffrait toujours patiemment ; s'il n'en avait pas, il bénissait Dieu, et se tenait prêt à les souffrir lorsqu'elles reviendraient. Il avait coutume, se promenant seul, de se dire à lui-même : « Si l'on venait maintenant te dire des injures, faire tels affronts et mépris, te conduire au gibet pour être exécuté, comment te comporterais-tu ? » Ainsi, il s'armait pour se tenir prêt aux occasions, faisant ce que le combat spirituel enseigne ; parce que, bien que son oraison fut fort simple, il se servait parmi la journée des considérations, et le conseillait aux âmes qu'il dirigeait. En effet, nos esprits veulent toujours agir, et si nous ne les occupons en Dieu, ils s'occuperont en des inutilités.

Je serais bien aise, mes Sœurs, que nous fissions quelquefois comme ce Bienheureux, nous représentant les difficultés, humiliations et contradictions, qui nous peuvent arriver, et nous en recevrons du profit, parce qu'à l'occasion, nous serons plus fidèles et trouverons plus de force, nous souvenant de nos résolutions que nous avions faites et du dessein d'exterminer ; puis pour bien employer les rencontres, il ne suffit pas d'être vaillante dans l'imagination, mais il faut tâcher de l'être dans l'exécution, comme était ce Bienheureux Père, lequel a toujours paru si constant, si immobile, si égal à lui-même, et si invincible, que rien ne le pouvait [27] ébranler tant soit peu. Il ne négligeait aucune occasion de pratiquer la vertu, pour petite qu'elle fût, mais l'employait fidèlement. Faisons de la sorte, mes chères filles, soyons fidèles comme lui, et bonnes ménagères, je vous prie. Si Dieu nous donne une petite occasion de souffrir, souffrons ; si, de patience, patientons ; si, de nous humilier, humilions-nous ; si, de nous soumettre, soumettons-nous ; si, de pratiquer la douceur, soyons douces et débonnaires ; si, de nous mortifier, mortifions-nous ; si, de charité, soyons charitables ; si, de support, supportons-nous ; ainsi de toutes les vertus qui se rencontrent en notre chemin.

Vous me demandez si une supérieure disait ce que nous lui avons dit en rendant compte, nous le reprochant et l'apprenant aux autres, qu'est-ce qu'il faudrait faire ? O Dieu ! Si cela était, elle devrait être estimée indigne de cette charge et en pourrait être démise ; mais, premièrement, il faudrait la faire avertir par sa coadjutrice ou par le Père spirituel, parce qu'il est certain qu'elle est obligée de garder, comme un secret de conscience, tout ce qui lui est dit en cette action de la rendition de compte. L'on peut le lui dire soi-même avec respect, qu'il ne faut jamais rabattre pour aucune chose, et ne pas conserver contre elle de la froideur et sécheresse de cœur. Mais savez-vous, mes chères Sœurs, il ne faut pas prendre des soupçons légèrement et sans des bons fondements. La Supérieure peut quelquefois nous dire des choses pour nous mortifier et éprouver ; et, comme je vous ai dit autrefois, il ne faut pas obliger la Supérieure à nous garder la fidélité du secret qu'en choses qui le méritent, et non pas à tant de petites bagatelles que nous disons souvent à tant d'autres personnes nous-mêmes ; et, si l'on en parle, l'on se plaint de la Supérieure qui n'aura jamais pensé d'en parler, et ce ne sera que vous seule qui aurez publié votre secret prétendu. Il faut prendre bien garde à ceci pour ne pas former des plaintes injustes sur le procédé des pauvres Supérieures. Dieu merci, jusqu'à présent, je n'en ai trouvé que de très bonnes, et crois qu'il est impossible qu'elles soient autrement, puisqu'elles sont choisies et faites par élection qu'on ne fait pas [28] à la légère et sans mûre considération. Néanmoins, il s'en pourrait trouver qui commanderaient à baguette, qui seraient rudes, turbulentes et fâcheuses ; si cela était, il faudrait la supporter doucement, embrasser cette mortification et tâcher d'en profiter.

Le grand saint Pierre, mes chères filles, était rébarbatif, mal poli, rude et peu civilisé. Notre Seigneur ne laissa pas de le faire chef de son Église. Les Apôtres ne s'en plaignirent point, et ne laissèrent pas de l'honorer, et estimer, et de lui obéir. Enfin, si Dieu permet que nous ayons une telle Supérieure, c'est pour nous établir dans les vertus solides, pour que nous le servions plus purement et généreusement ; car, si bien nous sommes plus paisibles sous une qui sera bien douce et à notre gré, nous ne profiterons pas tant sous sa conduite que sous celle de l'autre, d'autant que sous la bonne, souvent tout s'en va en complaisances et vaines satisfactions. Il est bien facile d'être douce, bonne et soumise, lorsqu'on nous caresse, qu'on nous supporte, et qu'on s'accommode à nos humeurs, et condescendant à nos volontés ; mais il n'est pas si aisé d'être vertueuse lorsqu'on nous contredit, qu'on nous humilie et mortifie souvent. Mes chères filles, il faut aussi dire qu'il s'est trouvé parfois des inférieures si immortifiées, et si peu disposées à se laisser conduire, que la Supérieure en a plus de liberté sur elles, et est souvent contrainte de les employer à leur gré, à ce qu'elles veulent et désirent, et non à ce qu'elle jugerait et voudrait pour leur bien.

Vous dites que bien qu'on ait des inclinations, et qu'on les dise en rendant compte, ce n'est pas qu'on désire que la Supérieure les suivent, et fasse ni plus ni moins que si elle ne les savait pas.

Il est vrai, il s'en peut trouver de cette humeur, mais la Supérieure sait bien discerner celles qui se sont mises en tête certaines choses qui ne réussissant pas à leur satisfaction, se laissent troubler et inquiéter, et celles qui n'ont que des simples désirs qu'elles soumettent aussitôt à l'obéissance et au bon plaisir de Dieu.

Non, il ne faudrait pas, pour aucune prudence humaine, laisser de dire à la Supérieure tout ce qui regarde l'état de notre âme, crainte qu'ont suivis nos inclinations et nos génies, parce qu'il faut que la candeur, naïveté et simplicité à se découvrir, surnagent [29] toujours ; et lorsqu'une fille agit de la sorte, c'est une des meilleures marques pour faire connaître qu'elle prendra bien l'esprit de notre saint Institut, et qu'elle se rendra digne de sa vocation.

Le premier fondement pour bien rendre compte, n'est autre qu'une bonne volonté de se bien faire connaître à la Supérieure, de lui bien découvrir nos sentiments, en lui disant nettement, franchement, et cordialement, tout ce que nous lui devons dire de ce qui se passe en nous, avec le plus de vérité, simplicité et humilité qu'il nous est possible. Mais la crainte vous empêche de vous déclarer, dites-vous ? Il n'y a remède ; il faut avoir patience, puisqu'il n'y a là aucune malice. J'ai vu des grandes âmes, de nos premières Sœurs, lesquelles avaient un désir insatiable de bien pratiquer ce point qu'elles reconnaissaient être des plus importants pour leur perfection. Elles venaient donc avec une ardeur et affection extrêmes, et, lorsqu'elles étaient devant moi, elles se mettaient à pleurer sans pouvoir me rien dire, parce qu'elles craignaient de n'avoir pas assez de temps, et me disaient qu'on m'appellerait pour d'autres choses, ou qu'on sonnerait aussitôt quelques exercices ; or, cela était une tentation qui leur donnait bien de la peine. Or sus, mes Sœurs, vous me dites encore que notre Bienheureux Père dit que c'est une grande grâce de Dieu d'avoir de bons Supérieurs. Il est vrai, mes chères filles, mais il ne faut pas les demander comme ceci ou comme cela, ni moins refuser les unes que les autres, ainsi, les recevoir telles que Dieu vous les donne, et regarder toujours ce grand Dieu en leur personne. Nous sommes certainement des bonnes filles, comme je vous dis souvent, mais il faut devenir meilleures, puisque nous en sommes capables, Dieu merci. Jusqu'à cette heure, vous vous êtes nourries de lait, et dans une vertu de coton, Dieu nous ayant traitées en faibles, ne permettant pas que nous ayons vécu sous des Supérieures qui nous aient beaucoup exercées ; mais, tenons-nous désormais bien disposées à tout ce que sa divine Bonté voudra faire de nous.

Vous voulez encore me dire que pour le document de notre Bienheureux Père de ne rien demander ni rien refuser, que l'on y pense bien, qu'on tâche [30] de le pratiquer aussi, mais qu'on ne pense pas d'en rendre compte lorsqu'on parle à la Supérieure. Il faut le faire, mes chères filles, car ce sont les principales affections, résolutions et dispositions que nous devons tâcher d'avoir, puisqu'enfin ce saint et dernier précepte de notre Saint Fondateur et Législateur doit faire toute notre attention, et que ce doit être notre pratique mignonne.

.Entretien 7 (noté 23) : De notre digne Mère de Chantal.

Mes chères filles, je n'ai rien à vous dire, à moins que vous ne me fournissiez des sujets de vous entretenir par vos demandes.

« Ma Mère, notre Bienheureux Père me dit une fois, qu'il fallait continuellement s'abaisser en humilité et s'élever devant Dieu en amour. Comme s'entend cela ? »

Mes chères filles, l'humilité est le fondement, et la charité le sommet, de sorte qu'autant qu'on s'abaisse en humilité, on croît et on s'élève en amour. Oh ! Que ce Bienheureux Père pratiquait bien cet enseignement qu'il vous a donné, s'anéantissant perpétuellement, et ravalant en toute occasion, sinon que la gloire de Dieu ne lui obligea pas précisément, il se démettait toujours de son jugement et de son opinion, pour céder aux autres, et pour leur condescendre avec une débonnaireté incomparable. Enfin, il tenait son esprit si nu et si vide de toutes sortes de désirs, desseins, affections et prétentions, qu'il ne s'entremettait jamais que de ce qui regardait sa charge. Ah ! Que je désirerais que nous l'imitions de près en cette pratique ! Que celle qui est lingère n'eût point d'autre prétention que de bien faire sa charge humblement et soigneusement, sans se mêler de celle des autres ; que la sacristine fit de même, bien doucement et amoureusement la sienne ; ainsi de toutes les autres officières, sans regarder sur les autres, et que celles qui n'ont aucun emploi, fassent seulement ce que l'obéissance leur ordonne, sans penser ni se mêler d'autre chose. Il y a des esprits qui voudraient tout gouverner et mettre ordre à tout, en sorte qu'ils tracassent fort une maison et y apportent du désordre; ceci regarde [31] non seulement l'extérieur, mais aussi l'intérieur ; au nom de Dieu, mes Sœurs, ne nous chargeons point du souci des autres, mais tenons notre esprit vide et détaché de tout, pour le tenir toujours disposé à être rempli de Dieu, et à nous bien unir à ce bien souverain, faisant mourir tout ce qui est en nous, de nous-mêmes, pour ne vivre que conforme à son bon plaisir, et selon les ordres et dispositions de son adorable Providence. C'est dans son sein qu'il faut nous élever par amour, après nous être anéantie à tout, ne voulant plus une chose que l'autre. Mes Sœurs, ces inclinations sont bien difficiles à être anéanties : l'une nous porte à aimer plus d'aller avec cette Supérieure qu'avec celle-là ; quand l'obéissance se conforme à nos volontés, nous en sommes toutes en joie : « Je m'en vais de si bon cœur à cette fondation », dira une Sœur. « Et pourquoi », lui répondra-t-on. - « Parce que la Supérieure qu'on nous destine est si bonne, que je lui ai tant d'inclinations, que mon estime pour elle est tout entière ; je m'accommoderai si bien avec elle ». Vous ne faites rien qui vaille, ma pauvre Sœur, lui faut-il dire, parce que vous n'allez pas à votre œuvre purement pour Dieu, et bien que vous quittiez cette maison où vous êtes si bien, si généreusement, et que vous laissiez sans répugnance vos commodités, votre obéissance ne vaut rien. Pourquoi ? Parce que vous ne faites tout cela que pour aller avec cette Supérieure et pour aller en cette ville. Après cela, vous me direz que vous allez faire votre fondation pour Dieu. Pardonnez-moi, ma fille, c'est parce que la Supérieure, les Sœurs, vos compagnes et la ville, sont à votre gré ; ainsi, vous êtes bien éloignée de chercher Dieu nûment et simplement. Anéantissons tout cela, élevons nos esprits par amour, pour ne chercher que Dieu en notre obéissance, en notre pauvreté et en notre chasteté, en nos oraisons, en nos mortifications ; et, en tout généralement, ne cherchons que Dieu. Et si l'on nous envoie avec des Supérieures que nous aimons et en un lieu qui nous agrée, bénissons Dieu qui nous donne cette consolation, en nous humiliant, voyant que la divine Providence s'accommode à notre faiblesse, nous dépouillant devant Dieu de cette satisfaction, protestant qu'en ce qui nous plaît même, nous ne voulons chercher que Lui et l'accomplissement de ses saintes volontés ; et si, au contraire [32] on nous mande avec une Supérieure à laquelle nous avons de l'aversion, et en quelque lieu que nous n'aimions, bénissons Notre Seigneur et jetons-nous entre ses bras, nous assurant qu'il aura soin de nous, et que, moins nous aurons de contentement et appui extérieur, plus il nous fera abonder ses grâces ; et estimons-nous bienheureuses d'avoir de si précieuses occasions pour lui montrer notre amour et notre fidélité, agrandissant notre courage pour les bien employer, avec son assistance, en laquelle il faut jeter notre confiance. Mais, surtout, rendons-nous soumises et maniables à son bon plaisir.

Si pourtant, par notre misère, nous faisons le contraire, nous laissant aller à l'imperfection, il ne nous abandonnera pas totalement ; il ne nous perdra pas et ne laissera pas de nous aimer et supporter, comme vous voyez que les pères et les mères qui ont beaucoup d'enfants ne laissent pas d'aimer et souffrir ceux qui sont chagrins, dépiteux et revêches. Ils en ont compassion, et ne laissent pas de leur donner ce qui leur est nécessaire et de leur faire leur part dans leur héritage. Souvent, pourtant, ce sont des enfants qu'on laisse là comme n'étant propres à rien, et dont on ne reçoit aucune satisfaction. S'il y en a qui soient doux, gracieux, obéissants, et dont l'esprit soit bien tourné, on jette incontinent les yeux sur eux pour les bien élever, pour les faire étudier, ou les exercer selon leur talent, les destinant les uns à une dignité, les autres à remplir un beau poste à la cour, aux armées, et à tels autres emplois.

Notre Seigneur, qui est notre vrai père, en fait de même ; il aime tous ses enfants. Néanmoins, ceux qui lui sont plus fidèles gagnent mieux son Cœur ; il leur communique plus de grâces ; il en reçoit plus de contentement, et ils méritent plus son amour. Travaillons, mes chères filles, pour acquérir ce bonheur incomparable de nous rendre plus agréables à Dieu, ce Père adorable de nos âmes, ne cherchant que lui en tout, nous rendant bien indifférentes et véritablement humbles. Je voudrais que l'on m'arrachât les yeux et rencontrer une vertu parfaite parmi nous. Mon Dieu, mes Sœurs, ne vaut-il pas mieux se mortifier pour un peu de temps, et passer après notre vie dans un trône [33] de paix, comme un vrai enfant de Dieu, que non pas d'être toujours en trouble, chagrin, et inquiétude !

Vous me demandez, maintenant, comme les âmes religieuses peuvent manquer aux Commandements de Dieu ?

Ma chère fille, nous pouvons manquer au plus grand de tous, qui est celui de la loi de grâce, et de l'amour de Dieu et du prochain : tu aimeras Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toutes tes forces, et le prochain comme toi-même. O Dieu ! Que la pratique de ce sacré précepte est délicate, et qu'il est facile d'y manquer ! Nous le pouvons faire en préférant notre volonté à celle de Dieu et de nos supérieurs, en engageant nos affections aux créatures, en voulant servir ce grand Dieu avec toutes nos aises et commodités, sans nous employer fortement à son service. Pour notre prochain, nous pouvons manquer en l'amour qu'on lui doit, plus que nous ne croyons, c'est à dire, ne l'estimant et ne l'aimant pas en notre cœur, quand nous sommes un peu marries de son bien, de son avancement, de le voir plus estimé que nous, d'en dire quelques petits défauts lorsque les autres le louent, quand nous ne contribuons pas à en dire du bien, quand nous croyons qu'on exagère aux louanges qu'on lui donne, ce qui est fort contre la charité. Quand même nous eussions vu tout le contraire, il n'en faut rien dire ; par exemple, nous avons vu une personne qui, en cachette, boit un verre de vin pur, et qui, dans la compagnie, n'en boira qu'un d'eau toute pure aussi, et, que là-dessus, on loua fort sa sobriété. Il faudrait se taire, l'excuser en notre cœur, et penser qu'elle a bu cette eau pour pénitence de ce qu'elle a bu le vin. L'on peut encore penser que les jugements de Dieu sont bien différents de ceux des hommes, et que cette personne s'est amendée, et qu'elle a maintenant la vertu contraire au vice que vous lui avez vu naguère. Il se faut grandement plaire à ouïr louer notre prochain, tant à nos chères Sœurs que les autres, et contribuer au bien qu'on en dit, autant que nous pouvons, regardant le bien que nous savons être véritablement en lui, nous gardant bien de louer pourtant les unes pour ravaler les autres. [34]

Vous me demandez s'il y aurait du mal de n'être pas bien aise, que l'on donne quelque chose aux maisons qui sont sorties de céans pour les accommoder, et d'en murmurer ?

C'est une imperfection bien lourde et contre la charité. Je ne pense pas qu'elle se commette parmi nous, grâce à Dieu, et il s'en faudrait bien garder. Cette première maison <qui> doit avoir une grande charité pour secourir, non seulement les fondations qu'elle a faites, mais encore tous les monastères de l'Ordre, s'ils étaient nécessiteux. Si notre prochain même était réduit dans une telle disette qu'il ne pût être secouru que de nous, pour étranger qu'il fût, nous serions obligées de lui donner ce qu'il aurait besoin ; et, quand nous n'aurions que ce qui nous serait nécessaire, nous serions obligées de retrancher tout ce que nous pourrions bonnement, en sorte que nous puissions vivre seulement, pour aider notre prochain. Et après, pour nos pauvres Sœurs qui ont accommodé la maison, qui nous ont laissé leur dot, leurs petites commodités, en sortant, pour aller augmenter la gloire de l'Institut, nous leur refuserions de leur donner quelque chose ? À la vérité, cela serait bien cruel ! On décharge votre maison de cinq ou six filles qu'on envoie en un pauvre lieu, où elles ne trouveront presque rien, et l'on ne voudrait pas leur donner ce qu'on peut, soit pour les habits qui servent à leur personne, soit pour quelque meuble pour accommoder leur église ou leur maison ? Voire même, on leur doit donner de l'argent ou leur en prêter, selon le moyen qu'on a ; mais cela de bon cœur et de bonne grâce, sans dire qu'on donne plus ici que là, sinon qu'on le dise simplement par forme de discours, selon l'occasion qui se présente ; mais ne le dites jamais par plainte ou désapprouvement, parce qu'il faut laisser disposer de tout cela à la Supérieure. Au commencement de l'Église, les anciens chrétiens n'avaient qu'un cœur et qu'une âme, et mettaient tous leurs moyens en commun aux pieds des Apôtres, qui les distribuaient comme ils voulaient et à qui il leur plaisait ; voire même aux plus barbares et étrangers du monde s'ils en avaient besoin. Or, toutes les religieuses doivent représenter ces anciens chrétiens, et n'avoir, comme eux, qu'un cœur et qu'une âme, en mettant tout en commun pour en laisser l'entière [35] disposition à leurs supérieurs, afin qu'ils en fassent ce qu'ils jugeront, sans que nous y trouverions à redire.

Or sus, mes chères filles, emportons cette affection de notre entretien, de nous adonner, à bon escient, à la pratique des solides vertus, de ne chercher que Dieu, de nous laisser absolument conduire à la divine Providence ; qu'elle nous mette ici ou là importe peu ; si elle nous envoie de ce côté ci ou de celui là, n'y regardons point ni par quelle porte nous passerons, ni en quel lieu nous irons, ni avec qui, pourvu que nous portions avec nous nos Règles, et que nous trouvions moyen de les pratiquer, et de bien faire observer, cela nous doit suffire. Oh! que nous sommes éloignées de faire nos actions pour Dieu ! Quand j'y pense, je ne sais quelle mine tenir, tant j'en suis honteuse. Mettons hardiment la main à notre conscience, et nous trouverons que nous mettons notre contentement à la Supérieure, au lieu de le mettre en Dieu, et qu'il semble que nous soyons venues à la religion pour être hors des misères du monde, pour avoir nos commodités, et non pas pour y servir Dieu, que nous allons en telle part, parce que nous sommes bien aises d'y aller, et non pour Dieu, que nous faisons promptement cette obéissance parce qu'elle nous agrée et non pas pour Dieu, que nous faisons de bon cœur la volonté de Dieu, pour autant qu'elle se trouve conforme à la nôtre, et non pas pour l'amour souverain que nous lui portons. Enfin, si nous feuilletons bien, nous trouverons que véritablement presque en tout et partout, nous nous cherchons nous-mêmes, notre propre intérêt et satisfaction.

Oui, oui, mes chères filles, parlons seulement de l'oraison de quiétude et des autres, et remettons voir, je vous prie, sur pied, notre bonne foi et innocence du temps passé ; car, au commencement, nous parlions bien tant et si souvent de toutes ces oraisons, que l'on y prenait tant de plaisir et de contentement que rien plus. Certes, c'était une belle gloire de voir les ferveurs et ardeurs de nos Sœurs ; il est vrai, cela anime et encourage grandement. Nous ne nous communiquons pas assez nos petits biens. Ce n'est pas qu'il se faille dire des grandes choses, comme des ravissements et grâces spéciales que l'on a à l'oraison de quiétude, mais quelque petite chose de ses bons désirs, sentiments et affections, selon les occasions et sujets. Mais cela tout cordialement et bonnement. [36]

Nous ne parlons pas assez ensemble des vertus solides. Surtout parlons de la résignation et indifférence, car c'est ici la vraie et excellente oraison. Entretenons-nous de l'éternité. Notre Bienheureux Père me dit une fois : « Nos filles ne parlent pas assez de l'éternité ». Certes, je voudrais que nous en parlions tout familièrement, comme nous parlons de notre maison de Paris et de Lyon, et des autres. À quoi, je vous prie, devons-nous prendre plus de plaisir et de récréation qu'à cela ? Certes, ces discours, mes Sœurs, sont utiles, aimables et capables de délecter et satisfaire les esprits des vraies religieuses comme nous devons être. Que si, par la vie de la mortification que nous menons, nous nous anéantissons, élevons-nous à Dieu, dans ce doux souvenir de son éternité glorieuse, qu'il destine à ceux qui quittent quelque chose pour son amour.

.Entretien 8 (noté 39) : Sur la solide fidélité que nous devons avoir à la suite de la grâce, et à l'acquérir par la pratique de la vraie vertu.

La perfection de céans, mes chères Sœurs, n'est pas fondée sur les grâces extraordinaires en l'oraison, mais sur la solide vertu. Nos premières Mères et Sœurs n'auraient jamais voulu parler d'autre que de l'oraison ; elles en faisaient des perpétuelles demandes à notre Bienheureux Père, et elles n'étaient pas bien satisfaites, parce qu'il leur répondait courtement, s'étendant sur les pratiques de la vertu véritable, auxquelles il portait tout à fait les âmes qu'il conduisait, plus que par toutes autres voies, et bien qu'il eût vu les âmes gratifiées des plus sublimes ravissements, s'il n'y trouvait un fond de véritable humilité, il n'en faisait point d'état. Il aimait fort une âme courageuse, laquelle il voyait absolument déterminée au bien, quoi qu'il lui pût arriver, et ne voulait pas qu'on regardât aux goûts et aux plaisirs, ni aux dégoûts et aux privations, mais il voulait que dans les douceurs comme dans l'amertume, on allât droit à Dieu par une remise humble et soumise aux divines dispositions sur nous, par l'exercice d'une sincère douceur de cœur et égalité d'esprit. Lorsqu'il rencontrait de telles âmes, il les chérissait fort, et pour mériter ses tendresses, je voyais qu'il ne fallait qu'aimer le bon plaisir de Dieu et sa sainte volonté sans se regarder soi-même, mais il ne laissait d'aimer les moins parfaites, et il travaillait patiemment et doucement autour de ces âmes moins fortes.

Mes chères Sœurs, il y a des âmes qui, comme les lys qui sont plantés profondément [37] en la terre, ne portent que fort tard ; et d'autres, qui comme ceux qui sont moins enfoncés, portent de meilleure heure. Oui, mes chères filles, nous sommes fort enterrées en nous-mêmes, c'est pitié de nous ! Nous ne portons guère de fruits, ni de fleurs, que bien tard. Mais si nous sommes généreuses, peu enracinées en notre propre terre, que nous ne prenions que par nécessité tout ce qui est de la nature, nous porterons des fruits beaux, bons et de bonne heure. Dieu ne cesse jamais, tant il est bon, d'être après le cœur de l'homme pour l'aider à sortir de lui-même, des choses vaines et périssables, afin qu'il puisse recevoir sa grâce et se donner tout à lui. Il appelle l'un par une prédication, l'autre par un exemple ; celui-ci par une sainte lecture, ou par sa seule inspiration ; d'autres par quelques afflictions. Enfin, il présente sa grâce à chacun suffisamment et très abondamment pour son salut, et pour avancement et progrès en la perfection.

Notre Mère la Sainte Église, détermine très assurément que jamais la grâce ne nous manque, ni ne nous quitte, que nous ne la quittions. Ce bon Dieu nous attend en patience dans nos délais, il nous demande incessamment, bien que nous ne lui répondions pas ; il frappe à la porte du même cœur qui lui est fermé. À l'heure que je vous parle, combien pensez-vous qu'il y ait des âmes que sa grâce gagne, et qui sont destinées au salut éternel, étant encore embourbées dans des grands péchés ? Notre Seigneur les voit dans leurs crimes, il les regarde, il les patiente, il les inspire, enfin, il les retire parce qu'elles coopèrent à sa grâce, bien qu'elles se soient mises en grand danger, différant leur coopération ; parce que l'Esprit de Dieu s'en va, se retire, quand nous ne le recevons pas, et que nous le refusons. L'Écriture le témoigne en plusieurs endroits : lorsque l'Époux eut fort prié son épouse de lui ouvrir la porte, et qu'elle continua ses excuses, cet Amant sacré passa, et elle ne le trouva plus lorsqu'elle se ravisa de lui ouvrir. Mes chères Sœurs, lorsque nous nous sentons pressées de sortir d'un péché, de quitter une imperfection, de nous relever d'une négligence, d'acquérir une vertu, de nous avancer fortement à la perfection du divin amour, alors, l'heure est venue pour nous, levons-nous promptement, accourons au divin Époux, acceptons sa grâce, profitons de son inspiration, c'est le temps de notre délivrance, ne différons point, ouvrons, ouvrons sans délai, autrement il se dépitera et s'en ira. [38]

Il me vient une similitude sur ce sujet, qui est un peu de récréation et qui nous divertira, mes chères filles. Je me souviens que Monsieur de Chantal aimait fort à dormir la grasse matinée ; moi qui avais toute l'économie de la maison à mon soin, j'étais forcée de me lever matin pour donner tous mes ordres. Lorsqu'il commençait d'être tard, et que j'étais revenue dans la chambre, y faisant assez de bruit pour l'éveiller, afin qu'on dit la messe à la chapelle, pour faire après les affaires qui restaient, l'impatience me venait ; j'allais tirer les rideaux du lit en lui criant qu'il était tard, qu'il se levât, que le chapelain était habillé, et qu'il allait commencer la messe ; enfin, je prenais une bougie allumée, et la lui mettais sur les yeux, et le tourmentais tant, qu'enfin je le faisais quitter son sommeil et sortir du lit. Je veux vous dire par ce petit conte, que Notre Seigneur fait de même avec nous, nous ayant attendues, et patienté longtemps, et voyant que par des moyens généreux, nous ne sortons point de nos imperfections, il s'approche de plus près de nous, il tire le rideau lui-même de quelques difficultés, il nous apporte sa lumière jusque sur les yeux, nous sollicite et nous presse si fort, que souvent il nous contraint, comme par une douce violence, de nous lever ; et lorsque nous sentons ses traits, que nous avons sa lumière, mes Sœurs, il faut lui obéir, nous lever promptement et sortir de nous-mêmes, autrement il s'irritera, s'en ira et nous quittera. C'est le malheur des malheurs lorsque Dieu retire ses inspirations. Hélas ! Il le fait pourtant après avoir bien attendu, il le dit lui-même : J'ai été de longues années après ce peuple, mais il ne m'a point voulu ouïr, et je jure pour cela qu'il n'entrera point en mon repos.

O Dieu, mes filles, lorsque par notre négligence nous laissons de profiter de ces précieuses et divines inspirations, craignons très justement de ne trouver plus le temps propice de les ravoir. Le même Seigneur a dit : « Un temps viendra que vous me chercherez et ne me trouverez ; vous m'appellerez et je ne vous répondrai point ». Et pourquoi, Seigneur ? Parce que, lorsque je vous ai cherchés et recherchés, demandés et redemandés, vous ne vous êtes pas laissé trouver, et que vous ne m'avez pas [39] voulu répondre. Je me suis montré à vous, et vous ne m'avez point voulu voir ; maintenant je vous rendrai la pareille. Correspondez, mes chères filles, à ces divins attraits, quoi qu'il nous en coûte. Le ciel souffre violence, et les forts le ravissent. Il se faut vaincre et surmonter fortement, et lorsque Dieu nous appelle, le suivre fidèlement et humblement, opérant l'œuvre de notre salut avec crainte et tremblement, puisque le chemin qui conduit à la vie est si étroit, que peu de personnes y entrent bien comme il faut. Pour y bien marcher, il faut agir, souffrir et soutenir, puisque nous ne sommes en cette vallée de larmes que pour fatiguer et endurer, pour souffrir, non pour jouir ; pour combattre et non pour nous tenir en repos. L'Église de Dieu, Épouse de son Fils Jésus-Christ, est appelée militante, c'est à dire souffrante, combattante, guerrière. Tous les fidèles sont les membres de cette Église, il faut donc que ces membres fidèles soient tous soldats combattants, forts et vaillants, pour vaincre les trois ennemis communs de tous.

Or, pour les deux premiers, le démon et le monde, ils ne nous font pas grande peine, ni d'ennui ; ce n'est que ce nous-mêmes qui nous tourmente et qui est notre grand ennemi, sur lequel les deux autres se reposent, parce qu'ils savent que le plus fier ennemi de l'homme est en lui-même. J'aime fort, mes Sœurs, ce mot de saint Bernard qui dit : « ce corps que tu vois, tu crois que c'est toi-même, et il n'en est rien, parce que ce n'est qu'un sac de corruption, une pâture pour les vers, et néanmoins le trop d'amour pour une chose si vile nous retarde bien souvent du chemin de la vraie vertu ». Ce corps est ce faux nous-mêmes, et tout rempli de rébellions, de passions mauvaises, habitudes vicieuses, de propres recherches, et comme il tend toujours au bas, il tire, s'il peut, l'âme après soi ; et, si l'on n'a bien l'œil à le mortifier, pour saint que l'on soit, l'on fait des faux pas en cet endroit, parce qu'on sent toujours quelques rébellions et contrariétés en la partie inférieure. Ces ermites hypocrites qui ont voulu soutenir le contraire, ont été condamnés par l'Église ; et, à la vérité, je ne sais aucun saint qui n'ait eu besoin de faire attention à mortifier le corps. En quelle manière notre saint Père avait-il acquis ce grand empire sur lui-même, pour ne craindre ni froid, ni chaud, ni aucune incommodité, sinon en ne laissant passer aucune occasion de se mortifier, ce qui parut si éminemment dans la patience [40] merveilleuse qu'il exerça dans sa dernière maladie.

Enfin, tant que nous serons vivantes, nous aurons besoin de bien combattre ce nous-mêmes. Je trouve que c'est une grande bassesse d'être attachées à nos corps, nous qui goûtons les plus doux et purs plaisirs d'esprit, et qui sommes destinées à vivre d'une vie toute d'esprit. Le corps n'est rien, nous le voyons bien, dès que l'âme en est sortie, ce n'est plus pour nous qu'un objet d'horreur ; et, néanmoins, ce n'est que la mort qui le réduit dans l'état où il devrait être. Parce qu'il ne devrait avoir de mouvement que par le commandement de la raison, puisqu'un cadavre ne se meut, comme disait le bon saint François d'Assise, que par autrui, et non de lui-même. Tâchons donc de nous bien mortifier, mes Sœurs, d'assujettir le corps à la raison, et non la raison à lui-même. À quel prix que ce soit, acquérons la vraie vertu ; mais ne nous appuyons pas, en cette entreprise, sur nos propres forces, mais jetons notre confiance en la bonté divine, qui nous soutient en tout.

.Entretien 9 (Noté 17) : De notre digne Mère de Chantal, sur l'humilité du grand Saint Augustin, fait le jour de sa fête (1630).

Mes Sœurs, je vous ai déjà bien dit autrefois que je ne fais point profession ni de prêcher, ni de parler des choses spirituelles, étant aussi peu entendue que je me trouve ; choisissons donc seulement de nous entretenir de la sainte humilité de notre grand père saint Augustin, qui était sa vertu plus excellente et éminemment particulière. Si l'on me demande, dit ce grand Augustin, le chemin du ciel, je vous répondrai que c'est l'humilité ; et si l'on me dit de nouveau, par quel chemin peut-on aller au ciel, je répondrai toujours : par l'humilité, par l'humilité.

Quelle plus parfaite humilité que d'avoir écrit tous ses péchés pour les publier à toute la terre ; afin que chacun sût, au siècle à venir, qu'Augustin avait été un grand pécheur : c'était bien être mort à l'estime de lui-même pour ne priser que ce qui est éternel. Mes Sœurs, je vous dis souvent : tous nos maux ne viennent, sinon que nous ne regardions pas assez l'éternité, c'est ce qui nous entraîne à n'aimer que [41] les choses basses et caduques.

Il y a trois choses desquelles nous ne nous défaisons que difficilement : la première, de l'honneur et à l'amour de l'estime de nous-mêmes ; la deuxième, l'amour de nos corps et de ses commodités ; et la troisième, c'est la haine que nous avons pour la soumission intérieure et extérieure.

Or, si nous considérons bien ce que c'est que cette vie si courte et si pleine de misères, encore quel état ferions-nous de nous-mêmes ? La vraie humilité tend au mépris de cette estime propre et nous fait aimer d'être tenues pauvres, ignorantes, petites et imparfaites, dans l'oubli de toutes les créatures ; et, en un mot, nous ne serons jamais humbles que lorsque nous nous tiendrons nous-mêmes pour des petits néants, et lorsque vous serez parvenues à ce degré d'aimer d'être tenues et de vous estimer vous-mêmes comme la souillure de la maison, vous serez très heureuses et très grandes devant les yeux de Dieu. Hélas ! Voyez, que sont devenues tant de créatures qui ont été si grandes et si honorées en ce monde ? L'enfer en a reçu beaucoup ; le purgatoire en a moins eu, et le paradis en a peu.

Pour le second sujet de nos attachements, qui est l'amour de nos corps et de nos petites commodités, hé, mon Dieu! Mes chères Sœurs, considérons que tout ce que nous avons n'est pas à nous, que ce sont tous des biens empruntés. Nos vrais biens propres ne sont pas de si petits biens et si chétifs : ils sont là- haut, mais ce sont des biens incorruptibles ; nos habillements seront là, beaux à merveille, et celles qui porteront de bon cœur des plus chétifs haillons ici-bas en recevront des plus riches là ; ainsi, la plus pauvre ici-bas sera la plus heureuse là haut. Pour notre nourriture, jamais, à Dieu ne plaise, qu'aucune de ces épouses voulût avoir plaisir aux viandes corrompues ; nous les devons prendre par obéissance, comme un bien qui nous est commun avec les plus lourds animaux, parce que la vraie vie de l'âme, épousée à Dieu, est Dieu même qui se fera notre nourriture éternelle, nous rassasiant, dans la gloire et durant une éternité, de sa vision béatifique.

Pour notre volonté, ne devrions-nous pas avoir honte, après que Jésus-Christ ait passé sa vie en obéissance, et qu'il n'a fait gloire que de faire et suivre la volonté de son Père ! C'est le grand avantage de l'âme que cette soumission au bon plaisir de Dieu, puisque c'est ce qui l'unit plus intimement à lui-même et à son amour. Soyons désormais plus solides à la vertu, pensant que [42] chaque pas que nous faisons dans icelle, ce sont autant d'échelons pour monter à l'heureuse et désirable éternité, à laquelle nous devons incessamment penser, pour mieux mépriser tout ce qui se passe. Je vous dis et redis mille et mille fois l'année, et je vous le redis encore : travaillons, mais solidement, à cette haute vertu que Dieu veut de nous. Nous avons des grands et bons sentiments de l'amour de ce bon Dieu ! Nous avons des excellents désirs et nous faisons des bonnes résolutions ; mais quand il s'agit de venir à l'action, nous faisons les enfants, n'étant pas constantes et courageuses. Oh ! que j'ai un fort désir de nous voir fidèles à sortir de nos petites tendretés, et de nous voir des filles magnanimes, qui fassent tout pour Dieu, soit le doux, soit l'amer, soit le facile ou difficile ! Ce n'est pas manquer pourtant à cette magnanimité que de sentir des répugnances, pourvu que l'on les désavoue et qu'on ne fasse rien en sa faveur, parce que la nature combattra toujours la raison, la part inférieure contre la supérieure, la prudence humaine contre la simplicité et sagesse divine, et pour l'ordinaire la tentation n'est donnée aux bonnes âmes que pour mettre un grand affermissement à la solidité de leur vertu. Une Sœur fera avec une grande répugnance une charge, toutes les actions qu'elle en fait lui sont autant de combat ; or, sachez qu'elle y gagne plus que celle qui en fait une avec un plaisir sensible, qu'elle sent de s'acquitter de son obéissance et de cette obligation.

Vous me demandez ce que c'est qu'une vertu solide, mes chères Sœurs ? C'est une vertu exercée parmi les difficultés et combattue par son contraire ; nous ne sommes religieuses que pour l'acquérir, mais Dieu nous fasse la grâce qu'à l'heure de la mort nous ayons la victoire de ce combat, et que nous trouvions d'avoir acquis une seule vertu véritable ; par exemple, vous voulez être comme notre père saint Augustin, une vraie humble ; il faut aimer le mépris ; il faut vous reconnaître vile et abjecte et vouloir être tenue pour telle, qu'en tout ce que vous faites vous cherchiez à vous anéantir et vous humilier. Notre doux Jésus dit : apprenez de moi à être doux et humble de cœur ; si nous apprenons à être humbles comme lui, nous ne le serons pas seulement en obéissant parfaitement, en nous soumettant à vivre sous l'obéissance, comme lui sous la direction de saint Joseph, en nous humiliant nous-mêmes comme il s'est humilié, mais nous le suivrons dans sa souveraine humiliation qui a été de s'être laissé humilier par ses créatures, d'avoir paru un homme simple, digne d'être méprisé, et d'avoir été fait le jouet et la risée de son peuple. [43] Agissez donc ainsi. Humiliez-vous fidèlement et fervemment, et lorsqu'on vous humiliera, souffrez-le courageusement, laissez-vous entre les mains de Dieu et de l'obéissance. Qu'il vous mette ici ou là, qu'on vous tourne d'un côté et d'autre, il faut laisser, en tout cela, faire de vous comme d'un peu de boue qu'on foule aux pieds, qu'on pétrit, qu'on défait et qu'on re-pétrit tout comme l'on veut : ceci est une vertu solide. Ma chère Sœur, commençons de marcher en ce chemin, sous la faveur du grand saint Augustin. Oui, mes Sœurs, les vraies vertus religieuses sont profonde humilité, humble soumission, entière remise de nous-mêmes entre les mains de Dieu, une abnégation forte de toutes les choses de ce monde, et une généreuse et magnanime résolution qui ne s'étonne point des difficultés, mais qui, connaissant sa faiblesse propre, s'appuie sur l'appui et sur la force de la grâce de son Bien-Aimé, persévérant toute sa vie au bien qu'elle a commencé.

Ma Sœur, la bonne oraison est celle qui produit la bonne mortification. J'aime mieux une fille qui n'a que l'attrait ordinaire de la considération et qui est fidèle à son obéissance, qu'une âme qui serait ravie vingt fois le jour qui ne s'adonnerait pas à la mortification par la voie de notre saint Institut. Mais il ne fait guère bon parler de cet exercice si saint de la sainte oraison en commun : comme chacun est conduit par sa voie, l'on ne peut pas donner des avis bien justes qui contentent toutes. Mais je vous dirais seulement qu'il ne faut pas beaucoup fier et amuser aux goûts et sentiments sensibles, si l'âme qui les reçoit n'en tire ces trois fruits : la mortification, la remise de soi-même entre les mains de Dieu, et la profonde humilité et obéissance. Avec cela, croyez votre chemin bon, mes chères filles, et que vous ne demeureriez pas dans ce premier des douceurs sensibles, mais que le Saint Époux vous fera passer jusqu'au plus haut degré de son union divine, si vous vous rendez fidèles à sa grâce.

Une telle fille voudrait toujours être en oraison, me dit-on, mais je demande, est-elle humble, patiente, indifférente, se laisse-t-elle employer comme l'on veut ; si cela est, bien ; si cela n'est pas, je la conseille de se désabuser et de croire que ses sentiments et consolations ne proviennent que de la nature, ou du malin esprit. Pour celles qu'on voit fort attirées à l'union avec Dieu et la simplicité divine, il faut au sortir de l'oraison, leur ordonner de faire quelque chose bien répugnante à leur inclination, les humilier fortement. Si elles se portent humblement et doucement sans rien [44] dire, dites qu'elles sont bien conduites, et laissez-les suivre leurs attraits. J'ai coutume de dire que l'on connaît l'ouvrier à la besogne. Lorsque Dieu agit dans une âme, l'on le connaît bien, il faut recevoir les goûts et sentiments quand Dieu les donne, en nous humiliant beaucoup, nous anéantissant en notre misère, en jouir en simplicité et en tirer les fruits très fidèlement pour les rendre au Seigneur qui ne nous donne ses précieux talents à point d'autre fin qu'à celle que nous les fassions fructifier et multiplier.

Ô ma fille, il est certain que si vous vous êtes bien distraite durant la journée, vous ne serez pas recueillie à l'oraison ; l'on recueille d'ordinaire ce qu'on sème. Vous n'avez point été soumise à la Supérieure et à l'obéissance, vous avez bien manqué à la douceur, au support, et à la condescendance de nos Sœurs, et de votre prochain, et vous voulez chercher les douceurs à l'oraison, vous trouver unie à Dieu ? L'on trouve la porte fermée, puisque l'on ne se l'est pas ouverte ; ne vous troublez pourtant pas, mais humiliez-vous, et confessez que vous l'avez bien mérité.

Il n'est point de meilleure marque que l'on n'est pas digne d'une charge, que lorsqu'on la désire et qu'on s'en croit capable, parce que si cela était, vous vous en réputeriez indignes. C'est une pure folie que de désirer quelque chose hors de Dieu, parce que nous n'aurons ni la chose désirée, ni la possession de Dieu qui est la privation de tout bien. C'est aussi un orgueil secret que de ne point désirer d'emploi, et de nous voir déchargées de ceux que l'obéissance nous a donnés, puisque nous nous devons laisser absolument à la disposition de Dieu, croyant qu'on nous l'ôtera lorsque l'on verra que nous ne la faisons pas bien, mais c'est que nous ne sommes pas assez humbles, et que l'amour de notre abjection ne nous suit pas toujours, appréhendant qu'on ne dise : ma Sœur a été ôtée de cet emploi parce qu'elle n'y faisait rien qui vaille.

Mes filles, ne demandez rien, ne désirez rien, et ne refusez rien ; soyez indifférentes en toutes choses, soyez prêtes à recevoir la charge, comme en être ôtée, comme à la recevoir, et vous aurez de la vraie vertu.

Mes Sœurs, si nous savions le prix de l'obéissance, nous ne négligerions pas une occasion de la pratiquer. Oui, mes filles, un seul enclin de tête fait par le mouvement de l'obéissance, quoiqu'avec répugnance [45] de la partie inférieure, nous acquiert un plus grand bien que nous n'en posséderions si nous avions en nos mains l'empire du monde. Nous le connaissons bien dans le choix que la Sagesse incarnée a fait venant ici-bas, qui n'a pas été des richesses et grandeurs de ce monde, mais il a uniquement choisi l'obéissance, vivant soumis à saint Joseph et à Marie sa mère, et à son Père Éternel jusqu'à la mort de la croix.

Non, ma Sœur, nous n'avons jamais raison de nous excuser, mais nous l'avons bien de nous accuser. Il n'est rien qui répande une plus sainte et douce odeur dans une communauté, qu'une âme humble qui s'accuse franchement, et, au contraire, il n'est rien de si désagréable qu'une qui couvre ses défauts lorsqu'elle est avertie, disant seulement : « Je dis très humblement ma coulpe. » Hélas ! ma fille, je connais soudain l'orgueil caché sous cette petite parole ; dites tout simplement : ma Mère, j'en dis très humblement ma coulpe, afin que l'on connaisse que vous vous rendez coupable ; si vous ne l'avez – possible - pas fait cette fois, vous l'aurez fait une autre. Et l'on ne doit pas avertir, comme on ne le fait pas aussi, que de certaines fautes dont nous ne devons pas avoir honte de nous avouer coupables, et l'humilité se fait bien connaître en ces occasions, et nous trouverons toujours notre profit et notre avancement à la perfection, où nous trouverons des sujets de nous humilier. Enfin, l'âme humble s'accuse toujours, et l'orgueilleuse s'excuse incessamment. Prions notre grand père saint Augustin de nous obtenir ce véritable trésor de la vraie humilité, qui l'a rendu plus grand dans le ciel que son éminente doctrine, et que toutes ses autres vertus.

Loués soient Dieu et son grand serviteur Augustin.

.Entretien 10 (noté 37) : Ce que notre digne Mère dit, répondant à une Sœur qui lui demandait ce qu'était de se perdre en Dieu.

Ma chère Sœur, à ce que je vois, vous avez désir de vous perdre en Dieu. Être perdue en Dieu, n'est autre chose que d'être absolument et entièrement résignée et remise entre les mains de Dieu, et abandonnée au soin de son adorable Providence. Ce mot de se perdre en Dieu, porte une certaine [46] substance, que je ne crois pas pouvoir être bien entendue que de ceux qui se sont ainsi heureusement perdus. Le grand saint Paul l'entendait bien lorsqu'il disait avec tant d'assurance : « Je vis, mais je ne vis plus en moi, mais c'est Jésus-Christ qui vit en moi ». Ô Dieu, mes Sœurs, que nous serions heureuses si nous pouvions véritablement dire : « Ce n'est plus moi qui vis en moi, parce que toute ma vie est toute perdue en Dieu, et c'est lui qui vit par moi, et en moi. » Ne vivre plus en nous-mêmes, mais perdue en Dieu, c'est la plus sublime perfection à laquelle une âme puisse arriver. Nous y devons pourtant toutes aspirer, nous perdant et reperdant mille fois dans l'océan de cette grandeur infinie. Mais une âme ainsi perdue est toujours anéantie devant Dieu ; elle est toujours contente de ce que Dieu fait dans elle, et hors d'elle. Tout ce qui lui arrive la satisfait ; l'affliction lui plaît, elle la regarde sans se troubler, parce qu'elle dira : « J'ai perdu toute consolation dans celle d'être perdue en Dieu ». Si l'on lui annonce la mort de ses proches ou de ses amis, elle n'en paraît point troublée, car elle les avait déjà perdus en Dieu. Si on l'humilie fortement, qu'on touche son point d'honneur, hélas, elle ne tient point de compte de cela, parce qu'elle s'est toute donnée et perdue dans celui qui doit faire son honneur et sa gloire, et on ne lui saurait rien ôter qu'elle n'ait perdu et voulu perdre elle-même. J'admire ce grand Job, il est sur son fumier rongé des vers : « Le Seigneur a fait cela, dit-il, son saint Nom soit béni ».

Il y a quelque temps qu'une personne m'écrivait sur des grandes peines qu'elle souffrait. Je lui mandais de perdre tout cela en Dieu. Cette parole lui fit un tel effet dans son âme, qu'il m'écrivit d'en être tout étonné, et tout ravi de contentement de ce que cette seule parole, « perdre tout cela en Dieu », avait produit en lui. Pour nous, mes chères Sœurs, nous voudrions bien nous perdre, mais nous voudrions aussi qu'il ne nous en coûtât guère. Nous disons bien à Notre Seigneur que nous nous abandonnons entre ses bras divins, mais nous ne le faisons pas de la bonne sorte. Nous voulons toujours avoir quelques petits soins de nous-mêmes, non pourtant pour le temporel comme pour le spirituel, l'amour propre par sa subtile finesse nous persuadant toujours que si nous nous en mêlons un peu, que tout n'ira pas bien.

Non, ma Sœur, une âme totalement perdue en Dieu ne veut avoir ni de vertu, ni de perfection que ce que Dieu veut qu'elle en ait. Elle travaille [47] fidèlement, parce que Dieu le veut, mais elle lui laisse tout le soin de son travail, et ne se met pas en peine de chercher des moyens nouveaux de perfection, mais ne s'applique qu'à bien employer ceux que la Providence lui fournit et qu'elle lui présente à chaque occasion.

Il est vrai, ma chère Sœur, que bien que l'on se soit parfaitement donné à Dieu, qu'on peut se reprendre facilement. Mais que faire à cela, ma chère fille, sinon de s'en bien humilier, et reconnaître que notre perte en Dieu n'était pas entière, puisque nous avons été si promptes à nous retrouver, et après cet acte d'humilité profonde se reperdre de nouveau, se jeter en Dieu comme une petite goutte d'eau dans la mer, et se bien perdre dans cet océan de la divine bonté pour ne se plus trouver. Et toutes les fois qu'il vous arrivera de vous reprendre, ma fille, refaites la même chose constamment, et si vous persévérez fidèlement à vous redonner toujours, j'ose vous assurer que vous vous perdrez enfin d'une si heureuse perte que vous ne vous trouverez plus. Il est facile de perdre ce qu'on veut bien perdre, et qu'on perd souvent sans apporter du soin à le retrouver, l'on ne pense plus à une chose perdue. Si nous voulons tout de bon nous perdre, ne pensons plus ni à nos cœurs, ni à nos corps, ni à nous-mêmes, ni à nos esprits, ni à rien de tout ce qui n'est pas Dieu ou pour Dieu. Ah! que je voudrais bien voir mes chères filles ainsi perdues ! Ne voulez-vous pas bien entreprendre cette perte si désirable pour votre défi ? Je le désire bien, mes chères Sœurs. Ô Dieu ! Que ces paroles sont fidèles : « Mourons avec Jésus-Christ si nous voulons ressusciter avec Lui »! C'est notre grand saint Paul qui nous les dit, prêtons-lui foi, et vous verrez qu'il dit vrai, parce qu'il est impossible de trouver la vraie et solide vertu qu'en cette mort de nous-mêmes, de nos inclinations et de nos humeurs, pour ranger tout sous l'étendard de la croix de Notre Seigneur. Et avec cela nous souffrons avec tant de répugnances. Ô mes Sœurs ! Mes chères Sœurs ! si le grain du plus beau froment ne meurt, il ne fructifiera point. C'est la vérité éternelle qui nous en avertit, elle est bien digne d'être crue. Si le vieil Adam n'est ruiné, le nouveau ne vivra pas en nous. [48]

Ce bon père qui nous disait dernièrement que les trois compagnes de Jésus avaient été pauvretés, mépris et douleurs, avait bien raison. Choisissons-les pour les nôtres, et nous ferons un bon choix, ou du moins, aimons-les lorsqu'elles nous suivent. Vous dîtes que l'honneur est ce qui touche le plus ? Mes filles, quel honneur doit chercher une âme religieuse que celui qui se trouve dans la vraie humilité et même dans l'humiliation ? Il m'est insupportable de voir une fille de la Visitation attachée

[sur bandeau collé couvrant trois lignes, d’une main récente : « ce passage a été supprimé, parce qu'il s'en trouve un semblable ailleurs »55]

Dans le mépris et la calomnie, voudrions-nous faire comme les gens du monde qui font consister le leur à tant de folies. Il est vrai, une Supérieure a un grand honneur de servir les âmes des épouses de Dieu, mais hors de là, elle n'en trouve qu'à être la plus chargée ; vous n'avez que deux surveillantes et elle en a autant qu'elle a d'inférieures, cela est certain mes Sœurs.

.Entretien 11 (noté 31) : Pour le jour du grand saint André, sur le recueillement.

Vous voulez toujours que je vous prêche, mes Sœurs, et je ne sais point prêcher ; je viens parmi vous chercher l'aumône d'un peu de ferveur en répondant à vos demandes.

Vous voulez donc savoir si vous ne devez pas être bien fidèles au saint recueillement ?

Qui en doute, mes chères Sœurs ; vous savez bien que c'est l'ancienne et vieille leçon de la Visitation. Mais vous me voulez dire par votre demande que je vous explique la beauté et la nécessité de cette sainte et belle vertu du recueillement qui nous est sans doute la plus nécessaire. C'est la bonne odeur et la beauté d'une maison religieuse, et une âme bien recueillie répand une édification incomparable. C'est le grand moyen de nous beaucoup avancer en la perfection ; parce qu'on ne doit pas craindre qu'une âme bien recueillie tombe en des lourdes fautes, ni fréquentes ; je dis en des grandes fautes, d'autant qu'il n'est pas possible de nous [49] affranchir du tout des légères tandis que nous serons en cette vie ; et même il ne faudra pas s'étonner si une Sœur déjà bien avancée dans la vertu, en fit quelqu'une un peu notable. C'est Notre Seigneur qui le permet pour nous tenir en humilité, mais comme une suffit pour l'humilier longtemps, elle n'en fera pas fréquemment.

Une fille bien recueillie fait bien et à propos toutes choses. Elle est prompte à l'obéissance, fidèle à tous ses exercices, soigneuse de ce qu'elle a en charge, modeste, et toujours grandement désireuse de la perfection. Mais, mes chères filles, le recueillement est un don de Dieu que sa divine libéralité départit à qui il lui plaît. Toutefois, j'ose vous promettre que l'acquisition en est en nos mains, et en celle d'une soigneuse fidélité. Il se faut parfois se donner de la peine pour mériter cette grâce que ce grand Dieu donnera à des autres en pur don, sans qu'elles aient encore travaillé pour l'acquérir. Il ne faut pas que toutes la prétende de la recevoir à si bon prix, mais employer toutes nos forces pour nous donner à cette admirable vertu ; et après l'avoir obtenue, confesser encore que Dieu nous l'a donnée par sa libéralité et miséricorde, et que notre peine a été bien petite pour la poursuite d'un si grand bien qui est pour nous le plus rare, le plus précieux et le plus utile, et qui doit être incessamment notre exercice plus ordinaire. Voilà, ma fille, votre question satisfaite, mais je vois bien que vous avez une extrême envie que je vous parle ensuite de l'attention que nous devons avoir à cette sacrée présence de Dieu, à laquelle nous sommes bien toujours. C'est un article de foi que Dieu est présent à tout, et que nous marchons incessamment devant lui, mais nous ne sommes pas bien souvent attentives à cette divine vérité qui est la cause bien des fois que nous tombons en nos défauts ordinaires. Notre Bienheureux Père disait : « Si un aveugle se trouve dans une salle où le roi se trouve aussi, ne le voyant pas, il fera ses gestes et ses grimaces ordinaires ; mais quelqu'un l'avertit que le roi est là, alors il entre en attention et en respect, parce que bien qu'il ne le voit pas, il sait qu'il est là, et cette présence le compose dans sa modestie ». Mes Sœurs, nous sommes tout de même que ce pauvre [50] aveugle. Dieu nous est toujours présent, mais nous n'y sommes pas attentives ; c'est pourquoi nous commettons des péchés en cette sainte présence. C'était une chose qui touchait le plus la Mère Thérèse, de voir que le pécheur commit ses abominations devant l'œil adorable de son Dieu. Nous ne voyons pas Notre Seigneur, mais la foi nous avertit qu'il est en toutes choses, et présent à toutes choses, même dans les plus cachées. Elle nous avertit aussi qu'il réside encore plus spécialement dans notre cœur, et d'une façon bien plus particulière et intime, mais à cause de notre aveuglement, nous en perdons facilement le souvenir et pour cette cause, nous avons besoin de vivifier souvent notre foi. Or comme c'est un article de foi que cette toute présence de Dieu, s'en est un encore que rien n'arrive que par l'ordonnance et le décret de sa divine Providence qui gouverne à son gré tout cet univers, et fait rouler toutes choses à son bon plaisir.

Une âme bien attentive à cette vérité, qui est à la présence de son Dieu, ne se laisse troubler d'aucun événement. Eh bien, dira-t-elle dans les plus fâcheux comme dans les plus heureux, je sais que Dieu m'est ici présent, qu'il est plus dans moi que moi-même, et qu'il ne m'arrive rien qu'il ne l'aie ainsi ordonné et qu'il ne le permette ; que les eaux donc s'enflent et soulèvent pour submerger le monastère, si cette âme est fidèle à ces deux attentions, que Dieu lui est présent et qu'il permet tout ce qui arrive, elle dira doucement, même sans beaucoup de peines : « Ah ! Seigneur ! Puisque c'est vous qui gouvernez et mouvez les ondes, comme vous faites rouler le ciel, voulez-vous m'abîmer et me noyer, j'en suis contente ; je me conforme de bon cœur à vos volontés toujours adorables également pour moi ; je vous laisse faire, et je m'abandonne à vous sans m'enquérir pourquoi vous faites ceci ou cela de moi, pour moi, en moi, et par moi ; mais j'adore avec une profonde soumission vos secrets jugements, je les révère avec toute l'humilité possible ». La peste viendra dans notre ville, dans notre maison même, et la mort ravage tout, cette âme attentive à Dieu dira lors : « Hé ! Seigneur ! [51] Je suis avec vous, vous êtes avec moi, je marcherais dans les ombres de la mort sans rien craindre, vous me saurez bien conduire ; si vous me destinez à mourir de ce mal, votre saint Nom soit béni, j'accepte en ceci comme en tout le reste, votre souveraine ordonnance ; je l'aime, je la suis, et je l'adore de toutes mes forces ». Une Sœur meurt, que cette religieuse ainsi attentive à Dieu et qui est l'adoratrice de sa providence aimait fort, et qui était fort utile au monastère, elle en pleure un peu, cela ne veut rien dire, c'est la nature qui répand ses larmes, car pour l'âme, l'esprit et la partie supérieure, elle demeure paisible, contente, et parfaitement tranquille auprès de Dieu.

Qui donnait, je vous prie mes chères Sœurs, cette grande douceur et égalité d'esprit à notre Bienheureux Père, sinon cette continuelle adoration à la divine présence qui lui faisait recevoir tout ce qui lui succédait et arrivait comme s'il eut vu réellement que Notre Seigneur le lui eût donné de sa puissante et paternelle main. Si on lui donnait quelques mauvaises nouvelles, il n'en était point ému ; pourquoi ? C'est parce que, étant bien attentif à Dieu, il ne pouvait lui rien refuser de ce que cette divine main lui offrait. S'il lui venait à apprendre la mort de ses amis, voyant soudain en cet événement la volonté de Dieu, il s'y conformait. Lui imposait-on des blâmes, lui faisait-on des torts, des injures, voyant parmi ces épines les roses du divin bon plaisir, il supportait le tout avec une patience aussi douce qu'admirable, et l'on le voyait aussi calme que si rien n'eut été. À la mort de madame sa Mère, qu'il aimait uniquement, il n'ouvrit jamais sa bouche pour se plaindre. Il m'écrivit ces mots : « Parce que le Seigneur l'a fait, je me suis tu et n'ai pas ouvert la bouche pour dire une seule parole, et que c'est la main de mon bon Dieu qui m'a donné ce coup ! ». Voilà, mes Sœurs, les fruits de cette divine présence de Dieu, et voilà encore par quel moyen s'acquiert la solide vertu.

Je pensais l'autre jour, que si je pouvais encore avoir un désir propre, j'aurais celui de voir nos chères Sœurs travailler un peu fortement pour l'acquisition de la solide vertu, et à celle de ce saint recueillement. Puisque c'est le plus solide et le plus grand moyen d'acquérir la même vertu et [52] la plus haute perfection. Je ne dis seulement que c'est le plus grand moyen que le saint recueillement, mais je dis que c'est le seul et qu'il n'y en a point d'autre ; au moins, qui voudra avoir un peu de vraie vertu, car pour certaines vertus apparentes, nous n'en voulons point céans, et ce n'est pas de celles que je parle, mais de celles que notre saint fondateur nous a enseignées.

Or sus, je parle toujours, et nos Sœurs ne disent mot. Dites-moi quelque chose, mes chères filles, que j'apprenne aussi un peu de vos bons sentiments que Dieu veuillent bénir.

.Entretien 12 (noté 58) : Comme il faut donner ses suffrages ou voix aux filles, ou comme il faut les leur refuser.

Vous me demandez, mes chères filles, comme quoi il faut dire son sentiment et se comporter pour donner sa voix aux filles qu'on propose pour l'habit ou pour la profession, et aussi comme on doit les refuser.

Je lisais l'autre jour dans le Coutumier, que l'on dira en cette occasion son sentiment en la présence de Dieu, courtement et humblement.

Vous voyez donc, mes filles, comme vous vous devez conduire en cette rencontre, et qu'il ne faut pas faire de grandes harangues, ni à la louange, ni au désavantage des filles proposées, ne pas dire leurs défauts, ni leurs vertus, par le menu. Non, mes Sœurs, tant de paroles ne sont que perte de temps ; quand les défauts remarqués ne sont pas suffisants pour vous obliger à les refuser, à quoi bon de les publier ? De même il suffit de dire en peu de mots, ce que vous trouvez en elle, qui vous oblige de la recevoir, regardez donc bien devant Dieu, le bien et le mal de cette fille, dont il s'agit pour voir si elle a les dispositions pour être reçue, ou bien si elle ne les a pas, s'il faut possible lui donner du temps pour son amendement ; puis dire succinctement et doucement ce que nous connaissons devoir dire en cette sorte ou à peu près : « Ma Mère, il me semble que cette bonne Sœur est bien propre pour nous, qu'elle a les dispositions nécessaires ; je ne reconnais rien qui la puisse empêcher d'être reçue » ; ou bien : « Il me semble qu'elle n'est pas propre, d'autant [53] qu'elle est fort tendre sur elle-même, sujette à se plaindre, qu'elle est opiniâtre, ferme en son jugement, et qu'elle n'a point enfin les dispositions que la règle marque. D'autres fois elle est bien bonne fille, néanmoins, j'y ai reconnu tels ou tels défauts ; il me semble qu'il serait bon de les lui faire savoir, et de retarder un peu sa profession pour voir si elle s'amendera ». Et si vous ne pouvez former aucun jugement, il faut dire tout simplement qu'on ne sait qu'en dire, qu'on est entre-deux. Parce qu'il y a quatre choses : l'une si l'on trouve la fille propre, ou si l'on ne la juge pas propre pour être admise, ou si l'on croit qu'il faudrait lui donner du temps pour son amendement, ou d'autres se peuvent trouver en doute en sorte qu'on ne sait de quel côté la pousser.

Pour la première, il n'y a pas grande affaire : on voit clairement que la fille est bien disposée, on lui donne sa voix sans difficulté. La seconde, on voit aussi clairement qu'elle n'a pas l'esprit propre pour l'Institut : là dessus on lui refuse sa voix très justement. La troisième, on n'y voit pas des obstacles de conséquence, mais, néanmoins, elle n'est pas encore disposée, on le dit tout de même. De la quatrième, l'on est en doute ; or, celle-ci, qui fait bien de la peine, et où se trouve la grande difficulté, il se faut pourtant résoudre, et bien recommander l'affaire à Notre Seigneur, la considérer devant lui, bien consulter la règle et l'intention de notre Bienheureux Père, marquées dans son entretien sur ce sujet. Il faut peser la charité de la maison, qu'il faut toujours préférer à la charité particulière. Mais aussi pour ne point blesser cette charité particulière, il faut bien prendre garde de la refuser si ce n'est point une fille tracassière et un esprit pour apporter du trouble ; il faut considérer qu'elle ne fera pas grand bien, mais qu'aussi elle ne fera pas grand mal ; et si elle retourne au monde, elle sera en danger de se perdre et damner, tout cela est fort considérable ; il faut entendre l'avis de la Supérieure, de l'Assistante, de la Directrice, et celui des Sœurs les plus judicieuses. Qu'il semble que Dieu vous en donne, pourvu qu'ils soient fondés sur la raison ; parce qu'il faut toujours avoir quelques fondements bien solides, pour recevoir ou rejeter une fille, car Notre Seigneur nous fera rendre compte de celles que nous aurons reçues, et de celles que nous aurons refusées. [54]

Oui, mes chères filles, la Supérieure et la Directrice peuvent dire nettement que les filles sont propres à être reçues, ou qu'elles ne le sont pas, et cela peut servir de fondement aux Sœurs et les doit consoler d'entendre parler franchement leur Supérieure, elles ne laissent pas d'être dans une entière liberté de faire ce qu'elles croiront que Dieu leur inspire. La Supérieure ne doit faire aucune chose pour attirer les Sœurs à suivre son sentiment propre en ces matières, ne point tracasser le Chapitre, mais elle doit vous dire simplement son sentiment sans aucune prétention que d'accomplir son devoir qui veut qu'elle aille droitement. Si vous connaissiez ce que Dieu ne veuille pas permettre d'arriver que quelqu'une agit par intérêt, ce qui se connaîtra aisément, il faut bien se garder de suivre son avis s'il n'était pas bon. Il ne faut pas aussi se laisser renverser l'esprit par les belles harangues que quelques Sœurs pourraient faire au chapitre, pour porter les autres à la réception ou au renvoi, faisant de grands récits des vertus, ou des défauts des proposées. Surtout vous, mes jeunes Sœurs professes, gardez-vous bien de vous laisser aller à ces persuasions, mais suivez les lumières que Dieu vous donne, pourvu qu'elles soient bien fondées et appuyées sur la raison. Comme j'ai déjà dit, Dieu ne vous demandera pas compte, si votre Supérieure ou telle ou telle Sœur, ont bien ou mal donné leurs voix, mais seulement si vous avez justement donné la vôtre.

Vous demandez encore ce qu'il faudrait faire si vous voyez une fille qu'on aurait refusée se désespérer et faire des grandes plaintes, en sorte qu'on peut juger qu'elle fit des grands maux au monde, je réponds qu'il faudrait prier pour elle, tâcher de la consoler, et puis la laisser faire parce que l'ayant justement rejetée, comme n'étant pas propre pour notre manière de vie, vous ne répondrez pas du mal qu'elle fera au monde, mais vous auriez bien été punies de celui qu'elle aurait fait en religion.

Vous dites s'il ne serait pas bon que les jeunes professes qui sont encore douteuses et qui ne savent pas former un juste discernement comme il serait requis, ne donnassent point leurs voix. Je dis qu'après le temps destiné par le Coutumier, elles doivent la donner, mais que la Supérieure et la Directrice tâchent toutes deux de les instruire sur ce point, [55] parce qu'elles seraient responsables des fautes qu'elles y feraient, et si on les a bien fidèlement enseignées, les manquements seront pour elles.

Pour retirer les voix, lorsqu'il n'en manque qu'une, de crainte que l'on se soit mépris, il faut laisser cela à la discrétion de la Supérieure, qui en doit faire ce qu'elle jugera.

Enfin il faut toujours s'en tenir là, d'approuver ce que le chapitre fait, et il ne faut nullement se mettre en peine ni avoir du scrupule de n'avoir pas donné sa voix à une fille qui serait reçue, ou de l'avoir donnée à une qui serait refusée. Quand l'on a procédé droitement, il faut vous bien dire, mes chères Sœurs, de faire une grande attention à discerner comme il faut les esprits, parce qu'il y en a qui sont simples, ignorants, et qui n'ont pas grande capacité pour rendre des grands services à la religion, néanmoins, ils ne sont pas pour être rejetés ; ils feront bien pour eux et n'apporteront pas du préjudice à la maison. Il faut bien y regarder et surtout les beaucoup recommander à Notre Seigneur ; l'on a assez du temps entre celui qu'on les propose et qu'on les reçoit pour y bien penser. Elles nous doivent être d'ailleurs déjà fort connues, parce que les Sœurs professes peuvent et y sont même obligées de les observer tout le temps de leur noviciat, mais sérieusement ; il est bon pour cela de bien exercer les novices, et de les mettre aides à divers offices de la maison, comme de l'infirmière, lingère, robière, et semblables, afin que l'on connaisse si elles sont souples, maniables, et mortifiées. La maîtresse les doit encore les exercer dans les mortifications usitées et marquées, comme de porter les lunettes, baillons, détester leurs fautes, faire dire leurs coulpes par la lectrice. Mais les meilleures sont de les bien humilier, avilir, ne tenir aucun compte de ce qu'elles diront, désapprouver tout ce qu'elles font, et telles autres épreuves qui anéantissent les passions et les naturels.

Les Sœurs doivent être assurément fort secrètes, surtout en ce qui se passe en leur Chapitre, et s'il s'en trouve qui ne savent pas retenir leur langue, il faut le leur apprendre par l'imposition des [56] pénitences usitées et ordonnées. Il ne faut nullement souffrir un défaut si dangereux. Mais pour revenir aux novices, je vous dis que oui, qu'il faut les soigneusement avertir au chapitre et au réfectoire, c'est en cela qu'on reconnaît la vertu des filles, pour voir si elles reçoivent comme il faut les avertissements et si elles en font profit. L'on peut parler des défauts des novices à la Supérieure, hormis les professes qui sont encore au noviciat, qui en doivent avertir la Directrice ; mais pour les autres Sœurs, il ne faut pas qu'elles aient la liberté de lui parler sur ce sujet, parce que, sous ce prétexte, l'on peut dire autre chose, et manquer à la perfection de laquelle nous devons être si zélées les unes pour les autres. Pour les voix bien que vous fussiez seule à avoir donné ou refusé votre voix, il ne faut point en avoir de la peine pourvu que vous ayez agi droitement, et comme devant Dieu. Je vous dirais encore un mot sur ce sujet, c'est que je vois que nonobstant les manquements que j'ai connu en cette fille, qui me tiennent en doute si elle est propre ou non, la Supérieure, l'Assistante, et la Maîtresse ont des bons sentiments pour elle, elles disent qu'elles connaissent la bonté de son intérieur, cela est considérable mes Sœurs. C'est pourquoi aux choses douteuses, il ne serait pas mal de pencher du côté des anciennes. Pour moi, si j'étais inférieure, je me tiendrais dans ces occasions, aux avis de la Supérieure. Je trouve que ce fondement est bon parce que Dieu leur donne toujours plus de lumières. Nos Sœurs de Paris sont extrêmement délicates ; à la réception des filles, elles en voulaient mettre dehors une, au dernier voyage que j'y fis ; or, comme je la leur proposais au chapitre, je vis que c'en était fait, qu'il ne restait qu'à ouvrir la porte à cette pauvre Sœur, moi qui connaissais son cœur, et qui avait des bons sentiments pour elle, je leur dis, mes Sœurs, vous vous arrêtez à quelques défauts extérieurs de cette fille, elle a l'intérieur bon, et j'espère qu'elle fera bien et qu'elle sera propre pour nous. Dieu permit qu'elle eût les voix et c'est une très bonne religieuse. La Directrice doit avoir un grand soin d'animer ses novices à l'oraison et à la mortification, parce que ce sont les deux principaux exercices [57] par lesquels elles se doivent perfectionner. Si une Sœur novice pleurait, de crainte de n'être pas reçue, il faudrait la consoler, lui disant que Dieu ne manque point en sa grâce à ceux qui se confient en lui, et qui tâchent de lui être fidèles.

.Entretien (noté 6) : Autre entretien dans une récréation.

Non, mes chères [filles biffé] Sœurs, il est impossible de faire entièrement mourir toutes nos passions ; nous les pouvons bien amortir, mais nous les sentirons toujours. Il est vrai qu'elles peuvent être si endormies, que pour un peu de temps elles ne nous travailleront pas, et qu'à force de les mortifier elles cesseront de nous faire la guerre ; mais parce qu'elles ne sont pas mortes, lorsque nous y penserons le moins, elles se réveilleront si bien, qu'elles nous feront tomber en des bonnes grosses fautes. Vous direz alors : d'où vient ceci, je ne croyais plus avoir des passions, ou, pour le moins, je pensais de m'en être rendue la maîtresse ? Je vous répondrai que parce que vos passions n'étaient pas mortes, elles se font sentir, et qu'elles vous font connaître qu'elles n'étaient qu'un peu endormies, puisqu'un petit bruit les a réveillées. Il y a bien des personnes qui, par une longue habitude à la mortification, les ont endormies d'un sommeil si profond, qu'elles ne se réveillent pas ni si aisément ni si fréquemment. Ces sortes d'âmes ont acquis une certaine domination sur ces petites rebelles, que, dès qu'elles commencent à se révolter, elles ont le pouvoir de les retenir ; et, bien qu'elles fassent quelques échappées, elles sont soudainement en leur devoir et à l'obéissance de la raison.

Mais celles qui ne sont que légèrement ensommeillées et qui ne sont pas encore bien sujettes, elles se réveillent souvent et donnent bien de la besogne et de la peine, et requièrent de l'âme une grande attention sur elle-même, et beaucoup de fidélité à la mortification pour les mieux [58] ranger et dompter. Mes chères Sœurs, il y a une sorte d'âmes qui ont leurs passions accoisées parce que rien ne les contrarie ; car enfin la vertu solide ne s'acquiert qu'au milieu des contradictions. Une personne ne se peut pas dire patiente lorsqu'elle ne souffre rien. Il ne faut que mettre ces âmes ici dans l'occasion pour les connaître, et elles connaîtront elles-mêmes, par leurs faux pas, que leur vertu n'était qu'une vertu apparente et qui ne subsistait que dans leur imagination. Elles ressemblent à ces rivières qui coulent si doucement lorsque le temps est calme et que rien ne s'oppose à leur course ; mais, à la moindre bouffée de vent qui survient, ses ondes s'élèvent et font grand bruit ; leur calme ne procédait pas d'elles-mêmes, mais faute de vent qui ne battait pas sur elles. Je conseille à ces sortes de personnes de se bien humilier, parce que je les assure que leur vertu n'est qu'un fantôme ou un simulacre qui n'est rien moins que vertu. Et Notre Seigneur permet que leurs passions s'élèvent et qu'elles donnent du nez en terre, pour les tenir plus humbles et petites à leurs yeux, leur faisant connaître leur impuissance et ce qu'elles sont sans le secours de Dieu, qui permet pour nous tenir dans cette connaissance si utile à nos âmes, que nous fassions des plus grands manquements lorsque nous avons fait des meilleures résolutions et que nous nous persuadons de vouloir faire des merveilles. Ô Dieu, mes Sœurs, que la créature est peu de chose d'elle-même ! Elle ne doit rien attendre que de la grâce de son Dieu, car, je l'assure, qu'elle n'est rien du tout. Que serait-ce si nous ne faisions point de ces fautes qui nous font aimer notre abjection ? Nous croirions d'être saintes. Ô mes filles ! Bienheureuses seront celles qui font bien de ces grosses imperfections qui leur donnent bien de la confusion aux yeux des créatures ; je les assure que si elles savent bien en faire profit, et tel que Dieu désire, elles se rendront fort agréables aux yeux de Dieu.

Vous demandez si le démon nous peut donner des passions ? Non, ma Sœur, nos passions sont en nous-mêmes ; qui les a plus, qui les a moins fortes ; le diable les peut émouvoir, selon le pouvoir que Dieu lui donne, parce qu'il ne peut rien sans cette divine permission ; mais il ne peut [59] pas en donner, parce que les passions nous sont naturelles et nous les avons dans nous.

Ce qu'il faut faire, dites-vous encore, quand tout à coup l'on sent toutes ses passions émues ? Il ne faut pas se violenter à faire quantité d'actes pour les connaître et pour les ramener au devoir, parce que – possible - elles nous pourraient surmonter ; mais, dans la partie suprême de notre âme, il faut nous joindre seulement au bon plaisir de Dieu, nous humilier ; et, au partir de là, nous tenir en paix et le plus tranquillement que nous pourrons auprès de Dieu. Enfin, il nous faut faire comme nos grangers ont fait aujourd'hui sur leur bateau qui conduisait notre blé sur le lac, qui se sont trouvé subitement en un très grand péril, d'autant que en un instant ils ont vu une très grande tempête s'élever, qui allait sans doute les submerger avec le bateau et tout ce qui était dessus. Hélas ! qu'ont-ils fait ? Ils ne se sont pas opiniâtrés de vouloir prendre le droit fil de l'eau en traversant ces grosses ondes ; non, ils se seraient perdus faisant de la sorte ; mais ils ont très sagement conduit leur barque tout doucement au rivage, et ont suivi le petit jour [sic] des petites ondes, et par ce moyen sont arrivés au port, en évitant l'orage et non en le combattant.

Mes Sœurs, voilà un petit modèle de ce que nous devons faire, lorsque, voguant en grande paix dans notre petite navigation, nous sentons, sans y penser, toutes nos passions s'élever et causer en nous un grand orage, comme si elles nous devaient abîmer ou nous entraîner après elles ; il ne faut pas vouloir calmer nous-mêmes cette tempête, mais nous approcher doucement du rivage, tenant notre volonté ferme en Dieu, côtoyer les petites ondes, pour arriver, par l'humble connaissance de nous-mêmes, à Dieu qui est notre port assuré. Cheminons bellement sans effort, et sans rien accorder à nos passions de ce qu'elles désirent, et faisant ainsi, nous arriverons un peu plus tard à ce divin port, mais avec plus de gloire que si nous avions joui d'un calme parfait et que nous eussions vogué sans peine.

Mes chères filles, êtes-vous satisfaites sur vos demandes ? Je le souhaite bien fort, [60] et que nous fassions toujours notre profit de tout. Dieu nous en fasse la grâce.

.Entretien (noté 19) : Autre petit entretien fait à la récréation, sur la vertu de l'humilité.

Vous avez raison certainement de me dire que, lorsque vous lisez ces deux Constitutions de la modestie et de l'humilité, l'on y trouve quelque chose de si parfait, qu'on appréhende de n'y pouvoir arriver. Non, ma fille, l'on ne saurait y ajouter une plus grande perfection que celle qu'elles nous enseignent. Que voudriez-vous de plus modeste et de mieux réglée, qu'une âme qui serait parfaitement moulée sur la première, et où trouver une plus intime et divine humilité, que celle qui est décrite dans la seconde de ces Constitutions ? Je trouve ces deux points les meilleurs : humilité profonde, et humilité qui ne consiste pas seulement en nos gestes et paroles, mais en vérité et en nos faits. Oui, mes Sœurs, ne parlons plus tant de l'humilité ; ne nous amusons pas la tant désirer, mais venons à la pratique. Cette vertu veut des œuvres, et non des paroles. Voulez-vous être humble, ma fille ? Tâchez de vous bien connaître ; aimez que l'on vous connaisse imparfaite, aimez le mépris en toutes les manières, dans toutes les actions et de quelle part qu'il vienne. Ne cachez point vos défauts ; laissez-les connaître, en chérissant l'abjection qu'il vous en revient. Ne laissez jamais abattre votre cœur pour quelque faute que vous puissiez commettre. Défiez-vous de vous-même, et confiez-vous uniquement et incessamment en Dieu, vous persuadant fortement que, si ne pouvant rien de vous-même, vous pouvez tout avec sa grâce et son puissant secours.

Ma fille, lorsqu'on vous traite rudement, que l'on vous rabat, qu'on vous néglige et qu'on vous humilie, qu'on vous emploie aux offices bas et pénibles, ne pensez pas que ce soit pour éprouver votre vertu ; mais faites confesser à votre cœur que vous méritez bien plus que cela. Ce sont là, à mon avis, les marques d'un esprit humble ; et, lorsque vous serez dans ces pratiques, dites, ma fille, que vous commencez d'aimer l'humilité. Voulez-vous encore connaître si un esprit est humble ? Voyez s'il est sincère à découvrir ses imperfections sans fard et détours, mais de bonne foi ; quand on voit encore une fille qui aime avec joie son abjection et d'être avertie et corrigée, jugez que c'est une âme véritablement humble.

Lorsque je dis qu'il faut aimer le mépris, la correction, le rebut, l'abjection, j'entends qu'il faut l'aimer dans notre partie supérieure et dans la suprême [61] pointe de l'esprit, malgré nos répugnances et nos difficultés ; parce que pour aimer des choses si contraires à notre partie inférieure, d'un sentiment sensible, il ne serait presque pas possible. C'est une grâce que Dieu ne départit qu'à quelques âmes qu'il veut souverainement gratifier, ou pour récompense de notre fidélité, mais cette faveur n'est pas nécessaire.

Vous me demandez si le cœur humble n'est point tenté d'orgueil, et s'il n'a point quelquefois des pensées de vanité ? Oui, ma chère Sœur, il peut avoir des tentations d'orgueil, mais il ne fait pas les œuvres d'orgueil, et elles ne servent qu'à le faire mieux anéantir devant Dieu, et à le jeter plus profondément en sa bassesse et en Dieu. Mes Sœurs, que cette humilité est une grande vertu ! C'est la bien-aimée de Jésus-Christ et de notre divine maîtresse, sa glorieuse Mère. Son sacré Cantique n'est qu'une louange de cette admirable vertu. « Il a regardé, dit-elle, l'humilité de sa servante, et pour ce, toutes les générations me diront Bienheureuse. Il détruira les superbes et exaltera les humbles ». Toute l'Écriture Sainte est remplie des panégyriques des humbles : David, ce grand roi fait selon le cœur de Dieu, dit que le Seigneur est leur protecteur et du simple d'esprit. Enfin, l'humilité attire sur nous les yeux et le cœur du même Seigneur. Mais il faut que ce soit une humilité plus intérieure qu'extérieure. Il ne nous dit pas d'apprendre de lui celle-ci ; mais, oui, bien la première : apprenez de moi, nous dit-il à tous, que je suis humble et doux de cœur. Ô Dieu, mes Sœurs, que c'est une rare pièce qu'un cœur véritablement humble ; l'on ne saurait humilier une âme vraiment humble, parce qu'on la trouve toujours plus bas qu'on ne la saurait mettre. Croyez- moi, mes chères filles, c'est posséder un trésor et une monnaie propre à acheter le ciel et le Cœur de Dieu, que d'avoir la possession d'un grain de vraie humilité.

.Entretien (noté 29) : Petit entretien sur la vraie simplicité, fait à la récréation.

La parfaite simplicité, mes filles, consiste à n'avoir qu'une très unique prétention en toutes nos actions, qui est de plaire à Dieu en toutes choses. La souveraine pratique de cette vertu qui suit celle-là, c'est de ne voir que la volonté de ce grand Dieu en toutes les choses qui nous arrivent de bien et de mal ; parce que par ce moyen, aimant cette volonté [62] adorable, notre âme sera toujours tranquille en tout événement, même dans le retardement de notre perfection, ne laissant pas d'y travailler fidèlement. La troisième pratique de simplicité consiste à découvrir ses défauts sincèrement, sans les ombrager. La quatrième, c'est d'être véritable dans ses paroles, ne les multipliant guère, surtout lorsqu'il s'agit de vous justifier. La cinquième, c'est de vivre de jour à la journée, sans prévoyance ni soin de nous-mêmes, mais faire bien à tout moment, ce qui nous est prescrit, selon notre vocation, nous confiant et remettant uniquement à la divine Providence. Si nous employons fidèlement les occasions présentes, soyons certaines qu'il nous en pourvoira de plus grandes de travailler à son divin service, à notre perfection et à sa gloire. Nous ne saurions assez être vraiment simples et avoir tant de soins de l'avenir. La bonne simplicité rend la personne sans fard et sans réflexion sur ses actions : si elles sont bonnes, vous n'avez que faire de les considérer ; si elles sont imparfaites, votre cœur vous les fera bien voir ; et, si vous vous découvrez bien à ceux qui vous dirigent, ils sauront bien faire ce discernement.

Je trouve que c'est un acte de grande Perfection, de se conformer en toutes choses à la Communauté, et de ne s'en départir jamais par notre choix, d'autant que c'est un très bon moyen de nous unir à notre prochain, et comme c'en est un bien excellent pour cacher en nous notre perfection. Il se trouve même dans cette pratique, une certaine simplicité de cœur si parfaite, qu'elle contient toute perfection. Cette sacrée simplicité fait que l'âme ne regarde que Dieu en tout ce qu'elle fait, et se tient toute resserrée dans elle-même pour s'appliquer à la seule fidélité de l'amour de son souverain Bien, par l'observance de sa règle, sans s'épancher ses désirs à chercher des moyens de faire plus que cela. Elle ne veut point faire des choses extraordinaires, qui lui pourraient acquérir l'estime des créatures, mais elle se tient anéantie dans elle-même. Elle n'a pas des grandes satisfactions, parce qu'elle ne fait rien qui contente sa volonté, ni rien de plus que la communauté. Il lui semble qu'elle ne fait rien ; et, de cette manière, sa sainteté est cachée à ses yeux et à sa connaissance. Dieu la voit seule, qui se plaît dans cette divine simplicité par laquelle elle ravit son Cœur, en s'unissant à lui par un amour tout pur, tout simple, et tout fidèle. Elle n'a plus d'attention pour suivre les lumières de son [63] amour propre ; elle n'écoute plus ses persuasions et ne veut plus voir ses inventions, qui voudraient chercher la propre estime par des grandes entreprises, et par des actions sur éminentes qui nous fassent distinguer du commun.

Une telle âme jouit d'une paix toujours tranquille et peut dire qu'elle est aisée pour s'élever au-dessus de soi, par la possession de l'union divine. Ainsi, mes filles, ne croyez jamais de faire peu de choses lorsque vous ne faites que suivre le train commun.

.Entretien (noté 22) : Entretien fait à la récréation, sur la complaisance, et sur le bonheur d'être employée aux offices bas.

Oui, ma fille, il n'y a point de mal d'avoir un naturel complaisant ; c'est un don de Dieu fort précieux, mais il faut le diviniser. Une personne se plaît de complaire à chacun, parce qu'elle s'en fait un plaisir, cela est bon ; mais il faut rendre cette inclination complaisante encore meilleure, et, de naturelle, la rendre divine, et obliger chacun, non parce que c'est votre penchant de complaire à tout le monde, mais parce que Dieu veut que par cette douceur, qui vous est propre, vous serviez à sa gloire, vous faisant toute à tous, pour les lui gagner tous. Il veut que vous soyez condescendante et douce à votre prochain, pour suivre ce conseil de Notre Seigneur : « Donne encore ton manteau à qui te voudra enlever ta tunique » ; mais ce serait pervertir cet aimable et bon naturel, de complaire par prudence humaine, pour avoir de l'honneur, pour acquérir du bien, pour s'attirer l'estime des créatures et des vaines louanges. Ô Dieu ! Mes filles, qu'on connaît bien par les suites, les personnes qui se servent mal de ce bon et excellent naturel ! Une personne remplie de cette fausse prudence humaine dira : je veux condescendre à cette autre, afin qu'elle m'estime une fille bien démise de mon opinion ; je ferai cette action humiliante pour paraître bien humble ; je ferai ces détours d'amour propre, afin que l'on me croie capable d'une telle charge ; je me rendrai bien soumise à ma Supérieure, bien douce, bien complaisante pour l'obtenir ; et, cependant, je veux qu'elle croie que ma pensée en est fort éloignée et que je me crois bien incapable. Tout ce procédé ne vaut rien, et des actions faites de la sorte, marquent que vous [64] pervertissez toutes les inclinations si bonnes que votre naturel complaisant vous fournit. Il faut opposer à ce défaut un peu de vraie humilité, qui bannit les complaisances et ces prudences purement humaines, et nous fait tout simplement complaire à la créature, pour l'amour de Dieu et des motifs d'une douce charité, qui est bénigne et bienfaisante à tous, en les supportant tous. Je vous dirai à ce propos, ce que notre Bienheureux Père me dit une fois : « Toutes amitiés et complaisances qui trempent dans les amitiés et complaisances des sens, n'ont ni beauté ni bonté, mais sitôt qu'elles sont tirées en Dieu, en l'esprit, en la charité, elles acquièrent un grand éclat. Il faut caresser et complaire au prochain, parce que la douce charité a le bonheur de répandre une sainte édification ; il faut tenir le cœur complaisant au large, et quand il tombera, il lui faut pardonner et prendre le courage et la patience de le redresser amiablement, parce qu'en persévérant ainsi, l'on formera un cœur bien humble, gracieux, maniable, qui par après, rendra des grands services à notre Seigneur ». Dieu nous en fasse la grâce, mes très chères Sœurs ; je suis courte, parce que je veux encore vous dire un mot sur l'autre demande.

.Suite entretien (noté 22) : Demandes s'il se trouve des offices bas en Religion, excellentes consolations pour les Sœurs domestiques.

Mes chères Sœurs, je ne saurais me soumettre à croire que rien de ce qui est ordonné par la sainte obéissance dans la religion, puisse être abject ni humiliant, puisque tout est d'un si grand prix qu'il peut mériter de plaire à Dieu et acquérir le ciel. Et si notre Bienheureux Père ne m'eût dit que le rang de Sœur domestique est un office d'humiliation, je ne l'eus jamais pu me le persuader. Mais bien qu'il y ait des charges abjectes, nous serions trop heureuses qu'elles nous fussent données pour notre partage. Que les domestiques sont heureuses ; mais je dis qu'elles sont heureuses ! Elles sont destinées à servir les épouses de Notre Seigneur Jésus-Christ, sans avoir jamais d'autres prétentions. Tout les porte à Dieu, si elles sont fidèles, et Dieu répand de douces bénédictions en leurs cœurs lorsqu'elles font gaiement et pour son amour leurs offices.

L'on tient, dans les religions les mieux réformées, qu'il n'y a point d'emploi aussi qui fasse plus de saints que celui-là, parce qu'enfin elles n'ont aucune autre pensée que de plaire à Dieu, en travaillant soigneusement pour lui, étant [65] dans les occasions de servir incessamment le prochain, de faire des pratiques de patience, de soumission et de ces deux saintes vertus d'obéissance et d'humilité. Je ne puis m'empêcher de penser que le Bienheureux m'a fait un peu de tort, de ne pas m'accorder la demande que je lui ai si souvent faite, qu'il lui plût que je passasse, après que les premières fondations furent faites, le reste de mes jours en cet office, sans avoir d'autres soins que d'obéir, pour penser à réformer ma vie ; mais j'ai bien sujet d'aimer mon abjection, de n'avoir pas été trouvée digne de servir les épouses de mon Maître. J'aurais été plus qu'heureuse en cette désirable condition ; mais il me faut aimer celle où je suis, puisque c'est le divin bon plaisir de mon Sauveur, et vivre en crainte, afin que, conduisant les autres, je ne me perde pas moi-même. Mes Sœurs, ne mettez pas la tête en terre56, car je ne dis que la pure et vraie vérité, toutes celles qui ont charge d'âmes devraient vivre en crainte et en grande humilité, sous le pesant faix qu'elles soutiennent. Elles distribuent le pain spirituel aux autres ; mais elles le doivent manger elles-mêmes et prendre en Dieu la force qui leur est nécessaire. Elles ont besoin de constance, de charité et de diligence. Je vous ai donné un beau et bon défi, et je ne l'observe pas moi-même. Je fis hier une faute, et j'ai manqué aujourd'hui d'en faire une pratique ; dire et ne faire pas, c'est nourrir les autres et nous ôter à nous-mêmes le pain. Tous doivent vivre en crainte ; l'Écriture le dit : faites votre salut avec tremblement ; mais ceux qui gouvernent les âmes doivent craindre plus que les autres, car, si saint Paul dit : « Si je châtie mon corps, c'est de peur qu'en prêchant aux autres, je ne sois moi-même réprouvé ». Que devons-nous faire, nous autres, faibles femmelettes ? Nous devons faire le mieux que nous pouvons, et puis espérer en la miséricorde de Dieu. Oui, mes Sœurs, il fait bon espérer en Dieu, David le dit, en faisant le bien.

.Entretien (noté 41) : Entretien de notre digne Mère, fait à la récréation, sur la Providence Divine.

Oui, ma Sœur, c'est un vrai point de la plus haute et sublime perfection, que d'être entièrement remise, dépendante et soumise [66] aux événements de la divine Providence. Si nous nous y sommes bien remises, nous aimerons autant d'être à cent lieues d'ici, qu'ici même ; et possible mieux, pour y trouver plus du bon plaisir de Dieu et moins de notre propre satisfaction. Il nous serait indifférent d'être humiliée ou exaltée, que cette main ou cette autre nous conduise, d'être en sécheresse, aridité, tristesse et privation, ou d'être consolée par la divine onction et dans la jouissance de Dieu. Enfin, nous nous tiendrions entre les bonnes mains de ce grand Dieu comme l'étoffe en celles du tailleur, qui la coupe en cent façons pour l'usage qui lui plaît et auquel il l'a destinée, sans qu'elle y apporte de l'obstacle ; ainsi nous endurerions que cette puissante main de Dieu nous coupe, martèle et cisèle, tout comme elle veut que nous soyons faites une pierre propre pour son édifice, et les afflictions comme les délices ne seraient qu'une même chose, nous écriant, avec notre grand Père : « Coupez, tranchez, brûlez, mon Seigneur Jésus-Christ, pourvu que je sois avec vous et que je vous possède, je suis contente ! ». Mes Sœurs, ne parviendrons-nous jamais à la totale destruction de nos sentiments humains et à la ruine de la prudence humaine, pour voir d'un œil pur, d'une vraie foi, la beauté et bonté des afflictions, des souffrances, des pressures de cœur, des dérélictions et maladies ? Le monde ne s'attache qu'à l'écorce, et ne passe point à voir la moelle cachée sous la douceur de la croix ; il ne voit que l'écorce, qui paraît rude et fâcheuse ; mais il ne pénètre point jusqu'au-dedans, où l'on goûte plus de plaisir, si l'on aime bien Dieu, que l'on n'en trouvera jamais dans la jouissance des faux et vains contentements, que le même monde peut donner. L'esprit humain voit une personne délaissée, persécutée et mortifiée ; il la croit misérable et pleurerait volontiers de compassion sur elle, mais si il discernait et pénétrait la douceur que Dieu fait trouver à cette âme dans cette même humiliation, il aurait de l'envie pour le bonheur qu'elle possède d'être admise à l'honneur de la divine familiarité, en même temps que la créature l'a comme rejetée.

C'est un grand trait de la divine Providence, qui permet l'infidélité de la créature, qui fait que les affaires nous succèdent mal et contraires quelquefois à nos désirs, afin que notre cœur, que Dieu a créé libre et désengagé, se vienne reposer en lui ; parce que ce pauvre cœur est si faible, que, s'il rencontrait toujours dans les créatures du contentement, il irait avec peine au Créateur. Les yeux de la chair ne voient pas bien cela, mais Dieu le voit pour [67] nous, qui sait que la souffrance et l'humiliation nous rendent conformes à son Fils, Notre Seigneur Jésus-Christ.

Mais pour nous, mes chères Sœurs, que la divine miséricorde a séparées du monde, qu'elle a retiré dans ce cloître pour nous distinguer par tant de grâces et de bienfaits du reste des créatures, soyons toujours prêtes à faire et souffrir tout ce que Dieu veut de nous, ne disant jamais : c'est assez de peines, de mépris et d'abnégation ; mais, me voici toute soumise et prête à faire votre bon plaisir. C'est vivre selon l'esprit, de parler de la sorte, et non selon les mouvements de la partie inférieure, qui n'entre point en partie dans cette façon d'agir si parfaite. C'est par cette voie que les vraies filles de la Visitation doivent vivre. Le bon Job s'écriait sur son fumier, que celui qui a commencé de m'affliger parachève seulement son œuvre en moi ; j'y trouve mon plaisir, parce que je vois le sien dans mon extrême souffrance, et je bénis son saint Nom au milieu de cette rude épreuve. La vraie résignation consiste toute dans le sentiment de cette miraculeuse patience, et à bénir Dieu de ce qu'il nous a ôté, comme de ce qu'il nous a donné. Il faut vous avouer la vérité, mes chères Sœurs, que j'aurais bien de la sainte joie de vous voir toutes bien abandonnée au bon plaisir de ce grand Dieu, et soumises à sa divine Providence. Notre Bienheureux Père me disait un jour, que c'était là le rendez-vous unique de notre cœur, que nous n'en devions point avoir d'autre.

La grande besogne que nous trouvons en nos règles et la perfection angélique à laquelle cet Institut doit aspirer, ne consiste pas à une grande multiplicité d'actes et d'œuvres pénales, beaucoup estimés du vulgaire ; mais elle nous conduit à la perfection de l'esprit, toute cachée en Dieu. C'est là notre excellence, de voir la volonté de Dieu en toutes choses et la suivre. Cette vie cachée nous conduit à l'union divine, et à la séparation de toutes les choses créées et à une parfaite pureté de cœur, qui plaît infiniment à Dieu, qui nous a ainsi cachées pour ne vivre qu'en Lui. Faisons de notre douce clôture un paradis en terre, faisons de nos cellules le séjour de l'Époux ; et rendons tout notre monastère le lieu de ses délices, et le midi de son amour pour s'y venir reposer. Nous le pouvons par sa grâce ; ayons seulement un grand courage et nous obtiendrons cette grâce, en observant nos règles exactement, en faisant toutes nos actions dans une profonde, sincère et franche humilité, vivant dans la parfaite abnégation de nous-mêmes, dans une pauvreté dépouillée de tout, ne vivant, respirant ni aspirant que pour [68] ce céleste Époux de nos âmes, en aimant tendrement et également nos chères Sœurs, et en louant et servant Notre Seigneur d'un esprit joyeux et content dans l'état de notre vocation, vivant enfin paisibles et tranquilles sous les ailes de sa divine Providence, qui prend tous soins de nous. Sa grâce ne nous manquera jamais, soyons-lui fidèles ; suivons ses attraits, et Dieu bénira de sa grande bénédiction, nous et nos desseins.

.Entretien (noté 11) : fait à la récréation.

Je trouve votre raison bonne et véritable, ma chère fille, que si l'on n'est pas bien charitablement attentif lorsque nous parlons, qu'il est très facile d'y offenser Dieu et notre prochain par nos paroles ; aussi l'Écriture nous avertit que celui qui garde sa langue, garde son âme, et que celui qui ne pèche point par la même langue est homme parfait. Il est tout vrai, vrai aussi que comme nous pouvons offenser en parlant, nous pouvons offenser aussi en nous taisant. L'on me dit du bien d'une personne que je n'aime pas beaucoup, qui ne me revient pas, qui m'a fait du déplaisir, ou pour quelque autre motif ; je me tais, ou je réponds froidement ; je ne suis pas pour lors exempte de coulpe, parce que je fais connaître que je n'estime pas celle de qui l'on me parle si avantageusement, et par ma froideur ou pour mon silence, je diminue possible la bonne opinion que l'on avait de cette personne ; ainsi l'on peut offenser Dieu et le prochain en nous taisant, comme l'on le peut faire en répondant aux louanges données à ces personnes que nous n'aimons par sympathie ou contre qui nous avons quelques petites froideurs, par certaines paroles cachées et qui tomberont comme une huile bouillante sur le cœur de celle qui nous parle, qui fera une tache ineffaçable à l'estime de celle de laquelle elle nous disait la vertu ou la bonne qualité. Et cette mauvaise impression que nous aurons donnée retombera sur notre conscience et nous serons coupables devant Dieu. Dieu dit qu'il hait six choses, mais qu'une septième lui est en abomination ; à savoir ceux qui désunissent les cœurs et qui sèment la discorde entre les frères. Tâchez donc d'éviter, mes chères Sœurs, toutes les paroles de rapports et de désunion, mais je vous en conjure de tout mon cœur.

Vous me demandez ce qu'il faut faire, ma chère fille, quand l'on n'a pas des sentiments d'estime d'une Sœur, et qu'on nous en vient parler. Il ne faut pas vivre, ma chère Sœur, selon notre sentiment, en la maison de Dieu ; si l'on voulait vivre selon iceux, l'on devrait demeurer au monde. Certainement, ma fille, je vous dis [69] qu'il ne faut pas agir selon nos aversions. Et soit que nous estimions une Sœur ou non, nous en devons toujours parler en bonne part, et contribuer cordialement à ce que l'on nous en dit.

Ô Dieu, mes Sœurs ! Que l'amour propre a de la finesse. Nous aurions milles vertus à dire d'une personne, pour laquelle nous aurons un peu d'inclination, de sympathie, ou quelques obligations, bien qu'elle ne soit pas si vertueuse qu'une autre de laquelle nous n'aurons rien à dire ; agir de la sorte ce n'est pas agir en fille de Dieu, mais en fille du monde, non pas selon la grâce, mais selon la nature, parce que Dieu désire que le bien qu'il a mis en ses créatures soit publié, et lorsque nous le cachons, le couvrons, ou que nous le taisons, nous ne lui faisons pas une petite offense. Si l'on nous dit qu'une personne ou Sœur, est bien simple, et qu'elle agit avec grande droiture, et que nous l'ayons reconnue fort fine et extrêmement double, vous ne devez pas vous taire, mais répondre doucement et cordialement : oui cette bonne Sœur a un bon cœur, c'est une âme toute de Dieu qui le veut bien aimer, ou telle autre chose qui se trouve dans les plus imparfaites créatures du monde. Si vous craignez de mentir répondant sur la vertu qu'on vous raconte d'elle, bien que vous deviez croire comme dit notre Bienheureux Père que cette Sœur est possible bien changée depuis les manquements que vous lui avez vu commettre, opposés à la vertu dont on la loue devant vous, puisqu'il ne faut qu'un moment pour rendre un grand pécheur, un grand saint. Enfin c'est une chose extrêmement délicate que le prochain ; on n'y faut guère toucher pour ne pas offenser Dieu. Je dis très souvent, et je trouve que j'ai raison de le dire, si nous avions la vue bien éclairée de ce côté-là, nous ne serions pas en peine de trouver matière d'absolution dans nos confessions. Mais, parce que nous ne regardons pas de bien près ce qui concerne cette douce charité du prochain, nous croyons avoir raison en tout ce que nous disons. Et je vous assure que nous sommes bien souvent déçues et trompées par l'inclination propre, qui est bien dangereuse dans un monastère et dans une communauté religieuse, ou par la subtilité de notre amour propre, et même par la bonne estime que nous avons de nous-mêmes, qui nous fait croire qu'il est impossible que nous puissions nous tromper. Demandez voir à ma Sœur Telle si je ne dis pas la vérité. Vous désirez ne point mentir. Ô Dieu ! Ma fille, c'est un grand secret pour attirer l'esprit de Dieu dans vos entrailles : « Seigneur, qui habitera dans vos tabernacles ? » dit David. Celui, répond-il, qui parle en vérité de tout son cœur. [70] J'approuve le parler peu, pourvu que lorsque vous parlerez vous le fassiez gracieusement et charitablement, non point avec mélancolie et avec artifice ; oui, parlez peu, mais parlez doucement ; peu et bon, peu et simple, peu et rond, peu, mais amiablement. Les actions qui de soi sont bonnes, si elles ne sont bien faites, elles ne nous rendront pas bonnes ; les œuvres justes ne nous rendent pas justes, si nous ne les faisons saintement. Plusieurs font beaucoup de bonnes actions, et des justes et des saintes, qui ne sont pas pourtant ni bonnes, ni justes, ni saintes. Or, mes filles, pour faire des vraies œuvres bonnes, justes et saintes, il faut les faire purement pour la gloire de Dieu, et parce qu'il est bon et juste de le servir saintement, faisant tout ce que nous faisons humblement, simplement et tranquillement, et surtout amoureusement pour Dieu, sans se rechercher soi-même, ni aucune satisfaction propre, mais arrêter nos yeux à l'éternité qui nous attend et que nous espérons. Rien n'est stable que Dieu ; tout passe, les travaux comme les consolations ; et tout le bien consiste, comme dit saint Paul, à faire des bonnes œuvres.

.Entretien (noté 15) : Entretien où elle raconte un acte d'obéissance qui l’a consolée.

Mes Sœurs, il faut que je vous fasse part de quelques nouvelles que je viens de recevoir qui m'ont fort consolée. C'est que ma Sœur la supérieure de Lyon, en Bellecour, m'écrit que, comme elle pensait le moins à la fondation de notre monastère du Puy, croyant que le traité en était ou rompu ou fort retardé, elle vit arriver l'équipage, que la ville avait député, pour conduire les Sœurs et les venir quérir, avec ordre exprès de partir le lendemain de leur arrivée, de manière qu'elle fut contrainte de préparer toutes choses pour le départ de ses chères filles, le soir même. Elle ne les put toutes choisir, et elle fut contrainte d'attendre le matin à les nommer, ce qu'elle fit, trouvant tant de véritable soumission dans ces chères âmes, que, de toutes celles qui furent nommées, il n'y en eut pas une qui dit une parole ou qui fit une réplique, ni qui demandât à voir personne avant que de partir ; mais s'en allèrent toutes, soumises à la volonté de Dieu, joyeusement à travailler à sa gloire. Un acte d'obéissance si parfait, mes chères Sœurs, est d'un grand exemple, et j'en ai été plus consolée que si l'on m'avait avertie que l'Institut avait acquis un grand trésor d'un million d'or. Mes filles, seriez-vous bien prêtes de [71] faire la même pratique ? Si vous ne vous trouvez pas dans cette disposition, je vous prie de croire que vous n'êtes pas aussi des filles bien obéissantes, et que vous ne méritez pas le nom de filles de la Visitation, qui devriez être prêtes d'aller au bout du monde avec indifférence, pourvu que vous y trouviez une maison de la Visitation pour observer vos vœux et vos règles. Être attachée à ce monastère qu'à un autre, c'est marquer que notre cœur ne cherche pas Dieu en simplicité. Comme je vous ai dit plusieurs fois, qui ne cherche que Dieu est content partout où elle le trouve, et en tous les lieux où elle peut accomplir sa volonté et travailler à sa gloire. Hé ! Mon Dieu ! Si nos âmes ne cherchent, ne prétendent et ne veulent que votre amour, de quoi se fâcheront-elles lorsqu'on les change de maison, puisqu'elles vous emportent toujours avec elles, et qu'elles vous trouveront aux mêmes lieux qu'elles sont envoyées ? Je ne ferais nul état, je dis nulle estime d'une fille, pour sainte qu'elle fut, si je ne la voyais disposée à être envoyée au bout du monde, parce que s'aimer au lieu où elle sert Dieu, c'est signe qu'elle aime plus le lieu et la consolation qu'elle y trouve, que le Dieu qu'elle sert. Il y a trois ou quatre de nos maisons qui me demandent des filles de céans, mais avec une instance très grande. À la vérité, vous me tromperiez fort et je serais extrêmement fâchée de ne vous pas trouver prêtes à faire tout ce que je voudrais, et soumises aux ordres de l'obéissance. Mais il faut vous préparer, vous disposer à ces grands actes. Je ne vous avertirai que huit jours devant, et c'est bien trop pour des filles parfaites, qui veulent servir Dieu au gré de sa Majesté, et non au gré de leur amour propre. Lorsqu'il s'agit de partir pour une mission où l'on va sept ou huit ensemble, cela passe, me direz-vous, mais cela n'est pas si parfait que ce que je veux de vous présentement c'est qu'il s'agit d'obéir pour aller, une en un lieu, l'autre en un autre, deux ici et deux là, se séparant de la sorte pour s'unir mieux au bon plaisir de Celui pour la gloire duquel nous faisons tous nos petits sacrifices. Il faut une vertu solide, dans de pareilles occasions ; mais nous témoignerions de n'en point avoir du tout, d'avoir des égards sur nous-mêmes, lorsqu'elles ne sont présentes, et de refuser d'acquérir de si grands mérites que tels actes acquièrent sur nos âmes.

Mes chères filles, les bons Pères jésuites nous doivent beaucoup encourager par leurs exemples dans de pareilles rencontres, car, pour l'ordinaire, on ne les envoie pas plusieurs ensembles, mais un billet seul de leurs supérieurs en fait [72] partir un pour les Indes et deux pour le Japon. Hélas ! Où vont-ils ? Parmi des infidèles, où leur vie sera en des dangers perpétuels. Ils ne vont pas en des lieux où ils espèrent de trouver une maison de leur sainte Compagnie, mais ils partent pour vivre comme des personnes apostoliques, dispersées ici et là pour ramener des brebis errantes au bercail de l'Église. Ils n'attendent aucune satisfaction, aucune commodité, mais ils n'espèrent que l'unique et souveraine consolation de gagner des âmes à Dieu, en exposant tous les jours leurs corps à la mort et au martyre.

Ô Dieu ! Mes Sœurs, qu'ils sont heureux ! Mais pour quel Dieu font-ils de si grandes choses ? C'est pour le même que nous servons, mes filles ; le désir d'augmenter la gloire d'un si grand Roi les fait aller d'aussi bon cœur au Japon, en Éthiopie, qu'ils iraient dans un des plus grands, des plus fameux, et des meilleurs de leurs collèges d'Europe ; nous ne sommes, possible, pas si heureuses, pour être destinées à porter si loin la croix de Notre Seigneur et à faire de si grandes œuvres ; mais, au moins, soyons toujours prêtes pour aller, pour venir, pour demeurer et pour retourner où Dieu et nos supérieurs le voudront ; autrement, je vous déclare que vous n'êtes pas des vraies épouses de Dieu, et que votre vertu n'est que dans votre idée et non réelle et subsistante en Dieu.

Vous me dites, mes filles, que l'on est bien prête d'aller volontiers où l'obéissance vous destine, mais qu'il vous fâche de quitter le précieux dépôt du corps de notre Bienheureux Père et de vous éloigner de votre vieille Mère, son indigne fille ? Hélas ! Ce Bienheureux veut qu'on s'attache à son esprit et non pas à son corps ; nous trouverons son esprit et son assistance partout. Cette excuse n'est qu'une défaite d'amour propre, aussi bien que celle de se plus attacher à une Supérieure qu'à l'autre ; nous ne serons pas des vraies servantes de Dieu, qui est l'unique qualité que je vous souhaite le plus.

.Entretien (noté 14) : Entretien fait à la récréation.

Mes filles, j'ai eu ce soir une distraction dans le chœur, je ne sais si c'est à Complies ou à l'oraison, de chercher une Supérieure pour cette maison, et de vous demander à toutes, si vous ne seriez pas bien prêtes d'obéir à une Supérieure bien fantasque et pour laquelle vous n'auriez guère d'estime, si Dieu vous la destinait ? Mes Sœurs, ne voudriez-vous pas avoir une obéissance si aveugle et aussi fidèle qu'à celle que vous aimez et que vous [73] estimez ? Je m'attends bien que vous me répondrez que oui, et j'espère fort de trouver cette sainte indifférence dans vos chères âmes, tant j'ai de la bonne opinion de votre vertu. En effet, mes chères Sœurs, si nous obéissons pour Dieu, que devons-nous regarder à la personne qui nous commande, pour voir si elle est à notre gré ou non ? Hélas ! si nous venions jamais à regarder à notre propre intérêt, dans notre obéissance, nous serions bien malheureuses d'en perdre de la sorte le mérite, qui est d'autant plus grand, que nous obéissons avec plus de répugnance et à des personnes moins parfaites, parce que nous avons lors plus d'égard d'obéir purement pour Dieu, où gît la perfection de la pratique de cette vertu ; et le vrai obéissant obéit avec autant de joie, de soumission et d'indifférence, au moindre, comme au plus relevé. Dieu, par sa sagesse souveraine, a disposé en cette manière l'ordre de l'univers ; il a rendu toutes les créatures soumises et dépendantes les unes des autres ; l'Église entière et universelle obéit au Souverain Pontife comme au vicaire de Notre Seigneur Jésus-Christ ; chaque partie de cette divine Épouse a un chef, un évêque, auquel elle obéit ; toutes les religions ont de plus un Supérieur duquel chaque particulier dépend ; toutes les familles particulières ont un père de famille pour la diriger et gouverner. Je ne parle pas des obéissances et sujétions politiques, des rois, des princes, des gouverneurs, des soldats à leur capitaine, de tout le corps de l'armée au général ; obéissance pourtant si exacte, qu'elle nous confondra possible devant Dieu ; mais je ne vous parle que pour vous faire connaître qu'étant toutes destinées à obéir, nous le devons justement faire pour suivre l'ordre de Dieu, qui doit être notre fin unique dans notre soumission ; aussi tient-il fait à lui-même ce que nous faisons à l'égard de la personne de nos supérieurs.

Venons à la conclusion, mes Sœurs : ne seriez-vous pas prêtes d'obéir à ma Sœur N., si Dieu vous la donnait pour Supérieure, et à ma Sœur Françoise-Madeleine, qui est la dernière de toutes, ou à quelque autre de nos jeunes professes, si elle vous commandait des choses rudes ; et après, n'exécuteriez-vous pas exactement et à l'aveugle leurs ordres ainsi difficiles, puisque je sais qu'il n'est céans ni jeune, ni ancienne qui, pour rude qu'elle fût, ne voulut rien ordonner contraire à nos observances ? Mes filles, si vous vous trouvez en cette sainte et désirable détermination d'obéir à toutes les Supérieures [74] généralement, et que votre cœur l'assure, qu'en vérité il se trouve prêt d'agir dans cette perfection tout le temps de sa vie, dans une vraie humilité, sincérité et soumission, qu'elle dise hardiment : le Seigneur me gouverne, je n'ai besoin de rien, et qu'elle s'anéantisse devant Dieu dans une humble reconnaissance que c'est un don qui lui est départi de la bonne main de son divin Maître, de laquelle tout bien dérive, qu'elle lui rende des humbles Actions de grâces, parce que je la peux assurer qu'elle a de la vertu. Mais que celles qui ne se trouvent pas dans cette disposition s'humilient profondément devant sa divine Majesté, confessant que leur vertu est bien faible et délicatement enracinée dans leurs cœurs.

Remarquez encore ce que je vais vous dire ; pensez que je ne vous le dis pas sans cause, et sans y avoir bien pensé avant que de vous en parler : c'est la vraie marque d'un esprit qui ne va pas droit à Dieu et qui n'a des égards que pour ses intérêts propres, sans savoir ce que c'est obéissance, d'aimer plus à obéir à une Supérieure pour laquelle nous sommes prévenues d'estime et d'amitié, qu'à une autre qui nous contredirait incessamment. Mes Sœurs, qui désire de plaire à Dieu et d'obéir à ses volontés, si son désir est sincère, son cœur se trouve dans une totale dépendance à la divine Providence, pour obéir à quelle personne que ce soit, parce qu'il sait que tous ceux qui lui commandent lui représentent Jésus-Christ. La Communauté de céans a souvent changé de Supérieure ou de celles qui tiennent sa place, par mes fréquentes sorties et longues absences, à cause de la multitude des fondations que nous faisons, mais aussi, elle n'en vaut pas moins. Non, mes Sœurs, il n'en est aucune qui marche d'un meilleur pied que celle-ci, et elle ne saurait être mieux qu'elle n'est. C'est une grande bénédiction de vous voir si bonnes, mes très chères filles, c'est ce qui me fait souhaiter que Dieu vous donne une meilleure Supérieure que je ne suis. L'on me trouve trop indulgente, et je vois moi-même que je n'ai pas assez l'esprit de mortification pour vous bien exercer, pour vous contrarier, afin de vous mieux faire avancer dans la plus haute perfection, et pour vous rendre, de bonnes que vous êtes, excellentes et parfaites, parce qu'il faut monter toujours plus haut dans la voie de Dieu, et il n'est point de meilleur moyen, pour faire cet avancement, que d'avoir [75] des Supérieures bien opiniâtres, qui nous bouleversent toutes, qui aient une façon de commander rude et forte. Ce serait lors le temps de faire une copieuse et abondante moisson des bonnes vertus, parce que notre obéissance serait solide. Le vénérable père, Frère Jérôme de la Mère de Dieu, étant novice, se trouva sous un Supérieur qui était d'une humeur si étrange et si remplie de sévérité, qu'il fut prêt d'en perdre sa vocation ; mais Dieu, ayant béni sa fidélité, lui départit le don de persévérance, et il confessa lui-même qu'ayant été fidèle à se surmonter, il fit plus de profit, en cette année-là, qu'en plusieurs autres ensemble, sous des Supérieurs discrets, doux et raisonnables.

Pour moi, je ne puis comprendre que nous puissions appréhender d'avoir de ces sortes de Supérieures qui auraient la tête un peu verte. Si j'étais toujours comme je me trouve présentement, il m'est avis que je serais ravie d'en avoir une telle qui ne m'épargnerait point, moi toute la première, et assurément, je suis prête, par la grâce de Dieu, d'obéir, depuis la première ancienne de l'Institut jusqu'à la dernière novice, parce que je sais que, lorsqu'il y a moins de la créature, il y a plus de Dieu, et que je le glorifierai d'autant mieux, que je serai moins satisfaite dans ma partie inférieure, de celle qui me commande. Mes Sœurs, il faut vous tenir prêtes ; possible que ce temps viendra et que Notre Seigneur vous enverra une Supérieure faite de la sorte, sous la conduite de laquelle vos âmes feront beaucoup de profit, et vous connaîtrez pour lors que tout le bien d'une religion vient d'avoir des supérieures qui exercent bien leurs inférieures, puisque leur obéissance est alors assurée, n'étant accomplie et pratiquée que simplement et purement pour Dieu, pour sa gloire et son plaisir, puisqu'il ne s'en trouve ni de notre part, ni de celle des supérieures. C'est dans ces sortes de pratiques que la solide vertu se nourrit. Ô Dieu ! mes très chères Sœurs, tâchons d'en acquérir un peu, de ces grandes vertus solides, en nous appuyant tout à fait sur le secours de Dieu. Je voudrais pouvoir écrire tout ce que je vous ai dit ce soir, afin qu'il fût mieux gravé dans vos bons cœurs. C'est Dieu qui me l'a fait dire, puisque c'est lui seul d'où la moindre bonne pensée nous vient. Je me suis sentie extrêmement affectionnée à vous entretenir sur ce sujet, Dieu m'en a pressée ; [76] et soyez donc toutes pénétrées, mes filles, de ce désir unique de dépendre entièrement de l'ordre de la Providence. Laissons-nous entre les bras de la divine Bonté, et laissons-lui la liberté de nous porter à droite et à gauche ; qu'il nous suffise, je vous prie, d'être aux soins de ce grand Dieu, et laissons-nous conduire en quel lieu il nous voudra, puisque, partout où sa main nous posera, nous accomplirons son adorable volonté par le moyen de la sainte obéissance.

.Entretien (noté 35) : Petits avis sur l'oraison, donnés à la récréation.

Il faut souvent user de cette pratique d'abnégation intérieure, de demander à Dieu, dans tous nos exercices, la parfaite nudité ; mais quand il nous arrivera quelque autre trait d'amour, d'union avec Dieu, de confiance en sa bonté, il faut s'y bien exercer, en user fidèlement, sans les troubler ou interrompre pour vouloir pratiquer l'abnégation. Tout ce que doivent prétendre celles qui commencent de s'adonner à l'oraison, doit être de travailler à se résoudre et disposer, par tous les efforts d'esprit et de cœur imaginables, de conformer leur volonté à celle de Dieu, parce qu'en ce point seul consiste la plus haute perfection que l'on puisse obtenir dans la vie spirituelle. Il faut vivre au jour de la journée présente, sans user de prévoyance ni de soin de nous, pour l'avenir ni pour le présent ; faire les choses ainsi qu'elles se présentent, profiter de tout de bonne foi et sans autre égard que de plaire uniquement à Dieu, par les seuls moyens que notre vocation nous en fournit, sans user de recherches étrangères.

Il faut que l'âme soit fidèle à donner lieu à la parole de Dieu, si nous voulons qu'elle opère en nous, et que Dieu puisse disposer de nos cœurs selon sa volonté, et afin d'obtenir la grâce que nous-mêmes puissions adhérer à cette volonté adorable. L'âme qui se trouve encore atteinte et remplie de mille imperfections est ridicule de prétendre déjà aux goûts divins, aux sacrées consolations ; elle n'a encore acquis les vertus qu'en désir, et voudrait déjà en avoir les plus douces récompenses, que Dieu a coutume de donner à celles qui les possèdent en effet, et par [77] une longue et constante pratique. Devant que de prétendre aux couronnes et à la gloire, mes filles, il faut embrasser la croix de Notre Seigneur dans les sécheresses qui nous arrivent dans l'oraison. Ce doit être notre premier exercice, et celle qui souffre le plus est la plus heureuse. Vous devez avoir l'âme constamment pénétrée de cette vérité, que le cœur qui a offensé la bonté de Dieu ne doit jamais demander ces plaisirs divins et ces jouissances adorables de douceurs ineffables dont les âmes innocentes ou purifiées par le saint amour, jouissent.

Nous ne les devons point prétendre ni croire les mériter, quels que soient les services que nous puissions rendre à la divine Majesté. Il y a faute d'humilité, de faire tant de cas de servir Dieu par les sécheresses, de s'en tant plaindre ; Dieu nous les donne pour nous rendre humbles et non pour nous inquiéter. C'est le démon qui voudrait nous faire faire ce mauvais usage. Il faut pourtant bien compatir et consoler celles qui souffrent de grands et longs travaux intérieurs.

Une âme qui est humble vit aussi paisible, et aussi soumise à Dieu, parmi les désolations et stérilités intérieures que si elle nageait dans les goûts, consolations, et plaisirs intérieurs ; Dieu les départit souvent aux faibles. Mes filles, il faut avoir bon courage, vivre dans une profonde humilité. Il ne faut pas même craindre les tentations, car Dieu les permet pour purifier notre cœur; et, bien qu'il arrive que nous y fassions quelques fautes, il faut s'en confesser, s'en humilier, puis demeurer en paix. Une âme qui est toute à Dieu agit ainsi ; faisons-le aussi et soyons bien tout à Dieu.

.Entretien : Défi général que notre unique Mère de Chantal donna aux chères Sœurs d'Annecy, l'Avent de l'année 1626.

Il faut avoir le cœur doux et gracieux envers le prochain, l'esprit doux et soumis à Dieu, retournant à lui avec humilité et abaissement intérieur en toutes occasions, les acceptant comme venant de sa main.

Ce défi, mes chères filles, est fondé sur la doctrine de notre Bienheureux Père, qui nous a dit d'aller de Dieu à l'humilité, et de l'humilité à Dieu.

Vous voulez savoir comme cet avis se pratique, d'aller à Dieu avec abaissement en toutes les occasions ? Ma chère fille, lorsque vous êtes tombée en quelque faute considérable, au lieu de vous amuser à réfléchir sur votre [78] manquement, allez à Dieu en vous humiliant doucement ; si l'on vous voit, jetez votre cœur en Dieu, vous abaissant devant lui profondément ; si l'on vous blâme et méprise, allez à Dieu et anéantissez-vous, vous abaissant plus bas qu'on ne vous met en reconnaissant votre misère, et qu'on a bien sujet de vous traiter de la sorte. Si l'on vous contrarie, allez à Dieu, si l'on vous satisfait, allez à Dieu, et acceptez tout de sa main. Pour la douceur, je n'entre pas de vous en parler à cette heure, tout ce que je vous en dis, c'est que lorsque je vous prie d'avoir le cœur doux envers votre prochain, je n'entends pas parler du cœur de chair de la partie inférieure, mais de notre cœur d'esprit de la partie supérieure.

.Entretien : Pratiques de la présence de Dieu donné par notre Bienheureuse Mère pour défi.

La première pratique est de faire toutes ses actions pour l'amour de Dieu, tant pour laisser le mal que pour faire le bien. La deuxième que toutes pensent à Dieu simplement selon leur attrait sans s'empresser ni se charger de multitudes de pensées et d'attentions. La troisième, c'est de penser par la vérité de la foi que Dieu est présent, par essence et puissance, et que nous devons être honteuses de faillir devant lui qui est la pureté même, et pratiquer les vertus parce qu'elles lui sont agréables, et qu'il aime les âmes vertueuses.

La quatrième est de regarder Dieu dans notre cœur comme dans son temple qu'il ne faut pas oser salir, ni rien faire qui déplaise à sa divine Majesté, ni laisser rien à faire de ce que nous savons qui lui plaît.

La cinquième, c'est de penser que Dieu nous voit de son trône céleste pour observer si nous sommes fidèle à sa grâce, à faire sa volonté, et ce que nous lui avons promis, et à nos observances.

La 6ème sera d'imiter notre Seigneur par la patience, les travaux tant intérieurs qu'extérieurs, et dans la douceur et l'humilité, les deux vertus de son cœur qu'il veut que nous apprenions de lui.

La septième est d'être attentif à ne pas être plus d'un quart d'heure sans faire quelque acte d'amour vers la divine Majesté toujours présente, ou quelque autre acte conforme à l'attrait de chacune, et selon l'attention particulière pour nous unir à sa bonté.

La huitième, pour être plus fidèle à ce défit, l'on rendra compte des vertus que l'on aura pratiquées en suite de l'attention qu'on aura fait à cette adorable présence, et des fautes qu'elle nous aura fait éviter. [79]

.Entretien : Diverses réponses que notre Bienheureuse Mère a fait sur des petits points d'observance.

Vous me demandez si l'on doit dire aux Sœurs Tourières ce qui se fait en la maison, en leur parlant ?

Je réponds que non, il vaut bien mieux les entretenir de bonnes choses et utilement sans parler ni du tiers, ni du quart. Mes filles, ne parlez point si librement. Tout le mal des religieuses ne vient que de trop parler. Notre Bienheureux Père qui était si tardif, si posé, si discret, et si sagement retenu en ses paroles, néanmoins sur la fin de ses jours, il disait qu'il aurait désiré d'avoir une boutonnière à ses lèvres, pour avoir le temps de mieux considérer ce qu'il devait dire. [tirets de séparation].

[Vous me demandez] Si en des nécessités publiques, la Supérieure peut faire faire des pénitences ?

Oui, mes filles, vous savez qu'aux temps des grandes guerres, l'on jeûna céans plusieurs jours durant. Tous les trois jours elle dînait à la deux[ième] table57, faisait une demi-heure d'oraison après prime et une après la lecture, prenant le soir la discipline ; nous sommes assemblées pour cela pour aider tout le monde par prières. [tirets de séparation].

Les Sœurs qui se sont confessées le matin peuvent sans congé se confesser l'après dîner, les jours que les confessions extraordinaires viennent, mais si l'on n'avait rien à dire l'on s'en peut dispenser de soi-même. [tirets].

Les Sœurs ne peuvent pas dire à la réfectorière de leurs donner pour toujours de la mie, ou de la croûte, sans congé, et la réfectorière ne le peut pas faire sans permission de la maîtresse pour les novices, et de la supérieure pour les professes. [tirets].

Notre digne Mère dit qu'une Sœur ne satisfait pas à sa règle quand elle ne lit pas en son livre, pour contribuer par sa retenue à l'assemblée, et ne doit pas se fier à ce qu'elle a lu autrefois, ou à ce qu'elle retiendra de la prédication, si elle sait qu'on prêche ce jour là. [tirets].

Encore que l'Assistante soit la plus ancienne, elle ne doit pas aller faire l'office pour les Sœurs absentes du chœur, mais c'est à celle qui est la plus ancienne, après sa charité. [tirets].

Vous me demandez mes Sœurs, dit une fois cette digne Mère, comment l'on manque à la présence de Dieu ? [80]

C'est mes filles lorsque vous êtes plus d'un quart d'heure sans retourner votre esprit en Dieu. C'est sur quoi je vous interroge lorsque vous me rendez compte. Croyez mes filles, soyez attentives à cette divine et continuelle présence de Dieu ; c'est une parole de l'Écriture, que c'est à sa faveur que nous avançons sur le chemin, lorsqu'elle nous dit, approchez-vous de Dieu et vous serez mumine [sic]. Ah ! que je me plais à dire cette belle parole ; il faut que nous la pratiquions. [tirets].

Lorsque les Sœurs ne font pas profit des avertissements, dites-vous mes filles ?

C'est mon sentiment qu'il ne faut pas se presser de leur en faire et de les rejeter, mais il faut doucement attendre qu'elles soient un peu plus fortes pour les supporter. [tirets].

Non, mes filles, ne dîtes jamais parmi vous autres, « celle-ci est bonne pour cette charge, celle-là n'est propre pour exercer cet autre », surtout pour celle de Supérieure, n'en parlez point au temps de l'élection et des dépositions. Particulièrement, ne prenez l'avis de personne pour celle que vous devez élire, non pas même à la Mère déposé. Si l'on me demandait mon avis là-dessus, je ne le donnerais pas. Il ne faut dans ces occasions, prendre le conseil que de Dieu parce que j'assure que celles qui agiront selon la lumière et l'instinct du Saint-Esprit, que notre Seigneur les bénira et qu'il ne permettra pas que leur bonne intention soit trompée par une mauvaise élection, et je dis même, que s'il n'y eut que moi toute seule qui donna la voix à une Sœur, je ne voudrais pas m'inquiéter. Et pourvu que vous ayez suivit la lumière de Dieu et les avis de nos Règles, Constitution et Coutumier, dans votre choix, soyez certaines qu'il est bon.

Les Sœurs qui ne sont ni conseillères ni assistante ne doivent user d'aucune prévoyance, pour voir s'il se trouve dans la maison des sujets propres pour être élu. Il suffit des cinq jours députés, la Déposition jusqu'à l'élection pour y penser. Les esprits des femmes sont pour l'ordinaire si brouillons, qu'elles font mieux les choses lorsqu'elles y pensent le moins, bien qu'elles soient fort inclinées à penser longtemps à ce qu'elles doivent faire. Mais la Supérieure qui se dépose et les Sœurs conseillères doivent prévoir soigneusement pour leur catalogue, parce qu'elles en ont le soin, et voir s'il faudra demander des sujets à d'autres maisons de l'Institut. [tirets].

Notre Mère nous dit souvent que la Supérieure doit montrer une confiance toute particulière à la Sœur Assistante, et qu'il faut que les Sœurs s'en rendent capable, et que la Communauté lui doit porter un honneur particulier comme à la seconde personne du Monastère, et que lorsqu'on la rencontre par la maison, on doit la saluer par [81] un petit enclin de la moitié du corps, et la discerner en tout par un cordial respect, et que même la Supérieure en doit avoir pour elle. [tirets].

L'infirmière ne peut pas faire communier une de ses malades sans le congé de la Supérieure. Les malades doivent demander congé aussi à la Supérieure pour ne point lire les Règles et Constitutions, et ne s'en pas dispenser d’elles-mêmes. [tirets].

Si une fille dites-vous était bien adonnée aux austérités, que faudrait-il faire ?

Il faudrait bien mortifier son inclination, en lui refusant le congé de les faire, lui faisant comprendre qu'il y a plus de mérite à suivre la Communauté que vouloir rien faire de plus. [tirets].

Lorsque que les Sœurs malades ont des maux abjects, il faut que les infirmières les apprennent au médecin, pour épargner aux Sœurs, la honte de les dire elles-mêmes. [tirets].

Il faut prendre tout simplement ses soulagements, et il est mieux de déclarer ses besoins à la Supérieure que de vouloir attendre qu'elle les devine, sous prétexte de vous laisser à la Providence. Une pauvre Supérieure ne peut pas toujours prendre garde à vos visages, et à vos mines, pour deviner si vous êtes bien ou mal.

.Entretien (noté 55) : Avis pour le jeûne.

J'approuve fort, pour le jeûne, que personne ne s'en dispense de soi-même, et qu'on ne cherche point de ne le pas observer, par propre élection ; mais qu'on se laisse, pour cela, avec toute sorte de soumission, à la discrétion de la Supérieure et de ceux qui vous conduisent. Si l'on s'en remet à votre choix, choisissez le jeûne, parce qu'il est toujours bon de pencher du côté de la rigueur pour nous. Mais si vous vous sentez un véritable besoin de ne point observer le saint jeûne, et qu'on vous dise « ne jeûnez point », ou qu'on s'en remette à votre jugement, usez tout simplement de cette obéissance ou de cette liberté, surtout pour les nécessités suivantes.

Si vous sentez que le jeûne vous rende extrêmement chagrine.

Si vous êtes sujette à de fréquents étourdissements de tête, ou si vous souffrez souvent de douleurs de ventre et d'entrailles, parce que le jeûne est extrêmement contraire à ces infirmités là, et la sainte Église n'ordonne le jeûne que pour mortifier la sensualité et non pour ruiner la santé des infirmes et des faibles, et donner de grandes incommodités à l'esprit.

Si, en prenant quelque petite chose le matin, vous supportez mieux le jeûne le reste du jour, il faut le faire sans scrupule, mais toujours avec l'avis de ceux qui vous conduisent. [82] [tirets].

Mes filles, dit cette Bienheureuse Mère, hormis que Dieu ne vous attire par des voies secrètes et intimes au recueillement et à une profonde occupation en lui, il est toujours mieux de se rendre attentives aux exercices du Directoire qu'à toute autre pensée, soit pour l'Office, où l'on doit surtout faire une grande attention de bien prononcer et de bien faire toutes les cérémonies, soit aux récréations et aux assemblées, écoutant avec attention le rapport des lectures. Mais si Dieu vous occupe, laissez-le faire, et ne faites rien autre que d'être bien attentive à nos observances. [tirets].

S'il se trouvait des Évêques qui donnassent la permission à quelque Père des Sœurs de les venir voir étant malades sans des grandes occasions, il faudrait prier sa grandeur de ne plus donner de pareilles licences, parce que sous ce prétexte, on pourrait faire bien d'entrées inutiles, mais il faut représenter cela avec une profonde humilité. [tirets].

Mes filles, pour la visite annuelle lorsque le Prélat ne la fait pas, et que le Père spirituel, bien que bon ecclésiastique, ne se trouvât pas entendu aux choses spirituelles et aux affaires de religion, comme il peut souvent arriver, il faut tout simplement et humblement demander quelque autres en des pareilles occasions. J'ai fais demander des Pères Jésuites et je m'en suis bien trouvée, et les Communautés aussi, et le Père spirituel ne s'en doit pas offenser. [tirets].

Non ma Sœur, l'on ne manque pas à l'obéissance prompte, lorsqu'on achève le matin de faire son lit ou de se laver les mains, bien que l'on commence de piquer l'oraison, parce que tout ce qu'on fait est aussi une obéissance, c'est pour cette cause qu'on la sonne durant trois Pater. [tirets].

Ô Dieu ma chère fille, je vous conjure, et vous mes Sœurs, ne cherchons point tant de moyens nouveaux de nous mortifier. Soyons fidèles seulement à bien employer ceux que nous avons. Ce n'est point agir selon l'esprit de l'Institut que de faire toutes ces façons ; notre esprit est un esprit d'une parfaite rondeur, et d'une franche et sincère simplicité, et je n'aime du tout point ces pratiques qui lui sont si fort opposé. [tirets].

Non ma Sœur, l'on n'affecte pas de mettre dans la charge d'Assistante les Soeurs les plus vertueuses ; aussi, celles qui le sont ne doivent pas se glorifier. Hélas, il n'est qu'une âme bien humble qui mérite d'être exaltée et qui puisse se glorifier. Pour le reste, nous ne sommes que poudre et cendre ; il n'est point, comme j'ai dis d'autres fois, d'offices bas en la maison de Dieu, où servir est régner, où [83] l'abjection est glorieuse au dire de ce grand Roi, fait selon le cœur de Dieu. Ne vous fâchez donc jamais si après avoir exercé les grandes charges, on vous met dans l'exercice de celles qui sont par forme nommée petites et plus basses, puisque tout est honorable dans le service de Dieu, et que l'on reçoit plus d'honneur, s'il faut user de ce mot si suspect et si horrible parmi les enfants de Dieu de ce qu'on pense qui nous honore et nous humilie, puisque jamais une âme religieuse ne mérite et ne reçoit plus de louange que lorsqu'elle se met plus bas devant les yeux des créatures qui l'élèvent à mesure qu'elle se relève aussi devant l'œil de son Dieu. [tirets].

Notre digne Mère dit une fois à la récréation, qu'elle avait été consolée et édifiée de ce qu'on lui écrivait au sujet de l'indifférence d'une Supérieure de ce qu'elle ne faisait rien pour être aimée, et qu'elle ne cherchait point les occasions de gagner l'amour des créatures, et qui ne témoignait aucune peine aussi d'ailleurs, d'être fort aimée, disant toujours : pourtant mes Sœurs, il faut bien aimer Dieu. On lui écrivit qu'une autre Supérieure avait refusé de prêter de nos voiles et barbettes à d'autres Religieuses, de crainte qu'elles ne s'habillassent comme nous, elle dit : « Ô Dieu, que ce procédé est contraire à notre manière d'agir », et elle écrivit pour leur en faire prêter. [tirets].

Sa charité nous disait souvent qu'elle avait un singulier plaisir qu'on fit la charité de blanchir et de repasser les linges de l'église des pauvres Religion et des pauvres paroisses, et en introduisit la pratique dans ce premier Monastère d'Annecy. [tirets].

Notre digne Mère dit qu'aux jours de Fêtes, l'on peut si l'on veut, se reposer plus que la demi-heure, et qu'on peut aussi prendre du repos le soir au quart d'heure. [tirets].

Sa charité faisait aller à l'assemblée les jours de Fêtes lorsqu'il se trouvait après la prédication plus de demi-heure, mais s'il y avait que la demi-heure juste, elle donnait congé d'aller où l'on voulait à la liberté de chacune. [tirets].

Elle nous dit une fois que si une Supérieure venait à mourir après la première année expirée de sa supériorité, que la déposée pouvait être réélue. [tirets].

Elle dit qu'une Supérieure ne devrait en aucune manière, être démise de sa charge, bien qu'elle le demandât instamment, pour des seules répugnances à l'employer. Parce qu'il faudrait être bien impatiente pour ne pouvoir souffrir trois ans un exercice qui nous [84] déplaît et qui nous contrarie.

.Entretien : Avis aux Supérieures.

Il faut que la Supérieure traite avec les anciennes avec respect, parce que celle qui est aujourd'hui mon inférieure peut être demain ma Supérieure. Pour moi, dit cette unique et vraie Mère, je les honore, je les respecte et je ne veux pas que les Supérieures fassent tant d'état de la supériorité, comme de la charité. Parlant d'une Mère qui avait été un peu rude, je lui dis fort bien qu'elle avait traité comme des novices, celles que je lui avais données pour compagnes ; elle me l'avoua et je lui répartis : vous n'avez pas mieux fait pour cela ma fille, qui fait la volonté de Dieu fait tout pour sa gloire, et pour suivre son bon plaisir et pour son amour. Pour moi, je me trouve fort bien d'user avec les Sœurs dans un esprit de douceur, et leur ordonner toujours les choses, comme en les priant. Au commencement, c'était bien verte, bien sèche, bien impérieuse, l'on me supportait fort, ma Sœur Telle le sait bien ; mais il m'a bien fallu changer. Mes filles qui gouvernez les autres, je ne vous recommande rien tant que le support, mais je le recommande aussi aux inférieures. Enfin, mes Sœurs les Supérieures, faites comme vous m'avez vu faire, et je serais contente et nos filles aussi. Ainsi vous vous rendrez la conduite de nos filles, aisée, et remplirez leurs cœurs d'amour. Mais mes Sœurs, aimez aussi vos Supérieures qui ne font rien de contraire à l'Institut et qui n'apporte dans la maison aucun esprit étranger. [tirets].

Cette digne Mère avait coutume de renvoyer les défaillantes devant Dieu pour les ramener à leur devoir, sans leur faire une correction, ni leur dire seulement une parole sèche ou rude. [tirets].

Elle nous disait qu'il fallait tenir son esprit en tranquillité pour bien faire toute chose à propos. La douceur, l'humilité et la tranquillité d'esprit, sont les sièges et le repos du St Esprit, disait cette sainte Mère. [tirets].

Une Sœur se plaignant à cette Bienheureuse qu'elle était fort travaillée des pensées inutiles : nous autres qu'on croit si parfaites, sommes souvent atteintes de tant de distractions, que c'est pitié. Mais Dieu le permet pour nous tenir humbles. Il ne faut point tant penser à la perfection, mais de faire de moment en moment, tout le mieux que nous pouvons. [tirets].

Elle disait que la vraie charité consiste à ne point renvoyer des filles pour des infirmités corporelles, à compatir au mal de nos Sœurs, et à les excuser lorsqu'elles commettent quelques manquements. [tirets]. [85]

Mes filles, disait cette Bienheureuse, il ne se faut pas anéantir de ce que nous sommes misérables, mais parce que Dieu est d'une grandeur infinie ; et lorsque l'on a fait quelques fautes, il ne faut pas s'inquiéter de ce qu'on ne ressent pas assez de peine, mais s'humilier doucement, paisiblement devant Dieu, par un simple acte d'un amoureux repentir. L'amour propre se veut toujours couvrir de multiplicités, pour troubler nos cœurs dans leur simple occupation en Dieu.

Il faut, disait-elle encore, parlant des choses saintes et sérieuses, le faire avec modestie et sans rire.

Celui, disait cette sainte âme, qui est grandement orgueilleux, tombe pour l'ordinaire en des lourdes fautes, et Dieu le permet ainsi, pour le ramener en le faisant humilier. Lorsqu'on lui disait de n'être point humbles, ni soumises et encore moins fidèles, elle répondait : cela se peut faire que vous ne travailliez pas assez à ces saintes vertus, mais il ne faut pas vouloir être plus parfaite que Dieu ne veut, et plus tôt qu'il ne le veut. [tirets].

C'est avoir un grand cœur que de souffrir beaucoup et de supporter son prochain, embrasser tout le monde par désir, et pour le porter à aimer Dieu.

Suivez Dieu, disait cette digne Mère, en simplicité de cœur, vous soumettant à la direction qu'on vous donne. Il ne vous appartient pas de faire aucun dessein dans votre esprit, cela appartient à ceux à qui Dieu a commis le soin de votre âme.

Tâchez petit à petit de vous quitter vous-mêmes pour abîmer ce vous-mêmes en Dieu. Il n'y a que la recherche de votre amour propre et de vos satisfactions qui puisse inquiéter une âme qui veut bien être à Dieu.

Ne vous mettez point en peine quelle aversion que vous sentiez pour le prochain dans votre partie inférieure, mais après un grand soin seulement de vous tenir en la présence de Dieu, et laissez remuer les sentiments de la chair tant qu'ils voudront. Je connais clairement que c'est les seuls qui font du bruit, ne disputez point pour vous persuader que cette personne avait raison d'agir et de parler ainsi contre vous. Contentez-vous de faire ce simple acte au plus fort de votre cœur en disant : oui Seigneur Jésus, je l'aime cette très chère Sœur ; s'il ne fallait que ma vie pour la rendre une grande sainte, je la donnerais de grand cœur. Ô mon cher Époux, puis-je haïr ce que votre cœur divin aime d'une charité éternelle. Je la veux aimer avec l'aide de votre grâce, tant que j'aurai de vie. Adorez souvent en la voyant Dieu dans son cœur, rendez-lui gaiement vos petits services, parlez [86] quelquefois de ses vertus, et croyez fermement que tant que la fine pointe de votre esprit dira, « non mon Dieu, je ne la veux point haïr, je l'aime et je lui pardonne », que vous ne sauriez offenser ce grand Dieu en ce particulier, bien que votre esprit vous fournisse dans la basse partie de votre âme, les moyens de la plus maligne vengeance que vous puissiez imaginer.

.Entretien : Avis à une Sœur particulière, touchant les prédications, donnés par cette digne Mère.

Ma fille, comme vous ne vous soumettez pas à aucun avis qu'on vous dis, cela cause le trouble dans votre âme lorsque les prédicateurs disent la moindre chose touchant les péchés et la confession. Vous ne trouverez jamais la paix de cœur que dans la soumission de votre jugement, et dans l'anéantissement de toutes ces vaines satisfactions que vous prenez de tant réfléchir sur vous-mêmes, ce qui empêche l'opération de Dieu en vous, et vous détourne du chemin auquel il veut vous conduire. Je vous l'ai dis cent fois, ces propres recherches gâchent tout. Ma fille, Dieu veut que le cœur qu'il attire à son amour et à l'aimer particulièrement soit nu et en dehors de lui-même, pour se laisser absolument à sa conduite, et qu'il n'ait d'autre recherche que de plaire parfaitement à sa divine Majesté.

Je vous donne et recommande cette pratique, qu'en tout et par tout, vous tâchiez de simplifier votre esprit. Spécialement à l'oraison, retranchez toute curiosité d'entendement et la multiplicité d'acte et de représentation de votre misère.

Ne vous chargez point de tant de pratiques, et de vouloir faire tout ce que les prédicateurs disent. Cela vous serait nuisible, ils vous exhortent à beaucoup de choses, mais c'est pour embraser votre volonté, et pour l'animer à beaucoup entreprendre, afin qu'elle ait le courage de faire le peu qui nous est ordonné qui est pourtant assez de besogne pour nous, et la seule que nous devons embrasser. Quand les prédicateurs traitent des péchés, abîmez le souvenir de ceux de votre vie passée dans l'infinie miséricorde, ne les discernez point tant, ne les examinez plus pour en voir le nombre et les circonstances ; tenez-vous pour trop heureuse de quoi Dieu vous donne le désir d'être en charité et de l'aimer souverainement, et ne cherchez point curieusement si vous êtes dans le sentiment de la même charité, mais appliquez vous tout simplement d'en faire les actes et à aimer Dieu parfaitement ; et ne vous figurez pas que leurs conseils soient des [87] commandements. Il faut toujours suivre l'attrait de Dieu sur nous, non pas à la négligente et avec tiédeur ; non, cela n'est pas bien. La grâce se retire de nous, lorsque nous lui manquons souvent de fidélité d'une volonté délibérée. Mais je vous dis qu'il faut faire le bien sans inquiétude, et celui que Dieu veut de nous, et non d'autres.

Je voudrais que vous eussiez bien dis à ce bon Père votre peu de soumission ; vous le croirez mieux que moi et avec raison, parce que je ne suis rien auprès de lui ; mais il me semble que ce que je vous dis pour votre confession, je le dis selon ma conscience, qui ne me permet pas de vous mal conseiller, et selon la lumière de Dieu que je lui demande en tous les avis que je donne.

N'est-ce pas perdre son temps après trois confessions générales faites à des Pères très capables, le plus sincèrement et clairement que vous avez eu de vouloir encore tant examiner si vous avez dis bien tous les petits péchés de votre enfance, si vous n'avez point oublié quelques petites circonstances, quand vous me venez dire cela ? Il est vrai, je vous mortifie fort, mais c'est que je trouve ces scrupules impertinents avec raison.

Vous croyez, dîtes-vous, que si vous étiez bien avec Dieu, vous correspondriez mieux à sa grâce que vous ne faites. Ma fille, il faut vous mettre à la besogne, et correspondre fidèlement aux attraits de cette grâce, et vous verrez que Dieu sera glorifié en votre chère âme. Mais je sais bien ce que c'est qui vous fâche, c'est que vous voudriez être aussitôt quitte d'imperfections ; mais il ne faut pas attendre cela de votre naturel, vous ne le réduirez pas sitôt à la raison. Travaillez, travaillez fidèlement et demeurez paisiblement auprès de Dieu.

.Entretien : Quelques petites particularités qui regardent cette vénérable Mère de Chantal, et qu'elle a raconté elle-même.

Une personne de confiance, parlant à notre Bienheureuse Mère de l'humilité, elle lui dit : Mon Dieu, je l'aime et je la désire de tout mon cœur cette sainte humilité, ce grand Dieu veuille me la donner ; mais j'ai une grande répugnance à certaines humiliations, qu'il y a que j'en suis quelques fois étonnée ; j'avoue pourtant que ce n'est pas la répugnance qui me fâche, c'est la répugnance que j'ai à y répugner. Mais je fais comme mon Bienheureux m'a appris, je ne m'anéantis pas, et m'humilie de ne m'être point humilié.

Une fois je dis à mon Bienheureux Père dans notre dernier entretien à Lyon, que je [88] serais bien satisfaite à mon retour à Annecy, de revoir un peu bien mon âme devant vous ; il me répondit : « Je vous croyais toute céleste, et je vous vois encore à vous-même ».

Une autre fois, je voulus qu'il me parlât le premier ; il me dit : « Hé, quoi, avez-vous encore des affections et des désirs propres ? »

Une Sœur se plaignant une fois à cette Bienheureuse Mère d'un petit ennui qu'elle ressentait de ne trouver pas de la correspondance dans une personne qu'elle affectionnait saintement : « Hélas ma fille, lui dit-elle, que le Bienheureux et moi avons souffert l'un pour l'autre, pour des pareils doutes. Un jour, comme il me parlait d'une personne de sainte vie qu'il aimait, il me la loua fort, de sorte que je lui dis : Monseigneur j'irai donc après cette personne-là dans votre amitié ? Il se tourna un peu et puis me dit : ô ma Mère, ne dîtes pas cela, vous êtes l'unique colombe, vous êtes l'unique colombe. »

Cette bonne Sœur lui répartit : « Que vous êtes heureuse ma Mère d'avoir eu une si grande union avec ce saint homme ». Elle dit : « Je n'oserais faire mettre par écrit tout ce qu'il m'a dit sur l'admirable union d'esprit que Dieu nous avait donné ; il n'en fut jamais de semblable, c'était une vraie amitié de charité. Vous avez vu dans ses lettres combien il avait de saintes amitiés pour diverses sortes de personnes, mais tout cela n'était rien en comparaison de la dilection que Dieu lui avait donnée pour moi. »

Il me dit une fois : « Dieu m'a donné en votre personne une aide semblable à moi, oui semblable à moi ; je le vois dans le cœur de ce grand Dieu, non seulement semblable à moi, mais qui est un autre moi-même.

« Hélas, que j'ai du regret de ne lui avoir pas porté l'honneur et le respect qu'il méritait, je me voudrais milles et milles fois poursuivre ses intentions.

« Je ne sais pourquoi je vous dis tout ceci ma fille, dont je n'ai jamais parlé, mais Dieu le permet afin que votre âme soit consolée dans sa tristesse, et afin que je vous apprenne qu'il faut être simple, candide et exempte de prudence humaine, mais abandonnée toute à Dieu. »

La Sœur lui dit : « Ma Mère, avez-vous toujours bien fait ce que vous me recommandez de pratiquer ? » Elle s'humilia en rentrant dans elle-même, et dit : « Non, ma fille, mais je désire bien de le faire, j'ai toujours souhaité [89] d'être Sœur domestique pour vivre dans une parfaite soumission. »

Au dernier chapitre de l'année 1626, cette Bienheureuse Mère fit mettre les Professes devant elle, et leur commanda de lui dire simplement les imperfections qu'elles reconnaissaient être en elle devant Dieu, ce qu'elles firent. Puis, elle se leva et fit dire aux Sœurs les principales fautes qu'elles avaient commis durant l'année, et ordonna que chacune dise un défaut extérieur l'une de l'autre, leur enjoignant ensuite d'être bien fidèles à la pratique de la vertu propre au Saint qu'elles avaient tirées, et que chacune en particulier et toutes en général, fut bien attentives de s'exercer dans la parfaite charité à l'endroit de tous également.

Elle fit de même le vendredi saint, nous conjurant d'anéantir dans l'abîme du sacré Sang de Jésus-Christ les imperfections de la passion la plus dominante en nous. [tirets].

Le désir de se tenir en la présence de Dieu, disait cette Bienheureuse Mère, tient lieu de la présence même. La fidélité à Dieu ne consiste pas à posséder toujours le sentiment sensible de la présence divine, parce que cela n'est pas en notre pouvoir, mais elle consiste à faire de fréquents actes d'amour et de retours à Dieu. Quand la grâce nous l'incite et quand nous y manquons, il faut s'humilier doucement. Celui qui fait ce qu'il sait et qu'il peut, mérite que le Saint Esprit lui enseigne ce qu'il ne sait pas. [tirets].

Lorsque la Supérieure est en solitude, l'Assistante peut donner congé aux Sœurs, de lever le voile au parloir, d'écrire des lettres, de boire, de manger, de dormir, et les mêmes congés qu'elle donne, elle peut se les prendre pour elle. [tirets].

Une Sœur robière fit une fois des ceintures d'une nouvelle façon. Notre Bienheureuse Mère en fut si touchée, qu'elle les fit porter au chapitre, les fit brûler devant toutes, et dis : « Que la désobéissance périsse, et que le feu consume ce qui est édifié contre les saintes Coutumes », mortifiant fortement la Sœur, et avertissant toutes les officières de se tenir fidèlement à ce qui est de leur Directoire, par le respect qu'elle portait à notre Bienheureux Fondateur qui les a toujours écrit de sa sainte main. [90]

.Entretien : Comme l'on doit procéder pour la confession des Prétendantes, et plusieurs avis touchant la Directrice et les Novices.

Il faut donner un livre aux Prétendantes, qui enseigne comme l'on se doit examiner et leur donner les avis sur les points auxquels on juge qu'elles se doivent le plus examiner. Mais il ne faut jamais les interroger, cela appartient aux confesseurs. Il faut laisser faire chacun son office. Si les filles ne savent pas écrire, et qu'elles vous prient de leur écrire le mémoire de leur confession, ne mettez simplement que ce qu'elles disent, leur montrant pourtant à s'en bien expliquer ; celles qui auraient beaucoup de peines, il leur faut faire avec courage, et en avertir le Confesseur, afin qu'il les console, qu'il les aide et examine. Il faut faire de même pour les Dames séculières qui viennent faire leur retraite chez nous, et en passant, je vous avertis mes Soeurs, de ne point laisser aller ces Dames au chapitre, ni au noviciat, ni de souffrir qu'on dise devant elles ni coulpes, ni avertissements, que des choses fort légères.

Mais pour revenir à nos Prétendantes, je vous dis qu'il faut laisser armer les filles de dévotion avant que de les exercer à la mortification. Celles qui ne s'humilient pas dans les humiliations, c'est signe qu'elles ont de la vanité, il faut les laisser pour quelque temps ; lorsque les médecins bien expérimentés voient que les médecines ne profitent pas, ils cessent pour un peu les remèdes, il faut faire de même autour des âmes.

Il faut beaucoup humilier et exercer les âmes que Dieu attire par des grandes consolations, autrement leur vertu n'est pas solide.

Les âmes qui font souvent des fautes, il faut leur donner une humble et douce confusion, mais il faut les encourager, et ne leur pas donner du désespoir. Il faut conduire les filles par la vraie observance, leur bien inspirer d'obéir à qui que ce soit qui leur commande ; donnez-leur surtout l'amour du mépris et exercez-les lorsqu'il est temps dans la mortification. S'il se trouvait une Supérieure qui ne laissât pas la liberté d'exercer les Novices, la Directrice leur dira humblement ce que son Directoire marque.

La Directrice ne dois jamais redire à la Supérieure ni à qui que ce soit les péchés que les Novices lui disent de leur bon gré, pour se consoler ou humilier. La marque d'une bonne Directrice est lorsqu'elle mortifie bien et qu'elle connaît bien les défauts des Novices et qu'elle ne leur en passe pas un.

La Directrice doit être un peu aigre, comme la Supérieure doit être toute douce. La Directrice ne peut pas donner congé aux Sœurs Novices d'entrer aux cellules [10058] des Sœurs qui ne sont pas du Noviciat. Il est nécessaire de faire passer les Novices par où les autres sont passées, mais doucement et discrètement, comme dit la Règle.

La Directrice doit toujours ouvrir le cœur de ses Novices amiablement, afin qu'elles ne lui manquent pas de simplicité. L'Assistante du Noviciat n'avertit point les Novices au réfectoire. Si une Novice, dites-vous, avait de l'aversion à sa maîtresse, si elle le lui doit dire ? Oui ma fille, il ne faut pas qu'elle se dispense de faire cette pratique, de se bien découvrir sous quel prétexte que ce soit. Surtout, les Novices doivent bien prendre cet esprit de simplicité, si elles veulent prospérer, et faire des progrès en la vertu. La Supérieure les doit aider et porter à cette parfaite confiance, et leur demander quelques fois, si elles ont dit à leur maîtresse ce dont elles se découvrent à elle ; et si elles disent que non, elle les lui doit renvoyer, les conseillant de se tenir à ce qu'elle leur dira, et de la venir après retrouver.

Si la Supérieure connaît que la Directrice n'a pas bien enseigné une fille, elle ne lui en doit rien témoigner, ni lui rien dire de contraire ; mais elle doit prendre la maîtresse en particulier pour l'instruire, afin qu'elle-même fasse puis entendre à la Novice comme elle se doit comporter en telle et telle occasion.

Il faut que la Supérieure fasse que les Novices estiment leur maîtresse, et qu'elle les portent à elle, comme aussi la maîtresse doit faire que les Novices estiment fort la Supérieure et les doit porter aussi à lui avoir de la confiance. Cet avis est de si grande importance, ajoute cette Bienheureuse, que je voudrais qu'on le retint bien et qu'on le mit en pratique.

Le premier fondement qui doit être aux Novices, c'est la crainte de Dieu qui leur donne une forte résolution de ne jamais l'offenser volontairement.

Le deuxième, c'est l'amour de leur vocation par une parfaite reconnaissance de la grâce que Notre Seigneur leur a fait de les discerner parmi tant d'autres personnes, qui en auraient possible fait plus de profit d'un bien si singulier tel que d'être appelées de Dieu, pour être attirées à son service, estimant surtout le bonheur d'être en dehors des grandes occasions d'offenser son infinie Bonté.

Le troisième fondement qu'il faut donner à la vertu des Novices, c'est une connaissance entière de leur néant, et leur bien imprimer cette vérité au cœur qu'elles ne pourrait rien d'elles, mais qu'elles pourront tout avec le secours de notre grand Dieu. [101]

Les Prétendantes se doivent instruire de la Directrice pour faire le petit abrégé de leur vie à la Supérieure qu'elles doivent spécifier ainsi : « Ma Mère, j'ai été jusqu'ici d'une humeur fort gaie, ou fort retenue, mélancolique ; j'aime la compagnie, ou bien, je me plaisais dans la retraite ; j'avais du penchant pour la vanité dans mes habits, dans mes parures, à m'ouïr louer ; j'aimais le jeu, la danse, ou, je ne me plaisais à rien du divertissement du monde ; j'avais de l'inclination à la raillerie et je me plaisais à médire ou à l'ouïr faire », ainsi des autres inclinations, penchants et attachements qu'on pourrait avoir pour les choses indifférentes, ou mauvaises et dangereuses, comme aussi les bonnes : si vous aimiez à fréquenter les Sacrements et ouïr la Parole de Dieu, la lecture des bons livres, si vous faisiez volontiers l'aumône, aimant les pauvres.

Il faut avoir un grand soin d'élever les filles aux petites attentions, des moindres pratiques aussi bien que des grandes, comme de lever leurs habits, fermer les portes doucement et telles autres.

Si une Novice murmure de sa maîtresse, il ne faut pas qu'elle fasse semblant de rien, mais il faudrait la faire avertir en particulier, sans qu'elle sache que son murmure soit parvenu à la connaissance de la Directrice.

Il faut élever les Novices tant spirituelles, qu'elles puissent être à la simplicité de la Communauté tant pour l'intérieur que pour l'extérieur. Il faut surtout les rendre simples à demander leurs nécessités. Pour celles qui sont tendres, il faut un peu mépriser leur mal, les encourager à se surmonter, mais pourvoir soigneusement et cordialement aux nécessités de toutes.

Il faut que la Directrice écoute paisiblement les peines des Novices, et qu'elle leur donne rondement du soulagement s'il est possible.

La Directrice ne doit pas se mettre des défis de ses Novices, mais elle les peut pratiquer en son particulier selon son besoin spirituel.

Oui, les Novices peuvent sans contrevenir à leur directoire, dire leurs petits biens, les bonnes choses que leur maîtresse leur dit, leur défis et entreprise.

Je n'aime pas, dit cette Bienheureuse, qu'on soit si réservé à dire ses petits avantages spirituels, possible que cette Sœur qui les demande en fera un grand profit ; mais d'ailleurs les Sœurs feraient très mal d'interroger les Novices par curiosité, [102] et elles doivent se taire sur tout ce qui n'est pas de profit qu'on peut dire, comme l'on peut parler des choses bonnes qu'on aurait appris au parloir et au Chapitre. Oui ma fille, votre maîtresse est obligée de vous tenir fidélité, dit une fois notre Bienheureuse Mère aux Novices, comme la Supérieure à ses Sœurs, quand ce sont choses qui méritent le secret ; mais elle peut prendre les conseils de la Supérieure et d'autres personnes sans vous nommer, pour les choses qui concernent votre conduite dont elle aurait besoin d'avis et d'instruction surtout pour les peines d'esprit, trouble de conscience et tentation.

Mais si la Novice disait quelque chose qui fut de conséquence, et que l'utilité du Monastère ou la sienne propre requit que la Supérieure le sût, il faut que la prudente maîtresse le lui apprenne avec tant de discrétion et de secret, que la fille ne sache jamais qu'elle l'ait dit, et que la Supérieure surtout ne fasse nul semblant de le savoir. D'autres fois, il est bon de dire comme de soi-même les choses, et ne pas faire connaître à la Supérieure que les filles ont peine de le lui dire. Mais enfin les choses qui ne regardent que les filles, la Directrice ne les doit nullement dire, et à quels propos je vous prie, perdrait-elle la confiance d'une pauvre fille pour une chose qui ne tire aucune conséquence. La maîtresse ne saurait être trop soigneuse de se conserver cette entière confiance des cœurs de ses Novices, et c'est le grand bien d'une Novice d'avoir une maîtresse dans le cœur de laquelle elle puisse à toute heure verser le sien pour prendre force et haleine au service de Dieu.

Il faut que les Novices soient grandement naïves à dire leur faute, donnant ce contentement à notre cœur sans se soucier de ce que ceux qui les entendent diront ou penseront, et ne pas refuser l'abjection qui nous en revient, parce qu'on ne les dit que pour s'humilier. Elles doivent tâcher de raffermir leur cœur du côté de l'humilité et de la simplicité, et faire toute chose dans cet esprit, humblement et simplement. Qu'elles jettent tout leur cœur, leur âme et leur esprit dans le sein de la Vierge, afin que cette Mère de bonté prenne tout soin d'elles ; et qu'Elle nous apprenne mes filles, à nous humilier et à prendre un nouvel esprit.

L'esprit de nos Règles est un esprit tout doux, et notre manière de vie est principalement pour les infirmes et imbéciles. C'est pourquoi il faut procéder, en ce [103] qui regarde la réception des filles, avec un grand support et charité, ne faisant nulle considération sur les infirmités corporelles, sinon sur celles que la Constitution marque. Autrement l'on verrait bientôt l'esprit de notre Visitation se détruire et l'esprit humain gouverner, au lieu de l'esprit de Dieu, dans toutes nos maisons. Je vois, ce me semble, déjà quelques manquements sur ce point se glisser malheureusement en notre conduite. C'est ce qui me fâche et me fait mal au cœur. Je ne permettrais jamais qu'une fille sorte pour une incommodité corporelle qui n'est point contagieuse, lorsqu'elle aura un bon cœur, bien résolu de suivre dans une parfaite observance. Qui fera autrement fera contre la Règle et la fin que notre Bienheureux Père a eue, fondant cet Institut. Je trouve que nos Sœurs sont fort rigoureuses avec les Novices, et que l'on requiert une perfection trop grande. C'est l'esprit humain qui fait cela sans doute, et je connais bien d'où vient, et où va tout cela. Ce sont pures enfances et niaiseries de vouloir prendre garde à tant de petites choses, pour y faire de si grandes considérations. Tant de vaine prudence qui veut aller prévoir dans l'avenir ce qui arrivera dans la suite des années ; cela se peut faire pour des choses d'une conséquence notable, mais qu'est-ce qu'une fille qui aie une incommodité et qu'elle la sente plus en un temps qu'en un autre, ou même toujours, et qu'elle fut si pressante qu'elle l'obligea à tenir tous les ans, un mois, deux mois et plus, le lit ? Quel inconvénient y a-t-il en cela ? Point du tout. Sur cela il faut lire les Règles et s'y tenir.

Il faut avoir un grand soin des Novices, et les fournir de tout ce dont elles ont besoin, tant pour leur linge, que pour leurs habits et nourritures. Les Sœurs ne le doivent point trouver mauvais, c'est un article de la Règle et l'on ne doit faire aucun fondement là-dessus pour leur trouver des difficultés en leur réception.

Le grand saint Augustin enseigne tout ceci dans la Sainte Règle qui est toute remplie d'un esprit de douceur. Il ne faut point l'altérer, c'était son propre esprit, jamais saint ne fut plus doux ; n'en prenons donc point un de sévérité.

Il faut souvent faire des conférences et discours familiers sur ces bénites Règles pour nous instruire, pour nous affectionner à leur observance, et pour ne les jamais changer.

Il faut que la Directrice sonde bien le cœur de ses Novices pour bien connaître par quel mouvement elles font leurs actions. Il ne faut jamais traiter les esprits selon les nôtres, mais en la façon qui sera convenable à la perfection et à [104] l'attrait de chacun. Cet avis est de grande conséquence, mes filles, disait cette Bienheureuse.

.Entretien : Ce qu'elle dit une fois à une Directrice.

Ma fille, apprenez à rendre votre partie supérieure du tout soumise à Dieu, et à tenir votre esprit dans une douce autorité sur vos passions pour les égaler à la raison, et à vous tenir toujours généralement égale en tout événement. Soyez toute et toujours douce. Attirez avec grand soin les cœurs des filles, afin que vous le leur ouvriez ; ouvrez-leur le vôtre ; ne vous étonnez jamais de voir qu'il y en ait qui fasse des grosses fautes, même ne les en faites pas étonner elles-mêmes, encore que leurs manquements fussent d'importance. Mais remettez-les tout doucement à la connaissance de leurs misères. Nous devons prétendre à cette vertu parfaite que requiert notre vocation, mais il ne s'ensuit pas qu'on ne fasse plus de faute ; non, puisque la vertu la plus fine ne s'acquiert que parmi les contrariétés, si ce n'est qu'on ne la possède déjà avec travail, parce qu'alors les choses les plus difficiles ne nous causent plus de peines. Ce n'est pas que le mérite soit moindre, puisque le travail précédent rend tout ce qu'on fait dans la suite, très méritoire, avec un avantage toujours plus grand. Les vertus naturelles ne sont méritoires que par le soin que nous avons de dresser nos intentions. Enfin le plus grand combat nous donne la plus grande couronne, et le triomphe plus éminent. Et pour cela il ne faut point l'éviter sous quel prétexte que ce soit, ni s'étonner des soulèvements de nos passions, ni des répugnances des autres. Il faut aborder les personnes qui en témoigneraient pour nous avec un visage plein de douceur, nous souvenant que chacun a comme nous, deux parties en soi, qu'une veut le bien et l'autre tend au mal. Ma fille, recourez en tout et par tout à Dieu, surtout aux choses difficiles. Que votre cœur soit toujours en attention, pour se tenir avec un extérieur doux et suave, vous représentant incessamment la douceur et charité que Dieu exerce à l'égard des créatures, surtout de celles qu'il a pour la Magdeleine et pour tous les pécheurs, et de ses douces paroles qu'il dit à ses apôtres : ne savez-vous pas que je ne suis pas venu dans l'esprit d'Élie.

Lorsque vous verrez quelqu'un en peine, allez-lui au-devant avec des paroles de tendresse et d'amour, regardant incessamment ce que nous sommes pour mériter cette grande grâce que Dieu nous départit d'avoir le pouvoir sur des anges et pour être destinées à leur conduite, répugnée à la répugnance que vous avez à cet emploi, et dites souvent : « Ô mon Dieu, mon cher Sauveur, plutôt [105] mourir mille fois, que de vivre selon mon inclination. Non, mon Dieu, je ne veux qu'une tranquille humilité et un doux amour à mon abjection. Me donnant un parfait acquiescement à vos volontés, je me tiendrai en cette humilité tranquille devant vous, dans une parfaite confiance en votre divine bonté ». Il faut ma fille, avoir un grand courage de servir Dieu en toutes les façons qui lui plairont, tantôt par des consolations, d'autres fois par des peines et afflictions qui arrivent dans nos charges, surtout dans la vôtre, puisque toute votre prétention doit être de plaire à Dieu, d'employer votre cœur, votre esprit, votre personne à son service, pour vous rendre une grande sainte par l'humilité, douceur et charité. Vous ne devez jamais vous mettre en peine puisque vous ne devez pas vous appuyer sur vos forces, mais sur celle de Dieu.

.Entretien : Fidèle recueil de plusieurs choses que notre Bienheureuse Mère disait à une novice l'année 1630. Cette novice était notre Mère de Chaugy, et la maîtresse, notre Mère de Lussinge.

Après avoir une fois bien pleuré mes fautes devant cette Bienheureuse Mère, elle me dit : c'est assez de faire l'enfant. Tarissez vos larmes et retenez ces quatre points que je veux que vous pratiquiez fidèlement.

Le premier de ne jamais faire faute pour petite qu'elle soit, volontairement, d'une volonté absolue, déterminée et choisie, ne laissant aucun bien à faire de celui que vous connaîtrez que Dieu veut que vous fassiez. Là dessus, tenez votre cœur en grande liberté.

Le deuxième, c'est que vous ne vous troubliez jamais de vos manquements passés, présents et avenirs, ni que vous n'en tiriez aucune inquiétude.

Le troisième, que vous vous humiliiez profondément devant Dieu de vos moindres péchés reconnaissant que le mal est le fruit du jardin de votre âme, comme le moindre bien que vous fassiez est celui de la grâce de notre Seigneur ; proposez avec l'aide de cette même grâce de faire quelque bonne pratique de vertu pour réparer le manquement commis.

Le quatrième point qu'il faut que vous pratiquiez, c'est la fidélité à la personne de Dieu, et à donner pour fin de vos actions l'unique intention de plaire à sa divine Majesté. Enfin ma fille, humiliez-vous, je vous dis, humiliez-vous, faites tout le bien que vous pourrez, évitez tout le mal que vous connaissez, afin que vos fautes ne soient jamais que de pure fragilité et surprise, et [106] faites qu'elles vous humilient sans vous troubler. L'orgueil nous fait pleurer de nous voir imparfait, mais la vraie et humble contrition nous fait humilier, pour nous faire profiter même de nos chutes.

.Une autre fois.

Ma fille, mortifiez fortement votre orgueil. Je suis fort aisée que votre maîtresse y travaille, mais secondez-la fidèlement. Je vous prie de penser souvent à ces paroles de notre Seigneur, « Sur qui reposera mon esprit, si ce n'est sur l'humble de cœur », et à ces autres, « L'esprit de Dieu et celui de superbe ne s'accorde point » ; il faut que l'un ou l'autre sorte de notre âme ; hâtez-vous donc de faire sortir promptement de votre cœur la propre estime, l'amour de votre volonté, de votre jugement et tout ce qui est contraire à l'esprit d'humilité, qui est l'esprit légitime de cette sainte vocation que vous sortez d'entreprendre.

.Une autre fois, cette Bienheureuse me dit :

Je suis fort aise que votre maîtresse vous défende ces grandes et belles imaginations et spéculations dans vos oraisons, parce que votre esprit aime les choses qui lui donnent plus de science, de connaissance et de lumière que celles qui le portent à la pratique, à l'affection du cœur et à l'anéantissement, plus à la vanité qu'au désir de devenir humble.

Voici donc comme vous devez faire. Par exemple, vous prenez pour votre sujet de méditation la flagellation de notre Seigneur Jésus-Christ. Ne vous représentez point un beau jeune homme tout nu, avec plusieurs bourreaux autour de lui pour le flageller, mais mettez-vous en la présence de Dieu et après la première préparation, sans vous rien imaginer, pensez tout simplement que notre Seigneur tout innocent a voulu souffrir l'ignominie de la flagellation, souffrant pour votre amour cet horrible tourment. Et là-dessus, entretenez-vous avec sa bonté, en lui disant : « Mon Seigneur et mon Dieu, c'est à cette heure que j'apprends que vous êtes humble et doux de cœur ». Goûtez après en silence ces paroles, et après prononcez celle-ci tout doucement : « Ô que vous avez souffert pour moi mon Sauveur, je le sais ; et comme la foi me l'apprend, je ne veux autre connaissance que celle qu'elle me donne ; vous vous êtes toujours humilié et je me veux toujours élever. Ô innocent et humble Jésus, confondez ma superbe, vous souffrez pour moi, je me laisserai châtier pour vous de mes fautes, sans m'excuser ».

Voilà ma fille, comme il faut que vous fassiez, et vous ferez une oraison de cœur et de volonté, et non pas une d'entendement et de vanité. [107]

.Une autre fois elle me dit :

Ma fille, ne vous tenez jamais quitte de cette grande activité d'esprit. Je sais bien que comme c'est une inclination naturelle, que vous avez de la peine de vous en défaire ; mais je sais aussi que si vous étiez fidèle, vous ne seriez plus si bouillante. Vous avez cent choses contre la modestie religieuse, vous tenez la tête penchée comme pour en paraître plus dévote, vous marquez tout ce que vous dîtes par des gestes, vous allez d'un pas tout à fait mondain, vous faites un certain petit tour de l'épaule lorsque vous faîtes vos enclins qui sent la fille du monde. Enfin, vous avez bien des choses à réformer en vous pour prendre la gravité et bienséance religieuse. Lisez souvent la constitution de la modestie, faites souvent des demandes à votre maîtresse sur cette vertu, et ayez incessamment au cœur ces paroles de l'apôtre, « Que votre modestie soit connue de tout le monde », et cela parce que le Seigneur est présent, dont l'œil divin voit l'extérieur et pénètre l'intérieur.

.Une autre fois.

Soyez plus soigneuse de vous surmonter ce mois, que le mois passé, et surtout soyez fidèle à votre défi de l'humilité que votre maîtresse vous a donné. Il vous est fort nécessaire, mais pour acquérir l'humilité, il vous faut travailler et ne pas croiser les bras. Il faut ne laisser pas perdre une occasion de vous humilier, il faut vous connaître et vouloir être connue des autres pour inutile, ignorante et indigne d'être employée à rien de bon, aimer que chacun se mêle de connaître et corriger vos défauts, que tout le monde ait confiance de vous dire ses pensées sur votre conduite et sur vos manquements. Il faut ne vous préférer à qui que ce soit, recevoir tout le pire de la maison avec joie, étant bien aise que les autres soient mieux que vous. Et faites-vous toujours accroire que vous êtes mieux, encore que vous ne méritiez ; soyez satisfaite de ne vous voir ni aimée ni caressée de vos supérieures. Supportez doucement d'être incessamment rebutée, méprisée et humiliée, employée aux choses basses, mortifiée. Et lorsque l'on vous traitera de la sorte, gardez-vous de penser que c'est pour éprouver votre vertu, mais persuadez-vous bien que c'est un châtiment autant juste que doux, à cause qu'on a égard à votre faiblesse. Ne parlez plus de ce que vous avez lu, vu [108] et su au monde, ni de vos parents. Enfin ma fille, si vous voulez être humble, il vous faut humilier, vous tenir en la maison comme une personne indigne d'y être. Respectez fort vos sœurs, et reconnaissez-vous leur petite servante. Estimez leur société et leur vertu. Allez en paix, ma fille.

.Une autre fois.

La fin de l'année de votre probation, ma fille, s'approche. L'on ne vous a rien caché de tout ce qui est de l'Institut, et l'on vous a souvent dit qu'entreprenant cette vocation, l'on entreprend aussi de ne plus vivre à soi, pour soi, ni par soi, qu'il faut que vous pensiez que votre vocation vous oblige d'aspirer et tendre à la fin de la perfection de cet Institut, et que cette perfection est toute contraire aux lois et aux sentiments de la chair. Sondez votre cœur pour voir s'il est bien résolu d'entreprendre de ruiner ainsi tout ce que vous êtes, et d'anéantir tout ce qui est contraire à cette haute perfection dont la Congrégation fait profession. Demandez la sainte lumière du divin Esprit pour bien connaître les volontés de Dieu sur votre âme. Je ne doute point que votre appel à la religion ne soit très bon et très singulier. Je ne laisse pas de me sentir obligée de vous faire bien connaître ce que c'est que vous entreprenez, et l'importance qu'il y a de ne point vivre négligemment au service de Dieu, et que notre manière de vie requiert un courage fort et généreux qui prenne fortement l'avantage sur tout ce qui est de la nature pour faire régner en nous la grâce. Je suis fort résolue de ne point permettre la réception d'aucune fille qui n'ait cette disposition. Ma fille, éprouvez-vous donc bien vous-même. Accoutumez-vous à rompre vos volontés aux choses, même indifférentes, à obéir à toutes indifféremment et simplement à l'aveugle, à souffrir toutes les peines qui se présenteront dans votre poursuite. Et enfin, examinez bien tout ce que vous devez [109] désormais pratiquer, si une fois, vous pouvez vous oublier vous-même et vous jeter toute à faire le bien. J'espère, que Dieu par sa grâce, vous rendra une bonne religieuse, puisque je suis sûre que Dieu ne vous manquera jamais de sa lumière et de sa bénédiction, pourvu que vous ne manquiez pas de coopérer à sa grâce. Mais ma fille, je vous assure que les desseins de Dieu sur vous sont tels que si vous ne travaillez pour arriver au plus haut de la perfection, vous serez la plus chétive religieuse qui soit au monde.

.Le matin qu'on tira les voix, elle me dit :

Ma fille, je vous viens trouver parce que je n'assistais pas samedi à l'examen que le chapitre fit pour votre profession, pour voir en quelle disposition est votre cœur pour vous donner ma voix comme les autres. Ma fille, vous m'êtes fort chère pour ce que vous êtes à mon fils de Tolonion, que j'aime et estime si fort, et pour plusieurs autres raisons, et surtout parce que j'aime votre âme, voyant le soin particulier que notre Seigneur en a pris. Mais malgré tout cela, je ne voudrais pas dire un mot en votre faveur, contraire à ma conscience. Lorsque je reçois une fille, je me mets particulièrement en la présence de Dieu, j'invoque son secours, et je fais simplement dans une entière droiture, ce qu'il m'inspire à la vue de sa divine Majesté. Voyant votre cœur qui aime sa vocation, qui désire de se perfectionner, et qui grâce à Dieu a été bien appelée à son service, je ne saurais vous refuser ma voix et de parler pour vous. Toutefois les sœurs agissent selon les vues que notre Seigneur leur donne. Priez-le qu'il les inspire bien, affermissez vos bonnes résolutions, et j'espère que le ciel vous bénira. [espace].

Au sortir du chapitre, elle me fut trouver, et me dit si j'étais bien disposée à tout ce que la divine Providence ordonnerait de moi, et ensuite, me dit que les Sœurs ne me trouvaient du tout point propre pour notre manière de vie, m'ordonna de me laisser aux soins de Dieu, et me fit faire [110] un acte d'abandon à sa volonté en ces termes :

« Mon Dieu je suis prête à quitter non seulement cette religion, pour retourner au monde, mais je quitterais le ciel si tel était votre plaisir, et serais prête de descendre aux enfers, si votre même plaisir s'y trouvait plus grand », et me fit dire plusieurs autres choses fort belles, m'assurant qu'il faut commencer, ce que nous croyons être de la volonté de Dieu, avec ardeur, et le laisser avec tranquillité lorsque cette volonté adorable le veut. Elle pleura avec moi tendrement et m'envoya ensuite devant le Saint Sacrement pour me consoler, me disant qu'elle ne savait point de meilleur remède que celui-là, pour apaiser une âme affligée qui aime Dieu dans la posture d'une petite servante humble et soumise, et que je lui dise : « Mon Unique Consolation, ne me délaissez point ; vous m'aviez donné le désir de vous servir, vous m'en ôtez le moyen, soyez béni à jamais de votre pauvre créature ».

.Lorsque j'étais en solitude pour la profession, je la priais de ma parler sur les vœux. Elle me répondit ce qui suit.

« Je le veux bien ma fille, vous expliquer courtement vos vœux. Faisant celui de l'obéissance, vous vous obligez de la garder selon que la constitution 3ème le commande, obéissant de volonté et de jugement à toutes sortes de Supérieures, qui que ce soit, et quoi qu'elles vous commande qui ne sera pas péchés. Faisant vœux de pauvreté, vous quittez toutes choses pour le mettre en commun et même votre propre corps, qui ne sera plus vôtre désormais, mais à la congrégation qui le pourra employer à tout ce qu'elle jugera sans qu'il vous soit loisible d'y résister. Ce vœux s'étend encore plus loin, et sa perfection ne requiert pas seulement que vous n'ayez rien en propre, mais que vous ne vouliez rien que ce qui vous sera donné, et que vous sentiez de la joie lorsque quelque chose nécessaire vous manquera, que vous ne choisissiez jamais le meilleur, mais désiriez le moindre, et que vous le preniez lorsqu'il vous sera permis. Il passe plus avant encore ce sacré vœux, [111] et requiert que nos biens spirituels mêmes soient en commun, et que notre amour soit égal et universel pour tout, tant que faire se peut. Enfin ma fille, pour être une vraie pauvre de cœur et d'esprit, il vous faut tenir comme une pauvre au Monastère qui serait comme dans la maison d'un grand Seigneur, ou comme une vraie mendiante à la porte d'un prince, recevant avec action de grâce tout ce qui vous sera donné, vous tenant humble et petite à vos yeux, confessant toujours de n'avoir aucun mérite pour être associée à une si sainte Communauté.

« Pour le vœu de chasteté, vous savez que la Constitution en dit si expressément, que je n'y peux rien ajouter. Comment sentez-vous que Dieu épouse votre âme, ma fille ? Ce grand Dieu l'épousera par le saint Baptême, cette chère âme ; mais lorsque nous nous privons volontairement des noces séculières pour prendre Jésus-Christ pour notre époux, il se fait une union si intime de grâce entre Dieu et notre âme, qui ne se peut pas expliquer en terre, où ce mariage sacré se fait ; mais ce sera au Ciel, où la jouissance entière nous sera donnée de ce souverain amour, que ces noces sacrées seront perfectionnées par les ineffables embrassements de ce divin Époux.

« Vous devez désormais avoir du respect pour vous-même, pour la dignité que vous possédez d'épouse d'un si grand et adorable Monarque. Pour n'en dégénérer jamais, renoncez fortement à toute sorte d'affection et d'inclination. Votre cœur est le lit et le cabinet où cet époux repose, tâchez de le tenir bien orné, et bien pur ; que tout votre amour soit employé à l'aimer ; mettez tout votre soin à lui plaire, et que toutes vos forces soient occupées à son service. Suivez fidèlement ses attraits, vous le trouverez toujours en vous-même ; tenez-vous vers lui sans désirer autre chose, et sans le chercher ailleurs ; préparez-vous de faire votre oblation avec le plus d'amour que vous pourrez, consacrez-vous souvent à Dieu, vous immolant toute sur l'autel sacré de son bon plaisir ; donnez-lui cent fois le jour toutes vos inclinations, et invoquez souvent son aide. Je le prierais fort que ce sacrifice lui soit agréable et pour sa gloire. »

.Devant que je fis les vœux, elle me dit :

« Allez courageusement ma fille, vous donner toute à Dieu, pour jamais. [112] Faites votre sacrifice si absolu que vous ne soyez plus vous-même. Quand vous serez sur le point d'offrir à Dieu, priez pour les nécessités de l'Église, pour nos bons princes, pour les misères du peuple, pour notre petite Congrégation, et trouvez-moi quelque coin parmi les autres comme la plus indigne. Je le prierai pour vous afin que vous soyez du nombre des épouses fidèles qui gardent à ce divin Époux, les vœux fidèlement. »

.Après la profession, dans ma première rendition de compte :

« Ma fille, vous avez promis des grandes choses à Dieu, mais il vous en a aussi promis de bien plus grandes assurément. Rendez-lui fidèlement vos vœux et sa bonté ne vous délaissera jamais. Pour votre oraison, et vos exercices, suivez l'attrait de Dieu, sans vous mettre en peine de suivre la direction ordinaire du Directoire. Tenez-vous ferme dans vos bons propos, et ne vous émancipez que le moins que vous pourrez, suivant en tout l'avis de votre maîtresse, que vous prendrez fidèlement sur toute votre conduite. »

.Une autre fois.

« Je trouve bon que vous vous laissiez occuper à la présence de Dieu, et que vous suiviez l'attrait de la divine grâce. Mais je trouve aussi très bon que pour occupée que l'on soit de cette sacrée présence, l'on fasse toujours ces trois actes à la sainte Messe. Le premier de s'abaisser devant Dieu reconnaissant ses péchés, au confiteor. Le deuxième, d'adorer Dieu lorsqu'on voit la sainte Hostie et le saint Calice, pour offrir Jésus-Christ au Père Éternel. Le troisième, que sur le point de la communion, l'on se réunisse par quelque pensée ou parole intérieure, à ce Dieu caché au St Sacrement, soit qu'on communie réellement ou spirituellement. »

.Pour la première solitude.

« Je suis passé à louer Dieu de voir le soin qu'il a pris de votre âme, et j'admire sa providence de vous avoir donnée cette vocation par des moyens si particuliers. Il vous reste de correspondre fidèlement à ce bon Dieu, et de faire que nul jour de votre vie ne se passe sans que [113] vous lui rendiez mille grâces de celles qu'il vous a faites. Suivez son attrait dans votre oraison, et faites ce que votre maîtresse vous dit pour votre avancement. Prenez à cœur cette pratique de porter votre âme entre vos mains, c'est à dire, toujours devant vos yeux, afin qu'elle ne fasse rien qui ne soit bien. Gardez-vous que rien ne vous la ravisse. Pour votre extérieur, prenez et lisez le chapitre de la modestie ; soyez condescendante à vos sœurs, et demandez-leur pardon des moindres fautes que vous commettez envers elles, de respect et d'humilité. »

.La dernière fois que je lui parlais avant son départ.

« Ce serait avoir fait une grande sottise, d'avoir quitté tous vos parents, tout ce que vous aimiez au monde, pour vous attacher à une créature. Méprisez toutes ces petites tendresses, pour ne vouloir que le divin bon plaisir. Tenez-vous dans vos oraisons toujours plus simplement à la vue de Dieu, dans une profonde révérence. L'âme qui a trouvé Dieu, ne doit rien chercher davantage. Vous avez l'esprit fécond, et Dieu ne veut de vous que simplicité sans multiplicité. »

.Ce que notre unique Mère dit au Noviciat.

« Hé bien mes chères filles, je vous amène une maîtresse. Vous lui obéirez de bon cœur, je le sais bien, et vous lui rendrez autant d'honneurs qu'aux autres, dans la même simplicité.

« Et vous, notre maîtresse, vous servirez mes filles joyeusement, fidèlement et de bon cœur. Notre nombre croîtra fort, et ce que je désire que vous inculquiez le plus à ces chères âmes, ce sont ces trois choses. La première, la pureté de cœur, qui bannit toutes sortes de péché et d'imperfection volontaire, qui se plaît de plaire à Dieu, et qui fait tout purement pour son amour.

« La deuxième est l'exacte observance de tout ce qui est de l'institut. Par ce moyen, vous les rendrez souples comme des gants, et les accoutumerez à l'humble déférence les unes aux autres, et à rendre un grand honneur cordial qui, comme dit notre Bienheureux Père, ne consiste pas aux gestes extérieurs, mais [114] au véritable sentiment intérieur.

Le troisième, c'est l'affection à l'oraison et au recueillement. C'est là où elles recevront la lumière et la force pour vivre dans une vraie perfection de l'observance. Voyez mes filles, tant plus l'âme s'approche de Dieu, elle est mieux éclairée ; plus elle se rend familière avec sa bonté, par l'oraison et le recueillement, plus il lui donne de forces pour embrasser ce qu'elle voit lui être agréable. Je ne vous recommande pas de mortifier nos filles, ma chère sœur la Directrice, parce que je n'aime pas ces mortifications qui surchargent et accablent l'esprit et le corps. Mais oui bien celles qui se rencontrent dans l'observance à chaque moment selon l'ordre de Dieu et de sa providence. Adieu, mes chères filles, dans dix-neuf jours nous nous reverrons. Dieu aidant, demeurez avec Notre Seigneur et soyez toutes à lui ; ne craint point, petit troupeau, car c'est Dieu qui te gouverne, et ce Père Céleste a soin de toi. »

.Entretien (noté 61) : Quelque avis touchant l'observance, donné par notre Bienheureuse à nos Sœurs de la deuxième maison d'Annecy, dans leur commencement.

L'on me dit que les officières s'exemptent facilement des Communautés, mais avec congé. Je vous dis qu'il ne faut pas le faire, bien qu'avec permission, sans la vraie nécessité ; autrement, la faute est de celle qui la demande, et non de celle qui la donne. Il faut dans ces occasions prendre toujours l'avis de la discrétion et de la charité ; surtout les pauvres infirmières ne doivent rien laisser à faire autour des malades, à quelle heure que ce soit, de ce qui est de la nécessité et de la charité, parce que c'est là sa première obéissance. Mais tout ce qu'il faut prendre garde, c'est de ne point perdre de temps, en sorte qu'il ne soit besoin de prendre, après celui des exercices, pour faire ce que nous aurions pu faire au lieu de nous amuser à parler ou à faire des petites choses qui se peuvent différer.

L'économe doit assurément assister aux Communautés, et lorsque l'on a besoin d'elle, on la sonne. Il ne faut pas qu'on craigne de mal édifier de la sonner souvent parce qu'on sait bien qu'elle a des affaires qui ne se peuvent pas bien souvent remettre.[115]

Pour la grande jardinière, je voudrais qu'elle fût des sœurs domestiques, d'autant que c'est un exercice de fatigue, et qui requiert de l'assiduité à y travailler le matin après prime et pendant l'assemblée, pour y planter des herbes, ou pour aider à le nettoyer ; cela sert même de récréation.

Prenez garde mes filles, n'attendez pas de venir demander vos congés à la Supérieure lorsque vous la voyez plus préoccupée des affaires, pour les obtenir plus facilement. Il est vrai, la Supérieure se doit toujours rendre attentive, mais il faut aussi que vous usiez de la discrétion et de la simplicité dans les occasions. [espace]

Il ne faut pas sous prétexte qu'on ne fait rien à l'office, s'exempter souvent, parce que si bien vous ne chantez pas, vous faites toujours votre devoir en y assistant avec modestie et attention à Dieu. La Supérieure peut pourtant en cela comme du reste, dispenser selon la nécessité. Il n'y a rien mes filles, qui maintienne tant le bon ordre d'une maison religieuse que de voir les Communautés bien suivies et nombreuses. [espace]

La Supérieure peut commander, si elle commande bien à la bonne heure ; si elle commande mal, la faute sera sur elle, et vous ne rendrez pas compte de ce que vous faites par obéissance.

C'est à nous d'obéir ; si nous obéissons bien, Dieu nous bénira ; si nous obéissons mal, et que nous demandions des congés non nécessaires, la faute sera sur nous. Si la Supérieure accorde les congés par complaisance à d'aucune qu'elle affectionnera dîtes-vous, qui ne soit pas de nécessité, lors la faute sera de toutes deux. L'on dit que nos sœurs se récréent fort bien durant toute la récréation, mais qu'elles ne pensent point aux congés qu'elles ont à demander, et qu'elles vont à toute heure trouver la Supérieure pour les avoir. Pour cela je ne fais point d'autre remède, pour les faire amender, que de leur dire doucement : ma sœur, venez à l'obéissance de ce soir, ou de ce matin, et je vous donnerai la permission que vous demandez ; cela les rend attentives à leur devoir. Mais si ce que l'on demande est nécessaire, il faut leur permettre, et leur dire qu'on le refusera si elle ne s'amende. [116]

La Supérieure se doit tenir un quart d'heure après l'obéissance pour écouter les sœurs, un demi-quart pour la Communauté ; mais la sœur économe, si elle voit qu'il y a quelque sœur un peu longue, doit s'avancer et dire, « Ma Mère, nos sœurs officières ont besoin de parler à votre charité » ; ainsi, ces sœurs si longues à parler se retireront et si quelque sœur veut parler en particulier un peu plus au long, qu'elle prenne l'heure avec la Supérieure, autrement les pauvres Mères seraient bien importunées. [espace].

Il y a des sœurs qui arrêtent la Supérieure, dites-vous, lorsqu'elle vient à table, que le dernier est sonné ; c'est ce qu'il ne faut pas faire, que par nécessité, parce que cela fait retarder la bénédiction, et il faut toujours que la Communauté aille son train ordinaire. Mais si la Supérieure ne peut pas venir pour quelque affaire, après que la Communauté soit assemblée, autant au chœur qu'au réfectoire, il faut que l'Assistante attende l'espace d'un Pater et Ave, et puis que sans sortir de sa place pour aller voir si la Supérieure vient, qu'elle dise le Benedicite. [espace].

Lorsque ce sont les jours que la Supérieure fait l'office, il faut l'avertir ; et même si l'Assistante peut prévoir qu'elle se trouve dans quelques occupations, il faut qu'elle aille l'avertir, avant que les offices sonnent, afin que la Communauté n'attende pas longtemps, et que les exercices soient retardés. [espace].

La Supérieure ne doit pas pour condescendre à certaines filles causeuses et complaisantes, s'entretenir auprès du feu un partie de la récréation, parce qu'il faut qu'elle tâche de consoler de sa présence, celles qui n'y sont pas et qui travaillent. [espace].

Oui mes sœurs, l'on peut élire une Supérieure qui ne serait pas sur le catalogue ; nos sœurs de Melun m'écrivent qu'elles viennent d'élire la leur qui n'y était pas, mais si unanimement qu'il n'y a pas manqué une seule voix ; et Monseigneur de Sens, qui est à mon avis un des prélats de France les plus éclairé et des plus entendus en fait [117] de religion, les loua beaucoup, et dit après l'élection que Dieu y avait véritablement présidé et que Dieu les bénirait, parce qu'elles avaient agi selon son Esprit ; parce que ce grand Dieu fait toujours des grandes grâces à ceux qui agissent pour lui seul. Mais il est toujours bon ordinairement de se tenir au Catalogue, surtout lorsque nous savons qu'il y a une Mère déposée qui agit droitement, des bonnes conseillères qui cherchent le bien seul du Monastère, et qui cherchent à mettre sur ledit Catalogue, les plus capables filles de la maison pour cette charge si importante. Il ne faut jamais parler avant le temps de l'élection, je vous l'ai dit plusieurs fois, et je vous le redis, à chaque jour suffit sa malice. Nous appréhendons que la telle soit supérieure, qui mourra avant le temps qu'il faille l'élire. Bienheureuse est l'âme qui vit en paix dans la parfaite confiance de son Dieu. Retenez bien ceci, mes chères filles, et soyez certaines que Dieu me le fait dire. Qu'en cette petite qui voilà serait élue, Dieu permettrait qu'elle ferais bien pourvu qu'elle fut élue simplement et sans regard humain ; et elle ne vous devrait pas être en moindre considération que la première de l'Institut qui aurait tous les talents requis, et il faudrait tourner vers elle tous vos respects et tout votre cœur, c'est de la sorte qu'agissent les bonnes religieuses. [espace].

Hors, mes chères filles sont bonnes, mais elles veulent bien que je leur dise un petit mot en confiance. C'est que je ne vois pas, ce me semble, chez vous autant d'esprit intérieur que j'en trouvais autrefois. C'est possible que vous êtes toutes dans l'occupation et dans les charges présentement. Mais, mes chères filles, c'est en ce temps qu'il faut prendre garde à vous, afin que ces choses inférieures ne vous ôtent point les célestes. Il n'est rien qui relâche plus le cœur que la dissipation, et le peu de soin à conserver en tout temps la pureté du même cœur. Mais on ne le fait pas lorsqu'on veut suivre ses inclinations et qu'on ne va aux exercices d'obéissance que de corps, et que l'affection de ce cœur reste à une quenouille et à un ouvrage. Travaillez bien lorsque c'en est l'heure, mais soit par complaisance de la Supérieure ou des autres, ou de vous-mêmes, ne vous amusez point aux ouvrages, ne vous y empressez [118] point au détriment de la dévotion, qui apportera plus d'avantage à votre Monastère avec la suite des exercices que tout travail. Cherchons toujours premièrement le royaume de Dieu, et tout le reste nous sera donné. Notre Bienheureux Père disait une fois qu'il fallait préférer l'obéissance à tout ses petits désirs. Tâchez donc de garder cette pureté de cœur que Dieu demande de nous, et ne désirez point tant d'être aimées et estimées des créatures. Contentez-vous de posséder cette pureté, pureté d'intention, pureté d'action, pureté d'affection, et que votre âme ne respire en tout que pureté. Et de la sorte, vous attirerez sur vous toutes sortes de bénédictions et grâces célestes, je vous les souhaite. Amen.

Fragment d'une lettre d'Annecy de 1834.

C'est que dans la constitution 47 de l'élection de la Supérieure, notre saint Fondateur s'exprime en ces termes « et enfin l'on verra laquelle aura le plus de voix, et celle-là sera la Supérieure ...etc », tandis que le Coutumier sur le même sujet, se sert des termes suivants « l'élection se fait seulement quand une sœur a plus de la moitié de voix de tout le Chapitre, quand ce ne serait que d'une de plus. La constitution l'entend ainsi et non autrement ».

D'après cette différence, les uns pensent se devoir arrêter aux termes de la Constitution, et rejettent l'explication donnée sur cet article par le Coutumier, auquel cependant on se tient généralement. Il nous semble que la chose ne doit donner lieu à aucun doute, puisque notre sainte Fondatrice et nos premières Mères ont expliqué les choses au Coutumier comme elles se pratiquaient du temps de notre Bienheureux Père, et selon qu'il les avait lui-même établies. Cependant il paraît que dès avant l'année 1668, quelques Monastères éprouvaient de l'embarras sur ce point : nous le voyons par ce qu'en dit T. H. Mère Philiberte Emmanuelle de Montoux, Supérieure de ce Monastère en sa circulaire du 25 septembre de la susdite année. Après ces réflexions, elle ajoute « nous trouvons bien dans les archives de cette maison de vieux manuscrits de nos constitutions fait de la main de Monsieur Favre, Confesseur de notre saint Fondateur (dans l'un desquels notre Bienheureuse Mère a fait plusieurs annotations de sa propre main) où il est dit comme au Coutumier, que l'élection se fait de celle qui a plus de la moitié de voix de tout le chapitre, et que lorsqu'il faut recommencer, on écrit des nouveaux billets ; ce qui confirme la vérité que notre Bienheureux Père dit dans une de ses épîtres, que les copistes et imprimeurs de nos constitutions y ont fait une infinité de fautes. »



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.EXTRAITS DE LETTRES





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.Lettres de Jeanne à François

Extraites de Jeanne de Chantal, Correspondance, Tome I 1605-1621, Cerf, 1985.

.Lettre 6 à François (1611)

[Annecy, fin mai-début juin 1611]

Quand viendra ce jour heureux59 où je ferai et referai l'irrévo­cable offrande de moi-même à mon Dieu? Sa bonté m'a remplie d'un sentiment si extraordinaire et puissant de la grâce qu'il y a d'être toute sienne, que, si le sentiment dure dans sa vigueur, il me consumera. Jamais je n'eus des désirs ni des affections si ardentes de la perfection évangélique; il m'est impossible d'exprimer ce que je sens ni la grandeur de la perfection où Dieu nous appelle. Hélas! à mesure que je me résous d'être bien fidèle à l'amour de ce divin Sauveur, il me semble que c'est chose impossible de pouvoir correspondre à toute la grandeur de ce même amour. Oh! que c'est chose pénible en l'amour, que cette barrière de notre impuissance! Mais qu'est-ce que je dis? J'abaisse, ce me semble, le don de Dieu par mes paroles, et ne saurais exprimer ce sentiment d'amour qui me sollicite à vivre en pauvreté parfaite, en humble obéissance et en très pure pureté.

.Lettre 19 à François (1611-1614)

[Annecy, 1611-1614]60

Monseigneur,

Priez fort pour moi, afin qu'il me retire de ces fâcheuses affaires. Ce qui me console parmi tant de travail, c'est que cela est pour la gloire de Dieu et, qu'enfin, après avoir bien travaillé, nous irons jouir du repos éternel, moyennant la grâce du divin Sauveur, lequel je prie soigneusement pour la perfection de notre Coeur.

Je vous ressouviens, mon Père, qu'il y a aujourd'hui sept ans que Notre-Seigneur remplit votre esprit de mille saintes affections pour le bonheur et perfection de ma pauvre âme. Je vous dirai que, dès hier, elle est demeurée remplie d'un sentiment si extraordinaire de la perfection que, si cela dure, il me consumera. Mon Dieu! mon unique Père, rendez-moi, par vos prières et conduites, toute à ce Seigneur que nous adorons, révérons et aimons parfaitement. Oh! que je veux lui être fidèle! Il m'est impossible d'exprimer ce que je sens, aussi ne ferais-je que l'amoindrir par mes paroles. C'est un ouvrage fait de la main de Dieu. Nous voyons tous les jours clairement abonder ses miséricordes sur nous, c'est pourquoi nous devons tous les jours nous rendre plus fidèles. Pour cela, je consacre de nouveau mon âme à votre volonté et obéissance61.

En ce désir, je vais recevoir mon Dieu, auquel je demeure, Monseigneur, vôtre,

.Lettre 75 à François (1616)

[Annecy, 21 mai 1616]

Mon cher Père,

M. Grandis m'a dit aujourd'hui que nous eussions encore bien soin de vous, que vous ne deviez plus faire une si grande diète, qu'il fallait vous bien tenir et contre garder, à cause de la fluxion qu'il faut craindre. Je suis bien aise de toutes ces ordonnances, et que vous gardiez votre solitude, puisqu'elle sera encore employée au service de votre cher esprit. Je n'ai pu dire nôtre, car il me semble n'y avoir plus de part, tant je me trouve nue et dépouillée de tout ce qui m'était le plus précieux.

Mon Dieu! mon vrai Père, que le rasoir a pénétré avant! pourrai je demeurer longuement dans ce sentiment? Au moins notre bon Dieu me tiendra dans les résolutions, s'il lui plaît, comme je le désire. Hé! que vos paroles ont donné une grande force à mon âme! que celles-ci m'ont touchée et consolée quand vous me dites: "Que de bénédiction et consolation" votre âme a reçues, de me "savoir toute dénuée devant Dieu!" Oh! Jésus vous veuille continuer cette consolation, et à moi ce bonheur!

Je suis pleine de bonne espérance et de courage, bien paisible et bien tranquille. Dieu grâce, je ne suis pas pressée de regarder ce que j'ai dévêtu; je demeure assez simple, je le vois comme une chose éloignée, mais il ne laisse pas de me venir toucher, soudain je me détourne. Que béni soit Celui qui m'a dépouillée! Que sa bonté me confirme et fortifie à l'exécution quand il la voudra. Quand Notre-Seigneur me donna cette douce pensée que je vous mandai mardi, de me laisser à Lui, hélas! je ne pensais point qu'il com­mencerait à me dépouiller par moi-même, me faisant ainsi mettre la main à l'oeuvre. Qu'il soit béni de tout et me veuille fortifier!

Je ne vous disais pas que je suis avec peu de lumière 'et de consolation intérieure; je suis seulement paisible partout, et semble même que Notre-Seigneur, tous ces jours passés, avait un peu retiré cette petite douceur et suavité que donne le sentiment de sa chère présence. Aujourd'hui encore, plus ou moins, il me reste fort peu pour appuyer et reposer mon esprit; peut-être que ce bon Seigneur veut mettre sa sainte main par tous les endroits de mon coeur pour y prendre et le dépouiller de tout: sa très sainte volonté soit faite!

Hélas! mon unique Père, il m'est venu aujourd'hui en la mémoire qu'un jour vous me commandiez de me dépouiller; je dis: "Je ne sais plus de quoi". Et vous me dites: "Ne vous l'avais-je pas bien dit, ma fille, que je vous dépouillerais de tout?" O Dieu! qu'il est aisé de quitter ce qui est autour de nous! mais quitter sa peau, sa chair, ses os, et pénétrer dans l'intime de la moelle, qui est, ce me semble, ce que nous avons fait, c'est une chose grande, difficile et impossible, sinon à la grâce de Dieu. La seule gloire donc lui est due et lui soit rendue à jamais.

Mon vrai Père, ne me revêts je point sans votre congé de cette consolation que je prends à vous entretenir? Il me semble que je ne dois plus rien faire, ni avoir pensée, ni affection, ni volonté qu'ainsi qu'elles me seront commandées. Je finis donc en vous donnant mille bonsoirs, et vous disant ce qui me vient en vue: il me semble que je vois les deux portions de notre esprit n'être qu'une, unique­ment abandonnée et remise à Dieu. Ainsi soit-il, mon très cher Père, et que Jésus vive et règne à jamais! Amen.

Ne vous avancez point de vous lever trop tôt; je crains que cette sainte fête62 ne vous fasse faire un excès. Dieu vous conduise en tout.

.Lettre 75bis de François de Sales

21 mai 1616

Tout cela va fort bien, ma très chère Mère. C'est la vérité, il faut demeurer en cette sainte nudité jusqu'à ce que Dieu vous revête. Demeurez là, dit Notre-Seigneur à ses Apôtres, jusqu'à ce que d'en-haut vous soyez revêtus de vertu63. Votre solitude ne doit point être interrompue jusqu'à demain après la Messe.

Ma très chère Mère, il est vrai, votre imagination a tort de vous représenter que vous n'avez pas ôté et quitté le soin de vous-même et l'affection aux choses spirituelles; car n'avez-vous pas tout quitté et tout oublié? Dites ce soir que vous renoncez à toutes les vertus, n'en voulant qu'à mesure que Dieu vous les donnera, ni ne voulant avoir aucun soin de les acquérir qu'à mesure que sa Bonté vous emploiera à cela pour son bon plaisir.

Notre-Seigneur vous aime, ma Mère, il vous veut toute sienne. N'ayez plus d'autres bras pour vous porter que les siens, ni d'autre sein pour vous reposer que le sien et sa providence; n'étendez votre vue ailleurs et n'arrêtez votre esprit qu'en lui seul; tenez votre volonté si simplement unie à la sienne en tout ce qu'il lui plaira faire de vous, en vous, par vous et pour vous, et en toutes choses qui sont hors de vous, que rien ne soit entre-deux. Ne pensez plus ni à l'amitié ni à l'unité que Dieu a faite entre nous, ni à vos en­fants, ni à votre corps, ni à votre âme, enfin à chose quelconque; car vous avez tout remis à Dieu. Revêtez-vous de Notre-Seigneur crucifié64, aimez-le en ses souffrances, faites des oraisons jacula­toires là-dessus. Ce qu'il faut que vous fassiez, ne le faites plus parce que c'est votre inclination, mais purement parce que c'est la volonté de Dieu.

Je me porte fort bien, grâce à Dieu. Ce matin j'ai fait com­mencement à ma revue (de conscience), que j'achèverai demain. Je sens insensiblement au fond de mon coeur une nouvelle confiance de mieux servir Dieu en sainteté et justice tous les jours65 de ma vie; et si, je me trouve aussi nu, grâce à Celui qui est mort nu pour nous faire entreprendre de vivre nus. Ô ma Mère, qu'Adam et Ève étaient heureux tandis qu'ils n'eurent point d'habits!

Vivez toute heureusement paisible, ma très chère Mère, et soyez revêtue de Jésus-Christ Notre-Seigneur. Amen.

.Lettre 196 à François (1610-1618)

[1610-1618]66

Je vous écris, et ne m'en puis empêcher, car je me trouve ce matin plus ennuyé de moi qu'à l'ordinaire. Je vois que je chancelle à tout propos dans l'angoisse de mon esprit, qui m'est causée si extraordinairement par mon intérieure difformité, laquelle est bien si grande que je vous assure, mon bon seigneur et très cher Père, que je me perds quasi dans ce cuisant abîme de misère.

La présence de mon Dieu qui autrefois me donnait des con­tentements si indicibles, me fait maintenant tout trembler et frissonner de crainte. Je vous jette ceci dans le coeur. Là où je ne vois qu'une faute, l'oeil de mon Dieu y en voit un nombre innom­brable et quasi infini. Il m'est avis aussi que cet oeil divin, lequel j'adore du profond de mon âme et de toute la soumission de mon coeur, outreperce mon âme et regarde avec indignation toutes mes pensées, mes oeuvres et mes paroles, ce qui me tient dans une telle détresse d'esprit que la mort même ne me semble point si dure ni si pénible à supporter. Il me semble que toutes choses ont pouvoir de me nuire. Je crains tout, j'appréhende tout, non que je craigne que l'on me nuise à moi, mais j'ai peur de déplaire à la divine miséri­corde de mon Dieu.

Oh! qu'il me semble que la divine assistance est éloignée de moi! Ce qui m'a fait passer cette nuit en des grandes amertumes, pendant laquelle je n'ai fait autre chose que dire: "Mon Dieu, mon Dieu, hélas! pourquoi me délaissez-vous? Je suis vôtre, faites de moi comme de chose vôtre".

Au point du jour, Dieu m'a fait goûter, mais presque imper­ceptiblement, une petite lumière en la très haute et suprême pointe de mon esprit, tout le reste de mon âme et de mes facultés n'en ont point joui. Mais elle n'a pas duré demi Ave Maria que mon trouble s'est rejeté à corps perdu sur moi, et m'a tout offusquée et obscur­cie.

Mais nonobstant la longueur de cette pénible déréliction, j'ai dit, quoique sans- sentiment quelconque: "Oui, Seigneur, mon Dieu, faites tout ce qui vous agréera, faites, faites, je le veux; anéantissez-moi, j'en suis contente; accablez-moi, je m'y soumets; arrachez, brûlez, coupez, tout ce qu'il vous plaira, car je suis à vous et je le veux bien, oui, Seigneur, je suis à vous".

Dieu m'a appris qu'il ne fait pas grand cas de la foi quand on en a la connaissance par les sens et sentiments; c'est pourquoi, contre tous mes combats, je ne veux point de sentiment. Non, Monseigneur, je n'en veux point: puisque Dieu est mon Dieu, il me suffit. J'espère en lui, nonobstant mon infinie misère. Oui, j'espère qu'il me supportera encore et que son infinie miséricorde me sera favorable, mais enfin mon très cher seigneur sa volonté soit faite et éternellement accomplie en moi.

Voilà mon faible et infirme coeur entre vos mains mon très cher seigneur, vous lui ordonnerez la médecine qu'il doit prendre.

.Lettre 394 à François, à Annecy (1621)

A François de Sales, à Annecy

[Paris, 29 juin 1621]67

J'ai plusieurs choses à vous dire, mon très cher Père, mais je ne sais où elles sont, tant mon chétif esprit est accablé et distrait! Ce saint jour toutefois il me récrée: je me représente que mon très cher père recevra mille caresses de ces très grands saints Apôtres qu'il aime et qu'il sert avec tant d'affection.

Certes, je suis gaie, et rien ne me fâche, grâce à Dieu, car je veux bien tout ce qui lui plaît, ne sentant aucun désir en la pointe de l'esprit que celui de l'accomplissement de la très sainte volonté divine en toutes choses. À ce propos, mon très cher Père, je ne sens plus cet abandonnement et douce confiance ni n'en saurais faire aucun acte. Il me semble bien toutefois que ces vertus sont plus solides et fermes que jamais. Mon esprit, en sa fine pointe, est en une très simple unité: il ne sent pas, car quand il veut faire des actes d'union, ce qu'il ne veut que trop souvent essayer de faire en certaines occasions, il sent de l'effort et voit clairement qu'il ne se peut pas unir, mais demeurer uni. L'âme ne voudrait bouger de là; elle n'y pense ni fait chose quelconque, sinon un certain renoncement de désir, qui se fait quasi imperceptiblement, que Dieu fasse d'elle et de toutes créatures, en toutes choses, ce qu'il lui plaira. Elle ne voudrait faire que cela pour l'exercice du matin, pour celui de la sainte messe, pour la préparation de la sainte communion, pour Action de grâces de tous les bénéfices: enfin, pour toutes choses, elle voudrait seulement demeurer en cette très simple unité d'esprit avec Dieu, sans étendre sa vue ailleurs, et en icelle dire quelquefois vocalement le Pater, pour tout le monde, et pour les particuliers et pour soi-même, sans divertir toutefois sa vue, ni regarder pourquoi ni pour qui elle prie. Souventes fois, selon les occasions, la nécessité ou l'affection qui vient sans être recherchée, l'âme s'écoule en cette unité. Pour ce sujet, j'ai bien la vue que cela suffit pour tout, néanmoins, mon très cher Père, fort souvent il me vient des craintes que non, et pour me satisfaire sur cette crainte je me force, ce qui me fait grande peine, de faire des actes d'union, d'admiration, l'exercice du matin, de la sainte messe, l'Action de grâces. Ce que je fais mal en cela, dites-le-moi, s'il vous plaît, mon très cher Père, et si cette simple unité d'esprit suffit et peut satisfaire à Dieu pour tous les actes que je viens de dire, auxquels nous sommes obligés, voire, si durant les sécheresses, elle suffira quand l'âme n'a ni la vue, ni le sentiment d'icelle, sinon en l'extrémité de sa fine pointe.

Je ne désire pas que vous me fassiez une longue réponse sur ce sujet, car en douze paroles vous me pouvez dire tout, n'étant ma demande que pour savoir si approuvez cette simple unité pour toutes choses, afin que je ne souffre ni ne reçoive de craintes, ni divertissements en cela. Enfin, dites-moi ce qu'il vous plai­ra, et, cependant je me rendrai plus fidèle, Dieu aidant, à ne point faire d'acte, croyant que l'autre est meilleur et qu'il suffit, atten­dant ce que vous me direz, mon très cher Père.

Mais certes, je ne sais comme je vous ai dit tout ceci, car je n'en avais nulle pensée quand j'ai pris le papier; j'en suis toute­fois bien aise. Il faut dire encore ceci: que cette unité n'empêche pas que tout le reste de l'âme ne ressente quelquefois une incli­nation et penchement du côté du retour vers vous, et n'ai incli­nation ni affection qu'à cela; je ne m'y amuse nullement, je n'en ai nulle inquiétude, grâce à Dieu, à cause de cette unité en la pointe de l'esprit. Mais quand, par manière d'éloyse, l'incomparable bonheur de me voir à vos pieds et recevoir votre sainte bénédiction se passe dans mon esprit, incontinent j'attendrais et les larmes sont émues, me semblant que je fondrai en larmes quand Dieu me fera cette miséricorde. Mais je me divertis tout promptement, et si, il m'est impossible de rien souhaiter pour cela, laissant purement à Dieu et à vous, mon très cher Père, la disposition de tout ce qui me regarde. Je sens aussi de l'inclination, de la tendreté et de la compassion pour nos pauvres soeurs qui attendent si longtemps leur chétive mère, qu'elles aiment toutefois tant. Que je vous dis de choses que je ne pensais pas, mon très cher Père, si n'ai-je aucun loisir que ce peu de matinée devant la sainte messe.

.Lettre 417 à François à Annecy

[Paris,] 28 septembre [1621]

…retenu par cette dangereuse et chaude émotion qui est parmi le menu peuple de cette ville, qui tuait hier à tort et à travers ce qui lui résistait. La mort de Monsieur de Mayenne68 les a tellement animés contre les huguenots que messieurs de la ville ont grand peine d'en empêcher le massacre. Vous savez qu'en telles occasions le bon pâtit souvent pour le mauvais. Hier, ils brûlèrent le temple de Charenton et plusieurs maisons; les écoliers s'en mêlent. Enfin, tous les gens de bien sont en grande peine. […]









.Extraits de Lettres à d’autres correspondants

.Lettre 29 à sœur Anne-Marie Rosset, à Annecy

[Lyon, carême 1615]

[…]

Bonjour, ma très aimée fille. Vivez toute en Dieu, pour Dieu et de Dieu, qui seul règne à jamais dans nos âmes. Amen.

.Lettre 46 à Mère Marie-Jacqueline Favre, à Lyon

[Annecy, 24-30 octobre 1615]

[…]

Ma chère sœur, je ne vous souhaite rien que la persévérance, et que surtout vous teniez votre esprit en douceur, force et joie. […]

.Lettre 50 aux s. de Châtel et de Blonay

Aux sœurs Péronne-Marie de Châtel et Marie-Aimée de Blonay à Lyon

[Annecy, novembre-décembre 1615]

[…]

Mais aimons-le et le servons comme il veut, sans goût ni connaissance, s’il lui plaît, nous contentant de vouloir à jamais être toutes siennes. Je ne peux vous dire que ces trois mots. Agréez-les, mes chères amies, car ils partent du fond du coeur…

.Lettre 64 à Soeur Péronne-Marie de Châtel, à Lyon

[Annecy, vers le 9 février 1616]

Enfin, ma très chère fille, je prends vos lettres pour y répondre tant que je pourrai. Le bon Dieu me donne son Saint-Esprit pour dire chose qui soit à sa gloire et à votre consolation.

Toutes vos répugnances à me parler, tous vos sentiments et aversions et toutes vos difficultés aboutissent, selon mon jugement, à votre plus grand bien. Et, si bien vous êtes obligée à ne pas faire ce que tels mouvements désirent et que tous les jours vous devez faire des résolutions de vous en défendre et de les combattre, néanmoins quand vous tomberez, je dis cinquante fois par jour, jamais, au grand jamais, vous ne devez vous en étonner ni inquiéter, mais tout doucement reprendre votre coeur et le remettre au train de la vertu contraire, et ne doutez non plus, ma très chère Péronne, de dire à Notre-Seigneur des paroles d'amour et de confiance, après avoir fait mille fautes que si vous n'en aviez fait qu'une. Souvenez- vous de ce que nous vous avons tant dit sur ce sujet, pratiquez-le pour l'amour de Dieu, et soyez assurée que Dieu tirera sa gloire et votre perfection de cette infirmité. Mais n'en doutez point et vous supportez avec douceur quoi qu'il arrive; et si quelquefois vous vous trouvez sans force, sans courage, sans sentiment de confiance, forcez-vous à dire des paroles toutes contraires à votre sentiment et dites fermement: "Mon Sauveur, mon tout, malgré mes misères et ma méfiance, je me fierai tout en vous. Vous êtes la force des faibles, le refuge des misérables, la richesse des pauvres et, enfin, vous êtes mon Sauveur qui avez toujours aimé les pécheurs". Mais ces paroles et autres semblables, ma très chère fille, dites-les sans vous attendrir ni pleurer, mais fermement, et puis passez outre à quelque divertissement, car le Tout-Puissant ne vous lairra échapper de sa main : il vous a trop bien prise, et ne voyez-vous pas comme cette douce bonté vient à votre secours et d’une façon remarquable et utile ? […]

.Lettre 71 aux sœurs de Châtel et de Blonay à Lyon

Aux Soeurs Péronne-Marie de Châtel et Marie-Aimée de Blonay

[Annecy, début mai 1616]

Ma très chère fille,

Je commence à vous répondre par la vôtre dernière , puis je remonterai, autant qu'il me sera possible, à la précédente. Dieu, s'il lui plaît, me donnera ce qu'il lui plaira que je vous die.

Et premièrement, ma chère fille, je vous dis que ce que Notre Seigneur désire de vous et de nous toutes, c'est l'humble et tran­quille soumission à sa très sainte volonté en toutes les choses qui nous arrivent sans exception et lesquelles infailliblement sa divine Providence nous envoie pour sa plus grande gloire et notre utilité. Donc qu'il nous soit dorénavant indifférent d'être en santé ou maladie, en consolation ou désolation, en jouissance ou privation de ce qui nous est de plus cher, et que notre coeur n'ait plus qu'un seul désir qui est que la très sainte volonté de Dieu se fasse en nous, de nous et sur nous. Et partant, ne philosophons point sur tout ce qui nous peut arriver ou aux autres, mais, comme j'ai déjà dit, demeurons douces, humbles et tranquilles en l'état que Dieu nous mettra: en la peine, patienter; en la souffrance, souffrir; en l'action, agir, sans penser que nous faisons faute à ceci ni à cela, car ce n'est que l'amour-propre qui fait telles réflexions. Au lieu de tout cela, regardez à Dieu, employant fidèlement les occasions de prati­quer les diverses vertus selon qu'elles se présenteront. Quand vous aurez manqué par lâcheté ou infidélité, point de trouble, point de réflexion, mais demeurez doucement confuse et abaissée devant Dieu, vous relevant soudain par un acte de courage et de sainte confiance.

Or sus, ma fille [Péronne-Marie de Châtel] , faites bien ainsi, et ma petite fille [Marie-Aimée de Blonay] aussi, car je sais que vos coeurs ne se cachent rien: c'est pourquoi cette lettre vous sera commune. Et dorénavant, à cause de mon peu de loisir, je vous écrirai toujours ensemble, sinon que vous témoigniez désirer que pour quelque chose particulière et extraordinaire je vous réponde à part. En ce cas-là, je le ferai de tout mon coeur, car je suis toute vôtre, et me croyez que je vous aime parfaitement et que j'ai ma bonne part de la mortification de notre absence, encore certes que vous m'êtes présentes, selon l'esprit, plus que jamais. Ce grand Dieu fait cela, et en sa sainte volonté tout nous est doux.

Vous, ma Péronne, et la petite aussi, si l'occasion en vient, rendez-vous extrêmement souples à recevoir les soulagements quand vous aurez des incommodités corporelles, mais voyez-vous, soit pour le lever, coucher ou manger, quoi que ce soit, soyez simples à obéir sans discourir.

Ma chère Péronne, marchez fermement votre ancien chemin pour l'intérieur et l'extérieur, et quand l'on vous fera ces petites questions: "Quel point d'oraison?" et semblables, dites hardiment les choses que vous avez faites ou pensées autrefois en cette façon: "J'ai pensé ou fait telle chose en l'oraison, en me promenant, étant dans le lit, etc.,", mais ne dites pas: "Aujourd'hui ou à telle heure j'ai fait telle chose", car il n'est pas nécessaire de dire le jour que l'on a fait telle action, mais simplement: "J'ai fait cela, j'ai vu telle chose". Et pouvez sans scrupule nommer oraisons toutes vos bonnesensées et élévations d'esprit, car, en effet, c'est oraison, et même toutes nos actions sont oraisons quand nous les faisons pour Dieu. Et suffit de saluer notre bon ange soir et matin. La sainte attention à Dieu et à Notre-Darne comprend tout, car les bien­heureux esprits sont enclos en cet abîme de divinité, et il est de plus grande perfection d'aller ainsi simplement.

Quand une novice vous demande: "Que pensez-vous?" répon­dez en vérité: "Je pense en Dieu", sans dire (s'il n'est pas): "Je pensais à la Passion" et semblables; car sans doute, marquant particulièrement un sujet, nous mentirions, s'il n'était pas ainsi. Vous édifierez toujours assez de répondre simplement: "Je pense en N.S.", et leur ajoutez par exemple: "Mon Dieu, qu'il serait heureux qui aurait toujours cette sainte Passion ou Nativité devant les yeux!"

Je ne vois plus rien à vous dire, mais oui bien encore un mot à ma petite. Je vous prie, ma très chère sœur, ne vous mettez en souci de rien de ce que vous sentez ou ne sentez pas, et ceci soit dit pour une fois. Servez Notre-Seigneur comme il lui plaît, et tandis qu'il vous tiendra au désert, servez-l'y de bon coeur: il y tint bien ses chers Israélites quarante ans pour faire un voyage qu'ils pou­vaient accomplir en quarante jours. Soyez là de bon coeur et vous contentez de dire et pouvoir dire, quoique sans goût: "Je veux être toute à Dieu et jamais point ne l'offenser". Et quand il vous arrivera de chopper, comme il fera sans doute (fût-ce cent fois le jour), relevez-vous par un acte de confiance. De même pour le prochain, contentez-vous de le vouloir aimer et d'avoir le désir de lui désirer et procurer tout le bien qui vous serait possible, et faites doucement ce que vous pourrez autour de lui. Enfin cheminez hardiment au chemin que Dieu vous conduit: il est très assuré, […]

.Lettre 151 à Mère Marie-Jacqueline Favre à Lyon

[Annecy] 14 mars [1618]

[…]

De vrai, ma fille, ce sont des bonnes épreuves que les grosses maladies, et des occasions grandes pour s'enrichir et affermir aux vertus, quand l'on y est fidèle. Or nous ne disons point ceci, en vérité, pour avoir été assez longuement mal, car N.S. nous traite en faible, et puis, certes, nous n'avons rien profité, sinon à reconnaître notre grande misère, et à avoir un peu plus de soin et de compassion des malades. Voilà que ce bon Dieu nous a encore garantie de notre fièvre quarte: il soit béni et nous fasse la grâce de le mieux servir avec le peu de santé qu'il me laisse! […]

.Lettre 169 à Mère Péronne-Marie de Châtel à Grenoble

[Annecy, début juin 1618]

[…]

[Dieu] prend plaisir de gouverner entièrement les âmes qui se reposent en Lui et qui ne désirent ni force, ni science, ni expérience et capacité, sinon celle que sa Bonté leur distribue à mesure qu'elles en ont besoin. […]

.Lettre 229 à M. Anne-Marie Rosset à Bourges

[Paris, mai-juin 1619]

[…]

Ce ne pouvait être de nous que ce bon religieux parlait, car jamais cela ne nous advint de contraindre les filles à dire leurs péchés. Il y a longtemps que l'on le dit des carmélites, mais elles le font aussi peu que nous, et en ce point il me semble que nous gouvernons les unes comme les autres. Vous ne devez point douter que notre méthode ne soit bonne, puisque Monseigneur l'a approuvée, mais il est impossible que tous les esprits se rencontrent ; l'expérience nous fait voir l'utilité de cette manière, et combien de profit font celles qui se découvrent simplement. Il faut pourtant aller avec grande retenue, avec les prétendantes, jusqu'à ce qu'elle: soient bien amorcées par l'amour qui leur donne après la confiance. La bonne mère carmélite n'avait garde de dire leurs méthodes auxquelles je sais pourtant qu'elles sont exactes. Enfin, ma très chère soeur, il faut toujours laisser les soeurs en pleine liberté de dire ou de ne pas dire leurs péchés et ce que le directoire dit qu'elles parleront pour se confesser, ce n'est sinon pour leur apprendre la méthode et les éclairer, aider et instruire en la façon qu'elles doivent s'accuser des choses qu'elles demandent, afin de le rendre claires et courtes tant qu'il se pourra. Ce qu'elles ne voudront pas dire, il ne leur faut pas demander. Or, si vous ave; recours à la Constitution 23, vous verrez que les soeurs ne sont point exhortées de dire leurs péchés secrets. Le directoire est ou doit être conforme; il ne faut jamais s'enquérir de ce point, mais seulement les aider en ce qu'elles déclareront, et j'espère en la bonté de Notre-Seigneur qu'elles auront des âmes si pures qu'elles persévéreront en la simplicité et confiance qu'elles ont toujours eues, par laquelle elles ont saintement avancé. Mais il les faut laisser, en cela qui regarde le péché, dire ce qu'elles voudront, sans faire semblant que l'on en connaît davantage, tâchant néanmoins de les aider discrètement. […]

.Lettre 344 à s. Marie-Aimée de Blonay à Lyon

[Paris] 27 octobre [ 1620]

À jamais, ma fille, à jamais que ce doux Sauveur vive et règne dans nos coeurs parmi les désolations et les ténèbres. Il est notre lumière, Il nous conduit; ne craignons rien, Il ne nous manquera jamais. Encore que nous ne le voyions point, ni que nous ne le sentions point par les suavités de sa sainte foi, il n'importe, Il est avec nous. Et dessus ce fond sec et aride, il faut bâtir la solide foi, la ferme confiance et l'amour efficace d'une parfaite soumission. Tout sèchement, il lui faut dire: "Je crois, j'espère, plus fermement que si j'abondais en lumière et suavité. Je me plais à n'en point avoir et à vous dire sans goût ni sentiment quelconque: Vous êtes mon Dieu, je suis toute vôtre". Et demeurez en paix. Je vous écris ce mot avec impétuosité, sans loisir, mais de bon coeur. […]

.Lettre 345 à Mère Péronne-Marie de Châtel à Grenoble

[Paris, fin octobre 1620]

Seigneur Jésus! ma pauvre très chère fille ma mie, il s'en faut bien garder d'arrêter votre pensée, et encore moins votre désir, à vouloir sortir de la supériorité; par la divine miséricorde, vous faites trop bien et utilement votre charge69. Oh! non, ma fille, vous ne gâtez pas tout, comme vous me dites, aies, assistée de la grâce de Dieu, vous ne gâtez rien. Que plût à Dieu eussions-nous prou de semblables gâteuses! Je vous assure que ma conscience me permet­trait bien de les mettre en charge. Arrêtez votre esprit à l'avis70 de notre tant unique Père, et soumettez votre coeur au mal et à la charge. Ne soyez pas si âpre à vous-même, et vous verrez que tout ira bien. Vivez très joyeuse et allègre, je vous en conjure, ma fille très chère, que j'aime comme ma propre âme.

.Lettre 400 à sœur Marie-Aimée de Blonay à Lyon

[Paris,] 13 juillet [1621]

Ha ma très chère fille,

Ne vous étonnez point, je vous supplie, de ces refroidisse­ments de votre coeur. Je vous l'ai toujours dit: marchez avec la pointe de l'esprit, et faites plus d'état de ne vouloir aucune perfec­tion que celle que Dieu voudra que de toutes les excellentes per­fections que l'on peut avoir en cette vie. Ne vous attachez à rien qu'à Dieu seul et conduisez vos filles en ce chemin. Quand donc elles auront trouvé Notre-Seigneur au premier point de l'exercice de la messe ou en un autre, qu'elles ne passent point outre: une seule chose est nécessaire qui est d'avoir Dieu; quand nous l'avons donc, n'est-ce pas le quitter que d'aller chercher un chemin pour le trouver? Oh! véritablement, je désire grandement que nos soeurs aiment la solitude et l'oraison: c'est où l'âme prend sa force. Que serait-ce de notre vie, si nous ne trouvons cette manne qui est cachée en la sainte oraison? O ma fille, donnez-leur un grand courage pour cela, mais que la mortification surnage à tout, car c'est la vraie préparation de la sainte oraison. II me semble que par­tout nos soeurs aiment la retraite, au moins ici elles en sont amies. […]

.Lettres postérieures à la mort de François

.
Lettre 630 à dom Jean de Saint-François

Annecy, 26 décembre 162371

Hélas! mon Révérend Père, que vous me commandez une chose qui est bien au-dessus de ma capacité! non, certes, que Dieu ne m'ait donné une plus grande connaissance de l'intérieur de mon Bienheureux Père que mon indignité ne méritait, et surtout depuis son décès, Dieu m'en a favorisée: car l'objet m'étant présent, l'admiration et le contentement que je recevais m'offusquaient un peu (au moins il me semble); mais je confesse tout simplement à votre coeur paternel que je n'ai point de suffisance pour m'en exprimer.

Néanmoins, pour obéir à Votre Révérence et pour l'amour et respect que je dois à l'autorité par laquelle vous me commandez, je vais écrire simplement en la présence de Dieu ce qui me viendra en vue.

Premièrement, mon très cher Père, je vous dirai que j'ai re­connu en mon Bienheureux Père et seigneur un don de très parfaite foi, laquelle était accompagnée de grande clarté, de certitude, de goût et de suavité extrême. Il m'en a fait des discours admirables et me dit une fois que Dieu l'avait gratifié de beaucoup de lumières et connaissances pour l'intelligence des mystères de notre sainte foi, et qu'il pensait bien posséder le sens et l'intention de l'Égli­se en ce qu'elle enseigne à ses enfants; mais de ceci sa vie et ses oeuvres rendent témoignage.

Dieu avait répandu au centre de cette très sainte âme, ou, comme il dit, en la cime de son esprit, une lumière, mais si claire, qu'il voyait d'une simple vue les vérités de la foi et leur excellence: ce qui lui causait de glandes ardeurs, des extases et des ravissements de volonté; et il se soumettait à ces vérités qui lui étaient montrées par un simple acquiescement et sentiment de sa volonté. Il appelait le lieu où se faisaient ces clartés "le sanctuaire de Dieu", où rien n'entre que la seule âme avec son Dieu. C'était le lieu de ses retrai­tes et son plus ordinaire séjour: car, nonobstant ses continuelles occupations extérieures, il tenait son esprit en cette solitude intérieure tant qu'il pouvait.

J'ai toujours vu ce Bienheureux aspirer et ne respirer que le seul désir de vivre selon les vérités de la foi et des maximes de l'Évangile; cela se verra ès mémoires.

Il disait que la vraie manière de servir Dieu était de le suivre et marcher après lui sur la fine pointe de l'âme, sans aucun appui de consolation, de sentiments ou de lumière que celle de la foi nue et simple; c'est pourquoi il aimait les délaissements, les abandonne­ments et désolations intérieures. Il me dit une fois qu'il ne prenait point garde s'il était en consolation ou désolation et que, quand Notre-Seigneur lui donnait de bons sentiments, il les recevait en simplicité: s'il ne lui en donnait point, il n'y pensait pas; mais c'est la vérité, que pour l'ordinaire il avait de grandes suavités intérieu­res, et l'on, voyait cela en son visage pour peu qu'il se retirât en lui-même, ce qu'il faisait fréquemment.

Aussi tirait-il de bonnes pensées de toutes choses, convertis­sant tout au profit de l'âme; mais surtout il recevait ces gran­des lumières en se préparant pour ses sermons, ce qu'il faisait ordinairement en se promenant; et m'a dit qu'il tirait l'oraison de l'étude, et en sortait fort éclairé et affectionné.

Il y a plusieurs années qu'il me dit qu'il n'avait pas des goûts sensibles en l'oraison et que Dieu opérait en lui par des clartés et sentiments insensibles qu'il répandait en la partie intellectuelle de son âme, que la partie inférieure n'y avait aucune part. À l'ordinai­re c'étaient des vues et sentiments de l'unité, très simples, et des émanations divines auxquelles il ne s'enfonçait pas, mais les rece­vait simplement avec une très profonde révérence et humilité; car 'Sa méthode était de se tenir très humble, très petit, et très abaissé devant son Dieu, avec une singulière révérence et confiance, comme un enfant d'amour.

Souvent il m'a écrit que, quand je le verrais, je le fisse ressou­venir de me dire ce que Dieu lui avait donné en la sainte oraison et comme je le lui demandais, il me répondit: "Ce sont des choses si minces, simples et délicates que l'on ne les peut dire quand elles sont passées; les effets en demeurent seulement dans l'âme".

Plusieurs années avant son décès, il ne prenait quasi plus de temps pour faire l'oraison, car les affaires l'accablaient; et, un jour, je lui demandais s'il l'avait faite. "Non, me dit-il, mais je fais bien ce qui la vaut". C'est qu'il se tenait toujours en cette union avec Dieu; et disait qu'en cette vie il faut faire l'oraison d'oeuvre et d'action. Mais c'est la vérité que sa vie était une continuelle oraison.

Par ce qui est dit, il est aisé à croire que ce Bienheureux ne se contentait pas seulement de jouir de la délicieuse union de son âme avec son Dieu en l'oraison. Non, certes, car il aimait également la volonté de Dieu en tout, mais cela assurément. Et je crois qu'en ses dernières années il était parvenu à telle pureté que même il ne voulait, il n'aimait, il ne voyait plus que Dieu en toutes choses: aussi le voyait-on absorbé en Dieu, et disait qu'il n'y avait plus rien au monde qui lui pût donner du contentement que Dieu, et ainsi il vivait, non plus lui, certes, mais Jésus-Christ vivait en lui. Cet amour général de la volonté de Dieu était d'autant plus excel­lent et pur que cette âme n'était pas sujette à changer ni à se tromper, à cause de la très claire lumière que Dieu y avait répan­due, par laquelle il voyait naître les mouvements de l'amour-propre, qu'il retranchait fidèlement, afin de s'unir toujours plus purement à Dieu. Aussi m'a-t-il dit que quelquefois, au fort de ses plus grandes afflictions, il sentait une douceur cent fois plus douce qu'à l'ordinaire; car, par le moyen de cette union intime, les choses plus amères lui étaient rendues savoureuses.

Mais si Votre Révérence veut voir clairement l'état de cette très sainte âme sur ce sujet, qu'elle lise, s'il lui plaît, les trois ou quatre derniers chapitres du neuvième livre de l'Amour divin. Il animait toutes ses actions du seul motif du divin bon plaisir. Et véritablement (comme il est dit en ce livre sacré), il ne demandait ni au ciel, ni en la terre, que de voir la volonté de Dieu accomplie. Combien de fois a-t-il prononcé d'un sentiment tout extatique ces paroles de David: "O Seigneur qu'y-a-t-il au ciel pour moi, et que veux-je en terre, sinon vous? Vous êtes ma part et mon héritage éternellement". Aussi, ce qui n'était pas Dieu ne lui était rien, et c'était sa maxime.

De cette union si parfaite procédaient ses éminentes vertus que chacun a pu remarquer; cette générale et universelle indiffé­rence que l'on voyait ordinairement en lui. Et, certes, je ne lis point les chapitres qui en traitent au neuvième livre de l'Amour divin, que je ne voie clairement qu'il pratiquait ce qu'il enseignait, selon les occasions.

Ce document si peu connu, et toutefois si excellent: "ne demandez rien, ne désirez rien, ne refusez rien", lequel il a pra­tiqué si fidèlement jusqu'à l'extrémité de sa vie, ne pouvait partir que d'une âme entièrement indifférente et morte à soi-même. Son égalité d'esprit était incomparable: car qui l'a jamais vu changer de posture en nulle sorte d'action, quoique je lui aie vu recevoir de rudes attaques; mais cela se prouve par les mémoires.

Ce n'était pas qu'il n'eût de vifs retentissements, surtout quand Dieu en était offensé et le prochain opprimé; on le voyait en ces occasions se taire et se retirer en lui-même avec Dieu, et demeurait là en silence, ne laissant toutefois de travailler, et prom­ptement, pour remédier au mal arrivé, car il était le refuge, le secours et l'appui de tous.

La paix de son coeur n'était-elle pas divine et tout à fait imperturbable? Aussi était-elle établie en la parfaite mortification de ses passions et en la totale soumission de son âme à Dieu. "Qu'est-ce, me dit-il à Lyon, qui saurait ébranler notre paix? Certes, quand tout se bouleverserait sens dessus dessous, je ne m'en troublerais pas: car que vaut tout le monde ensemble, en comparai­son de la paix du coeur?".

Cette fermeté procédait, ce me semble, de son attentive et vive foi, car il regardait partir tous les événements, grands et petits, de l'ordre de cette divine Providence, en laquelle il se repo­sait avec plus de tranquillité que jamais ne fit enfant unique dans le sein de sa mère. Il nous disait aussi que Notre-Seigneur lui avait enseigné cette leçon dès sa jeunesse et que, s'il fût venu à renaître, il eût plus méprisé la prudence humaine que jamais et se fût tout à fait laissé gouverner à la divine Providence. Il avait des lumiè­res très grandes sur ce sujet, et y portait fort les âmes qu'il conseil­lait et gouvernait.

Pour les affaires qu'il entreprenait et que Dieu lui avait com­mises, il les a toujours toutes ménagées et conduites à l'abri de ce souverain gouvernement; et jamais il n'était plus assuré d'une affaire, ni plus content parmi les hasards que lorsqu'il n'avait point d'autre appui. Quand, selon la prudence humaine, il prévoyait de l'impossibilité pour l'exécution du dessein que Dieu lui avait commis, il était si ferme en sa confiance que rien ne l'ébranlait ; et là-dessus il vivait sans souci. Je le remarquai quand il eut résolu d'établir notre Congrégation; il disait: "Je ne vois point de jour pour cela, mais je m'assure que Dieu le fera". Ce qui arriva en beaucoup moins de temps qu'il ne pensait.

À ce propos, il me vient en l'esprit qu'une fois (il y a longues années), il fut attaqué d'une vive passion qui le travaillait fort; il m'écrivit: "Je suis fort pressé, et me semble que je n'ai nulle force pour résister et que je succomberais si l'occasion m'était présente; mais plus je me sens faible, plus ma confiance est en Dieu, et m'assure qu'en présence des objets je serais revêtu de force et de la vertu de Dieu et que je dévorerais mes ennemis comme des agne­lets".

Notre saint n'était pas exempt des sentiments et émotions des passions et ne voulait pas que l'on désirât d'en être affranchi; il n'en faisait point d'état que pour les gourmander, "à quoi, disait-il, il se plaisait". Il disait aussi qu'elles nous servaient à pratiquer les vertus les plus excellentes et à les établir plus solidement en l'âme. Mais il est vrai qu'il avait une si absolue autorité sur ses passions qu'elles lui obéissaient comme des esclaves; et sur la fin il n'en paraissait quasi plus.

Mon très cher Père, c'était l'âme la plus hardie; la plus généreu­se et puissante à supporter les charges et travaux et à poursuivre les entreprises que Dieu lui inspirait que l'on ait su voir. Jamais il n'en démordait et il disait que, quand Notre-Seigneur nous commet une affaire, il ne la fallait point abandonner, mais avoir le courage de vaincre toutes les difficultés. Certes, mon très cher Père, c'était une grande force d'esprit que de persévérer au bien comme notre saint a fait. Qui l'a jamais vu s'oublier, ni perdre un seul brin de la mo­destie? Qui a vu sa patience ébranlée, ni son âme altérée contre qui que ce soit? aussi avait-il un coeur tout à fait innocent. Jamais il ne fit aucun acte de malice ou amertume de cœur : non, certes, jamais a-t-on vu un coeur si doux, si humble, si débonnaire, gracieux et affable, qu'était le sien?

[…]

Notre-Seigneur avait ordonné la charité en cette sainte âme, car, autant d'âmes qu'il aimait particulièrement (qui étaient en nombre infini), autant de divers degrés d'amour il avait elles; il les aimait toutes parfaitement et purement, selon leur rang, mais pas une également. Il remarquait en chacune ce qu'il pouvait connaître de plus estimable, pour leur donner le rang en sa dilec­tion, selon son devoir et selon la mesure de la grâce en elles. Il portait un respect nonpareil à ses prochains, parce qu'il regardait Dieu en eux, et eux en Dieu. Quant à sa dignité, quel honneur et respect lui portait-il! Certes, son humilité n'empêchait point l'exercice de la gravité, majesté et révérence due à sa qualité d'évê­que.

Mon Dieu! oserais-je dire! Je le dis, s'il se peut: il me semble naïvement que mon Bienheureux Père était une image vivante en laquelle le Fils de Dieu Notre-Seigneur était peint, car, véritable­ment l'ordre et l'économie de cette sainte âme étaient tout à fait surnaturels et divins. Je ne suis pas seule en cette pensée : quantité de gens m'ont dit que quand ils voyaient ce Bienheureux, il leur semblait voir Notre-Seigneur en terre.

Je suis, mon Révérend Père,

Votre très humble, très obéissante indigne fille et servante en Notre-Seigneur,

Soeur Jeanne Frémyot, de la Visitation Sainte Marie.

.Mémoire que la Mère de Chantal adressa à dom Jean de Saint-François concernant sa vocation.

[Annecy, 26 décembre 1623]

Sitôt qu'il plut à Dieu de retirer feu mon mari à soi, la divine bonté me donna de très ardents désirs de la servir […]

Incontinent après, je fus attaquée de diverses tentations en l'esprit, lesquelles me tourmentaient violemment et m'étaient d'autant plus grièves qu'il me semblait qu'elles m'empêchaient l'union avec ce souverain bien qui d'ailleurs m'attirait à lui. Dans mes perplexités et tourments, j'étais sans secours ni assistance spirituelle, car en ce temps, il y a vingt-trois ans, on ne pensait guère à tel remède. Dieu seul, donc, était mon refuge et mon conseil. Il m'inspira de lui demander un homme et, sans que j'eusse jamais ouï parler de père spirituel, je suppliai son infinie Bonté avec abondan­ce de larmes qu'il lui plaise me donner un homme qui fut vraiment saint et vraiment son serviteur, qu'il m'enseignasse tout ce qu'il désirait de moi et je lui promettais en sa Face que je ferais tout ce qu'il me dirait de sa part. Cette prière fut persévérante, fervente et accompagnée d'abondance de larmes et des plus pressantes conjura­tions qu'il m'était possible de faire à Notre-Seigneur, car je lui représentais la vérité de ses promesses et comme il nous avait assuré de ne point donner une pierre à celui qui lui demanderait du pain. Bref, tout ce qu'un coeur outré de douleur et pressé des désirs de Dieu peut suggérer, je le disais à Notre-Seigneur lui répétant tou­jours le voeu de bien obéir à ce saint homme que je lui demandais, car j'avais une telle ardeur que j'eusse voulu tout quitter pour aller dans les déserts servir Dieu.

Quelques jours après cette prière il me fut soudainement repré­senté en l'esprit l'homme, et me fut dit que c'était celui que je demandais, mais je le voyais assez loin et cela passa soudainement. Or n'ai-je jamais vu personne qui en tout ressembla celui que je vis que feu mon bon seigneur et Bienheureux Père, car je vois encore cela maintenant, et selon que je le vis la première fois à Dijon environ trois ans après. […]

Les [paroles] qu'il me dit en ce temps-là, je les reçus avec un respect nonpareil, comme si un ange me les eût dites, car véritablement, je le regardais comme un homme angélique et n'esti­mais aucun bonheur comparable à celui d'être toujours auprès de lui pour voir ses actions saintes et ouïr les paroles de sapience qui sortaient de cette bouche sacrée, mais la grande distance qu'il y avait du lieu de sa demeure et la mienne, et aussi que j'avais pris un bon religieux pour être mon père spirituel (nonobstant qu'il me vint souvent que ce n'était pas celui que Dieu m'avait montré), ces raisons m'empêchaient d'oser désirer sa conduite. Et toutefois pressée intérieurement, je le priais deux ou trois jours avant son départ de Dijon de m'ouïr en confession, ce qu'il me refusa d'abord croyant que ce fut par curiosité, et me l'accorda après. Or en cette petite confession, Dieu me logea dans son coeur d'une manière extraordinaire, ainsi qu'il me dit après, et de même, je me sentis portée à ses avis incroyablement, mais il me dit que je demeurasse sous la conduite de mon premier directeur et qu'il ne lairrait de m'assister. Je demeurais fort contente de cela.

Le jour qu'il partit, un peu auparavant, il me dit que, me parlant du mouvement intérieur qu'il ressentait pour mon bien, que dès lors qu'il avait le visage tourné du côté de l'autel qu'il n'avait plus de distractions, mais que, dès quelques jours, je lui revenais continuellement autour de l'imagination, non pas dit-il pour me distraire, car je n'en reçois point de divertissement, et me dit d'autres paroles… […]

.Lettre 740 à une supérieure

Chambéry, 8 décembre 1624

[…]

Non, ma très chère fille, avec la divine grâce, nous ne nous perdrons point, comme ces messieurs disent, faute d'un général. Dieu est l'auteur de notre Institut, Il le saura bien conserver. Si, dans un grand nombre d'années, il a besoin de plus d'appui et de refuge extérieur, la providence de Dieu, à laquelle notre saint Père nous a laissées, nous en pourvoira; c'est elle qui gouverne son Égli­se, lui envoyant de temps en temps le secours nécessaire, et inspi­rant la manière des gouvernements à celui à qui il appartient. Demeurons en paix, ma fille, et laissons chacun abonder en son sens, tandis que l'on nous laisse vivre dans nos observances. Oh Dieu! si nous nous savons parfaitement aimer les unes les autres, nous n'avons que faire d'autres liens pour nous maintenir en notre devoir. Et si tous les monastères se maintiennent avec respect, déférence et communication envers celui d'Annecy, c'est le plus grand moyen d'uniformité que nous puissions avoir; et certes, s'il arrivait du détraquement, ce dont Dieu nous garde, ce ne seront pas ceux de dehors qui nous relèveront, mais notre bonne intelligence et notre fidélité au-dedans. N'avons-nous pas nos prélats et nos Pères spirituels? C'est à eux à qui je me plais extrêmement de recourir.

[…]

Il est bon, ma fille, que les yeux de ceux qui nous regardent voient notre avancement et que les nôtres n'en voient rien; cela nous tient plus humbles devant Dieu. O ma fille! quand il plaît à cette immense Bonté de nous aider et animer intérieurement, hélas! quelle grâce à notre faiblesse! Mais quand il lui plaît de retirer ces sentiments, c'est aussi une grande grâce, car, par ce moyen, nous voyons ce que nous sommes, et la seule fidélité nous fait marcher, nous agréons davantage à Dieu, quoique nous soyons désagréables à nous-mêmes. Mon Dieu! que cet amour de la volonté divine et cette paix intérieure parmi les travaux spirituels est une grâce précieuse!

.Lettre 903 aux soeurs de la Visitation

[Annecy, janvier-mars 1626]

Mes très chères soeurs,

[…]

Vous savez aussi que ce Bienheureux craignait infiniment que l'esprit de prudence et de sagesse humaine ne se glissât parmi nous surtout en ce qui regarde la réception des infirmes et défectueuses de corps. Vous me direz que cela nous est recommandé en tant d'endroits qu'il n'est pas besoin que j'en parle ici; certes, il est vrai, mais je ne m'en puis tenir, parce que je vois que cet article est fort combattu de plusieurs sages, et fort contraire à la prudence naturelle qui fournit quelquefois tant de raisons que la pauvre charité a prou peine à tenir le dessus; c'est pourquoi nous avons besoin d'un grand courage pour observer ce point inviolablement. À quoi nous servira de considérer souvent que c'est la fin de notre Institution et les désirs infinis de notre saint Instituteur, comme il l'a témoigné par la menace qu'il a faite à celles qui contreviendraient; et en cette loi de si grande charité il nous donne beaucoup d'occasions d'abjection extérieure, un grand moyen pour nous aider à conserver cet esprit d'une très humble, très basse et très profonde humilité lequel il nous a continuellement inculqué. Cette humilité, dis-je, mes chères soeurs, qui nous fasse aimer et accepter cordialement ce qui peut nous rendre abjectes aux yeux du monde et aux nôtres; cette sainte humilité qui nous fasse tenir très petites et basses en l'estime de nous-mêmes en comparaison des autres. Et enfin cette véritable humilité qui ne veut aucune excellence que d'être sans excellence, que celle de l'amour de sa propre abjection et de dépendre totalement du bon plaisir de son Dieu, ne recherchant en toutes choses que sa seule gloire; car c'est le caractère des filles de la Visitation. Oh! mes très chères, le grand trésor que celui-ci! Il nous doit être uniquement précieux et sans prétention d'aucun autre. Pour Dieu! gardons-nous bien que les désirs d'excellence et [de] propre estime ne nous le dérobent; ayons continuelle mémoire de ce que notre Bienheureux Père nous a dit et laissé par écrit sur ce sujet, afin que toutes les actions de notre vie soient ornées de cette sainte vertu.

Certes, en écrivant ceci, le coeur me frémit, et ne puis contenir mes larmes pour l'appréhension que j'ai qu'un jour cet esprit ne vienne à périr ou à se diminuer en nos monastères; ô mon Dieu! ne le permettez pas; mais que plutôt nous périssions nous-mêmes! 72[…]

.Lettre 911 à Soeur Péronne-Marie de Châtel, à Annecy

20 avril [1626]

Ma très chère fille,

Je désirais de vous écrire un peu longuement, mais il n'y a moyen: Dieu suppléera à ce défaut. Ne témoignez point à nos soeurs que vous ayez eu une ombre de crainte de nous ennuyer par votre retardement, car aucune n'en a rien connu, sinon au commencement notre soeur C.-Catherine [Claude-Catherine de Vallon] qui en faisait l'étonnée; mais oui bien, dites le grand désir que vous aviez de venir, et combien vous étaient sensibles les traverses et empêchements que les guerres des huguenots vous faisaient pour cela.

Entreprenez la conduite73 de cette chère maison avec un grand courage et liberté d'esprit: vous trouverez, à mon avis, des filles grandement sincères et sans résistance, au moins je les trouve fort à mon gré. Vous connaissez notre Sr. M. Madeleine [de Mouxy] elle est toute bonne. Notre Sr. A.-Marie [Rosset] est toujours elle-même. Notre Sr. M.- Gabrielle [Clément] est sans tare que de ses scrupules, par lesquels notre bon Dieu l'épure; mais elle est avec cela toute tranquille en son trouble. Notre Sr. C.-Agnès [Claude-Agnès Daloz] est une vraie Israélite, de laquelle notre Bienheureux Père avait très bonne opinion; nous l'avons laissée au noviciat, avec l'espérance que vous l'aideriez fort à bien faire sa charge, car les novices sont bonnes, et n'y vois rien à redire qu'à la veuve [Marie-Elisabeth Fenouillet]. Notre soeur B.-Marguerite [Bernarde-Marguerite Valeray] a le coeur bon, de bonne observance, mais une petite mine qui semble affectée. Notre Sr. J.-Madeleine74 a été huguenote; elle est bonne, mais non encore tant claire en son intérieur; traitez-la amiablement, et l'écoutez afin qu'elle ait loisir de se bien découvrir, car il lui faut du temps.

Notre soeur F.-Angélique [Françoise-Angélique de la Croix de Fésigny] est une âme fort humble, toute bonne et un peu craintive; il la faut attirer doucement: sa compagne de la sacristie, L.-Dorothée [Louise-Dorothée de Marigny], est un vrai bon coeur, bon esprit, plein du désir de faire, fort sincère, mais encore un peu jeune. La soeur C.-Simplicienne [Claude-Simplicienne Fardel] est toute bonne et toute à ses supérieures, mais un peu sèche, quoique malgré elle. Nos soeur C.-Jacqueline [Claude-Jacqueline Joris] est infirme de corps, un peu tendre, bonne de coeur, mais qu'il faut soutenir cordialement. Soeur L.-Bonaventure [Louise-Bonaventure Ribitel] est aussi fort bonne fille, qui a exercé une vertu incroyable en ses infirmités; il en faut avoir un soin particulier, afin qu'elle ne se dissipe à la porte. Nos soeurs C.-Charlotte [Claude-Charlotte Violon de Nouvelles] et C.-Christine [Claude-Christine de Paulmes] sont toutes de Dieu; surtout la dernière est une âme fort pure (et certes, je trouve que toutes le sont). Notre sœur M.-Innocente [de Sainte-André], il la faut soutenir et aider en ses bons désirs; je trouve qu'elle fait prou, grâce à Dieu, et a le coeur fort bon et touché de Dieu. Notre soeur J.-Louise [Jeanne-Louise de Champagne] a le coeur bon, sincère; il la faut encourager à travailler, car elle a grand désir du bien.

Mais les deux petites jeunes professes sont des agneaux tout purs; la grande M.-Aimée [Marie-Aimée de Rabutin-Champigny], il la faut encourager; l'autre75 fait prou. Sr. M.-Catherine [de Launay] est toute bonne, quoique quelquefois elle manque à la promptitude de l'obéissance. Notre Sr. J.-Marie est toute malade, un peu difficile d'esprit, qu'elle ne peut manier comme elle voudrait, un peu chagrine, mais, las! tant bonne, tant sincère, tant fidèle à ses exercices; il la faut traiter fort cordialement. De notre soeur J.-Françoise [Jeanne-Françoise Coppier] [elle] promet de bien faire toujours; mais, hélas! elle n'a pas la force de l'esprit pour tenir ferme. Je ne vous dis rien de notre Sr. C.-Catherine [Claude-Catherine de Vallon], car vous la connaissez; aidez-la bien, je vous prie. Notre bon Dieu répande sur vous, et sur toute cette bénite troupe, l'abondance de ses bénédictions; je la vous recommande comme la chose du monde qui m'est la plus chère, et que j'aime tendrement.

Nous emmenons de très bonnes filles à mon gré; priez pour cette fondation.

Je ne vous dis rien des affaires; notre Sr. M.-Madeleine vous en parlera prou; je vous recommande notre soeur de Chambéry et les autres. Mgr est tout bon, un peu court à cause de ses affaires; traitez fort franchement avec lui et selon votre prudence. Bonjour, ma très chère fille; j'espère, Dieu aidant, de vous revoir sur la fin de l'été. Croyez que mon coeur vous chérit certes comme lui-même, et est tout vôtre.

À ma  très chère soeur en N.S., notre soeur P.M. de Châtel, assistante du monastère de la Visitation Ste Marie, A Neci.

.Lettre 931 à Soeur Françoise-Jacqueline de Musy, à Nevers

[Pont-à-Mousson, mai-août 1626]1

C'est une pensée de fille tendre, que celle que vous avez eue que je ne vous aimais plus, ma très chère fille, et la cause pourquoi il est aussi peu de nouvelles de l'un que de l'autre. O ma fille, cherchons bien fidèlement le sacré amour de notre doux sauveur, et celui des créatures qui sont siennes ne nous manquera pas. Dieu vous a logée dans mon coeur, ma fille: rien ne vous en saurait déplacer. Je réponds à votre tentation dans la lettre de ma soeur votre bonne Mère. […]

.Lettre 966 à Soeur Anne-Catherine de Sautereau, à Grenoble

[Annecy, vers le 12 décembre 1626]

Ma très chère fille,

Pour obéir à votre désir, je vous dirai devant Dieu ce qu'il plaira à sa Bonté me donner pour vous, car je l'en prie. Premièrement, il me semble, ma très chère fille, que vous devez rendre votre dévotion généreuse, noble, franche et sincère, et celle de vos novices, tâchant de donner cet esprit à toutes les âmes que Dieu commettra à jamais à votre soin, avec ces fondements d'une profonde humilité qui engendre la sincère obéissance et la douce charité qui supporte et excuse tout, et de l'innocente et naïve simplicité qui nous rend égale et amiable envers tous.

De là, ma très chère fille, il faut passer à la totale résignation et remise de nous-mêmes entre les mains de notre bon Dieu, rendant votre chère âme et celles que vous conduisez, en tant qu'il vous sera possible, indépendantes de tout ce qui n'est point Dieu, afin que les esprits aient une prétention si pure et si droite qu'ils ne s'amusent point à tracasser autour des créatures, de leurs amitiés, de leurs contenances, de leurs paroles, mais sans s'arrêter à rien de tout cela ni à chose quelconque que l'on puisse rencontrer en chemin, l'on passe outre en la voie de cette perfection dans l'exacte observance de l'Institut, ne regardant en toutes choses que le sacré visage de Dieu, c'est-à-dire son divin bon plaisir. Ce chemin est fort droit, ma très chère fille, mais il est solide, court, simple et assuré, et fait bientôt arriver l'âme à sa fin qui est l'union très unique avec son Dieu. Suivons cette voie fidèlement; certes, elle forclos la multiplicité et nous conduit à l'unité qui est la seule chose nécessaire. Je sais que vous êtes attirée à ce bonheur, suivez-le, et vous tenez coite et en repos dans le sein de la divine Providence; car les âmes qui ont rejeté toute prétention, hors celle de plaire à Dieu seul, doivent demeurer en paix dans ce saint tabernacle. […]

.Lettre 1011 à Mère Françoise-Marguerite Favrot, à Marseille

[Grenoble, début mai 1627]

Ma très bonne et très chère fille,

[…]

L'expérience m'a appris et m'apprend tous les jours, mais surtout je l'ai appris de mon très heureux Père, notre saint Fondateur, que la douceur et la patience vainquent toutes choses et qu'un coeur maternellement cordial et pitoyable sur les misères de ses enfants est le souverain remède pour guérir, ou au moins rendre supportables, les maladies de l'esprit. Je sais bien que, grâce à Dieu, vous avez une grande charité, ma très chère fille; mais j'ai reconnu, ce me semble, que la grande pureté de votre esprit et sa force à tendre droitement à la perfection, lui fait trouver pénible et fort étrange les misères et imperfections des âmes qui sont obligées d'aspirer à la perfection, et votre zèle vous porte à les y pousser par la voie ordinaire, ce qu'elles n'ont pas la force de supporter. C'est pourquoi votre douceur maternelle les devrait prendre entre ses bras et les porter amiablement dans le sein de sa charité jusqu'à ce que, par la grâce divine, la force leur soit donnée de cheminer en leur devoir.

Voilà, ma très chère soeur, ce que ma conscience me dicte de vous dire en toute confiance, quoiqu’avec un peu de répugnance, avouant devant Dieu ce véritable sentiment que j'ai que vous êtes incomparablement plus capable de me donner des avis que moi à vous; mais Dieu voulut bien enseigner un prophète par rentremise d'une ânesse.

Ne pensez nullement, ma très chère soeur, que je veuille excuser cette malade, non certes, car je connais qu'elle est fort coupable. Mais, considérant son naturel, sa conduite dans notre maison de Nissi et son état présent, je suis incitée de vous écrire ainsi et de conjurer votre bonté, ma très chère soeur, de prendre dorénavant pour elle et pour toutes les faibles un coeur, non seulement de mère, mais de nourrice. Car je sais qu'il est impossible qu'à l'avenir, non plus que par le passé, il ne se puisse trouver des esprits difficiles dans les maisons de religion lesquelles demeureraient sous la pesanteur de leurs misères et sous la force des remèdes comme ces deux ont fait, si elles ne sont supportées d'une extraordinaire charité. Mais surtout au commencement des maladies, il faut aller autour de ces pauvres esprits bien délicatement, usant plus de divertissement et de remède cordial que de rabrouement. Partout il y a quelque sujet d'exercice semblable, mais l'on voit par expérience que la douceur et amour cordial entretient en paix, et comme disait notre Bx:Père, après tout, c'est la vérité qu'il en faut revenir là. […]

.Lettre 1243 à Soeur Marie-Aimée de Blonay, à Lyon

[Annecy, vers le 19 octobre 1629]1

Mon Dieu! ma vraie fille, qu'il nous est bon de nous revoir et de trouver des misères en nous! Cela nous enfonce dans ce saint mépris de nous-mêmes, et nous élève à une plus parfaite et absolue confiance en Celui qui tient en soi tout notre bien; je l'aime mieux là qu'en moi-même. […]

.Lettre 1247 à une supérieure76

[Annecy, vers le 24 novembre 1629]

[…]

Bref, vous devez par tous les meilleurs moyens que vous pourrez tenir vos filles fort unies à vous, mais d'une union qui soit de pure charité et non d'un amour humain qui s'attache. Que s'il arrive à quelqu'une de le faire, vous la devez insensiblement porter au dénuement et à l'estime du bonheur de l'âme qui ne dépend que de Dieu. Car de penser guérir tels maux par des froideurs et rabrouements, cela les pourrait porter à des aversions et inquiétudes qui seraient suivies de quelque détraquement, surtout les esprits faibles. Tenez-les fort unies par ensemble et avec estime l'une de l'autre, ce que vous ferez efficacement par l'amour et l'estime que vous témoignerez d'en avoir vous-même par vos paroles et actions; mais amour général envers toutes, les aimant également, sans qu'il paraisse aucune particularité. Car je vous dis, que si une fille n'a la très haute perfection, pour bonne qu'elle soit au-dessous de cela, elle ne vivra point contente, si elle ne croit que sa supérieure l'aime et l'a en bonne estime. Cela est une imperfection dont il faut tâcher de les affranchir s'il se peut. Mais patience cependant. Je sais que je dis vrai en ceci et que cette croyance leur profite et leur donne une certaine allégresse, qui fait porter gaiement toutes sortes de difficultés. Et c'est chose assurée que notre nature ne peut longtemps subsister sans quelque contentement et satisfaction, jusques à ce qu'elle soit tout à fait mortifiée. Or comme les filles ont quitté ce qui leur en donnait au monde, il faut nécessairement qu'elles en prennent de l'amitié et confiance de leur Mère et de la douce société de leurs soeurs. Que si elles n'en trouvent là, elles en chercheront ailleurs, avec leur propre intérêt et celui de la maison.

Prenez garde qu'en corrigeant, vos paroles et votre maintien portent et animent les soeurs au bien, évitant les paroles aigres et dures, qui ne font qu'offenser le coeur, le dépiter et alentir aux exercices des vertus et le refroidir à la confiance et estime qu'elles doivent avoir de leur supérieure.

Notre Bienheureux Père disait qu'une supérieure ne se doit jamais étonner ni troubler d'aucun défaut qui se puisse commettre en sa maison par le général des soeurs, ni par les particulières. Qu'elle les doit regarder et souffrir doucement, et en esprit de repos y apporter les remèdes qui lui sont possibles. Qu'elle ne doit non plus étonner celles qui les font, mais qu'avec une suave charité il les faut amener à la connaissance de leur chute, pour leur en faire tirer profit. Croyez-moi, ne nous rendons point tendres ni sensibles aux manquements de nos soeurs et à ne vouloir voir ni souffrir parmi nous les esprits fâcheux et de mauvaise humeur. Quand ils sont liés à la religion, le plus court est de les supporter doucement. Car nous avons beau faire, il se trouvera toujours dans les communautés, pour petites qu'elles soient, quelques esprits qui donneront de la peine aux autres. Dieu permet cela pour exercer la vertu de la supérieure et des soeurs.

[…]

Bon Dieu, que les supérieures doivent être bonnes, simples et charitables! mais aussi qu'elles ont besoin d'être prudentes et accortes pour découvrir les ruses, artifices et tromperies de l'amour propre dans les âmes faibles, molles et inutiles! Car telles filles ne s'appliquant aux vertus, elles ne peuvent prendre leur contentement en Dieu, ni aux exercices spirituels, de sorte que leur esprit oiseux et vide de Dieu ne fait qu'inventer mille chimères extravagantes. L'on a vu en quelques monastères des choses en ce sujet dignes d'extrême compassion: les unes qui se tordaient le corps, comme si elles eussent été possédées; une qui demeura plusieurs mois ne voulant ni manger ni se soutenir; d'autres qui faisaient les paralytiques, les malades du mal caduc, de dévoiement d'estomac, de courte haleine et semblables imaginations ou maladies supposées, propres pour mettre en peine toute une communauté. Quelques-unes font cela par une hypocrisie innocente et quelquefois d'enfance, de paresse et sensualité ou grande mélancolie. En ce dernier cas, la purgation et saignée est nécessaire.

[…]

Quand les filles se forgent des imaginations pour les choses spirituelles, c'est une misère que de voir les artifices et tromperies, les fausses visions, les imaginaires ravissements, les opiniâtretés à vouloir faire des austérités et semblables fantaisies qu'elles disent que Dieu leur suggère ou commande. Et avec cela point de soumission, peu d'observance, fortes en leur propre jugement. Elles prennent une souveraine délice de voir que l'on est en peine d'elles et prétendent de se mettre en estime; mais à la fin elles feront des éclats qui feront bien voir l'amusement de telles niaises imaginations. Le remède c'est de recourir à Dieu, et, ce me semble, de ne leur point laisser parler de tout cela sans rire, les mépriser et les très bien faire travailler et faire marcher exactement dans le train de l'observance.

Il s'en trouve qui naturellement sont sujettes à ces imaginations par la faiblesse de leur esprit et croient fort innocemment de voir, de sentir et d'entendre plusieurs choses. Il faut divertir doucement celles-ci et leur donner un peu de crainte que le diable ne se mette par là; et pour les empêcher qu'elles n'y perdent trop de temps, il les faut aussi occuper extérieurement. Car de se rire et mépriser ce qu'elles viennent dire, il ne le faut pas. Cela les affligerait et ferait tomber en quelque mélancolie, dont bien souvent telles choses procèdent.

[…]

Au surplus, croyez-moi, je vous prie, ne nous pressons point, et modérons l'ardeur de remplir promptement nos maisons, car avec un peu de patience il viendra si grand nombre de filles que l'on aura moyen de bien choisir. Accoutumons-nous de dépendre davantage de la conduite de Dieu sur nous et sur nos monastères. Sa bonté ne manquera pas de nous fournir de bonnes filles par le moyen desquelles la vraie observance sera gardée et l'esprit de l'Institut conservé en sa perfection. Mais travaillons à les bien dresser et à cultiver leur esprit sans nous lasser.

[…]

Enfin, c'est aux supérieures à cultiver les âmes, à y semer et planter l'affection des vertus, tant par leur bon exemple que par leur continuel encouragement, mais c'est de Dieu qu'il faut attendre en toute humilité et patience l'accroissement et le fruit. Le principal moyen de l'avancement d'une âme c'est l'oraison. C'est pourquoi il les faut bien encourager et surtout tâcher de remarquer l'attrait et la conduite de Dieu en chaque esprit pour les aider et faire marcher fidèlement, sans les en divertir ni contrarier. Car bien souvent nous détruisons par notre conduite industrieuse celle de Dieu et cependant tout le profit et repos des âmes consiste à la suivre très simplement. Je dis dans les Réponses comme j'ai reconnu que l'attrait quasi universel des filles de la Visitation est d'une très simple présence de Dieu par un entier abandonnement d'elles-mêmes en sa sainte Providence8 Je pourrais dire sans quasi, car vraiment j'ai reconnu que toutes celles qui s'appliquent à l'oraison dès le commencement comme il faut et qui font leur devoir pour se mortifier et exercer aux vertus aboutissent là, et plusieurs y sont attirées d'abord et semble que Dieu se sert de cette seule conduite pour nous faire arriver à notre fin et parfaite union de nos âmes avec lui. Enfin je tiens que cette manière d'oraison est essentielle à notre petite Congrégation. Ce qui est un grand don de Dieu qui requiert une reconnaissance infinie. Or je sais bien qu'en toutes choses il n'y a règle si générale qui ne puisse avoir exception. La grande science en ce sujet c'est de reconnaître l'attrait de Dieu et le suivre fidèlement, comme j'ai déjà dit, et les supérieures se doivent bien garder d'en détourner leurs soeurs. Ce que pourraient faire celles qui communiquent beaucoup dehors, étant impossible qu'elles ne prennent des maximes de ceux de qui elles estiment beaucoup l'esprit et qu'elles ne les veuillent faire pratiquer à leurs soeurs, ce qui enfin ruinerait la conduite intérieure de Dieu et l'esprit de la vocation. Prenons garde que ce mal ne nous arrive, je vous en prie.

Il y a des âmes entre celles que Dieu conduit par cette voie de simplicité, lesquelles sa divine Bonté dénue si extraordinairement de toute satisfaction, désir de vertu et sentiment qu'elles ont peine de se supporter et de s'exprimer, parce que ce qui se passe en leur intérieur est si mince, si délicat et imperceptible, pour être tout à l'extrême pointe de l'esprit, qu'elles ne savent comme en parler. Et quelquefois telles âmes souffrent beaucoup, si les supérieures ne connaissent leur chemin, parce que craignant d'être inutiles et perdre le temps, elles veulent faire quelque chose et se travaillent la tête à force de réflexion pour remarquer ce qui se passe en elles. Ce qui leur est très préjudiciable et les fait tomber en de grands entortillements d'esprit, que l'on a peine à démêler, si elles ne se soumettent à les quitter tout à fait et à souffrir avec patience la peine qu'elles sentent, laquelle bien souvent ne procède, sinon de ce qu'elles veulent toujours faire quelque chose, ne se contentant de ce qu'elles ont. Ce qui trouble leur paix et leur fait perdre cette très simple occupation intérieure de leur volonté. Et quand elles n'en sentent point du tout, qu'elles se contentent de dire de fois à autre quelque parole d'abandonnement et de confiance fort doucement et de demeurer en révérence devant Dieu. Les supérieures les doivent grandement conforter et encourager à porter également les voies de Dieu en elles. Car vraiment il n'y a rien à craindre en ces âmes-là esquelles, pour l'ordinaire, on voit reluire une grande pureté et exactitude à l'observance. Il leur faut procurer de la consolation et de la lumière, soit par communication avec ceux qui entendent ces chemins ou par la lecture des livres qui en traitent, comme l'Amour de Dieu [Traité de l'amour de Dieu] au six, sept et neuvième livres et les Entretiens et ceux de la Mère Thérèse77. Il y a plusieurs chapitres dans la vie du Père Balthasard Alvarez78 , jésuite, qui donnent grande lumière pour ces manières d'oraison et certes plusieurs pour la pratique des vertus. C'est un bon livre, bien qu'il y ait plusieurs chapitres qui ne sont pas pour nous.

Si la supérieure n'a la connaissance de ces manières d'oraison et que quelques soeurs l'aient, comme, grâce à Dieu, nos maisons n'en sont pas dégarnies, elle leur doit faire parler charitablement; et cela leur serait plus profitable que de les faire parler dehors, si ce n'était à quelqu'un bien intelligent. Enfin, il les faut aider à mettre leur esprit en repos, dans la voie où Dieu les veut, qui est un grand dénuement et perte d'elles-mêmes en lui d'où procède la vraie et sainte liberté d'esprit, qui fait marcher les âmes au-dessus d'elles-mêmes et de toutes les choses créées. Ce qui me fait si particulièrement parler de ceci, c'est l'extrême compassion que j'ai eu en la rencontre de quelques bonnes âmes qui étaient conduites par cette voie et qui étaient dans les embarrassements et troubles d'esprit très grands, faute d'être entendues et aidées. Enfin, quand on voit des âmes pures et qui s'adonnent à la vertu et observance, il ne faut pas douter de leur oraison, car Dieu en prend le soin pendant qu'elles ont celui de lui plaire en se perfectionnant par la vraie observance et dénuement de toutes choses.

Ma chère soeur, la charité et votre Règle vous obligent étroitement d'avoir soin de la santé de vos soeurs et de les servir de vos propres mains, dont les malades se doivent rendre capables. Et assurément les supérieures qui manqueront en cette occasion en auront reproche en leur conscience, et des visiteurs. Je vois que presque toutes les filles qui meurent parmi nous, meurent d'étisie, et souvent les jeunes qui ont été nourries délicatement et les plus exactes en viennent là. J'ai souvent pensé d'où cela pouvait procéder et il m'a semblé que c'est que l'on met les jeunes trop promptement dans l'exacte observance et sujétion. Car à ces petites âmes il faudrait laisser une modérée liberté par laquelle elles puissent prendre quelques récréations et petit à petit les conduire à l'observance et aux exercices spirituels, à mesure qu'elles se fortifieraient de corps et d'esprit. Je dis dans nos Réponses que demi-heure d'oraison leur doit suffire et qu'il les faut faire dormir et manger plus souvent que les autres soeurs. Certes cela est nécessaire, et de leur donner de petits divertissements et récréations jusques à ce que leurs corps aient pris leur croissance. Les supérieures doivent prendre garde à celles qui ont des dispositions à ce mal, car les filles exactes le couvrent et souffrent sans en rien dire jusqu'à l'extrémité et quand il n'y a plus de remède. Ce qu'il ne leur faut pas permettre, et de quelque âge que soient celles qui en seront atteintes, il leur faut faire prendre de bons bouillons, manger du veau et mouton, même de volailles quand elles seront dégoûtées, et fort peu de boeuf, et point de salures, les faire bien dormir et récréer à quelques petites occupations extérieures. Nous savons par expérience que ceux-ci sont les meilleurs remèdes pour telles maladies. Et généralement, il faut faire nourrir les soeurs honnêtement, selon que le Coutumier marque, leur donner de bon pain qui soit léger, du vin naturel et non jamais du tourné, et leur laisser une sainte liberté d'esprit, afin qu'elles se récréent et débandent bien leur esprit au temps des récréations et une fois le mois, comme le Coutumier dit. […]

.Lettre 1248 à M. de la Curne, à Autun

[Annecy, novembre 162911

Mon très cher frère,

Je supplie le divin Sauveur d'être à jamais votre lumière, force et consolation et à ma très chère sceur2, désirant que cette lettre vous soit commune. Vous voilà donc retirés de notre maison' pour l'appréhension de l'affliction générale dont il plaît à notre bon Dieu de visiter son peuple.

Il a plu à la divine miséricorde d'en préserver cette maison bien que deux soeurs4 nous soient mortes, l'une au tour, l'autre religieuse, elles ont jeté le tac après leur décès; mais il n'y a point eu d'autre apparence. Nous avons toutefois nettoyé comme si ç'eut été le mal même. Nos bonnes soeurs en sont demeurées dans leur ordinaire tranquillité, c'est un effet de la grâce qui leur a donné une entière résignation à sa sainte volonté, et ont quasi toutes été exemptes du mal de l'appréhension et crainte, que j'estime plus grand et affligeant que le mal même. Voilà comme notre bon Dieu supporte notre faiblesse, il soit béni de tout.

Je le supplie de vous conserver et ma très chère soeur et vous faire porter tout ce qu'il lui plaira vous envoyer au corps, aux biens ou à l'esprit, avec paix et douceur. Oui, même la privation de paix s'il lui plaît de nous en priver, car il faut vivre paisible au milieu de la guerre et dans le dépouillement de toutes choses.

Ce que l'on vous a dit de Monseigneur de Genève est bien véritable, mon très cher frère, il a administré près de 4 mois durant les divins sacrements aux pestiférés. On l'a vu leur dire la messe, prêcher en place publique, consoler, encourager et animer les sains et les malades à tirer profit de cette tribulation, y regarder la main de Dieu et lui baiser amoureusement. […]

.Lettre 1251 à Mère Anne-Thérèse de Rajat , à Arles

[Annecy, début décembre 1629]

Ma très chère fille,

Ma soeur la supérieure de Chambéry m'a communiqué, selon votre désir, votre lettre et vos écrits dans lesquels j'ai vu que votre entendement est fort éclairé et voit plusieurs portes ouvertes par lesquelles le détraquement pourrait arriver parmi nous. Elles sont de grande considération, mais de peu de remède, ceci en toute religion de filles, que celui qu'il faut attendre de la conduite de l'Esprit de Dieu sur les supérieures. […]

Donc, notre singulier et solide remède, c'est de nous confier totalement et pleinement au soin que la divine Providence a de nous, dépendant d'elle et nous y reposant comme les enfants dans le sein de leur douce mère. […]

.Lettre 1253 aux supérieures de la Visitation

Annecy, 6 décembre 1629

Maintenant que nous voici sur la fin de l'année, ma très chère fille, il vous faut bien dire un peu de nos nouvelles, qui grâce à Dieu, sont très bonnes, sa divine Bonté ayant, comme nous pensons, préservé cette maison du mal qui l'a si fort environnée. La ville n'en est pas encore entièrement purgée, quoiqu'il y arrive peu de mal; mais cela nous tient toujours dans notre prison, et fait que le pauvre peuple souffre des nécessités et misères très grandes. […]

Diverses autres fois, la divine Providence nous a préservées du péril éminent de ce mal, où de bons ecclésiastiques, qui venaient dire messe céans, nous ont mises, en étant déjà quelque peu atteints. Or, comme l'on appréhende et s'en étonne-t-on extrêmement en ce pays: dès qu'il fut découvert à la ville, toutes les personnes de qualité, magistrats et bourgeois se retirèrent aux champs, de sorte qu'elle demeura entièrement destituée de tout secours, hormis de celui que Dieu y pourvut par l'entremise de Mgr de Genève et des syndics.

Mais je crois que notre chère soeur la supérieure de Chambéry vous a déjà écrit comme ce bon et digne prélat a assisté son peuple, non seulement de ses moyens qu'il leur a départis avec abondance et charité incroyables, mais encore de sa personne, administrant les sacrements, visitant et consolant les pestiférés, et y employant aussi les ecclésiastiques de sa maison, dont M. de Boisy, son neveu, et l'un de ses aumôniers en sont morts. Et dès lors, voyant que le mal était si enflammé, l'on fit sortir presque tous ceux qui étaient restés dans la ville et les envoya-t-on en cabane par les montagnes afin de la pouvoir plus tôt nettoyer, et par ce conseil que Dieu donna, il y resta peu de personnes et l'on sauva la vie à plusieurs.

Mais il faut que nous vous disions un peu par le menu comme nous nous sommes conduites en cette occasion de la maladie, afin que vous nous disiez ce en quoi nous avons manqué. Premièrement, quand nous vîmes que le mal s'échauffait, nous fîmes prier les ecclésiastiques qui venaient dire la sainte messe céans de s'en abstenir; et par l'avis de Mgr de Genève, l'on fit mettre un autel proche de la grande porte de l'église, où les seuls ecclésiastiques de sa maison disaient messe et le peuple l'entendait depuis la rue, de sorte qu'il n'y avait plus que ce digne prélat qui la dit au grand autel. Nous fermâmes aussi notre parloir à toutes sortes de personnes, excepté à lui et à ceux de sa maison, qui était bien la plus exposée de la ville, et celle dont la communication nous mettait en plus grand péril; car non seulement il administrait les sacrements aux malades avec ses prêtres, mais aussi tout le reste de sa famille était employé à distribuer les aumônes que sa maison et la nôtre faisaient aux pestiférés et enfermés. Mais quel moyen, ma très chère fille, de voir ce bon et digne prélat se priver, comme il voulait faire, de la seule consolation qui lui restait de se venir un peu soulager céans de l'extrême douleur que son âme souffrait, pour la grande compassion qu'il portait à son pauvre peuple qu'il voyait si affligé?

Outre que ce fut été nous priver d'une très rare, grande édification que nous recevions, voyant la grandeur de son courage et de son zèle au bien des âmes, ce qui nous fortifiait et aidait merveilleusement à faire le total abandonnement de nous-mêmes entre les bras de la divine Providence, à laquelle, comme vous voyez, par ce petit récit, nous avons l'entière obligation de la conservation de ce monastère et aux prières de notre saint Père, auquel, après Dieu et la Sainte Vierge, nous avions toute notre confiance.

Pour le reste de l'extérieur, nous avons usé de toutes les précautions possibles: car nous fîmes provision de quantité de farine et de bois pour chauffer le four, et retirâmes dedans une de nos soeurs tourières pour faire le pain et les lessives; les autres deux furent laissées à Novelles, qui est un grangeage que nous avons à un petit quart de lieue de la ville, d'où elles nous apportaient ce qu'elles pouvaient par-dessus le lac, de sorte que nous ne faisions prendre chose quelconque dans la ville; et de crainte que nos chats qui y allaient ne nous apportassent le mal, nous les fîmes tuer. […]

L'on avait donné obéissance aux soeurs, que dès que quelqu'une se trouverait mal, tant peu que ce fût, elle en avertît et se retirât en une chambre destinée à cela, hors du commerce des soeurs; plusieurs desquelles ont eu des grandes enflures de col, des grosses gales au visage qu'on ne savait si c'étaient des charbons; des accès de fièvre, des grands maux de coeur, dévoiements d'estomac et semblables, qui donnaient doute que ce ne fût le mal contagieux. Quand cela était, l'on destinait tout promptement deux soeurs pour leur service, lesquelles, après avoir pris la bénédiction de la supérieure, allaient gaiement prendre le lit de la malade, qu'elles enveloppaient entièrement dans la couverture, puis nettoyaient et parfumaient bien la cellule, y laissant un gros parfum, ouvrant la fenêtre et fermant la porte. Et quand elles emportaient ce qu'elles y avaient pris, deux soeurs allaient, éloignées, l'une devancière, l'autre dernière, avec de grand parfum, les portes des cellules et lieux où elles passaient étant toutes fermées. Incontinent aussi, on faisait bien parfumer tout le monastère et les soeurs, auxquelles on faisait prendre quelque préservatif plus spécial.

Et bien que deux ou trois fois l'on eût beaucoup plus de probabilité que le mal y était, néanmoins je n'en ai jamais vu de l'étonnement parmi nos soeurs, qui prenaient leurs petits remèdes fort joyeusement, chacune se tenant dans la disposition du départ, comme elles en étaient averties; car nous étions résolues de ne pas exposer notre bon et très vertueux confesseur. Et que si quelqu'une de se confesser, il l'eût ouïe, mais de loin; et, pour les il eût mis le très saint Sacrement entre deux petites lèches de pain, puis l'eût posé sur le lieu préparé à cela, où celle qui servait les mlades le fût venu prendre le plus révéremment qu'elle eût pu

[…]

Je ne veux pas oublier de vous dire ici le grand courage avec lequel nos soeurs s'étaient résolues de s'assister l'une l'autre, et comme elles s'y sont toujours offertes avec tant de franchise et de cordiale charité, qu'elles en ont [donné] beaucoup de consolation et une entière satisfaction, non seulement à la maison, mais aussi à Mgr de Genève, et à tous ceux qui l'ont su. Nous avons été en grand péril pour ce qui était de l'eau, n'en ayant que celle d'un beau canal courant qui sort du lac, au long duquel est posé l'hôpital des pestiférés; et l'on avait mis les cabanes de ceux qui faisaient quarantaine -entre lesquels plusieurs mouraient - tout proche du monastère en sorte que tout se purifiait et nettoyait dans cette même eau. C'est pourquoi nous en faisions prendre dès la fine aube du matin ce qu'il nous en fallait pour tout le jour.

[…]

Aux récréations et assemblées, il y avait ordonnance de se tenir un peu séparées l'une de l'autre et en se parlant faire de même. Nous ne prenions point d'eau bénite que dans nos cellules, où celles qui font la visite le soir et le matin n'entraient point. L'on ne changeait point aussi les serviettes au réfectoire, et chacune laissait le reste de son pain plié dedans. […]

.Lettre 1255 à Soeur Marie-Aimée de Blonay, à Lyon

[Annecy,] 9 décembre [1629]

Ma très chère fille,

[…]

Oh! que nous serons heureuses, ma vraie fille, quand nous nous serons entièrement oubliées. Mon Dieu! quand sera-ce que rien ne vivra plus en nous que votre pur amour? Ma fille, que je le désire; mais Dieu, qui voit ma lâcheté, ne me donne pas le loisir d'y penser comme il serait requis. Laissez-vous bien et sans réserve à son bon plaisir. Le moins que nous pourrons nous mêler de nous serait le meilleur. […]

.Lettre 1256 aux supérieures de la Visitation

Annecy, 10 décembre 1629

Mes très chères et bien-aimées soeurs,

[…]

Or, il me semble, mes très chères soeurs, que je vois dans vos esprits une seule difficulté en ceci: qui est de continuer votre spéciale communication après moi, à celles qui seront supérieures de ce monastère, vous semblant que vous n'y pourrez pas avoir l'amour ni la confiance que Dieu et la bonté de vos coeurs vous ont fait avoir en moi. Mais, hélas! mes très chères soeurs et mes filles bien-aimées, ne craignez point cela, car la main de Dieu n'est point accourcie sur nous. Soyez assurées que si, avec humilité et simplicité, vous suivez le train dans lequel Il vous a mises, Il pourvoira toujours ce monastère de si bonnes supérieures, si solides en la vertu de notre vocation et si affectionnées et zélées à sa conservation, que vous en recevrez toute satisfaction et contentement, et incomparablement plus grand que vous ne l'avez reçu de moi, qui, par ma misère et infidélité, me suis rendue indigne de recevoir les grâces que Dieu m'avait destinée à votre considération et pour votre utilité. Que, donc, rien ne vous arrête ni empêche de suivre votre train ordinaire, je vous en supplie, mes très chères soeurs, et soyez assurées — je vous le dis encore — que si vous conservez par amour ce que Dieu a établi par notre saint Fondateur, pour le bien commun de notre Ordre, vous en recevrez autant et plus de bénédictions ci-après, que vous en avez reçu ci-devant.

Voilà ce que j'avais à vous dire, mes très chères soeurs, avant mon départ de cette vie: je le mets devant Dieu et devant vous. Conservez-le et vous y affermissez le plus solidement qu'il vous sera possible…79

.Lettre 1271 à Soeur Anne-Catherine de Sautereau, à Grenoble

[Annecy, 1629]

Ma très chère fille,

[…] Jetez-vous et toutes vos misères et vos intérêts et affections, dans le sein de la bonté de Dieu, vous laissant gouverner à sa Providence et à l'obéissance, et cela à yeux clos, sans permettre à votre esprit de regarder où il va; mais allez toujours, ne regardant que Dieu et la besogne qu'Il vous présente dans chaque occasion et moment, pour la faire fidèlement avec la pointe de l'esprit sans vous amuser à vos sentiments ou dissentiments et répugnances; car il les faut absolument fouler aux pieds et les ranger sous l'obéissance, qui est la sainte volonté de Dieu. Voici peu de paroles, mais si vous les observez, elles vous conduiront à la perfection que Dieu veut de vous; j'en supplie sa Bonté. Je suis vôtre.

À ma très chère soeur en N.S., notre soeur Anne-Catherine de Sautereau, religieuse de la V. Ste M. à Grenoble.

.Lettre 1307 à Mère Anne-Thérèse de Préchonnet, à Montferrand

[Annecy,] 11 juin [1630]

Or, sus, ma très chère fille, n'affligez plus votre [coeur] bon et tout aimable, qui aime cette chétive mère si uniquement, sur l'appréhension du voyage de Piémont; car il faut que je confesse que je crois que la divine Providence ne nous veut pas en ce pays-là; au moins j'ai ce sentiment maintenant, parce que toutes les fois que nous avons été prêtes de partir, Dieu a toujours envoyé des empêchements si puissants que nous avons été contraintes d'arrêter, au moins ces deux années dernières; car la peste nous arrêta l'année passée que tout était prêt. Les princes et les princesses avaient écrit pour nous faire partir, mais nous fûmes retenues, parce qu'il fallait faire quarantaine; et cette année, comme l'on y pensait aller et en sorte que le mardi de Pâques était pris pour cela, la guerre est venue, qui y a aussi empêché. Et maintenant nous revoyez dans la peste que l'armée nous a laissée après beaucoup de pertes, de ravages et d'afflictions. Les soldats ont laissé ce gage en cette pauvre ville, qui en est dans une affec





tion qui ne se peut dire; cela est arrivé par les meubles infectés qu'ils ont pris dans les villages empestés et les ont apportés ici, où ils les ont vendus. Dieu par son infinie bonté veuille avoir pitié des calamités et misères de ce pauvre peuple. […]

.Lettre 1324 à Mère Jeanne-Charlotte de Bréchard, à Riom

[Annecy, vers le 13-14 juillet 1630]1

Ma très chère fille,

Vous me pardonnez bien si je ne vous écris pas de ma main; il m'est survenu quelque embarras qui m'en empêche; aussi n'y a-t-il pas longtemps que je l'ai fait.

Nous nous portons bien, grâce à N.S., céans, excepté quelques- unes malades de fièvres et autres incommodités. Mais, hélas! il est vrai que ce pauvre pays est grandement affligé, ayant été réduit par l'armée française à l'extrémité de la misère et calamité; et, de surcroît, la peste est quasi par tous les environs de cette ville et même dedans. Il y a environ un mois qu'elle s'y prit en six ou sept maisons, sans qu'elle y ait fait aucun progrès; mais, depuis deux ou trois jours, elle s'y est reprise en plus grand nombre, mais bien plus dangereusement, parce que c'est en divers lieux et rues. Nous espérons, toutefois, de la douce bonté de N.S., qu'elle ne fera pas un tel progrès et ravage qu'elle fit l'année passée. Toutefois, sa très sainte et aimable volonté soit faite!

Quant à nous, ma très chère fille, nous ne sommes pas été exemptes de l'affliction commune; car nos prés ont été tous fauchés au bien que nous avons de Nouvelles, et les seigles moissonné en herbe; nos moulins désertés et fort ruinés; nos vignes aussi demeureront sans la culture nécessaire, à cause que le village où elles sont est quasi tout ruiné par la peste qui y est étrangement; de sorte que nos pauvres vignerons sont réduits à l'extrémité de la pauvreté et misère, la plupart morts. […]

.Lettre 1357 à Mère Claude- Agnès Joly de la Roche, à Rennes

[Annecy, octobre 1630]80

…Il demande que, pour l'amour de lui, vous vous détachiez absolument de toutes choses; cela veut dire: non seulement des soulagements corporels, ce qui est peu à votre courage, mais encore de toute consolation, lumière et sentiment intérieur, afin que lui seul vous soit toutes choses. Que de trésors en cet abîme d'afflictions! Nous pensons que tout est perdu, et c'est là où nous goûtons la plus suave, la plus simple et la plus délicate union de notre esprit avec le bon plaisir de Dieu, sans mélange de nulle science, intelligence ni satisfaction. Et c'est correspondre fidèlement aux plus hauts desseins qu'il ait sur nous que de s'abandonner entièrement à sa volonté dans cette souffrance.

.Lettre 1421 à la princesse de Carignan

[Annecy,] 1er mai [1631],

[…]

Le remède que je vous donne pour toute sorte de tentations, peines, afflictions, sécheresses et contradictions et (bref pour toute sorte de peines généralement)81, c'est les actes d'amour, retournant promptement et simplement votre coeur à Dieu avec des paroles pleines d'amour, de confiance, d'abandonnement (et d'amour)4, sans regarder ni disputer contre la tentation ou la chose qui fâche. Bien et nonobstant, que vous la sentiez et qu'elle vous pique vivement ne vous empêche point de la guérir, car cette peine vous rendrait plus malade. Ne vous efforcez point de vaincre les tentations, car cet effort les fortifierait, souffrez doucement la peine et feignez de ne la point voir ni ce qui se passe en vous, rejetant toute réflexion sur vous-même comme des cruelles tentations.

Aut. Visit. Waldron (Angleterre). Inédite.

.Lettre 1599 à Marie-Thérèse de Labeau ( ?)

[Annecy, 1632]

[…]

Vous me demandez encore si l'âme conduite par la voie de cette simple présence de Dieu, ayant la liberté quelquefois d'agir, si elle le doit faire? Je dis que non, sinon lorsqu'elle se sent mue de Dieu, ou obligée par quelque devoir de sa vocation. Mais il n'y a nul mal de s'abstenir de faire ce que nous connaissons appertement qui nous peut incommoder, quand légitimement nous le pouvons faire; au contraire nous le devons. Les âmes qui se sont totalement abandonnées à Dieu et à sa divine Providence se doivent, tant qu'il leur est possible, oublier d'elles-mêmes et de toutes choses pour ce continuel regard de Dieu; mais, quand elles sentent quelque peine intérieure ou extérieure, elles doivent simplement l'exposer à leur supérieure, puis faire ce que l'on nous dira, leur laissant le soin du surplus, surtout en ce qui regarde nos corps. Toutes les actions d'une âme remise en Dieu et de celles qui veulent faire une excellente vie se doivent faire purement pour son bon plaisir divin, soit qu'elles soient incitées intérieurement ou non. O Jésus! ma fille, il ne faut pas laisser les pratiques des vertus dont nous avons la vue à dessein d'en tirer notre confusion, ce serait une tromperie. Mais quand, par faiblesse et surprise, nous les omettons ou faisons quelques défauts, alors il faut employer la sainte et tranquille confusion de nous-mêmes, nous anéantissant humblement et doucement devant Dieu, selon notre manière simple. Jamais vous ne devez disputer avec vous-même pour la pratique des vertus, mais sitôt que vous en apercevrez l'occasion, vous la devez embrasser, et suivre toujours la lumière du bien que Dieu vous présente. De les rechercher et inventer, je ne vous le conseille pas; mais seulement d'être fidèle à celles qui se présenteront dans l'exacte observance de notre Institut et dans les événements, de quelque part qu'ils viennent, vous joignant et unissant toujours à Dieu en toutes choses, selon votre manière simple. […]

.Lettre 1728 au commandeur de Sillery

[Annecy, mai juin 1634]1

Oh! quel bonheur, mon vrai Père, d'être ainsi tout dédié et immolé à la souveraine Majesté! Quant aux désirs que vous avez d'être fort reconnaissant envers notre bon Dieu, pour l'excellence des grâces qu'Il vous a conférées, il m'est avis, mon très cher Père, que sa divine lumière qui les pénètre et voit dans votre âme, se contentera que vous les conserviez, sans vous peiner ni occuper beaucoup à entreprendre de grandes choses, ni à en rechercher les occasions; mais vous tenir préparé à les accomplir quand son adorable volonté vous les présentera. C'est le plus parfait et le plus utile pour que, ce me semble, dans une vraie simplicité et révérence, vous joigniez et vous serriez amoureusement votre coeur à ce divin Sauveur, vous unissant à l'unité de Dieu, par un amour simple et épuré. Le calme que cela donnera à votre âme fera qu'elle connaîtra avec une clarté bien plus grande les inspirations, les motions et les lumières que le Saint-Esprit lui communiquera. Tâchez de faire vos actions avec le plus de pureté et de perfection que vous pourrez, mais sans contrainte ni gêne. S'il vous vient en vue d'y avoir commis quelque défaut, humiliez-vous tranquillement, par un simple abaissement d'esprit devant Dieu et n'y pensez plus. Notre saint Fondateur, que vous voulez imiter, disait qu'il fallait souffrir que nous fussions de la nature des hommes, puisque Dieu ne nous avait fait des anges, et partant de nous contenter de la pureté qui se peut humainement acquérir.

.Lettre 1757 au commandeur de Sillery, à Paris

[Annecy,] 14 août [1634]

[…]

Dieu ne veut que notre coeur; et notre inutilité et impuissance lui agréent davantage quand nous les chérissons pour la révérence et amour que nous portons à sa sainte volonté, que si nous nous brisions et fissions des grandes oeuvres pénales. Enfin, vous le savez, que le haut point de la perfection gît à nous vouloir comme Dieu veut que nous soyons […]

.Lettre 1759 à Mère Marie-Jacqueline Favre, à Paris

[Annecy,] 24 août 1634

[…]

Hélas, ma très chère fille, il n'est que trop vrai ce que l'on dit de la Mère de Moulins, sa conduite en ces bains a été tout à fait scandaleuse, jusques à y porter des souliers blancs. Ce qui s'est passé là serait trop long à dire et puis il n'est que trop divulgué. Ce qui me touche entre tout, c'est la cruauté dont elle a usé envers six de ses soeurs anciennes, qui trouvèrent à redire à tout cela; car elle les a fait fouetter et fouettées elle-même, jusques à soixante coups, puis les a emprisonnées. Il y en a quelques-unes qui excèdent l'âge de cinquante ans. Jugez l'état de cet esprit, elle consomme tout à fait le bien spirituel et temporel de cette maison. Monseigneur d'Autun y a fait la visite à sa sollicitation, parce qu'il la soutient, étant son parent, ce dit-on, du moins fort ami de ses frères, qui est tout ce qui l'empêche de la déposer, car il a très bien reconnu qu'elle le méritait et l'a avoué. Il m'écrit qu'elle a l'esprit gâté, qu'il est fort marri d'avoir donné la licence pour ses bains, qu'il ne pensait pas que cela fut défendu en notre Institut, qu'il eut mieux aimé pour elle qu'elle fut morte, puisque ce voyage lui coûte la mort et perte de son honneur et réputation, que tous ceux de Moulins la haïssent comme un loup-garou et que pour le temporel elle réduit le beaucoup en rien. Et avec toute cette confession et le récit que l'on lui a fait de ses désordres des bains, et qu'il voit que cette maison périt et que tout le monde crie, il ne l'ose déposer! Il témoigne qu'il voudrait qu'elle le fût, mais que ce ne fut pas lui qui le fit. L'on en a écrit à Monseigneur de Lyon, peut-être le fera-t-il et qui serait une très grande charité et pour cette maison et pour l'Institut. Si vous êtes encore à Paris, vous verrez ce que vous y pourrez faire.

L'on dit qu'elle se procure une fondation à Angers, c'est en ce point qu'il se faut roidir pour l'empêcher, et vous conjure, ma très chère fille, d'essayer de découvrir cela et de rompre ce trafic à Angers; vous allez de ce côté-là. Certes, si elle n'est empêchée de faire ce coup, elle portera grand préjudice à notre Institut et y servira de scandale. Car elle n'a nullement l'esprit capable de conduire et, certes, elle fait des traits d'une superbe folle. Je vous recommande cette affaire, ma très chère fille; vous êtes prudente et zélée, ne vous y endormez pas. […]

.Lettre 1760 à Soeur Hélène-Angélique Lhuillier, à Paris

[Annecy] 24 août 1634

N'êtes-vous pas de retour, ma très chère Angélique ? Je crois qu'oui et que vous ne savez que trop les monstrueux déportements de notre pauvre soeur la supérieure de Moulins; elle est allée aux bains, se mit dans un carrosse avec une de ses religieuses et trois ou quatre hommes, un religieux, un de ses frères et un médecin; fit mettre deux ou trois religieuses et une soeur tourière dans un autre carrosse avec, aussi, quelques hommes. Et en cet équipage, fit son voyage, buvant, mangeant avec sa bonne compagnie; se fit traiter en l'hôtellerie en telle sorte que l'hôtesse dit qu'elle aimerait mieux loger Monsieur de Ventadour que Madame de Ste Marie de Moulins. Elle fut fort visitée, elle s'allait promener autour de la ville; et un jour son carrosse s'y rompit et fallut revenir à pied, si que les souliers blancs qu'elle portait n'en valèrent pas mieux. Elle fut environ six semaines hors de son monastère à se promener ça et là, voir ses parents à dix ou douze lieues de là — car elle fut fort peu aux bains — fit une dépense convenable à son équipage.

Quand elle fut de retour, elle trouva ses filles révoltées contre elle — s'il faut ainsi dire — cette mauvaise conduite les avait entièrement offensées. Elle tâcha de les regagner; les jeunes se laissèrent aller, car je sais qu'elles la craignent comme le feu. Je crois de six des anciennes professes demeurèrent fermes, elles les traita indignement à coup de fouet et emprisonnement de sa seule tête; et si, il y en a qui ont de plus cinquante ans. Elle m'écrivit des grandes plaintes contre ces filles, sans me parler aucunement de son voyage. […]

.Lettre 1824 à Mère Madeleine-Elisabeth de Lucinge, à Annecy II

[Annecy, janvier-avril 1635]

Mon Dieu, ma fille, vos incommodités ne vous semblent rien et ce que vous m'en dites je le trouve important à une jeune fille: les douleurs de reins, de jambes, la faiblesse d'estomac, le dégoût, la peine à dormir; tout cela ne me dit rien de bon. Néanmoins, je prie nos soeurs de s'abstenir de vous presser après que par deux fois vous les aurez assurées de n'avoir besoin. Mais aussi, ma fille, je veux que vous soyez véritable et que vous acceptiez avec simplicité toutes les sortes de soulagements que l'on vous présentera, même que vous les demandiez ou preniez lorsque la charité vous dictera […]

.Lettre 1832 à une visitandine

[Annecy, avant juin 1635]'

Que fait votre très bon coeur, ma plus chère et bien aimée fille? Certes, le mien en désire un peu des nouvelles avant mon départ de ce pays. Hé je vous conjure, .ma fille, de le tenir au-dessus de vous-même et de toutes les choses créées, et, avec une sainte générosité, le faire contenter de son Dieu seul et prendre en Lui ses contentements et son unique repos. Cette bonté immense veut cela de vous, ma chère fille, et que vous retiriez votre esprit avec douceur de tout autre objet. Qui ne cherche que Dieu, qui ne veut que Dieu, le trouve en toutes choses, oui même dans les plus fâcheuses et répugnantes à notre goût. Comme donc se cacherait-il, et ne le trouverions-nous pas en la sainteté de notre vocation et en la douceur de ses exercices? Ma fille, voilà l'état où mon âme désire la vôtre très chère; car je l'aime d'un amour parfait, votre très chère âme, et ne sais que je ne voudrais pas faire pour sa consolation. Adieu, ma fille; priez pour celle qui est toute vôtre.

.Lettre 1833 à Mère Madeleine-Elisabeth de Lucinge, à Annecy II

[Annecy, avant juin 1635]

[…] Vivez joyeuse ou du moins contente, ma très chère fille, de ce solide contentement d'être toute à Dieu. Car vous l'êtes et rien ne doit ennuyer votre chère âme qui doit prendre toutes ses délices et consolations en la très sainte volonté de Dieu, qui soit éternellement béni.

.Lettre 1854 à Mère Marie-Henriette de Prunelay, à Renne

6 octobre [1635]

[…] Marchez à la bonne foi devant Dieu, regardez-le souvent et fort peu sur vous-même, laissant à sa Bonté le soin de ce qui vous concerne. Ayez un grand courage et faites toutes choses tranquillement, et gaiement. Et bien que vous ne voyiez pas en vos soeurs l'avancement que vous désireriez, ne vous en fâchez point; recommandez-les à Dieu, et attendez en patience le temps que sa Providence a destiné à leur bonheur. Je crains que ces pressures de coeur ne vous arrivent de l'ardeur que vous avez à l'avancement de vos soeurs et au vôtre. Travaillez pour l'un et pour l'autre, mais doucement, paisiblement, alentissant continuellement les sentiments qui vous peuvent arriver pour cela, mais je vous en prie, ma fille.

Or, puisque vous trouvez du profit à manifester si entièrement votre intérieur à M. Moreau, il faut continuer, mais avec une si sainte liberté que vous n'en receviez aucune contrainte, ni en votre personne ni en votre conduite et gouvernement ni pour les choses spirituelles ni pour les temporelles: ce point est important, afin de laisser agir en vous l'Esprit de Dieu, qui veut Lui-même conduire et vous et votre maison. Et pour fin, ma très chère fille, croyez-moi, demandez plus souvent à Dieu les avis dont vous aurez besoin, qu'aux hommes; car c'est l'ami fidèle qui se plaît en la familiarité que les âmes prennent en sa Bonté. Je vous parle avec cette entière confiance, en toute sincérité, comme je ferais à ma propre âme, vous chérissant en cette qualité; car je suis de coeur tout à fait à vous. Dieu nous fasse la grâce d'être tout à Lui: c'est notre vrai désir. Il soit béni. […]

.Lettre 1858 à la même

[Paris, 10-14 novembre 1635]

[…] Quant à l'oraison de cette bonne soeur qui écrit à ma soeur Angélique, et de celles dont vous m'écrivez dans votre lettre, ma très chère fille, je n'y vois rien qui ne soit bon, et c'est la manière d'oraison plus ordinaire que Dieu donne aux filles de la Visitation, ainsi que je le dis dans les Réponses.82 Car d'ordinaire, une âme qui commence comme il faut les pratiques de son noviciat y est assez promptement conduite; et persévérant en la fidélité d'agir — cela veut dire d'ajuster ses inclinations à l'obéissance et à la pratique des vertus — Dieu les avance et affermit grandement en cette manière d'oraison. Et quelquefois nous avons vu que Notre Seigneur la donne aux âmes encore imparfaites, pour leur donner courage de se perfectionner. Que si elles ne correspondent aux desseins de Dieu et ne suivent les lumières qu'elles reçoivent, très assurément elles en seront retirées — ou bien, elles se trompent en la pensée qu'elles ont de ne pouvoir faire des considérations — et peut-être se veulent-elle mettre d'elles-mêmes en cette manière de prier, ce qu'il ne faut jamais faire, non plus que de les en tirer et de les empêcher d'y cheminer lorsque Dieu les y attire; et cela serait un grand mal. […]

.Lettre 1898 à Mère Marie-Marguerite Michel, à Fribourg

[Chambéry,] 9 septembre [1636]

[…] Nous voici, grâce à Notre Seigneur, de retour de notre voyage de Paris et de la Provence. Nous avons vu environ trente-sept monastères, et quinze supérieures des monastères que nous n'avons pas su aller voir. Nous avons reçu de très grandes consolations et sujets de bénir Dieu, de voir qu'en toutes ces maisons l'on y vit avec grande paix, union et amour à leur vocation, et Notre Seigneur y répand beaucoup de grâces et bénédictions; je vous supplie de l'en bénir avec nous. […]

.Lettre 1923 à Monsieur Guy Lasnier, abbé de Vaux, à Angers

[Annecy, 1636]

[…] Pour peu que Dieu nous attire à cette oraison simple, nous soustrayant le discours de l'entendement, nous devons suivre son attrait; car aussi bien nous nous romprions la tête de vouloir faire autre chose. Enfin, le grand secret de l'oraison, c'est d'y aller à la bonne foi, fort simplement, suivant l'attrait intérieur. Or, les âmes qui vont le chemin de la simple présence de Dieu, qu'elles y correspondent par une grande pureté de coeur, abandonnement d'elles-mêmes en la divine volonté et fidélité à la pratique des vertus. Quand elles se voient portées à cela, qu'elles ne craignent rien: mais si elles y avaient de grands goûts et facilités sans cela, certes elles doivent craindre. Car il est vrai, mon très cher frère, que cette manière d'oraison a, en sa simplicité, une grande force pour porter les âmes au total dénuement d'elles-mêmes, bien que pour l'ordinaire elle soit destituée de goûts et satisfactions sensibles. Votre, etc.

.Lettre 1957 à Mère Anne-Louise Marin de Saint-Michel, à Forcalquier

[Annecy,] 5 avril [1637]

Ma très chère fille,

Notre très débonnaire Sauveur veuille par sa bonté combler nos âmes des mérites sacrés de sa très sainte Passion!

Hélas! ma fille, que si vous me connaissiez telle que je suis, vous ne me désireriez pas des années de vie en cette vallée de misères, ains vous souhaiteriez que la divine miséricorde m'en retirât bientôt dans le sein de sa Bonté; et beaucoup moins penseriez-vous que la sainteté fût accomplie en moi, où il n'y a véritablement qu'une très grande misère et pauvreté intérieure. Car, pour parler confîdemment à votre coeur — et non à autre — il plaît à la divine Bonté me priver de toutes lumières et consolations intérieures, ou permettre que moi-même me sois ténèbres et afflictions. Et pour dire tout, je suis celle pour laquelle notre bonne Mère2 vous écrivit de prier la divine Bonté, et je vous conjure de le faire, mais avec toute l'affection compassive de votre coeur et l'amour très charitable que Dieu vous a donné pour moi; car croyez, ma très chère fille, que j'en ai un extrême besoin. Je ne désire sinon que mon Dieu me tienne de sa sainte main, afin que je ne l'offense point; mais que je fasse et que je souffre tout son bon plaisir et selon ce même bon plaisir; car il ne me semble pas que je puisse désirer autre chose.

Voilà, ma très chère fille, comme je vous parle avec une entière confiance, mais à vous seule, pour en parler au seul coeur de notre divin Sauveur, que je bénis et remercie des grâces qu'Il continue à votre chère âme, et avec accroissement celle de cette intime impression de la divine présence. Oh! qu'elle est grande et précieuse! mais elle n'est pas, comme dans le divin sacrement, où réellement et d'entière vérité le sacré Corps avec toute l'âme et la divinité est enclos, et demeure ainsi dans nos chétifs tabernacles jusqu'à ce que les espèces soient consommées; mais cette éternelle bonté demeure en nous par présence, par puissance et par grâce, et c'est par une grâce extraordinaire qu'elle nous donne le sacré sentiment de sa divine présence. Vous verrez mieux ces vérités dans les livres qui en traitent, et je pense que dans celui de l'Amour divin, il en est parlé fort excellemment: ce que je vous en dis, je l'ai appris là, ou de quelques prédications. Oh! quelle bénédiction a une âme de posséder son Dieu en paix et être possédée de Lui entièrement! J'admire ce que vous m'écrivez, que ce que je vous dis vous donne paix; mais c'est que notre bon Dieu convertit tout à l'utilité de ceux qui l'aiment.

Derechef, je vous conjure de me recommander à la divine miséricorde. Je la supplie de parfaire en vous l'ouvrage de sa grâce très spéciale. Vous n'avez à faire qu'à laisser faire ce céleste Ouvrier, et vous tenir ferme dans la pratique de ne faire nul regard ni attention sur ce qui se passe en vous; mais toujours regarder Dieu. J'ai bon besoin d'être fidèle en ce point, je le désire, mais mon esprit actif me donne exercice. Voyez comme je vous dis tout à la bonne foi. Dites-moi de même vos pensées et vos vues… […]

.Lettre 1993 à Mère Angélique Arnauld

Chambéry, 3 août 1637'

Ma très chère Mère,

Dieu m'a donné quelque consolation sensible lisant votre lettre, et je ne sais quoi de si profonde et intime dilection pour vous, qu'il me semble qu'il n'y a qu'un seul coeur entre nous, et que vos prières et celles de ce digne serviteur83 de Dieu, que vous m'avez acquises par la miséricorde de Dieu, m'obtiendront force et grâce pour ne point offenser Dieu, et correspondre avec fidélité à sa très sainte volonté et au dessein qu'il a pour ma petitesse. Croyez que vous m'êtes si chère et si intime que je ne puis, selon mon sentiment, me présenter à Dieu sans vous, et j'ai confiance que dans mon besoin vous persévérerez avec un soin extraordinaire de prier et faire prier; j'attends de bon coeur les avis de ce grand homme de Dieu. Il m'impétrera, s'il lui plaît, la grâce de les suivre fidèlement, dites-lui ce que je fais, et s'il l'approuve.

Je ne veux jamais l'oublier devant Dieu. Mais hélas! comme sont mes prières! J'en laisse le soin à Celui qui sait mes désirs, et ma douleur de me sentir privée du seul bien que j'estime et souhaite. Mais il faut vivre au-dessus. Dieu m'en fasse la grâce. Je trouve ce me semble, dans une épître que notre Bienheureux' m'a autrefois écrite, quelque chose de ma peine. Il me dit que "c'est vraie insensibilité qui me prive des lumières et sentiments de la foi, de l'espérance et de la charité, que vous avez pourtant et en très bon état, dit-il; mais Dieu ne veut pas que vous en ayez le maniement ni que vous en jouissiez, sinon justement pour vivre et vous en servir ès occasions de pure nécessité".

Je n'ai pas toutefois souvenance d'avoir jamais eu rien de semblable à ce que je sens maintenant. Mais Dieu faisait abonder ses lumières en ce grand saint, qu'il m'avait donné pour Père et pour guide d'une manière si extraordinaire, dont il soit béni éternellement. Je crois bien qu'il n'a pas quitté sa direction sur moi: je me souviens tous les jours de ce qu'il m'en a promis. Tout ce que je pratique que je vous ai dit ci-devant, est de ses avis, que l'on trouve toujours plus utiles. Je m'oubliais, ma très bonne et chère Mère, de vous dire, que parce que je ne puis faire des actes, j'ai écrit ma protestation de foi, de confiance, et mon entier abandonnement de moi-même entre les mains de Dieu, et tout ce que je pense; j'en porte le papier sur moi, que je touche pour signe de confirmation en ce regard simple de Dieu84. Notre bonne Mère d'Annecy85 approuve tout cela, etc.

.Lettre 2028 à Mère Angélique Arnauld

Annecy, 30 novembre 1637

[…]

Voilà, ma très chère et unique Mère, puisqu'il plaît ainsi à Dieu, ce que je vois sans le chercher. Je parle de Dieu, j'encourage aux occasions, j'en écris comme si je sentais et goûtais ce que je dis, et cependant c'est toujours avec dégoût et violence. Cela ne se peut dire comme l'on le sent. Ne dois-je pas laisser de continuer? Je vous prie, lisez l'épître 65e du livre IVe, elle me donne quelque petit soulagement, lumière que le Bienheureux m'entendait, car une peine si grande, me semblant que je ne me fais pas bien connaître, que si vous me dites que ce grand serviteur de Dieu, et vous, voyez et connaissez bien que c'est de ma souffrance et les horribles pensées d'infidélités et les insensibilités que je sens qui me causent, que cela me donnerait, ce me semble, grande force. Or, j'admire cette lettre du Bienheureux, car je n'ai nul souvenir d'avoir jamais eu semblable peine. Car, autrefois, c'étaient des tentations que j'avais contre quelque chose de la foi comme il se voit dans ses épîtres. Mais ce que je sens est tout différent aussi, et la lettre aux N. qui me fait croire que Dieu permit que j'eusse quelque courte atteinte de ce que je sens maintenant, pour faire écrire cela au Bienheureux, me souvenant bien du temps et que fut une grande angoisse,

mais je ne me souviens de sa qualité.

Il a fallu que, pour cette fois, j'aie donné licence à mon coeur de vous dire tout ceci, qui est peut-être assez inutile: mais comme je sais et sens votre bonté de coeur pour moi, et que je n'ai plus aucune créature au monde à qui je puisse avoir cette pleine confiance, qu'à vous86, je me soulage en vous disant tout ce qui me vient, et encore par le grand désir que j'ai de me faire connaître à vous et à ce digne serviteur de Dieu87, afin que vous me secouriez de vos prières dans cet extrême besoin, et de vos conseils de tous deux, selon que vous jugerez expédient. Votre dernière lettre m'a beaucoup consolée.

Nos soeurs m'ont remis le fardeau de cette maison, j'ai acquiescé, après avoir fait mes remontrances. Dieu, par sa Bonté, me soit en aide! Notre pauvre Mère défunte nous a laissé de grandes affaires. C'était une âme généreuse, qui entreprenait beaucoup pour la gloire de Dieu. Je ne vois et ne trouve que croix. Mon unique Mère, secourez-moi et me faites secourir, en sorte que Dieu me tienne de sa sainte main et me conduise entièrement selon son bon plaisir, sans que j'y fasse aucune résistance. Je supplie sa bonté de parachever en vous l'oeuvre de sa grâce. Il sait combien véritablement je suis vôtre.

Voyez-vous, ma chère Mère, je n'ose relire cette lettre, non plus que les autres que je vous ai écrites sur ce sujet, crainte d'ouvrir la porte aux réflexions et regards sur ce qui se passe en mon intérieur, à cause que la vue me pénètre de douleur et me met au non plus; de sorte que je m'en abstiens tant que je puis, et non tant que je voudrais, à cause de l'activité de mon esprit. Quand je vous écris, c'est avec toute la sincérité que je puis, selon la vue présente, et comme j'eusse fait à notre Bienheureux Père; mais si après je voulais regarder, il me fournirait mille doutes. Je continue mes communions journalières, avec de grandes peines et tentations quelquefois, et tous les autres exercices; ne le dois-je pas faire? Notre Mère disait qu'oui.

.Lettre 2040 à Mère Angélique Arnauld

[Annecy, décembre I637]

Ma très chère Mère, Cet divin Sauveur naissant soit les éternelles délices de nos coeurs, amen. J'ai reçu il y a quelque temps la vôtre du mois de novembre. Je crois que vous aurez aussi reçu celle que je vous écrivis environ ce temps-là où mon coeur vous témoignait la continuation des angoisses qui m'étaient pressantes alors. Mais il a plu à la divine Bonté me soulager un peu incontinent après par un plus sensible sentiment de la divine présence en la sainte oraison qui donnait de l'accoisement à l'esprit. Et depuis ce remède m'a été assez continuel, aussi il est l'unique qui me puisse soulager. Je ne suis pas si fidèle à me tenir là paisiblement que je devrais et désirerais, car même je souffre dans cet accoisement certaines peines et craintes que cela ne soit inutile, ce qui attire mon esprit très actif à réfléchir. Je le tiens ferme tant que je puis, mais non tant que je voudrais et qu'il me semble que Dieu le veut, étant attirée là il y a bien 30 ans où notre Bienheureux Pères m'a toujours confirmée. Ce qu'il a fallu qu'il ait fait souvent, car mon esprit actif voudrait toujours faire quelque chose.

Cependant, j'ai grande expérience et souvent une claire lumière que Dieu ne veut de moi que ce seul unique et très simple regard en Lui, mais sans aucun mélange d'aucun acte ni discours quelconques, sinon qu'il m'y excite, et la fidèle coopération aux occasions de faire le bien qui se présente en chaque moment et fuir le mal. Nonobstant cela, Dieu permet que je sois encore peinée en cela, mais, certes, cette peine m'est bien douce en comparaison de l'autre et l'âme s'en contenterait bien, si c'était le bon plaisir de Dieu. Car elle ne l'effraie pas ni ne donne les angoisses, parce qu’enfin elle trouve son Dieu. Pour l'ordinaire elle succède à ces grandes véhémences d'affliction après un peu de repos qui est fort court. Or, nonobstant ce peu de calme, la croix est toujours là, si je la voulais regarder elle ne me donnerait guère de trêve. Depuis ma dernière lettre, j'en ai eu de rudes atteintes et des pensées qui sont autant de dards qui me transpercent le coeur, et suis si fort liée quelquefois que je regarde cela, que je ne puis aller ni avant ni arrière. Je dis que je regarde courtement, car autrement j'accablerais sous le faix, car le sentiment même ne me fait pas tant de peine que la vue, d'autant que l'âme ne sait ce qu'elle fait, sinon tâcher d'avoir patience et se tenir paisible, tant qu'elle peut, en Dieu et en ce simple regard, sans rien voir ni sentir, bien souvent, que désolation et ténèbres.

Enfin, ma très chère Mère, il faut bien que la main de Dieu soutienne dans ces extrémités-là, quoiqu'on ne la sente pas et quelque soulagement que j'ai, je ne vois ni ne peux rien voir ni regarder des choses de Dieu ni en avoir goût, sinon quelquefois en certaines lectures, qu'il faut vite porter dans ce simple regard en Dieu, autrement les mauvaises pensées contre la très sainte foi viennent incontinent. Et semble que notre bon Dieu me veut faire voir par là qu'il me veut tout à fait anéantir en toutes autres choses et réduire mon esprit à cette très simple et unique attention, sans qu'il veuille qu'aucune chose se remue en mon esprit. Je vous prie, considérez ce que je vous dis, je pense que ce digne serviteur de Dieu6 et vous, m'entendez mieux que je ne puis expliquer. Je dis simplement les choses comme je les ai en vue, sans examen, et à tire-d'aile.

Nous avons une sœur céans qu'il y a bien 24 ans qui chemine dans une voie de si grand dénuement que jamais elle n'a ni lumières ni pensées sur aucun mystère ni sur choses quelconques, et, s'il lui en venait, elle dit qu'elle pense qu'elle s'en détournerait pour tenir, comme elle fait, son esprit très simplement arrêté en Dieu. Et est si fidèle en cet exercice qu'elle est toujours là, ou du moins, rarement et courtement est-elle distraite, que sitôt qu'elle s'en aperçoit elle se remet là. Jamais non plus, elle n'est portée à rien demander à Notre Seigneur, ni rien désirer ni s'unir ni faire aucun acte de quoi que ce soit, ni ne pense à en faire ni si elle en doit faire, seulement, elle se prosterne le matin comme pour faire un acte d'adoration que notre Bienheureux Père lui a dit de faire, avec quelque oraison jaculatoire, pendant les octaves des grands mystères. Elle le fait sans goût ni se divertir de sa simple attention et, de même, entend les sermons et ses lectures sans autre attention que de retenir quelque chose pour l'entretien d'après vêpres. Au bout, c'est une âme totalement fidèle à la suite du bien et exacte à la moindre plus petite observance. Feu notre bonne Mère supérieure me disait que Notre Seigneur faisait cheminer cette fille devant moi pour me donner lumière à ce qu'il m'attirait et voulait de moi. Certes, il m'a toujours été impossible d'avoir cette continuelle attention parmi les occupations, j'en ai de tant de sorte et si continuelles, que je ne puis m'empêcher d'y mettre mon attention; Notre Seigneur me laissant tout l'esprit fort libre pour m'y appliquer nonobstant toutes mes peines intérieures. Et vais toujours mon train pour l'extérieur, sans voir comment, pour ce qui est de mes exercices spirituels, mais je vous ai dit autrefois cela.

Je vous écris sans réflexion ce qui me vient et m'est avis que mon âme y désirerait quelque réponse. Si Dieu le suggère, j'en serais bien aise, sinon je n'y penserai pas.

Je vois, ma très chère Mère, que vous n'êtes pas sans croix. Il me semble que toutes sortes de peines n'égalent point la mienne. Dieu nous fasse la grâce de porter chacune les effets de son bon plaisir et selon sa sainte volonté. C'est tout mon désir et que vous priiez et fassiez toujours bien prier Dieu pour mes besoins, ressouvenez-en ce bon serviteur de Dieu.

.Lettre 2166 à Mère Angélique Arnauld

Turin, 15 février 1639 Ma très chère Mère,

[…] Faites, je vous supplie, que ce vrai serviteur de Dieu88 ne s'oublie point de moi en ses saints sacrifices et oraisons; j'en ai plus besoin que jamais, ma peine intérieure se rendant plus pressante et continuelle depuis quelques semaines et comme sans intervalle, plus serrée et impuissante, et les pensées plus fréquentes qui transpercent mon coeur: car, elles sont comme des dards poignants. J'en aime la douleur, puisqu'elle me sert de témoignage que je ne les veux pas, ne pouvant rien désirer, sinon cette incomparable grâce de ne point offenser mon Dieu, et de faire et souffrir ce qui lui plaira.

Je fais ce qui m'échet, et en la manière ordinaire, suivant l'observance, tant que je puis, avec l'aide de Dieu. J'ai pour l'ordinaire, quand je me puis retirer, ce soulagement d'accoiser mon esprit auprès de Dieu en cette simple vue, quand le sentiment m'en est donné, ou comme je puis, je me tiens là patiente et souffrante, sans rien faire ni dire, ne le pouvant, sinon rarement quelque parole d'union ou d'acquiescement, comme je puis, et quelquefois j'ai de la peine à cela par la crainte que ce n'est rien faire. Mais je la souffre et continue tant que je puis à me tenir ferme là. Il est impossible d'exprimer la qualité de ma souffrance. Mon esprit actif et toujours réfléchissant fait toujours quelque regard, et cela l'effraye. Quelquefois, la tête et le coeur sont si saisis que c'est chose étrange. Je tâche de souffrir tout comme je dis et de ne faire aucune réflexion volontaire. Il m'est avis que j'aurais quelquefois besoin que l'on m'entendit, pour m'encourager et soulager. Dieu ne le veut pas, ni moi aussi. Son saint nom soit béni! Ma chère Mère, je me soulage un peu en vous disant quelque chose de ma peine, et à ce vrai bon serviteur de Dieu que j'honore tant, me confiant que vous prierez bien tous deux pour moi, et me direz toujours quelque bonne parole.

Je recommande cette affaire au bon serviteur de Dieu afin que, si c'est un dessein de Dieu, qu'il réussisse à sa gloire. Je ne désire en toutes choses que la très sainte volonté de Dieu soit faite. Pourvu que je lui sois fidèle, toutes autres choses me sont moins que rien. Dieu, qu'une âme est heureuse qui a la liberté de traiter avec Dieu et de se fortifier par lumières et sentiments contre les travaux et événements de cette misérable vie! Tout cela m'est ôté, et ne me reste que cette simple soumission auprès de Dieu, sans en pouvoir faire d'autre, ni la sentir, ni oser regarder si je suis aussi, sans m'exposer à être repoussée par une mauvaise pensée, ou serrure de coeur; ains faut simplement demeurer là, comme il plaît à Dieu. Son saint nom soit béni!

Lettre 2311 à Mère Marie-Aimée de Rabutin, à Thonon

[Annecy, mai 1640]

[…]

Pour Dieu, gardez-vous bien de vous exposer, si Dieu permettait qu'il arrivât du mal chez vous, sous quelque prétexte que ce soit, et au moindre soupçon séparez les filles et vous gardez de les soigner. M. Quétant et moi avons pensé que votre grange serait bien propre à cela. Faites bien tout ce que ce bon Père vous dira; et gardez surtout que vos gens qui sont autour ne fréquentent.

Jetez dans l'eau ce qu'ils vous donneront. Enfin, souvenez-vous bien comme nous faisions ici durant la peste, et faites le même si elle vous environne. Ayez force genièvre, et en faites brûler tous les matins chez vous; et vos soeurs feront bien d'en prendre quatre ou cinq grains tous les matins, et vous aussi, ma très-chère fille, que je conjure de toujours avoir son soin et affection filiale devant Dieu pour moi, à ce que sa Bonté me fasse la grâce que j'accomplisse parfaitement sa divine volonté. Je le supplie vous combler de son saint amour. Je suis vôtre sans réserve.

.Lettre 2334 au commandeur de Sillery

[Annecy, août 1640]

[…] Enfin, il faut être aussi content d'être impuissant, oisif et immobile devant Dieu, sec et aride, quand Il le permet, qu'agissant et jouissant de Lui avec grande facilité et dévotion. Le tout consiste, pour notre union avec Dieu, d'aimer autant l'un que l'autre. […]

.Lettre 2366 à Mère Marie-Aimée de Rabutin

Ma très chère fille, [Annecy, 1640]

Selon que je connais l'ardeur de votre esprit, il me semble que vous souffrirez toujours beaucoup quand vous n'aurez pas facilité d'aller à Dieu; sa divine Bonté vous a voulu laisser à vous-même pour vous faire voir qu'est-ce que peut la chétive créature de soi; rien du tout certes. Et c'était dans cette impuissance que vous deviez demeurer patiente, paisible et souffrante, sans vous essayer de faire chose quelconque, sinon de dire de temps en temps de ces paroles que vous me marquez, mais sans effort, tout simplement, et vous contenter de demeurer en la vue de Dieu avec une grande révérence, sans vous essayer de le regarder ni d'aller à Lui, ni de faire chose quelconque. Vous ne fîtes pas bien de faire ces billets, mais il fallait demeurer soumise dans votre pauvreté au bien. Vous serez une autre fois plus sage. Mais j'ai peine à supporter ces réflexions que sont vos lâchetés, infidélités et négligences, car, par la divine grâce, selon que je vous connais, vous n'êtes nullement entachée de ces défauts. Cette solitude vous sera plus utile que si vous y fussiez fondue en douceur; Dieu le vous fera voir un jour, s'il lui plaît! Je le bénis et remercie des grâces qu'Il fait à vos soeurs; faites qu'elles prient bien pour mes besoins, surtout notre soeur F. M.

Je commence à répondre à votre mémoire en l'état de votre solitude. Je vous l'ai déjà dit, il ne fallait point s'essayer à faire ce regard, vous n'en étiez en pouvoir; mais demeurer sans vous mouvoir à quoi que ce soit avec résignation, sans acte actuel. Tous ces actes que vous marquez de se laisser soumettre, quand [l'âme] a liberté de les faire, dans cette très simple simplicité, il la faut laisser faire; mais vous n'aviez pas ce pouvoir et partant il ne s'en fallait pas efforcer. Quand l'on a le simple regard libre, il comprend tout et en un degré d'unité qui surpasse tout, bien que l'on y puisse dire des paroles lorsqu'elles sont excitées par l'attrait divin; mais non pas nous, car ce ne serait que pure recherche de satisfactions humaines. Il faut recevoir tout ce que Dieu donne, soit les bonnes pensées, lumières, mouvements, paroles et semblables traits qui passent dans un coeur que Dieu bénit et possède, mais s'ils arrivent en cette vue et simple regard en Dieu, il ne faut pas quitter cette attention pour courir, ou se complaire et amuser à cela, car ce serait quitter le principal pour l'accessoire. Ces choses demeurent comme il plaît à Celui qui les donne et se passent de même. Enfin il faut suivre les attraits et excitations que Dieu fait à l'âme. Demeurez tout en Dieu qui soit béni. Ma fille, je suis toute vôtre de coeur.

.Lettre 2376 à Mère Marie-Aimée de Rabutin, à Thonon

[Annecy, 10 janvier 1641], Ma chère fille,

Je vois que votre chère âme est toujours dans ses vicissitudes de consolations et bonnes lumières et aussi de délaissements, ténèbres et sécheresses; toutes les bonnes âmes passent par là. Je vois que la vôtre a toujours un peu de peine quand elle est réduite aux impuissances, par la crainte que vous avez que cela ne vous arrive par votre faute et d'offenser Dieu par vos lâchetés et infidélités. Hélas! où en serions-nous si les ténèbres et impuissances nous rendaient coupables devant Dieu! Au contraire, sa divine Bonté nous les donne pour nous purifier, et faire mériter par cette souffrance portée doucement et humblement; car qui ne sait que les goûts, les lumières et agilités spirituelles ne sont pas en notre pouvoir, et que nous n'y avons rien que le seul acte de la volonté? De quoi donc nous tourmenter quand nous ne pouvons ceci et cela? Mais je vois que N. S. ne vous laisse pas de fort loin, et que dedans vos sécheresses Il vous donne toujours de quoi passer chemin: que cela vous suffise et ne vous regardez point tant. Vous voyez trop ce qui se passe en vous: vous devriez recevoir le bien et le mal, la consolation et la désolation également, sans y vouloir prendre garde, mais tenir votre esprit simplement attentif à Dieu, sans vous amuser à ce qui se passe, en sorte que vous ne voyiez ni sachiez dire ce que c'est. Tâchez, autant qu'il vous sera possible, de faire cela, et de ne point laisser entrer ces craintes du péché si avant dans votre coeur. Il le faut éviter fidèlement quand on le voit; hors de là n'y point penser.

Je vois bien que vous ne faites pas tout ce que vous voulez de votre esprit; mais c'est aussi une peine qu'il faut souffrir sans s'y amuser, tâchant toutefois de l'accoiser doucement et lui retrancher toute réflexion volontaire. Priez Dieu que je fasse bien ce que je vous dis. Sa Bonté vous bénisse et soit bénie!

.Lettre 2391 à Mère Marie-Aimée de Rabutin, à Thonon

[Annecy], 28 février [1641] `

[…] Votre cher coeur va bien: plus il anéantira toutes ses vues et inclinations en ce simple regard d'unité, mieux il fera ce que Dieu requiert de vous. Alentissez, tant qu'il vous sera possible, ces ardeurs de faire et souffrir, réduisez tout à la douceur et à bien employer les occasions que Dieu vous présente en chaque moment, ne permettant à votre esprit de regarder plus loin, tant qu'il se pourra. […]

.Lettre 2437 à Mère Françoise-Angélique Garin, à Arles

[Annecy, mai-juin 1641]

…la sainte oraison où nous devons être comme des vaisseaux vides de nous-mêmes pour recevoir fort simplement ce qu'il plaît à la sacrée dilection du Sauveur d'y verser; et demeurer de même lorsqu'il lui plaît de n'y rien mettre, également contentes des effets de son bon plaisir qui doit être notre unique prétention et souverain contentement. […]

.Lettre 2454 à Mère Anne-Marguerite Guérin, à Paris II

[Annecy], 24 juin [1641]

Ma très chère fille, vivez au-dessus de vous-même et tout en Dieu, que je supplie être votre force, votre joyeuse consolation. […]

.Lettre 2518 à Soeur Françoise-Madeleine de Chaugy, à Annecy

[Moulins, début décembre 1641]

[…] Cela veut dire qu'il ne faut faire aucune réflexion sur ce qui se passe en vous, pour voir ou connaître ce que c'est. Soyez, mon cher enfant, comme un vaisseau vide devant sa divine Bonté, pour recevoir ce qu'il lui plaira de vous donner, et ne permettez jamais à votre esprit aucun retour ni réflexion sur vous-même, ni sur ce qui se passe en vous. […]

.Lettre 2545 à Mère Marie-Hélène de Chastellux

Ma très chère fille, Demeurez inviolablement fidèle en cette pratique de n'arrêter jamais votre esprit volontairement hors de Dieu sous quelque prétexte que ce soit, surtout pour vous regarder vous-même. Bref, ne bougez de là, tenant votre esprit humblement abaissé devant sa divine bonté, gardez-vous de résister en aucune manière au dénuement qu'il lui plaira faire en vous de quoi que ce soit, bien qu'il vous semble qu'être destituée des choses plus nécessaires à notre avancement importe. Dieu nous doit suffire pour toutes choses, pour toute...89 et n'ayez à faire que de lui et non de ses dons, au dépouillement desquels vous devez acquiescer très simplement. Vous devez tenir votre esprit au-dessus de tout ce qui n'est point Dieu, de tout don et grâce et de la privation de toute grâce, ... et ne sauriez passer outre. Mais Dieu vous veut, courez-y donc avec fidélité et gaiement, et priez pour celle qu'il vous a donnée. Il soit béni éternellement. Amen.

.Lettre 2560 (destinataire inconnu)

[…] Or premièrement, il se faut bien garder de permettre à votre esprit de se regarder en ses actions, ni de s'arrêter en façon quelconque autour de soi-même ni pour examiner son bien ni son mal, mais le lever promptement de ce dernier quand vous l'apercevrez avec grande douceur et le laisser jouir avec simplicité du bien et des consolations et lumières que Dieu lui donnera sans philosopher d'où elles procèdent, mais en rendre les Actions de grâces et les fruits qu'en prétend Celui qui les donne. […]

.Lettre 2565 à la Mère de Blonay ( ?)

Ma très chère et vraie fille, Vos lettres me consolent toujours grandement quand vous me parlez de votre chère âme, laquelle, pour dire la vérité, j'aime au-dessus de toute comparaison. Tenez-la bien toujours en cette nudité et simplicité; il n'y a rien au delà qui soit agréable à notre divin Sauveur. "Aime et fais tout ce que tu voudras", dit saint Augustin. Aimons donc bien Notre-Seigneur et notre prochain pour l'amour de Lui. Faisons-lui ce que nous voudrions qu'il nous fît: toute la perfection est là. […]

.Lettre 2601

[…] Il vous laisse un peu à sec et sans lumière ni consolation; ce n'est que pour vous faire cheminer dans la foi nue et simple, et vous apprendre que la vraie paix de l'âme se doit conserver en cet état, comme dans les consolations. Pour Dieu, ne regardez point ce qui se passe en vous, mais Dieu très simplement, comme vous pourrez, tenant votre coeur tranquille et paisible dans son travail, sans le surcharger de la recherche de vos infidélités et aveuglements. Je vois que Dieu vous comble de grâces, de lumières, de bons désirs et sentiments, et que vos abandonnements et aveuglements sont accompagnés de grâces et lumières précieuses; et de tout cela vous n'en tirez qu'un tourment pour vous. Certes, vous vous consumez et n'y a moyen que vous ne brûliez tout votre sang, et que bientôt vous ne tombiez en quelque grand accident. Hé! pour Dieu, laissez le soin de votre perfection à Notre Seigneur; faites gaiement et de bon coeur ce que vous pourrez. Humiliez-vous de vos manquements, mais joyeusement et courtement, et allez grosso modo à la bonne foi, sans tant pontiller autour de vous-même. […]

.Lettre 2602

Vous m'avez donné un bon sujet de confusion de m'avoir demandé mon oraison. Hélas! ma fille, ce n'est que distraction et un peu de souffrance pour l'ordinaire; car que peut faire un pauvre chétif esprit rempli de mille sortes d'affaires, que cela? Et je vous dis confidemment et simplement que, il y a environ vingt ans, Dieu m'ôta tout pouvoir de rien faire à l'oraison avec l'entendement et la considération ou méditation, et que tout mon faire est de souffrir et d'arrêter très simplement mon esprit en Dieu, adhérant à son opération par une entière remise, sans en faire les actes, sinon que j'y sois excitée par son mouvement, attendant là ce qu'il plaît à sa Bonté de me donner. Voilà comme je satisfais à votre désir, mais à vous seule ces trois dernières lignes; quand nous nous verrons, nous dirons le reste, si Dieu le veut. […]

.Lettre 2615

[…] Nue et sans vertu je suis venue au monde, et sans vertu quelconque je me remets, mon Dieu, en vos mains. Dites cela, ma fille…

…et soyez joyeuse de n’être pas joyeuse. […]

.Lettre 2654

Ma très chère fille,

Quand Dieu parle à nos coeurs, il nous doit suffire, les créatures se doivent taire. Je n'ai donc rien à vous dire…

.Lettre 2661

Vraiment, il faut que je vous dise la vérité, ma très chère fille. Je suis grandement touchée de vous voir toujours marcher avec cet ennui et abattement d'esprit. Mon Dieu, ma fille, sauriez-vous point faire cet entier et irrévocable délaissement de vous-même entre les mains de Dieu? vous dépouillant de tout soin de vous et du désir des vertus, n'en voulant en façon quelconque qu'à mesure qu'Il les vous donnera, et ne voulant avoir aucun souci de les acquérir, sinon mesure que sa Bonté vous emploiera à les pratiquer, à laquelle il faut être fidèle quand l'occasion s'en présente. Nue e sans vertu je suis venue au monde, nue, et sans vertu quelconque je me remets, ô mon Dieu, entre vos mains. Dites cela ma fille, et quand vous verrez que votre esprit se voudra re vêtir de ce qu'il s'est dépouillé, ne faites autre chose que de le retourner simplement à son Dieu, ne voulant que lui seul e l'accomplissement de son bon plaisir. Et demeurez ainsi, entre les bras de sa divine Providence et volonté comme un petit enfant, lui laissant sans réserve le soin de tout ce qui vous regarde, ne réservant que celui de l'entière et ferme résolution de ne l'offenser jamais à votre escient, et de vouloir être toute sienne. Et vivez joyeuse avec cela, car cet ennui d'esprit ne procède que de ce que vous n'avez pas la perfection que vous désireriez. Or, il vous faut contenter de celle que Notre Seigneur veut que vous ayez, étant la vraie perfection que cette entière résignation et ce repos de l'esprit. […]

.Lettre 2692

[…] Demeurez ferme dans ce très saint abandonnement et confiance en Dieu, allez droitement et purement en sa sainte présence dans l'exacte observance de nos saintes institutions. Si vous faites cela, Dieu fera par vous toute la besogne qu'Il vous commet. Tenez votre esprit ferme dans la sainte bassesse. […]

.Lettre 2695

Ma très chère fille,

[…] Je pense donc que vous êtes attirée de traiter avec une grande simplicité avec N. S., parlez-moi des lumières qu'il répand dans la pointe de votre esprit tendantes à l'union — ou plutôt unité — de votre esprit avec Lui par un entier délaissement de vous-même à la conduite de sa sainte Providence. Et bien que ces lumières soient minces, si laissent-elles une grande assurance et confiance à l'âme. Voilà ma pensée, ma très chère fille, si elle est conforme à ce que vous sentez, je vous dis qu'une âme qui est conduite de cette sorte ne doit jamais s'essayer de rien faire sinon à mesure qu'elle s'y sent excitée intérieurement par Notre Seigneur, mais doit demeurer dans cet abandonnement total de soi-même entre les mains de Dieu pour laisser faire d'elle tout ce qu'il lui plaira, et en cela même il ne faut point faire d'actes si l'on n'y est excité. Mais cette union intérieure du coeur avec Dieu doit produire une générale et fidèle obéissance à toutes ses volontés signifiées. Et, partant, ma chère fille, puisque cette même volonté vous a chargée du soin des novices, vous les devez conduire si allégrement, soigneusement et avec tant de suavité, que vous les animiez non seulement par l'odeur de votre bon exemple, mais aussi par les affections que vous sentez à la poursuite du vrai bien dans une exacte observance, n'épargnant en façon quelconque les paroles requises pour cela, ce que je dis parce que je sais que les âmes attirées à cette sainte union ont peine à parler. Mais elles doivent préférer la volonté de Dieu à la consolation et inclination qu'elles ont à jouir de sa douce présence.

Peut-être que ce qui vous empêche de connaître vos défauts c'est l'attention que vous avez à Dieu. Ma chère fille, l'on a coutume de voir plus clairement les atomes à la lueur du soleil que quand le temps est obscur, c'est pourquoi je m'étonne que vous n'ayez pas la lumière pour les connaître. Mais si cela est, votre bonne Mère vous peut beaucoup aider à vous les faire remarquer. Que si ni l'une ni l'autre n'en avez pas la connaissance, humiliez-vous grandement devant Dieu pour cette ignorance et confessez que vous ne laissez pas d'en faire plusieurs, ayant un grand soin de vous tenir sur vos gardes afin de ne rien faire qui déplaise à Dieu.

Quant à votre oraison, ma très chère fille, pour Dieu, cheminez-y avec très grande simplicité, vous mettant devant Dieu doucement par un acte de foi si vous n'avez le sentiment de sa présence, puis suivez son attrait comme je vous ai tant de fois dit. Que si vous n'avez aucune occupation intérieure, demeurez en révérence devant Dieu et de fois à autre dites-lui des paroles selon votre besoin. Le grand secret pour l'oraison est la pureté de coeur, et suivre simplement l'attrait. J'ai repensé à ce que vous me dites de votre oraison. Je pense que vous y voulez faire trop de choses et c'est ce que Dieu ne veut pas, il suffit de faire demeurer l'âme en paix, en repos et simplicité auprès de Dieu, lui disant de temps en temps quelque courte parole fort doucement lorsqu'elle n'est pas attirée, mais quand elle le sera qu'elle suive le mouvement de la grâce sans effort ni empressement, et je crois que Dieu ne veut que cela de vous.

.Lettre 2705

Ma très chère fille, J'ai lu votre lettre avec grande consolation. Quand Dieu daigne parler à une âme, il faut que toute créature cesse: je vois cette grâce en vous par la divine miséricorde. Ce que vous avez à faire, c'est que tout cesse en vous par cette unique pratique de regarder Dieu et le laisser agir en vous selon son bon plaisir. Qu'Il vous donne du doux ou de l'amer, de la satisfaction ou de l'insatisfaction, il vous soit tout un: amusez-vous aussi peu à l'un qu'à l'autre. Mais arrêtez-vous à Lui seul, suivant fidèlement et simplement les lumières du bien qu'Il vous montrera dans chaque occasion; laissez-le faire, et vous verrez comme Il vous dépouillera, sans vous en laisser autre soin que celui de la correspondance. Sa divine Bonté vous maintienne en ce train jusqu'à l'extrême perfection de son saint amour. Je vous prie, tenez votre esprit en joie et en courage, et vous verrez combien Dieu est doux. […]

.Lettre 2715

Ma très chère fille, Je me ressouviens toujours avec quelle entière sincérité vous vous rendîtes nia vraie fille d'entière confiance: Dieu le voulant ainsi pour notre commune consolation et utilité. Je ne puis jamais douter de votre persévérance en cela, non plus que vous ne devez douter de la mienne; car mon coeur est invariable en l'amour qu'il a pour le vôtre, duquel je connais très distinctement la voie où Dieu l'a mis dès le commencement. Elle est si solide, et tellement de Dieu, que jamais il ne faut recevoir aucun avis contraire; et vous faites bien de n'en guère parler. Fort peu de personnes sont capables de bien conseiller une âme que Dieu conduit par cette voie extraordinaire. Quelquefois même des bons serviteurs de Dieu en détournent, n'ayant pas reçu l'intelligence du ciel pour telle conduite; et aussi parce qu'on craint que les âmes se trompent dans ce chemin si peu connu aux hommes. Or, dans l'expérience intime que vous avez de la bonté de cette voie, et sur ce que l'on vous en dit, tenez-vous ferme. Enfin, les fruits qu'elle vous rend sont bons: la paix, la confiance en Dieu, l'entière soumission, le détachement de toutes choses, l'exacte observance, la fuite du péché, l'amour à la mortification et à l'humiliation; tout cela s'est trouvé dans votre chère âme, pour preuve assurée de la bonté de votre chemin. […]

.Lettre 2733

Ma fille très chère, Il faut abaisser, voire couper et trancher les ailes de ce petit papillon qui veut se fourrer trop en avant dans la lumière, autrement il s'y perdrait. Donc, ma fille, sitôt que vous apercevrez votre esprit qui s'élèvera, renversez-le au pied de la croix, par un profond, mais doux abaissement de vous-même, vous tenant toute confuse et honteuse. Si vous faites cela, vous en viendrez à bout. […]

.Lettre 2774

Oui, ma très chère fille, j'espère que sa Bonté nous fera la grâce de nous voir dans la bienheureuse éternité et que là nous le louerons ensemble à jamais. […]

Non. ma très chère fille, ne désirez rien, car les désirs sont les bourreaux de notre âme, et ne refusez rien de tout ce que l'on voudra de vous…



[2855 lettres au total]

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.Quelques archives et imprimés préservés à la Visitation d’Annecy

La documentation décrite infra provient des archives préservées à la Visitation d’Annecy. Elle a été constituée grâce à l’accueil du vendredi 2 octobre 2009 - confiance à laquelle nous avons été très sensible. Ses photographies sont réparties en une arborescence dont nous indiquons ci-dessous les titres de sous-répertoires, complétés par des ‘signatures’ permettant d’identifier les sources. Certaines entrées resteraient à compléter dans le cadre de travaux à venir.



/MANUSCRITS Annecy

//J de Ch 4 autographes (chx) : ‘Autographes de Ste J.F. de Chantal’, série D : ‘papiers intimes, documents historiques, ébauches du Coutumier : aperçu par quelques photos : 1 à 16.

//J de Ch 5 chapitres tenus en divers temps (complet) : Œuvres D n°2, « …de Nice »  : « Table des chapitres… » suivie de « Les chapitres tenus en divers temps … premièrement pour les solitudes… », 1 à 191 suivi de « Mes Cheres Sœurs je vous demande très humblement pardon de la mauvaise edifications que je vous donne, par mon peut de fidelité a remplir mon devoir… » : photos doubles pages1 à 102, ms. très lisible.

//J de Ch 6 chapitres tenus par notre digne mère (complet) : Œuvres D n°2, relié peau, 15 : « Chapitres tenus par notre digne Mère sur l’explication de la règle et plusieur entretiens qu’elle a fait. Premièrement avant toutes choses… » : photos d.p. 1 à 141, ms. très lisible.

//J de Ch 7 déposition procès François (Meaux, complet) : cartonné bleu, « Teneur de la déposition de la ven Mere Jeanne Farnçoise Fremiot de Chantal, première religieuse, première supérieure et fondatreice… », photos 1-84, ms. très lisible.

//J de Ch 8 original des réponses (complet) : cartonné blanc, titré en tranche, «  cet original des responses … corrigée de sa propre main a esté produict dans les procès juridiques… » « Recoeil de ce que notre très (unique et add.) chère Mère nous a dit aux récréations en ce monastère d’annessy… » : photos 1 à 126, assez lisible malgré des ratures.

//J de Ch 9 recueil des bonnes choses (ms de Verceil complet) : cartonné blanc D n°6, photos d.p. 1 à 61, 1 à 111 simple p. éclairci redressé : source de notre transcription. « Comme il faut faire … je vous les souhaite ; Amen. » Suivi d’une autre main : lettre de 1834 reprise en petits caractères dans notre édition.

//J de Ch 10 recueil des chapitres (complet) : « cartonné gris, titre collé en couverture « Receüil des chapitres que notre B mère a tenus à nos chères sœurs d’annecy et qui nous a esté cordialement communiqué par notre très h. sœur la sup. de Dijon cette années 1734 », Œuvres D n°1, page 1 : « Chapitre… Vous voyez mes sœurs… » annotation crayon avec renvoi au tome II de l’édition 1876 ; table en fin : « Ch. sur le premier de la reigle … Ch. du dernier samedy de l’année. »: photos d.p. 1 à 43.

//J de Ch 11 recueil des chapitres de notre digne mère (complet) : relié peau blanc, Œuvres D 101 Visitation de Meaux « Recueil … pour le premier dimanche de l’avent … » avec table des chapitres suivis de conférences écriture pas très ancienne, photos d.p.1 à 85

//J de Ch 12 recueil des principales choses (1-264 incomplet) : cartonné rose tranche « 5 », collé : « n°13 /(c) /Recueil des principales choses que N. Ste Mère a dites dans des Entretiens, Chapitres, etc. / très précieux », D n°5 « Recueil… Un jour revenant de la seconde table… avec étiquette collée « 7 » correspondante aux numéros de l’édition (et de même « 38 » pages 7 etc. : photos d.p. 1-à 133 (malheureusement reste donc à compléter la saisie de ce ‘très précieux’ ms.) + table (complète elle couvre 46 pièces dont la dernière indiquée page 451).

//J de Ch 13 répertoire mss Visitation Annecy : ordex : Autographes A puis D : photos 1 à 11 (incomplet)



/RESPONSES… éd.1631 1-709 table

Livre complet : photos doubles pages 1 à 365 « Responses …sur les Regles, Constitutions, & Coustumier… à Paris 1682 (imprimé 1-709 + table ms.)

/EPISTRES (1644)(début, demandes 686 , 904)

Livre dont la saisie est très incomplète (il existe un ex. à Solesmes réf. MTc 24 : 2 / 2) : photos d.p. 1 à18.

/d’autres entrées dans notre base incluent divers ouvrages :

Histoire de la Galerie par Burns, photos du musée du couvent, de la session 2009 avec le P. de Longchamp ; Ravier Sainte Jeanne de Chantal 1984 ; Bremond Jeanne de Chantal, 1912 ; Chaugy, Vie de J de Ch et 7 religieuses […]

On trouvera de nombreuses sources imprimées disponibles sur le web (édition de 1875, œuvres de François de Sales dont sa correspondance, etc.)



















.JEANNE DE CHANTAL



.ÉCRITS RELEVÉS DANS

. L’ÉDITION DE 1875







.Par Dominique Tronc



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.PRÉSENTATION



Jeanne de Chantal n’a pas bénéficié d’un intérêt littéraire comparable à celui très justement accordé à son ami François de Sales. Elle n’a pas écrit d’« œuvre » tandis qu’elle remplissait au jour le jour la tâche harassante de fonder puis de visiter les nombreuses Visitations.

Nous bénéficions heureusement d’une récente et admirable édition critique de la vaste correspondance 90 mais les autres écrits et les transcriptions de « dits » à ses sœurs n’ont jamais été réédité depuis la fin du XIXe siècle. Ce qui nous apparaît comme surprenant sans pour autant rester inexplicable.

Les Écrits de Jeanne couvrent les tomes II et III de l’édition en huit tomes publiée par les soins des religieuses du premier monastère de la Visitation Sainte-Marie d’Annecy 91.

Mais l’ensemble s’ouvre sur la Vie de la sainte par la Mère de Chaugy puis se ferme sur cinq volumes de Correspondances (aujourd’hui rendus caducs par l’édition critique), ce qui rend moins évident l’accès aux beaux textes à découvrir en son sein. Cette série de forts volumes reliés a finalement été assez rarement visitée à cœur (sauf par les visitandines). Enfin on ne peut oublier un style elliptique et abrupt comparé à celui fleuri et attachant de François.





Les Écrits des tomes II et III recèlent les joyaux qui témoignent d’un accomplissement mystique mené à terme. Leurs diamants brillent brièvement au détour de telle conversation orale avec les sœurs. Comme celles-ci étaient souvent d’origine simple, leur Mère sait illustrer toute présentation mystique par de belles analogies. Les conditions d’exposition et l’usage thérapeutique poursuivi ne prêtent pas à des épanchements, mais tout lecteur sensible en recherche spirituelle devinera et appréciera les témoignages indirects caractérisant la vie mystique véritable donc sobre.

Il n’est cependant pas inutile de préparer le terrain en omettant ce qui est trop religieux pour notre goût de modernes. Jeanne-Françoise se révèle à ses proches par ses conseils parfois abrupts, toujours concrets. C’est le cas tout particulièrement dans ses Entretiens 92 mais aussi dans ses divers « papiers » retrouvés.

Nous proposons en un seul volume imprimé et maniable un choix 93 couvrant la moitié environ des écrits rassemblés dans les tomes II & III de l’édition de 1875 94.

Ce contact avec la Mère de Chantal nous a incités à consulter le fonds des sources préservées au couvent d’Annecy : elles nous furent très obligeamment ouvertes et nous avons partiellement photographié des manuscrits jugés essentiels.

En attendant un travail ample à conduire sur les sources, le choix présent d’orientation « mystique » est opéré sur une édition non critique mais qui s’avère fidèle.

Elle ouvre la série « Jeanne de Chantal » imprimée en ligne 95.

Dominique Tronc, janvier 2015.




.[Reproduction du titre de l’édition de 1875]











  1. SAINTE JEANNE-FRANÇOISE FRÉMYOT

  2. DE CHANTAL

  3. SA VIE ET SES ŒUVRES

  4. ŒUVRES DIVERSES

  5. PETIT LIVRET QUESTIONS DE SAINTE DE CHANTAI RÉPONSES DE SAINT FRANÇOIS DE SALES PAPIERS INTIMES EXHORTATIONS ENTRETIENS INSTRUCTIONS

  6. PARIS

  7. PLON ET Ci°, IMPRIMEURS-ÉDITEURS

  8. RUE GARANCIÈRE, 10

  9. 1875

  10. ÉDITION AUTHENTIQUE PUBLIÉE PAR LES SOINS DES RELIGIEUSES DU PREMIER MONASTÈRE DE LA VISITATION SAINTE-MARIE D’ANNECY

J.de Chantal – J. de Cambry - -Marie des Vallées

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.PRÉFACE des Éditeurs

[Ttome II, 1875 :]

Le nom de sainte Jeanne-Françoise Frémyot de Chantal n’éveille pas l’idée d’une femme auteur, d’une religieuse qui, à l’exemple de sainte Thérèse, aurait composé des ouvrages destinés à la publicité. La Fondatrice de la Visitation, en effet, n’a pas écrit une seule page en vue de l’impression. Comment donc les opuscules qui composent le présent volume appartiennent-ils très légitimement à la Sainte, et par quelle voie nous sont-ils parvenus? Voilà ce qu’il nous faut expliquer brièvement; après quoi, nous aurons à signaler la valeur ascétique de ces opuscules, et à marquer le caractère de chacun.

Sainte Chantal n’a point, à proprement parler, fait œuvre d’écrivain ; mais elle a fait œuvre de fondatrice, œuvre encore de directrice des âmes; elle a excellé dans le gouver­nement de son Ordre et dans la conduite spirituelle des re­ligieuses soumises à son autorité. Or, pour l’administration générale, comme pour la direction particulière, son action s’exerçait surtout par des exhortations, des conseils et des entretiens, en un mot, par une parole vivante et animée. Mère de la Visitation, elle était chargée d’élever sa famille encore au berceau, de présider au développement de sa vie religieuse. Dans sa tendresse maternelle, elle n’ignorait pas qu’elle devait le pain de l’âme aux filles que le Seigneur lui avait données, et elle leur distribuait, sous bien des formes, une nourriture aussi douce que fortifiante. C’était pendant les récréations, ou bien dans les réunions prescrites par la règle que la sainte Fondatrice servait à ses enfants ces re­pas spirituels.

Les récréations étaient mises à grand profit pour l’édifi­cation et pâture du petit troupeau. Au jardin, pendant l’été, dans une salle, en hiver, les religieuses entouraient leur Mère d’une vivante couronne ; et, bientôt, la conversation était lancée par l’une ou par l’autre des Sœurs sur un sujet de spiritualité, à la grande satisfaction de tout le cercle et de sainte Jeanne-Françoise toute la première. La digne supé­rieure applaudissait à une pareille initiative ; elle aimait à être provoquée par ses religieuses, à être mise par elles sur le chapitre des observances régulières ou des vertus pro­pres à leur Institut. « Je ne suis pas grande prédicatrice, leur disait-elle un jour, je ne sais presque parler qu’en répon­dant ». La Sainte, qui était le pivot de la conversation, ne la laissait pas languir. Assaillie d’observations et de deman­des, elle faisait face à tout, elle avait réponse à toutes les questions, éclaircissement pour tous les doutes. Sur tout elle répondait avec son grand bon sens, avec cette science des choses spirituelles qu’elle avait puisée auprès de saint Fran­çois de Sales et au pied du crucifix. Pendant ces causeries d’un intérêt si vif et si élevé, les heures s’écoulaient trop ra­pidement au gré des Sœurs, qui toutes se retiraient récréées pour l’esprit, pour le cœur et pour l’âme. C’était sur une moindre échelle, mais avec non moins de charme et de profit, une imitation des Conférences si connues des anciens solitaires.

Aux jours où la communauté se réunissait au Chapitre, la Sainte, qui présidait l’assemblée, prenait la parole, et, au milieu de ses filles silencieuses et attentives, elle traitait un sujet spécial. C’était un point de perfection religieuse qu’elle développait, une des vertus propres à son Institut qu’elle présentait sous différents aspects; c’était encore des considérations sur un mystère, sur une fête de l’Église, ou bien encore des avis relatifs à la correction de quelque défaut... De leur côté, les novices avaient quelquefois le bonheur d’entendre la zélée Fondatrice. En s’adressant à elles, sainte Chantal s’attachait surtout à les débarrasser de l’esprit du siècle, pour leur inculquer l’esprit religieux; elle arrosait de sa parole ces jeunes plantes qui devaient embellir les jardins de l’Époux céleste.

Pendant ces réunions, véritables festins de l’âme, pas une miette qui tombât par terre, pas une parole de l’incompa­rable Mère qui ne fût recueillie, an moment même et sur place, dans le cœur de chacune des religieuses. Ce n’est pas tout. Après les assemblées, comme après les récréations, plusieurs des Sœurs prenaient la plume, et, sous l’impres­sion toute fraîche de ce qu’elles venaient d’entendre, elles fixaient sur le papier ce qui les avait le plus frappées, ce qui répondait le mieux à l’état présent de leur âme. Or, comme les impressions et les goûts ne pouvaient se ressembler en tout chez les différentes religieuses qui prenaient des notes, tel passage, omis par les unes, était recueilli par les autres. Il en résultait que ces différentes rédactions se complétaient les unes les autres, ce qui a permis de reconstituer, à peu près dans leur intégrité, les Entretiens et les Allocutions de sainte Chantal. Rappelons encore ceci : parmi les Sœurs qui rédigèrent les notes en question figurent les supérieures les plus illustres de l’Ordre, et surtout la Mère de Chaugy. C’est dire assez avec quelle exactitude furent recueillies les paroles de leur Bienheureuse Fondatrice. Au reste, nous avons de cette fidélité une preuve matérielle : en conférant les anciennes copies, nous trouvons les passages parallèles reproduits d’une manière à peu près identique.

L’authenticité des Exhortations et des Entretiens, au sens que nous venons de marquer, ne saurait être contestée. Ces ouvrages émanent donc de sainte Chantal; son nom, qu’elle n’y a pas mis elle-même, y a été apposé, à bon droit, par les religieuses qui ont été les premières à jouir de leur contenu. Pour le dire en passant, la provenance singulière de ces opuscules, la voie par laquelle ils nous sont parvenus, leur donne un piquant intérêt.

Tombés de la bouche de la vénérée Fondatrice, ils ont été pieusement recueillis par ses filles spirituelles. Après être demeurés de longues années dans le demi-jour du cloître, où ils ont fait les délices de plusieurs générations de religieuses, les voilà qui sont livrés au grand jour pour l’édification de tous. Mais ce qui nous recommande par-dessus tout ces Œuvres diverses, c’est la valeur qu’elles empruntent au mérite de celle qui les a, non pas écrites, mais parlées pour la plupart.

[…]

Mais, où la personnalité de sainte Jeanne-Françoise de Chantal se trouve à peu près entière, c’est dans la forme de ses ouvrages; elle s’accentue d’autant plus vivement de ce côté, que, dans le laisser-aller des récréations, ou même dans la gravité des allocutions réglementaires, elle n’avait pas à se préoccuper de style. Sous ce rapport, elle ne procède nullement de saint François de Sales; sa manière de concevoir et de s’exprimer ne sent point l’école salésienne. Les fleurs naissent sous la plume de l’évêque de Genève; ses écrits en sont émaillés. Ce prélat, d’une doctrine si riche et si sûre, revêt la plus haute théologie de formes heureuses, qui la rendent accessible à tous; il exprime les pensées les plus profondes avec des comparaisons frappantes de vérité, avec de gracieuses images qui éclairent l’esprit en le charmant. Chez lui, tout sourit et tout brille; tout est large et abondant. Lorsqu’on passe de ses ouvrages à ceux de sainte Chantal, le contraste est frappant. La religieuse s’exprime d’une manière sobre, coupée, dépouillée d’orne­ments. À ce langage, nous reconnaissons un esprit grave, pratique, avec une légère teinte d’austérité. Chez elle, l’ima­gination est tenue à l’écart; la parole est au ferme bon sens, à la grave expérience, au zèle de la mère pour le progrès de ses filles spirituelles dans la vertu. Les fruits abondent, mais les fleurs sont rares; et encore celles qui apparaissent de loin en loin, sont-elles cueillies dans les parterres de saint François de Sales, ou dans le jardin de l’épouse du Cantique des Cantiques. Le dépouillement intérieur de la grande religieuse se reproduit en quelque manière dans son langage. Les beautés littéraires, les grâces de l’imagination ne brillent pas ici d’un grand éclat ; à la place, vous trouverez d’excellents avis, de fortes peintures du cœur humain, les maximes mortifiantes et crucifiante de l’Évangile pro­posées avec une vigueur sans égale. Les opuscules de sainte Chantal reflètent d’autant plus fidèlement son âme, que ces écrits sont le produit spontané de ses idées et de ses senti­ments. L’énergie de la pensée, le relief et la pointe de l’ex­pression, ces qualités que nous admirons en plus d’un en­droit, sont bien de la femme forte que nous connaissons. Et puis, combien de pages où le zèle ardent et les chaleureuses exhortations décèlent la grande sainte, l’éminente supérieure? Certes, et cela soit dit à l’honneur de la mère et de ses filles : sainte Jeanne-Françoise n’épargne pas ses religieuses; elle y va, à leur endroit, d’une maîtresse main. Ce n’est pas elle qui voilera la croix, qui émoussera la pointe des épines; ce n’est pas elle qui adoucira les reproches au moyen de circonlocutions timides ou de périphrases embar­rassées. Qu’elle rencontre sur son chemin, dans une maison de la Visitation, l’esprit du monde, et elle le flagellera d’im­portance ; elle lui dira son fait en termes forts nets. Écou­tons plutôt : «  Il n’y a rien, dit-elle, qui me soit plus insup­portable que de voir qu’une fille de la Visitation veuille être soigneuse de son point d’honneur; car n’est-ce pas une chose monstrueuse? Quoi! mettrions-nous notre honneur dans des fadaises? »

Un beau jour, dans l’octave de Pâques, s’adressant aux novices, elle leur disait : « Mes Sœurs, je vous recommande soigneusement deux choses : premièrement, il faut que vous travailliez courageusement et fidèlement à votre perfection; secondement, il faut laisser faire les autres, vous laissant écorcher, dépouiller et plier comme on voudra … il faut vous laisser plier comme on plie un mouchoir. » Voilà des expressions qui se peignent, ou mieux, qui s’enfoncent dans la mémoire de manière à n’en plus sortir. Citons encore un passage : « O Dieu! dit la zélée supérieure, s’il faut demeurer encore çà-bas [sic], que ce soit pour y pratiquer de solides vertus. Nous marchons beaucoup trop en enfant ; cela me fâche. Il faut que les filles de cet Institut pratiquent les actes des vraies héroïques et grandes vertus. Il faut rompre ou faire... »

Cependant il s’en faut bien que la fermeté de la supérieure étouffe, dans sainte Jeanne-Françoise, la tendresse de la mère. Dans l’occasion, elle épanche des trésors de sollicitude sur les membres de sa famille religieuse. Elle montre à ses filles spirituelles de quel amour suave et puissant elle les aime dans le Seigneur, et par la compassion qu’elle ressent pour leurs peines, et par les douces consolations qu’elle leur adresse, et par les mille moyens dont elle s’avise pour les soulager dans l’âme et dans le corps.

[…]

Les Œuvres diverses comprennent d’abord : 1° le PETIT LIVRET de la Sainte; 2° QUESTIONS de sainte Chantal à saint François de Sales et RÉPONSES de ce dernier; 3° les PAPIERS INTIMES; ensuite, 4° les EXHORTATIONS; 5° les ENTRETIENS ; 6° les INSTRUCTIONS aux Novices; 7° les MÉDITATIONS ; 8° enfin la DÉPOSITION de la Sainte pour la béatification et canonisation de saint François de Sales.

1° Le PETIT LIVRET est un recueil d’avis que sainte Chantal avait reçus de saint François de Sales, verbalement ou par écrit. D’après les Mémoires de la Mère de Chaugy, ce résumé fut commencé par la Sainte en 1605, aux fêtes de la Pentecôte, lors de son premier voyage en Savoie. L’original de cet écrit n’existe plus, du moins il a été impossible de le trouver. La reproduction insérée dans ce volume a été faite sur une très ancienne copie, conservée dans les archives du premier monastère d’Annecy. L’abbé Migne a publié le Petit Livret sous le titre de Maximes diverses. Probablement, par suite de feuillets détachés et déplacés, les choses ont été mêlées de telle sorte, que des pages du commencement ont été rejetées à la fin. L’ordre primitif a été rétabli.

À la suite du Petit Livret, sont placées les résolutions et pensées, fruits de deux retraites faites par la Sainte. Ce fut dans l’une de ces solitudes, celle de 1616, que Notre-Seigneur rappela à la plus haute perfection, par le détachement le plus complet.

2° QUESTIONS DE SAINTE CHANTAL A SAINT FRANÇOIS DE SALES ET RÉPONSES DE CE DERNIER. La Sainte adressa ces Questions par écrit à son céleste directeur, qui lui répondit par la même voie. Ce dialogue sublime peut se rapporter à l’année 1616, année où, comme nous venons de le dire, le Seigneur appela son épouse au dépouillement parfait et au martyre d’amour. En reproduisant ces Questions et ces Réponses, on a voulu faire assister le lecteur aux leçons don­nées par le saint directeur à cette âme d’élite.

3° LES PAPIERS INTIMES renferment une série de résolutions, d’élans vers Dieu, d’actes d’amour et d’abandon entre les mains de l’Époux céleste. Ces pages, que l’on dirait tracées par un séraphin, furent écrites par la Sainte à l’issue d’une de ses retraites, probablement en 1616. Ces papiers, exclusivement à son usage, elle les portait toujours sur elle; elle voulut être enterrée avec ce témoignage de son ardent amour pour Dieu. Inutile de dire quel intérêt s’attache à ces feuillets que nous a rendus le tombeau de sainte Jeanne Françoise.

Ces trois opuscules jettent un grand jour dans cette âme héroïque; d’autre part, ils nous la montrent dans ses rap­ports avec saint François de Sales, son habile maître. C’est donc à dessein qu’ils ont été placés en tête de ce volume; ils introduisent naturellement aux Œuvres de cette Sainte glorieuse et bien-aimée.

Les EXHORTATIONS, les ENTRETIENS et les INSTRUCTIONS AUX NOVICES constituent la partie la plus étendue des Œuvres de sainte Chantal ; ajoutons celle qui lui appartient le plus en propre. Nous avons dit plus haut comment ces Exhortations et ces Entretiens ont été recueillis; comment il a été permis de combler les lacunes que présentent les rédactions qui en furent faites; comment, au moyen de ces rédactions, di­verses pour l’étendue, mais à peu près identiques dans la reproduction des passages parallèles, on a pu reconstituer les instructions données par la zélée Fondatrice aux premières religieuses de la Visitation. Signalons, en passant, une pièce qui a été pour cela d’un grand secours : nous vou­lons parler d’un manuscrit provenant de l’ancien monastère de la Visitation de Verceil (Piémont). Ce manuscrit, beau­coup plus correct et complet que tous ceux qui circulent aujourd’hui dans les monastères, fut donné, paraît-il, aux Sœurs de cette ville par les fondatrices de la Visitation de Turin, qui l’avaient apporté d’Annecy, en 1638.

4° Les EXHORTATIONS ont été faites par la Sainte au Cha­pitre de la Communauté, ce qui leur donne un caractère plus grave qu’aux Entretiens. Ces Exhortations ont été re­cueillies surtout par la Mère de Chaugy, laquelle avait le talent de conserver le texte de sa vénérée Fondatrice, sans y mêler son propre style.

5° Les ENTRETIENS reproduisent les conversations que la Mère de Chantal avait avec ses Sœurs, soit pendant les ré­créations journalières, soit aux conférences mensuelles qui se tiennent dans les maisons de la Visitation, à l’exemple des anciens solitaires. Ces Entretiens sont, comme de rai­son, d’un langage simple et familier : simplicité, familiarité charmante qui respirent la candeur et l’innocence de la co­lombe. De plus, ils ont l’avantage d’être éminemment pra­tiques, d’offrir des détails aussi précieux qu’abondants sur les observances religieuses et les secrets de la vie spiri­tuelle.

6° Les INSTRUCTIONS AUX NOVICES, le titre le dit assez, étaient adressées à celles qui faisaient l’apprentissage de la vie reli­gieuse. La sainte Fondatrice fut chargée du noviciat pen­dant les dix-huit premiers mois de la Visitation. Mais, dans ces premiers commencements, on ne songea pas à recueillir ses paroles. Il y a donc bien peu de ses Instructions aux novices. Celles qui restent proviennent des conférences qu’elle faisait plus tard, en présence de la maîtresse des Novices, en vue surtout de former cette dernière à son emploi.

Le présent volume contient les six premiers opuscules; les MÉDITATIONS et la DÉPOSITION de la Sainte paraîtront dans le volume suivant.

G. B.





.PETIT LIVRET

PRÉCIEUX FRAGMENTS DU PETIT LIVRET DE NOTRE BIENHEUREUSE MÈRE JEANNE-FRANÇOISE FRÉMIOT DE CHANTAL OU

.RECUEIL FAIT PAR ELLE DES PRINCIPAUX AVIS DE DIRECTION QU’ELLE AVAIT REÇUS DE NOTRE BIENHEUREUX PÈRE SAINT FRANÇOIS DE SALES

À l’honneur et gloire de Dieu soient toutes nos œuvres ! Amen. 96

1. Ce peu de temps que nous déterminons de donner à Dieu en l’oraison, donnons-le-lui avec notre pensée libre et désoccupée de toutes autres choses, avec résolution de ne le jamais reprendre, quels travaux qu’il nous en arrive, et tenons un tel temps comme une chose qui n’est plus nôtre.

2. Ma chère âme, mais je te dis, ma chère âme, que tu aies une continuelle mémoire de ces jours heureux de mardi, mercredi et samedi devant la fête de Pentecôte, de mai [1605], jours auxquels ce bon Dieu t’a rendue toute sienne grave en ta souvenance ses miséricordes et les promesses que tu lui as faites et l’en bénis éternellement. Louanges vous soient, ô mon Dieu, à jamais ! Non, non, mon Sauveur, jamais éternellement je n’oublierai vos volontés, car en icelles vous m’avez justifiée.

3. Quand on fait des religieuses professes, on leur met un crucifix matériel entre leurs bras ; mais moi, ma fille, je vous donne le vrai crucifix; c’est votre Époux, portez-le entre les bras de votre âme ; tenez-le bien serré et n’abandonnez point le pied de sa croix, lui donnant votre cœur cent fois le jour. Je vous recommande de vous accuser en confession clairement, franchement et simplement.

4. Quand il vous adviendra des pensées mauvaises et que vous vous en apercevrez, faites un acte positif par une action contraire à la pensée, et ne perdez plus de temps à vouloir rechercher; mais passez outre.

5. Bon de représenter sa nécessité à Dieu et de l’invoquer au commencement de toute action. Pensez que le doux Sauveur est assis dans votre cœur comme sur son trône, et le regardez souvent, vous humiliant fort devant lui. Je désire que vous soyez extrêmement humble, que votre cœur soit fort droit, ouvert et sans réserve en mon endroit ; c’est ici le grand commandement, car de là dépend tout le reste.

6. Gardez bien la clôture de votre monastère, ne laissez point sortir vos desseins, cela n’est qu’une distraction de cœur. Observez bien votre règle : l’humilité, le mépris du monde et de vous-même, la chasteté, l’obéissance et la charité. Au demeurant, demeurez en paix avec votre Époux bien serré entre vos bras.

7. Encore que je me sente misérable, je ne m’en trouble pas, et quelquefois je suis joyeux, pensant que je suis une vraie besogne de la miséricorde de Dieu.

8. Dieu veut que votre misère soit le trône de sa miséricorde, et vos impuissances le siège de sa toute-puissance. Il vous laisse là, sans doute pour sa gloire et votre grand profit. Qu’il me tue, dit Job, j’espérerai en lui. Demeurez humble, tranquille, douce et confiante parmi cette obscurité et impuissance; si vous ne vous impatientez point, si vous ne vous empressez point, mais que, de bon cœur (je ne dis pas gaiement, mais je dis franchement), vous embrassiez cette croix et demeuriez en ténèbres, vous aimerez votre abjection, car être obscure et impuissante n’est autre qu’être abjecte. Aimez-vous comme cela, pour l’amour de celui qui vous veut comme cela. Allez tout simplement à l’abri de vos résolutions, retranchez les réflexions d’esprit que vous faites sur votre mal comme des cruelles tentations. N’essayez point de guérir votre mal.

9. C’est aussi un entortillement d’esprit, ce tintamarre qui vous fait peur. Mon Dieu ! ma fille, ne vous sauriez-vous prosterner devant Dieu quand cela vous arrive et lui dire tout simplement : « Oui, Seigneur, vous le voulez et je le veux aussi ; si vous ne le voulez pas, je ne le veux pas ! » Et puis, passez à faire un peu d’exercices et d’actions qui vous servent de divertissement, et ne vous embarrassez point pour les chasser, moquez-vous de tout cela.

10. Parlons d’une règle générale que je vous veux donner; c’est qu’en tout ce que je vous dirai, ne pensez pas, ne regardez pas ceci, cela ; tout cela s’entend grosso modo; car je ne veux point que vous contraigniez votre esprit à rien, sinon à bien servir Dieu et à le bien aimer, à ne point abandonner nos résolutions, ains [mais] à les aimer. Pour moi, j’aime tant les miennes que, quoi que je voie, ne me semble suffisant; cela ne me saurait ôter une once de la bonne estime que j’en ai, encore que j’en considère tant d’autres plus excellentes et relevées.

11. Quand le patriarche Joseph renvoya ses frères d’Égypte pour lui amener son père Jacob, il leur bailla cet avis : Ne vous courroucez point en chemin. Je vous en dis de même : cette misérable vie n’est qu’un acheminement à la bienheureuse ; ne nous courrouçons point en chemin; allons avec nos compagnons doucement et paisiblement. Ne recevez pas les prétextes que l’a­mour-propre suggère pour excuser le courroux ; car saint Jacques dit tout clair que l’ire de l’homme n’opère point la justice de Dieu; combien moins celle de la femme! aussi, Notre-Seigneur enferme toute la doctrine des mœurs exprimée en ces mots : Apprenez de moi que je suis débonnaire et humble de cœur; bref, le sucre ne gâte nulle sauce. Il faut résister au mal, et réprimer les vices de ceux qui nous sont en charge, puissam­ment, fermement, vaillamment, mais paisiblement et douce­ment. Rien n’arrête tant l’éléphant que l’agneau, et rien ne rompt si aisément la furie du canon que la laine. Jamais je ne me mis en colère, pour justement que cela ait été, que je n’aie vu, par après, que j’eusse fait encore plus justement de ne me point courroucer. On ne prise pas tant la répréhension, quoi­qu’elle soit accompagnée de raison, que celle qui n’a d’autre origine que la raison, puisque l’âme raisonnable est naturelle­ment sujette à la raison, et, à la passion, elle n’y est sujette que par tyrannie. La raison donc accompagnée de passion se rend odieuse, et sa juste domination se rend avilie par sa tyrannie. Bref, souvent l’Épouse de Notre-Seigneur est appelée Sulamite, c’est-à-dire paisible, et que, dessous sa langue, elle a le miel et le lait, et, en ses lèvres, un rayon distillant; aussi saint Paul nous apprend de surmonter le mal et non de le combattre. Ceux qui se courroucent combattent le mal; mais ceux qui sont doux le vainquent. Surmontez, dit l’Apôtre, le mal par le bien.

12. Ressouvenez-vous de faire état que tout le passé n’est rien, et que tous les jours il nous faut dire avec David : Tout maintenant, je commence à bien aimer mon Dieu. Faites beau­coup pour Dieu, et ne faites rien sans amour ; mangez et buvez pour cela.

13. Le désir de perfection doit être en vous comme l’oranger de la côte maritime, qui est presque toute l’année chargé de fruits, de fleurs et de feuilles, car votre désir doit toujours fruc­tifier par les occasions qui se présentent d’en effectuer chaque jour quelque partie, et, néanmoins, il ne doit jamais cesser de souhaiter des nouveaux objets et sujets de passer plus avant, et ces souhaits sont les fruits de l’arbre de notre désir ; les feuilles sont les fréquentes reconnaissances de notre imbécillité, qui conservent les bonnes œuvres et les bons désirs. C’est l’une des colonnes de votre tabernacle, l’autre est l’amour de votre vi­duité; amour saint et désirable pour autant de raisons qu’il y a d’étoiles au ciel.

14. Jetez souvent votre cœur ès [dans] plaies de Notre-Seigneur, et non à force de bras. Ayez une extrême confiance en sa miséri­corde et bonté qui ne vous abandonnera point, mais ne laissez pour cela de vous bien prendre à sa sainte croix. Après l’amour de Notre-Seigneur, je vous recommande celui de son Église. Louez Dieu cent fois le jour d’être fille de son Église. Jetez vos yeux sur l’Époux et sur l’Épouse ; dites à l’Époux : « Hé ! que vous êtes Époux d’une belle Épouse! » Et à l’Épouse : « Hé ! que vous êtes Épouse d’un divin Époux ! »

15. Notre-Seigneur désire que vous ne pensiez ni à votre avancement ni à votre amendement, point du tout; mais à recevoir et employer les occasions de le servir, par la pratique des vertus, dans chaque moment, sans aucune réflexion sur le passé ni l’avenir. Chaque moment présent doit porter son soin à l’unique occupation, dans les retours à Dieu, et un général abandonnement qui détruise tout ce qui s’oppose à ses desseins.

16. Les vertus des veuves sont : l’humilité, le mépris du monde et de soi-même, la simplicité et amour de son abjection, le service des pauvres et des malades; son lieu, le pied de la croix ; sa gloire, d’être méprisée ; sa couronne doit être sa misère. Je ne forclos pas l’élévation de l’âme, l’oraison mentale, la conversation intérieure avec Dieu, l’élancement perpétuel du cœur en Notre-Seigneur. Mais, savez-vous ce que je veux dire, ma fille? qu’il vous faut être comme cette femme forte, laquelle a mis sa main aux choses fortes, et ses doigts ont manié le fuseau. Méditez, et élevez votre esprit, et le portez en Dieu. Tirez Dieu en votre esprit : voilà les choses fortes; mais, avec tout cela, n’oubliez pas votre quenouille et votre fuseau. Filez le fil des petites vertus propres aux veuves; abaissez-vous aux exercices de charité. Qui dit autrement se trompe et est trompé.

17. Laissez-moi le soin de vos désirs; je vous les garderai fort soigneusement. N’en ayez nul souci : peut-être aussi ne vous les rendrai-je jamais, et ne sera pas expédient que je vous les rende ; mais assurez-vous que je ne les emploierai pas mal; j’en dois rendre compte et je m’en charge. Cheminez toujours devant Dieu et devant vous; car Dieu prend plaisir à vous voir faire vos petits pas, et, comme un bon père qui tient son enfant par la main, il accommodera ses pas aux vôtres et se contentera de n’aller pas plus vite que vous. De quoi vous souciez-vous d’aller d’un côté ou d’autre, ou d’aller bellement ou vitement, pourvu que Dieu soit avec vous, et vous avec lui?

18. Ne disputez jamais, ni peu ni prou, contre les suggestions que l’ennemi vous fera contre la foi, contre la chasteté viduale [qui appartient à une veuve], contre l’obéissance vouée, contre le dessein de tendre à la perfection. Non, pas un seul mot de réplique, sinon celui de Notre-Seigneur : Arrière de moi, Satan! tu ne tenteras point le Seigneur ton Dieu. [7]

19. Ne vous efforcez point de renvoyer vos tentations; méprisez-les, ne vous y amusez point; représentez à votre imagination Jésus crucifié entre vos bras et sur votre poitrine, et dites cent fois en baisant son côté : « C’est ici mon espérance, c’est la vive source de mon bonheur, c’est le cœur de mon âme, c’est l’âme de mon cœur; jamais rien ne me séparera de cet amour ; je le tiens et ne le laisserai point aller qu’il ne m’ait mise en lieu d’assurance. » Dites-lui souvent : « Que puis-je avoir sur la terre ou que prétends-je au ciel, sinon vous, ô mon Jésus? Vous êtes le Dieu de mon cœur et mon héritage que je désire éternellement. » Voyez Notre-Seigneur qui crie à Abraham et à vous aussi : « Ne crains point, je suis ton protecteur. » Saint Pierre voyant l’orage très impétueux eut peur, et tout aussitôt il commença à enfoncer; il cria à Notre-Seigneur : Sauvez-moi! Et Notre-Seigneur le prit par la main et le reprit : Pourquoi as-tu douté? Voyez ce saint Apôtre, il marche à pieds secs sur les eaux; les vents ni les vagues ne le sauraient faire enfoncer, mais la peur des vagues et des vents le fait perdre si son maître ne l’échappe.

20. La peur est un plus grand mal que le mal même; si elle vous saisit, criez fort à Notre-Seigneur : Sauvez-moi! et il vous tendra la main; serrez-la bien et allez joyeusement : il dormira quelquefois; mais, en temps et lieu, il se réveillera pour vous rendre le calme. Bref, ne philosophez point sur votre mal ; ne répliquez point; allez franchement : que tout le monde renverse, que tout soit en ténèbres, Dieu est avec nous si nos résolutions vivent.

21. Je suis consolé de vous voir pleine de désirs de l’obéissance; c’est un désir d’un prix incomparable qui vous appuiera sur tous vos ennemis. Hélas! ma très-aimée fille, ne regardez pas à qui, mais pour qui vous obéissez; votre vœu est adressé à Dieu, quoiqu’il regarde un homme. Mon Dieu! ne craignez [8] point que la Providence de Dieu vous manque; s’il était besoin, elle enverrait plutôt un ange pour vous conduire que de vous laisser sans guide, puisque, avec tant de résolutions et de cou­rage, vous voulez obéir. Hé! donc, ma fille, reposez-vous en cette Providence paternelle, résignez-vous du tout à icelle. Amen.

22. Non, ne vous étonnez point, moquez-vous des assauts de votre ennemi, tenez la croix de Notre-Seigneur sur votre poitrine, répliquez doucement et par actes positifs baisant vos résolutions. Ne vous efforcez point de détruire la superbe, mais tâchez bien d’assurer l’humilité en l’exerçant positivement, et ne vous éton­nez point, tenez vos yeux au ciel. Oui, ma fille, attachez-vous fort à la Providence divine ; qu’elle fasse ce qu’elle voudra de tout ce qui est nôtre ; qu’elle nous conduise par où il lui sem­blera mieux ; mais, j’espère, ains je m’assure que nous abouti­rons à ce signe et arriverons à ce port. Vive Dieu! ma très chère fille, et cette espérance! Hardiment, cheminons en cet amour essentiel, fort et invariable de notre Dieu, et laissons courir çà et là les fantômes des tentations; qu’elles entrecoupent tant qu’elles voudront notre chemin. « Dà, disait saint Antoine, je vous vois, mais je ne vous regarde pas. Non, ma fille, regardons à Notre-Seigneur, qui nous attend au-dessus de toutes ces fanfares de l’ennemi; réclamons son secours, car c’est pour cela qu’il permet que ces illusions nous fassent peur. Courage, ma fille; n’avons-nous pas occasion de croire que Notre-Sei­gneur nous aime? Si avons, certes, et pourquoi donc se mettre en peine des tentations? Je vous recommande notre simplicité, qui est si agréable à l’Époux, et notre pauvre humilité, qui a tant de pouvoir vers lui. Ne sommes-nous pas trop heureux, de savoir qu’il faut aimer Dieu, et que tout notre bien gît à le servir, toute noire gloire à l’honorer? Que sa bonté est grande sur nous! [9]

23. Contre ces nouveaux assauts, tenez-vous close et cou­verte dans les instructions que vous avez reçues jusqu’à présent, vous n’avez rien à craindre; prenez garde à ne point disputer ni marchander, ni ne vous attristez point, ni ne vous inquiétez, et vous serez délivrée. Il vous doit suffire que Dieu n’est point offensé en ces attaques.

24. Approfondissez de plus en plus votre considération sur les plaies de Notre-Seigneur, où vous trouverez un abîme de raisons qui vous confirmeront à notre généreuse entreprise, et vous feront sentir combien vil et vain est le cœur qui fait ailleurs sa demeure, qui niche sur un autre arbre que celui de la croix. Bienheureux si nous vivons et mourons en ce saint tabernacle ! Non, non, rien du monde n’est digne de notre amour; il le faut tout à ce Sauveur qui nous a tout donné le sien. Pressez fort le cher crucifix sur votre poitrine.

25. L’oraison de simple remise en Dieu est sainte et salu­taire, il n’en faut jamais douter ; elle a tant été examinée, et toujours on a trouvé que Notre-Seigneur nous voulait enseigner cette manière de prier. Il n’y faut donc plus autre chose que d’y continuer doucement.

26. Mon âme est au hasard en mes mains, je la porte, disait David. Examinez souvent si vous avez votre âme en vos mains, si quelques passions, troublements ou inquiétudes ne vous l’a point emportée, voire, si vous l’avez à votre commandement, ou bien, si elle est engagée à quelque affection; et, si vous voyez qu’elle vous soit échappée, avant toutes choses, cherchez et la reprenez ; mais souvenez-vous qu’il la faut reprendre douce­ment et bellement, car, si vous la vouliez saisir à force de bras, vous l’effaroucheriez. Dieu soit notre tout!

27. Considérez souvent si vous pouvez dire avec vérité : Mon Bien-aimé est à moi et moi à lui! Voyez s’il y a quelques [10] pièces de votre âme, ou des facultés de votre corps, ou de ses sens qui ne soient pas à Dieu, et, l’ayant trouvé, reprenez-le, où qu’il soit, et le rendez à Dieu; car vous êtes à lui, toute, toute, toute.

28. Ressouvenez-vous que votre esprit connaissant et agissant par discours et raisons naturelles, il s’appelle entendement et intelligence, ou esprit humain; mais, connaissant et agissant par la clarté et la lumière de la foi, il s’appelle esprit de la foi ou esprit chrétien. Or, ma fille, il arrive quelquefois que notre esprit n’agit que par la clarté surnaturelle, et que l’esprit humain ne peut acquiescer à cette action, et beaucoup moins l’âme sensuelle, laquelle y contredit et s’oppose; et lors il nous semble que tout est perdu ; et, l’esprit pieux, abandonné de toutes les facultés raisonnables et sensitives, demeure tout éperdu, ce semble, et tout étonné; mais, en vérité, il n’y a nul danger; car l’esprit de la foi demeurant vif, sauve, quant et quant, tout le reste; et, quand tout le reste conspirerait contre nous, nous ne saurions déchoir de la grâce de Dieu. Il est vrai qu’Absalon inquiète et trouble tout le royaume d’Israël contre son père, en sorte que le pauvre David, tout roi qu’il est, s’en va pleurant pieds nus, la tête voilée, chacun l’ayant abandonné; et cependant il est roi, pourtant, et enfin il régnera et rangera tout le reste à son obéissance. Quand donc il vous arrivera de voir votre âme sensuelle et votre esprit humain se bander contre votre esprit chrétien, le troubler et inquiéter, et faire soulever les facultés de votre cœur, courage, ma fille, un peu de patience, notre David demeurera vainqueur. Que toute la barque de notre navire tire où elle voudra l’aiguille marine, mais cela n’empêchera pourtant qu’elle ne fasse son mouvement et qu’elle n’ait sa visée à la belle étoile. Cette déréliction ressemble à celle que Notre-Seigneur ressentit à sa Passion, et en icelle il semble que notre âme soit comme le prophète, quand l’ange le portait en l’air par l’un [Il de ses cheveux. Nul remède à cela, ma fille, sinon de s’humilier et attendre en espérance la grâce de Dieu, recommandant doucement notre esprit entre ses mains paternelles.

29. Aux tentations de la foi, humiliez-vous profondément devant Dieu, puis devant son Église, par une inclination cordiale, et faites un acte positif de foi, protestant de vouloir à jamais croire tout ce que Dieu a révélé à son Église; et, sans plus disputer ni examiner aucune chose, divertissez votre cœur à d’autres occupations, principalement extérieures; et, bien que la tentation vienne autour de vous, ne faites aucun semblant de la voir ; mais, dissimulant cette attaque, appliquez-vous fidèlement et ardemment aux autres exercices.

30. Aux tentations de vanité et gloire, il faut faire de même, c’est à savoir faire un acte positif et contraire, et, au lieu de se glorifier, s’humilier de sa propre vanité, comme disant Seigneur, je suis vain et mon esprit n’est que vanité. Ne vous rendez plus si pointilleuse et tendre aux tentations, que pour cela vous soyez troublée ou inquiétée. Hélas! ma fille, il se faut presque résoudre à toujours sentir les tentations et n’y point consentir. Quand vous les sentirez, penchez doucement votre cœur de l’autre côté, et ne vous étonnez point, bien que vos sens et votre esprit humain semblent tenir le parti de la tentation. Ne vous étonnez nullement, pourvu que l’esprit de la foi et le mouvement intime de votre cœur se tournent toujours à votre belle étoile.

31. Étonnez-vous encore moins des assoupissements et distractions qui proviennent en icelui, car ce sont accidents naturels; et, comme au grand monde, le ciel n’est pas toujours serein et découvert, mais souvent l’air se couvre par des nuages et des brouillards; ainsi au petit monde, qui est l’homme, l’esprit n’est pas toujours gai et clair, mais se couvre quelquefois [12] d’assoupissement qui trouble sa clarté et empêche sa gaieté.

32. O mon âme! c’est le grand mot de notre repos, de pré­voir souvent l’empirement de nos affaires et travaux et nous y disposer ; et, quand les accidents nous arrivent, user de la domination que notre volonté supérieure a sur l’inférieure, car on ne peut empêcher que cette partie inférieure ne gronde; mais il la faut laisser faire, et mettre la supérieure en son être, acceptant de bon cœur ce que Dieu veut ou permet nous arriver.

33. Mon âme est triste; mais, ô Seigneur! n’ayez point égard aux inclinations ou rébellions de cette partie inférieure, ne laissez pas, de grâce, d’exercer votre volonté sur moi, qui suis trop heureuse de quoi vous me visitez et me voulez dé­pouiller de moi-même, pour me revêtir de vous-même.

34. Je ne veux ni cette vertu ni l’autre, je ne veux que l’amour de mon Dieu et le désir de son amour, l’accomplisse­ment de sa volonté en moi. Hélas! je ne veux faire ni répliques ni réfléchissements. Dieu m’a donné un grand amour aux maximes de l’Évangile, et crois que c’est ensuite de la connais­sance qu’il me donne de leurs beautés et excellences.

35. J’ai fort prié Dieu qu’il vous fit sentir comme il faut bien résigner tout votre soin, toute votre agilité et souplesse d’esprit, toutes ces petites pointes de votre entendement qui veulent tout ménager, voir et prévoir, le tout entre les mains de sa bonté souveraine et paternelle. Ne permettez point que votre cœur s’inquiète; faites-le reposer doucement sur les bras du Sauveur.

36. Seigneur, mâchez-moi, digérez-moi, anéantissez-moi en vous. Je ne veux rien que Dieu, me reposant en lui, toute, [13] m’affermissant de plus en plus à le servir par une totale dépen­dance de sa divine Providence, et toujours plus fermement ancrée et assurée en la foi de sa véritable parole, et toute délaissée à sa merci et à son soin. O Bonté éternelle! ô bonté paternelle ! mon cœur se range à vous. Oui, mon Dieu, vous le savez, que je ne vois rien en moi sur quoi je me veuille et puisse appuyer, et que les espérances que vous me donnez de mon salut éternel sont fermement ancrées aux mérites de votre sainte Passion, et sur votre incompréhensible bonté et douceur. Amen.

37. Non, je vous prie, ma fille, ne violentez point votre tête, demeurez tranquille en votre oraison, et, quand les distractions vous arriveront, détournez-vous-en tout bellement, si vous pouvez; sinon, tenez la meilleure contenance que vous pourrez et laissant les mouches vous importuner tant qu’elles voudront, pendant que vous parlerez à votre Roi; il ne prend pas garde à cela. Vous pouvez les effaroucher avec un mouvement simple et tranquille, mais non pas avec un effroi et impatience qui vous fassent perdre contenance.

38. O Dieu! si ma pauvreté et misère vous sont agréable, accroissez-en le nombre et la durée. Il ne faut point craindre; et ne me dites pas qu’il vous semble que vous le dites avec lâcheté, sans force ni courage, mais comme par violence. O Dieu ! mais donc la voilà la sainte violence qui ravit les cieux! Voyez-vous, ma fille, mon âme, c’est signe que tout est pris, puisque l’ennemi a tout gagné en notre forteresse, hormis le donjon imprenable, et qui ne se peut perdre que par soi-même. C’est enfin cette volonté libre et toute nue devant Dieu qui réside en la supérieure et plus spirituelle partie de l’âme, de ne penser qu’à son Dieu et à soi-même, et, quand toutes les autres facultés sont perdues et assujetties à l’ennemi, elle seule demeure maîtresse de soi-même pour ne consentir point. Or, [14] voyez-vous une âme affligée : parce que l’ennemi, occupant toutes les autres facultés, fait là-dedans un tintamarre et fracas extrême, à peine peut-elle ouïr ce qui se dit et fait en la partie supérieure, laquelle a bien la voix plus claire et plus vive que la partie inférieure ; mais celle-ci l’a si âpre, si grosse et si forte qu’elle ôte l’éclat de l’autre. Enfin notez ceci : tandis que la tentation nous déplaît, il n’y a rien à craindre; car pourquoi nous déplaît-elle, sinon parce que nous ne la voulons pas? Au demeurant, ces tentations importunes viennent de la malice du diable; mais la peine et souffrance viennent de la miséricorde de Dieu, qui, contre la volonté de son ennemi, tire de la malice d’icelui la sainte tribulation par laquelle il affine l’or qu’il veut mettre en ses trésors. Je vous dis donc ainsi : Vos tentations sont du diable et de l’enfer, mais vos peines et afflictions sont de Dieu et du paradis; les mères sont de Babylone, mais les enfants sont de Jérusalem. Méprisez les tentations et embrassez les afflictions.

Je vous adore, mon Seigneur Jésus-Christ, et vous remercie de m’avoir enseigné ceci; faites-moi la grâce d’en tirer le profit que vous voulez. O Mère des enfants de Dieu! jamais je ne me séparerai de vous; je veux mourir en votre giron.

39. Pour toutes les choses qui vous arriveront, n’allez point chercher les causes, il suffit que Dieu les sait ; mais simplement humiliez-vous devant Dieu, supportant avec douceur la contradiction sans réflexion. Au temps des sécheresses, humiliez-vous, et au temps des sentiments et vues de vos misères, jetez-vous au plus intime des entrailles de la miséricorde de Dieu; mortifiez-vous en ces petites saillies contre les imperfections du prochain, avec l’esprit de douceur.

40. Cet amour simple de confiance et cet endormissement amoureux de votre esprit entre les bras de ce Sauveur [15] comprennent excellemment tout ce que vous allez cherchant çà et là pour votre goût.

41. Demeurez en la tranquille résignation et remise de vous-même entre les mains de Notre-Seigneur, sans jamais cesser de coopérer soigneusement à sa sainte grâce par l’exercice des vertus et occasions qui se présentent. Demeurez en cette simple et pure confiance filiale, sans vous remuer nullement aux pieds de Notre-Seigneur pour faire des actions sensibles, ni de l’entendement, ni de la volonté. Non, n’ayez donc point de soin de vous-même, non plus qu’un voyageur qui s’embarque de bonne foi sur un navire, qui ne prend garde qu’à se .tenir et vivre dans icelui, laissant le soin de prendre les vents et tendre les voiles et faire voguer, au pilote, sous la conduite duquel il s’est remis.

42. C’est une vraie insensibilité qui vous prive de la jouissance de toutes les vertus que vous avez pourtant en fort bon état; mais vous n’en jouissez pas, ains êtes comme un enfant qui a un tuteur qui le prive du maniement de tous ses biens, en sorte que, tout étant à lui vraiment, il ne manie rien; il semble qu’il ne possède ni n’a rien que sa vie; et, comme dit saint Paul, maître de tout, il n’est en rien différent du serviteur; et en cela, ma fille, Dieu ne veut pas que le maniement de votre foi, de votre espérance et votre charité soit à vous, ni que vous en jouissiez, sinon justement pour vivre et pour vous servir aux occasions de la pure nécessité. Hélas! ma fille, que vous êtes heureuse d’être ainsi sevrée et tenue de court par ce céleste tuteur, et, ce que nous devons faire, n’est que ce que nous faisons, qui est d’adorer l’aimable Providence de Dieu, et puis nous jeter entre ses bras et dans son giron.

43. C’est le haut point de la perfection de se contenter des actes secs, nus et insensibles, exercés par la seule volonté supérieure, comme ce serait le haut point de l’abstinence de se [17] contenter de manger sans aucun goût, mais avec dégoût et contre-cœur. Il faut protester à Notre-Seigneur que nous voulons vivre de sa mort, et manger comme si nous étions morts, sans goût, sentiment ni connaissance. Enfin le Sauveur veut que nous le servions si parfaitement, que rien ne nous reste pour nous abandonner entièrement à la merci de sa Providence. Que nous sommes heureux d’être esclaves de ce grand Dieu! et il lui faut laisser plein pouvoir de nous mener là où il voudra, et il faut dire avec Isaïe : Envoyez-moi où il vous plaira, Seigneur, et je suis bien assurée que, quelque part que je sois, vous m’aiderez à exécuter vos commandements.

44. La vraie et sainte science, c’est de laisser faire et défaire à Dieu, en soi et en toutes choses, ce qu’il lui plaira, sans avoir d’autres vouloirs ni élections, révérant d’un profond silence ce que l’entendement de la faiblesse humaine ne peut comprendre, car ses desseins peuvent être cachés, mais ils sont toujours justes. Le trésor des âmes nettes ne consiste pas à avoir des biens et faveurs de Dieu, ains [mais] à le rendre content; ne voulant ni plus ni moins que ce qu’il donne.

45. Pensez que vous êtes un petit saint Jean qui doit dormir sur la poitrine de Notre-Seigneur et reposer entre les bras de sa divine Providence. Nous n’avons point d’autres intentions ou intérêts que la gloire de Dieu ; car si nous en avions, nous les retrancherions tout aussitôt Enfin comme un autre saint Jean, demeurez toute remise et abandonnée entre les bras de Notre-(Seigneur, par la remise de tout votre être à son bon plaisir et sainte Providence. O Dieu! quel bonheur d’être ainsi entre les bras et mamelles de celui duquel l’Épouse sacrée disait : « Vos tétins sont incomparablement meilleurs que le vin. » Demeurez donc ainsi, très chère sœur, comme un petit saint Jean, et tandis que les autres mangent diverses sortes de viandes en la table du Sauveur, reposez et penchez par une toute simple confiance votre tète, votre amour et votre esprit sur la poitrine amoureuse du cher Sauveur; car il est mieux de dormir sur ce sacré oreiller, que de veiller en toute autre posture.

CANTIQUE.

[…]

.DERNIERS AVIS DU BIENHEUREUX.

[ PENDANT LA RETRAITE DE 1616.]

46. Notre-Seigneur vous aime, ma chère Mère, il vous veut toute sienne; n’ayez plus d’autres bras pour vous porter que les siens, ni d’autre sein pour vous reposer que le sien et sa Provi­dence; n’étendez votre vue ailleurs et n’arrêtez votre esprit qu’en lui. Tenez votre volonté si simplement unie que rien ne soit entre-deux; oubliez tout le reste, ne vous y amusant plus, et ne pensez à chose quelconque, puisque vous lui avez tout [19] remis. Revêtez-vous de Notre-Seigneur crucifié; aimez-le en ses souffrances et faites des aspirations là-dessus. Ce qu’il faut que vous fassiez ne le faites pas par votre inclination, mais parce que c’est la volonté de Dieu.

47. Vivez toute à Dieu en la très sainte nudité de toute chose, surtout de vous-même. Jésus vous tienne saintement es­clave de sa sainte croix, nue de tout ce qui n’est pas lui-même; que s’il vous donne des sentiments et consolations de sa pré­sence, c’est afin que sa présence ne tienne plus votre cœur, mais lui et son bon plaisir.

48. Prosterné, ce me semble, en quelque petit recoin du mont de Calvaire où Notre-Seigneur me voit, je vous écris ces lignes, ma très chère Mère, pour votre soulagement, comme un abrégé des résolutions plus convenables à votre avancement devant Dieu.

49. Je répète ce que si souvent je vous ai dit, que, non seulement en l’oraison, mais en la conduite de votre vie, vous devez marcher en l’esprit d’une très-parfaite et très simple con­fiance en Dieu, entièrement remise et abandonnée à son bon plaisir comme un enfant innocent qui se laisse aller à la con­duite et direction de sa mère. Secondement, et pour bien mar­cher ainsi à la merci de l’amour et du soin de ce cher souve­rainement aimable Père, tenez suavement et paisiblement votre âme ferme, sans permettre qu’elle se divertisse à se retourner sur elle-même, ni à vouloir voir ce qu’elle fait, ou si elle est satisfaite; car, ma chère Mère, nos satisfactions ne sont point aimables devant les yeux de Dieu, aies seulement elles agréent à notre propre amour. Le Sauveur de notre âme inculque si souvent la simplicité des petits enfants, que nous la devons aimer très particulièrement. Or, ces petits enfants innocents aiment leurs mères qui les portent avec une extrême [21] simplicité; ils ne regardent nullement ce qu’elles font, ni ne font point de retour sur eux-mêmes ni sur leurs satisfactions ils les prennent sans les regarder. Ils tètent avec avidité, et ne regardent point si ce lait est meilleur une fois que l’autre, car, tandis qu’il y en a, ils le prennent tout de bon sans autre curiosité : en cela donc nous devons ressembler aux petits enfants.

50. Comme encore en cette douce oisiveté, par laquelle ils ne se soucient point d’aller, ains aiment mieux être portés, et quand ils commencent à vouloir aller, ils commencent aussi à souvent tomber et trébucher ès choses qu’ils rencontrent bienheureux sont ceux qui ne veulent pas toujours faire, voir, considérer, discourir. Ma très chère fille, il faut accoiser [calmer] notre activité d’esprit, puisque nous voyons manifestement que Dieu nous appelle à cette unique très simple attention de confiance. De cette activité d’esprit, et du soin que notre amour nous suggère d’avoir de notre cœur et de ce qu’il fait, provient l’inquiétude de notre cœur, lorsque nous apercevons soit de loin, soit de près, quelques tentations ou de la foi ou de quelques autres vertus que nous chérissons fort, ou même quand nous craignons de perdre la douceur et consolation; c’est pourquoi il faut simplifier notre esprit, et ayant abandonné et quitté tout ce qui déplaît à Dieu, demeurer en paix dans notre barque, c’est-à-dire faire en paix les exercices de notre vocation. Et ne nous empressons point de notre avancement, car, comme ceux qui sont à une barque, où il y a bon vent, sans remuer tirent au port, aussi ceux qui sont à une vocation bonne, sans s’embesogner de leur profit, profitent et s’avancent perpétuellement. Que s’ils n’ont pas la satisfaction de voir leurs progrès, ils ne doivent pas pour cela s’alangourir97, car ils sont certains qu’ils ne laissent pas de s’avancer. [21]

.EXERCICES FAITS EN RETRAITE.

51. Je veux bien que vous continuiez l’exercice du dépouillement de vous-même, vous laissant à Notre-Seigneur et à moi. Mais, ma très chère Mère, entrejetez quelques actes de votre part, par manière d’oraison jaculatoire, en approbation des dépouillements, comme, par exemple : « Je le veux, Seigneur, tirez hardiment tout ce qui revêt mon cœur. O Seigneur! non, je n’excepte rien, arrachez-moi à moi-même! O Moi-même! je te quitte pour jamais, jusqu’à ce que mon Seigneur me commande de te reprendre! », Cela doit être fait doucement, mais fortement entrejeté. Encore ne faut-il pas, ma très chère Mère, s’il vous plaît, prendre aucune nourrice, mais, comme vous le voyez, il faut quitter celle que néanmoins vous avez, et demeurer comme une pauvre chétive créature devant le trône de la miséricorde de Dieu, et demeurer toute nue sans demander jamais ni affection ni action quelconque pour la créature, et néanmoins demeurez indifférente pour toutes celles qu’il lui plaira vous envoyer, sans vous amuser à considérer que ce sera moi qui vous servirai de nourrice à votre gré, car autrement vous ne sortiriez donc pas de vous-même, et auriez toujours votre compte, qui est néanmoins ce qu’il faut fuir sur toutes choses. Ces renoncements sont admirables : sa propre estime, ce que l’on était selon le monde, qui n’était en vérité rien, sinon en comparaison des misérables; sa propre volonté, sa complaisance en toutes créatures et en l’amour naturel, et, en somme, en tout soi-même, qu’il faut ensevelir dans un éternel abandonnement, pour ne le voir ni savoir comme nous l’avons eu ou su, ains seulement comme Dieu l’ordonnera.

Écrivez-moi comme vous trouverez cette leçon bonne; il faut répéter cet exercice tous les ans, mais doucement et sans effort, le confirmant simplement. O Dieu! que de consolations à mon âme de savoir ma Mère toute nue devant Dieu, au nom de Jésus-Christ, et pour son pur amour!

52. J’ai voué, par l’avis de mon Bienheureux Père, l’an 1611, que quand je connaîtrais clairement et distinctement, sans doute, ce qui sera plus agréable à mon Dieu et plus par­fait, pourvu que j’aie le loisir de faire l’élection, que, moyen­nant sa grâce, je le ferai sans restriction de chose quelconque. Je viens de confirmer mon vœu ce jour de la conversion de saint Paul, 1627. Veuille mon Sauveur que ce soit à sa gloire ! j’en supplie sa bonté, par l’intercession de sa sainte Mère, de saint Jean l’Évangéliste et de mon Bienheureux Père. Amen.

53. Dès le trépas de notre Bienheureux Père, je l’ai entendu en songe trois fois ; en l’une, il me dit : 1° Dieu m’a envoyé à vous, pour vous dire que son dessein sur vous est que vous soyez extrêmement humble. 2° Dieu m’a commandé de vous rendre une parfaite colombe. 3° Ne vous plaignez jamais d’aucun man­quement que l’on vous puisse faire, ne vous courroucez point pour ceux qui se feront au monastère; mais dites seulement : Quoi! les servantes de Dieu doivent-elles faire telles fautes? Ne vous empressez point; faites toutes choses avec l’esprit de repos et de tranquillité.

54. Saint Jérôme dit que chacun offrait au temple selon ses moyens : les uns de l’or, de l’argent, des pierres précieuses; les autres de la soie, du drap d’or, de la pourpre. Pour moi, il me suffira, si j’offre au temple des poils de chèvre et des peaux de bête. Or, que les autres présentent à Dieu leurs vertus et œuvres héroïques et excellentes, et leur contemplation relevée; moi, il me suffira d’offrir à Dieu ma bassesse, mes misères, me tenant pour chétive, misérable, imparfaite et pécheresse, et me présenter devant sa Majesté comme une pauvre nécessiteuse et [23] chétive créature. Oh! que nous serions heureuses si nous ne pre­nions pas garde à ce que nous souffrons ou faisons, ains seule­ment que nous sommes en l’accomplissement de la volonté de Dieu, et que ce fût là tout notre contentement!

55. J’ai reconnu, par la grâce de Notre-Seigneur, que mes manquements procèdent de n’être pas assez attentivement atten­tive à Dieu et sur moi-même, ce qui m’empêche la pratique de la douce acceptation et acquiescement en tout ce qui m’arrive, et encore plus celui de l’attention de faire tout pour Dieu, et d’être fidèle à faire le bien que je connais, et que je suis obligée. J’ai vu encore que je n’arrête pas mon esprit assez simplement à l’oraison, que j’y veux toujours faire quelque chose, en quoi je fais très mal, puisque Dieu ne veut de moi que cet unique re­gard en toutes choses, par une très simple remise et confiance, sans faire des actes. J’ai vu aussi que je m’empresse trop à faire ce qui me survient, j’en ressens un peu d’ardeur, portée du désir d’être déchargée de cela. Je laisse trop entrer les affaires et les choses qui ne servent de rien, en mon esprit, ce qui me cause de grandes distractions et éloignements du souvenir de Dieu. Or, je désire, moyennant sa divine bonté, sans laquelle je ne peux rien, de mettre ordre à mon amendement. Je me veux opiniâ­trer fermement à retrancher et séparer de mon esprit tout cela, et le tenir, le plus que je pourrai, dans cet unique regard et très simple unité, qui me suffit pour tout faire, par ordre, y peut penser et ne m’empresser nullement pour en être quitte : faire le bien et fuir le mal, et voir, trois fois le jour, si je le fais. Ce que je ferai moyennant Dieu.

56. O Bonté souveraine de la souveraine Providence de mon Dieu! je me délaisse à jamais entre vos bras, soit que vous me soyez douce ou rigoureuse. Menez-moi meshuy [sic], par là où il vous plaira, je ne regarderai point le chemin par où vous me ferez [24] passer, mais, à vous, ô mon Dieu, qui me conduisez. Mon âme ne trouve point de repos hors des bras et du sein de cette céleste Providence, ma vraie mère, ma force et mon rempart ; c’est pourquoi je me résous, moyennant votre aide divine, ô mon Sauveur, de suivre vos désirs et vos ordonnances, sans jamais regarder ni éplucher les causes, pourquoi vous faites plutôt ceci que cela; ains, à yeux clos, je vous suivrai selon vos volontés divines sans rechercher mon propre goût. C’est à quoi je me détermine, de laisser tout faire à Dieu, ne me mêlant que de me tenir en repos entre ses bras, sans désirer chose quelconque que selon qu’il m’insistera à vouloir, à désirer, à souhaiter. Je vous offre cette résolution, ô mon Dieu, vous suppliant de la bénir, entreprenant le tout, appuyée sur votre bonté, libéralité et miséricorde, et en la totale confiance de vous, et méfiance de moi, et de mon infinie misère et infirmité.

57. J’ai eu cette vue que Dieu veut que j’aille à lui de toutes choses, très simplement et droitement sans entremise de chose quelconque, et que je me contente de ce très simple regard en lui, sans aucun acte, mais par un absolu et entier abandonnement de tout ce que je suis et de toutes choses à sa sainte volonté, demeurant dans un repos d’amoureuse confiance en son soin paternel pour tout ce qui me concerne, sans réserve, lui laissant vouloir pour moi, et faire tout ce qu’il lui plaira et de toutes choses, sans que jamais je me veuille arrêter volontairement à regarder ce qui se passe en moi, ni à chose quelconque. Mais je me tiendrai en lui, le regardant et le laissant faire, acquiesçant simplement à tout ce qu’il lui plaira, avec l’aide de sa grâce, en laquelle je me résous d’éviter même l’ombre du mal de faire tous mes exercices et toutes mes actions le mieux que je pourrai, et d’employer fidèlement les occasions que sa Providence me donnera pour la pratique des vertus, soit dans l’action ou dans la souffrance. Je tâcherai d’être modérée en [25] tout et de parler tardivement. Mon Sauveur, guidez-moi et m’aidez.

58. Résolutions renouvelées au commencement de mon année soixante-deuxième. 1° D’observer inviolablement la dernière pratique que notre Bienheureux Père m’a donnée, de ne plus vivre selon la nature, mais entièrement selon la lumière de la grâce, laquelle je me suis totalement déterminée de suivre fidèlement sans réserve, moyennant sa sainte assistance. 2° De débarrasser mon esprit du souvenir de tout ce qui n’est point Dieu, sinon autant que la nécessité de mes justes devoirs m’y obligera, mais surtout quand j’irai faire mes exercices spirituels, faisant état, durant ce temps-là, qu’il n’y a que Dieu et moi au monde. 3° Je parlerai peu, et tâcherai de dire beaucoup en me taisant, par la modestie, patience et recueillement en Dieu, et cette entreprise n’est faite que sur le seul fondement de l’humble et filiale confiance que mon Dieu m’assistera pour accomplir cette sienne volonté en moi, laquelle j’adore et chéris comme mon unique prétention et désir en toutes mes actions. Amen, amen.

.SENTIMENTS ET RÉSOLUTIONS

A LA FIN D’UNE RETRAITE ANNUELLE.

59. Notre sanctification est en la volonté de Dieu, à laquelle dès longtemps je me suis abandonnée sans aucune réserve selon l’attrait que sa divine Providence m’en a toujours donné en suite de quoi je lui laisse et délaisse, derechef, le soin de vouloir pour moi, et en faire tout ce qu’il lui plaira, et de toutes choses, me résolvant et déterminant, moyennant sa divine grâce, d’embrasser et faire cette divine volonté en tout ce que je la [26] pourrai connaître : 1° en toutes les choses où elle m’est signifiée; 2° en tous événements, quels qu’ils soient; poursuivre fidèlement les volontés et désirs du prochain, ce que j’embrasse et suivrai au péril de toutes mes inclinations, en tout ce qui ne sera point péché. Comme je suis résolue de tenir ma volonté si simplement unie, en toutes choses, à celle de mon Dieu, que rien ne soit entre-deux, et de ne désirer jamais d’autres bras pour me porter, ni d’autre sein pour me reposer que le sien et sa Providence, je l’entreprendrai en la seule confiance en la grâce divine, me voyant dépouillée entre ses mains sans aucune réserve : désir de mort, ni de salut, ni de prétentions de choses quelconques, laissant tout mon être, pour le temps et l’éternité, aux soins et dispositions de son amour éternel, auquel je me confie et repose, sans étendre ma vue ailleurs, espérant qu’il accomplira en moi ses éternels desseins, et l’en supplie de tout mon cœur très humblement, et d’ôter de moi tout ce qui lui déplaît.

O éternelle Providence, aux soins de laquelle je laisse tout mon être, pour en disposer pour le temps et l’éternité, selon son très bon plaisir, n’en voulant plus avoir souci, ains celui seul de me remettre et reposer, en esprit de très simple confiance, lui rap­portant tout, et m’adressant à Dieu en tout, sans nulle réflexion sur le passé, sur le présent ni sur l’avenir; mais seulement me rendre fidèle ès occasions que sa divine Providence me pré­sentera dans chaque moment. Bref, avec sa grâce, je me suis résolue de m’anéantir et me perdre toute en lui, et d’y tenir ma vue simplement arrêtée sans l’en divertir volontairement, l’y remettant simplement, quand je m’apercevrai distraite : suivre la lumière du bien ; faire tout en esprit de repos. Amen, Jésus, Amen.

60. Notre sanctification est en la volonté de Dieu, et notre perfection gît à nous y conformer par une très-fidèle obéissance à ses commandements, conseils, règles de notre vocation, au [27] juste désir du prochain et à la lumière du bien que nous con­naîtrons. Quant à la volonté du bon plaisir, il la faut laisser vouloir pour nous, et en faire, et de toutes choses, ce que bon lui semblera, ne regarder pas les choses qui arrivent, en elles; mais, cette volonté seule, aux événements grands et petits, fâcheux ou agréables, l’aimant également en tout, et y acquies­çant très simplement sans divertir ma vue ailleurs.

61. O très-divine volonté, qui m’avez environnée de vos miséricordes, je vous en rends infinies Actions de grâces, et vous adore du profond de mon âme, et de toutes mes forces et affec­tions ; j’abandonne et remets tout mon être, pour le temps et l’éternité, à votre merci, vous suppliant de toute l’humilité de mon cœur d’accomplir en moi vos éternels desseins, sans me permettre que j’y donne aucun empêchement. Vos yeux divins qui pénètrent les intimes replis de mon cœur, voient que mon unique désir est en l’accomplissement de vos très saints contentements et bons plaisirs; mais ils voient aussi mon imbécillité et impuissance; c’est pourquoi, prosternée aux pieds de votre infi­nie miséricorde, je vous conjure, mon Sauveur, par l’équité et douceur de cette même très sainte volonté, et par l’assistance de votre très sainte Mère, m’octroyer la grâce de faire et souffrir tout ce qu’il lui plaira, comme il lui plaira, afin que, consommée au feu de cette très-amoureuse volonté, ce lui soit une victime et holocauste agréable, qui, sans fin, le loue et bénisse avec tous les saints, par tous les siècles. Amen.

[NDE :] D’après les citations faites par la Mère de Chaugy, dans sa Vie de notre sainte Mère Jeanne-Françoise de Chantal, (lesquelles citations sont, dit-elle, extraites du PETIT LIVRET) il est évident que la copie manuscrite de nos archives n’est qu’une partie de ce précieux PETIT LIVRET, attendu que plusieurs de ces citations ne se trouvent pas dans ladite copie.

[…]

AUTRE RECUEIL DE QUELQUES PAROLES, INSTRUCTIONS ET AVIS DE NOTRE PÈRE SAINT FRANÇOIS DE SALES DONNÉS A NOTRE DIGNE MÈRE JEANNE-FRANÇOISE FRÉMYOT DE CHANTAL98



.QUESTIONS

QUESTIONS ADRESSÉES PAR NOTRE BIENHEUREUSE MÈRE JEANNE-FRANÇOISE FRÉMYOT DE CHANTAL

.A NOTRE BIENHEUREUX PÈRE SAINT FRANÇOIS DE SALES ET RÉPONSES FAITES PAR LUI

AU NOM DE + JÉSUS ET MARIE.

NOTRE SAINTE MÈRE JEANNE-FRANÇOISE DE CHANTAL (parlant ici à son âme). Premièrement, tu dois demander à ton très cher Seigneur s’il trouve à propos que tu renouvelles, tous les ans, en reconfirmation, tes vœux, ton abandonnement général et remise de toi-même entre les mains de Dieu ; qu’il spécifie particulièrement ce qu’il jugera qui te touche le plus, pour enfin faire cet abandonnement parfait et sans exception, en sorte que je puisse vraiment dire : Je vis, non pas moi, mais Jésus-Christ vit en moi. Que, pour parvenir là, ton bon Seigneur ne t’épargne point, et qu’il ne permette que tu fasses aucune réserve, ni de peu ni de prou.

Qu’il te marque les exercices et pratiques journalières requises pour cela, afin qu’en vérité et réellement l’abandonnement soit parfait.

RÉPONSE DE SAINT FRANÇOIS DE SALES. Je réponds, au nom de [40] Notre-Seigneur et de Notre-Dame, qu’il sera bon, ma très chère fille, que toutes les années vous fassiez le renouvellement proposé, et que vous rafraîchissiez le parfait abandonnement de vous-même entre les mains de Dieu.

Pour cela, je ne vous épargnerai point, et vous vous retrancherez les paroles superflues, qui regardent l’amour, quoique juste, de toutes les créatures, notamment des parents, maison, pays, et surtout du père; et, tant qu’il se pourra, les longues pensées de toutes ces choses-là, sinon ès occasions [d]esquelles le devoir oblige d’ordonner ou procurer les affaires requises, afin de parfaitement pratiquer cette parole : « Ois, ma fille, et entends, et penche ton oreille; oublie ton peuple et la maison de ton père. » Devant dîner, devant souper, examinez si, selon vos actions du temps précédé, vous pouvez dire sincèrement : « Je vis, moi, mais non pas moi, ains Jésus-Christ vit en moi. »

QUESTION. Si l’âme étant ainsi remise ne se doit pas, tant qu’il sera possible, oublier de toutes choses pour le continuel souvenir de Dieu, et, en lui seul se reposer, par une vraie et entière confiance ?

RÉPONSE. Oui, vous devez tout oublier ce qui n’est pas de Dieu et pour Dieu, et demeurer totalement en paix sous la conduite de Dieu.

QUESTION. Si l’âme ne doit pas, spécialement en l’oraison, s’essayer d’arrêter toutes sortes de discours, industrie, réplique, curiosité et semblables, et, au lieu de regarder ce qu’elle a fait, regarder Dieu, et ainsi simplifier son esprit et le vider de tout, et de tout soin de soi-même ?

RÉPONSE. Il faut faire cet exercice hors de l’oraison comme en l’oraison. [41]

QUESTION. [Si] demeurant en cette simple vue de Dieu et de son néant, tout abandonnée à sa sainte volonté, dans les effets de laquelle il faut demeurer contente et tranquille, sans se remuer nullement pour faire des actes de l’entendement ni de la volonté. Je dis même qu’en la pratique des vertus et aux fautes et chutes, il ne faut bouger de là, ce me semble ; car Notre-Seigneur met en l’âme les sentiments qu’il faut, et l’éclaire là parfaitement ; je dis pour tout, et mieux mille fois qu’elle ne pourrait être par tous ses discours et imaginations. Vous me direz : Pourquoi sortez-vous donc de là? O Dieu! c’est mon malheur et malgré moi; car l’expérience m’a appris que cela est fort nuisible; mais je ne suis pas maîtresse de mon esprit, lequel, sans mon congé, veut tout voir et ménager.

C’est pourquoi je demande encore, à mon très cher Seigneur, l’aide de la sainte obédience pour arrêter ce misérable coureur, car, il m’est avis, qu’il craindra le commandement absolu.

RÉPONSE. Puisque Notre-Seigneur, dès il y a si longtemps, vous a tirée à cette sorte d’oraison, vous ayant fait goûter les fruits tant désirables qui en proviennent, et fait connaître les nuisances de la méthode contraire, demeurez ferme, et, avec la plus grande douceur que vous pourrez, ramenez votre esprit à cette unité et à cette simplicité de présence, et d’abandonnement en Dieu; et d’autant que votre esprit désire que j’emploie l’obéissance, je lui dis ainsi : Mon cher esprit, pourquoi voulez-vous pratiquer la partie de Marthe en l’oraison, puisque Dieu vous fait entendre qu’il veut que vous exerciez celle de Marie ? Je vous commande donc que simplement vous demeuriez ou en Dieu, ou près de Dieu, sans vous essayer d’y rien faire, et sans vous enquérir de lui de chose quelconque, sinon à mesure qu’il vous excitera. Ne retournez nullement sur vous-même, ains soyez là près de lui.

QUESTION. Je retourne donc demander, à mon très cher Père, [42] si l’âme, étant ainsi remise, ne doit pas demeurer toute reposée en son Dieu, lui laissant le soin de tout ce qui la regarde, tant intérieurement qu’extérieurement, et, demeurant comme vous dites, dans sa Providence et sa volonté, sans soin, sans atten­tion, sans élection, sans désir quelconque, sinon que Notre-Seigneur fasse en elle, d’elle, et par elle, sa très sainte volonté, sans aucun empêchement ni résistance de sa part? O Dieu! qui me donnera cette grâce que seule je vous demande, sinon vous, bon Jésus, par les prières de votre bon serviteur ?

RÉPONSE. Dieu vous soit propice, ma très chère fille ! L’en­fant qui est entre les bras de sa mère n’a besoin que de la laisser faire et de s’attacher à son col.

QUESTION. Si Notre-Seigneur n’a pas un soin tout particulier d’ordonner tout ce qui est requis et nécessaire à cette âme ainsi remise?

RÉPONSE. Les personnes de cette condition lui sont chères comme la prunelle de son œil.

QUESTION. Si elle ne doit pas recevoir toutes choses de sa main, je dis tout, jusqu’aux moindres petites, et lui demander aussi conseil de tout?

RÉPONSE. Pour cela, Dieu veut que nous soyons comme un petit enfant. Il faut seulement prendre garde de ne pas faire des attentions superflues, s’enquérant de la volonté de Dieu en toutes particularités des actions menues, ordinaires et incon­sidérées.

QUESTION. Si ce ne sera pas un bon exercice de se rendre attentive, sans attention pénible, de demeurer tranquillement dans la volonté de Dieu, en tant de petites occasions qui nous contrarient et voudraient nous fâcher, (car pour les grosses on [43] les voit de loin), comme d’être détournée de cette consolation, qui semble être utile ou nécessaire, être empêchée de faire une bonne action, une mortification, ceci ou cela, quel qu’il soit, qui semble être bon, et, au lieu, être divertie par des choses inutiles, et quelquefois dangereuses et mauvaises.

RÉPONSE. Ne consentant point aux choses mauvaises, l’indif­férence, pour le reste, doit être pratiquée en toutes rencontres, sous la conduite de la Providence de Dieu.

QUESTION. Se rendre fidèle et prompte à l’observance et obéis­sance des règles, quand le signe se fait. Il y a tant d’occasions de petites mortifications; cela surprend : au milieu d’un compte, de quelque action on a peine de se déprendre; il ne nie faut plus faire que trois points pour achever l’ouvrage, une lettre à former, se chauffer un peu, que sais-je, moi?

RÉPONSE. Oui, il est bon de ne s’attacher à rien tant qu’aux règles, de sorte que, s’il n’y a quelque signalée occasion, allez où la règle vous tire, et la rendez plus forte que tous ces menus attraits.

QUESTION. Se laisser gouverner absolument pour tout ce qui est du corps, recevant simplement tout ce qui nous est donné ou fait, bien, mal, incommodité; accepter ce qui sera de trop, selon notre jugement, sans en rien dire, ni témoigner nulle sorte de désagrément ; prendre les soulagements du dormir, reposer, chauffer, de l’exemption de quelque exercice pénible, ou de mortification, dire à la bonne foi ce que l’on peut faire : que si l’on insiste, céder sans rien dire. Ce point est grand et difficile pour moi.

RÉPONSE. II faut dire à la bonne foi ce que l’on sent, mais en telle sorte que cela n’ôte pas le courage de répliquer à ceux qui [44] ont soin de nous; au reste, de se rendre si parfaitement maniable, c’est ce que je désire bien fort de votre cœur.

QUESTION. Se porter avec grande douceur à la volonté des Sœurs et de toute autre, sitôt qu’on la connaîtra, encore que l’on pût facilement s’en détourner, et examiner : ceci est un peu difficile, et pour ne rien laisser à soi-même; car, combien de fois voudrait-on un peu de solitude, de repos, de temps pour soi? Cependant, on voit une Sœur qui s’approche, qui désirerait ce quart d’heure pour elle, une parole, une caresse, une visite, que sais-je ?

RÉPONSE. Il faut prendre le temps convenable pour soi, et, cela fait, regagner l’occasion de servir les désirs des Sœurs

QUESTION. Voilà ce qui m’est venu en vue, où il me semble que je pourrais m’exercer et me mortifier. Mon très cher Seigneur l’approuvera, s’il le trouve à propos, et ordonnera ce qu’il lui plaira, et, mon Dieu m’aidant, je lui obéirai.

RÉPONSE. Faites-le et vous vivrez. Amen.

QUESTION. Je demande, pour l’honneur de Dieu, de l’aide pour m’humilier. Je pense à me rendre exacte à ne jamais rien dire, dont il me pût revenir quelque sorte de gloire ou d’estime.

RÉPONSE. Sans doute, qui parle peu de soi-même fait extrêmement bien; car, soit que nous en parlions en nous excusant, soit en nous accusant, soit en nous louant, soit en nous méprisant, nous verrons que toujours notre parole sert d’amorce à la vanité. Si donc quelque grande charité ne nous attire à parler de nous et de nos appartenances, nous nous en devons taire.

Le livre de l’Amour de Dieu, ma très chère fille, est fait [45] particulièrement pour vous ; c’est pourquoi vous pouvez, ains devez avec amour pratiquer les enseignements que vous y avez trouvés.

La grâce de Dieu soit avec notre esprit à jamais. Amen.

QUESTION. Je ne veux oublier ceci, parce que souvent j’en ai été en peine. Tous les prédicateurs et les bons livres enseignent qu’il faut considérer et méditer les bénéfices de Notre-Seigneur, sa grandeur, notre rédemption, et, spécialement, quand la sainte Église nous les représente.

Cependant, l’âme qui est en l’état ci-dessus, voulant s’essayer de le faire, ne le peut en façon quelconque, dont souvent elle se peine beaucoup; mais il me semble néanmoins qu’elle le fait en une manière fort excellente, qui est un simple ressouvenir ou représentation fort délicate du mystère, avec des affections fort douces et savoureuses. Monseigneur l’entendra, mieux que je ne pourrais le dire : mais aussi quelquefois on se trouve durant la mémoire de ces bénéfices, ou en quelque occasion où il serait requis de discourir, comme quand on veut faire des confessions ou renouvellements, qu’il faut avoir de la contrition; et, cependant, l’âme demeure sans lumières, sèche et sans sentiments ; ce qui donne grande peine.

RÉPONSE. Que l’âme s’arrête aux mystères, en la façon d’oraison que Notre-Seigneur lui a donnée; car les prédicateurs et livres spirituels ne l’entendent pas autrement. Et, quant à la contrition, elle est fort bonne, sèche et aride, car c’est une action de la partie supérieure, ains suprême de l’âme. [46]

Non, mon Dieu, non que je n’aie plus de confiance en chose aucune qui se puisse vouloir pour moi; mais vous, mon Seigneur, veuillez de moi tout ce qu’il vous plaira de vou­loir, car c’est ce que je veux, puisque tout mon bien est et con­siste à vous contenter, et ne veuillez point me contenter, accom­plissant ce que mon désir vous demande : mais, par votre Providence, pourvoyez aux moyens qui me sont nécessaires, afin que mon âme vous serve plus à votre goût que non pas au mien; ne me châtiez point, en me donnant ce que je désire, si votre amour, lequel vive en moi, ne le désire ainsi. Qu’ores ce moi meure, et qu’en moi vive un autre qui est plus que moi, afin que je le puisse servir; qu’il vive, lui; qu’il règne en moi, et que je .sois son esclave et captive, et que mon âme ne serve point d’autre.

Savez-vous ce que c’est d’être vrais spirituels? c’est se rendre esclaves de Dieu, et, étant marqués de son fer et à sa mode, qui est la croix, il nous pourra vendre pour esclaves de99 … le monde ainsi qu’il a..., puisque nous lui avons donné notre liberté, et, en cela, ne nous fera point de tort, beaucoup de grâce. Ainsi soit-il. Amen. Jésus.

Sainte Catherine ne voulait jamais d’elle ni mal ni bien, ni ne se voulait nommer ni en mal ni en bien, afin de ne rien estimer sa partie propre qui prend plaisir de s’ouïr nommer, et faisait soigneusement ce que Notre-Seigneur lui enseigna.... « ne dit jamais : Je veux, ou, je ne veux pas, mien, moi, mais toujours : nôtre; ne t’estime jamais, mais t’accuse toujours. »

Elle disait qu’il était nécessaire que nous nous délaissions nous-mêmes et remissions le soin de nous et de nos affaires à celui qui nous peut défendre de tous, et il fera ce que de nous-mêmes nous ne saurions faire. Pour ce, elle s’était entièrement abandonnée [47] entre ses mains, où elle se voyait plus assurée, ayant posé et mis toute confiance en lui, et lui avait donné le gouvernement de soi, se couvrant et cachant sous le manteau de son soin et de sa Providence divine, que si elle se fût vue en toutes les féli­cités qu’on pourrait désirer.

O bienheureuse l’âme, laquelle, par volonté, meurt à soi-même en tout! alors elle vit toute en son Dieu, ou même Dieu vit en elle. Nous ne devons jamais vouloir autre chose, sinon ce qui nous advient de moment en moment, recevant tout de la pure ordonnance et disposition divine, et, en tout, par volonté, nous unir à Dieu, nous exerçant néanmoins toujours au bien ; car, autrement ce serait tenter Dieu, ne faisant ce que nous pou­vons de notre part; et, ce qui n’est pas en notre pouvoir, le re­cevoir de Dieu.

Un entendement humilié voit, sent et goûte, et arrive bien­tôt à la..... et dit à Notre-Seigneur : Vous êtes mon intelli­gence, je saurai ce qu’il vous plaira que je sache; je ne me donnerai plus de peine à chercher, mais je demeurerai en paix avec votre intelligence.

Cette sainte âme100 disait qu’elle ne voulait avoir aucune étin­celle de désir pour aucune chose créée, mais qu’elle voulait tout laisser à la disposition divine. Elle reconnaissait que tout désir de perfection manquait à celui qui avait [quelques] désirs, parce que celui qui désire quelque chose, il n’a pas Dieu qui est tout. Quand Dieu trouve une âme qui ne se puisse mouvoir en soi-même, alors il y opère à sa mode. Cette sainte, pour ne point donner de peine aux autres, était duite à souffrir toute chose, ce qu’elle faisait sans murmure avec silence et extrême patience. Notre-Seigneur lui dit: Qui se fie en moi, n’a besoin de se soucier de soi, et ne doit douter de rien. Quand elle allait voir les malades, elle les consolait en peu de paroles humbles et dévotes.

.PAPIERS INTIMES

PAPIERS INTIMES QUI SE SONT TROUVÉS SUR NOTRE BIENHEUREUSE MÈRE JEANNE-FRANÇOISE FRÉMYOT DE CHANTAL ET

.QU’ELLE ORDONNA ÊTRE MIS SUR ELLE DANS LE CERCUEIL

Sur le sachet qui enveloppait les papiers était cousue une image de la Sainte Vierge, au bas de laquelle était cette inscription 101

« À la très sainte et très adorable Trinité, Père, Fils et Saint-Esprit, un seul et vrai Dieu très unique, soit louange, gloire et bénédiction aux siècles des siècles, Amen, mon âme dit ces paroles de cœur. »

Dans l’enveloppe se trouvaient deux papiers : l’un, écrit par notre Bienheureux Père; l’autre, par notre très-digne Mère. Voici le papier du Bienheureux écrit de sa bénite main.

« Je, François, Évêque de Genève, accepte, de la part de Dieu, les vœux de chasteté, obéissance et pauvreté, présentement renouvelés par Jeanne-Françoise Frémyot, ma très chère fille spirituelle, et après avoir moi-même réitéré le vœu solennel de perpétuelle chasteté, par moi fait en la réception des Ordres, lequel je confirme de tout mon cœur. Je proteste et [50] promets de conduire, aider, servir et avancer ladite Jeanne-Françoise Frémyot, ma fille, le plus soigneusement, fidèlement, et saintement que je saurais, en l’amour de Dieu et perfection de son âme, laquelle désormais je reçois et tiens comme mienne, pour en répondre devant Notre Sauveur, et ainsi je le voue au Père, Fils et Saint-Esprit, un seul vrai Dieu, auquel soit honneur, gloire et bénédictions ès siècles des siècles. Amen.

Fait en élevant le très-saint et adorable Sacrement de l’Autel, en la sainte messe, à la vue de sa divine Majesté, de la Très-Sainte Vierge Notre-Dame, de mon Ange et de celui de ladite Jeanne-Françoise Frémyot, ma très chère fille, et de toute la cour céleste, le 22e jour d’août, octave de l’Assomption de la même très-glorieuse Vierge, à la protection de laquelle je recommande de tout mon cœur ce mien vœu, afin qu’il soit à jamais ferme, stable et inviolable.

Vive Jésus. Amen.

FRANÇOIS, Évêque de Genève102

Au même papier est écrit en marge, de la main de notre très-digne Mère :

« O très adorable et souveraine Trinité! qui de toute [51] éternité, par votre incompréhensible miséricorde sur moi, m’avez destinée au bonheur d’être conduite par votre très-humble et très-saint serviteur, le bienheureux François de Sales, mon vrai Père très-cher; faites, ô très-douce bonté! que ce vœu ne soit point terminé et fini par son départ de cette vie mortelle, mais qu’il me continue son soin et sa direction paternelle, jusqu’à ce qu’il m’ait conduite et introduite dans vos célestes Tabernacles, après lesquels je soupire incessamment, par le mérite de la Passion de mon Sauveur. Que, si cette prière n’est convenable et agréable à votre divine Majesté, je veux ne l’avoir point faite, reconfirmant aujourd’hui, en la présence du divin Sacrement de votre vrai Corps, les vœux que j’ai faits à la très-sainte Trinité, entre les mains de ce mien Père, et l’entier dépouillement de moi-même, ainsi que je le fis sans aucune réserve le mercredi devant la fête du Saint-Esprit 1616. N’exceptant ni réservant aucune chose, rien, rien, rien du tout, ains de toutes mes forces, de toutes mes affections, de toute mon âme et de tout mon cœur, je m’abandonne, je me consacre et sacrifie, absolument, entièrement, et irrévocablement à votre très sainte, très adorable et très-aimable volonté, afin que tout ainsi qu’il lui plaira elle fasse de moi, pour moi, et en moi, son bon plaisir.

« Voilà, mon doux Sauveur, ma dernière et finale résolution, voulant demeurer à jamais entre vos bénites mains, nue de tout ce qui ne sera point vous-même, me confiant, reposant et délaissant de tout mon cœur aux soins de l’amour éternel que votre divine Providence a pour moi, me rendant pour cela fidèle aux derniers documents qu’il vous plût me donner au temps susdit par votre Bienheureux Serviteur. O mon grand Dieu! Vous voyez mon cœur, que je n’ai d’autre désir que d’accomplir ces mêmes résolutions, mais vous savez mon infirmité et impuissance; mais de cela même je me repose en vous, confessant que je ne peux rien, et ne veux avoir aucune [52] confiance en moi-même, à laquelle je renonce pour jamais, me confiant pour toutes choses en votre amour et aux mérites de votre très sainte Passion et vous promets encore, mon Dieu, moyen­nant votre divine grâce, de nie rendre affectionnée et fidèle, quoique sans souci, à l’observance de toutes les choses que mon saint Père m’a enseignées, surtout à ma règle, vous laissant le soin entier de moi-même et de toutes les affaires qu’il vous plaira me commettre. O mon doux Sauveur! n’ai-je point fait contre la révérence que je dois au caractère de votre Saint d’avoir osé insérer ceci, dessus ?

« Hélas ! s’il vous déplaît, je vous supplie de l’effacer, et me pardonner, comme aussi toutes mes offenses et les manque­ments d’obéissance et de respect que j’ai trop commis, quoique non volontairement, envers votre Serviteur. O mon Dieu ! vous savez mes misères et mes défauts, je les prends tous et les cache dans vos plaies très-honorées, vous suppliant de les effacer et de me rendre éternellement toute vôtre, par une étroite et indivisible union à votre sainte volonté. Ma très-douce Mère, mettez dans le Cœur de votre Fils cette indigne fille et ses réso­lutions, afin qu’elles soient éternelles, je vous en supplie par l’entremise de tous les Saints, mais en particulier de votre fils adoptif saint Jean l’Évangéliste, et de votre fils de cœur, mon glorieux Père, le Bienheureux François de Sales, que je prends aujourd’hui pour mes deux spécials protecteurs.

« Fait, le jour de la sainte Présentation de la sainte Mère de Dieu, en présence de toute la cour céleste, et de mon très-saint Ange Gardien. Ainsi soit-il.

« Vive Jésus! vive Marie! le seul espoir de ma vie. Mon Dieu, vôtre, vôtre, vôtre, pour jamais irrévocablement.

» Sœur JEANNE-FRANÇOISE FRÉMYOT, DE LA VISITATION SAINTE-MARIE. »

Dieu soit béni. [53]

L’autre papier est tout écrit de la main de notre Bienheu­reuse Mère. Les signatures sont écrites avec son sang.

« Vive Jésus! oui, mon Seigneur Jésus, vivez et régnez éter­nellement dans nos cœurs. »

Après la protestation de foi du Concile de Trente :

« O mon Dieu! voilà ma sainte foi pour laquelle je m’esti­merais heureuse de mourir; je crois cette toute-puissance, sa­gesse et bonté, je l’adore. Augmentez et suppléez ce qui me défaut, s’il vous plaît; et, prosternée en esprit, sur ma face, aux pieds de votre grandeur et de votre infinie miséricorde, ô mon Dieu ! mon Créateur, mon Père très-débonnaire, mon souve­rain Seigneur et Sauveur, et mon unique espérance, je vous supplie, ô mon Père éternel, au nom de votre saint Fils Jésus, de prendre, en vos bénites mains, ma volonté, et le franc arbitre que vous m’avez donné, duquel je me dépouille, et le remets avec ma volonté, entièrement et sans réserve à votre sainte disposition, à ce qu’il vous plaise, et vous en supplie par le sang précieux de votre Fils Notre-Seigneur. O ma douce misé­ricorde, qu’il ne soit jamais en mon pouvoir de penser, dire ou faire volontairement, ni autrement, s’il vous plaît, mon Dieu, aucune chose contraire à cette foi catholique, ni contre l’espé­rance et confiance entière que j’ai et veux avoir en vous pour mon salut éternel, par les mérites de la Mort et Passion de mon Seigneur Jésus-Christ, et cela invariablement, et pareillement contre l’amour et l’obéissance que je vous dois, et désire rendre de tout mon cœur; exaucez ce mien désir et prière.

Mon doux Jésus, si, par faiblesse, ignorance, surprise ou tenta­tion, ou en quelque autre manière que ce soit, je venais, ce que Dieu ne veuille permettre, à dire, faire ou penser à quelque chose contraire à cette mienne protestation de foi et résolution, et à [54] la remise de ma volonté et franc arbitre, j’y renonce dès maintenant, je le désavoue, révoque et déteste de tout mon cœur, de toute mon âme et de toutes mes forces, vous suppliant, ô mon Dieu! ma vraie vie, d’accepter ce mien renoncement ; et, au nom de votre très-saint Fils, mon Rédempteur, donnez-moi votre grâce abondante pour faire et souffrir tout ce qu’il vous plaît que je fasse, que je souffre, et que je le fasse et souffre selon votre très-saint bon plaisir, croyant et m’y confiant assurément en la fidélité de votre bonté, que vous ne permettrez pas que je sois ni tentée ni chargée par-dessus les forces que vous me donnerez.

J’adore du profond de mon âme vos divins jugements, et votre volonté toute sainte en tous les événements de votre bon plaisir, en tout ce qu’il vous plaira permettre de m’arriver et à toutes créatures; car, ô mon Dieu ! vos jugements sont justes, très-saints et équitables, et votre très sainte volonté toujours adorable; je le confesse de tout mon cœur et m’y soumets avec tout l’amour et révérence qu’il m’est possible. Je crois aussi de cœur, et je confesse que vous êtes mon Dieu, unique source de tout bien, de nature et de grâce, et qu’à vous seul appartient la gloire et la louange de toutes les actions que font vos créatures. Je renonce donc pour jamais à toute vaine complaisance, satisfaction et vanité qui me pourrait arriver, ou que je pourrais avoir de quelques bonnes actions que votre grâce peut opérer par moi, chétive créature, impuissante à tout bien, référant tout honneur de toute chose à votre seule bonté. Je proteste aussi, mon Dieu, que j’aime et veux aimer toute créature pour l’amour de vous seul, et qu’en toutes mes actions, pensées et paroles, lesquelles je vous offre en union de celles de votre très-saint Fils, je ne veux autre objet ni prétention que le seul accomplissement de votre très sainte volonté, à laquelle je m’unis dès maintenant, et, à cet effet, renonçant à toute propre recherche et à tout ce qui pourrait tant soit peu ternir la pureté de mes [55] intentions en toute chose. Par votre sainte grâce, sans laquelle je ne puis rien, accomplissez en moi cette mienne résolution, et qu’il vous plaise, ô mon Dieu! ma miséricorde, recevoir la très-humble prière que je vous fais, de vouloir départir à toutes vos créatures les grâces et bénédictions que votre Providence leur a destinées, mais surtout à votre chaste et sainte épouse, l’Église Catholique, et à ses chers enfants. Augmentez en eux la foi, l’espérance et la charité, et convertissez toutes choses à votre plus grande gloire et à leur salut éternel. Mon Dieu, je désire et vous supplie que toutes mes actions, pensées, paroles et mouvements, soient des continuels actes d’adoration, d’amour, de confiance et reconnaissance de vos bénéfices. Mais spécialement, je vous supplie, ô mon Sauveur! pour tous les Ordres religieux, à ce que tous vous servent en pureté d’Anges et fidèle observance de leur règle.

Et, tout particulièrement, de toutes les affections de mon âme, je vous conjure, mon Seigneur, par les intercessions de la Sainte Vierge, de saint Joseph et de notre Bienheureux Père, que cette grâce règne dans notre petite Congrégation de la Visitation; que l’esprit d’humilité, de simplicité et de charité soit incessamment vivant et régnant, en toutes les filles en général, et en chacune en particulier. Je vous prie aussi pour les enfants que vous m’avez donnés, qui sont en nombre de quatre ; je les offre de tout mon cœur à votre divine Majesté. Pour mon frère et pour tous nos parents, et ceux qui prient pour moi et se confient que je prie pour eux, et pour lesquels je me suis engagée de prier. Je vous fais aussi très-humble requête pour la conversion des hérétiques et schismatiques, pour la paix et union entre les princes chrétiens, et pour leur avancement en votre amour, et tout particulièrement pour notre Roi et pour Son Altesse Royale, et pour Madame et leurs enfants, qu’il vous plaise d’accomplir en tous votre sainte volonté. Je vous offre encore, ô mon divin Sauveur! ma très-humble requête pour le soulagement [56] de tous les fidèles trépassés, et spécialement pour l’âme de mon père, de ma mère, de mon mari, de mes enfants, de nos Sœurs de religion, et de tous nos parents et amis, que vous les soulagiez, s’il vous plaît, selon la grandeur de vos miséri­cordes; je vous supplie de les faire reposer et jouir de votre béatitude, et, s’il vous plaît, leur appliquer les saintes indul­gences que je me propose de gagner journellement pour elles. Et, enfin, mon Dieu, je vous fais très-humble requête pour toutes les choses pour lesquelles il vous plaît que vos chré­tiens, et spécialement moi, vous fassent oraison, particulièrement pour la paix universelle en votre sainte Église, à ce qu’en tout et par tout, et en toute créature, et de toute créa­ture, votre saint nom soit sanctifié, votre royaume nous ad­vienne, et votre sainte volonté soit faite en la terre comme au ciel. Amen. Ainsi soit-il.

« Reste, maintenant, qu’avec une profonde humilité et révé­rence, je rende infinies grâces et remerciement à votre souveraine Majesté, comme je fais de tout mon cœur pour les bénéfices de notre création, rédemption, conservation et vocation, et pour le prix et mérite infini de votre sang précieux, et de toutes vos souffrances, ô mon unique Rédempteur ! et de l’amour tendre qu’il vous a plu nous témoigner, vous donnant vous-même au divin Sacrement que j’adore pour être la vraie vie et nourriture de nos âmes, ayant dit : Qui vous mange, vivra éternellement. Comme aussi je vous remercie de tous les autres mystères, grâces et prérogatives que vous avez donnés et laissés à la très sainte Église notre bonne Mère, et tout particulièrement je rends infinies grâces et remerciements à votre éternelle douceur et Providence sur moi, pour l’établissement de cette Congrégation, et pour les miséricordes et bénéfices incomparables que votre bonté m’a conférés, et particulièrement de m’avoir fait fille de votre sainte Église, de m’y avoir conservée par votre soin et assistance paternelle; pour m’avoir aussi octroyé, avec tant de [57] miséricorde, ce que vous m’avez inspiré de vous demander avec beaucoup de larmes, qui est la guide très-sainte de notre Bien­heureux Père, par laquelle votre Providence m’a conduite à cette sainte vocation, m’a introduite à la grâce de la journalière réception de votre très-divin Corps au saint Sacrement, et à la connaissance de la vraie vie spirituelle et chrétienne. Vous m’avez aussi, ô mon Dieu! fortement et suavement attirée au Parfait dépouillement et abandonnement de moi-même, dans le saint et bon plaisir de votre éternelle Providence, pour m’y faire reposer, et vous laisser tout le soin de moi, dont je vous rends grâce avec mes plus tendres affections, vous suppliant de me continuer cette faveur si précieuse; et, en me pardonnant, ô mon Dieu! ma seule force, les infidélités que j’ai commises en cette pratique, octroyez-moi, s’il vous plaît, la grâce d’y être, dorénavant, invariablement fidèle. Et, par les mérites sacrés de votre Fils, je vous demande pardon, de toute l’humilité de mon cœur, de toutes les offenses que j’ai commises contre votre divine Majesté, de mes ingratitudes et infidélités à correspondre à votre sainte grâce, et généralement de toutes les fautes dont votre œil divin, qui pénètre toutes choses, me connaît coupable.

O mon Dieu! ma miséricorde, couvrez des mérites de mon Sauveur, et effacez par son sang précieux toutes nies iniquités, et recevez, s’il vous plaît, la confirmation que je vous fais aujourd’hui, et l’intention que j’ai de la réitérer journellement, de tout ce que je dis, dans cet écrit, à votre bonté, à laquelle je reconfirme mes vœux de pauvreté, chasteté et obéissance, et de faire toujours ce que je connaîtrai clairement vous être le plus agréable, selon les conditions du vœu que j’en ai fait par l’avis de mon Bienheureux Père. Je reconfirme et renouvelle de tout mon cœur l’entier dépouillement et abandonnement que je fis entre vos bénites mains, mon Dieu, de tout ce que je suis et de toutes choses, sans aucune réserve, pour ce que votre Majesté sait, l’ayant infinies fois renouvelé, et particulièrement [58] ce Vendredi-Saint dernier, délaissant et remettant, derechef, dans le sein de votre divine protection, et au plus secret de la fidélité de votre saint amour, le précieux trésor de foi, espérance et de charité, que votre grâce m’a conféré, comme aussi le soin de mon salut éternel, de ma vie, de ma mort, du repos et paix intérieure de mon âme, mes consolations et satisfactions, vues et réflexions sur ce qui se passe en moi, le désir d’être délivrée de ma peine intérieure, et, bref, tout sans exception, désirant de me perdre et abîmer tout à fait dans le sein de votre Providence paternelle, et de me délaisser tout à fait au soin de votre amour divin, désirant, moyennant votre sainte grâce, de ne me plus voir ni regarder ni chose aucune qui se passe en moi, ains seulement vous pour m’y reposer et confier simplement, non pour le bonheur qu’il y a de se confier en vous, mais parce que c’est votre sainte volonté que vous m’avez fait connaître par vos divins attraits, et par les conseils de mon Bienheureux Père, auquel, moyennant votre sainte grâce, je rendrai fidèle obéissance.

Je remets dès maintenant tout ce qui m’arrivera ci-après à votre soin, et dès maintenant comme alors, je vous mets les choses plus scabreuses et épouvantables, je les recommande au plus secret de votre Providence, ne les voulant nullement profonder, mais y faire doucement ce que je pourrai, vous laissant le soin du surplus et de toute chose en général qui me puisse toucher, soit au corps, à l’âme et à l’esprit, me réservant le seul soin de retourner mon esprit de toutes choses à vous, de suivre le bien que je connaîtrai et fuir le mal, tâchant de me tenir en Dieu, douce, patiente et paisible parmi les troubles, faiblesses, ténèbres, impuissance, et toutes sortes de peines, sécheresses, insensibilités, qu’il plaira à mon Dieu permettre m’arriver, tâchant de tout mon pouvoir de ne les point regarder, ni de m’en vouloir délivrer ni affliger, ni même faire semblant de les voir, nonobstant que je les sente vivement ; mais par-dessus toute vue et sentiment, quel qu’il puisse être, je tiendrai simplement mon esprit en Dieu, ou auprès de Dieu, en ce repos, abandonnement, et très-ferme confiance, sans le vouloir sentir, ni en faire des actes. Que s’il plaît à Dieu me donner des sentiments de sa présence, et de toute vertu, je demeurerai en lui seul, et en son bon plaisir, moyennant sa très sainte grâce ; et, fondée sur cette résolution et reconfirmation, je ne ferai plus aucun effort pour faire des actes de quoi que ce soit; mais, simplement, en touchant cet écrit, mon intention est, et je la mets devant vous, ô mon Dieu! ma souveraine miséricorde, en qui je mets mon espérance, mon intention, dis-je, est de reconfirmer, approuver et ratifier tout ce que j’ai dit en cet écrit : voilà mes désirs, mes résolutions et affections invariables. Mais, ô mon Dieu! souveraine Vérité qui pénétrez les plus intimes replis de mon cœur, je confesse devant vous mon impuissance, ma misère, ma pauvreté, abjection, mon vrai néant, et qu’il m’est impossible d’accomplir toutes ces miennes résolutions et très-cordiales affections, sans l’assistance toute-puissante de votre divine grâce; car vous savez le fond de ma misère et de ma faiblesse. C’est pourquoi établissant en vous, ô mon Dieu! tout mon soin, toute mon espérance, et ma force par-dessus tous mes sentiments, prosternée aux pieds de votre miséricorde, ô mon Père très-saint! je vous supplie très humblement, au nom de votre très-saint Fils, notre Rédempteur, d’avoir pour agréable ces miennes affections, prières, résignations et résolutions, et m’octroyer la grâce abondante qui m’est nécessaire pour les accomplir parfaitement, entièrement et fidèlement, jusqu’au dernier soupir de ma vie.

O doux Jésus, et Sauveur de mon âme! qui êtes la vérité infaillible, vous nous avez promis que ce que nous demanderions à votre Père éternel, en votre nom, il nous le donnerait, faites-moi jouir de l’effet de vos divines et infaillibles promesses vous savez que tout mon désir est d’être tout à [60] vous, et que, par votre grâce, je n’ai rien excepté en mes re­noncements, que vous seul et le bien d’incomparable bonheur de ne vous point offenser, d’être éternellement vôtre, et conjointe à votre douce et très-équitable volonté pour disposer de moi au temps et à l’éternité, selon votre saint bon plaisir. Que, s’il vous plaît, ô ma chère espérance ! que je vous demande la délivrance de mon affliction intérieure, je le fais de tout mon cœur; oui, mon cher Rédempteur, s’il est possible, je vous prie, rendez-moi les sentiments, lumières, connaissances et goûts de votre amour, de la sainte foi et confiance dont votre grâce m’avait favorisée; mais, toutefois, non ma volonté, mais la vôtre toute sainte soit faite, espérant que votre miséricorde n’abandonnera jamais ce qu’il lui a plu mettre en moi par sa seule bonté, puisqu’elle m’a fait la grâce que j’ai tout abandonné pour son saint amour, auquel je me suis toute consacrée et me sacrifie, derechef, de tout mon cœur. Or, puisqu’il vous plaît, mon Dieu, que je n’aie plus de bras pour me porter, ni plus de sein pour me reposer que le vôtre et votre Providence, conduisez-moi, mon cher Maître, vous-même en cette sainte voie; veuillez pour moi tout ce qu’il vous plaira, et que je meure à moi-même et à toutes choses, pour ne plus vivre qu’en vous seul, mon unique vie et assuré refuge; accomplissez en moi vos éternels desseins, sans que j’y donne aucun empêchement. Je confesse, derechef, que je suis tout à fait incapable de tout bien, et d’accomplir ce mien désir et résolution, sans l’aide de votre grâce extraordinaire et puissante ; je vous la demande donc en l’honneur de votre saint Jésus, et par la pu­reté de votre sainte Mère que je choisis pour ma protectrice, invoquant l’assistance de ses prières, celle de saint Joseph, de mes chers Patrons, saint Jean-Baptiste et Évangéliste, saint Pierre et saint Paul, de saint Augustin, mon saint Ange, mon Bienheureux Père, saint Claude, sainte Madeleine, et mes autres protecteurs, et tous les bienheureux Saints et Saintes, désirant [61] que tous louent et remercient Dieu pour moi. Mon Dieu, qu’ils nous soient tous favorables; je vous en supplie par vous-même, mon Seigneur Jésus-Christ, que j’adore vrai Dieu, unique Trinité du Père, et du Saint-Esprit, un seul vrai Dieu unique.

Amen. Amen.

Sœur JEANNE-FRANÇOISE FRÉMYOT, DE LA VISITATIONT SAINTE-MARIE.

DIEU SOIT BÉNI. VIVE + Jésus.

« Mon Dieu, je vous rends grâces infinies pour les dons de grâces que vous avez faits à notre Bienheureux Père et à notre Congrégation : louange éternelle soit à mon Dieu. »

.PAPIERS TROUVÉS DANS LE LIVRE DES CONSTITUTIONS DE NOTRE BIENHEUREUSE MÈRE ÉCRITS DE SA MAIN.

Un billet, écrit de la main de notre Bienheureux Père, con­tenait ces mots :

« Dieu, à qui je suis, fasse de moi selon son bon plaisir; peu m’importe où j’achèverai ce chétif reste de mes jours mor­tels, pourvu que ce soit dans sa grâce ; selon le sens, j’aimerais mieux le repos de deçà, qui me serait infiniment paisible après l’issue de l’affaire qui se traite de delà; mais je renonce aux sens, au sang et à la chair, et veux servir, en esprit et en vérité, à Dieu et à son Église, en toutes les occurrences. » [62]

PREMIER PAPIER DE NOTRE BIENHEUREUSE MÈRE.

Ce qui m’a été dit, par notre Bienheureux Père, pour mon exercice intérieur. Il me dit ainsi, en ses derniers avis, après une retraite annuelle :

« Notre-Seigneur vous aime, ma chère Mère, il vous veut toute sienne : n’ayez plus d’autres bras pour vous porter que les siens, ni d’autre sein pour vous reposer que le sien et sa Providence. N’étendez votre vue ailleurs et n’arrêtez votre esprit qu’en lui seul. Tenez votre volonté si simplement unie à la sienne en tout ce qui lui plaira faire, de vous, en vous, par vous, et pour vous, et en toutes choses qui seront hors de vous, que rien ne soit entre-deux. Ne pensez plus à chose quelconque de tout ce qui vous regarde, tant pour la vie que pour la mort, car vous vous êtes toute abandonnée et remise au soin de l’amour éternel que la divine Providence a pour vous; demeurez là en repos, en esprit de très-simple et amoureuse confiance, et ceci se doit pratiquer non seulement à l’oraison, où il faut aller avec une grande douceur d’esprit, sans dessein d’y faire chose quelconque, ains seulement pour être à la vue de Dieu, dans cette simple remise et repos en lui, et comme il lui plaira, se contenter d’être à sa présence, encore que vous ne le voyiez, ni sentiez, ni sauriez représenter, et ne vous enquérez de lui, de chose quelconque, sinon à mesure qu’il vous excitera. Ne retournez nullement sur vous-même, ains soyez là près de lui; non seulement, dis-je, il faut pratiquer cette simplicité et abandonnement en l’oraison, mais en la conduite de toute la vie, rejetant et délaissant toute votre âme, vos actions, vos su»ès, vos affaires au bon plaisir de Dieu et à la merci de son soin : il faut tenir l’âme ferme dans ce train. » [63]



DEUXIÈME PAPIER.

Abrégé des avis de notre Bienheureux Père et le fin dernier. Il me dit ainsi :

« En ce jour de saint Claude, mémorable à notre Congrégation, je ramasse ainsi tout ce que je vous ai dit pour l’abréger : soyez fidèlement invariable, en cette résolution, de demeurer en une très simple unité et unique simplicité de la présence de Dieu, par un entier abandonnement de vous-même en sa très sainte volonté ; et toutes les fois que vous trouverez votre esprit hors de là, ramenez-l’y doucement, sans faire pour cela des actes sensibles de l’entendement ni de la volonté ; car cet amour simple de confiance et cette remise et repos de votre esprit dans le sein paternel de Notre-Seigneur et de sa Providence, comprend excellemment tout ce que l’on peut désirer pour s’unir à Dieu ; demeurez donc ainsi sans vous en divertir pour regarder ce que vous faites, ou ferez, ou ce qui vous adviendra en toute occurrence et en tout événement.

Ne philosophez point sur vos contradictions et afflictions ; mais recevez tout de la main de Dieu, sans exception, demeurant douce, patiente, et acquiesçant en tout très simplement à sa sainte volonté; que toutes vos paroles et actions soient accompagnées de douceur et simplicité. Quand vous apercevrez que quelque soin ou désir naîtra en vous, remettez-le en Dieu, ne voulant seulement que lui et l’accomplissement de sa sainte volonté, lui laissant le soin de tout le reste.

Demeurez en la très sainte solitude et nudité avec Notre Seigneur Jésus-Christ crucifié.

Faites bien ceci, ma très chère Mère, ma fille ; mon âme, mon esprit vous bénit de toute son affection, et Jésus soit celui qui fasse, de vous, par vous, et pour lui, sa très adorable volonté. Amen. Amen. [64]



TROISIÈME PAPIER.

O Père éternel ! votre Providence gouverne toutes choses et rien ne se fait que par votre volonté, hormis le péché. C’est entre les bras et dans le sein de cette douce Mère, et par ses divins attraits, que, dès longues années, j’ai consigné, abandonné et remis sans aucune réserve tout ce que je suis et serai à jamais, pour le temps et pour l’éternité, lui ayant donné le soin et lui laissant, derechef, pour tout ce qui regarde ma vie, ma mort, mon honneur, et, bref, tout, pour en faire disposer et ordonner selon son bon plaisir, et de toutes autres choses qui sont hors de moi, ne me réservant que le seul soin de tenir mon esprit dans cette très simple remise et unique regard de Dieu, unité en Dieu, et de parfaite confiance et repos en sa bonté et fidélité de son amour, sans mélange d’aucun acte ni recherche d’autre vue, connaissance ni satisfaction, sinon quand il plaira à sa bonté de me le donner, protestant à mon Dieu, que, moyennant sa grâce, sans laquelle je ne puis rien, que jamais, volontairement, je n’arrêterai mon esprit hors de là, et le ramènerai promptement et simplement, quand je m’apercevrai qu’il en sera dehors, ainsi que mon Bienheureux Père m’a commandé d’y être fidèle. M’étant ainsi remise en Dieu, à son entière disposition, je ne dois plus rien vouloir, ni désirer, ni refuser, mais suivre simplement le vouloir de Dieu, recevant indifféremment tout ce qui m’arrivera de sa douce Providence, y acquiesçant très simplement, remettant à son soin toutes les choses petites et grandes qui m’arriveront et dont il me commettra la conduite, y faisant tranquillement ce que je pourrai, mais surtout les lui recommandant souvent, et m’appuyant surtout en son aide puis, j’acquiescerai à ce qu’il lui plaira qui en su»ède et les affaires et autres événements plus difficiles et [65] scabreux, je les remettrai au plus secret de sa divine Providence. Amen.

Je supporterai, avec compassion, le prochain, sans m’aigrir de ses fautes ni péchés, considérant que si Dieu ne m’aidait je ferais pire; je lui ferai tout le bien que je pourrai et jamais aucun mal, moyennant la grâce divine. Amen.

(Suivent deux autres billets que l’on supprime parce qu’ils se retrouvent dans le PETIT LIVRET sous les numéros 53 et 58.)

SIXIÈME PAPIER.

Dieu m’a fait voir, ce matin, en l’oraison, que je ne me dois plus du tout voir ni regarder, mais lui seul, cheminant à yeux clos, appuyée sur mon Bien-Aimé Jésus, sans vouloir voir ni savoir le chemin par où il me conduira, ni non plus avoir aucun soin de chose quelconque, non pas même de lui rien demander, mais demeurer simplement toute perdue et reposée en lui, en ce très-pur regard, sans mélange d’autre chose. Dieu soit béni dans mon cœur.

VIVE + Jésus. AVIS DE NOTRE SAINT FONDATEUR A NOTRE DIGNE MÈRE, COPIÉS PAR ELLE-MÊME, DANS LE PROPRE LIVRE DE SES CONSTITUTIONS, PRÉCIEUSEMENT GARDÉ A NOTRE MONASTÈRE DE RENNES103.

Je désire que vous soyez extrêmement humble et petite à vos yeux, douce, condescendante et simple comme une colombe, que vous aimiez votre abjection, et la pratiquiez fidèlement, [66] employant de bon cœur toutes les occasions qui vous arrive­ront pour cela, Ne soyez pas prompte à parler, ains répondez tardivement, humblement, doucement, et dites beaucoup en vous taisant par la modestie et égalité.

Supportez et excusez fort le prochain et avec une grande dou­ceur de cœur.

Ne philosophez point sur les contradictions qui vous arrive­ront; ne les regardez point, mais, Dieu, recevant toutes choses sans exception de la main de Dieu, acquiesçant à tout très simplement.

Faites toutes choses pour Dieu, unissant ou continuant votre union par de simples regards ou écoulements de votre cœur en lui.

Ne vous empressez de rien, faites toutes choses tranquille­ment, en esprit de repos. Pour chose que ce soit, ne perdez votre paix intérieure, quand bien tout bouleverserait; car qu’est-ce que toutes les choses de cette vie, en comparaison de la paix du cœur?

Recommandez toutes choses, tout à Dieu, et vous tenez coye et en repos dans le sein de sa paternelle Providence.

En toutes sortes d’événements, n’arrêtez votre vue ailleurs; soyez fidèlement invariable en cette résolution, de demeurer en une très simple unité et unique simplicité de la présence de Dieu, par un amour de parfaite confiance, vous délaissant à la merci de l’amour et du soin éternel que la divine Providence a pour vous. Quand vous trouverez votre esprit hors de là, rame­nez-l’y doucement, et très simplement. Demeurez invariable en la très sainte nudité d’esprit, sans vous revêtir jamais d’aucun soins, désirs, affections ni prétentions quelconques, sous quel­que prétexte que ce soit.

Notre-Seigneur vous aime, il vous veut toute sienne. N’ayez plus d’autres bras pour vous porter que les siens, ni d’autre sein pour vous reposer que le sien et sa Providence; n’étendez [67] votre vue ailleurs et n’arrêtez votre esprit qu’en lui seul. Tenez votre volonté si simplement unie à la sienne que rien ne soit entre-deux; oubliez tout le reste, ne vous y amusant plus; car Dieu a convoité votre nudité et simplicité; demeurez là en re­pos, en esprit de très simple confiance. Prenez bon courage et vous tenez humble devant la divine Providence. Ne désirez rien que le pur amour de Notre-Seigneur.

Ne refusez rien, pour pénible qu’il soit. Revêtez-vous de Notre-Seigneur crucifié; aimez-le en ses souffrances, et faites des oraisons jaculatoires là-dessus. Amen. Amen.

Faites bien ceci, ma très chère Mère, ma vraie fille ; mon âme et mon esprit vous bénit de toute son affection, et Jésus soit celui qui fasse, en nous, de nous, par nous, et pour lui, sa très adorable volonté. Amen.

J’ai, grâce à Dieu, les yeux fixés sur cette éternelle Provi­dence, de laquelle les décrets seront à jamais les lois de mon cœur.

FRANÇOIS, évêque de Genève.

ORAISON A NOTRE SAINT FONDATEUR, COMPOSÉE PAR NOTRE DIGNE MÈRE,
ET ÉCRITE DE SA PROPRE MAIN DANS LE MÊME LIVRE.

[…]

RÈGLEMENT DE RETRAITE DE NOTRE SAINTE MÈRE.

LE MATIN. [Lever, cinq heures et demie.] Dès que je suis habillée, et que j’ai lu mon point d’oraison, je la fais ; à la fin de laquelle je dis Prime [sept heures], puis me retire pour faire nos petites affaires; ensuite, quelques petites pratiques de mortification, qui ne sont ni longues ni pénibles, car il ne se faut pas accabler.

Après, je fais un peu de lecture ; j’en fais peu, car il me semble que de beaucoup lire m’accable l’esprit; après, je me repose un peu en Dieu, et fait quelque peu d’ouvrage.

Quand on sonne l’Office [huit heures et demie], et que je n’y vais pas, je le dis tout bas, puis je lis mon second point [69] d’oraison ; après, si j’ai du temps avant la sainte messe, je me tiens doucement auprès de Notre-Seigneur. S’il fait beau temps, je vais un peu me promener; ensuite la messe [neuf heures], après laquelle je fais l’oraison, puis l’examen, après lequel on va dîner [dix heures et demie].

L’APRÈS-DÎNER. La récréation : si je puis ne point parler aux Sœurs104, je la vais prendre au jardin, en un lieu où je puisse être seule, pour me divertir spirituellement, chantant quelques cantiques, et aspirant en Dieu comme le poisson dans la mer, l’éponge dans l’eau, ou l’oiseau dans l’air ; ainsi l’esprit s’occupe en se récréant. Et j’aime mieux la récréation depuis midi jusqu’à l’obéissance [c’est-à-dire de midi à midi et demi], ou bien, après, je fais demi-heure de lecture.

Après, je m’occupe à notre ouvrage en faisant des retours d’esprit vers Dieu, si je n’ai point d’occupation particulière ; si j’ai quelque attrait, je tâche d’y demeurer simplement. Je prépare mon point d’oraison que je fais à deux heures.

Quand on sonne Vêpres [trois heures], si je ne vais pas à l’Office, je les dis; puis je vais me promener comme à la récréation du matin; ensuite, je dis le chapelet, si je ne l’ai pas dit. Après, je lis un peu et prépare mon point d’oraison105 et un chapitre de l’Amour de Dieu. [Six heures, souper et temps libre.]

À huit heures et un quart, je vais au chœur pour faire une petite revue de ce qui s’est passé durant le jour, tant des biens revus, par les lumières et bons mouvements, que des fautes, négligences et pertes de temps, dont je demande pardon à Dieu et fais résolution d’être plus fidèle. [Huit heures et trois quarts, Matines.][70]

Après chaque oraison, il est bon de se remémorer les bons mouvements que Dieu a donnés.

Les premiers jours de retraite, je prends des saints protec­teurs, sous l’assistance desquels je fais ma solitude. On en prend selon les voies : en l’illuminative, ceux qui sont allés suivant le Fils de Dieu; en l’unitive, ceux qui sont parvenus, dès cette vie, à des unions spéciales avec Dieu.

Le dernier jour de la retraite, il faut revoir ce que Dieu a donné et versé dans le cœur, par des lumières pour l’amende­ment; et, ayant connu, relié et serré plus fortement ce qu’on a donné à Dieu, il faut faire la conclusion et prendre congé de Notre-Seigneur, ou plutôt l’emporter avec soi, ne se contenter pas de sa bénédiction, mais de Lui, qui est le Dieu de toutes bénédictions. Il viendra avec nous, si nous l’en pressons, comme les disciples d’Emmaüs, dans le logis et négoce d’ici-bas, tandis qu’il nous laissera dans cette vallée de larmes et de misères; et, après, il faut espérer qu’il nous mènera avec lui en sa gloire.

Le lendemain de la retraite, il faut lire le chapitre III du Xe livre de l’Amour de Dieu pour faire la conclusion.

DISPOSITIONS POUR FAIRE UNE BONNE RETRAITE.

[…]



.EXHORTATIONS

.EXHORTATIONS (FAITES EN CHAPITRE) SUR PLUSIEURS POINTS DE LA RÈGLE DE SAINT AUGUSTIN

.EXHORTATION I SUR LE SECOND CHAPITRE DE LA RÈGLE. (Faite vers 1630.)

Que vous observiez ce pourquoi vous êtes assemblées et congré­gées, qui est que vous habitiez unanimement en la maison et que vous n’ayez qu’une âme et un cœur en Dieu.

Voici une règle grandement importante, que vous observiez ce pourquoi vous êtes assemblées et congrégées. Pourquoi sommes-nous ici toutes assemblées dans ces cloîtres, mes chères Sœurs, sinon pour nous unir à Dieu par l’entière, ponctuelle et exacte observance de nos règles, constitutions et tout ce qui concerne notre petit Institut?

Nous sommes encore assemblées afin de prier Dieu pour les peuples ; et j’ai pensé que je devais dire à mes Sœurs la grande misère où se trouve cette pauvre ville, ayant grandement peur que nous ne soyons pas assez soigneuses de prier et invoquer Dieu pour cela, en quoi, certes, nous serons fort responsables devant Dieu ; car, mes chères Sœurs, nous ne souffrons rien; nous avons tout ce qu’il nous faut ; rien ne nous manque du nécessaire; nous ne voyons pas la misère où le pauvre peuple est réduit ; je vous le dis, afin que je ne sois pas responsable, devant Dieu, de ne pas vous l’avoir fait savoir. Le pauvre peuple donc est réduit en cette extrémité, que l’on craint que la popu­lace ne se jette en désespoir si Dieu ne l’assiste : les trois fléaux de la divine justice sont sur lui ; la peste, la guerre et la famine le frappent. La maison de Monseigneur de Genève106 est en un péril évident, et c’est une chose étrange de ce que ce bon Sei­gneur fait pour son peuple : il le sert et distribue son bien avec une joie et allégresse si grande, que j’en demeure tout étonnée. [76]

Or, mes chères Sœurs, c’est l’une des choses pour laquelle nous sommes assemblées, que de prier pour le public, et je vous conjure de le faire soigneusement, car la charité vous y oblige.

Suppliez Notre-Seigneur d’apaiser son ire de dessus son peuple, de retirer sa fureur de dessus ses enfants ; criez-lui merci pour tous; invoquez sa miséricorde; conjurez son Cœur amoureux de nous exaucer. Vous savez que David ayant choisi le fléau de la peste, il vit, en moins de rien, soixante-dix mille hommes mourir; il eut recours à Dieu d’un esprit humilié; il fut exaucé et Dieu retira son ire. Nous faisons des pénitences, jeûnes, disciplines, prières et oraisons, il est vrai, et je suis bien aise de vous y voir affectionnées ; mais cela ne servira de guère, si nous n’y appliquons nos cœurs et nos affections ; possible que si nous étions soigneuses et ferventes à supplier la divine Majesté, qu’elle nous exaucerait. Je désire que nous le fassions sérieusement, et, en particulier, pour Monseigneur et toute sa maison ; car, si elle était infectée, les pauvres en pâtiraient extrêmement107

EXHORTATION IV SUR LE DIXIÈME CHAPITRE DE LA RÈGLE.

Que votre habit ne soit pas remarquable, et n’affectez pas de plaire par les habits du corps, mais par les habitudes du cœur, etc.

Voyez-vous, mes Sœurs, cette règle défend les affectations, les petites complaisances qui se pourraient prendre vainement aux habits extérieurs; mais elle ne défend point la propreté et bienséance religieuse que nous sommes obligées de garder ; et l’on ne verra jamais une fille qui aime bien sa vocation, mal propre; car, elle honore son saint habit, elle le respecte sans affectation. Pourtant, l’on voit quelquefois des âmes si pleines du désir de contenter les créatures, que leur contenance extérieure en est désagréable, qu’elles sont toujours en peine, et ont si peur de dire quelque chose qui soit trouvé mal, qu’elles sont en perpétuelle alarme et examen; ne faisons pas ainsi, mes chères Sœurs, mais tâchons de plaire à Dieu par les saintes habitudes du cœur, et, pour cela, ayons grand soin de nos âmes et peu de nos corps.

Il me vient en pensée de vous dire ce que notre Bienheureux Père m’a souvent dit : Mon âme est aux hasards si je ne la porte en mes mains; examinez souvent, me disait ce Bienheureux, si vous avez votre âme en vos mains, si quelques passion, trouble ou inquiétude ne vous l’a point emportée ; voyez si vous l’avez à votre commandement, ou bien si elle est engagée en quelque affection; et, si vous voyez qu’elle vous a échappé, avant toutes choses, cherchez-la et la reprenez. Mais, souvenez-vous qu’il la faut prendre doucement et bellement; car, si vous la vouliez prendre à force de bras, vous l’effaroucheriez. Voilà ce que ce Bienheureux m’enseignait, et voilà ce que je vous conseille. Portez, tenez, et gardez soigneusement votre âme entre vos mains, pour la pouvoir toujours veiller, et avoir l’œil dessus ses mouvements. Regardez souvent si quelque inclination ne la blesse point, si quelque aversion ne la ternit point, si quelque passion déréglée ne l’ôte point de son assiette, si quelque affection impure ou nuisible ne vous l’a point déjà ravie; puis, tout doucement, réparez ce désordre, la remettant en son lieu, qui est Dieu, son vrai centre; voir encore si elle est bien disposée à tout ce qu’il plaira à Dieu, bien soumise à tout ce qu’il permet d’arriver; si elle est bien contente et indifférente du doux et de l’amer, et à ces divines volontés. Regardez encore si cette chère âme est en état pour être rendue au Seigneur, qui vous l’a donnée, quand il vous la demandera. Enfin, mes chères Sœurs, je vous supplie de faire comme ceux qui tiennent en leurs mains des choses qu’ils ont peur de perdre; ils les tiennent soigneusement et les regardent souvent, ne les exposent point au danger de les égarer; ainsi regardez souvent votre âme, ne l’exposant point à nul dangers. Ainsi faisant, vous la porterez en vos mains, et la posséderez ; c’est le grand bonheur de l’homme que de posséder une chose si digne que son âme. [80]

.EXHORTATION VII SUR LE SEIZIÈME CHAPITRE DE LA RÈGLE. (Faite le 19 janvier 1630)

Ayez toutes vos robes en un lieu, sous la garde et charge d’une Sœur ou deux, ou d’autant de Sœurs, etc.

Ce n’est pas tout d’entendre lire nos règles, ni de les lire nous-mêmes, bien que je vous assure que c’est la meilleure lecture que nous saurions faire, si nous la faisions comme nous sommes obligées, avec attention, pesant et ruminant toutes ces paroles qui sont d’une grande perfection. Voici un article qui nous montre comme nous devons recevoir, sans choix, ce qui nous est donné pour notre usage; je dis pour notre usage, parce que la charitable religion nous donne bien nos nécessités pour en user, mais non jamais pour en jouir, en telle sorte que, simplement et justement, nous n’ayons de toutes les choses terrestres et extérieures que le simple usage. C’est un des grands vœux que nous ayons faits que celui de la pauvreté; je crains que nous ne pesions pas assez le dénuement à quoi il nous oblige d’aspirer, pour aller à la perfection; je sais bien que qui se voudrait grossièrement contenter d’observer ce vœu pour être sauvé, il n’est requis que de n’avoir rien de ce monde, pour petite qu’elle soit, en particulier.

Mais, en quoi pensez-vous, mes chères Sœurs, que consiste la très pure pauvreté et l’excellente observation de cette vertu? [84] Elle consiste, non seulement à n’avoir rien de propre, et ne se point attacher à ce que l’on nous donne pour notre usage; mais elle nous fait réjouir de ce que les choses nécessaires nous man­quent, et que le moindre de la maison nous est donné; et, s’il était permis de faire choix, l’âme vraiment pauvre ne prendrait, pour sa part, que ce que les autres auraient rebuté et les choses plus viles. Et, non seulement, cette parfaite pauvreté est dénuée des habits, lits, chambres, vivres, et autres choses, mais, pas­sant plus avant, elle va jusqu’en l’intime du cœur et de l’es­prit, dénuant l’âme des choses les plus savoureuses et spi­rituelles, faisant pratiquer une excellente pauvreté d’esprit, la dépouillant des désirs ardents et superflus de perfection, lui cachant son avancement, et faisant souffrir avec soumis­sion la nudité et soustraction des biens intérieurs, lui faisant voir toutes les autres s’avancer, et, elle, demeurer pauvre, nue et imparfaite ; alors il faut faire valoir la sainte pauvreté de cœur, et, se réjouissant de voir le bien des autres, se plaire qu’ils voient notre pauvreté, imperfection, misère et défaut.

La vertu de pauvreté requiert encore une entière démission de jugement, de volonté, de corps, d’esprit entre les mains de nos supérieurs, en sorte que nous soyons pauvres de tout cela, n’en voulant ni l’usage, ni la disposition. Bref, l’âme pauvre doit aspirer à un tel dénuement de tout ce monde que sa vie soit toute angélique.

La pauvreté parfaite nous appelle encore à ne pas disperser nos affections parmi les créatures, ains à vouloir être pauvre de leur amour. Vous savez combien c’est une chose dangereuse en une famille religieuse que ces affections particulières, lesquelles détruisent entièrement la charité commune, et sont fort contraires à la parfaite pauvreté d’esprit et nudité de cœur, qui se dépouille de tout, n’excepte rien. Est-ce être conforme à nos vœux quand nous nous attachons à un monastère, plus qu’à un autre [85] où l’obéissance nous voudrait envoyer, ou bien s’attacher à une sœur, à une supérieure, chose grandement préjudiciable à l’âme; cela dissipe les pensées, embrouille l’esprit, salit le cœur et, comme je dis, préjudicie à l’union commune, et enfin, ces affections déréglées sont de petits entre-deux entre Dieu et l’âme. L’épouse était bien assurée de la nudité de son cœur, quand elle disait ardemment : Mon Ami est tout mien, et je suis toute sienne.

Or, nous le pouvons dire avec elle, mes chères Sœurs, lors­que notre propre conscience nous dictera que, comme elle, nous n’avons aucune affection que pour ce céleste Époux que nos âmes ont choisi; car il est tout assuré que tant que nous se­rons attachées à quelque chose, hors de lui, nous ne serons pas pleinement et entièrement jointes à lui. L’âme qui veut jouir ou posséder quelque chose hors son Dieu, n’en jouira, ni ne pos­sédera jamais entièrement et parfaitement son Dieu ; car, qui cherche autre chose que Dieu, ne mérite pas d’avoir Dieu. Je ne trouve point de plus grande folie que d’attacher son cœur aux choses périssables et misérables de ce bas monde. Ce malheur provient parce que nous n’élevons pas assez nos pensées vers l’éternité; nous ne regardons pas assez les vrais biens qui nous attendent. Ah ! mes Sœurs, secouez de vos pieds la fange et la poussière de cette vie transitoire et périssable, je veux dire que vous ôtiez de vos affections tout ce qui n’est pas purement Dieu et pour Dieu, et selon son bon plaisir, et vous conjure, au nom de Notre-Seigneur, de considérer attentivement l’étroite obligation que nous avons de bien garder cette pauvreté, et jusques où elle s’étend. Bienheureuses seront celles d’entre nous qui pourront dire avec vérité à l’heure de leur mort : Voici, Seigneur, que, pour vous, tout le temps que j’ai vécu en religion, j’ai été pauvre et nue des choses terrestres, et main­tenant je m’en vais légèrement, toute dénuée, entre vos bras, car rien d’ici-bas ne m’attache. Comme au contraire, malheur [86] à celles qui, à ce dernier passage, seront trouvées propriétaires. Dieu nous défende, par sa miséricorde, de vouloir rien posséder, sinon Lui et sa grâce, son amour et sa gloire éternelle.

.EXHORTATION IX SUR LE SEIZIÈME CHAPITRE DE LA RÈGLE (SUITE).

Que tous vos ouvrages se fassent en commun, avec plus de soin et d’allégresse ordinaire, que si vous les faisiez pour vous-mêmes, en particulier, car la charité de laquelle il est écrit, qu’elle ne cherche point les choses qui sont à elle, etc.

Cet article seul, bien observé, suffirait pour nous rendre parfaites, mes chères Sœurs, et à nous établir dans l’entière pratique de toute la règle. Tout ne consiste pas, comme je [88] vous le dis souvent, à avoir des belles règles, et à les porter dans sa poche, mais il faut les pratiquer, les lire et considérer mûrement.

Si nous faisons nos ouvrages en la manière qu’il est dit, et avec l’esprit que cette sainte règle nous ordonne, mes chères Sœurs, nous les ferons bien et avec une douce joie, d’une humeur toujours égale, sans nous mettre en peine à quel autre ouvrage nous serons employées, puisque, comme je vous disais samedi passé, il n’y a pas de marque plus évidente qu’une fille travaille à la vraie vertu, que de la voir en une pleine indifférence pour toutes les choses extérieures : nous ne devons pas même penser ce que l’on fera des ouvrages, ni ce qu’ils deviendront.

Ne préférez point, dit la règle, les commodités propres aux communes, ains les communes aux propres; ô Dieu, que la pratique de ce point est excellente! et que cette règle est propre à faire reluire en nous la sainte charité qui est la reine de toutes les vertus. Cette seule règle bien observée est suffisante pour nous faire parvenir à la plus haute perfection, c’est celle qui nous unit parfaitement avec le cher prochain, et qui nous porte en même temps à l’union avec Dieu, la plus intime que l’on puisse avoir en cette vie. Ainsi, je vous supplie, mes Sœurs, de lire souvent un article si précieux de notre règle, d’en parler dans les récréations, de m’en faire des demandes, et je vous en dirai toujours des nouvelles merveilles, ce me semble : j’en ai bien parlé dans les Réponses, mais je ne vous en ai point enseigné cinquante pratiques, mais, que dis-je cinquante! plus de mille et millions se peuvent faire sur ce point, de préférer les commodités communes aux propres.

Quelles bénédictions, mes chères Sœurs, de voir reluire cette sainte vertu dans une communauté! que c’est une chose agréable à voir que les frères qui habitent unanimement [89] ensemble : Dieu est toujours au milieu d’eux. Mes filles, je ne peux pas m’étendre davantage sur ce sujet : je finis par les paroles que me dit un jour mon Bienheureux Père : que pour être vraies servantes de Dieu, il faut être toujours douces et charitables envers notre prochain. »

.EXHORTATION X SUR LE DIX-SEPTIÈME CHAPITRE DE LA RÈGLE. (Faite le mars 1630)

..... Le soin de celles qui sont malades, ou de celles qui après la maladie ont besoin d’être ravigotées, ou de celles qui sont, etc.

Mes chères Sœurs, nous sommes toutes sujettes aux maladies à cause de l’infirmité de cette chair corruptible : or, pour cela, cette règle nous donne des grands enseignements. Le soin de celles qui sont malades, dit-elle, doit être enjoint à quelqu’une, pour nous montrer, mes chères Sœurs, que quand nous aurons du mal, ce n’est pas à nous d’avoir soin de notre santé, de nos soulagements, ni de chose quelconque, sinon de nous soumettre à Dieu amoureusement, et recevoir humblement tout ce qui nous sera donné comme notre Bienheureux Père l’enseigne au Directoire; ce n’est donc pas à nous de savoir si ceci ou cela nous serait bon, c’est à celle, à qui la sainte obéissance nous a commise, qui doit avoir l’œil sur nos nécessités. Vous, mes chères filles, qui êtes sujettes à être malades, vous êtes bienheureuses d’avoir cette occasion de souffrance, et ne devez avoir aucun souci que d’acquiescer au bon plaisir de Dieu, vous tenir proche de sa Majesté, et lui offrir vos douleurs, demeurant paisibles, humbles, suaves et indifférentes. Les infirmières, et celles à qui l’obéissance donne soin de servir [90] quelques Sœurs, sont obligées, par cette règle, de considérer ce qu’elles jugent être nécessaires à chacune; puis, l’ayant demandé, le distribuer sans choix, ni sans inclinations, sans regarder ni avoir égard que de la nécessité, charité cordiale, et, comme dit cette règle : Celles qui ont l’honneur de servir les Sœurs le doivent faire gaiement, amoureusement, soigneusement, sans ennuis, sans plaintes, sans murmures. Que s’il arrivait que quelqu’une de celles que vous servez exige de vous plus que la raison, et que vous ne lui pouvez donner, souffrez, ne dites mot, avertissez-en seulement la supérieure, charitablement, ou devant elle, ou en particulier ; surtout ne vous lassez point de les servir ou secourir; car vous savez que la charité est bénigne, patiente, supportant tout.

O Dieu! quand nous sommes malades, non plus qu’aux autres temps, il ne faut rien demander, ni rien refuser, s’il se peut, mais exposer sa nécessité simplement, disant, Ma Sœur, j’ai froid à la tête ou à l’estomac, j’ai soif, et ainsi des autres, puis, demeurer indifférente ; que celle qui a soin de nous ordonne ce qu’elle voudra, nous n’y devons plus penser; ainsi fit notre bon Sauveur sur le lit de ses douleurs en la sainte croix ; il ne demanda pas à boire, ains dit seulement j’ai soif et demeura indifférent de ce que l’on lui donnerait, et suça de ses divines lèvres le fiel qu’on lui présenta. De plus, il faut recevoir ce qu’on nous donne comme des pauvres reçoivent l’aumône : nous avons fait vœu de pauvreté le pauvre, quand il demande l’aumône, ne dit pas : Donnez-moi ceci ou cela, ains il dit que, pour l’amour de Notre-Seigneur, on lui fasse l’aumône. Hélas ! mes chères Sœurs, par notre vœu nous sommes plus pauvres que les pauvres eux-mêmes, et tout ce que la religion nous donne, c’est par charité et pour l’amour de Dieu ; tâchons de le recevoir de la sorte ; si nous le faisons, Dieu nous bénira, et il n’y aura jamais parmi nous de plainte, de murmure et de chagrin, ains des actions de grâce et de reconnaissance. [91]

EXHORTATION XI SUR LE DIX-SEPTIÈME CHAPITRE DE LA RÈGLE (SUITE).

S’il y a quelque douleur cachée au corps de la servante de Dieu, qu’on la croie simplement sans doute.

Grâce à Dieu, mes chères Sœurs, le charitable support des infirmes règne parmi nous. Mais, savez-vous sur quoi je veux vous parler à ce propos? C’est sur une certaine bizarrerie d’amour-propre qui se glisse en quelques-unes, qui est que lorsqu’elles ont quelque mal, elles ne le veulent pas dire à leur supérieure, mais que les autres le disent ; cela ne peut procé­der d’autre source que d’orgueil; l’on veut faire semblant d’être bien généreuse et de ne point dire son mal, mais il le faut faire connaître. Se tenir tantôt sur un pied, tantôt sur l’autre, se frotter le front, faire l’essoufflée, cela n’est-il pas bien joli à des servantes de Dieu? Enfin, on veut que la supérieure devine notre mal, et qu’elle nous dise gracieusement : Ma fille, vous [92] trouvez-vous mal? allez-vous-en vous coucher ou prendre quelque chose. Je vous déclare, mes Sœurs, que quand je m’apercevrai de cette tricherie, que je vous tromperai bien; car je vous laisserai souffrir avec votre amour-propre, et ne ferai pas semblant de vous voir. Quand vous viendrez dans la simplicité de votre règle me dire : Ma Mère, j’ai tel mal, alors, de tout mon cœur, je vous permettrai ce que je croirai devant Dieu vous être propre; autrement, je vous dirai : Vous n’êtes pas simple, vous en pâtirez; car, mes Sœurs, il faut aller dans le grand chemin de la règle; toutes ces façons sont trop molles pour une fille de la Visitation, qui doit être généreuse, courageuse et forte. Nous faisons cela sous le prétexte d’observer le document de notre Bienheureux Père, de ne rien demander. Pardonnez-moi, mes chères Sœurs, nous n’en sommes pas encore là; car, quand nous y serons, nous souffrirons entre Dieu et nous, sans en rendre du témoignage, ni sans vouloir que les autres nous plaignent et disent notre mal.

Je ne m’étonne pas de quoi nous ne sommes pas encore à cette haute perfection, mais je m’étonne comme quoi nous faisons ces enfances; de vrai, cela me déplaît bien fort, et je vous prie de vous en corriger. Il semble que nous voulions faire comme un prédicateur à un de ses auditeurs qu’il reprenait d’un vice : Je ne te nommerai pas, mais je te jetterai mon bréviaire. Je ne dirai pas que j’ai mal à la tête, mais je la tiendrai tant et ferai tant de grimaces, que celles qui seront auprès de moi s’en apercevront et le diront pour moi; cela est si fade que j’ai honte que des filles de la Visitation le fassent. Mes chères Sœurs, si vous avez mal, venez le dire simplement, l’on vous soulagera charitablement, sans faire tous ces détours qui sont tant éloignés de l’esprit de simplicité.

De plus, celles qui sont à l’infirmerie ne s’assujettissent pas, ains sortent de l’infirmerie, et se vont promener sans congé de l’infirmière, qui ne sait par après où elles sont. Voyez-vous, mes [93] chères Sœurs, nous ne savons pas bien notre leçon : nous ne sommes à l’infirmerie que pour obéir; celles qui ne le font pas, certes, elles montrent bien qu’elles n’ont point de vraie vertu. Quand nous sommes à l’infirmerie, nous y sommes comme les novices au noviciat, et les infirmes ne doivent point sortir sans la licence de leur infirmière, non plus que les novices du noviciat, sans la licence de leur directrice. Or sus, que l’on fasse profit de ceci, je le dis pour toutes, parce que toutes sont sujettes à être malades; et plût à Dieu que toutes sussent bien le mérite qu’il y a dans la souffrance et l’humble soumission, car nous ne serions pas si tièdes à employer les occasions, lesquelles nous agrandissent devant Dieu. Bienheureuse est l’âme qui ne cherche que Dieu, sans aucune propre satisfaction, soit en la santé, soit en la maladie; car elle a toujours la paix du cœur.



.EXHORTATION XIII SUR LE VINGTIÈME CHAPITRE DE LA RÈGLE. (Faite le 23 mars 1630)

…Celle qui ne veut pardonner à sa Sœur ne doit point espérer de recevoir le fruit de l’oraison; mais celle, laquelle ne veut jamais demander pardon, ou qui ne le demande, etc.

C’est une pratique qui doit être en grand usage parmi nous, que, dès que nous connaîtrerons avoir tant soit peu fâché une de nos Sœurs, nous lui en devons demander pardon, soit que nous ayons dit quelques paroles mortifiantes, ou sèches, ou contrariantes, ou pour ravaler, ou pour désapprouver, ou même fait quelque action qui ait pu fâcher, et, cela, le faire rondement, franchement et de bon cœur. Celle qui ne veut pas pardonner à sa Sœur, dit notre sainte règle, ne doit point espérer de recevoir le fruit de l’oraison. Certes, c’est un grand malheur, et bien à craindre pour une âme religieuse qui est close dans un cloître, de se rendre incapable de recevoir le fruit de l’oraison, pour une tricherie et des chimères qui ne valent pas le parler; mais, savez-vous ce que c’est que le fruit de l’oraison? Ce sont les solides vertus, l’intime et savoureuse union de l’âme avec Dieu, la supplantation des ennemis de l’âme, l’assujettissement de la nature, et le renoncement de tout ce monde et mille autres que je ne pourrais dire en peu de temps : eh bien! une Sœur nous a fâchée; il faut lui pardonner de bon cœur, et non seulement cela, mais, par un acte d’humilité intérieure, reconnaître devant Dieu, et faire confesser à notre propre cœur, que c’est sans sujet que nous nous sommes ombragées, et que c’est l’orgueil et propre estime qui est en nous qui nous fait prendre en mauvaise part ce que l’on nous dit, et ainsi toujours pardonner, [98] parce que Notre-Seigneur n’a point dit : Pardonnez sept fois, mais septante fois sept fois ; cela veut dire autant de fois qu’il nous offensera; et, ce bon Dieu même, soudain que le pécheur retourne à lui, il le reçoit en son amitié. Or, parce que nous sommes faibles et chétives créatures, il faut, après que l’on nous a fâchées, et même après avoir pardonné, regarder au fin fond du cœur s’il ne reste point de petite froideur ou amertume contre la Sœur, et si nous en trouvons un seul brin, l’arracher de nous et le jeter arrière, pour nous rendre capable de recevoir le fruit de l’oraison, qui est, comme j’ai déjà dit : les vertus et encore les visites de Dieu envers les âmes qui sont si heureuses de ne vouloir que Lui; c’est l’un des grands et des principaux points et fruits de la religion, et le principal de la vie monastique, que l’union, tant avec Dieu qu’avec le prochain; la belle et agréable chose ! Oh! que c’est une chose excellemment bonne, que de voir les Sœurs d’un même Institut habiter en union et conformité! cela attire toutes sortes de bénédictions sur elles. Des cœurs unis en charité sont des vases propres à recevoir les grâces célestes, et les cœurs désunis périssent.

Je vous supplie, mes chères Sœurs, demeurez liées et unies ensemble par le lien de paix et de charité, vous prévenant, comme dit la constitution, en honneur et respect; que si, par fragilité humaine, vous fâchiez quelqu’une de vos Sœurs, soyez soudain à ses pieds pour lui en requérir pardon. Si vous faites cela avec humilité, je vous puis assurer que vous attirerez beaucoup de bénédictions sur vous et toucherez le cœur de celles à qui vous demanderez pardon, lesquelles vous en aimeront mieux que si vous n’aviez point failli ; et, certes, il ne nous doit point fâcher, dit le grand saint Augustin, de produire les remèdes par la même bouche qui a fait les blessures. Nous devons nous estimer heureuses de pouvoir, par un acte d’humilité, réparer ces fautes envers nos Sœurs, et c’est la juste raison que si nous [99] avons jeté, à la volée, quelques propos qui aient blessé le cœur de notre Sœur, la même langue qui a fait cette plaie y applique l’onguent pour la guérir. Vraiment, celles qui sont soigneuses de cette pratique font un acte d’humilité fort agréable à la divine Majesté, qui, étant le Dieu d’amour, d’union et de paix, veut que la dilection suave, la paix tranquille, et la sainte union cordiale et charitable règnent entre ses enfants.

Mais nous ne devons pas attendre que l’on nous vienne rechercher pour nous demander pardon, ains nous devons aller à celle qui nous a fâchée; je sais bien que ceci est quelque chose au-dessus du commun; aussi devons-nous tendre à l’excellente vertu. Il faut donc, soudain qu’une Sœur nous a dit une parole sèche, prendre le temps convenable pour nous jeter à ses pieds, la priant de nous pardonner notre peu de cordialité, ou de condescendance, ou l’imprudence que nous pouvons avoir commise à son endroit, qui lui ont donné sujet de mécontentement; cette humble accusation de nous-mêmes est agréable et suave aux yeux de la divine Bonté. Cela nous y doit rendre fort attentives, tant pour demander pardon bien humblement, que pour pardonner franchement; ce que faisant avec fidélité, nous mériterons de recevoir les fruits de l’oraison, de la sainte union et charité fraternelle et cordiale, et nous pourrons dire, dans une humble et fidèle confiance : Pardonnez-nous, Seigneur, comme nous pardonnons à nos prochains. [100]

.EXHORTATION XVI SUR LE VINGT-QUATRIÈME CHAPITRE DE LA RÈGLE. (Faite en 1630)

Or, afin que toutes ces choses soient gardées, et que si quelque chose n’est pas observée elle ne soit pas pourtant négligée, etc.

En ce chapitre, le grand saint Augustin n’exclut rien : il veut que tout ce qui est de notre Institut soit observé par toutes les Sœurs, sans exemption, si que chacune de nous devrait avoir sa règle devant ses yeux, et en savoir toutes les paroles sur le bout du doigt, par manière de dire, puisque chacune doit observer tout ce qui est contenu en icelle, ce qui n’est pas petite chose, car elle nous achemine au plus haut de la perfection chrétienne et religieuse.

Notre règle et notre manière de vie ne consistent pas en beaucoup de choses extérieures; mais elles consistent en un ardent [104] amour de Dieu et zèle de sa gloire, en une parfaite résignation et abnégation de nous-mêmes, en une véritable humilité et simplicité de cœur : voilà ce que le monde ne connaît pas et de quoi l’œil humain ne tient pas grand compte, et c’est ce que nous devons observer, puisque nous sommes ici assemblées pour vivre selon ces saintes règles qui nous marquent ce chemin, chemin véritablement dur à la chair, amère à l’esprit; mais suave au cœur, doux à l’âme, qui s’unit, par cette voie de la mort de soi-même, à son Dieu.

Or, parce que le grand Père saint Augustin savait bien que, tandis que nous sommes çà-bas, nous sommes sujettes à chopper, voire, à tomber quelquefois, il a ajouté en ce chapitre : Si quelque chose n’ est pas observée, qu’ elle ne soit pas pourtant négligée. Ains que l’on ait soin de réparer au plus tôt le défaut. Ce n’est rien, mes très chères Sœurs, de manquer un peu de condescendance, de promptitude à l’obéissance, pourvu que cela ne soit pas volontaire, ains par surprise et rarement, et que ce défaut soit soudain réparé ; c’est donc contre la règle de croupir en ses fautes; car, comme vous voyez, elle requiert une prompte correction. Il faut réparer au plus tôt ce défaut, c’est-à-dire, soudain que vous vous connaîtrez fautives en quelque point de votre règle, regardez soudain devant Dieu d’où procède ce mal, et, l’ayant découvert, appliquez-y d’abord le remède; par exemple : une Sœur connaît qu’en peu de temps elle a fait trois ou quatre manquements de promptitude à l’obéissance, ou de cette humble et douce condescendance qui nous est tant recommandée, elle doit regarder si c’est par inclination d’achever un bout de filet, ou par quelque négligence ou paresse d’esprit; si elle manque à la condescendance, regarde si c’est par contrariété, par sécheresse de cœur ou telle autre; et, ayant découvert la source de son mal, qu’elle y applique soudain le remède qui y est contraire, mortifiant généreusement ses petites inclinations ou humeurs pour s’assujettir à la sainte règle ; ainsi faisant, [105] bien que nous ne puissions pas absolument éviter de chopper, nous éviterons pourtant la négligence, réparant ainsi nos défauts, lesquels n’étant pas faits par une volonté malicieuse, ne sont pas beaucoup désagréables aux yeux de la divine Majesté.

C’est principalement à la supérieure de prendre garde que les manquements contre la règle ne règnent pas; il est vrai, mais c’est aussi à la fidélité que chacune aura à se relever promptement ; c’est encore aux surveillantes à avoir l’œil attentif, afin que rien de l’observance extérieure ne se néglige. En somme, mes chères Sœurs, c’est à chacune de veiller continuellement sur son cœur, pour voir si elle observe toutes les paroles de cette sainte règle qu’elle doit porter écrite, car c’est pour nous le chemin de la vraie vie, et la porte par laquelle nous entrerons aux cieux. Lisons-les attentivement : méditons-les sérieusement et dévotement, pratiquons-les fidèlement, afin que nous puissions dire au Père éternel à l’heure de notre mort, à l’imitation de notre cher Époux : Mon Dieu! recevez mon esprit entre vos mains où je le remets; car j’ai passé mon pèlerinage selon votre volonté, et j’ai entièrement accompli ce que vous m’aviez mis en main, qui n’est autre que mes règles, qui sont selon votre Cœur et volonté. J’ai toujours marché par ce chemin que votre bonté m’a montré et où votre paternelle douceur m’a mise. Voici donc, Seigneur, que j’ai observé mes règles et ai accompli l’œuvre de ma perfection en la manière de vie que vous m’avez découverte; j’ai observé en icelle vos commandements, vos préceptes et vos conseils; c’est pourquoi maintenant je remets mon âme entre vos mains, espérant que vous la colloquerez en votre royaume, selon votre promesse et la grandeur de votre miséricorde. [106]

.EXHORTATION XVIII SUR LE VINGT-SIXIÈME CHAPITRE DE LA RÈGLE.

(Faite en juin 1630)

Plaise à Dieu que vous observiez toutes ces choses ici avec dilection, comme amoureuses de la beauté spirituelle, etc.

Voici le dernier chapitre de nos règles, où notre grand Père saint Augustin, cette admirable et belle lumière de l’Église, va découvrant d’une suave façon, comme nous devons observer toutes ces choses de notre règle. En premier lieu, il fait un souhait ou un élan d’esprit pour nous, plaise à Dieu que vous observiez toutes ces choses ici avec dilection. Toutes les choses de notre règle doivent véritablement être observées avec un soin et une allégresse dignes, si cela se pouvait, de celui pour l’amour duquel nous les observons. Tout doit être observé, mais observé avec dilection, par un épanouissement de cœur de l’amour divin : que par amour, nous gardions le silence; que par amour, nous recevions les humiliations et obéissances difficiles; que par amour, nous nous levions, couchions, priions et disions l’Office à la même heure; que ce même amour nous fasse souffrir toutes sortes d’incommodités et faire gaiement toutes les choses plus abjectes et pénibles à la nature. Que l’amour nous rende si soigneuses à l’observance, que nous n’en omettions pas un seul point à notre escient : bref, il faut que cet amour céleste soit notre motif, notre but et notre prétention. Il faut observer tout, mais avec dilection, comme amoureuses de la beauté spirituelle. Or, vous savez que la nature de notre volonté est telle, que, dès qu’elle a découvert quelque objet beau et aimable, elle vient d’abord à en désirer la possession et la jouissance. Toute beauté, toute bonté et perfection dérivent de [109] Dieu, qui est souverainement beau, bon et parfait, et cette bonté, qui est en lui, fait qu’il communique aux âmes qui le servent, quelques petites parcelles de ces vertus; par exemple une âme est charitable et bénigne ; elle tient cela de Dieu, et ainsi des autres vertus, lesquelles étant dans une âme, la rendent merveilleusement belle, et font cette beauté spirituelle de laquelle nous devons être amoureuses pour observer nos règles, qui sont le chemin par lequel nous arriverons à la jouissance de cette douce beauté spirituelle, qui est plus à désirer que toutes les délices d’un Louvre. Nous devons quelquefois considérer la beauté d’une âme vertueuse et spirituelle, afin que notre volonté l’ayant découverte, l’aime et soit encouragée par icelle.

Cheminons droitement et fervemment, mes chères Sœurs, en cette sainte loi de notre vocation, comme amoureuses de la beauté spirituelle et comme odoriférantes des bonnes odeurs de Jésus-Christ, non comme des esclaves et forcées sous une dure loi, mais comme des bien-aimées filles et épouses de Dieu, libres et affranchies des lois de la chair et du monde, constituées sous la grâce de Dieu, notre unique Époux, après lequel nous devons courir et le suivre pas à pas, attirées par ses odeurs, qui sont toutes les actions qu’il a pratiquées durant sa vie. Ces principales odeurs sont : pauvreté, mépris et douleurs. Pauvreté, parce que, supposant que les oiseaux aient des nids ; les renards, des tanières; les cerfs, des forêts ; et toutes sortes d’animaux, quelques retraites, néanmoins, le Fils de l’homme n’a pas où reposer son chef : sa sainte Mère est pauvre ; le glorieux saint Joseph n’est qu’un pauvre charpentier. Enfin, le Seigneur et Créateur de toutes choses n’a rien eu çà-bas pour reposer son sacré et adorable chef.

Mépris, parce qu’il dit lui-même qu’il est l’opprobre, l’abjection et la risée du peuple, tenu pour un ver et non pour un homme, appelé endiablé, samaritain, séducteur et perturbateur [Il0] du repos public, lui, qui n’est qu’un avec le Père et le Saint-Esprit.

Douleurs, parce que depuis la nativité de ce béni enfant, il n’a eu que douleurs : il est né en pleurant, tout tremblotant de froid; il endure en Égypte ; il souffre la persécution des Juifs, et, bref, il souffre l’effroyable supplice de la croix, et jamais douleurs ne furent comparables à ses douleurs. Voilà, à mon avis, les odeurs dont parle notre sainte règle, après lesquelles nous devons courir, toutes amoureuses de ces célestes parfums. Or, je sais bien que Dieu répand quelquefois dans les âmes qui lui sont fidèles des consolations, suavités et douceurs incomparablement meilleures que le vin le plus délicieux des fols plaisirs de ce siècle mondain, mais ces parfums sont donnés pour récompense de l’assiduité fidèle et constante à suivre les premiers, qui sont les vrais parfums de Jésus-Christ, lequel, si nous le suivons parfaitement, il nous donnera les autres en abondance, même dès cette vie, pour nous faire savourer et goûter les délices qu’il nous a préparées à la vie béatifique et bienheureuse.

De plus : mes chères Sœurs, pour bien observer la règle qui nous ordonne d’être simples, naïves, douces et dévotes, faisons que nos conversations soient immaculées et angéliques, pleines de saints colloques, et de fervents et charitables propos. Ne marchons point par crainte, comme des esclaves sous la loi qu’ils n’aiment pas, mais joyeusement comme des âmes libres d’elles-mêmes et affranchies de l’esclavage où sont les mondains, et constituées sous la loi de la grâce et d’amour. Jouissons des privilèges des filles de Dieu, qui sont la sainte joie et liberté d’esprit; non de la liberté fausse, que notre chair corrompue appète, mais de la sainte liberté d’esprit qui nous met hors des prisons de ce monde, et nous tire de l’esclavage de ses iniques lois, nous délivre de ses basses affections, et met nos soins, nos soucis, nos pensées, nos désirs, notre amour dans [Il1] le ciel, où doit être notre conversation, jusqu’à ce que notre âme, éprise de la captivité de cette mortalité, s’en aille en pleine et parfaite liberté, entre les bras de son Époux, pour jouir à jamais de la grandeur de son immensité, et louer éternellement l’infinité de ses grandes miséricordes.

.EXHORTATIONS (FAITES EN CHAPITRE) SUR PLUSIEURS POINTS DES CONSTITUTIONS DE LA VISITATION.

.EXHORTATION I SUR LA PRÉFACE DE NOS CONSTITUTIONS. (Faite en juillet 1630)

En ouvrant la Règle, voici la pensée qui m’est venue sur la préface de nos Constitutions : tout ainsi que les faibles jouiront du fruit de la santé des robustes, les robustes jouiront récipro­quement du mérite de la patience des imbéciles [infirmes].

Je vous dis souvent, mes chères Sœurs, que dans nos règles et constitutions sont encloses toutes les sciences que nous de­vrions désirer; et plût à Dieu que nous fussions soigneuses de les lire fréquemment et attentivement, car nous recevrions les lumières requises pour les parfaitement observer. Voilà ce que l’on lit tous les mois; mais qui est-ce qui le rumine comme il faut? En ce petit document ici est enclos une très grande per­fection, et montre grandement l’excellence de l’union religieuse; les faibles jouiront du fruit de la santé des robustes; le fruit de la santé, doit être le travail; ainsi les fortes balayent, font le pain, blanchissent le linge, apprêtent à manger, bref, rendent tous les autres services nécessaires, faisant par ce moyen jouir leurs Sœurs du fruit de leur santé; mais, afin que les fortes jouissent [Il6] aussi du mérite de la patience des infirmes, les infirmes doivent se rendre humbles, douces, patientes et reconnaissantes de la charité qu’on exerce en leur endroit; et, je vous prie, mes Sœurs, qui êtes maladives, que vous examiniez quelquefois si vous rendez vos Sœurs participantes de quelque bien ou mérite, par le moyen de votre patience et résignation à la divine volonté, car vous jouissez toujours du travail de vos Sœurs; mais si vous n’êtes pas vertueuses en vos maladies, si vous êtes impatientes et peu soumises, de quoi jouiront vos Sœurs qui vous servent? Ceci mérite considération.

Et vous, mes Sœurs, que Dieu a gratifiées de la force et santé pour avoir l’honneur de servir nos Sœurs, considérez si vous le faites de bon cœur pour Dieu, et pour Dieu seulement, et non pour aucun respect humain ; voyez si vous êtes promptes, douces et charitables à les secourir; si vous trouvez qu’oui, bénissez Dieu, et le faites toujours de plus en plus; si vous trouvez que non, redressez-vous et vous humiliez beaucoup devant Dieu ; et, tant les unes que les autres, considérez attentivement cette petite parole de notre saint Fondateur et vous y trouverez instruction.

O Dieu ! mes chères Sœurs, quel bien de servir les malades ! Le bon Job, tant chéri de Dieu, s’en vantait : Je suis, disait-il, le pied du boiteux, œil de aveugle, le support du pauvre. Nous autres, ne pouvons aller chercher les pauvres aux carrefours et aux hôpitaux pour exercer la charité en leur endroit ; mais Dieu aura plus agréable le service que, par obéissance et charité, nous rendrons à nos Sœurs, que si c’était aux mendiants; aussi sommes-nous toutes pauvres, et devons-nous recevoir, comme par charitable aumône, le bien que l’on nous fait, et ne servons jamais nos Sœurs comme simples créatures, mais comme Notre-Seigneur en leurs personnes, car il a dit, ce divin Maître : Tout ce que vous ferez aux moindres des miens, je le réputerai comme si vous l’aviez fait à ma propre personne; cette parole nous [Il7] devrait faire fondre, pour bien et amoureusement servir notre prochain.

Faites donc, mes chères Sœurs, qui travaillez, que votre travail soit fait en paix et charité, pour Dieu, humble, fervent et fidèle, et ce bon Dieu sera lui-même votre récompense. Que celles qui ne sont point distraites par le travail extérieur s’occupent plus soigneusement à l’intérieur, se tenant bien proches de Dieu, et disposées à souffrir ce qu’il lui plaira, et à faire ce que la sainte obéissance voudra ; ainsi faisant, Notre-Seigneur versera ses bénédictions et sur celles qui travaillent, et sur celles qui ne travaillent pas, pourvu que toutes travaillent à se mortifier, à l’aimer, à le louer et remercier de ses bienfaits

.EXHORTATION SUR LA PRÉFACE DE NOS CONSTITUTIONS (SUITE). (Faite en août 1630)

La Supérieure prendra soigneusement garde à ce qu’on n’introduise, ni directement ni indirectement, aucunes austérités corporelles, outre celles qui y sont maintenant, qui puissent are d’obligation ou de coutume générale, etc.

Mes très chères filles, voici un grand point qui mérite d’être bien pesé et considéré; vous voyez que notre Institut ne demande pas de nous les austérités du corps ; au contraire, nous irions contre la fin pour laquelle il a été institué si nous y en introduisions; qu’il ne se parle donc plus de cela, je vous en conjure, mes chères Sœurs, et que l’on quitte absolument cette entreprise de faire des disciplines plusieurs ensemble, cela ne fait que nourrir l’orgueil et la bonne opinion de soi-même, car [118] nous penserons aussitôt que nous sommes quelque chose de plus que les autres, que nous faisons plus de choses qu’elles; et, si celles qui viennent après nous ne font pas ce que nous faisons, on dira aussitôt qu’elles ne sont pas aussi ferventes que nous. Vous faites cette discipline, ou autres austérités, la veille d’une grande fête, avec une partie des Sœurs avec lesquelles vous vous assemblez cette année ; l’année qui vient, vous la ferez encore en la même grande fête, et de même tous les ans à même jour; n’est-ce pas là, par après, une coutume générale Pour Dieu, mes Sœurs, adonnons-nous bien à l’austérité de l’esprit et du cœur, qui nous est ordonnée, et laissons celle du corps, au moins pour les faire ensemble.

Si quelqu’une est inspirée de Dieu et attirée à faire plus que les autres et qu’il est marqué, qu’elle découvre son désir à la supérieure et lui demande congé de porter la ceinture, jeûner, faire la discipline ou autres choses qu’elle désirera, qu’on lui permettra selon qu’on jugera, non seulement un jour, mais quarante, et même quarante ans s’il est besoin, et qu’alors elle la fasse à la bonne heure, mais seule et en son particulier.

Je trouve, mes Sœurs, que si vous employez bien les occasions qui se présentent en votre chemin, de vous mortifier et pratiquer la vertu, vous ferez bien autant et davantage pour votre perfection, et vous accomplirez bien mieux les intentions de notre saint Fondateur. Croyez, mes Sœurs, que si vous rece­vez bien humblement et simplement tout ce qui vous est pré­senté, soit pour le vivre, vêtir et autres choses, et les mortifica­tions, humiliations et contradictions que l’on vous fera, cela vaudra bien les austérités que vous faites ou que vous désirez faire, et bien davantage; car, que vous coûte cela, quand vous les avez choisies ? Vous n’y avez pas grande difficulté, vous y prenez plutôt du plaisir et en tirez de la complaisance. Notre Bienheureux Père ne dit-il pas tout clair « que notre choix gâte toutes nos œuvres ”? [1l9]

Croyez-moi, mes Sœurs, faites bien fortement et bien serrée, sans vous épargner, la discipline du vendredi, de l’Ave maris Stella, et ne craignez rien, vous ne vous tuerez pas; et conten­tez-vous de cela, sinon aux nécessités particulières, comme j’ai dit, et lorsque, en de grandes occasions de calamités et tribu­lations publiques, l’on nous marquera de la faire ou autres austérités. Et, au lieu de tenir les genoux nus contre terre, comme il y en a qui font cette mortification, tenez-vous bien dévotement à genoux, sans remuer, tant que vous pourrez, avec une grande modestie, tout le temps de vos exercices spirituels, et cette pratique sera bien aussi bonne, voire, meilleure.

Soyez bien fidèle aussi, comme j’ai dit, aux rencontres des pratiques des vertus : avez-vous, par exemple, quelque chose en votre robe, ou en quelque autre chose de vos habits, ou en votre lit qui vous déplaise ou vous incommode, qui n’est pas si bien ajusté, ou qui n’est pas comme vous le voudriez, acceptez cela de bon cœur, baisez-le, si vous le pouvez, et soyez très contente de l’avoir. Le potage que l’on vous donne à table n’est pas assez gras ou il l’est trop, il n’est pas salé ou il n’y a que de l’eau; il n’y a pas assez d’huile à votre salade, le vinaigre n’est pas assez fort, soyez bien aise d’avoir ces occasions de pratiquer la mortification de votre goût, embrassez-les amoureusement et gaiement. Ce morceau que vous aimez, de votre portion, ne se trouve-t-il pas tourné de votre côté, ne le mangez pas le premier. Vous donne-t-on quelque chose que vous n’aimez pas, vous manque-t-il quelque chose de quoi vous pouvez vous passer et que l’on a oublié de vous donner, aimez toutes ces rencon­tres, et vous accommodez à la céleste Providence, qui le permet pour vous en faire tirer profit, et vous faire avancer à la perfec­tion du divin amour, si vous le savez prendre comme il faut. Vous trouvez-vous à la récréation ou ailleurs assise en une place qui vous incommode, n’y êtes-vous pas bien à votre aise, de­meurez-y doucement, sans dire un mot de plainte ni faire [120] connaître que vous êtes mal : croyez-moi, tout cela vous coûtera plus qu’un bon Miserere de discipline.

Assurez-vous, mes chères Sœurs, que, quand on mortifie bien l’esprit, le corps s’en ressent, et qu’il est ainsi prou maté et mortifié. Et puis, voyez-vous, mes chères Sœurs, ces âmes si ardentes à la mortification du corps et à faire plus que les autres, touchez-les un peu avec le bout du doigt, pour les contrarier ou humilier ; touchez-les un peu en leurs répugnances ou en leur réputation, elles feront bien voir alors combien leur amour-propre leur est en singulière recommandation et estime, combien elles sont vives, sensibles et immortifiées.

Faisons donc, mes chères Sœurs, grand état, et ne prisons rien tant, je vous en conjure, que cette mortification intérieure de l’esprit, comme étant la plus importante pour nous faire parvenir à la perfection de notre vocation, pour nous faire agréer à Dieu, et nous faire enfin accomplir ses divines volontés, ce qu’il requiert de nous, qui est tout ce que nous devons désirer, et à quoi nous devons nous appliquer.

.EXHORTATION VI SUR LA CINQUIÈME CONSTITUTION. DE LA PAUVRETÉ. (Faite en 1630)

Afin que toutes affections à la jouissance et usage des choses temporelles soient retranchées, et que les Sœurs vivent en une parfaite abnégation des choses dont elles useront, etc.

Mes chères filles, voici le troisième vœu que nous avons fait, qui est de la sainte pauvreté. Vous savez assez toutes, ce me semble, en quoi elle consiste, car je vous en ai déjà parlé autrefois; c’est pourquoi je ne vous dirai maintenant que deux mots, qui sont que je vous prie de considérer vos cœurs, s’ils n’ont point quelque affection aux choses permises, pour l’usage, ou s’ils n’en désirent point de celles qu’on n’a point ; si quelques-unes d’entre vous se trouvent atteintes de ce mal, qu’elles s’humilient devant Dieu, et se relèvent soudain.

Voici le temps qui s’approche pour retrancher, je veux dire nos solitudes; que chacune pèse bien l’obligation de ce vœu et de cette vertu, et fasse de bonnes et fortes résolutions, de retrancher, moyennant la divine grâce, tout ce qu’elle verra contraire à la perfection, et tâcher de vous réduire dans cette absolue abnégation de toutes les choses de la terre; car il est certain que, tandis que quelques affections terrestres tiendront nos cœurs engagés, ils ne pourront pas jouir à souhait des contentements célestes. Tâchez donc de les purifier et les rendre conformes à nos règles qui sont admirables, et nous donnent si à propos nos nécessités, que c’est une merveille, et sans que nous nous mettions en souci. Enfin, nous jouissons de [130] tout bien spirituel et temporel, jusque-là que nous avons plu­sieurs récréations et soulagements selon l’humanité. Presque tout le monde meurt de faim, et nous avons abondamment, quoique non superfluement, tout ce qui nous est nécessaire. Nous allons au réfectoire paisiblement, recevoir en silence, et de la main de Dieu, ce que nous avons à prendre ; nous man­geons ce que l’obéissance nous donne, sans avoir un mari en colère, jeter un plat d’un côté et d’autres, sans avoir les bizar­reries et mauvaises humeurs d’une belle-mère ou des sœurs, et mille autres choses que vous pouvez mieux penser que moi vous le dire. Nous avons la lecture sainte pendant le repas, pour réfectionner notre âme du pain de vie, qui est la parole de Dieu; après cela nous avons nos récréations et avec plus de tranquillité que princesse ni prince de la chrétienneté. Nous avons le silence pour être auprès de Dieu, sans qu’aucune créature nous en détourne. Puis la religion nous donne tant de temps pour l’oraison et Office, pour l’examen, la lecture sainte en notre particulier. En après, nous n’avons pas la peine de nous aller crotter pour recevoir le Saint-Sacrement, ni d’attendre deux heures au pied d’un confessionnal, comme l’on voit quel­quefois ces dames qui s’en retournent de pitié, après avoir prou attendu, sans s’être confessées. Mais nous en avons un très-bon et vertueux [confesseur] qui s’accommode à nos heures, et ne manque jamais de venir deux fois la semaine, prenant une peine pour bien servir le monastère qu’il ne se peut dire plus, et, cela, avec grande charité.

Voyez-vous, mes chères Sœurs, tous ces bénéfices doivent être pesés au poids du sanctuaire et devrions continuellement nous tenir anéanties devant Dieu, et lui dire d’un cœur amou­reux : Que vous avons-nous fait, Seigneur, notre bon Dieu, de plus que tant d’autres qui valent cent fois plus que nous, lesquelles toutefois vous avez laissées à la merci des misères, malheurs et calamités du siècle ; et nous, par votre grande misé-[131]ricorde, vous nous avez mises en votre sainte maison, hors des occasions de commettre de grandes offenses contre votre divine Majesté, avec tant de moyens pour nous unir et joindre à vous.

Pourquoi pensez-vous, mes chères Sœurs, que Dieu nous ait tirées du monde pour nous mettre en religion? C’est afin que nous le servions en sainteté et justice tous les jours de notre vie; afin que nous le priions pour son peuple, pour nos bons frères .chrétiens, pour ce cher prochain qui souffre tant, que c’est une chose intolérable d’ouïr raconter ses calamités. L’un nous vient dire que tous ses proches sont morts de peste, et que les coureurs l’ont ruiné. L’autre dit : Nous ne savons l’heure que nos biens seront tous engagés, et à la merci de nos enne­mis. L’autre dit : Je ne sais quand on lui ôtera la vie, d’autant que les soldats ont tué son voisin. Des filles sont violées et pleu­rent leur désastre, les femmes sont déshonorées et leurs maris tués. Les veuves et orphelins sont opprimés. L’on voit des plus riches avoir faim, et l’artisan qui était bien à son aise meurt de famine. De tous ces désastres, nous sommes exemptes par la douce et miséricordieuse bonté de Notre-Seigneur sur nous. Certes, si nous ne sommes reconnaissantes de ces bienfaits, nous serons très rigoureusement et très justement punies au jour du jugement.

Il nous exempte, ce grand Dieu, de grands travaux que les mondains souffrent, pour nous montrer combien c’est un Maître loyal envers ceux qui ont tout quitté pour le suivre ; mais il veut aussi que nous souffrions, et prenions d’un cœur amoureuse­ment soumis, en contre-échange, les petites contrariétés, mor­tifications, humiliations et corrections, comme si nous disions : Seigneur, vous m’exemptez de ces grands maux que souffrent les mondains; mais, mon Dieu, pour suppléer à cela, je rece­vrai avec tant d’amour toutes les occasions de me mortifier, de m’anéantir, et de mourir à moi-même, que je n’en laisserai pas passer une. [132]

O mes chères Sœurs, disons toutes d’un véritable sentiment de cœur : Qu’est-ce que nous rendrons au Seigneur notre Dieu, pour les grands biens qu’il nous a faits? Qu’est-ce que l’on peut donner à cette souveraine Grandeur, qui tient toutes choses, et à qui toutes choses appartiennent? Mes chères Sœurs, pour tous les biens que sa libéralité nous fait, rendons-lui nos vœux ; il ne veut que cela de nous. Rendons-lui une fidèle, amoureuse et constante observance de ce que nous lui avons promis, et sa bonté se contentera. Portons grande compassion à notre prochain, prions pour lui incessamment. Pesons mille fois le jour, s’il se peut, les bienfaits que nous recevons de la main de Dieu, mais, cela, au pied du sanctuaire, comme je l’ai déjà dit. Employons quelquefois le temps de notre recueillement à comparer les maux que nous souffririons maintenant au monde, chacune selon son état et le rang qu’elle y a tenu, et les biens que nous recevons en la religion, pour n’en être pas ingrates ni méconnaissantes. Mais je vous exhorte à faire cette comparaison sérieusement devant Dieu, et vous assure que ce sera une bonne et très utile pensée et occupation pour vos esprits.

Je vous assure, mes chères Sœurs, que celle qui serait ingrate recevrait un grand châtiment de Dieu ; au moins se mettrait-elle en état d’en recevoir un, en ce monde ou en l’autre. Ce nous est une faveur incomparable d’être en la maison de Notre-Seigneur et en sa vigne. Mais aussi, savez-vous, il faut veiller en la maison et faire valoir le talent, afin de n’être pas surprise quand le Maître viendra et être réputée pour méchante servante de Sa Majesté. Il faut travailler en sa vigne pour lui agréer et recevoir salaire, autrement on est réputé pour inutile. Je vous dis tout ceci avec un sentiment qui me console tout le cœur, faites-en profit, mes chères Sœurs, car c’est ce que Notre-Seigneur m’a donné pour vous dire. [133]

.EXHORTATIONS(FAITES EN CHAPITRE )SUR DIVERS SUJETS

.EXHORTATION I SUR LA CONSTANCE QU’IL FAUT AVOIR AU SERVICE DE DIEUAU MILIEU DES VICISSITUDES DE LA VIE.

Si Dieu a caché le prix inestimable de la gloire éternelle dans la victoire de soi-même, pourquoi ne l’entreprendrions-­nous pas? L’apôtre saint Paul dit : « Que le monde n’a pas connu Dieu dans la sapience de Dieu; à nous autres il nous est donné de connaître Dieu dans la folie de sa croix. » Le vrai bonheur du chrétien est de connaître Dieu en la personne de son Fils, et l’imiter aux vertus qu’il a pratiquées en sa vie, en sa sainte Passion, en son humilité, pauvreté, abjection, mé­pris, vileté, douleur et souffrance : la nature n’agrée pas ceci, mais nous ne sommes pas nées pour vivre selon son instinct. L’esprit de la chair nous fera inquiéter, lorsque quelque chose nous manquera, et celui de Dieu nous portera à nous soumettre à sa volonté dans nos incommodités et les souffrir avec patience; les humbles sont toujours doux et gracieux; ils sont si petits et bas en eux-mêmes qu’ils ne disent jamais une parole de travers.

C’est un grand trésor que la sainte crainte de Dieu. Qui a établi en son cœur de ne jamais offenser Dieu, ni de commettre volontairement aucune imperfection, ne pense guère à l’enfer; il ne craint pas de déplaire à Dieu, mais il pense à lui plaire.

Il y a des cœurs d’eau, en qui il ne demeure aucune impres‑[142]sion; entendant parler des jugements de Dieu, ils sont saisis de crainte pour les peines de l’autre vie; mais ils ne sont pas sitôt hors de là, qu’ils n’y pensent plus. Les autres, oyant louer quelques vertus, ont des désirs de les pratiquer; et, néanmoins, ces bons sentiments ne leur demeurent point dans le cœur ; car, quand l’occasion se présente de les mettre en effet, ils ne se souviennent plus de leurs bons désirs, non qu’il faille toujours penser à ce que l’on entend dire, tant aux prédications qu’autrement; mais il y faut penser, en sorte qu’on le pratique lorsqu’il en est temps, et non pas comme ces cœurs d’eau qui ne gardent rien de ce qu’on leur dit.

Que cette vie est bigarrée! quand on pense faire une chose, il en faut faire une autre. Le grand bonheur est en cela de faire tout pour Dieu, et d’accomplir sa sainte volonté, humiliant notre entendement, afin qu’il nous illumine ; lui soumettant nos volontés, afin qu’il les gouverne. Il importe peu que nous soyons en la cave ou sur le toit, pourvu que partout nous fassions la volonté de Dieu.

Marcher en la présence de Dieu, c’est marcher dans le sentier de son bon plaisir, et non par les voies de la chair, de l’esprit humain, de l’amour-propre, de l’estime de soi-même, de son jugement et volonté.

.EXHORTATION III SUR LES MAUX QUE CAUSENT À L’ÂME LES FINESSES DE L’AMOUR-PROPRE ET DE LA PRUDENCE HUMAINE

Pensant ce matin, mes chères Sœurs, à ce que je devais vous dire au chapitre, il m’est venu cette vue de vous avertir cordialement de prendre garde à l’amour-propre et à ses finesses, afin de remédier au mal que pourraient faire à nos âmes ces deux racines qui sont des vraies sources de tous maux et imperfections; et, je vous dis souvent, ce me semble, que l’amour propre fait tout perdre en la vie spirituelle, à cause de la production de ses propres recherches qui nous empêchent de chercher purement Dieu et son bon plaisir. La prudence de [144] l’esprit humain fait aussi beaucoup de mal; et, tandis que nous nourrirons cette fausse prudence, cet esprit humain agira en nous, il nous rendra incapable de cette union intime et amou­reuse que nous devons avoir avec Notre-Seigneur. Il faudra de la peine pour renverser ces deux ennemis, car ils sont adroits et font leurs coups si subtilement, que, bien souvent, on ne les aperçoit que quand ils ont joué leurs personnages.

Mes chères Sœurs, nous ne sommes pas venues céans pour vivre selon le naturel ; l’on nous apprend, dès le commence­ment, qu’il le faut ruiner ; il le faut donc faire généreusement, et, au lieu de suivre l’amour-propre, et l’esprit humain, vivre, par une sainte force d’esprit, selon les lumières de la grâce et de la raison. Ces deux lumières, bien suivies, suffisent pour conduire l’âme à la très haute perfection de l’amour divin.

Je vous conjure donc, mes chères filles, que toutes considè­rent devant Dieu si l’amour-propre et la prudence humaine de­meurent chez elles; celles qui voudront chercher et qui trou­veront en avoir beaucoup, qu’elles prennent beaucoup de courage pour s’en affranchir, sachant bien que rien n’est si contraire à cette pureté d’intention et simplicité, que Dieu requiert des âmes qui font état de la perfection; que celles qui ne s’en trouveront pas tant s’humilient fort et rendent grâces à Notre-Seigneur, suppliant sa bonté d’arracher d’elles le mal, que, par leur peu de lumières intérieures, elles ne voient peut-être pas, et qu’il les préserve d’en avoir davantage. Et, tant les unes que les autres, je vous supplie, chèrement et cordialement, de faire profit de ce que j’ai dit; car je crois que Dieu ne m’a pas donné cette lumière pour néant et sans vouloir que nous en fissions profit; faisons-en toutes, je vous prie, mes chères Sœurs. ....

À ce chapitre, cette Bienheureuse Mère dit que la conscience la pressait de donner des pénitences à celles qui feraient des [145] fautes à Office, et, qu’à la troisième fois, elle ferait perdre la communion, qu’elle ne savait point de plus grosse pénitence pour des âmes qui aiment Dieu.

.EXHORTATION V SUR L’EXCELLENCE ET LA BEAUTÉ DE LA VIE RELIGIEUSE.

Nous sommes appelées à une sublime perfection : elle est tout angélique, quant à la pureté de vie, tant à l’esprit qu’au corps, et qui regarde de près sa règle trouve bien de la besogne à faire. Notre règle, pour nous mener à cette perfection, ne nous conduit pas par une multitude d’austérités tant estimées du vulgaire, ains elle nous conduit à une parfaite perfection d’esprit tout intime, et en cela consiste son excellence, car cette perfection cachée aux yeux du monde nous tire à l’union avec Dieu, au détachement parfait de toutes choses créées, et à une grande pureté de vie et sainteté de mœurs.

Or, puisqu’il plaît à la divine bonté que nous soyons ici assemblées toutes en son nom, mes très chères filles, cachées aux yeux du monde et en ce sacré désert, hors de cette Égypte, faisons un paradis en terre, nous le pouvons avec la grâce de Dieu. Quelle consolation de pouvoir convertir nos cloîtres, nos cellules, bref, tout ce couvent en un petit paradis de délices au Fils de Dieu, et de suavité aux Anges qui ne dédaignent point d’y venir.

Vous me direz peut-être : Voilà un bien fort précieux, comment viendrons-nous à bout d’une si sainte entreprise ? Je vous répondrai : En observant exactement vos règles, en faisant toutes vos actions dans une profonde, sincère et franche humilité, en [148] vivant en parfaite abnégation de votre propre volonté, obser­vant une pauvreté dépouillée de toutes choses, ne vivant, res­pirant et aspirant que pour votre Époux céleste ; par une con­versation immaculée et angélique, conversant aux cieux en esprit, mourant à toutes choses et à vous-mêmes pour vivre en Dieu, aimant cordialement et également toutes nos Sœurs, vivant unanimement avec elles, servant au Seigneur d’un esprit joyeux, humble et amoureux, faisant de bon cœur toutes les fonctions de notre vocation : voilà le chemin, mes chères Sœurs; la grâce ne nous manquera pas, si nous sommes fidèles à se­conder ses attraits; ainsi Dieu bénira et nous et notre travail.

.EXHORTATION VII SUR LA MANIÈRE DE SUIVRE LE SAUVEUR. (Faite eu juillet 1631)

Nous sommes ici assemblées, mes chères Sœurs, pour cou­rir après le Sauveur. Quand nous venons du monde, nous ne savons pas encore marcher ni former nos pas à la vie spiri­tuelle, c’est pourquoi on nous donne des exercices propres à nous montrer à mettre un pied devant l’autre, par manière de dire, et il est fort nécessaire qu’au commencement les filles s’at­tachent à l’écorce et à la lettre morte, pour se dérompre, se dégourdir, se mouvoir et s’échauffer. Mais, après cela, il faut marcher après le Sauveur, pas à pas, par la fidèle pratique des vertus auxquelles notre vocation nous oblige. Et, croyez-moi, si nous sommes fidèles à marcher vigoureusement, en tout temps, après le Sauveur, et par tous les chemins qu’il voudra, sans nous soucier d’autre chose que de cheminer, bientôt il nous fera la grâce de nous fortifier et de nous faire courir. Si nous nous trouvons engourdies en marchant, ne nous découra­geons point, mais disons avec un courage résolu : Seigneur, tirez-moi et je courrai; car, s’il vous plaît que je coure, il faut aussi que vous me tiriez. Ne doutons point que le Sauveur, [153] voyant notre courage à marcher par tous les chemins qu’il vou­dra, ne nous fasse jouir de l’amoureuse jouissance de sa bonté, et ne nous fasse courir après ses parfums qui rendront notre course facile, délectable, désirable et suave.

Si une fois nous pouvions offrir à Dieu la myrrhe d’une en­tière mortification et anéantissement de nous-mêmes, sa bonté nous donnerait des douceurs et des parfums si délectables, que notre âme, attirée par ces divines suavités, courrait après lui sans peine, ou du moins, si elle en avait, ce serait une peine douce et désirable ; car, après la peine, ces âmes fidèles se re­poseront suavement sur la poitrine du Sauveur. Mais, hélas! mes chères Sœurs, il ne faut pas présumer d’arriver là, que nous n’ayons passé par les deux autres chemins; car nous serions trompées, et, croyant tenir le Sauveur, nous tiendrions notre amour-propre.

C’est une pensée qui me vient fort souvent, que, faute de considération, nous perdons beaucoup. Dieu veut que nous em­ployions notre entendement et notre volonté à l’amour. Pour nous qui sommes appelées hors du monde et de ses tintamarres, nous ne pensons pas assez, si je ne me trompe, à l’obligation que nous avons de tendre à la perfection de notre vocation, qui, en substance, n’est autre que l’anéantissement total de la nature et l’union de notre âme avec son Dieu. Travaillons-y, et regardons souvent ce que nous sommes venues faire en la reli­gion. C’est sans doute afin que le Sauveur n’ait pas, à l’heure de la mort, sujet de nous faire ce reproche, et à moi plus par­ticulièrement qu’à aucune autre : « Paresseuse que tu es, je t’avais mise en ma maison pour travailler à ma besogne; je t’avais logée en ma vigne, afin que tu t’exerçasses au travail, et tu as croisé les bras ; servante inique, quel salaire te don­nerai-je? Tu as enfoui le talent que je t’avais donné et mis en main; quel service m’as-tu fait par lequel tu puisses exiger de moi le salaire? » [154]

Hélas! mes chères Sœurs, Dieu a en lui-même tout bien, et nous ne lui pouvons rien donner qui ne soit sien ; il veut pourtant que nous lui donnions notre service, notre fidélité et amour. Or, le service qu’il requiert de nous n’est pas que nous fassions des choses extraordinaires, mais les œuvres de notre observance, avec plus de pureté et de perfection que de coutume, et c’est ainsi que nous croîtrons de jour en jour au service de l’Époux céleste.

C’est à quoi je vous exhorte, mes chères filles, car je sais que nous ne serons agréables à Dieu que par la voie d’une amoureuse et fidèle observance.

.EXHORTATION IX SUR LE CHANGEMENT DES OFFICIÈRES. DERNIERS ADIEUX DE LA SAINTE
A UNE COMMUNAUTÉ.

Notre digne Mère proposa l’élection de l’assistante, des conseillères, et, sur ce sujet, elle dit :

Il ne faut pas toujours laisser les mêmes officières aux charges, pour deux raisons : l’une, de peur qu’elles ne s’y attachent trop. Nous regardons comme un devoir d’ôter les Sœurs de quelque emploi que ce soit, quand on les y voit attachées, parce que cela est contre l’esprit de notre vocation qui enseigne de ne s’attacher qu’à Dieu. L’autre raison est parce que, l’Institut se devant beaucoup étendre pour la gloire de Dieu, il faut former plusieurs filles et les rendre capables de toutes les charges.

Je vous prie, mes très chères Sœurs, soyez humbles, basses et petites à vos yeux, et soyez bien aises que l’on vous tienne pour telles et que l’on vous traite pour cela. Les autres Ordres de religion ont tous une grande estime de leur Institut, chacun pense être le plus grand, et tout cela à très-bonne intention, parce que tous aussi sont très grands. Mais, nous autres, nous nous devons estimer les moindres et les plus petites, comme étant les dernières venues en l’Église de Dieu. Oui, mes Sœurs, nous sommes les plus petites, et nous nous devons tenir pour [158] telles, non que pour cela nous devions mésestimer notre ma­nière de vivre, car nous la devons aimer et chérir comme une grâce très-particulière que Dieu, par sa bonté, nous a faite de nous y appeler, nous donnant cet Institut conforme à notre por­tée et petitesse, mais il ne faut pas pour cela nous surestimer, car notre excellence est de n’en avoir point.

L’obéissance est la fille aînée de l’humilité, et, partant, je vous y exhorte. Obéissez en toutes choses, mes chères filles : à Dieu, en vos supérieurs; à Dieu, par l’obéissance et observance de vos règles; à Dieu, par le tranquille acquiescement aux événements que la Providence ordonne; et, je vous prie, mes très chères filles, de retenir ces dernières paroles comme les enfants du monde retiennent celles qu’ils entendent dire à leur père et mère quand ils meurent. Je ne meurs pas, mais plût à Dieu qu’il me fît la grâce de bien mourir à mes imper­fections!

Quand vous perdrez l’amour du mépris et de la mortification, vous perdrez votre esprit et rendrez inutiles les desseins que Dieu a eus de toute éternité sur vous, qui sont de faire des filles et des religieuses très-basses, très-petites et très-abjectes à leurs yeux et aux yeux de tout le monde. N’anéantissons donc point, je vous prie, l’inspiration que Dieu a donnée à notre très cher Instituteur, mais répondons aux grâces que sa Bonté veut nous faire par lui. Ne soyons jamais si aises que quand on nous méprisera, que l’on dira mal de nous, qu’on n’en fera nul état. Ce n’est pas qu’il faille rechercher les occasions de mépris, mais les accepter de bon cœur quand nous les rencon­trons et en être bien aises.

Je vous l’ai dit plusieurs fois, et vous le répète encore : l’es­prit de notre vocation est un esprit de profonde humilité, dou­ceur, soumission, condescendance et souplesse d’esprit envers le prochain; humilité qui produit la générosité, nous confiant en Dieu et nous défiant de nous-mêmes. Nous sommes obligées, [159] mes très chères Sœurs, mais d’une obligation toute particu­lière, de nous former là-dessus, parce que ces vertus reluisent en notre cher Instituteur, de qui Dieu se servit pour nous le faire savoir. Et puis, elles sont les chères vertus, et très-aimées de notre Sauveur. Soyons donc très-souples, très-humbles, très-maniables, très-dépouillées, et très-abandonnées au bon plaisir de Dieu et de sa Providence, autrement nous résisterions aux desseins éternels que sa bonté a sur nous. Ne le faisons pas, mes très chères Sœurs, je vous en conjure.

Sa Bonté se veut servir de nous en plusieurs endroits, inspi­rant quantité de personnes à nous demander. Ne désistons point de notre côté; au contraire, disons plusieurs fois le jour : Je suis prête, Seigneur; que vous plaît-il que je fasse?

Mon départ ne doit point presser vos cœurs de douleur, mais dites à Dieu : Vous nous l’aviez donnée, nous vous la ren­dons maintenant. Elle est vôtre, Seigneur; servez-vous-en ici et là, partout où il vous plaira ; et si votre volonté était de vous en servir au bout du monde, et qu’il y eût plus de votre bon plai­sir que nous nous y portassions nous-mêmes, nous le ferions de tout notre cœur. Oui, mes Sœurs, il faut être prêtes à cela, et dire : O mon Dieu! nous vous la rendons donc; mais quand il vous plaira de nous la redonner, votre Nom en soit béni.

Bref, supportez-vous les unes les autres, soyez plus jalouses de votre esprit et de votre perfection qu’un mari ne serait d’une belle femme qu’il aimerait chèrement. Soyez courageuses, et, quand le monde vous méprisera, ne vous contentez pas de rece­voir ce mépris comme un gage très-aimable de la bonté de Dieu sur vous, mais recevez-le comme une chose très-propre et convenable à votre petitesse. Aimez-le chèrement, et pour votre particulier et pour le général de l’Institut.

Lorsque vous sentez des répugnances et contradictions en votre chemin, ne vous en étonnez point; car la vertu se pratique parmi la contradiction et répugnance d’un naturel arrogant et [160] orgueilleux; oui, les vertus d’humilité, soumission et souplesse d’esprit qui se pratiquent nonobstant ce naturel sont très-solides et très-fortes. Une seule action, pratiquée comme cela, vaut dix fois le ciel; que dis-je, le ciel, elle vaut plus, car elle vaut le Dieu du ciel. Courage donc, mes chères Sœurs, au service de Dieu.

À Dieu, mes chères Sœurs ; je vous conjure de demeurer petites, basses, humbles, aimant le mépris, la mortification, l’abaissement de vous-même, et tout ce qui vous pourrait rendre petites aux yeux du monde. Eh quoi! Dieu, qui est si grand, s’est fait si petit pour notre amour, qu’il a toujours caché l’éclat de sa grandeur pour paraître abject; et nous, qui sommes ses servantes, nous ne voudrions pas nous rendre petites à son imitation? Nous avons tant dit autrefois que le dessein de Dieu sur nous est que nous soyons très-petites en son Église, en sorte qu’il soit glorifié en notre humilité et bassesse, car c’est ce qu’il veut de nous!

Mon cher Sauveur, je vous recommande ces âmes que vous m’avez commises, et demande très humblement pardon à votre Majesté des fautes que j’ai faites à leur service, par mon mauvais exemple ; et, je vous supplie aussi, mes chères Sœurs, de me pardonner et prier sa bonté de m’amender. Seigneur, elles sont vôtres! bénissez-les, mon Dieu, de votre bénédiction éternelle. Je les remets entre vos mains, conduisez-les selon l’ordre de votre divine Providence. Rendez-les obéissantes à votre bon plaisir, à leurs règles, constitutions et ordonnances des supérieurs, très amoureux du mépris. Faites, mon cher Sauveur, qu’en tout ce qu’elles feront elles cherchent de s’anéantir elles-mêmes, pour vous glorifier.

Oui, mes très chères filles, croyez-moi, Dieu veut tirer sa gloire de votre petitesse. Votre éclat doit être de n’avoir point d’éclat; votre grandeur d’être très-petites à vos yeux et de procurer de l’être aussi en l’estime du monde. [161]

Sainte et sacrée Vierge, Mère de mon Dieu, ces filles sont vôtres, prenez-les donc en votre protection, présentez-les à votre cher Fils, protégez leurs cœurs, afin de les lui rendre agréables. À Dieu, mes chères filles; je vous laisse sans vous laisser. Je vous donne de très bon cœur ma bénédiction, au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. Soulagez vos cœurs, je vous en prie, et demeurez fermes entre les bras de Dieu et conformes à son bon plaisir. [162]

.EXHORTATIONS (FAITES EN CHAPITRE) POUR QUELQUES FÊTES ET PRINCIPAUX TEMPS DE L’ANNÉE

.EXHORTATION II POUR LE DEUXIÈME SAMEDI DE L’AVENT SUR LA PURETÉ DU CŒUR ET LA FÊTE DE L’IMMACULÉE CONCEPTION.

Mes chères Filles, j’ai pensé qu’il serait à propos que je vous dise un mot aujourd’hui pour vous convier et exhorter à la pureté de cœur. Pour cela, je vous prie, mes chères Sœurs, de [165] mettre tout de bon la main à l’œuvre, pour rendre pures vos affections et intentions, et non seulement vous purifier des grands péchés, car, grâce à Dieu, je crois que nous n’en faisons pas, mais cela n’est pas assez pour des âmes qui sont obligées, par leurs vœux et vocation, de tendre à la pureté de la perfection ; il faut purifier jusqu’à la moindre chose. Tâchons donc, mes Sœurs, de faire nos actions avec la pureté d’intention qu’avait Notre-Seigneur quand il est venu s’incarner et rendre passible et mortel : or, il n’a point eu d’autre motif que la gloire de son Père Éternel et le salut des hommes; voilà les seuls que nous devrions avoir en retranchant fidèlement tout propre intérêt, toutes recherches vaines, tout désir de plaire aux créatures, tous les tours et retours que nous fait faire notre amour-propre sur nous-mêmes; enfin, être sans désirs ni prétentions que de la gloire de Dieu et le salut de nos prochains.

Ceci, de prime abord, semblera facile et très-raisonnable, nous étant avis que nous le pratiquerons incontinent, d’autant qu’il n’y a rien de plus juste que cela, tendre tous les jours à la gloire de Dieu et au salut des âmes. Certes, mes chères Sœurs, il est vrai qu’il n’y a rien de plus juste; mais regardons de près; tenons-nous proches de Dieu, et sa bonté ne manquera pas de nous faire connaître combien nous sommes défaillantes en ce point, et combien notre amour-propre nous déçoit. Regardons ce que notre bon Sauveur fait pour nous, et si nous aurions bien le courage d’entreprendre, pour sa seule gloire et le salut de nos prochains, quelque chose mille fois moindre. Hélas! nos cœurs nous répondront incontinent que nous sommes trop chétives et misérables, et trop soigneuses de chercher nos propres intérêts. Voilà ce bon Dieu qui descend çà bas, en ce lieu de misères, charge sur lui toutes nos iniquités et nos pauvretés, prend la forme, et, est en effet, un petit Enfant, quoique Tout-Puissant, rebuté dans une étable, souffrant le froid et les autres incommodités, se cachant, s’enfuyant, se tenant resserré [166] pour fuir la tyrannie d’Hérode; puis, après tout ceci, se tenir l’espace d’environ trente ans parmi les hommes, comme le fils d’un charpentier, et enfin souffrir mille injures, affronts, blas­phèmes et tourments; puis, finalement, après avoir travaillé sans cesse au salut des humains, mourir honteusement de la rude et douloureuse mort de la croix.

Or, dites-moi, qui voudrait entreprendre cela, dans cette pu­reté de cœur et d’intention incomparable qu’avait ce divin Sei­gneur en tout ce qu’il fit pour notre salut; souffrir toutes sortes de maux, étant innocent, pour la seule gloire de son Dieu et le salut du prochain? Bienheureuse est l’âme qui est en cette dis­position; mais ce n’est pas en ces grandes souffrances que le Sauveur veut que nous l’imitions, puisqu’il ne nous donne pas ces grandes occasions-là. Il veut donc que nous recevions toutes choses comme de sa très sainte main, en vivres, en vêtir, con­tradictions, afflictions et autres choses que sa bonté permettra nous arriver, et que nous les supportions amoureusement entre lui et nous, purement pour lui, ôtant de nos cœurs tout ce que nous verrons qui contrarierait cette pureté de la seule gloire de Dieu et du salut des hommes.

Si nous nous tenons proches de Dieu, il nous éclairera, et nous fera voir jusqu’à la moindre impureté qui pourrait être en nos esprits ; car sa bonté se plaît merveilleusement dans les âmes pures et nettes. C’est pourquoi, je vous prie, mes chères Sœurs, autant qu’il m’est possible, que nous nous purifiions en consi­dération de la pureté adorable de la venue de Notre-Seigneur et Maître, et encore en cette considération de la fête que nous cé­lébrerons demain, de l’Immaculée Conception de Notre-Dame et glorieuse Maîtresse et Protectrice, la priant, puisque la moindre impureté, tache de péché ou d’imperfection, ni de corps, ni d’esprit, ni de cœur, ne s’est jamais trouvée en elle, qui a toujours été la sainte colombe toute pure et toute blanche, qu’elle nous obtienne la fidélité à purifier nos cœurs, où sans [167] doute nous trouverons mille petites choses à purifier, et que nous les puissions rendre une demeure agréable à son Fils bien-aimé, par leur candeur et véritable pureté. Tâchons, mes chères Sœurs, chacune en notre particulier, de nous rendre attentives à cette pratique, et ne laissons pas passer l’Avent sans en tirer du fruit pour nos âmes, puisque c’est un temps saint, où même les gens du monde s’étudient à la dévotion plus qu’à l’ordinaire.

.EXHORTATION III POUR LE TROISIÈME SAMEDI DE L’AVENT SUR LES ANÉANTISSEMENTS DU VERBE ÉTERNEL EN SA VENUE ICI-BAS.

Vous ayant, samedi dernier, parlé de la pureté de cœur, à l’imitation de NotreSeigneur, et de notre glorieuse Dame et Maîtresse, la Vierge sacrée, je vous dirai aujourd’hui un mot de l’anéantissement, parce qu’il me semble nous être fort né­cessaire. Premièrement, le Fils de Dieu, pour nous montrer exemple, est venu s’anéantir d’un anéantissement le plus admi­rable qui se puisse, non seulement faire, mais encore penser; car vous voyez ce Dieu de toute majesté, comme oubliant et anéantissant cette grandeur tant suprême et toute adorable, s’est venu rendre un pauvre petit Enfant dans les flancs d’une de ses créatures.

Or, mes chères Sœurs, j’aurais grand désir que nous impri­massions en nos cœurs cette affection de nous anéantir, en tout ce en quoi Notre-Seigneur s’est anéanti : je dis imprimer en nos cœurs, parce qu’une chose imprimée ne s’efface jamais. Il faut donc imprimer et graver en nos cœurs ce désir de nous anéan‑[168]tir en tout; mais principalement en l’honneur, en l’estime, au désir d’être aimées, préférées, être tenues pour capables de quelque chose, ou désir d’être employées, d’être tenues pour vertueuses, que sais-je, moi? en mille propres recherches, lesquelles il faut toutes anéantir à l’imitation de l’anéantissement du Fils de Dieu ; car comme est-ce que ce débonnaire Seigneur ne s’est pas anéanti en l’honneur? Hélas! mes chères Sœurs, il s’est réduit en telle extrémité en ce point, que le voilà souffrant comme une autre créature mortelle; le voilà tenu pour un enfant comme les autres; le voilà tant rebuté, qu’il n’est reçu de personne, et il n’y a point de maison pour celui qui est le Seigneur de tout le monde, tellement il a anéanti cette sienne grandeur sous le voile de la nature, lui qui est tout redoutable, tout riche, tout comblé de délices. Le voilà anéanti dans les entrailles d’une Vierge; et, après sa Nativité, dans une abjection la plus grande qui se puisse dire, et cette Sagesse éternelle se cache sous le masque d’une frêle enfance. De tout-puissant, il paraît comme tout impuissant ; de tout grand, tout petit; de tout redoutable, tout doux et bénin, qui se laisse gouverner comme un petit agnelet; de tout riche, des richesses éternelles du Père des lumières, dont il est le Fils naturel et éternel, le voilà tout pauvre entre des mortels, dans une obscure étable, et n’a que très-petitement ses nécessités, selon que sa très sainte Mère et saint Joseph les lui donnent et fournissent. Il se voulut encore anéantir en la liberté, se mettant comme en prison au sein virginal; car, ayant l’usage très-parfait de la raison, il pouvait parler et marcher, mais non; il veut encore faire cet anéantissement, avoir deux yeux et ne regarder point, une langue et ne parler point qu’en son temps comme les autres, et veut anéantir jusqu’à cette petite consolation, qu’il eût pu recevoir, d’être élevé en sa patrie et parmi les parents de sa sainte Mère; mais il s’en va pauvre, mendiant, et fuyant dans un pays étranger, souffrant mille travaux. [169]

Ah! mes chères Sœurs, je vous conjure, qu’à cet exemple d’anéantissement, nous prenions force et courage, pour ne laisser en nous nulle chose que nous n’anéantissions. Plût à ce Seigneur, qui s’est tant anéanti pour nous, que nous nous fussions tant anéanties pour lui, que nous ne vêquissions [sic] plus en nous-mêmes, mais en lui et en son bon plaisir; car, mes chères Sœurs, il faut que nous nous anéantissions toutes; je ne dis pas seulement au désir de l’honneur, de l’estime, d’être aimées et caressées; mais, qui plus est, anéantir les désirs superflus de notre perfection, qui nous feraient plus penser aux moyens de l’acquérir, que nous tenir proche de Dieu. Il nous faut anéantir en l’honneur, à l’exemple de ce Seigneur; que rien ne paraisse en nous, que l’abjection, la pauvreté, les fautes, les lourdises, nous tenir basses et très-basses à nos yeux, fort petites en notre propre estime.

Il fallait que notre bon Dieu retint, par un miracle continuel, ce qui était de beau et de bon en lui, qui est la beauté même et l’essence de toute beauté et bonté, afin de faire voir qu’il a pris les intérêts de notre misère humaine; mais, quant à nous, nous n’avons qu’à manifester simplement et véritablement notre chétiveté et misère, sans la couvrir en aucune façon; et il ne faut que cela pour nous tenir basses et abjectes à nos propres yeux et à ceux des autres. Je ne veux pas toutefois dire qu’il faille délaisser de faire des bonnes œuvres, à quoi notre règle et vocation nous obligent, crainte d’être estimées et honorées. Oh non ! mes chères Sœurs, ce n’est pas cet anéantissement-là que Dieu requiert de nous ; mais c’est l’anéantissement de toutes nos inclinations, pour les ajuster à l’exacte observance de nos règles; car notre nature est ordinairement si dépravée, qu’il est besoin de la beaucoup anéantir, pour l’ajuster à la règle et à la raison. Et si bien je dis qu’il nous faut anéantir, il ne nous faut pas pourtant anéantir pour nous réduire à rien, mais il nous faut suivre l’exemple de notre bon Seigneur et Maître; nous [170] anéantir en toutes les choses de la nature, pour la gloire de Dieu et le salut des âmes.

O, mes très chères Sœurs ! nous adorons le Fils de Dieu dans le sein de son Père Eternel, triomphant et glorieux ; et ce même Fils, en ce mystère, nous l’adorons anéanti, couvert et caché sous notre nature qu’il a unie à la sienne, ayant, par manière de dire, quitté, en quelque façon, la troupe bienheureuse des Anges, pour vivre dans une étable, parmi les bêtes, naître dans la pauvreté, dans le mépris et dans la douleur; il sort, en quel­que manière, de ses joies éternelles pour se venir rendre un enfant pleurant et tremblotant. Je vous prie, que ces jours qui nous restent devant le saint jour de Noël, que nous nous em­ployions à considérer fidèlement l’anéantissement de ce grand Dieu, pour l’imiter selon notre faible portée; mais, spécialement, anéantissons ces désirs d’être aimées, estimées et préférées ; enfin anéantissons tout ce que la divine bonté nous fera voir n’être pas conforme à lui et à son bon plaisir. Tenez-vous pro­ches de lui, et préparez des cœurs purs et nets pour l’y loger en son arrivée au monde; car, si vous lui ouvrez, il entrera et demeurera avec vous; j’en supplie sa bonté.

.EXHORTATION IV POUR LE TROISIÈME SAMEDI DE L’AVENT SUR L’HUMILITÉ DE SAINT JEAN-BAPTISTE. (Faite en 1631)

Je pense, mes Sœurs, que l’Église nous représente l’Évan­gile auquel on voit l’humilité de saint Jean [pour nous exciter à l’imitation de ses vertus]; au moins, il y a plus de quinze jours [171] que j’ai désiré que Monseigneur nous en parlât. Cet Évangile nous fait voir le glorieux saint Jean, qui répond à tout par négative : Es-tu Prophète? NON. —Es-tu Élie? NON. — Es-tu Christ? NON. Enfin, il ne répond que par négative ; si qu’il contraint ceux qui l’interrogeaient de lui dire : Qu’es-tu donc? Et il leur répondit cette sainte parole de vérité : JE NE SUIS RIEN.

O mes Sœurs, que bienheureuse est l’âme qui nie tout ce qui peut l’élever, et qui, à toute rencontre, dit de bouche et de cœur, avec croyance et sentiment : Je ne suis rien, car c’est la parole de vérité.

Toutes les créatures, dit le prophète, sont devant Dieu comme si elles n’étaient point; cela veut dire : tous les cieux, tous les royaumes, toutes les nations, bref, toute la terre, et tous ceux qui l’habitent ne sont rien devant la souveraine grandeur de Dieu. Or, dites-moi, mes chères Sœurs, si tout le monde et toutes les nations ne sont rien devant Dieu, que sommes-nous, sinon seulement que le rien même ? C’est une parole qui m’a donné souvent à penser : toutes les créatures ne sont rien devant Dieu; il faut donc tirer cette conséquence : si tous les peuples qui habitent la terre ne sont rien, moi qui ne vaux pas le moindre, que puis-je être? Cette pensée est salu­taire, parce qu’elle porte puissamment l’âme à la connaissance de sa bassesse. Connaître cette bassesse, disait notre Bienheu­reux Père, c’est n’être pas bête; et, partant, je vous exhorte, mes Sœurs, s’il y en a quelqu’une qui présume quelque chose de soi, qu’elle recourt à la connaissance de sa bassesse ; mais qu’elle ne s’arrête pas là, ains qu’elle aime cette petitesse, vileté et abjection, et désire que toutes la traitent comme abjecte et chétive; ainsi elle acquerra la sainte humilité. Sachez, mes Sœurs, que l’humilité est le siège de la grâce : Sur qui repo­sera mon esprit, dit la Vérité éternelle, sinon sur l’humble qui craint mes paroles? Autant que nous nous abaisserons par vraie humilité de cœur, autant le Tout-Puissant s’abaissera en nous [172] pour combler nos cœurs de l’abondance de son Saint-Esprit, lequel nous préparera pour recevoir le Seigneur en sa sainte naissance, et cette préparation ne sera autre qu’un accroissement d’humilité; car ce divin Sauveur et Maître ne se complaît que dans les âmes profondément anéanties, humbles et petites à leurs propres yeux. Jetons les yeux sur Notre-Seigneur, requérons son secours, afin que nous soyons enseignées, dans ce que nous avons à faire, pour le recevoir à son arrivée au monde. Il ne nous enseignera rien autre chose que ceci : qu’il faut tenir nos cœurs hauts, élevés en la grandeur et miséricorde de Dieu, et profondément anéantis en notre vileté, bassesse et abjection et, voyez-vous, mes Sœurs, les trésors des richesses de Dieu se déploient dans les âmes pauvres, cela veut dire humbles, basses et petites. Soyons donc bien pauvres, bien petites et bien simples; car Notre-Seigneur prendra soin de nous évangéliser : cela veut dire de nous enseigner ses divines volontés.

Et s’adressant à une Prétendante qui demandait d’entrer à son essai : Hé bien! ma très chère fille, vous avez bien regardé; avez-vous bien considéré si votre cœur pourra bien s’accommoder à toutes les observances? Car, voyez-vous, ma fille, ce que vous entreprenez n’est pas petite besogne; il est requis d’avoir un grand courage : vous prétendez, en entreprenant cette vocation, une guerre continuelle, et un renversement entier de tout vous-même : voire, ma fille, vous entreprenez de mourir à la nature, pour vivre à la grâce de Dieu. Dites-nous ici qu’est-ce qui vous invite à entreprendre une chose si grande?

Bénissons Dieu, ma fille, voilà un bon motif; et puisque vous prenez Notre-Seigneur avec vous, j’espère que si vous ne le quittez point, aussi ne vous abandonnera-t-il pas. Mettez profondément cette maxime en votre cœur : Sans Dieu je ne puis rien, avec Dieu je puis tout. Or, tenez -vous profondément humble devant Dieu, en reconnaissance de l’honneur qu’il vous [173] fait de vous choisir pour son épouse, et pour vous loger en sa sainte maison. Il vous a tirée de parmi les maux, les misères, les niaiseries et vanités du inonde, parmi lesquelles, hélas! Ma fille, peut-être vous fussiez-vous perdue; et regardez que si vous correspondez à la grâce divine, Dieu vous prépare une robe de gloire et d’immortalité, de laquelle sa bonté vous vêtira, si pour son amour vous dévêtez bien votre cœur de toutes les choses du monde et de vous-même ; enfin, il vous fera régner avec ses fidèles épouses dans sa glorieuse éternité, où il changera nos chétifs corps passibles et mortels en des corps glorieux,

Or sus, ma chère fille, allez vous offrir à Dieu, tandis que nous poursuivrons le chapitre. Remettez-vous bien toute entre ses mains, et celles de l’obéissance, pour n’être désormais plus à vous, mais à son bon plaisir, par le renversement et changement total de toutes vos inclinations, habitudes, passions, paroles, pensées et gestes, pour vous réduire en l’état bienheureux des âmes qui s’étant délaissées elles-mêmes, ne cherchent plus que Dieu, par la voie d’une exacte et sainte observance.

.EXHORTATION VI POUR LE DERNIER SAMEDI DE 1629 SUR LA BRIÈVETÉ DE LA VIE.

Le jour d’aujourd’hui parle pour moi; voilà que nous sommes à la fin de cette année qui s’en va engloutir dans le néant, où tant d’autres se sont abîmées.

Le temps passe; les années finissent, et nous passons et finis­sons avec elles ; mais il faut faire de fortes et absolues résolu­tions, que, si Notre-Seigneur nous donne l’année qui vient, nous l’emploierons mieux que ces autres passées. Cheminons d’un pas nouveau à son service divin et à notre perfection ; prenons donc de grands courages pour travailler tout de bon à la ruine de nous-mêmes, afin que cette année prochaine ne saille de­rechef abîmer dans son gouffre, et que, cependant, nous ne de­meurions toujours dans nos imperfections, misères et iniquités; je dis, iniquités, parce que tout ce qui est contre Dieu, pour petit qu’il soit, est inique. S’il est vrai, mes chères Sœurs, qu’il faille que le juste se justifie, et le saint se sanctifie, combien plus faut-il que l’homme inique retourne à l’équité et droiture, l’injuste à la justice; que le pécheur délaisse son mauvais che‑[176]min et entre en la voie de sanctification; que l’âme tiède et nonchalante prenne de la ferveur, pour changer en l’amour de Dieu la froideur de ses tépidités.

De vrai, mes chères Sœurs, j’ai grand désir que vous pensiez tout de bon à ceci ; car ce n’est rien de commencer des années, si nous ne commençons de mettre la main à la besogne ; autrement nous serons tout étonnées, que nous verrons le temps couler, et nous avec lui, sans aucun profit pour notre âme. Je désire bien que cela ne soit pas, mais que vous considériez comme le temps s’en va. La figure de ce monde passe; rien n’y est permanent et durable que la parole de Dieu; le ciel et la terre, et tout ce qui se trouve en iceux, passe et s’évanouit de nos yeux. Que faire donc, parmi ces vicissitudes? Ce que dit le bon David : Fais bien et espère en Dieu. Faisons le mieux notre devoir qu’il nous sera possible ; employons le temps que Dieu nous donne, avec grand soin, puis, espérons en sa souveraine miséricorde ; mais souvenons-nous de faire bien, car notre fin s’approche : nous vieillissons et approchons journellement de notre mort, à mesure que nos jours, les mois, les ans s’écoulent, et que tout prend fin. Mais savez-vous, mes chères Sœurs, nos fautes, nos infidélités ne s’anéantissent pas comme les jours et les ans, ains elles nous seront toutes représentées à l’heure de notre mort, et nous y devrions penser souvent ; car, je vous assure, que c’est une sainte et salutaire cogitation que celle de notre fin, qui nous fait opérer plusieurs bonnes œuvres et fuir beaucoup de mal. Le sage la conseille en plusieurs endroits : Pense à ta fin dernière, et tu n’offenseras point. Souviens-toi de ton heure dernière et de ton dernier passage. Il semble que les âmes, esquelles Dieu s’est fait connaître, qu’il a retirées à soi du tracas du monde, ne devraient point laisser finir les années, les mois et les jours mêmes, sans une profonde considération, voyant comme tout est muable, passager et périssable, excepté Notre-Seigneur, leur souverain Époux, auquel elles devraient [177] s’attacher uniquement. Rien de tout ce que nous aurons, ferons, dirons, en ce monde, ne nous demeurera, que deux choses : savoir, le bien et le mal. Je voudrais, mes Sœurs, que vous profondassiez ces pensées, et que vous en parfumassiez vos cœurs; ce ne serait pas, à mon avis, sans utilité.

Or sus, commençons donc l’année au nom de Notre-Seigneur, mais avec des efficaces résolutions de commencer à le servir fidèlement, selon notre petit pouvoir ; car il ne veut que ce que nous pouvons, mais cela il le veut : soyons soigneuses de le lui donner, faisant bien, puis espérant et nous confiant en son infinie miséricorde.

.EXHORTATION VIII SUR LE BON USAGE DU TEMPS. (Faite en janvier 1633)

Mes très chères Sœurs, il serait bien à désirer que nous ne fussions pas telles à la fin de cette année que nous sommes maintenant; mais que nous l’employassions mieux que celle qui est passée, en laquelle nous avons eu pourtant des bonnes pensées et des bons désirs ; néanmoins, si nous mettons la main à la conscience, et que nous regardions devant Dieu, sans nous flatter, nous verrons clairement que nous n’en avons pas tiré grand fruit, et que nous avons fort peu avancé au prix de ce [184] que nous eussions fait, si nous eussions fait valoir les grâces et les moyens que Dieu nous a présentés, et que nous eussions fait tout le bon usage que sa douce bonté requérait de nous, selon ses desseins éternels.

Il y a bien de la différence entre se regarder devant Dieu, et se regarder devant soi-même : si nous nous regardons devant Dieu, nous nous verrons telles que nous sommes ; mais si nous nous regardons devant nous-mêmes, nous nous verrons telles que notre amour-propre nous suggérera. Il nous fait bien du mal, cet amour de nous-mêmes ; assurez-vous, mes Sœurs, que si nous ne le mortifions et ne ruinons ses propres recherches, ses propres intérêts, cette vanité et bonne opinion de nous-mêmes, nous n’avancerons point en notre voie ; nous demeu­rerons toujours des naines en la vertu ; nous ne rendrons point à Dieu ce que nous lui devons et à notre vocation. Il n’y en a pas une ici qui soit enfant; plût à Dieu que nous le fussions bien en innocence et humilité. Nous avons donc assez de juge­ment et d’esprit pour savoir et considérer ce que notre Institut demande de nous, les grandes obligations que nous avons, par notre vocation, de tendre à une grande et épurée perfection : c’est à quoi je vous exhorte, mes chères Sœurs, autant qu’il. m’est possible, et m’y exhorte aussi moi-même la première, comme en ayant le plus de besoin.

Si nous nous déterminons, à bon escient, de faire ce que nous devons, nous glorifierons Dieu, nous consolerons nos supé­rieures, et notre âme sera en paix ; nous vivrons contentes et en repos en cette vie, laquelle se passe et s’en va. Nous cou­rons à notre fin comme les eaux courent et se vont rendre à la mer, qui est leur fin et le lieu de leur centre, où elles s’arrê­tent. Que pouvez-vous vivre? vingt ans, trente ans, cinquante ans. Hélas ! peut-être n’avons-nous qu’un jour, voire, qu’une heure et un moment : cela est dans les décrets éternels de Dieu, qui a compté tous nos jours, qui sait ce qu’il nous veut [183] donner, et combien il nous en faut pour faire notre salut et ten­dre à la perfection à laquelle il nous appelle. Faisons en sorte que nous lui rendions bon compte du temps qu’il nous donnera, s’il nous donne cette année entière, ou qu’il ne nous en donne qu’un mois, une semaine, un jour ou un instant ; enfin, employons bien ce qu’il nous donnera, pour lui en rendre bon compte, et ne nous faisons pas ce tort de le laisser écouler sans profiter.

Nous n’avons pas besoin de faire rien de nouveau, ni d’être en peine pour connaître la volonté de Dieu ; car elle nous est signifiée et marquée dans nos règles. Marchons donc, mes Sœurs, par ce chemin-là, en général; et, pour notre particu­lier, suivons la direction de notre supérieure, et je vous assure que nous arriverons à bon port, et que Dieu nous consolera et bénira.

.EXHORTATION X POUR LE DEUXIÈME SAMEDI DE CARÊME SUR L’EXCELLENCE DE LA PERFECTION DE L’INSTITUT, QUI EST DES PLUS
PURES QUE L’ON PUISSE TROUVER EN L’ÉGLISE DE DIEU.

Je ne puis rien présenter à vos yeux, en ce saint temps de Carême, mes chères Sœurs, rien, dis-je, qui soit plus pressant que l’obligation que nous avons de tendre à la perfection, car ce n’est pas jeu d’enfant. Nous nous sommes toutes, de franche volonté; obligées d’y tendre, par des vœux grandement solennels; et ce n’est pas à une petite perfection, ains à la perfection de notre vocation, et chacun tient que la perfection de la Visitation est des plus grandes, pures, solides et vraies qui soient au monde. Ce qui est très-certain, car si notre Bienheureux Père, qui avait connaissance de tous les états de perfection, en eût trouvé une plus pure et plus relevée, il nous l’aurait donnée. Or, nous nous devons fort humilier, et remercier Notre-Seigneur de nous avoir mis dans une voie si sainte, où nous pou-[188]vons marcher assurément. Mais, mes chères Sœurs, pensez et repensez à ce que notre Bienheureux Père a dit, que pour avoir l’esprit de la règle, il faut la pratiquer. Je vous en dis de même, que pour avoir la perfection de notre vocation, il faut pratiquer les enseignements qui nous y sont donnés.

Sur cela, je vous prie donc, mes chères Sœurs, que ce saint temps du Carême ne se passe pas sans que vous voyiez vos Rè­gles, Constitutions et Coutumier; nous ne les lisons point assez. Ce n’est pas que je veuille que vous lisiez le Cérémonial et le Directoire ; mais je vous conseille, de tout mon cœur, de voir les saints documents qu’ils nous donnent, comme aussi les Écrits de notre Bienheureux Père. Vous y verrez des miroirs de la perfection à laquelle cette vocation nous oblige, où elle nous appelle. Ah ! mes chères Sœurs, nous sommes si bien instruites ! Allons donc fervemment en notre voie, et suivons l’esprit qui nous conduit, car il est assuré.

Aimons Notre-Seigneur et le servons avec crainte, mais d’une crainte amoureuse, chaste et filiale, qui craint de ne pas assez plaire à son Époux, d’offenser son Père, de déplaire à ce divin Amant; et, croyez-moi, mes Sœurs, quoiqu’on vous dise qu’il faut aller par des voies relevées, tandis que nous sommes en cette vie, il faut craindre Dieu. Bienheureux qui craint Dieu et assure sa vocation par de bonnes œuvres, et qui opère son salut en crainte et tremblement. Voilà ce que la sainte Écriture nous dit ; et l’on ne peut conserver un vrai et efficace désir de servir Dieu, si l’on n’a pas une sainte crainte de lui déplaire, de l’of­fenser, et de lui donner sujet de retirer de nous sa grâce et ses inspirations. [189]

.EXHORTATIONS POUR QUELQUES FÊTES. EXHORTATION XII POUR LA FÊTE DE LA PENTECÔTE SUR LES DISPOSITIONS QU’IL FAUT AVOIR POUR ATTIRER EN SOI
L’ESPRIT-SAINT.

Mes très chères filles, j’ai pensé vous dire dans quelles dispositions il faut être pour recevoir le Saint-Esprit. Je vous assure qu’il n’en faut point d’autres que se tenir bien proche de ce divin Esprit, et se vider de soi-même. Je réfléchissais, ces jours passés, d’où venait que nous n’avancions pas [191] assez, et il me vint en pensée que ce qui nous empêche le plus, ce sont les réflexions inutiles de notre esprit, auxquelles nous nous arrêtons trop. Comme, pour l’ordinaire, ce sont des pensées indifférentes, nous ne prenons pas assez soin de nous en détourner fidèlement. Oh! si c’étaient des pensées mauvaises, ou des tentations, nous les combattrions ; car cela est si manifestement mauvais, que nous ne saurions y adhérer. Mais nous ne nous vidons pas assez de nous-mêmes; nous sommes trop attachées à notre amour-propre, à nos propres intérêts, à notre propre volonté, à nos inclinations et à nos commodités. O Dieu! laissons un peu ce nous-mêmes, et jetons-nous à corps perdu à la merci de la divine Providence.

Serait-il possible que nous ne voulussions pas pratiquer les saintes maximes de notre Bienheureux Père? Elles tendent toutes à la simplicité d’esprit et à la totale dépendance de Dieu. Ne savons-nous pas combien il avait d’aversion aux réflexions inutiles, et combien grand était le soin avec lequel il voulait que l’on travaillât à s’en affranchir? Qu’est-ce qui a plus éclaté en, lui que la simplicité et la dépendance de Dieu, qu’il possédait si éminemment, et d’où procédaient toutes les autres vertus, comme de leur source? Quelle simplicité et candeur d’esprit n’avait-il pas! il se tenait par là presque continuellement occupé en Dieu. Oh! qu’il était entièrement vide de lui-même! c’est pourquoi il a été pleinement rempli de l’Esprit divin. Quel abandon et quelle entière dépendance de la volonté divine et du bon plaisir éternel! Avec quelle souplesse, humilité et douceur s’est-il toujours laissé conduire et manier, au gré de ce grand Dieu, sans aucune résistance ! Il a fidèlement pratiqué ce qu’il nous a tant recommandé, de ne rien refuser et de ne rien demander, mais de se reposer sur le soin paternel de l’aimable Sauveur de nos âmes.

Je vous conjure donc, mes chères filles, autant qu’il m’est possible, pour l’honneur et la grâce que nous avons d’être filles [192] de ce saint Père, et par le respect que nous lui devons, d’entre­prendre, à bon escient, l’œuvre de votre perfection, par les moyens qu’il nous a laissés, en sorte que nous n’ayons désor­mais qu’un seul soin, qui est de produire deux actes : l’un de fidélité à notre vocation, et à bien employer les occasions que Dieu nous présente, quelques petites et légères qu’elles nous semblent être; et l’autre, d’être fidèle à l’oraison et à la morti­fication. Examinons-nous bien, mes Sœurs, et nous trouverons que notre défaut et notre retard ne viennent que de ce que nous ne nous mortifions pas assez, et que nous ne faisons pas bien l’oraison.

Un autre acte est de nous tenir en tranquillité auprès de NotreSeigneur, ne nous arrêtant en aucune façon aux pensées et ré­flexions inutiles; mais nous occupant amoureusement et fami­lièrement, avec simplicité et humilité, en la sainte présence de Notre-Seigneur, notre doux et aimable Époux, nous abandon­nant sans réserve à lui, afin qu’il fasse de nous tout ce qu’il lui plaira.

Nous sommes de bonnes filles, à la vérité; mais, certes, il faut bien passer plus avant, car je ne vois pas assez reluire, parmi nous, la fidélité dans les occasions de pratiquer la vertu, ni dans le recueillement. Nous nous laissons trop dissiper; nous craignons trop la mortification; nous n’avons pas assez de cou­rage à nous vaincre, et à faire une continuelle guerre à nos hu­meurs et à nos penchants; nous n’aimons pas assez la souf­france. C’est pourquoi, commençons dès maintenant; faisons bien tout ce que je viens de dire, et je puis vous assurer que le reste suivra, que nous nous disposerons à bien recevoir le Saint-Esprit, que nous lui préparerons une agréable demeure dans nos âmes, et que nous recevrons, toutes en général, et chacune en particulier, quelques grâces extraordinaires du Saint-Esprit. Et j’en serais très-aise, s’il plaisait ainsi à Dieu, afin que par ce moyen nous puissions être fortifiées pour faire [193] progrès en notre voie, et pour faire violence à nos mauvaises inclinations.

Faisons-le donc, mes très chères filles ; tenons-nous bien serrées et attentives auprès de Dieu, non pour demeurer tou­jours à genoux dans le chœur, mais employant bien le temps que nous y serons, soit pour faire l’oraison ou pour dire l’Office, et nous détournant promptement des distractions et inuti­lités qui nous y pourront arriver.

De même, toute la journée et à toute heure, même à tout moment, si nous pouvions, élançons notre cœur en Dieu ; te­nons-nous en la disposition de nous laisser conduire à sa divine bonté, et d’acquiescer promptement aux effets de son bon plai­sir en tout ce qu’il permettra nous arriver. Voilà donc le seul et vrai moyen de nous disposer à recevoir les grâces que Dieu nous a préparées. Pratiquons le bien durant cette octave, rap­pelons-nous encore, pour nous y exciter fortement, que c’est l’intention de nos constitutions, puisqu’elles nous ordonnent trois jours de retraite avant la Pentecôte. Donc, durant l’octave de cette grande fête, tenons-nous fort recueillies, en actions de grâces de ce singulier bénéfice que Dieu a accordé au monde, en envoyant son Saint-Esprit. Enfin, mes chères filles, durant tout le cours de notre vie, ne nous éloignons jamais en rien, autant qu’il nous sera possible, de ce saint exercice. [194]

.EXHORTATION XIII. GRAND DÉSIR DE LA SAINTE DE RECEVOIR L’ESPRIT-SAINT, SA RÉSOLUTION À CONDUIRE LES ÂMES SANS ÉCOUTER LES PLAINTES DE LA NATURE. (Faite en 1632, après sa réélection)

Mes très chères Sœurs, nous voici à la veille de cette grande fête, en laquelle Dieu fit ses dons à son Église, et surtout le don de son Saint-Esprit vivifiant; car, bien que le Sauveur ayant employé trois ans pour enseigner et instruire ses Apôtres en sa sacrée humanité, néanmoins, ils étaient si faibles et si grossiers, que Notre-Seigneur leur voulut envoyer son Saint-Esprit, qui est l’amour de lui et de son Père éternel. Ce Saint-Esprit est amour, procède d’amour, et communique amour, force, sagesse et tous les autres dons que vous savez. Or, mes chères Sœurs, j’ai grand désir qu’en cette fête amoureuse ce feu vienne dans nos cœurs, pour réveiller notre tépidité [tiédeur] et embraser notre froideur.

Mais, savez-vous ce qu’il faut faire pour recevoir le Saint-Esprit? Il faut être assise : cela veut dire avoir l’esprit et l’affection en solitude, s’élevant, comme dit un Prophète, au-dessus de soi-même. Il faut demander ce Saint-Esprit, le désirer par affection, et l’attirer par bonnes actions ; et, si nous sommes si heureuses de le recevoir en l’esprit d’humilité, il apportera en nos cœurs et en nos âmes la lumière pour notre amendement, et la grâce et l’amour pour notre avancement, en cette voie d’amour, ce que je désire bien fort, mes chères Sœurs.

Et, puisque Dieu m’a encore commis le soin particulier de vos âmes, je me résous, moyennant sa divine assistance, de ne rien laisser en arrière pour votre avancement en la voie de [195] Dieu. Oui, je crois que c’est Dieu qui m’a donné cette charge, car je l’ai grandement prié afin de ne pas l’avoir. Sa bonté sait, que de me voir chargée, ce n’est pas mon inclination, et que je n’y vois que sa seule et pure volonté, que j’adore de toute la soumission de mon cœur. Et puisque donc sa bonté me commande de travailler encore ces trois ans, dans cette vigne, j’y mettrai ma dernière main. Oui, mes très chères Sœurs, je ne vous le cèle point, je vous le dis ouvertement, ce sera mon dernier triennal, pendant lequel, Dieu aidant, je me consumerai à votre service. Je vous consacre mon âme à cet effet, et emploierai les forces de mon corps, et le peu d’esprit que Dieu m’a donné à votre service, et ceci à toutes également; car, grâce à sa Bonté, je n’ai inclination ni aversion particulière pour aucune de mes Sœurs. J’aime celles qui sont bonnes, parce que Dieu habite en elles.; j’aime celles qui ne sont pas si bonnes, parce qu’en elles Dieu veut que je pratique la sainte vertu de charité, celles qui font le mieux me donnent le plus de consolation; celles qui ne font pas si bien m’afflige le cœur; mais, toutes pourtant, mon âme et mon esprit les aiment, et me consumerai à les aider, servir et secourir; car, enfin, mes chères Sœurs, ces trois ans du dernier triennal de ma vie, mon âme vous est entièrement dédiée et consacrée. Je vous servirai toutes en tout, et cela de toute l’étendue de mes forces, que je suis résolue d’employer pour vous jusqu’au dernier soupir.

Je ne prétendais pas de tant vivre, ni que mon pèlerinage me fait tant prolongé ça-bas; personne ne le croyait aussi; mais puisqu’il plaît à Notre-Seigneur qu’en la fin de ma vie je fasse encore ce triennal, je mettrai ma dernière main en cette vigne, et consumerai toute ma force et ma substance pour la faire fructifier. Je ne sais pas, mes chères Sœurs, si Dieu me laissera vous servir ces trois ans durant, car la vie, en cet âge vieux, est fort incertaine; mais, soit que Dieu me [196] tire au commencement, au milieu ou à la fin de ma carrière, cela m’est tout indifférent; soit fait ce que Notre-Seigneur trouvera bon.

Toutefois, sa bonté me donne quelque espérance qu’après ces trois ans il me donnera quelques mois ou quelques ans de repos, selon qu’il lui plaira, pour penser un peu à moi; car, hélas ! mes chères Sœurs, il y a vingt-deux ans que je pense aux autres, et n’ai presque pas le loisir de penser à moi. Dieu dispo­sera de mes ans, de mes mois, de ma vie, de ma mort, selon sa sainte volonté : je ne m’en mets point en peine; mais je vous le dis, mes chères Sœurs, ne soyez pas étonnées si vous me voyez plus veillante sur vous que jamais ; car j’ai ce sentiment au cœur, qu’il faut que le dernier triennal que je ferai porte coup, et que, sur la fin de ma chétive vie, vous me donniez le contentement de vous voir coopérer aux desseins de Dieu sur vous, et à mon petit service, qui vous sera tout dédié.

Mes Sœurs, croyez-moi, cette vie est trompeuse et incertaine, ne nous y attachons pas ; mais, comme dit saint Paul : Que notre conversation soit au ciel : cherchons les choses d’en haut, méprisons celles d’en bas : dépouillons-nous de nous-mêmes, en sorte que nous puissions dire cette heureuse parole de ce grand Apôtre : Je vis, non pas moi, mais Jésus-Christ vit en moi. Voilà, mes très chères Sœurs, ce que je désire, que nous mourions en nous, afin qu’en nous vive Celui par lequel nous ne pouvons vivre. Je n’ai que cela à vous dire, Dieu me l’a donné, car je ne l’avais pas prémédité.

[Un peu avant le chapitre, cette unique Mère dit à une Sœur : Voyez-vous, tous mes sens, tout moi-même, tout mon intérieur répugne à cette charge, et je l’accepte seulement pour le bon plaisir de Dieu, car, hélas! je suis sur la fin de ma vie, et j’ai besoin de penser à moi.]

.EXHORTATION XV POUR LA FÊTE DE SAINT JEAN-BAPTISTE. SUR LES VERTUS QU’IL PRATIQUA AU DÉSERT.

Ayant une fois demandé à notre Bienheureux Père quelques sujets de considérations sur la fête de saint Jean-Baptiste, il me dit que rien n’était plus doux à son esprit que de penser que ce grand Saint avait connu Notre-Seigneur dès le sein de sa Mère, et que, tressaillant de joie à son arrivée, il avait procuré à sainte Élisabeth, sa mère, le bonheur de participer à cette connaissance et à cette joie, sentant les doux mouvements que la présence du Sauveur causait en ce cher fils de ses entrailles; et, ce qui est plus admirable, continue notre Bienheureux Père, c’est qu’après une telle faveur, saint Jean se soit volontairement privé de celle de voir et d’entendre son cher Maître, puisque, selon le témoignage de l’Écriture, il ne lui parla jamais, et que, sachant même qu’il prêchait, et se communiquait à tout le monde dans la Judée, il passa vingt-cinq ans dans le désert, assez près de lui, sans lui rendre réellement aucune visite, quoique pourtant son insigne mortification lui méritât la grâce d’en jouir spirituellement. Peut-on trouver une plus parfaite abnégation, que d’être si proche de son souverain et unique amour, et, pour l’amour de ce même amour, s’abstenir de le voir et de l’entendre.

Il faut faire de même, me dit notre Bienheureux, auprès du Très-Saint Sacrement, où nous savons que Jésus-Christ réside, ne pouvant le voir et goûter, même en esprit, il faut l’adorer par la foi et le glorifier dans notre délaissement. Il ajouta qu’il n’aurait su dire si cet admirable Précurseur était un homme céleste, ou un ange terrestre, que sa casaque d’armes marquait son humilité qui le couvrait tout. Sa ceinture de poils de cha-[200]meau autour des reins signifiait son austère pénitence, qu’il ne mangeait que des sauterelles, pour faire voir que, quoiqu’il fût sur la terre, il ne laissait pas de s’élever incessamment vers le ciel; le miel sauvage dont il assaisonnait sa nourriture marquait la suavité de son amour, qui adoucissait toutes les rigueurs, ruais que cet amour était sauvage, ne l’ayant appris d’autres maîtres que des plantes et des chênes. Mais nous, poursuivit ce saint Père, pouvons apprendre ce même amour de la considération des vérités célestes, de l’exemple de nos Sœurs et de toutes les créatures? Écoutez comme elles crient à l’oreille de notre cœur : Amour, amour « O saint amour! ajoutait-il, venez donc posséder nos cœurs. »

Mes filles, si j’osais mêler quelques-unes de mes pensées avec celles de notre grand Saint, je dirais que saint Jean ne parla jamais d’une manière plus admirable que lorsqu’il fut interrogé qui il était, car il répondit toujours par une humble négative ; et, quand il fut obligé de répondre positivement, il dit qu’il n’était qu’une voix, comme voulant dire qu’il n’était rien, paroles, en vérité, bien dignes d’un prophète, et du plus grand d’entre les hommes, puisque David nous assure que toute la terre n’est rien devant le Seigneur. Mes chères filles, ses paroles me pénètrent, je vous en assure, je ne suis rien devant mon Dieu, et avec combien de justice dois-je rendre ce témoignage de moi-même, entendant que tous les peuples de l’univers ne sont rien devant ses yeux. Cette pensée est fort salutaire, mes chères Sœurs, car elle porte l’âme à la connaissance de sa bassesse et de son abjection, où pourtant elle ne doit pas s’arrêter ; mais passer au plus tôt à l’amour de cette même abjection, qui lui fera désirer d’être tenue et traitée à proportion de ce rien qu’elle a reconnu en elle. L’humilité est le siège de la grâce: Vous savez qu’il est dit : sur qui reposera l’esprit du Seigneur, sinon sur celui qui est humble et doux de cœur. Ce fut pour cela que le grand Précurseur, étant venu pré-[201]parer les voies de notre bon Maître, nous a donné ce rare exemple d’humilité, disant qu’il n’était qu’une voix et un rien, niant même d’être ce qu’il était. Mes filles, si nous nous abaissions avec une profonde humilité de cœur, le Tout-Puissant s’abaissera jusqu’à nous et nous remplira de son esprit et de sa grâce, c’est ce qu’il fait en nous donnant son fils Jésus-Christ pour vrai Maître de l’humilité, et qui ne se plaît que dans les âmes humbles, petites, et anéanties ; si nous l’écoutons bien nous entendrons les leçons divines qu’il nous fera; mais, si nous ne l’écoutons point, il ne daignera plus se communiquer à nous, et malheur s’il cesse de nous apprendre! Élevons nos cœurs vers la miséricorde infinie de ce divin Agneau que saint Jean est venu manifester ; que notre élévation, pourtant, soit toujours accompagnée d’un abaissement profond, à la vue de notre indignité et faiblesse; oui, je vous le dis, mes Sœurs, les trésors immenses des richesses de Dieu ne se donnent, et ne se dispensent qu’aux âmes pauvres, c’est-à-dire humbles et basses, qui sont dénuées de leur propre estime ; soyons donc telles, mes chères Sœurs, et Dieu nous enseignera lui-même sa volonté et le chemin du ciel.

.EXHORTATION XVIII POUR LE TEMPS DES RETRAITES. SUR LE BÉNÉFICE DE LA VOCATION.

Mes Sœurs, j’ai cru qu’il serait bon, tandis que vous êtes en ce temps de récollection, que je vous suppliasse de considérer le bonheur de la vie religieuse, et la grandeur du bienfait de cette vocation sainte, en laquelle Dieu, par sa grâce, nous a mises, et nous a tirées des vanités du monde, pour nous loger en sa maison. Oui vraiment, mes Sœurs, nous pouvons bien dire de la religion, que c’est la maison de Dieu et la porte du Ciel, et que Dieu y est; car, en vérité, celles qui l’y cherchent, en simplicité de cœur, ne manqueront de l’y trouver, et je les en puis assurer de sa part. Pensez et repensez, je vous prie, combien c’est de bonheur d’avoir été tirées, sans l’avoir mérité, du [206] service du monde, pour entrer en celui de Dieu, tirées hors des occasions de commettre des grands péchés et d’en voir com­mettre de grands, pour être mises en une maison sainte, où nous pouvons ne faire que des actions de vertus, si nous vou­lons, et où nous ne voyons faire autre chose. Nous avons été tirées de mille et mille soins et sollicitudes du monde, pour n’avoir que le seul soin de plaire à Dieu, par la voie de nos règles et de nos observances. Le monde ne nous inquiète point; car nous sommes ici séquestrées de lui, et enfermées dans nos cloîtres bien-aimés, comme des âmes d’élite de Dieu, pour chanter continuellement le cantique de son amour et de son bon plaisir. Et pour le corps et pour l’esprit, nous jouissons de mille privilégies, dont les plus grandes dames du monde sont privées; car quand nous n’aurions que cette paix, suavité et tranquillité, sans autre soin que de plaire à Dieu, nous sommes trop heureuses.

Voyez-vous, mes chères Sœurs, le bénéfice de la vocation religieuse doit être pesé, comme disait notre Bienheureux Père, au poids du sanctuaire, et gardons-nous, je vous prie, de n’être ingrates; offrons continuellement action de grâces à Dieu, pour ce bienfait. Le bon David ne demandait à Dieu qu’une seule chose, qui était, qu’il habitât en la maison du Seigneur tout le temps de sa vie. Hélas ! Dieu nous a, plusieurs d’entre nous, menées dans sa maison, sans que nous le lui ayons demandé, ains nous lui avons quelquefois apporté de la résistance à ses douces inspirations, et pourtant sa bonté n’a pas laissé de nous tenir par la main, voire, nous porter entre ses bras, pour nous mettre en une vocation toute sainte, et où nous trouvons tant d’occasions de nous sauver et perfectionner, et point de nous perdre, que par notre seule malice. Je vous sup­plie, mes Sœurs, que toutes fassent une revue particulière sur ce bénéfice, et tâchent de tout leur cœur d’en rendre grâce à Dieu, se résolvant, moyennant son aide divine, d’embrasser tout ce qu’elles verront lui être plus agréable, qui n’est autre [207] chose que l’exacte observance; et cela, certes, mes Sœurs, il le faut, sous peine d’ingratitude; ça, c’est ce que Notre-Seigneur veut que nous lui rendions, pour les biens qu’il nous a faits ; tâchons, je vous prie, de le faire fidèlement, courageusement et constamment; si nous le faisons, j’espère que cette suprême bonté nous bénira.

.EXHORTATION XIX POUR LE TEMPS DES RETRAITES. SUR LES QUALITÉS QUE DOIT AVOIR NOTRE DILECTION POUR ÊTRE SELON DIEU.

Mes chères Sœurs, avant que ces jours de retraite finissent, j’ai pensé que je vous devais exhorter, à ce que ma constitution me marque, que je dois procurer que la mutuelle charité et sainte amitié fleurissent en la maison, c’est pourquoi, je vous supplie, mes chères Sœurs, que toutes, en vos retraites que vous faites pour votre amendement, vous jetiez un regard, pour voir si vous faites bien fleurir la permanente charité et sainte dilection, et que, outre les résolutions particulières de chacune selon sa nécessité, que celle-ci de faire fleurir entre vous la sainte dilection, se fasse générale. Je ne vous dis pas cela, mes chères Sœurs, parce que j’ai remarqué grands défauts de ce côté-là, ni que je sente que ma conscience m’oblige à vous en parler ; mais c’est une chose que la constitution recommande en plusieurs endroits et oblige la supérieure tout spécialement à avoir l’œil sur ses filles, afin que la mutuelle dilection et sainte amitié fleurissent en la Congrégation. [208]

Mes chères Sœurs, ne nous y trompons pas ; certes, il faut que notre dilection, pour être bénie de Dieu, soit commune et égale, car le Sauveur n’a pas commandé qu’on aimât plus les uns que les autres, mais il a dit : Aimez le prochain comme vous-même.

Nous pensons quelquefois que nos affections soient bien pures, mais devant Dieu c’en est tout autrement la dilection plus pure ne regarde que Dieu, ne tend qu’à Dieu, et ne prétend que Dieu. J’aime mes Sœurs, parce que je vois Dieu en elles, et que Dieu le veut : je les chéris et les respecte parce qu’elles me représentent la personne de Dieu je les aime sans prétention quelconque, sinon d’obéir à Dieu, et suivre ses divines volontés, cela est avoir une dilection pure, parce qu’elle n’a que Dieu pour motif et pour fin : mais, si j’aime mes Sœurs avec l’espérance qu’elles m’aimeront réciproquement et me feront des services, tout cela est imparfait et indigne de notre vocation, si nous avions tel motif en notre amour.

Mais ce serait chose odieuse d’aimer nos Sœurs pour leurs qualités naturelles, pour leur bel esprit, ou pour être d’humeur correspondante l’une à l’autre, et semblables chimères, qui seules causent les particularités et tirent aux partialités. Le plus grand mal qui puisse être dans une communauté, c’est quand les esprits se liguent et se mettent à tirer quartier à part, rompant la liaison commune pour en faire une singulière qui les ôte de l’observance, renverse l’obéissance, engendre mille petites envies, et enfin fait perdre le vrai esprit de la religion.

Mes Sœurs, votre dilection est fausse si elle n’est égale, générale et entière avec toutes vos Sœurs, en sorte que vous soyez autant suave avec l’une qu’avec l’autre, autant prompte à secourir celle-ci que celle-là, autant aise de vous trouver à la récréation vers l’une que vers l’autre. Votre motif en l’amour que vous portez à vos Sœurs doit être fondé sur le sein de Dieu ; s’il est hors de là, il ne vaut rien. Prenez-y garde, mes Sœurs, [209] je vous en prie, de ne chopper de ce côté-là. Pour moi, je vous assure que j’aimerai plutôt voir quelque autre notable défaut dans une maison religieuse, que ce seul de la partialité aux affections, à cause des conséquences qu’il tire après soi, et des vains amusements qu’il donne aux esprits qui en sont atteints, leur empêchant, par mille pensées sur ce sujet, la conversation que l’âme doit toujours avoir avec Dieu; au contraire, quand l’affection est commune, elle n’apporte que tout bien, toute paix et toute tranquillité, et chasse en telle sorte les embarrassements d’esprit, qu’autant plus cette union avec nos Sœurs sera pure, générale et entière, d’autant plus sera grande notre union avec Dieu!

EXHORTATION XXII APRÈS LE RENOUVELLEMENT DE NOS SAINTS VŒUX.

Je ne puis pas lire, mais je vous dirai quatre mots seulement, mes chères Sœurs, sur nos vœux, qui sont que, puisque la divine Bonté nous a encore donné cette année pour les reconfirmer,, nous en reconfirmions aussi la pratique. Cheminons toujours avant dans la voie de salut et de perfection, demeurant en paix, charité et unité d’esprit en l’observance exacte de toutes les choses de notre Institut, afin que si Dieu nous donne encore l’année qui vient, que nous trouvions en nos solitudes moins de fautes et plus d’avancement en la vertu.

Et puisqu’il faut toujours ou avancer ou reculer, tâchons de reculer le moins que nous pourrons ; et, s’il nous arrive de le faire, ne nous décourageons point ; mais humilions-nous devant Dieu, requérant son aide, et nous remettant à marcher. Surtout, je vous prie, mes Sœurs, que l’exactitude soit entière et toujours plus ponctuellement observée parmi nous, car c’est ce que Dieu requiert de nous. C’est pourquoi il nous a ici assemblées ; tâchons donc de le faire fidèlement et sa bonté nous bénira. Je ne peux vous dire davantage pour cette heure. Amen.



.ENTRETIENS

.ENTRETIENS FAITS A LA RÉCRÉATION ET AUX ASSEMBLÉES DE LA COMMUNAUTÉ.

.ENTRETIEN I SUR LA RÉFORME DE L’ÂME.

Comment [comme108] il faut faire pour réformer l’âme, dites-vous, ma très chère fille? Il faut se bien connaître soi-même, son néant, sa bassesse, sa vileté et son rien ; si notre entendement est rempli de cette vérité, nous verrons clairement qu’il y a beaucoup de défauts, d’imperfections, et beaucoup de choses à réformer en nous, que véritablement nous sommes remplies de misères et pauvretés; car, si nous avons quelque chose qui soit à nous, c’est la misère et les manquements que nous commettons. Or donc, si cela est, comme il est très-certain, avons-nous de quoi nous glorifier et estimer? [nous estimer et faire état de nous ?] Non, véritablement !... Ma fille, qu’étiez-vous, [Non véritablement ma fille, qu’étions-nous] il y a trente ans? vous n’étiez rien ! Dieu vous a donné l’être; mais, néanmoins, vous n’êtes et ne vous devez pourtant estimer rien, parce que, si Dieu se retirait de vous, vous retourneriez dans le rien.

Dans l’exercice des vertus chrétiennes, [Nous sommes… omission de ce qui précède ] nous sommes comme un oiseau qui n’a point d’ailes pour voler, et qui n’a point de pieds pour marcher. Nous ne pouvons pas seulement prononcer le nom de Jésus sans une assistance particulière de Notre-Seigneur; c’est l’Apôtre qui le dit [, et non seulement pour les choses spirituelles, nous ne pouvons rien de nous-mêmes, mais encore pour les temporelles, car nous ne pouvons pas, ni travailler, ni nous remuer, ni faire chose quelconque, sans le concours de Dieu. Si David…] David s’estimait un chien [216] mort et une puce, lui qui était l’oint du Seigneur et selon [qui était oint de Notre Seigneur, qui était selon le cœur de Dieu] le Cœur de Dieu ; hélas! que devons-nous dire? nous estimer, nous autres! À plus forte raison, devons-nous penser que nous ne sommes qu’un chien mort, qu’une puce, voire, moins que cela. Or, tenons-nous donc ferme en cette connaissance de ce que nous sommes; et, passons encore plus avant, en aimant et nous réjouissant de ce que l’on nous tient et traite comme cela. C’est ici l’importance de le faire, où il y va du bon. C’est la souveraine pratique que celle [celle-ci ,] d’aimer notre abjection, de bien aimer qu’on ne tienne point compte de nous, que l’on nous laisse là, comme une personne inutile qui n’est propre à rien, et qui n’est digne d’aucune considération.

Mais, voici encore d’autres pratiques dont nous devons tâcher de profiter [qu’il nous faut tâcher de faire]; c’est que, lorsqu’il se présentera [présente] quelque occasion de faire quelque bien surnaturel [surnaturel omis] et pratiquer quelque vertu, il faut reconnaître notre impuissance et que nous ne pouvons rien de nous-mêmes, de sorte qu’il ne faut rien attendre de nous, mais, oui bien, de Dieu et de sa grâce, laquelle il nous donnera infailliblement, tellement, qu’il faut dire hardiment avec saint Paul : Je puis tout en celui qui me conforte. Et si nous faisons quelque chose de bien, il faut soigneusement tout rapporter à Dieu, car la gloire lui en appartient; et, quand nous serons tombées en faute, et que nous aurons bronché en notre chemin, il ne faut en aucune façon nous en étonner, mais nous en humilier tout doucement devant Dieu,, lui disant : Hé ! Seigneur ! voilà ce que je sais faire! voilà ma pauvreté et misère! voilà ce que je suis : un néant ! une faible et infirme créature! je ne dois pas attendre aucune chose de moi, qu’infirmités, imper­fections et défauts..... Enfin, l’humilité est la réparatrice de tous nos maux : il faut donc bien prendre garde qu’elle ne nous manque jamais, car, si nous ne l’avons pas, nos affaires iront bien mal, et notre perfection demeurera en arrière.

Pendant que notre Bienheureux Père vivait, il y avait une [217] Sœur, laquelle s’affligeait grandement quand elle avait commis quelque manquement; il lui semblait qu’elle ne pourrait jamais s’amender ni s’empêcher de faillir, de sorte que, quand elle lui parlait, elle pleurait fort sur ce sujet. Un jour, en me parlant d’elle, il me dit : J’ai considéré les larmes de cette bonne Sœur ; j’ai vu clairement qu’elles procédaient d’amour-propre, et que toutes nos enfances et niaiseries et tous les étonne­ments que nous avons de nous voir tomber en des imperfec­tions, ne viennent que de ce que nous oublions la maxime [des maximes] des saints : Qu’il nous faut tous les jours commencer

À la vérité, mes chères filles, c’est [par] faute de nous bien con­naître que nous nous étonnons de nous voir défaillantes, car nous présumons tant de nous, que nous en attendons quelque chose de bon ; nous nous trompons, et Notre-Seigneur même permet que nous tombions quelquefois bien lourdement, afin que nous nous connaissions nous-mêmes. Non, ma chère fille, cette connaissance de nous-mêmes ne consiste point au senti­ment, ni à en faire de grandes considérations, mais à le croire comme étant une vérité de foi; je veux dire que nous devons croire, en la pointe de notre esprit, avec une grande certitude de foi, que nous ne sommes rien, que nous ne pouvons rien, que nous sommes faibles, infirmes, fragiles et imparfaites, rem­plissant notre entendement de cette croyance, et affectionnant notre volonté à aimer notre pauvreté et misère. Or sus, voilà comme il faut, à mon avis, commencer la réformation de l’âme, par la connaissance de soi-même et par la confiance en Dieu : la connaissance de nous-même nous fera voir beaucoup de choses, en nous, à [pour nous en] corriger et réformer, et que, néanmoins, nous n’en pourrons venir à bout de nous-même ; la confiance en Dieu nous fera espérer que nous pouvons tout en Dieu, et que, avec sa grâce, toutes choses nous seront possibles et faciles.

Le second moyen de réformation est de [Après cela il se faut exercer] s’exercer en l’oraison et en la mortification, car ce sont les deux ailes pour voler à [218] Dieu : l’une soutient l’autre ; j’en reviens toujours là, l’oraison et la mortification. Il faut donc que la directrice rende les novices fort affectionnées à ces deux exercices, qu’elle les rende amoureuses du recueillement, et que même elle leur lise quelquefois les chapitres du Chemin de la perfection de sainte Thérèse [,qui en parle]. J’approuve fort qu’on fasse lire ce livre aux novices, car il est bien utile, et les peut bien aider et exciter à l’amour de ces deux vertus, de mortification et oraison. Il n’y a que cela à faire : se bien mortifier et se bien tenir proche de Dieu.

Il y a des âmes que Dieu élève en l’oraison avant qu’elles aient pris un bon fondement en la mortification; c’est peut-être parce qu’il les reconnaît si faibles, que, s’il ne leur donnait ces suavités, elles ne feraient rien qui vaille, et n’auraient pas le courage de persévérer et s’exercer en la vertu. Quand l’oraison est fondée sur la mortification, c’est une base [un beau] bien assurée ; et, certes, il lui faut toujours donner ce fondement, soit devant, soit [ou] après d’y être élevé; néanmoins, la voie ordinaire, c’est après que l’on s’est bien, à bon escient, exercé et adonné à la mortification, que Notre-Seigneur nous donne ces grâces d’oraison [d’oraison omis].

Il ne faudrait pas nous [vous] mettre en peine et penser qu’il y a de notre [votre] faute, et que notre oraison est [et si votre oraison ne serait pas] inutile et désagréable à Dieu, parce que nous y avons de la difficulté [parce que nous y avons de la difficulté omis]. Non, ma chère fille, pourvu que vous ayez été fidèle. Je vous vais donner un exemple qui vous le fera bien entendre; c’est du bon Abraham : je l’aime grandement, ce grand patriarche, et par inclination. Donc, Abraham présentait souvent au Seigneur des sacrifices et holocaustes : un jour, comme il en offrait un, des oiseaux de proie s’abattirent sur les chairs des victimes[ il vint une grande quantité de mouches sur son sacrifice]; voyant cela, il prit une baguette et les chassa le mieux qu’il put, sans se lasser; cela dura tout au long du [de son] sacrifice. Si, à la fin, Abraham se fût plaint à Dieu en [lequel étant achevé, il se plaignit à Notre Seigneur lui disant : « O [Hélas] Seigneur! quel pauvre [pauvre omis] sacrifice vous ai-je offert, lequel a été au milieu des distractions [ lequel a été tout plein de mouches] [219] [et la suite fortement modifiée !] causées par les oiseaux de proie,» assurément, le Seigneur lui aurait répondu que son oblation n’avait pas cessé de lui être agréable, parce que tout cela était arrivé contre son gré, et qu’il avait fait tout ce qui était en son pouvoir pour les chasser; ce qui était vrai. Ainsi, mes chères filles, [reprise ici] quand nous sommes en l’oraison, encore que nous y ayons quantité de distractions, qui sont comme des mouches importunes; si, néanmoins, elles nous déplaisent, et que nous fassions ce qui est en notre pouvoir pour nous en distraire fidèlement, notre oraison ne laisse pas d’être bonne et agréable à Dieu, nous n’en devons point douter.

C’est une chose certaine, lorsque nous sommes dans le sentiment de notre misère à l’oraison, qu’il n’est pas besoin de faire des discours à Notre-Seigneur pour la lui représenter ; il est mieux de nous arrêter dans notre sentiment qui parle assez à Dieu pour nous; il est toujours mieux, assurément, de nous arrêter paisiblement dans les sentiments et affections que Notre-Seigneur nous donne, que d’agir de nous-mêmes. Enfin, mes chères filles, approchez-vous de Dieu avec le plus de simplicité qui vous sera possible, et soyez certaines que l’oraison la plus simple est la meilleure. Oui, mes chères filles, lorsque Dieu nous donne de grandes affections et désir de nous exercer dans l’humilité, il est bon de le faire et de jeter un regard sur les occasions que nous aurons de la pratiquer ce jour présent, parce que les vraies servantes de Dieu ne doivent point avoir de lendemain, ni s’étendre plus avant que sur les occasions présentes ; elles doivent avoir un grand soin et une fidélité toute particulière de s’exercer, ce jour-là, à la vertu sur laquelle NotreSeigneur nous a donné des affections particulières en l’oraison, d’autant qu’il requiert cela de nous, et nous le donne pour cette seule fin, de nous y voir fidèlement exercer.

[ici le ms de Verceil comporte un entretien 2]

Vous demandez maintenant, qu’est-ce [Vous demandez mes chères sœurs ce que c’est que la tranquillité intérieure ? Je ne le sais pas bien moi-même ; toutefois mes chères filles… [On s’écarte ensuite de nouveau] que le dénuement intérieur? Ma chère fille, on n’en saurait bonnement parler, au [220] moins on ne l’entend guère, si Dieu n’illumine l’âme; car il faut qu’il mette une certaine petite chandelle au fond du cœur, pour lui faire voir ce de quoi il faut qu’elle se dépouille. Or, il y a mille et mille choses dont on se doit dénuer : de son propre intérêt, satisfaction, des consolations et sentiments de Dieu, de sa propre estime et de son choix ; certes, celles qui sont conduites dans ces voies, vont perpétuellement retranchant leur choix en toutes choses généralement, et Notre-Seigneur les tient en ce continuel exercice; et lui-même les va dénuant, et prend plaisir de les voir dans cette nudité et impuissance, trop délicates pour en pouvoir discourir.

.ENTRETIEN II SUR LES CAUSES QUI METTENT OBSTACLE A LA PERFECTION

Mes chères Sœurs, je pensais vous pouvoir servir encore aujourd’hui, mais la divine Providence en a bien disposé autrement, car Sa Majesté veut que je parte. Je n’ai rien à ajouter, mes chères filles, à ce que je vous ai dit l’autre jour, en l’entretien du dimanche, que ces deux mots : Nous n’avons besoin que de bien faire. Je vous conjure donc, autant qu’il m’est possible, de bien employer les bons mouvements, inspirations et lumières que Dieu vous donne, et de les réduire en bons effets; car j’ai appris, par l’expérience des choses de la religion, qu’il y a quatre causes ou racines d’où procède tout notre mal, et qu’à ces quatre causes sont opposés quatre chefs principaux qui sont comme la source de notre bonheur.

La première est que nous ne connaissons pas assez la grandeur et l’excellence de l’état religieux, ni l’essence des vraies [221] et solides vertus qui s’y pratiquent, la véritable humilité, la patience et autres; cela est une ignorance d’où proviennent les autres maux; car, voyez-vous, pour opposer maintenant le bien contraire, une âme qui s’étudie, tant par la lecture, par la méditation, les conférences, qu’autrement, à connaître la grandeur de l’état religieux, avance et profite par-dessus les autres, et cela, parce qu’elle détruit l’ignorance, grande source du mal, et acquiert la connaissance, qui est l’acheminement aux biens que lui offre l’état religieux.

La seconde cause de notre mal est que nous n’avons pas assez d’estime et ne prisons pas, comme il faut, les choses de la religion, lesquelles sont toutes saintes, et ont été établies par l’esprit de Dieu, avec tant de sagesse, qu’elles sont toutes grandement estimables, et, s’il faut user de ce mot, quasi toutes adorable.

Estimez et prisez donc grandement tout ce qui se pratique en la religion, comme s’accuser au chapitre, recevoir une humiliation au réfectoire, pratiquer un acte de cordialité et douceur. Ces moyens sont très-précieux pour nous enrichir; nous ne devrions jamais laisser échapper telles occasions sans avoir un certain mûrissement de cœur, qui procède de l’estime que nous faisons de ces pratiques. Car, voyez-vous, dans le monde, une personne avare qui estime l’or et les richesses, ne perd point d’occasion d’en amasser; et, pourquoi cela? parce qu’elle les estime et qu’elle veut être riche. Elle ne trouverait pas un double109 qu’elle ne le ramassât ; elle a beau trouver de la paille, elle n’en recueille point, parce que c’est une chose commune qu’on n’estime pas. Nous devons faire ainsi, mes très chères Sœurs, priser et estimer toutes les choses de la religion plus que les mondains ne prisent l’or, et avoir une sainte ambition, ou plutôt une sainte superbe, de nous enrichir de ces [222] biens ; pour cela, il ne faut point perdre d’occasions d’en amasser.

La troisième cause de notre mal, est que nous n’avons pas de vrais désirs de la perfection que requiert l’état religieux. Nous avons bien quelques petits désirs, mais ce sont des désirs lâches, froids, sans vigueur et qui sont de peu de fruits. À cette cause sont opposés les désirs vrais et ardents qui sont efficaces. Je suis assurée qu’il n’y a aucune d’entre nous qui, si elle avait un vrai désir de surmonter quelques-unes de ses pas­sions ou mauvaises habitudes, pour invétérées qu’elles fussent, n’en rapportât quelque victoire dans quelques semaines, ou, pour le moins, dans quelques mois. Vous savez la réponse que fit saint Thomas à sa sœur, quand elle lui demanda quelque moyen pour être bientôt parfaite. Il lui dit : En le voulant. Il ne faut que cela; ayez un vrai désir, et je vous assure que vous arriverez bientôt à la perfection. Je vois tous les jours, dans le monde, des personnes qui désirent faire fortune et être en cré­dit; que ne font-elles pas pour cela, et avec quel soin tra­vaillent-elles ! et pourquoi ? pour des biens périssables, pour avoir un peu de terre qui leur est commune avec les autres hommes. Et nous autres, mes très chères Sœurs, avec quelle ardeur devons-nous désirer faire fortune pour le ciel, et com­ment‘devons-nous travailler pour acquérir les biens perdura­bles qui nous sont communs avec Dieu et les Anges?

Je passe à la quatrième et dernière cause d’où procède notre mal, qui est un défaut de courage pour l’entreprise du bien et de la vertu, car plusieurs désirent la perfection et en parlent fort bien; mais, à la moindre difficulté qu’ils rencontrent en l’exécution de leurs désirs, ils perdent courage. Il y en a aussi d’autres qui reconnaissent le bonheur de la vocation religieuse, qui l’estiment et ont de grands désirs de la vertu ; mais un der­nier point leur manque : ils n’ont pas le courage fort pour résister aux tentations et supporter les contradictions qui se [223] rencontrent en l’exercice des vertus; cette dernière cause est bien contraire à la grandeur de courage et à la générosité. Il est, certes, besoin d’en avoir pour surmonter les difficultés que l’on éprouve souvent dans la pratique du bien, à cause de la misère de notre nature; car, par exemple, s’il vous semble que vous n’avez pas bien ce qu’il vous faut, toutes les commodités du corps, et qu’il se plaigne et murmure, il faut surmonter tout cela généreusement et dire : Eh bien ! s’il me manque quelque chose, je serai bien aise d’avoir cette occasion de souf­frir quelque petite chosette ou incommodité. Vous vient-il aussi quelque petite ambition ou envie d’être aimée, d’être préférée et telles autres choses semblables? il faut surmonter cela. Une âme généreuse ne s’amuse point .à ces fantaisies et désirs ; elle a des prétentions bien plus relevées, car elle aspire à la véri­table perfection religieuse, laquelle ne consiste pas à bien faire une cérémonie, chanter au chœur; non, ce n’est point cela qui fait le religieux et la religieuse, mais à bien pratiquer les vraies et solides vertus que requiert l’état où l’on est.

O mes très chères Sœurs! connaissez et reconnaissez l’excel­lence et dignité du bonheur de la religion ; estimez-le et prisez-le au-dessus de tout ce dont le monde fait état. Ayez de vrais dé­sirs de la perfection; et, enfin, ayez un grand courage pour effectuer ces bons désirs, et pour vaincre et surmonter les diffi­cultés qui se rencontrent en l’exercice de la vertu. Nous ne savons pas en quoi consiste l’essence de la vraie vertu et orai­son; ce n’est autre chose que d’être toujours prêtes à recevoir toutes sortes d’obéissances, et tenir notre âme unie à la volonté de Dieu autant qu’il nous est possible. L’âme qui peut dire, en vérité, qu’elle est toujours disposée à tout ce qu’on lui voudra commander, est toujours en oraison. [224]

.ENTRETIEN III (Fait le 14 septembre 1624) SUR LES QUALITÉS QUE DOIT AVOIR LE VRAI ZÈLE, ET SUR LES FONDEMENTS DE LA SOLIDE VERTU.

Je suis bien aise que vous me fassiez cette demande, mes chères Sœurs : Comment les Sœurs professes doivent être zélées à prendre l’esprit de leur vocation, et à servir de bon exemple ? J’y réponds, en vous assurant que c’est une question bien importante, et que les Sœurs doivent très assurément nourrir dans leurs cœurs, une grande jalousie et un zèle ardent de se bien édifier les unes les autres, et tous ceux avec qui elles conversent, et qu’elles aient un grand soin de prendre l’esprit de leur Institut, pour procurer que celles qui nous suivent le prennent aussi ; mais ce zèle ne doit pas être pointilleux, picoteux, impatient, il ne faut même pas que celles qui sont en charge pressent trop les esprits. Le zèle de notre Bienheureux Père n’était point tel : c’était un zèle qui le faisait prier, donner bon exemple, exciter, encourager, et supporter les âmes ; il ne les pressait point, mais les attendait longuement avec une patience et débonnaireté admirables, les aidait de tout son pouvoir, sans plaindre sa peine, ni sans épargner sa charité, puis laissait le reste à la Providence de Dieu. Il ne faut point aller chercher d’autre doctrine que celle de ce Bienheureux Père de nos âmes pour bien exercer notre zèle. Voici donc ce qu’il faut faire : recourir à l’oraison, aider, supporter, et donner bon exemple à nos Sœurs; celles qui sont en charge, par leurs avis et enseignements, et les autres en se parlant et encourageant ensemble.

Mon Dieu! mes Sœurs, à quoi devons-nous prendre plaisir, sinon à parler de Dieu, de l’éternité, du bonheur de notre vo-[225]cation, de l’amour et fidélité que nous devons avoir à bien prendre l’esprit de notre saint Institut, et pour le conserver soigneusement ; nos discours ne doivent être d’autre chose, lorsque nous avons congé de nous entretenir en particulier, surtout soyons d’une grande observance. Tâchons de servir de bon exemple, parce qu’on ne saurait dire le bien qu’apporte dans une maison religieuse une fille de bonne édification ; mais que tout ce que nous faisons pour la donner se fasse avec le seul désir de nous rendre toujours plus agréables à Dieu, et par ce seul motif de son pur amour, et que ce soit cet amour seul qui anime notre zèle.

Or sus, mes chères filles, il faut que je vous donne trois fondements pour établir notre zèle et notre vertu, afin qu’elle soit solide : le premier est d’être entièrement dépendantes du soin paternel de notre bon Dieu et de nos supérieurs, sans avoir aucun soin de nous-mêmes ; non, ne pensez point à ce que vous ferez et à ce qui vous arrivera; abandonnez toute votre âme, votre esprit, et même votre corps, dans le sein de la divine Providence, et à celui de l’obéissance, et même le soin de votre perfection ; car Notre-Seigneur en aura assez, ayant plus d’amour et de soin pour nous que la mère la plus passionnée n’a de nourrir et élever son enfant. Oui, certainement, mes chères Sœurs, Dieu pense plus, par le menu, à nos nécessités, pour petites et minces qu’elles soient, en a plus de soin qu’une tendre mère et nourrice ne fait de son petit qu’elle amie tendrement. Sachez pourtant que la mesure de la Providence de Dieu sur nous est celle de la confiance que nous avons en lui, et que son soin est d’autant plus achevé, que notre abandonnement entre ses mains sacrées est plus parfait et plus entier. Je ne veux pas que vous vous lassiez de travailler fidèlement à votre perfection; mais je vous dis seulement que les voies et les moyens d’y parvenir vous doivent être indifférents; laissez-vous donc tourner, manier et façonner tout au gré du bon plai-[226]sir éternel, par la voie de l’obéissance, sans permettre à votre esprit de discerner ce qui lui est propre ou non, comme de penser : pourrai-je bien faire cette charge? Ou bien : je ferais mieux l’autre; je serais bien mieux avec cette Sœur, qui a plus de rapport à mon humeur, qu’avec celle-là. Laissez tous ces discernements pour vous laisser incessamment à la conduite de Notre-Seigneur.

Le deuxième point, c’est qu’il ne faut chercher que Dieu, ne vouloir que Dieu, ne prétendre que Dieu. Ah! si vous ne cher­chez que Dieu, vous le trouverez partout; par exemple : une fille va faire l’oraison, l’obéissance l’en retire tout incontinent pour l’employer ailleurs; infailliblement, elle trouvera autant Dieu dans cette occupation qu’en l’oraison. Je vous avoue que ce sera possible, avec moins de satisfaction et de doux repos; mais sachez que Dieu se trouve mieux aussi où il y a plus de l’abnégation, que de plaisir pour nous. Si vous ne cherchez en­core que Dieu, mes Sœurs, vous serez indifférentes pour vos emplois, pour vos charges, pour votre séjour et pour tout ce qui vous concerne, d’autant que vous trouverez partout ce bon et grand Dieu de votre cœur, parce qu’il ne se trouve jamais mieux qu’en l’obéissance. C’est en cette divine indifférence qu’on trouve enclose le document de notre Bienheureux Père : Ne demandez rien et ne refusez rien; c’est le dernier qu’il nous a donné, parce qu’il contient tous les autres ensemble, puisque nous trouvons dans sa pratique, celle de l’humilité, douceur, simplicité et mortification, parfaitement comprises; mais, plus que toutes vertus, ce document contient encore la parfaite dé­pendance du bon plaisir de Dieu, et l’entière perfection com­prise dans nos saintes règles et constitutions. Le Bienheureux nous désirait fidèles à cette pratique; c’est aussi mon unique désir sur vous, mes chères filles; et, comme je sais qu’il n’y a rien de plus parfait que cette pratique même, je l’honore et la prise infiniment, me souvenant du zèle avec lequel ce Bien-[227]heureux Père nous la recommandait spécialement, trois ans avant sa mort, qu’il avait si fréquemment ces paroles à la bouche : Ne demandez rien et ne refusez rien, mes filles. O Dieu! que celles qui pratiquent bien cet admirable document possèdent une grande tranquillité, parce qu’il conduit promptement et fidèlement à la plus haute et sublime perfection.

Vous me dites qu’il ne faut donc pas demander ses nécessités? Pardonnez-moi, mes Sœurs, il faut demander simplement et confidemment ce que vous avez besoin : la constitution l’or­donne ; mais il faut prendre garde de ne demander que le nécessaire, et non ce qui plaît, que nous n’eussions pas même pu avoir dans le monde, et ne vouloir pas, si à point nommé, tout ce qui est de nos inclinations, ne voulant rien souffrir. Non, mes filles, il faut être plus mortifiées, une âme religieuse devant aimer souverainement les souffrances et la pratique de son vœu de pauvreté; par exemple : nous commencerons à avoir un peu froid; nous voulons aussitôt des habits et couvertures. Le chaud vient : nous voulons soudain tout poser plus tôt que les autres : cela marque une grande tendreté et trop d’attention sur nous-mêmes, qui me fait quelquefois un peu mal au cœur, ne voyant pas mes filles aussi parfaites que je les voudrais. Je vous dirai encore, que ce document de notre Bienheureux Père tendait surtout à ce dédiaient du trop grand soin de nos corps, sachant que les femmes et les filles sont pour l’ordinaire fort tendres, trouvant que tout leur fait mal, que tout les incom­mode, que tout nuit à leur santé, que ceci leur est propre et que cela ne le leur est pas; je suis mieux ici que là; cet air m’est bon, l’autre me nuit, et mille autres petites faiblesses qu’une âme saintement généreuse et bien attentive à Dieu n’a pas. Mais, savez-vous à quoi tendait souverainement ce dernier avis de notre saint Père : ne demandez rien et ne refusez rien? C’était pour délivrer et affranchir nos esprits de tant de pen­sées, de tant de réflexions et desseins que les âmes qui ne sont [228] pas dénuées d’elles-mêmes ont encore, ce qui leur cause des grands troubles et inquiétudes. Si l’on emploie telles personnes à des charges ou à des fondations, elles se tourmenteront dans le tracas et dans les petites contrariétés et difficultés, dans les privations de leurs petites commodités qui les étonneront : « O mon Dieu! diront-elles, je suis si distraite, si inquiète, je ne saurais me tenir à la présence de Dieu! Quand j’étais à Annecy, dans notre petite cellule, j’étais si contente, si recueillie, notre Mère m’était si douce, si gracieuse ! mes Sœurs m’étaient toutes si cordiales, bonnes et condescendantes! je m’accommodais si bien à leurs humeurs, elles m’aimaient si tendrement!... Tout cela n’est pas vertu, et ce n’est pas être vertueuses de n’être cordiales et douces que lorsque rien ne vous contrarie, et que vous êtes dans votre cellule sans être exercées et hors des occasions de rien souffrir, que vous êtes avec une supérieure et des Sœurs qui approuvent tout ce que vous faites; l’égalité et sainte joie n’est pas merveilleuse en ces rencontres. Je crains bien, au contraire, que nos passions ne s’engraissent parmi ce repos et cette quiétude, et que vous ne soyez pleines de vous-mêmes, immortifiées, attachées à vos propres intérêts et satisfactions; et, si vous vous regardez bien, vous trouverez que votre vertu prétendue n’est pas en vous, mais en votre supérieure, en votre Sœur, en votre cellule et aux lieux où vous êtes. Si nous ne cherchons que Dieu, nous le trouverons ici, nous le trouverons là; et, parce qu’il est partout, en tous lieux et en toutes personnes, et si nous ne voulons que lui, nous serons contentes de tout et partout.

Le troisième moyen de bien établir notre vertu, c’est de recevoir toutes choses comme venant de la main de Dieu, qui nous envoie le tout pour notre bien et pour nous faire mériter. Une Sœur vous dira une parole piquante; une autre vous répondra mal gracieusement regardez en cela la bonté de NotreSeigneur, parce que, bien qu’il ne soit pas auteur du mal ni [229] de l’imperfection de la Sœur, il a néanmoins permis que cette parole vous fût dite, afin que vous en fissiez votre profit, en pratiquant la patience, la mortification, le doux support, et que votre Sœur, de son côté, s’humiliât, et aimât son abjection. Nous voyons qu’on fait passer l’eau des plus belles sources par des canaux de fer, de plomb et de bois; cette même eau, passant par ces canaux, vient toujours de sa source pour s’introduire aux lieux où on la désire; de même toutes nos adversités et contradictions viennent de l’agréable et première source de la Divinité, bien qu’elles passent par les créatures, qu’elles nous viennent d’elles comme par des canaux; il ne faut jamais regarder les moyens par lesquels ces eaux amères nous viennent ; mais adorer la source d’où elles dérivent, jetant toujours les yeux en Dieu dans nos peines et nos adversités, pour les recevoir de sa main adorable. Nous devons être extrêmement aises d’avoir des occasions de souffrir et de pratiquer la vertu, qui ne s’acquiert jamais mieux que lorsqu’elle est combattue de son contraire, bien que Dieu nous la puisse donner dans un instant ; mais il ne fait pas souvent de ces miracles, et veut, pour l’ordinaire, que nous passions par la voie obscure, nous tenant dans les lieux bas, jusqu’à ce que sa main nous élève dans son cabinet pour nous communiquer ses secrets.

Nous nous trouvons, possible, bien éloignées des sentiments de cette demoiselle dont par le Philothée, et qui alla trouver saint Athanase pour le prier de lui donner une maîtresse rude et difficile à servir, afin qu’elle pût avoir sujet, en la servant, d’endurer et de s’exercer à la vertu, et, voyant qu’elle en avait rencontré une bonne, douce et vertueuse, qui ne la faisait point souffrir, parce que le Saint n’avait pas bien compris son intention, elle le retrouva de nouveau et le pria de si bonne grâce, que son dessein fut accompli, parce que ce grand Saint lui donna une maîtresse chagrine, coléreuse et opiniâtre, laquelle l’exerça merveilleusement et la satisfit fort pleinement, lui [230] donna matière de profiter comme elle désirait pour parvenir à la perfection. O mes chères Sœurs! nous ne ferions pas de même, car nous voulons que les Sœurs avec lesquelles nous demeurons soient si douces, si cordiales à notre endroit, qu’elles ne nous disent pas la moindre parole qui nous puisse toucher ou mortifier ; toutes les officières voudraient des aides maniables et condescendantes. À la vérité, il faut bien que celles-ci obéissent simplement, parce que la supérieure les leur a assujetties, comme ayant l’autorité sur toutes, comme chef de la Congrégation; mais il ne faut pas que les officières aient de pouvoir sur les mêmes aides de leurs charges, ains elles les doivent prier cordialement et gracieusement, parce qu’elles n’ont sur elles qu’une autorité empruntée.

La Sœur assistante de la communauté ne doit pas aussi trai­ter avec un pouvoir absolu comme ferait la supérieure, car elle n’a que celui que la Mère lui commet, étant celle qui a été élue par-dessus toutes les autres; ains les Sœurs lui doivent pourtant rendre [en l’absence de la supérieure] les mêmes honneurs et obéissances qu’à la supérieure même, puisqu’elle lui a remis son pouvoir et son autorité.

Il ne faut donc pas que les officières usent de maîtrise sur leurs aides, mais qu’elles leur disent humblement et doucement ce qu’il faut qu’elles fassent, leur parlant avec un cordial res­pect : « Ma Sœur, vous plaît-il de faire un peu telle chose », ou bien : « Faites un peu cela, s’il vous plaît? » Les aides peuvent donner leur avis simplement, disant : « Il me semble que ceci serait bien ainsi », ou bien : « Nous faisions telles choses comme cela »,et semblables petites paroles selon les occasions, puis, faire comme l’officière voudra, sans contrôler ni témoigner des sentiments et aversions, si on ne fait pas état de ce qu’elles ont dit. Celles qui ont les charges ne doivent pas aussi tant faire les entendues, qu’elles ne demandent cordialement l’avis et sen­timent de leurs aides. [231]

Enfin, mes chères filles, soyez douces, gracieuses, cordiales et unies ensemble, n’ayant qu’un cœur et qu’une âme; sup­portez-vous, entr’aimez-vous les unes les autres, et, en cela, l’on connaîtra que vous êtes vraies servantes de Dieu et vraies filles de notre Bienheureux Père, duquel, par tous les actes que nous ferons des vertus et des saints documents qu’il nous a donnés à pratiquer, nous accroîtrons et augmenterons la gloire accidentelle. Rendons-nous-y fidèles, afin de ne lui dérober ce que nous lui devons, je vous en prie, mes chères filles.

.ENTRETIEN IV SUR LA DÉFIANCE DE SOI-MÊME ET LA CONFIANCE EN DIEU.

Vous me demandez comme il faut faire pour bien commencer la vie spirituelle?... Ma chère fille, il n’y a autre chose à faire qu’à se méfier de soi-même, se mépriser soi-même ; il se faut bien connaître, car enfin c’est l’unique moyen pour bien com­mencer et prendre un bon fondement en la vie spirituelle ; de sorte qu’il faut bien inculquer ce point aux novices, et à toutes celles qui veulent faire profession de la vertu. C’est le premier degré que cette connaissance de soi-même ; aussi la première chose qui m’est tombée, ce matin en l’esprit, en me réveillant, c’est ce que dit le Combat spirituel, « que ceux qui veulent tendre à la perfection doivent jeter le fondement d’une grande défiance d’eux-mêmes et entière confiance en Dieu. » Il me semble que les personnes spirituelles ne se fondent pas assez là-dessus; c’est pourquoi l’on voit fort peu de solide vertu. L’on spécule tant, l’on fait tant d’états, et l’on se porte tant à ces hautes oraisons, aux ravissements et choses délicates et extraordinaires; néanmoins, [232] la vraie sainteté et solide vertu consiste en cette défiance et mépris de soi-même et confiance en Dieu.

Mon Dieu ! que je désirerais qu’on inculquât ceci aux novices et qu’on les fondât bien en cette perfection, leur faisant connaître leur bassesse, leur néant, leur vileté, et qu’elles ne peuvent rien d’elles-mêmes, et que tout ce qui est de bon en elles vient de Dieu! Elles doivent donc tout rapporter à Lui et n’attendre rien d’elles-mêmes, mais de Lui, de sa grâce et assistance.

Il est presque impossible, pour nous autres, que nous ne soyons pas humbles, tandis que nous conserverons cet esprit, d’ouvrir la porte de nos maisons, pour y recevoir toutes sortes de personnes que le monde méprise et rebute, comme les boiteuses, aveugles, contrefaites et autres, car cela nous tiendra en humilité devant les créatures ; et devant Dieu nous pratiquerons une charité extrême et la plus grande que l’on saurait pratiquer, car non seulement ces filles et ces femmes sont rebutées du monde, mais encore des personnes les plus saintes, car il n’y a point de religion, pour sainte qu’elle soit, où on les veuille recevoir. Voilà donc comme la divine Providence trouve cet expédient pour nous maintenir en l’esprit de notre Institut, qui est un esprit de bassesse, humilité, mépris, abjection et douce charité, recevant à bras ouverts tout ce que le monde rejette, pourvu que ces âmes aient le cœur bien sain et disposé à vivre en humilité, soumission et obéissance.

Or, mes chères filles, l’humilité n’est autre chose que le mépris et démission de soi-même et de sa volonté, et d’aimer son néant, misère et abjection, de souffrir et de vouloir doucement, gaiement et amoureusement qu’on nous tienne et traite pour ce que nous sommes. Certes, c’est aller bien avant que d’en venir là, car cette connaissance de nous-mêmes n’est que le premier degré de l’humilité : l’humilité produit aussi la générosité et confiance en Dieu. [233]

Mais, vous dites, comment une âme bien imparfaite et pleine de misères peut avoir cette générosité et confiance? Ma chère fille, notre Bienheureux Père avait accoutumé de dire que « plus il se sentait faible, plus il avait de force et de confiance, d’autant qu’il n’attendait rien de lui-même et qu’il jetait toute sa confiance en Dieu. » Il était si aise quand on tombait en des fautes de fragilité, parce qu’il disait que cela était bon pour humilier l’âme, et pour lui faire voir qu’elle ne doit nullement se confier en elle-même, mais en la grâce et assistance de NotreSeigneur.

Enfin, ces âmes doivent avoir un grand courage pour mettre fidèlement la main à l’œuvre de leur perfection, sans s’étonner ni se mettre aucunement en peine de se voir sujettes à tant de fautes et imperfections.

.ENTRETIEN V SUR LA NÉCESSITÉ DE SE FAIRE VIOLENCE ET DE VIVRE CONFORMÉMENT AUX LUMIÈRES DE LA FOI

S’il était en mon pouvoir d’avoir des sentiments, je sais bien que je brûlerais toute de l’amour de Dieu et de l’amour du prochain; or, Notre-Seigneur ne les a pas mis en notre pouvoir. Les sentiments ne sont pas nécessaires à la perfection et à notre salut; sa divine Majesté les donne à qui il lui plaît. C’est le Maître qui fait ce qu’il veut.

Il n’y a que deux choses [à faire] : éviter le mal et faire le bien, et cela selon la raison qui nous doit conduire; Dieu nous en donne [pour vivre] selon icelle, et non selon nos inclinations, car ce serait vivre en bête, les bêtes suivent leur instinct : [234] quand elles ont faim, elles mangent ; quand elles n’ont pas faim, elles ne mangent pas ; quand elles ont envie de crier, elles crient ; quand elles n’en ont pas envie, elles ne crient pas. On ne les saurait faire manger ou crier lorsqu’elles ne le veulent pas faire.

Avant que j’eusse lu la Sainte-Écriture, je pensais qu’on pouvait aller au Ciel plus aisément, qu’il ne fallait pas tant de choses ni se tant mortifier; mais depuis que j’ai vu ce que Notre-Seigneur dit et ses Apôtres, je vois bien qu’il ne faut pas vivre selon ses passions et inclinations; qu’il faut pâtir et endurer beaucoup, et qu’il n’y a point d’autres voies pour faire son salut que celles des croix et des souffrances; qu’il faut enfin vouloir le bien et le faire, car le Ciel n’est rempli que de [bonnes] œuvres. Tout gît donc en cela.

Voyez-vous ce Père de famille qui avait deux enfants; il les appelle l’un après l’autre, et dit au premier : « Mon fils,.va travailler en ma vigne; il répondit gaiement qu’il en était content et qu’il s’y en allait; néanmoins il n’en fit rien. Le Père appelle l’autre et lui fit le même commandement, d’aller travailler en sa vigne; mais il répondit : Comment irai-je? je suis déjà las, et témoigna de la résistance et répugnance; néanmoins il s’y en alla et travailla fidèlement. Or, qui a accompli la volonté du Père? C’est ce dernier qui se met en effet [à l’œuvre], nonobstant la difficulté qu’il y avait.

Ainsi, vous voyez qu’il importe peu que nous ayons des résistances à faire le bien et à suivre la volonté de Dieu, pourvu qu’on se surmonte et qu’on ne laisse pas de l’accomplir. [235]

.ENTRETIEN VI SUR LES PASSIONS, ET LA FAÇON DE LES COMBATTRE.

Non, mes filles, il est impossible de faire entièrement mourir toutes nos passions; nous les pouvons bien amortir, mais nous les sentirons toujours. Il est vrai qu’elles peuvent être si endormies, que pour un peu de temps elles ne nous travailleront pas, et qu’à force de les mortifier elles cesseront de nous faire la guerre; mais parce qu’elles ne sont pas mortes, lorsque nous y penserons le moins, elles se réveilleront si bien, qu’elles nous feront tomber en des grosses fautes. Vous direz alors : D’où vient ceci? Je ne croyais plus avoir des passions, ou, pour le moins, je pensais de m’en être rendue la maîtresse Je vous répondrai : Parce que vos passions n’étaient pas mortes, elles se font sentir, et -vous font connaître qu’elles n’étaient qu’un peu endormies, puisqu’un petit bruit les a réveillées. Il y a bien des personnes qui, par une longue habitude à la mortification, les ont endormies d’un sommeil si profond, qu’elles ne se réveillent pas ni si aisément ni si fréquemment. Ces sortes d’âmes ont acquis une certaine domination sur ces petites rebelles, que, dès qu’elles commencent à se révolter, elles ont le pouvoir de les retenir; et, bien que ces passions fassent quelques échappées, elles sont soudainement en leur devoir et à l’obéissance de la raison.

Mais celles qui ne sont que légèrement ensommeillées et qui ne sont pas encore bien sujettes, elles se réveillent souvent et donnent bien de la besogne et de la peine; elles requièrent de l’âme une grande attention sur elle-même, et beaucoup de fidélité à la mortification pour les mieux ranger et dompter.

Mes chères Sœurs, il y a des âmes qui ont leurs passions [236] accoisées parce que rien ne les contrarie ; [ce n’est pas à dire qu’elles soient vertueuses pour cela,] car enfin la vertu solide ne s’acquiert qu’au milieu des contradictions. Une personne ne se peut pas dire patiente lorsqu’elle ne souffre rien. Il ne faut que mettre ces âmes-là dans les occasions pour les connaître; elles verront elles-mêmes, par leurs faux pas, que leur vertu n’était qu’une vertu apparente et qui ne subsistait que dans leur imagination. Elles ressemblent à ces rivières qui coulent si doucement lorsque le temps est calme et que rien ne s’oppose à leur course; mais, à la moindre bouffée de vent qui survient, les ondes s’élèvent et font grand bruit; leur calme ne procédait pas d’elles-mêmes, mais du vent qui ne battait pas sur elles. Je conseille à ces sortes de personnes de ce bien humilier, parce que je les assure que leur vertu n’est qu’un fantôme ou un simulacre qui n’est rien moins que vertu. Notre-Seigneur permet que leurs passions s’élèvent et qu’elles donnent du nez en terre, pour les tenir plus humbles et petites à leurs yeux, leur faisant connaître leur impuissance et ce qu’elles sont sans son secours. Pour nous tenir donc dans cette connaissance si utile à nos âmes, il permet que nous fassions des plus grands manquements lorsque nous avons formé les meilleures résolutions et que nous nous persuadons de vouloir faire des merveilles. O Dieu ! mes Sœurs, que la créature est peu de chose d’elle-même! Elle ne doit rien attendre que de la grâce de son Dieu, car, je l’assure, elle n’est rien du tout ! Que serait-ce si nous ne faisions point de ces fautes qui nous font aimer notre abjection? nous croirions être saintes. O mes filles! bienheureuses seront celles qui font de ces grosses imperfections qui leur donnent bien de la confusion aux yeux des créatures, car je les assure que si elles savent bien en faire profit, et tel que Dieu désire, elles se rendront fort agréables à ses yeux divins.

Vous demandez si le démon nous peut donner des passions? Non, ma Sœur, nos passions sont en nous-mêmes; qui les a [237] plus, qui les a moins fortes : le diable les peut émouvoir, selon le pouvoir que Dieu lui donne, parce qu’il ne peut rien sans cette divine permission ; mais il ne peut pas en donner, car les passions nous sont naturelles et nous les avons dans nous.

Ce qu’il faut faire, dites-vous encore, lorsque tout à coup on sent toutes ses passions émues? Il ne faut pas se violenter à faire quantité d’actes pour les vaincre et les ramener au devoir, parce qu’elles nous pourraient surmonter ; mais, dans la partie suprême de notre âme, il nous faut joindre seulement au bon plaisir de Dieu, nous humilier; et, au partir de là, nous tenir en paix et le plus tranquillement que nous pourrons auprès de Dieu. Enfin, il nous faut faire comme nos grangers ont fait au­jourd’hui sur leur bateau qui conduisait notre blé sur le lac. Ils se sont trouvés subitement en un très grand péril; dans un instant ils ont vu s’élever une violente tempête qui allait sans doute les submerger avec le bateau et tout ce qui était dessus. Hélas! qu’ont-ils fait? Ils ne se sont pas opiniâtrés de vouloir prendre le droit fil de l’eau en traversant ces grosses ondes; non, ils se seraient perdus faisant de la sorte; mais ils ont très sagement conduit leur barque, tout doucement, au rivage, et ont suivi les petites ondes; par ce moyen ils sont arrivés, en évitant l’orage et non en le combattant.

Mes Sœurs, voilà un petit modèle de ce que nous devons faire, lorsque, voguant en grande paix dans notre petite naviga­tion, nous sentons, sans y penser, toutes nos passions s’élever et causer en nous un grand orage, comme si elles nous de­vaient abîmer ou nous entraîner après elles; il ne faut pas vou­loir calmer nous-mêmes cette tempête, mais nous approcher doucement du rivage, tenant notre volonté ferme en Dieu, cô­toyer les petites ondes, pour arriver, par l’humble connaissance de nous-mêmes, à Dieu, qui est notre port assuré. Cheminons bellement, sans effort, et sans rien accorder à nos passions de ce qu’elles désirent, et faisant ainsi, nous arriverons un peu [238] plus tard à ce divin port; mais avec plus de gloire que si nous avions joui d’un calme parfait et que nous eussions vogué sans peine.

Mes chères filles, êtes-vous satisfaites sur vos demandes? Je le souhaite bien fort, et que nous fassions toujours notre profit de tout. Dieu nous en fasse la grâce.

.ENTRETIEN VII SUR LA MORTIFICATION DES INCLINATIONS NATURELLES.

[Un jour, notre digne Mère revenant de la seconde table, s’agenouilla devant le Saint-Sacrement, où elle prit une splendeur de visage, une sérénité et une fermeté tout extraordinaire, et nous dit, dès qu’elle fut assise, à la récréation :]

O Dieu! que faisons-nous en cette vie, mes chères Sœurs? Je vous puis assurer, que je n’eus jamais une si claire vue de la bonté et de la beauté de la mort, comme je l’ai maintenant. Hélas! que faisons-nous ça-bas en cette misérable vallée de pleurs, éloignées de Dieu, où il ne se trouve point de solide vertu! où il n’y a guère de véritable humilité ni de vraie simplicité! où l’on trouve si peu d’âmes totalement abandonnées entre les bras de Dieu !

Quelle est celle d’entre nous qui voudrait toujours être ravalée, humiliée et avilie? O Dieu! s’il faut demeurer ça-bas, au moins faut-il que ce soit pour y pratiquer les solides vertus. Pour cela, mes chères Sœurs, je me résous de ne point flatter vos inclinations, mais de les rompre, et de n’en pas contenter une de toutes celles que je connaîtrai. Eh Dieu ! nous marchons trop en enfants, cela me fâche. Il faut céans, je veux dire que [239] les filles de cet Institut pratiquent les actes des vraies, grandes et héroïques vertus. Je vous puis bien assurer que si le premier pas de cet Institut était à faire, l’on y marcherait d’un autre biais que l’on n’a pas fait jusqu’à présent, au moins si j’avais le sentiment que j’ai maintenant. Je suis absolument déterminée de vous bien mortifier, et de contrarier vivement toutes vos inclinations. Oui, je le proteste, mes Sœurs, à la vue et la face de notre Dieu, que je vous mortifierai, humilierai, et agirai avec plus de force d’esprit que je n’ai jamais fait, et je me repens bien de ne l’avoir pas fait plus tôt. Mais, désormais, je ne veux plus de niaiseries; il faudra rompre ou faire, et jamais fille n’aura ma voix, que je n’y voie bien tout ce qu’il faut et tout ce que je désire, et toutes tant que vous êtes, préparez-vous à être conduites par un nouvel esprit, car je suis chargée de nourrir les filles de notre Bienheureux Père, et je ne puis pas le faire sans les mortifier et humilier. J’ai changé les officières et les livres ; mais si j’entends sur cela le moindre signe de répugnance et d’inclination, je vous humilierai puissamment. Au reste, mes Sœurs, je ne vous mortifierai point selon mes inclinations ou aversions, car il n’y a pas une de nos Sœurs pour qui j’aie inclination, attache ou aversion particulière de la grosseur d’un ciron. Ce n’est pas que je ne sois bien imparfaite; mais je garde mes inclinations pour moi, et quant à mes Sœurs, je les conduis comme je crois le devoir faire, selon Dieu et ma conscience, et je mortifierai chacune d’elles autant que je verrai le devoir faire et qu’il sera nécessaire, avec plus de force d’esprit que je n’ai jamais fait.

Ma Sœur la directrice, mortifiez bien ce peu de novices que vous avez; s’il s’en trouve qui soient si vives qu’elles ne puissent souffrir qu’on les mortifie, en sorte qu’à cause de cela elles font toujours plus de fautes, je ne suis point d’avis qu’on les en tienne quittes; mais savez-vous le remède? il faut doubler, et puis tripler, et retripler. [210]

Vous n’avez que ma Sœur N. de [novice] blanche, elle est prou immortifiée, mais mortifiez-la bien. Et si vous ne voulez pas tomber, notre novice, tenez-vous ferme... Vous répondrez que cela vous donnera bien du travail; tant mieux, pourvu que vous ayez un grand courage pour avaler les médecines spiri­tuelles qu’on vous donnera, et pour laisser mettre les cata­plasmes sur vos plaies sans dire, holà!

Certes, qui voudra vivre selon ses inclinations ne vienne plus céans, et comme dit notre bienheureux Père : « Qui voudra se servir de sa propre volonté, il la lui faudra aller donner, hors de la porte, car dedans il ne s’en parlera plus, Dieu aidant. » C’était le sentiment qu’avait ce Bienheureux sur la fin de sa vie. Il me dit à Paris : « Je suis très-résolu de ne point trahir les âmes ni de les flatter. N…. N…. s’adresse à moi, je lui dirai franchement ses vérités. Qui voudra suivre ses inclinations ne vienne point à moi; qui voudra vivre selon Dieu, qu’il y vienne, je le servirai de tout mon cœur..... »

Il dit ces mêmes paroles à une personne qui ne s’amendait pas; elle n’eut pas le courage ni la force pour le supporter, si qu’elle rompit, et il la laissa rompre.

Si je ne conduis pas bien mes Sœurs, ce sera par faute d’in­telligence et non par malice de volonté, car, grâce à Dieu, sa bonté m’a donné une volonté droite ; mais pour les péchés d’ignorance, sans malice, j’ai appris de mon Bienheureux Père que ces péchés-là sont fort peu de chose devant Dieu. Par sa grâce, je n’ai rien qui me tienne attachée, j’aime bien toutes mes Sœurs, et il n’y en a aucune à qui je me sente attachée le moins du monde; et, bien que j’aie toujours cette inclination de retourner en ce monastère [d’Annecy] dès que j’ai achevé ce que j’ai à faire dans les autres ; je ne suis que la volonté de notre Bienheureux Père, car je lui demandai, s’il venait à mou­rir, ce qu’il lui plaisait que je fisse, il me dit : Vous demeu­rerez en la barque en laquelle je vous ai mise. » [241]

Pour conclusion, mes chères Sœurs, je vous annonce que je vous mortifierai sans inclination ni aversion. Je vous ai promis que je contrarierai fortement et fermement vos inclinations, et vous proteste que je tiendrai ferme en ce dessein; et celle qui ne voudra pas que ses inclinations soient rompues, qu’elle soit soigneuse que je ne les voie pas; car, tout autant que j’en verrai, autant j’en ruinerai, Dieu aidant.

.ENTRETIEN VIII SUR L’AMOUR-PROPRE ET LES DOMMAGES QU’IL FAIT EN L’ÂME.

Il y a des âmes qui sont si pleines d’elles-mêmes, qu’on le voit en tout ce qu’elles font, soit en leur ouvrage, en leurs pa­roles et façons de faire ; mais il y en a encore de plus fines : elles dissimulent; et, cependant, quand je leur parle, je vois danser leur amour-propre par là-dedans. Ah! il faut avoir un grand soin de se vider de soi-même par une entière abnégation et mortification.

On demande si une âme ne peut pas être bien remplie de soi-même sans le connaître? Oui, cela se peut bien; mais, certes, ces âmes-là ne lisent pas les Entretiens de notre Bien­heureux Père et ne pénètrent pas assez avant en cette vraie science, laquelle ne nous enseigne rien tant que l’anéantisse­ment de soi-même ; car, si on les lisait bien et qu’on les mit en pratique, nous serions de plus braves filles que nous ne sommes pas. Certes, je voudrais que nous fussions toutes parfaites de la perfection que ce Bienheureux nous a enseignée. Nous sommes de bonnes filles, il est vrai; nous allons bien à l’Office, nous gar­dons le silence, cela est bon ; nous ne faisons pas de répliques à l’obéissance, cela est bon aussi; mais ces âmes qui font si [242] bien les choses extérieures, ont-elles quelque exercice intérieur? Non... Ah! donnez-leur-en un peu, et, par là, vous connaîtrez ce qu’elles sont. Piquez-les, et vous verrez si elles sont vives et sensibles, et comme elles ménageront leurs sentiments ! Je sais bien que pour avoir des sentiments et des passions vives et promptement émues, quand on nous reprend, cela ne veut rien dire, et n’empêche point la perfection, pourvu qu’on ne les suive pas. Mon Dieu! cette doctrine nous a tant été enseignée !

Que celles donc qui n’ont point les passions fortes ni de ressentiments de répugnance ne s’estiment pas les plus parfaites, ains, au contraire, celles qui les ont plus fortes, ont bien plus de moyens de s’établir et acquérir les vraies et solides vertus, si elles sont fidèles à Dieu. Mais quand on se surmonte, dites-vous, ou qu’on fait quelque bonne pratique, il vient une certaine complaisance et satisfaction qui gâte tout, et nous fait tout perdre, si nous n’y prenons garde. Vous dites vrai, ma très chère fille ; et quel malheur, quand, après avoir fait quelques bons sacrifices, nous venons à nous en complaire en nous-mêmes, tout n’est-il pas perdu? Or, si on ne peut, ou rarement, faire le bien qu’il ne nous en demeure quelque satisfaction, cela n’est pas mal; mais de s’y entretenir et de s’y complaire, c’est ce qui gâte tout. Et que faut-il faire à cela? Il faut anéantir ces pensées de complaisances et vaine satisfaction, s’humilier et chercher son abjection, donner la gloire à Dieu de tout, et reconnaître que de nous-mêmes nous ne pouvons rien. En un mot, il faut être FIDÈLEMENT FIDÈLE et HUMBLEMENT HUMBLE; cela veut dire qu’il faut en toutes choses ne chercher que la gloire de Dieu, et ne rien faire que pour lui plaire; rien pour nous ni pour les créatures, mais tout pour Dieu; s’humilier et du bien et des fautes, mais d’une humilité véritable, fidèle et sincère. Je ne vois point que nous fassions profit de nos fautes ; nous ne nous en humilions pas assez, nous n’en aimons pas assez notre abjection. [243]

Il y a des âmes, en religion depuis longtemps, lesquelles n’ont jamais point de paix, parce qu’elles ne travaillent pas à une abnégation absolue de leurs propres sentiments : on leur aura dit et redit plusieurs fois ce qu’elles doivent faire sur ces troubles; et, au lieu de se tenir fermes et de se reposer en cela, et porter doucement et patiemment leur croix (car cet état en est une), elles veulent qu’on leur dise toujours des choses nouvelles, et ont en cela leur volonté et inclination; de là vient qu’elles ne sont point tranquilles, ce qu’elles seraient si elles se résolvaient à supporter patiemment cette petite croix.

Il faut aussi animer nos actions extérieures d’une attention attentive qui nous donne le courage de souffrir nos peines, et de travailler pour acquérir la perfection, non point parce que c’est une chose bonne ou pour le bien qui nous en revient, mais parce que cela plaît à Dieu ainsi. Il faut venir céans, non pour être ferventes, mais pour travailler à une profonde humilité, soumission, mortification et abnégation; non point seulement pour fuir les occasions de faire le mal et avoir plus de moyens de faire le bien, mais pour plaire à Dieu et faire toutes choses pour son amour. On pense que quand on a passé son année de noviciat et qu’on est coiffée de noir, que tout est fait. Oh! certes, vous vous trompez, car il faut toujours commencer; faire aujourd’hui toutes nos actions avec autant de ferveur, comme si c’était le premier jour. Il faut souvent considérer nos règles, et faire comparaison de ce que nous sommes avec ce que nous devons être. Je voudrais bien que nous pensassions souvent à l’excellence de notre vocation, et que nous tâchassions de nous rendre telles qu’elle requiert de nous. Elle demande que nous soyons humbles, douces, obéissantes et simples ; il ne faut point vivre selon nos inclinations et aversions : voilà ce qu’il faudrait faire et ne point s’arrêter à l’écorce.

Je voudrais avoir des charbons de fru pour les jeter dans vos [244] cœurs afin de les enflammer ; mais je ne suis pas digne de ren­dre ce service à Notre-Seigneur ni à la maison.

Il faut agrandir notre courage pour parvenir à la perfection. Nous n’y saurions jamais parvenir sans la mortification de nos passions. Qu’une chacune regarde ce qui est en elle, et qu’elle entreprenne, à bon escient, son amendement.

Nous devons nous porter un très grand respect les unes aux autres; nos Règles nous y obligent; et, certes, où il n’y a point de respect il n’y a point d’amour.

Il faut bien prendre garde à ce vice de négligence, c’est un grand mal pour les religieuses. Si vous êtes lâches, et que vous ne preniez soin de purger votre cœur de cette imperfection, et que vous ne combattiez généreusement cette mauvaise inclina­tion, vous ne serez religieuse que d’habit.

II y a peu de personnes qui servent Dieu purement. On est tellement plein de soi-même que c’est pitié. On fait ses œuvres par respect humain, ou par quelque impure intention. Je ne dis pas de ces impuretés grossières, je n’entends pas de cela ; mais des intentions éloignées de celles que nous devons avoir, de sertir Dieu purement pour lui plaire, faisant tout pour lui avec une affection vive et simple.

Ma fille, servir Dieu nûment et simplement, ce n’est point couvrir ni doubler nos actions, car ce qui est simple n’est pas double ; ce qui est nu n’est pas couvert. Regardez ma main; elle ne saurait être plus nue ni plus simple qu’elle n’est, et il faut que nous soyons ainsi, servant Dieu sans avoir autre inten­tion que celle de lui plaire. Servir Dieu purement, ce n’est point chercher, par amour-propre, les consolations, mais le ser­vir aussi fidèlement parmi les sécheresses et aridités, comme parmi les sentiments et douceurs.

On connaît que l’on désire les consolations par amour-propre, lorsqu’on s’inquiète de n’en point avoir et qu’on est plus lâche au service de Dieu. Non, il ne faut pas les désirer... Mais sont-[245]elles quelquefois utiles? Oui, principalement pour celles qui commencent. Aussi voit-on que Notre-Seigneur a coutume d’en donner en ce temps-là. Mais, nous autres anciennes, il nous faut manger des croûtes.

Il n’y a point de doute, ma fille, qu’une âme qui serait tout le jour attaquée de pensées inutiles et qui aurait la fidélité de ra­mener son esprit à Dieu, soudain qu’elle s’en apercevrait, fera autant pour lui, voire plus, que celle qui aurait beaucoup de facilité de retourner à Dieu et se détourner et retirer des inuti­lités; en cela consiste la vraie vertu. Que celles qui sont en cet état-là pratiquent courageusement et fidèlement ce retour en Dieu et qu’elles y persévèrent, car je les assure que c’est le vrai moyen d’acquérir la perfection en peu de temps.

.ENTRETIEN IX SUR LA GÉNÉROSITÉ A SE RELEVER DE SES FAUTES.

L’humilité et la fidélité à se relever de nos chutes, fait voir si les goûts que l’on prend aux choses spirituelles viennent de Dieu. Une âme qui a un naturel rude, revêche et rébarbatif, fera un grand avancement, si elle est fidèle, et acquerra de grandes vertus; si elle fait plusieurs fautes, cela n’empêchera point sa perfection, pourvu qu’elle soit fidèle à se relever et humilier. Si, ayant le désir de s’humilier de ses fautes, il lui semble qu’elle ne le peut faire, ains que ses fautes l’aigrissent, il faut qu’elle mette du sucre dans son cœur pour l’adoucir, disant : Or sus, mon cœur, qu’est-ce donc? nous sommes tombés, et ne nous inquiétons point. Eh bien, j’ai fait une faute, on l’a vue, on t’en méprisera; mais regarde en ce mépris la volonté de Dieu, tu seras plus avisée une autre fois... Si Dieu donne à [246] telles âmes du plaisir de penser aux choses intérieures, elles ne laisseront pas de s’amender, sans qu’elles fassent beaucoup de réflexions sur cela; notre Bienheureux Père ne voulait pas qu’on réfléchît tant sur soi. Mais si on voit telles âmes pleines d’elles-mêmes, vives et immortifiées, et qu’elles ne s’amendent point des choses dont on les reprend, ne se mettant en souci de ce qu’on leur dit; le plaisir qu’elles disent avoir en la pensée des choses bonnes et saintes n’est qu’orgueil, que vaine satisfaction et propre recherche. Il est bien aisé de connaître quand c’est Dieu qui donne de telles pensées, car l’on voit la vie conforme à cela. Il y en a qui parlent fort bien des choses spirituelles; mais il faut bien prendre garde si leurs œuvres sont conformes à leurs paroles, et si elles font aussi bien qu’elles disent, car autrement c’est de l’orgueil.

Il peut bien être que Dieu nous laisse souvent en nos faiblesses, et que, pour cela, il nous semble toujours que l’on ne se peut humilier ; mais il faut que je découvre cette subtilité de l’amour-propre, qui est fort aise de dire et de croire que Dieu lui donne des exercices. « Je suis, dit-on bien sujette à telle faute, mais c’est un exercice que Dieu me donne. » D’autres, qui en rendent compte, disent : « Je suis fort travaillée de telles peines, mais je les souffre, comme un exercice que Dieu m’envoie. À telles personnes, je réponds doucement : « Dieu n’y a point pensé. » Elles demeurent honteuses et ne savent que répliquer. Nous nous donnons, pour l’ordinaire, les exercices que nous avons. Je vois peu de tentations du diable parmi nous, et, néanmoins, on lui met tout dessus; mais il y a beaucoup d’amour-propre et de propre recherche. Les tentations du diable sont bien fâcheuses; mais celles de notre amour-propre sont plus dommageables et dangereuses, à cause de leur subtilité.

Oui-dà, on peut bien faire une génuflexion en entrant dans sa cellule, pourvu qu’on ne s’y attache pas; mais j’aimerais [217] que l’on en fit une bonne d’anéantissement de nos affections, sentiments et inclinations.

Il faut avoir une grande dévotion aux saints Anges; il les faut saluer quand on s’entretient; et, quand l’on est en communauté, il est bon de saluer les Anges de nos Sœurs, et les imiter en leur pureté, simplicité et promptitude à l’obéissance, en leur fidélité à servir Dieu et le prochain.

.ENTRETIEN X SUR LA VRAIE VIE SURNATURELLE ET LE DOUX SUPPORT DU PROCHAIN.

Vous demandez ce que c’est, vivre selon l’esprit et non selon la chair? Mes chères filles, c’est vivre selon les vérités et clartés de la foi, selon les volontés de Dieu, selon sa loi, selon que Dieu nous enseigne. C’est vivre enfin selon nos règles et constitutions, selon la raison et non selon nos inclinations, humeurs, aversions et passions. Le grand Apôtre dit : Dépouillez-vous du vieil homme, pour vous revêtir du nouveau qui est Jésus-Christ.

Cela veut dire qu’il faut se revêtir de l’imitation de Notre-Seigneur, de sa patience, de sa douceur, de son humilité et charité et autres vertus desquelles il nous a donné l’exemple. Oh! que nous serions heureuses si nous pouvions dire avec ce grand Apôtre : Je ne vis plus, moi, ains Jésus vit en moi. — Ma vie est cachée en Dieu, et lorsque Jésus-Christ qui est ma vie apparaîtra, alors j’apparaîtrai avec lui en gloire. Oh! les admirables paroles! C’est aussi le Saint qui nous a donné le premier des nouvelles de l’éternité, ayant été ravi jusqu’au troisième ciel; après quoi il nous dit que l’œil de l’homme n’a rien [218] vu, l’oreille entendue ni le cœur de l’homme compris ce que Dieu a préparé à ceux qui l’aiment.

Faisons donc en sorte, mes chères Sœurs, que nous tendions à cette perfection de mourir à nous-mêmes. Notre Bienheureux Père disait : Je ne sais point d’autre moyen pour bien faire sinon de BIEN FAIRE; je veux dire pratiquer la vertu. Il n’y a, certes, point d’autre secret pour être parfait que celui-là. Voulez-vous avoir l’humilité? pratiquez-là; voulez-vous être patiente? pratiquez la douceur et la patience; voulez-vous mourir à vous-même? mortifiez puissamment vos passions et propre volonté, et ainsi des autres. On travaille bien, dites-vous, mais on ne parvient pas à la perfection. Jusqu’à quand pensez-vous qu’il faille travailler? certes, jusqu’à la dernière période de notre vie. Oh! que cette peine est bien employée! C’est pourquoi nous aurions tort de la plaindre et épargner.

Il fut dit à Moïse : Fais selon le patron que je t’ai donné; or, ce patron, c’est Notre-Seigneur, qui nous a été donné du Père Éternel pour modèle. Voyons ce divin Sauveur, comme il a demeuré trente ans caché, inconnu, et couvert sous la cendre de l’abjection, étant réputé vil et abject, fils du charpentier, lui qui était fils du Père Éternel, qui avait autant de science et de sapience au moment de sa conception qu’il en avait au ciel et qu’il en a maintenant. Néanmoins, il n’a pas voulu, pendant ce temps-là, faire aucun miracle pour se manifester, sinon trois ans devant sa mort, pendant lesquels aussi il a voulu souffrir tant de persécutions et d’injures, qu’il endurait doucement et humblement comme un doux agneau, enfin comme il se laissa maltraiter en sa Passion ; combien d’ignominies, de travaux, de douleurs il voulut endurer; être crucifié, puis mourir sur une croix, s’étant fait obéissant jusqu’à la mort et à la mort de la croix. O mes Sœurs! si nous considérions bien ceci, nous recevrions, bien autrement que nous ne faisons, les contradictions, mortifications et humiliations qui nous arrivent; nous nous tien-[249]drions bien plus cachées, couvertes et rabaissées; nous serions bien plus amoureuses de ce Sauveur, plus zélées à chercher sa pure gloire, et plus ardentes à la pratique de toutes les vertus.

O Dieu! que cette parole que Notre-Seigneur dit, qu’il vomira les tièdes, est épouvantable, car il ajoute : J’aimerais mieux que tu fusses ou tout froid ou tout chaud; mais, parce que tu es tiède, je te vomirai. Les tièdes, ce sont ceux qui sont lâches et paresseux, qui ne veulent pas s’avancer à la vertu, se contentant d’être ce qu’ils sont. Les froids sont ceux qui sont en péché mortel, lesquels sont plus facilement touchés, car il ne faut quelquefois qu’entendre une prédication, lire quelque bon livre, voir quelque bon exemple, pour les faire relever de leur bourbier; de sorte que cette tiédeur est plus à craindre, en nous autres, que non pas aux personnes du monde. Nous avons de bons désirs, dites-vous. Oui, mais à quoi vous sert cela, si vous n’en venez aux effets? Ne savez-vous pas que saint Bernard dit : L’enfer est rempli de bonne volonté. Plusieurs disent : « Je veux », et ne font rien; d’autres paraissent mettre la main à l’œuvre pour exécuter leur bonne volonté, et puis en demeurent là.

Certes, il faut que les Sœurs de cette maison soient grandement généreuses, qu’elles ne soient attachées à rien qu’à Dieu; car elles doivent être disposées à aller en divers lieux, partout où l’obéissance les enverra. Enfin, il faut que cette maison d’Annecy reluise et excelle en humilité, douceur, simplicité, pauvreté, obéissance et dépendance de Dieu ; il faut que celles qui l’habitent aient un cœur large envers Dieu, afin de recevoir tout ce qu’il lui plaira de leur envoyer, soit affliction ou consolation, santé ou maladie, vie ou mort; enfin se laisser mettre en telle sauce qu’il voudra, sans nulle résistance, sans faire aucun choix de vouloir plutôt ceci que cela, cette croix que celle-là. Non, non, il ne faut pas de ces cœurs rétrécis [250], mais un cœur large envers le prochain, cela veut dire en dilec­tion, en amour et support, étant toujours disposé à le servir, assister, consoler, supporter et soulager en tout ce qu’on pourra, mais gaiement et cordialement. Un cœur large est un cœur dis­posé à toutes sortes d’obéissances, un cœur étendu, qui aime souverainement la volonté de Dieu. Enfin, ceux qui ont plus d’union avec cette divine volonté sont les plus parfaits. Nous autres, nous ne sommes pas en peine de la connaître, car elle nous est clairement signifiée en nos règles et par nos supérieurs ; mais le mal est que nous ne la voulons pas reconnaître, quand elle n’est pas revêtue de la livrée que nous voudrions.

En quoi consiste le doux support que nous devons avoir, dites-vous? Ma chère fille, il consiste à supporter suavement le prochain, en tout ce qu’il pourrait dire ou faire qui ne serait pas bien et qui vous désagréerait et serait à contre-cœur, sans nous étonner de ses manquements et imperfections, ne les regardant ni épluchant aucunement, et ne concevant pour cela aucune mésestime, sécheresse de cœur et dégoût contre lui ; mais ayant une compassion tendre et amoureuse qui nous fasse fondre pour lui. Notre Bienheureux Père dit que la charité ne cherche point le mal, et, quand elle le rencontre, elle s’en détourne. Nous ne pouvons pas nous empêcher de le voir, et ne faut pas penser que ce qui est mal ne le soit pas, mais, lorsque nous le voyons et rencontrons, allons à Dieu et rentrons en nous-mêmes, et nous trouverons beaucoup de défauts et de choses à corriger et censurer, de quoi il nous faut profondé­ment humilier. Il vous vient, dites-vous, des pensées de mé­sestime des Sœurs, quand vous leur voyez commettre quelque défaut? Oh! qu’il se faut bien garder de s’y arrêter volontai­rement, pour peu que ce soit, car ce serait, certes, bien mal et l’on ferait une lourde faute.

Non, ma fille, cet amour cordial que nous devons porter à nos Sœurs ne consiste point au sentiment ; c’est un amour du [251] cœur, non du cœur de la chair, mais du cœur de la volonté. Laissons tourner et virer les sens et tout ce qui est de la nature ; que nous aimions ou que nous n’aimions pas, que nous ayons de l’aversion ou de l’inclination, cela n’importe ; pourvu que, selon la partie supérieure, nous demeurions fermes, invariables en cette dilection, étant aussi disposées à leur en donner des preuves au plus fort de nos dégoûts et aversions que parmi nos suavités et amour sensible; car, si nous ne marchons de la sorte, nous ne ferons jamais rien qui vaille. Il faut aussi donner des preuves de notre amour du prochain, en priant soigneuse­ment pour lui; et, certes, je voudrais que nous eussions un très grand zèle, pour demander à Notre-Seigneur les mêmes grâces, pour toutes les créatures, que nous demandons pour nous.

Ne voyez-vous pas que c’est l’intention de ce bon Dieu que nous fassions ainsi, d’autant qu’en l’Oraison dominicale il nous a enseigné de dire toujours : Notre Père, qui êtes aux cieux, votre nom soit sanctifié, votre royaume nous advienne… et ainsi du reste. Il y a des âmes qui ne prient point pour les autres et qui ne pensent qu’à elles. Oh certes! si nous avions la charité au fond de notre cœur, nous serions sans doute excitées à prier pour le prochain et la conversion des âmes, pour lesquelles nous devons avoir une jalousie nonpareille et aussi pour ceux qui se recommandent à notre Bienheureux Père, et qui ont confiance en nos prières, afin que la gloire de Dieu soit aug­mentée, et la gloire accidentelle de ce sien Serviteur, étant notre Instituteur, nous avons bien de l’intérêt à procurer sa glo­rification. Prions donc franchement et fervemment pour tout le monde, afin qu’il plaise à Notre-Seigneur de répandre ses grâces et miséricordes sur toutes les créatures, afin qu’elles s’acheminent toutes à la fin pour laquelle il les a créées. [252]

.ENTRETIEN XI SUR LA CHARITÉ ET LA PURETÉ D’INTENTION.

Je trouve votre raison bonne, ma chère fille, que si l’on n’est pas bien charitable et sur ses gardes, il est fort aisé d’offenser le prochain par la langue; aussi l’Écriture dit : Qui garde sa langue, garde son âme. Qui ne pèche point par la langue est un homme parfait. On offense le prochain, ou plutôt Dieu dans le prochain, en parlant mal à propos et aussi quelquefois en se taisant. L’on me dit du bien d’une personne que je n’aime pas beaucoup, qui m’a fait du déplaisir, je me tais, ou je réponds froidement : j’offense Dieu et ne suis point exempte de coulpe, car je fais connaître que je n’estime pas celle de qui l’on parle, et ma froideur ôtera peut-être la bonne estime qu’on en avait. Quelquefois une Sœur nous aura mécontenté, fait quelques tricheries, ou nous ne lui aurons pas de l’inclination ; une autre nous en dira du bien, nous répondrons quelques petites paroles cachées qui rabattront ce bien, et feront comme une goutte d’huile tombée sur du drap, une tache irrémédiable au cœur de cette Sœur à qui nous parlons. Et notez que tout le mal que fera la Sœur, en suite de cette mauvaise impression que nous lui aurons donnée, chargera notre conscience, et nous en serons coupables et châtiées sévèrement. Dieu dit qu’il hait six choses, mais que la septième lui est en abomination, ce sont ceux qui divisent les cœurs et sèment des discordes entre les frères. Tâchez donc, mes Sœurs, d’éviter toutes les paroles de rapports et de désunion, je vous en conjure de tout mon cœur.

Vous me demandez, ma chère fille, ce qu’il faut faire quand on n’a pas le sentiment du bien qu’une Sœur vient nous dire être en une autre ? En la maison de Dieu, il ne faut ni vivre, ni opérer, ni même penser selon ses sentiments naturels : qui les [253]voudrait suivre devrait demeurer au monde. Certes, bien que nous ayons de l’aversion à une Sœur, ou qu’elle nous ait désobligée, nous sommes cependant obligée d’en parler en bonne part et de contribuer cordialement à ce que l’on en dit. Oh! que notre amour-propre est subtil et que notre nature est amatrice de ses satisfactions! Si nous avions de l’inclination, ou quelque obligation, ou sympathie, ou espérance de recevoir quelque service d’une Sœur, quand on nous en viendrait parler, nous dirions une milliasse de ses vertus, sans examiner s’il est vrai, ni que nous craignons de mentir ; mais une autre qui ne nous touche en rien, pour laquelle nous n’inclinons pas, nous demeurons sèches et séchons le cœur de celles qui nous voient; bien que souvent il y ait plus de vertus à dire de celle dont nous nous taisons, que de l’autre. Mais c’est que nous vivons selon l’esprit du monde et de notre sens propre, et non selon l’esprit de la raison et de la grâce de Dieu, qui veut que, sans consulter notre inclination, nous disions le bien qu’il met en ses créatures. On ne fait pas un petit déplaisir ni une petite offense à ce bon Dieu quand on cèle et amoindrit le bien du prochain, duquel il a dit que celui qui le touche, touche à sa divine Majesté.

Quand on ne sait pas la vertu dont on loue une Sœur, il ne faut pas se taire pour cela, mais dextrement dire du bien d’elle, quelque pratique de vertu que l’on lui a vu faire, et cela suavement, par exemple : vous avez vu une personne en diverses occasions être fine et mensongère, et l’on vous viendra dire qu’elle est grandement droite et sincère; vous ne devez pas répondre que cela n’est pas vrai, puisqu’il est possible que, depuis que vous lui avez vu faire ces fautes, elle se soit corrigée. Car, si bien maintenant je vois une de mes Sœurs manquer de sincérité, je ne pourrais dire, d’ici à une demi-heure, qu’elle n’est pas sincère, sans me mettre au hasard de mentir et de faire un jugement téméraire, d’autant qu’à l’instant même de [254] sa faute elle a peut-être fait l’acte de contrition en son cœur et s’est convertie. Si donc l’on dit du bien que l’on ne sache point, il faut dire : C’est une bonne Sœur, une bonne fille, de bon ju­gement... Pour misérable que soit une personne, en peut toujours dire quelque bien, ou spirituel, ou naturel, ou civil, ou habituel.

C’est une chose extrêmement délicate que le prochain ; on n’y peut guère toucher sans offenser Dieu. Certes, je dis très souvent, et je trouve que j’ai raison de le dire, si nous avions la vue bien éclairée de ce côté-là, nous ne serions pas en peine de trouver matière d’absolution dans nos confessions. Mais, parce que nous ne regardons pas de bien près ce qui concerne cette douce charité envers le prochain, nous croyons avoir raison en tout ce que nous disons. Je vous assure que nous sommes bien souvent déçues et trompées par l’inclination propre, qui est bien dangereuse dans un monastère et dans une communauté reli­gieuse, ou par la subtilité de notre amour-propre, et même par la bonne estime que nous avons de nous-mêmes, qui nous fait croire qu’il est impossible que nous puissions nous tromper. Demandez à ma Sœur N... si je ne dis pas la vérité.

Vous désirez ne point mentir. O Dieu! ma fille, c’est un grand secret pour attirer l’esprit de Dieu dans vos entrailles : Seigneur, qui habitera dans vos tabernacles? dit David. Celui, ré­pond-il, qui parle en vérité de tout son cœur. J’approuve fort le parler peu, pourvu que lorsque vous parlerez vous le fassiez gracieusement et charitablement, non point avec mélancolie et avec artifice ; oui, parlez peu, mais parlez doucement; peu et simple, peu et rond, peu, mais amiablement.

Les actions qui de soi sont bonnes, si elles ne sont bien faites, elles ne nous rendront pas bonnes, car les œuvres justes ne nous rendent pas justes, si nous ne les faisons saintement. Plu­sieurs font beaucoup de bonnes actions, et des justes et des saintes, qui ne sont pas pourtant ni bonnes, ni justes, ni saintes. [255] Or, mes filles, pour faire les vraies œuvres, bonnes, justes et saintes, il faut les faire purement pour la gloire de Dieu, et parce qu’il est bon et juste de le servir saintement, faisant tout ce que nous faisons humblement, simplement et tranquille­ment, et surtout amoureusement pour Dieu, sans se recher­cher soi-même, ni aucune satisfaction propre, mais arrêter ses yeux à l’éternité qui nous attend et que nous espérons. Rien n’est stable que Dieu; tout passe, les travaux comme les con­solations; tout le bien consiste, comme dit saint Paul, à faire des bonnes œuvres.

.ENTRETIEN XII SUR LA MÉDISANCE, LES JUGEMENTS TÉMÉRAIRES ET LA CONFIANCE EN DIEU.

Il est arrivé céans une grande perte, de notre belle croix de cristal, qu’on a rompue, dites-vous, ma chère fille? Oh! que c’est peu de chose que cela, au prix de l’offense qui se commet contre Dieu! Ce ne sont que des fautes par inadvertance et inconsidération ; mais de dire des paroles de plaintes, de mur­mures, de désapprobation et de contrôlement, ce sont ces man­quements que je crains, et qui me perceraient le cœur s’ils se commettaient parmi nous. Dieu ne le veuille jamais permettre ! s’il lui plaît; car, certes, j’aimerais mieux voir la peste dans notre maison, et qu’elle emmenât les filles drues et menues que telles imperfections se fissent, d’autant qu’il importe peu de mourir, pourvu que nous mourions en la grâce de NotreSeigneur; mais c’est une chose de grande importance d’offenser sa souveraine Majesté, qui nous a fait tant de grâces et de mi‑[256]séricordes, et d’être cause des péchés que les autres commettent, et que commettront celles qui nous succéderont, ensuite du mauvais exemple que nous leur aurons donné en blessant la charité.

Véritablement, j’ai reçu une satisfaction nonpareille de la lecture de table, car vous pensez peut-être, mes chères filles, que ces chapitres de la médisance et jugements téméraires ne soient que pour les séculiers. Je sais bien que nous ne faisons pas des médisances en choses d’importance, où il y a du péché mortel, comme eux ; aussi n’avons-nous pas les sujets et occasions qu’ils ont. Nous en faisons pourtant où il y a de bons gros péchés véniels. Il est dit en ce chapitre (de l’Introduction à la vie dévote) que celui qui médit, et celui qui écoute le médisant, ont tous deux le diable dessus eux, l’un à la langue et l’autre à l’oreille. Je vous assure bien que c’en est de même de nous autres; celles qui disent des paroles de murmures et parlent au désavantage du prochain, de leurs Sœurs, et celles qui écoutent, ont aussi toutes les deux le diable dessus elles, les unes à leurs langues, les autres à leurs oreilles. Sainte Thérèse dit à ses filles, que quand elles verraient faire de grands bâtiments, qu’elles crient toutes miséricorde, voire même jusqu’aux novices; et moi, je dis qu’il faut crier miséricorde quand vous verrez commettre telles imperfections, dites hardiment que la ruine du monastère est bien proche. Il n’y a rien qui soit tant à craindre, et qui dissipe tant l’esprit de l’Institut que ce défaut de charité; on ne peut être poussé que du malin esprit et de son amour-propre à commettre telle faute, car ils nous portent toujours à nous plaindre, murmurer, désapprouver, contrôler, mépriser, censurer et médire, et ne tendent tous deux qu’à la désunion. Mais l’esprit de Dieu est un esprit de suavité, de paix, d’union, de soumission et de support; car la charité est patiente, douce, bénigne; elle supporte tout, elle ne se plaint jamais. [257]

Vous dites que vous n’entendez pas bien ce que c’est que jugement téméraire. Je suis bien aise que l’on me fasse cette question, parce que Dieu m’a donné quantité de lumières pendant cette lecture, et plus que je n’en avais encore reçu en lisant et en entendant lire ce livre de Philothée. J’ai donc vu clairement que nos jugements téméraires, de nous autres, ne sont pas comme ceux des séculiers, grâce à Notre-Seigneur; nous n’avons pas les mêmes sujets, qui souvent de leurs jugements font des péchés mortels, car ils jugent en choses mortelles, par exemple : qu’on a bien prou dérobé, qu’un autre se conduit fort mal et semblables. Nous autres, nos jugements ne sont, à l’ordinaire, que péchés véniels, comme, par exemple : qu’une Sœur est mal gracieuse, qu’elle est sèche ; nous jugeons aussitôt qu’elle nous a de l’aversion, qu’elle ne veut pas faire ce que nous requérons d’elle ; elle aura possible, quelque autre chose en l’esprit, ou quelque chose à faire de pressé, de sorte qu’elle ne pense pas à nous répondre.

Le grand mal, c’est que nous allons dire à d’autres ce que nous avons jugé, tellement que nous commettons de grands péchés véniels; nous offensons la charité; nous diminuons dans le cœur de nos Sœurs l’estime qu’elles avaient les unes des autres, et nous sommes la cause de tous les péchés véniels qu’elles commettent ensuite de cette mésestime.

Oh! qu’il se faut bien garder soigneusement de laisser prendre pied à telles imperfections! Certes, celles qui les commettent en commettraient de plus grandes si elles étaient dans l’occasion ; les esprits immortifiés, présomptueux, bizarres et dépiteux, sont sujets à tomber en ce vice. Or, de voir une chose qui est mal, ce n’est pas en juger, pourvu qu’on ne détermine pas la chose, et qu’on s’en détourne tout promptement, excusant le prochain autant qu’on peut, à l’imitation de notre doux Sauveur, lequel ne dit pas que ceux qui le crucifiaient ne faisaient pas de mal, car Cela était clair ; néanmoins il les excusa. Le grand saint Jo-[258]seph aussi ne pouvait pas s’empêcher de voir que Notre-Dame était grosse; mais, parce qu’il ne pouvait le croire sans juger qu’elle avait manqué à son devoir, il se résolut d’en laisser le jugement à Dieu. Or, il nous faut faire comme cela : voyons-nous quelque chose qui n’est pas bien en notre Sœur, laissons là et allons à Dieu; rentrons, à bon escient, en nous-mêmes, où nous verrons plusieurs choses à corriger qui sont peut-être bien plus mal et plus désagréables à ce doux Sauveur. Nous jugeons que cette Sœur n’est pas douce et affable ; c’est nous qui ne le sommes pas. Nous jugeons qu’elle n’a pas de charité ; mais c’est nous qui n’en avons pas; car si nous en avions un petit brin nous l’excuserions, la supporterions et couvririons ses imperfections. Ne jugez point et vous ne serez pas jugés; ne condam­nez pas et vous ne serez point condamnés.

Or, je voudrais bien, mes Sœurs, que vous sussiez discerner les fautes de fragilité, inadvertance, et qui ne tirent point de conséquence, d’avec celles qui sont contre la charité, et qui tirent grande conséquence. Je romps le silence, faute d’attention, par légèreté; je dis trois ou quatre paroles inconsidérées à la ré­création, qui ne portent point préjudice, et semblables, où il n’y a point de péché : ce sont des imperfections que notre na­ture produira tant que nous vivrons, tant parfaites et avancées que nous soyons. Mais ces fautes, où il y a de gros péchés véniels, comme de faire des jugements sur les actions des Sœurs et les aller dire à d’autres, même quand on ne les dirait pas, il y a toujours péché, de se plaindre, de murmurer, parler des im­perfections de ses Sœurs et,à leur désavantage ; désapprouver quelque chose du gouvernement de ses supérieures et sem­blables; or, voilà des manquements dangereux. Vous amoin­drissez l’estime de vos supérieures et de vos Sœurs, vous affai­blissez la charité et'dissipez l’union suave ; vous mettez des mauvaises habitudes en la religion, si que celles qui viendront après vous auront bien de la peine de s’empêcher de tomber [259] dans ces filets. Je ne sais pas si de telles fautes se commettent céans; Dieu veuille que non. Oh! qu’il s’en faut soigneusement garder ! car ce sont de petits renardeaux qui démolissent la vigne de _notre âme, nous ôtent la tranquillité d’esprit, et aux autres aussi, qui nous voient et nous entendent, lesquelles néanmoins se doivent bien garder de favoriser ni contribuer à tels discours, mais se doivent taire tout court, ou les détourner dextrement, car autrement elles blessent leur conscience et se peuvent bien aller confesser aussi bien que les autres ; d’autant qu’elles ont toutes commis de très lourdes fautes. Voilà donc les fautes qui tirent conséquence et qui sont à craindre en une communauté, parce que celles qui les commettent ne sont pas excusables; ce sont sans doute des esprits mal faits et malicieux. Comme aussi d’aller dire et rapporter à une Sœur quelque chose qu’on a ouï d’elle, qui la puisse troubler, cela est, certes, bien mal. Oh! qu’il faut bien avoir plus de jalousie de la perfection et du repos de ses Sœurs ! Certes, cela ne vaut rien. S’il s’en trouvait quelques-unes parmi nous qui fussent sujettes à tomber en ce manquement et en tel vice, et qui ne travaillassent pas puis­samment pour s’en affranchir, à la vérité, j’aimerais mieux les voir toutes raides mortes, pourvu qu’elles fussent en la grâce de Dieu, que de venir empester tout ce monastère.

Enfin, mes chères filles, il faut avoir un grand courage, car Notre-Seigneur ne nous appelle jamais à aucune chose, qu’il ne s’oblige en même temps de nous tendre la main ; que crain­drions-nous donc? Quand il faudrait aller jusqu’au bout du monde, allons-y joyeusement; voire même quand il faudrait souffrir le martyre, d’autant que celui qui nous y appellerait nous donnerait sans doute toutes les grâces nécessaires pour le souffrir généreusement et gaiement. Ne voyons-nous pas que les maîtres et les pères ne commandent rien, sans donner en même temps le moyeu de le faire facilement; pensons-nous que Dieu soit plus rigoureux? C’est notre bon Père qui [louis aime plus ten‑[260]drement qu’il ne se peut dire, et qui peut et qui veut tout ce qui est de bien ; appuyons-nous donc en sa bonté. Tous les derniers documents de notre Bienheureux Père tendaient à ce dénuement de nous-mêmes et totale dépendance de Dieu et à cet esprit de générosité? Ce que c’est, je vous prie, que cet esprit de générosité, sinon l’esprit d’une vraie et parfaite humilité, qui n’attend rien de soi, mais tout de Dieu, demeurant comme une boule de cire chaude entre ses saintes mains, pour être maniée à son gré?

Oh! que nous serions heureuses, mes chères filles, si à l’heure de la mort nous pouvions dire en vérité avec Notre-Seigneur : Tout est consommé, c’est-à-dire j’ai accompli ce que vous demandiez de moi ; j’ai observé mes vœux, mes règles et tout ce qui dépend de mon Institut! Je vous ai laissé, mon Dieu, former, écrire et imprimer en moi tout ce qui vous a plu, n’ayant d’autre but, fin ni prétention que de vous aimer, et que votre bon plaisir fût accompli absolument et entièrement en moi et en toutes créatures, de quelque façon que ce fût.

.ENTRETIEN XIII SUR LE DANGER DE LA FLATTERIE ET LES AVANTAGES DE LA SINCÉRITÉ.

Quant à ce que vous demandez, si le malin esprit ne se sert point quelquefois d’une Sœur pour en tenter une autre? Oui bien, ma fille, lorsqu’une Sœur donne des fioles, dit des paroles de flatterie et de louange à une autre, certes, elle fait l’office du diable et fait plus de mal qu’elle ne pense. Notre Bienheureux Père avait une grande aversion à cela. Quand ma Sœur la supérieure de Lyon lui dit que ses filles lui en disaient, car elles [261] l’applaudissaient grandement, croyant en avoir quelque sujet, d’autant que c’est une Mère aimable, et de grande vertu, il lui dit : « Quoi, ma fille, cela se fait-il céans? Il ne le faut point souffrir. Enfin, là où il y a amas de filles, il y a amas de flatteries. » De même, lorsque nos Sœurs de Moulins appelaient MA MÈRE leur supérieure déposée, il témoigna qu’il ne l’approuvait nullement, car c’était une parole de flatterie, de sorte qu’il dit : « Si elles ne veulent se contenter de l’appeler MA MÈRE, qu’elles l’appellent MA GRAND’MÈRE ; mais qui ne voit que ces filles n’observent pas leur règle et ne l’honorent pas? »

Prenons garde à ce défaut, à ce qu’il ne se commette point parmi nous, je vous en prie, et que celles qui l’ont fait en prennent douze bons coups de discipline pour pénitence. Certes, je le leur conseille, car elles le méritent bien. Il ne faut jamais louer une personne en sa présence; Cela se fait pourtant facilement. On va dire à une Sœur : « Je ne sais pourquoi on vous laisse sans charge; vous êtes, certes, capable; vous entendez si bien les choses spirituelles. » Quand on est proche des changements, on dit à une Sœur : « Ma Sœur, vous serez assistante, sans doute. » À une autre : « Ma Sœur, vous serez directrice. » À une qui sera déposée de sa charge, on lui dira: « Vous donniez le linge si à propos; il était si bien accommodé; vous donniez de si bon cœur et si cordialement ce qu’on vous demandait et ce dont on avait besoin », et chose semblable; que sais-je, moi!... Pour dire du bien d’une Sœur, pourvu qu’elle ne l’entende pas, ce n’est que bon, comme de dire : « Mon Dieu! que telle Sœur est vertueuse, qu’elle est modeste, qu’elle est recueillie, qu’elle est cordiale et de bonne observance ! » Cela encourage et édifie celles qui l’entendent.

Si vous devez dire à la supérieure les pensées d’estime et de louange que vous avez d’elle, dites-vous? NON, ma chère fille, vous n’êtes pas obligée de rendre compte de ces pensées-là. Je vous conseille de ne les lui JAMAIS dire; mais, oui bien, celles [262] que vous aurez contre elle et à son désavantage, et quand vous en auriez les plus mauvaises et extravagantes du monde, dites-lui bien librement et nettement. Enfin, mes chères Sœurs, allez toujours votre train, quelle supérieure que vous ayez ; quand même elle serait la plus incapable et imparfaite du inonde, re­gardez toujours Dieu en elle. Soyez toujours disposées à faire sa volonté, à obéir, vous humilier et vous soumettre avec toute la perfection qu’il vous sera possible. Soyez toujours douces, mo­destes, mortifiées et de bonne observance ; aimez et respectez, honorez et estimez vos Sœurs; soyez sincères envers toutes celles que Dieu vous donnera pour supérieures ; si vous faites de la sorte, vous attirerez les bénédictions du ciel sur vous et profiterez plus, en un mois, sous telle supérieure qui aura moins de perfection et de talents, que vous ne feriez, en six mois, sous une autre qui serait plus accomplie et à votre gré.

Si les séculiers et les Sœurs méprisaient la supérieure parce qu’elle serait de basse condition? Oh! certes, ces Sœurs-là se­raient bien extravagantes et montreraient bien qu’elles n’ont pas le vrai esprit de la religion, ains plutôt l’esprit du monde. Dieu nous garde de faire aucune considération là-dessus, et quand il arrivera qu’on prendra garde à la noblesse, véritable­ment l’esprit de l’Institut défaudra et périra. Non, la supérieure ne doit point procurer d’être déposée pour cela, mais aimer son abjection et animer son courage de la vraie noblesse de l’esprit de Dieu, pour se tenir au-dessus de ses Sœurs, gardant l’autorité de son office, quoiqu’elle doive pourtant l’exercer avec humilité. Il est séant à ces personnes de bas lieu de faire de la sorte, et qu’elles disent franchement : « Il est vrai, mes Sœurs, je suis une pauvre paysanne... Mais nous avons déjà parlé de ceci dans un chapitre sur la règle. Aux jésuites, ils ne regardent nullement à cela, car il y avait à Bourges un recteur qui était paysan.

Vous demandez à quoi il y a plus de perfection, ou de deman­-[263]der ses habits d’hiver ou d’été, quand on en a besoin, ou bien d’attendre qu’on les donne à la communauté? Ma chère Sœur, n’allons pas épluchant ces choses-là; allons à la bonne foi. Quand nous sentons que cela préjudicie à la santé, ou nous empêche de faire notre charge, ou nos exercices, demandons-les tout simplement, et n’allons point faire ces réflexions : suis-je trop tendre ou non? Il ne faut pourtant pas être délicate, car il y en a qui le sont si fort, que dès qu’elles ont un peu de chaud et de froid, elles veulent incontinent poser ou prendre leurs habits. Je ne désire point que nous nous amusions à ces petites vétilles de vertu. Quand je pense à la perfection si haute, sublime et solide à laquelle nous sommes appelées, je m’en trouve si éloignée que rien plus.

Quelle perfection c’est, dites-vous, ma chère fille? Voyez un peu ce que disent nos règles : que vous n’ayez qu’un cœur et qu’une âme en Dieu. Nous voilà donc appelées à une union ex­cellente avec Dieu et le prochain. Il a accompli toute la loi, celui qui aime Dieu et le prochain, dit saint Paul ; de là naîtra le support que nous devons avoir les unes avec les autres. Notre Bienheureux Père dit qu’en ce doux support consiste toute la perfection chrétienne. Oh! qu’il nous désirait éminentes en cette vertu! combien ne nous l’a-t-il pas inculquée! Il disait « qu’il ne fallut pas prétendre à une perfection qui fut exempte d’imperfections ; cela est bon pour le ciel. » Il faut que nous souf­frions d’être de la nature humaine, de sorte que nous ferons toujours des manquements, et partant nous aurons toujours à nous supporter les unes les autres.

Voyez aussi cette profonde humilité, obéissance, pauvreté et sincérité que nos règles nous ordonnent et recommandent si étroitement, surtout la simplicité dans laquelle je trouve que tout le reste est enclos. L’humilité et les autres vertus ne peu­vent être vraies si elles ne partent du cœur. C’est, à la vérité, une grande chose qu’une âme sincère ; il faut être sincère en‑[264]vers Dieu et envers nos supérieurs. La sincérité envers Dieu consiste à faire tout ce que nous faisons pour lui plaire et pour son amour, à ne chercher que lui en toutes nos actions, de lui exposer nos cœurs, voulant qu’il en voie tous les plis et replis et que rien ne lui soit caché. De même, la sincérité envers nos supérieurs consiste à leur découvrir nettement tout ce qui se passe en nos esprits, sans leur rien celer à notre escient, car quand on a intention de leur tout dire, c’est assez. Il faut demeurer en repos, encore qu’il semble qu’on ne se déclare pas bien. La supérieure connaît fort bien celles qui sont sincères ou non. Oh! que cette sincérité est aimable! et qu’elle est importante pour notre perfection et pour nous aider à conserver la paix et la tranquillité d’esprit.

Oh! que je vous souhaite et désire cette sincérité, mes chères filles ; c’est la marque à laquelle nous serons reconnues vraies filles de la Visitation; de même celles qui poursuivront seront reconnues être propre pour l’Institut, d’autant que c’est la principale disposition qu’il faut requérir d’elles et à quoi il faut GRANDEMENT regarder, parce que, si elles sont sincères, infailliblement elles réussiront bien.

.ENTRETIEN XIV SUR L’OBÉISSANCE AVEUGLE.

Mes filles, j’ai eu une distraction dans le chœur, je ne sais si c’est à Complies ou à l’oraison, de chercher une supérieure pour cette maison, et de vous demander à toutes, si vous ne seriez pas bien prêtes d’obéir à une supérieure bien fantasque et pour laquelle vous n’auriez guère d’estime, si Dieu vous la desti-[265]nait? Mes Sœurs, ne voudriez-vous pas lui rendre [à cette supérieure imparfaite] une obéissance aussi aveugle et aussi fidèle qu’à celle que vous aimez et que vous estimez? Je m’attends bien que vous me répondrez qu’oui, et j’espère fort de trouver cette sainte indifférence dans vos chères âmes, tant j’ai de la bonne opinion de votre vertu. En effet, mes chères Sœurs, si nous obéissons pour Dieu, que devons-nous regarder en la personne qui nous commande, pour voir si elle est à notre gré ou non?

Hélas! si nous venions jamais à regarder à notre propre intérêt, dans notre obéissance, nous serions bien malheureuses d’en perdre de la sorte le mérite, qui est d’autant plus grand, que nous obéissons avec plus de répugnance et à des personnes moins parfaites, parce que nous avons lors plus d’égard d’obéir purement pour Dieu, où gît la perfection de la pratique de cette vertu ; le vrai obéissant obéit avec autant de joie, de soumission et d’indifférence, au moindre, comme au plus relevé. Dieu, par sa sagesse souveraine, a disposé en cette manière l’ordre de l’univers; il a rendu toutes les créatures soumises et dépendantes les unes des autres : l’Église entière et universelle obéit au Souverain Pontife comme au vicaire de Notre-Seigneur Jésus-Christ ; chaque partie de cette divine Épouse a un chef, un évêque, auquel elle obéit; toutes les religions ont de plus un supérieur duquel chaque particulier dépend; toutes les familles particulières ont un père de famille pour la diriger et gouverner. Je ne parle pas des obéissances et sujétions politiques, des rois, des princes, des gouverneurs, des soldats à leur capitaine, de tout le corps de l’armée au général; obéissance pourtant si exacte, qu’elle nous confondra possible devant Dieu ; mais je ne vous parle que pour vous faire connaître qu’étant toutes destinées à obéir, nous le devons justement faire pour suivre l’ordre de Dieu, qui doit être notre fin unique dans notre soumission; aussi tient-il fait à lui-même ce que nous faisons à l’égard de la personne de nos supérieurs. [266]

Venons à la conclusion, mes Sœurs : ne seriez-vous pas prêtes d’obéir à ma Sœur N..., si Dieu vous la donnait pour supérieure, et à ma Sœur Françoise-Madeleine (de Chaugy), qui est la dernière de toutes, ou à quelque autre de nos jeunes professes, si elles vous commandaient des choses rudes, et âpres, n’exécuteriez-vous pas exactement et à l’aveugle leurs ordres ainsi difficiles, puisque je sais qu’il n’est céans ni jeune, ni ancienne qui, pour rude qu’elle fût, ne voulut rien ordonner contraire à nos observances? Mes filles, si vous vous trouvez en cette sainte et désirable détermination d’obéir à toutes les supérieures généralement, et que votre cœur l’assure, qu’en vérité il se trouve prêt d’agir dans cette perfection tout le temps de sa vie, dans une vraie humilité, sincérité et soumission, qu’elle dise hardiment : Le Seigneur me gouverne, je n’ai besoin de rien, et qu’elle s’anéantisse devant Dieu dans une humble reconnaissance que c’est un don qui lui est départi de la bonne main de son divin Maître, de laquelle tout bien dérive, qu’elle lui rende des humbles Actions de grâces, parce que je la peux assurer qu’elle a de la vertu. Mais que celles qui ne se trouvent pas dans cette disposition s’humilient profondément devant sa divine Majesté, confessant que leur vertu est bien faible et délicatement enracinée dans leurs cœurs.µµ

Remarquez encore ce que je vais vous dire; pensez que je ne vous le dis pas sans cause, et sans y avoir bien pensé avant que de vous en parler : c’est la vraie marque d’un esprit qui ne va pas droit à Dieu et qui n’a des égards que pour ses intérêts propres, sans savoir ce que c’est obéissance, d’aimer plus à obéir à une supérieure pour laquelle nous sommes prévenues d’estime et d’amitié, qu’à une autre qui nous contredirait incessamment. Mes Sœurs, qui désire de plaire à Dieu et d’obéir à ses volontés, si son désir est sincère, son cœur se trouve dans une totale dépendance à la divine Providence, pour obéir à quelle personne que ce soit, parce qu’il sait que [267] tous ceux qui lui commandent lui représentent Jésus-Christ. La communauté de céans a souvent changé de supérieure ou de celles qui tiennent sa place, par mes fréquentes sorties et longues absences, à cause de la multitude de fondations que nous faisons, mais aussi, elle n’en vaut pas moins. Non, mes Sœurs, il n’en est aucune qui marche d’un meilleur pied que celle-ci, et elle ne saurait être mieux qu’elle n’est. C’est une grande bénédiction de vous voir si bonnes, mes très chères filles, c’est ce qui me fait souhaiter que Dieu vous donne une meilleure supérieure que je ne suis. L’on me trouve trop indulgente, et je vois moi-même que je n’ai pas assez l’esprit de mortification pour vous bien exercer, pour vous contrarier, afin de vous mieux faire avancer dans la plus haute perfection, et. pour vous rendre, de bonnes que vous êtes, excellentes et parfaites, parce qu’il faut monter toujours plus haut dans la voie de Dieu, et il n’est point de meilleur moyen, pour faire cet avancement, que d’avoir des supérieures bien opiniâtres, qui nous bouleversent toutes, qui aient une façon de commander rude et forte. Ce serait lors le temps de faire une copieuse et abondante moisson des bonnes vertus, parce que notre obéissance serait solide. Le vénérable père, Frère Jérôme de la Mère de Dieu, étant novice, se trouva sous un supérieur qui était d’une humeur si étrange et si remplie de sévérité, qu’il fut prêt d’en perdre sa vocation; mais Dieu, ayant béni sa fidélité, lui départit le don de persévérance, et il confessa lui-même qu’ayant été fidèle à se surmonter, il fit plus de profit, en cette année-là, qu’en plusieurs autres ensemble, sous des supérieurs discrets, doux et raisonnables.

Pour moi, je ne puis comprendre que nous puissions appréhender d’avoir de ces sortes de supérieures qui auraient la tête un peu verte. Si j’étais toujours comme je me trouve présentement, il m’est avis que je serais ravie d’en avoir une telle qui ne m’épargnerait point, moi toute la première, et, assurément, je [268] suis prête, par la grâce de Dieu, d’obéir, depuis la première ancienne de l’Institut jusqu’à la dernière novice, parce que je sais que, lorsqu’il y a moins de la créature, il y a plus de Dieu, et que je le glorifierai d’autant mieux, que je serai moins satis­faite, dans ma partie inférieure, de celle qui me commande. Mes Sœurs, il faut nous tenir prêtes; possible que ce temps viendra et que Notre-Seigneur vous enverra une supérieure faite de la sorte, sous la conduite de laquelle vos âmes ferontbeaucoup de profit, et vous connaîtrez pour lors que tout le bien d’une Religion vient d’avoir des supérieures qui exercent bien leurs inférieures, puisque leur obéissance est alors assu­rée, n’étant accomplie et pratiquée que simplement et pure­ment pour Dieu, pour sa gloire et son plaisir, puisqu’il ne s’en trouve ni de noire part, ni de celle des supérieures. C’est dans ces sortes de pratiques que la solide vertu se nourrit. O Dieu! mes très chères Sœurs, tâchons d’en acquérir un peu, de ces grandes vertus solides, en nous appuyant tout à fait sur le secours de Dieu.

Je voudrais pouvoir écrire tout ce que je vous ai dit ce soir, afin qu’il fût mieux gravé dans vos bons cœurs. C’est Dieu qui me l’a fait dire, puisque c’est lui seul d’où la moindre bonne pensée nous vient. Je me suis sentie extrêmement affectionnée à vous entretenir sur ce sujet, Dieu m’en a pressée ; soyez donc toutes pénétrées, mes filles, de ce désir unique de dépendre entièrement de l’ordre de la Providence. Laissons-nous entre les bras de la divine Bonté, et laissons-lui la liberté de nous porter à droite et à gauche; qu’il nous suffise, je vous prie, d’être au soin de ce grand Dieu, et laissons-nous conduire en quel lieu il nous voudra, puisque, partout où sa main nous posera, nous accomplirons son adorable volonté par le moyen de la sainte obéissance. [269]

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.ENTRETIEN XV (Fait en 1630) SUR L’OBÉISSANCE PROMPTE.

Mes Sœurs, il faut que je vous fasse part de quelques nou­velles que je viens de recevoir et qui m’ont fort consolée. C’est que ma Sœur la supérieure de Lyon, en Bellecour, m’écrit que, comme elle pensait le moins à la fondation de notre monastère du Puy, croyant que le traité en était ou rompu ou fort retardé, elle vit arriver l’équipage, que la ville avait député, pour con­duire les Sœurs et les venir quérir, avec ordre exprès de par­tir le lendemain, de manière qu’elle fut contrainte de préparer toutes choses pour le départ de ses chères filles, le soir même. Elle ne les put toutes choisir, et fut contrainte d’attendre le matin à les nommer, ce qu’elle fit, trouvant tant de véritable soumission dans ces chères âmes, que, de toutes celles qui furent nommées, il n’y en eut pas une qui dit une parole ou qui fit une réplique, ni qui demandât à voir personne avant que de partir; mais s’en allèrent toutes, soumises à la volonté de Dieu, joyeusement travailler à sa gloire. Un acte d’obéissance si parfait, mes chères Sœurs, est d’un grand exemple, et j’en ai été plus consolée que si l’on m’avait avertie que l’Institut avait acquis un grand trésor d’un million d’or.

Or, dites-moi, mes chères Sœurs, serions-nous bien prêtes à faire ainsi? Certes, si nous ne nous tenons toujours en dispo­sition de faire tout ce qu’il plaira à l’obéissance, nous ne serons pas dignes d’être filles de la Visitation. Bien que l’on nous com­manderait d’aller au bout du monde, cela nous doit être indif­férent, pourvu que nous y trouvions une maison de la Visita­tion et le moyen d’observer nos vœux et nos règles. Celle qui [270] est attachée plutôt à un monastère qu’à un autre, montre bien qu’elle ne cherche pas Dieu purement et en simplicité de cœur, car, si cela était, elle aimerait autant l’un que l’autre, puisque partout elle trouve Dieu. Qui ne cherche que lui et son bon plaisir est indifférent de le trouver [ici ou là], pourvu que ce soit toujours à la gloire de sa Majesté.

Oh! mon Dieu! si nos âmes ne cherchent et ne prétendent que votre amour, pourquoi nous fâcherions-nous si l’on nous change de maison, puisque nous vous emportons avec nous et vous trouvons vous-même aux lieux où nous allons? Je ne ferais, certes, nul état d’une fille, pour sainte qu’elle paraisse, si je ne la voyais disposée à tout ce que l’obéissance voudra d’elle, et à être envoyée au bout du monde si besoin était ; car, si elle est attachée au lieu où elle sert Dieu, c’est signe qu’elle aime plus le lieu et la consolation qu’elle y reçoit, que le Dieu qu’elle y sert.

Il y a trois ou quatre de nos maisons qui désirent avoir des Sœurs de céans, et qui m’en demandent avec une instance très grande. À la vérité, mes chères Sœurs, vous me tromperiez fort et je serais extrêmement fâchée de ne vous pas trouver prêtes à faire tout ce que je voudrais, et soumises aux ordres de l’obéissance. Mais il faut vous préparer, mes filles, vous disposer à ces grands actes. Je ne vous avertirai que huit jours devant, et c’est bien trop pour des filles parfaites, qui veulent servir Dieu au gré de sa Majesté, et non au gré de leur amour-propre. Lorsqu’il s’agit de partir pour une mission où l’on va sept ou huit ensemble, cela passe, me direz-vous, mais cela n’est pas si parfait que ce que je veux de vous présentement c’est qu’il s’agit d’obéir pour aller, une en un lieu, l’autre en un autre, deux ici et deux là, se séparant de la sorte pour s’unir mieux au bon plaisir de Celui pour la gloire duquel nous faisons tous nos petits sacrifices. Il faut une vertu solide, dans de pareilles occasions; mais nous témoignerions de n’en point [271] avoir du tout, d’avoir des égards sur nous-mêmes, si nous refusions d’acquérir de si grands mérites que de tels actes procurent à nos âmes.

Mes chères filles, les bons Pères jésuites nous doivent beaucoup encourager par leurs exemples dans de pareilles rencontres, car, pour l’ordinaire, on ne les envoie pas plusieurs ensemble, mais un billet seul de leurs supérieurs en fait partir un pour les Indes et deux pour le Japon. Hélas ! où vont-ils? parmi des infidèles, où leur vie sera en des dangers perpétuels. Ils ne vont pas en des lieux où ils espèrent de trouver une maison de leur sainte Compagnie, mais ils partent pour vivre comme des personnes apostoliques, dispersées ici et là pour ramener des brebis errantes au bercail de l’Église. Ils n’attendent aucune satisfaction, aucune commodité, mais ils n’espèrent que l’unique et souveraine consolation de gagner des âmes à Dieu, en exposant tous les jours leurs corps à la mort et au martyre.

O Dieu! mes Sœurs, qu’ils sont heureux! mais pour quel Dieu font-ils de si grandes choses? C’est pour le même que nous servons, mes filles ; le désir d’augmenter la gloire d’un si grand Roi les fait aller d’aussi bon cœur au Japon, en Éthiopie, qu’ils iraient dans un des plus grands, des plus fameux, et des meilleurs de leurs colléges d’Europe; nous ne sommes, possible, pas si heureuses, pour être destinées à porter si loin la croix de Notre-Seigneur et à faire de si grandes œuvres; mais, au moins, soyons toujours prêtes pour aller, pour venir, pour demeurer et pour retourner où Dieu et nos supérieurs le voudront; autrement, je vous déclare que vous n’êtes pas des vraies épouses de Dieu, et que votre vertu n’est que dans votre idée et non réelle et subsistante en Dieu.

Vous me dites, mes filles, que l’on est bien prête d’aller volontiers où l’obéissance vous destine, mais qu’il vous fâche de quitter le précieux dépôt du Corps de notre Bienheureux Père et de vous éloigner de votre vieille Mère, son indigne fille? [272]

Hélas! ce Bienheureux veut qu’on s’attache à son esprit et non pas à son Corps ;nous trouverons son esprit et son assis­tance partout. Cette excuse n’est qu’une défaite d’amour-propre, aussi bien que celle de se plus attacher à une supérieure qu’à l’autre ; nous ne serons pas des vraies servantes de Dieu, qui est l’unique qualité que je vous souhaite le plus.

.ENTRETIEN XVI SUR L’HUMILITÉ ET LA GÉNÉROSITÉ.

Je voudrais bien voir parmi nous, mes chères filles, cette vraie obéissance, qui ne consiste pas seulement à aller promp­tement quand la cloche sonne; cela est bon; mais encore à faire les choses qui nous sont désagréables et à quoi nous avons de la répugnance, comme celles qui sont à notre gré ; car celui qui est obéissant est humble, et celui qui est humble est obéis­sant. Notre Bienheureux Père dit : « L’obéissance est une marque très-assurée de l’humilité. Oh! que les âmes humbles sont heureuses !

Si nous ne visions qu’à acquérir cette vertu, y travail­lant fidèlement, et que nous fussions fermes, constantes et invariables en cette résolution, nous ferions beaucoup, car ayant l’humilité, nous aurions toutes les vertus : nous serions souples et obéissantes, bien aises d’obéir à tous, et ne trouve­rions jamais que l’on eût tort de nous commander ceci et cela ; nous ne nous plaindrions de personne, nous verrions que l’on a toujours raison de nous contrarier et mortifier, et que nous en méritons bien davantage. Nous ne nous troublerions point de nos fautes et infirmités, ains nous les reconnaîtrions et en aime-[273]rions notre abjection et bassesse, à l’imitation de notre Bien­heureux Père, acquiesçant doucement à l’amour de cette abjec­tion, ainsi qu’il faisait ; car, comme un autre saint Paul, il disait :  Je me glorifie volontiers en mon infirmité, afin que la vertu de Dieu habite en moi. C’est de l’humilité de se glorifier en son infirmité, se reconnaître faible, infirme et aimer qu’on le con­naisse, et que l’on nous traite telles que nous sommes, c’est la vertu de Dieu. C’est une âme humble celle qui se tient toujours pour la moindre et dernière de toutes, et souffre qu’on la tienne et traite pour telle.

Nous faisons prou de belles résolutions, mes chères filles, mais nous ne les établissons que sur le sentiment et non pas sur la raison, car sitôt que le sentiment est passé, ces belles réso­lutions s’en vont en fumée; il n’en va pas de même quand nous les pratiquons par raison, d’autant qu’à force de voir (ile NotreSeigneur s’est humilié, nous demeurons invariables à le vou­loir être.

Quand nous avons des répugnances, des soulèvements de cœur, que nous manquons de résolution, alors la raison nous fait dire : O Dieu, combien est grande l’infirmité humaine! Quelle raison aurai-je de me ressentir de telle et telle chose, d’avoir des trémoussements sur un tel sujet ou parole que l’on m’a dite? Et de là on vient à connaître son infirmité, sa bas­sesse, à aimer, et à acquiescer doucement à l’amour de son ab­jection. Il est vrai que ce n’est pas quand notre cœur est ému qu’il faut faire ces discours, car nous trouverons que nous avons toujours raison et que les autres auront tort ; mais, en ce temps-là, il faut pratiquer l’avis de notre Bienheureux Père, qui est admirable en ceci : Parlez à Dieu d’autre chose, et ne dis­putez point avec la tentation, ains allez-vous-en à Dieu, par un simple divertissement. Puis, quand le sentiment est passé, alors on peut bien se servir de ces considérations que j’ai dites, pour faire voir à son cœur qu’il avait tort en son infirmité et peu de vertu. [274]

Quand nous avons de l’inclination à quelques personnes, c’est en cela que nous devons témoigner notre fidélité à Dieu, et ne nous jamais servir de leur inclination et affection pour nous conduire à la perfection ; de même, quand nous avons de la répugnance ou aversion à quelque obéissance, nous ne nous en devons point étonner, mais avoir un fort grand soin de nous servir de cette répugnance pour faire notre action plus purement pour Dieu, et dire : O mon Dieu, je fais choix et élection de votre volonté pour faire celle de l’obéissance, d’autant plus volontiers que j’y sens des répugnances et difficultés. Puis, se mettre à faire ce qui est ordonné.

Nous devons tellement être abandonnées aux événements de la Providence de Dieu, que nous soyons prêtes de vouloir et acquiescer à tout ce qu’il lui plaît ordonner de nous ; car, en somme, mes chères filles, puisque nous sommes servantes de Dieu, ne devons-nous pas être tout à fait abandonnées à Lui? Je sais bien que la partie inférieure est quelquefois pleine de crainte et de pusillanimité, sans que nous puissions l’empêcher; mais je sais bien aussi qu’en ce temps-là nous pouvons être tranquilles dans la volonté de Dieu, qui permet, pour notre exercice, que nous soyons pleines de crainte et de trouble.

Quoi! y céans des Sœurs qui perdent l’assurance quand on les avertit des fautes qu’elles font à l’Office?... et, au lieu de s’amender, elles en faillent davantage, par la crainte et appréhension qu’elles ont de mal faire; cependant le Directoire dit si clairement qu’il ne faut pas excéder en la crainte de jaillir, non plus qu’en la présomption de bien faire. C’est l’amour-propre qui fait cela; car si c’était la crainte de déplaire à Dieu nous l’aurions, cette même crainte, quand les autres feraient l’Office. Pour moi, mes filles, je ressens autant les fautes que l’on fait à l’Office que si c’était moi-même. Et certes, nous devons toutes avoir cet intérêt; et lorsque nous y allons, ce doit être avec résolution d’aimer notre abjection, quand nous n’y faisons rien qui [275] vaille, ne laissant pour cela de faire tout ce que nous pourrons pour le bien dire, sans nous troubler, et trembler quand nous y manquons, et moins quand on nous avertit des fautes qui s’y font, car cela n’est bon, dit notre Bienheureux Père, qu’aux filles du monde.

Quant à ce qui est de se communiquer ses petits biens, il faut que cela vienne du cœur; car, si ce que vous dites est composé, vous ne ferez rien qui vaille; non plus que celles qui voudraient récréer les autres et qui n’y auraient point de l’inclination. Il ne faut pas s’amuser à discerner celles qui font le mieux, surtout quand on n’en a pas la charge.

.ENTRETIEN XVII (Fait le 28 août 1630) SUR L’HUMILITÉ ET LA SOLIDE VERITE.

Mes Sœurs, je vous ai déjà bien dit autrefois que je ne fais point profession ni de prêcher, ni de parler des choses spirituelles, étant aussi peu entendue que je me trouve; choisissons donc seulement de nous entretenir de la sainte humilité de notre grand'père saint Augustin, qui était sa vertu plus excellente et éminemment particulière. « Si l’on me demande, dit ce grand Augustin, le chemin du ciel, je vous répondrai que c’est l’humilité; et si on me dit de nouveau : Par quel chemin peut-on aller au ciel? je répondrai toujours : Par l’humilité, par l’humilité. »

Quelle plus parfaite humilité que d’avoir écrit tous ses péchés pour les publier à toute la terre; afin que chacun sût, au [276] siècle à venir, qu’Augustin avait été un grand pécheur : c’était bien être mort à l’estime de lui-même pour ne priser que ce qui est éternel. Mes Sœurs, je vous dis souvent : tous nos maux ne viennent, sinon que nous ne regardons pas assez l’éternité, c’est ce qui nous entraîne à n’aimer que les choses basses et caduques.

Il y a trois choses desquelles nous ne nous défaisons que diffi­cilement : la première, de l’honneur, de l’amour et estime de nous-mêmes; la deuxième, l’amour de nos corps et de ses com­modités; et la troisième, c’est la haine que nous avons pour la soumission intérieure et extérieure.

Or, si nous considérons bien ce que c’est que cette vie si courte et si pleine de misères, quel état ferions-nous de nous-mêmes? La vraie humilité tend au mépris de cette estime propre et nous fait aimer d’être tenues pauvres, ignorantes, petites et imparfaites, dans l’oubli de toutes les créatures; et, en un mot, nous ne serons jamais humbles que lorsque nous nous tiendrons nous-mêmes pour des petits néants, et lorsque vous serez parve­nues à ce degré d’aimer d’être tenues et de vous estimer vous-mêmes comme la souillure de la maison, vous serez très-heu­reuses et très-grandes devant les yeux de Dieu. Hélas! voyez, que sont devenues tant de créatures qui ont été si grandes et si honorées en ce monde? L’enfer en a reçu beaucoup ; le purga­toire en a moins eu, et le paradis en a peu.

Pour le second sujet de nos attachements, qui est l’amour de nos corps et de nos petites commodités; hé, mon Dieu! mes chères Sœurs, considérons que tout ce que nous avons n’est pas à nous, que ce sont tous des biens empruntés. Nos vrais biens propres ne sont pas de si petits biens et si chétifs : ils sont làhaut, mais ce sont des biens incorruptibles ; nos habillements seront là, beaux à merveille, et celles qui porteront de bon cœur des plus chétifs haillons ici-bas en recevront des plus riches là ; ainsi, la plus pauvre ici-bas sera la plus heureuse là-[277]haut. Pour notre nourriture, jamais, à Dieu ne plaise, qu’au­cune de ces épouses voulût avoir plaisir aux viandes corrom­pues; nous les devons prendre par obéissance, comme un bien qui nous est commun avec les plus lourds animaux, parce que la vraie vie de l’âme, épousée à Dieu, est Dieu même qui se fera notre nourriture éternelle, nous rassasiant, dans la gloire et durant l’éternité, de sa vision béatifique.

Pour notre volonté, ne devrions-nous pas avoir honte de la suivre, après que Jésus-Christ a passé sa vie en obéissance, et qu’il n’a fait gloire que de faire et suivre la volonté de son Père! C’est le grand avantage de l’âme que cette soumission au bon plaisir de Dieu, puisque c’est ce qui l’unit plus intimement à lui-même et à son amour. Soyons désormais plus solides à la vertu, pensant que tous les pas que nous faisons dans icelle, ce sont autant d’échelons pour monter à l’heureuse et désirable éternité, à laquelle nous devons incessamment penser, pour mieux mépriser tout ce qui se passe. Je vous dis et redis mille et mille fois l’année, et je vous le redis encore : travaillons, mais solidement, à cette haute vertu que Dieu veut de nous. Nous avons des grands et bons sentiments de l’amour de ce bon Dieu! nous avons des excellents désirs et nous faisons des bonnes résolutions; mais quand il s’agit de venir à l’action, nous faisons les enfants, n’étant pas constantes et courageuses. Oh! que j’ai un fort désir de nous voir fidèles à sortir de nos petites tendretés, et de nous voir des filles magnanimes, qui fassent tout pour Dieu, soit le doux, soit l’amer, soit le facile ou le difficile!

Non, ma fille, ce n’est pas manquer de magnanimité ou plu­tôt de solidité en la vertu que de sentir des répugnances, des rébellions, des contradictions, pourvu qu’on ne leur accorde rien et qu’on les désavoue, car toujours çà-bas la chair luttera contre l’esprit, la prudence humaine contre la divine, l’orgueil contre l’humilité, la partie inférieure contre la supérieure. Se‑[278]rait-ce donc à dire que celles qui sentent ces mouvements soient vicieuses du vice qui les attaque ? Oh! non, car ces combats, tentations ou exercices leur sont donnés pour mettre un clou à la solidité de la vertu contraire. Ainsi, une Sœur a une charge pour laquelle elle a une extrême répugnance, et cette répugnance l’accompagne en toutes les actions qu’elle fait pour accomplir son devoir. Je vous dis que pourvu que cette Sœur soit soigneuse de bien faire sa charge, ne négligeant rien, et dressant bien toutes ses intentions [à Dieu], elle gagne plus que si elle faisait cette même charge avec une grande suavité, inclination et contentement.

Vous me demandez ce que c’est qu’une vertu solide, mes chères Sœurs? C’est une vertu exercée et acquise parmi les difficultés et combattue par son contraire ; nous ne sommes religieuses que pour l’acquérir, mais Dieu nous fasse la grâce qu’à l’heure de la mort nous ayons la victoire de ce combat, et que nous trouvions d’avoir acquis une seule vertu véritable ; par exemple : vous voulez être comme notre père saint Augustin, une vraie humble; il faut aimer le mépris; il faut vous reconnaître vile et abjecte et vouloir être tenue pour telle, qu’en tout ce que vous faites vous cherchiez à vous anéantir et vous humilier. Notre doux Jésus dit : Apprenez de moi à être doux et humble de cœur; si nous apprenons à être humbles comme lui, nous ne le serons pas seulement en obéissant parfaitement, en nous soumettant à vivre sous l’obéissance, comme lui sous la direction de saint Joseph; en nous humiliant nous-mêmes comme il s’est humilié, mais nous le suivrons dans sa souveraine humiliation qui a été de s’être laissé humilié par ses créatures, d’avoir paru un homme simple, digne d’être méprisé, et d’avoir été fait le jouet et la risée de son peuple. Agissez donc ainsi. Humiliez-vous fidèlement et fervemment, et lorsqu’on vous humiliera, souffrez-le courageusement laissez-vous ès-mains de Dieu et de l’obéissance. Qu’il vous mette ici ou là ; [279] qu’on vous tourne d’un côté et d’autre, il faut laisser, en tout cela, faire de nous comme d’un peu de boue qu’on foule aux pieds, qu’on pétrit, qu’on défait et qu’on repétrit tout comme l’on veut : cela est une vertu solide. Ma chère Sœur, commençons de marcher en ce chemin, sous la faveur du grand saint Augustin. Oui, mes Sœurs, les vraies vertus religieuses sont profonde humilité, humble soumission, entière remise de nous-mêmes entre les mains de Dieu, une abnégation forte de toutes les choses de ce monde, et une généreuse et magnanime résolution qui ne s’étonne point des difficultés, mais qui, connaissant' sa faiblesse propre, s’appuie sur l’appui et sur la force de la grâce de son Bien-Aimé, persévérant toute sa vie au bien qu’elle a commencé.

Il n’est point de meilleure marque que l’on n’est pas digne d’une charge, que lorsqu’on la désire et qu’on s’en croit capable, parce que si cela était, vous vous en réputeriez indignes. C’est une pure folie que de désirer quelque chose hors de Dieu, parce que nous n’aurons ni la chose désirée, ni la possession de Dieu, qui est la jouissance de tout bien. C’est aussi un orgueil secret que de ne point désirer d’emploi, et de nous voir déchargées de ceux que l’obéissance nous a donnés, puisque nous nous devons laisser absolument à la disposition de Dieu, croyant qu’on nous l’ôtera lorsque l’on verra que nous ne le faisons pas bien, mais c’est que nous ne sommes pas assez humbles, et que l’amour de notre abjection ne nous suit pas toujours, appréhendant qu’on ne dise : ma Sœur a été ôtée de cet emploi parce qu’elle n’y faisait rien qui vaille.

Mes filles, ne demandez rien, ne désirez rien et ne refusez rien; soyez indifférentes en toutes choses, soyez prêtes à recevoir une charge comme à en être ôtées, et vous aurez de la vraie vertu.

Mes Sœurs, si nous savions le prix de l’obéissance, nous ne négligerions pas une occasion de la pratiquer. Oui, mes filles, [280] un seul enclin de tête fait par le mouvement de l’obéissance, quoique avec répugnance de la partie inférieure, nous acquiert un plus grand bien que nous n’en posséderions si nous avions en nos mains l’empire du monde. Nous le connaissons bien dans le choix que la Sagesse incarnée a fait venant ici-bas, qui n’a pas été des richesses et grandeurs de ce monde, mais il a uniquement choisi l’obéissance, vivant soumis à saint Joseph et à Marie, sa mère, et à son Père Éternel jusqu’à la mort de la croix.

Non, ma Sœur, nous n’avons jamais raison de nous excuser, mais nous l’avons bien de nous accuser. Il n’est rien qui ré­pande une plus sainte et douce odeur dans une communauté, qu’une âme humble qui s’accuse franchement, et, au contraire, il n’est rien de si désagréable qu’une qui couvre ses défauts lorsqu’elle est avertie, disant seulement : je dis très humble­ment ma coulpe. Hélas! ma fille, je connais soudain l’orgueil caché sous cette petite parole; dites tout simplement : ma Mère, j’en dis très humblement ma coulpe, afin que l’on connaisse que vous vous rendez coupable; si vous ne l’avez, possible, pas fait cette fois, vous l’aurez fait une autre. On ne doit pas avertir, comme on ne le fait pas aussi, que de certaines fautes dont nous ne devons pas avoir honte de nous avouer coupables, et l’humilité se fait bien connaître en ces occasions, et nous trouverons toujours notre profit et notre avancement à la per­fection, où nous trouverons des sujets de nous humilier. Enfin, l’âme humble s’accuse toujours, et l’orgueilleuse s’excuse in­cessamment. Prions notre grand'père saint Augustin de nous obtenir ce véritable trésor de la vraie humilité, qui l’a rendu plus grand dans le ciel que son éminente doctrine, et que toutes ses autres vertus.

Loués soient Dieu et son grand serviteur Augustin. [281]

.ENTRETIEN XVIII SUR LA SOUMISSION A LA VOLONTÉ DE DIEU ET LE RESPECT MUTUEL.

Quand nos fautes, et tout ce que nous avons vu et fait en la journée, nous revient en l’esprit au temps de l’oraison, il s’en faut détourner fidèlement et unir sa volonté avec celle de Dieu, qui permet que nous soyons exercées par telles pensées; au lieu de nous mettre en peine pour nous en défaire, il faut appliquer son soin à regarder et s’unir à la volonté de Dieu. Il en faut faire de même quand on se sent sèche, aride et distraite parmi la journée, et ne s’en point mettre en peine, mais demeurer toujours soumise à cette volonté première et signifiée de notre Dieu. S’il veut que nous soyons sèches, arides et distraites, il y faut acquiescer doucement et humblement; car, bien qu’il ne veuille pas que nous soyons infidèles, il le permet néanmoins, afin que, le connaissant, nous nous humiliions et abaissions. Enfin, le remède à tous nos maux, c’est d’unir notre volonté à celle de Dieu, qui veut que nous soyons pleines de courage, comme nos règles nous marquent

Ce qu’il faut faire, dites-vous, ma chère fille, pour ne point perdre la paix du cœur, quand on a quelque chose qui fait de la peine et qui revient toujours dans l’esprit? Je vous dirai, avec notre Bienheureux Père, que celle qui ne la veut point perdre, doit aller à Dieu sans réfléchir sur ce qui fait de la peine; mais quand nous allons à Dieu, nous lui voulons tou­jours parler de nous, et, par manière de dire, lui conter ce qu’on nous fait, et rejeter sur les autres la cause de nos man­quements. Enfin mille et mille réflexions inutiles et tout à fait contraires à la simplicité qui nous est tant recommandée par ce Bienheureux. ……

C’est aussi un grand orgueil de s’étonner des fautes d’infir‑[282]mité et de toutes les autres, et encore un plus grand d’en faire l’étonnée parmi les Sœurs et de leur en faire la mine froide. Si une Sœur, par un mouvement de colère, me venait donner un soufflet, je n’en serais ni n’en ferais l’étonnée, pourvu que la Sœur s’humiliât de sa faute, l’ayant reconnue. Elle aurait sujet d’aimer son abjection ; et moi, d’unir ma volonté à la volonté permise de Dieu …….

Si nous étions bien fidèles, nous ne laisserions passer aucune occasion sans nous mortifier; nous anéantirions tant de désirs, tant de volontés, tant d’inclinations; nous ne perdrions pas une occasion de condescendance et de respect; en somme, nous nous rendrions meilleures ménagères, tant de ce qui se pré, sente en nous que hors de nous, et surtout nous nous garderions de la lâcheté et des manquements de support. Mon Dieu! manquer de support et de respect et dire des paroles sèches, quel défaut dans une religieuse qui doit toujours parler affablement, comme serait : Oui bien, ma Sœur..... Oui bien, ma chère Sœur….. Très-volontiers..... et ainsi des paroles douces, et témoigner, même par sa mine, qu’elle sert et qu’elle fait ce de quoi on la prie, et de bon cœur.

Ce qui est cause que nous nous manquons de respect, c’est que nous avons trop de familiarité les unes avec les autres. Nous disons tant de paroles mal gracieuses et rudes qui ne se devraient point entendre parmi nous. Il se faut porter un respect véritable, qui ne consiste pas à faire des mines et façons affectées, car je n’aime point cela. Il y a encore une autre raison qui empêche bien le respect, ce me semble, c’est que l’on dit trop, les unes parmi les autres, les fautes que l’on fait; cela rabat grandement l’estime et le respect que l’on se doit; car, on dit, à deux ou trois, que sais-je moi (sous prétexte de confiance et de familiarité, ou pour témoigner de l’affection), les pensées et sentiments, et même les fautes qui se font par infirmité ; certes, tout cela amoindrit l’estime que l’on a des Sœurs. Enfin, [283] il me semble que cette trop grande connaissance que nous nous donnons de nos faiblesses; de ce que nous disons, pensons et faisons, c’est la seule cause que l’on ne voit pas ce respect tel que nous nous le devons. Nous ne savons point parler des choses sérieuses, bonnes, nobles et conformes à notre vocation. Si l’on fait quelque discours de plaisanterie ou quelque conte de choses indifférentes, chacune prête l’oreille et y contribue en quelque chose, et par ce moyen témoigne le plaisir qu’elle y prend; mais si ce sont des choses bonnes, personne n’y contribue et l’on demeure muette. Enfin, l’on ne sait que dire, et cela sans doute amoindrit bien l’estime que nous aurions les unes des autres, si nous nous voyions affectionnées à parler des choses sérieuses.

.ENTRETIEN XIX SUR L’AMOUR DE L’ABJECTION.

Vous avez raison certainement de me dire que, lorsque vous lisez ces deux constitutions de la Modestie et de l’Humilité, vous y trouvez quelque chose de si parfait, qu’on appréhende de n’y pouvoir arriver. Non, ma fille, on ne saurait y ajouter une plus grande perfection que celle qu’elles nous enseignent. Que voudrions-nous de plus modeste et de mieux réglé, qu’une âme qui serait parfaitement moulée sur la première, et où trouver une plus intime et divine humilité, que celle qui est décrite clans la seconde de ces constitutions? Je trouve ces deux points les meilleurs : Humilité profonde, et humilité qui ne consiste pas seulement en gestes et paroles, mais en vérité et en effet. Oui, mes Sœurs, ne parlons plus tant de l’humilité; ne nous amu-[284]sons pas tant à la désirer ; mais venons à la pratique. Cette vertu veut des œuvres, et non des paroles. Voulez-vous être humble, ma fille, tâchez de vous bien connaître ; aimez que l’on vous connaisse imparfaite, aimez le mépris en toutes les manières, dans toutes les actions et de quelle part qu’il vienne. Ne cachez point vos défauts ; laissez-les connaître, en chéris­sant l’abjection qui vous en revient. Ne laissez jamais abbattre votre cœur pour quelque faute que vous puissiez commettre. Défiez-vous de vous-même, et vous confiez uniquement et incessamment en Dieu, vous persuadant fortement que, ne pouvant rien de vous-même, vous pouvez tout avec sa grâce et son puissant secours.

Ma fille, lorsqu’on vous traite rudement, que l’on vous rabat, qu’on vous néglige, qu’on vous humilie et qu’on vous emploie aux offices bas et pénibles, ne pensez pas que ce soit pour éprouver votre vertu; mais faites confesser à votre cœur que vous méritez bien plus que cela. Ce sont là, à mon avis, les marques d’un esprit humble; et, lorsque vous serez dans ces pratiques, dites, ma fille, que vous commencez d’aimer l’hu­milité. Voulez-vous connaître si un .esprit est humble? Voyez s’il est sincère à découvrir ses imperfections sans fard et dé­tours, mais de bonne foi ; quand on voit une fille qui aime avec joie son abjection et d’être avertie et corrigée, jugez que c’est une âme véritàblement humble.

Lorsque je dis qu’il faut aimer le mépris, la correction, le rebut, l’abjection, j’entends qu’il faut l’aimer dans notre partie supérieure et dans la suprême pointe de l’esprit, malgré nos répugnances et nos difficultés ; parce que, pour aimer des choses si contraires à notre partie inférieure, d’un sentiment sensible, il ne serait presque pas possible. C’est une grâce que Dieu ne départ qu’à quelques âmes qu’il veut souverainement gratifier, ou pour récompense de leur fidélité, mais cette faveur n’est pas nécessaire. [285]

Vous me demandez si le cœur humble n’est point tenté d’or­gueil, et s’il n’a point quelquefois des pensées de vanité? Oui, ma chère Sœur, il peut avoir des tentations d’orgueil, mais il ne fait pas les œuvres d’orgueil, et elles ne servent qu’à le faire mieux anéantir devant Dieu, et à le jeter plus profondément en sa bassesse et en Dieu. Mes Sœurs, que cette humilité est une grande vertu! C’est la bien-aimée de Jésus-Christ et de notre divine maîtresse, sa glorieuse Mère. Son sacré Cantique n’est qu’une louange de cette admirable vertu. Il a regardé, dit-elle, l’humilité de sa Servante, et, pour ce, toutes les générations nie diront Bienheureuse. Il détruira les superbes et exaltera les humbles. Toute l’Écriture-Sainte est remplie des panégyriques des humbles : David, ce grand roi, fait selon le cœur de Dieu, dit : Le Seigneur est le protecteur du simple d’esprit. Enfin, l’humilité attire sur nous les yeux et le cœur du même Seigneur. Mais il faut que ce soit une humilité plus intérieure qu’exté­rieure.Il ne nous dit pas d’apprendre de lui celle-ci; mais, oui bien, la première : Apprenez de moi, nous dit-il à tous, que je suis humble et doux de cœur. O Dieu! mes Sœurs, que c’est une rare pièce qu’un cœur vraiment humble, parce qu’on le trouve toujours plus bas qu’on ne la saurait mettre. Croyez-moi, mes chères filles, c’est posséder un trésor et une monnaie propre à acheter le ciel et le Cœur de Dieu, que d’avoir la pos­session d’un grain de vraie humilité. [286]

.ENTRETIEN XX SUR LA PRÉSENCE DE DIEU ET LA PENSÉE DES VÉRITÉS ÉTERNELLES.

Mes Sœurs, nous ne pensons pas assez à cette vérité, que Dieu nous est présent, qu’il voit nos pensées, même longtemps avant que nous les ayons, qu’il sait ce que nous pensons et penserons mieux que nous-mêmes, qu’il voit les plis et replis de notre cœur, et, à cette autre vérité, que rien ne nous arrive que par l’ordre de la Providence. Ce sont des vérités infaillibles, que nous sommes obligés de croire, sous peine de damnation éternelle. Nous serions toutes des saintes, si nous appréhendions bien ces vérités. De vrai, c’est une très grande consolation de savoir que Dieu voit le fond de notre cœur. Une pauvre âme idiote qui sera en oraison et qui ne saura rien dire à Notre-Seigneur, sera bien consolée au moins de dire : Mon Dieu, vous savez ce que je veux et ce que je voudrais vous dire!

Considérons, mes Sœurs, que, quand nous serons dans cette gloire du paradis, en quel étonnement nous serons quand nous verrons l’infinie bonté, l’immensité incompréhensible et la Majesté suprême de Dieu, qui s’est tant abaissée que de désirer l’amour de la créature, qui est chose si vile et si chétive ! Si l’âme était capable de périr, elle périrait, voyant cet amour excessif, de cette grandeur immense de son Créateur, qui l’a tant favorisée, et de voir combien mal elle a correspondu à cet amour et le tort qu’elle se faisait de s’amuser aux choses de cette vie, à des bagatelles, qui la pouvaient éloigner de son Dieu, et lui faire perdre le bien inestimable de cette félicité immortelle et de la vision de la divine Essence. Elle verra clairement que, seulement pour jouir une heure, voire un moment, de ce Bien [287] infini, tous les travaux, les souffrances, les mortifications, humiliations, et tout ce qu’on saurait souffrir en ce monde, serait bien employé et ne devrait être pas épargné. Si donc, avec ces mêmes travaux et souffrances, nous pouvons nous acquérir ce bien pour une éternité, n’avons-nous pas grand tort, et ne sommes-nous pas hors de notre sens, et sans jugement, si nous ne le faisons pas et si nous plaignons cette peine? Enfin, mes Sœurs, tout ce qui ne nous peut servir et aider pour parvenir à cette fin, pour laquelle nous avons été créées, doit être abhorré, détesté et évité. Ni les séculiers, ni les religieux et religieuses, ni personne quelconque, ne saurait avoir un vrai contentement qu’en faisant son devoir et en rendant à Dieu ce qu’on lui doit, en sa vocation, car il faut que chacun regarde ce que NotreSeigneur veut de lui pour le faire; autrement, point de contentement, ni même de salut.

Les âmes religieuses verront, lorsqu’elles seront dans la béatitude, comme leur vocation à la religion aura été dans les éternels desseins de Dieu, qui leur aura donné tant de moyens, en cette vocation, de tendre à une grande perfection et parvenir bien avant dans cette gloire. Quelle joie ineffable aurontelles? quelle reconnaissance de tous ces singuliers bénéfices? Et si elles étaient capables d’avoir du déplaisir, quel crèvecœur, quels regrets auraient-elles de voir que, par la moindre omission à la plus légère observance, elles auront perdu le bien d’une plus grande gloire et d’un plus grand amour, lequel se pouvait accroître en faisant des petites choses aussi bien que les grandes. Les damnés aussi, au jour du jugement, lorsqu’ils verront la face de Dieu, voudront aller se jeter en Lui pour jouir de cette félicité et bonheur, mais ils seront repoussés incontinent. Hélas! quel crève-cœur, voyant la perte qu’ils ont faite de ces biens infinis, de la vision de l’Essence divine qu’ils pouvaient acquérir pour une éternité, s’ils eussent vécu comme ils devaient! S’ils pouvaient périr et se réduire en rien, ils le [288] feraient de déplaisir ; et encore n’auront-ils vu cette beauté de la Divinité que comme un éclair, si est-ce que l’idée leur en demeurera et leur sera un plus grand tourment.

.ENTRETIEN XXI SUR LA VAILLANCE SPIRITUELLE, LES EFFETS DU PUR AMOUR DANS L’ÂME RELIGIEUSE, ET LE DANGER DE RECEVOIR DES SUJETS A CARACTÈRE LICHE ET NÉGLIGENT.

J’ai grande envie que nos Sœurs pensent souvent à la brièveté de la vie et à la durée de l’éternité. « Vous ne savez à quelle heure je viendrai, dit le Seigneur, soyez donc veillants, je rendrai à chacun selon ses œuvres. » Hélas ! que savons-nous? nous n’avons peut-être pas une heure pour acquérir la gloire éternelle, tant cette vie trompeuse est incertaine et briève. Nous sommes bienheureuses d’être en l’Église de Dieu ; mais il faut remarquer qu’elle se nomme militante, c’est-à-dire bataillante; il faut donc batailler. L’Église militante et la triomphante sont deux sœurs qui s’aiment extrêmement, et, tandis que la militante combat, la triomphante prie pour elle.

Qui vaincra, en l’Église militante, jouira en la triomphante. Il faut batailler pour vaincre et vaincre pour jouir. Mais quoi, batailler? je ne suis pas obligée de batailler contre les infidèles, car ce n’est pas ma vocation ; je ne suis pas obligée de batailler contre autrui, mais contre moi-même; j’entends les inférieures ne sont pas obligées de combattre les imperfections de leurs Sœurs, mais les leurs propres. Les supérieures doivent combattre les imperfections des Sœurs par les bonnes paroles, par les corrections et pénitences, et aussi combattre les leurs par la [289] mortification soigneuse d’elles-mêmes et l’anéantissement parfait de tout propre intérêt. Tant que nous serons en cette vie nous aurons à travailler, qui plus, qui moins. Les commencants ont plus à combattre que ceux qui s’avancent, et ceux qui s’avancent ont plus à faire que ceux qui sont en un plus haut degré de perfection ; mais tous, pourtant, ont à faire; cette vie nous est donnée pour travailler et cheminer; cheminer à notre perfection, travailler à notre mortification : voilà à quoi les vraies filles de la Visitation sont appelées.

O Dieu! que les filles de ce petit Institut sont obligées à une haute perfection, laquelle est d’autant plus excellente qu’elle est plus intime; car enfin ce n’est autre chose que la mort totale de la nature et du vieil homme, pour établir solidement le règne de la grâce. Il faut que les filles de cet Institut opèrent leur salut et leur perfection en crainte, mais une crainte confiante et filiale, qu’elles aiment Dieu purement pour lui et non pour elles-mêmes. Aimer Dieu comme notre souverain Bien, il y a encore du nôtre; mais il faut l’aimer comme souverain Bien, sans regarder qu’il soit nôtre. Et voilà une perfectiôn d’amour pur à quoi nous devons tendre.

L’âme qui désire que Dieu vive en elle, n’y laisse rien qui puisse déplaire à ses yeux divins, qu’elle ne mortifie et passe outre ; car, pressée de ce désir, elle se violente de si bonne façon qu’elle meurt heureusement à elle-même, afin que Dieu vive en elle. Les âmes qui aiment bien Dieu n’aiment point leur chair, croyez-moi; .elles retranchent bien à la nature tous les vains contentements, car ces âmes amoureuses de Dieu ne peuvent souffrir aucune chose qui contrarie leur amour.

C’est la plus mauvaise condition qu’une religieuse puisse avoir que la négligence, soit que ce vice soit intérieur et spirituel, soit qu’il soit pour les choses extérieures. Retenez ceci, mes Sœurs, vous ne sauriez admettre une fille à la profession d’une plus mauvaise condition que celle de la négligence et [290] paresse d’esprit. Ces âmes ne font point de progrès en la vertu et sainte dévotion ; elles vont au chœur avec nous, mais c’est avec une certaine paresse d’esprit, sans vigueur intérieure; elles ne font rien, ou peu qui plaise à Dieu. Elles font tous les exercices de la religion il semble, à l’extérieur, qu’elles mar­chent; mais, en vérité, elles ne bougent pas, d’autant qu’amou­reuses de leur tépidité elles de sortent jamais d’elles-mêmes. J’aimerais mieux une fille trop bouillante, qu’une qui serait un peu lâche ; car, à la bouillante, ses fautes paraissant lui donnent de l’abjection, et on l’en mortifie; mais, l’autre, l’on ne sait sur quoi se fonder, car elle est toujours la même, aujourd’hui et encore demain ; et elle ne fait, pas grand mal extérieur, mais aussi elle ne fait pas de bien intérieur. Dieu nous garde de ces esprits-là, car ils sont dangereux, plus que je ne le saurais dire.

.ENTRETIEN XXII SUR LES AVANTAGES ET LES DANGERS D’UN NATUREL COMPLAISANT, ET SUR LE BONHEUR D’ÊTRE EMPLOYÉ AUX OFFICES BAS.

Oui, ma fille, il n’y a point de mal d’avoir un naturel com­plaisant; c’est un don de Dieu fort précieux; mais il faut le divi­niser. Une personne se plaît de complaire à chacun, parce qu’elle s’en fait un plaisir, cela est bon; mais il faut rendre cette inclination complaisante encore meilleure, et, de natu­relle, la rendre divine. Il faut obliger chacun, non parce que c’est votre penchant de complaire à tout le monde, mais parce que Dieu veut que par cette douceur, qui vous est propre, vous serviez à sa gloire, vous faisant toute à tous, pour les [291] gagner tous. Il veut que vous soyez condescendante et douce à votre prochain, pour suivre ce conseil de Notre-Seigneur : « Donne encore ton manteau à qui te voudra enlever ta tuni­que » ; mais ce serait pervertir cet aimable et bon naturel, de complaire par prudence humaine, pour avoir de l’honneur, pour acquérir du bien, pour s’attirer l’estime des créatures et des vaines louanges. O Dieu! mes filles, qu’on connaît bien, par les suites, les personnes qui se servent mal de ce bon et excellent naturel! Une personne remplie de cette fausse pru­dence humaine dira : Je veux condescendre à cette autre, afin qu’elle m’estime une fille bien démise de mon opinion; je ferai cette action humiliante pour paraître bien humble; je ferai ces détours d’amour-propre, afin que l’on me croie capable d’une telle charge; je me rendrai bien soumise à ma supérieure, bien douce, bien complaisante pour l’obtenir; et, cependant, je veux qu’elle croie que ma pensée en est fort éloignée et que je me croie bien incapable. Tout ce procédé ne vaut rien, et des actions faites de la sorte, marquent que vous pervertissez toutes les inclinations si bonnes que votre naturel complaisant vous fournit. Il faut opposer à ce défaut un peu de vraie humilité, qui bannit les complaisances et ces prudences purement hu­maines, et nous fait tout simplement complaire à la créature, pour l’amour de Dieu et par des motifs d’une douce charité, qui est bénigne et bienfaisante à tous, en les supportant tous.

Je vous dirai, à ce propos, ce que notre Bienheureux Père me dit une fois : « Toutes les amitiés et complaisances qui trempent dans les amitiés et complaisances des sens, n’ont ni bonté ni beautés, mais, sitdt qu’elles sont tirées en Dieu, en l’esprit, en la charité, elles acquièrent un grand éclat. » Il faut caresser et complaire au prochain, parce que la douce charité a le bon­heur de répandre une sainte édification; et, se tenant le cœur au large, il faut, quand il tombera, lui pardonner et prendre le courage et la patience de le redresser aimablement, car, en [292] persévérant ainsi, l’on se formera un cœur bien humble, gracieux, maniable, qui, par après, rendra de grands services à Notre-Seigneur. Dieu nous en fasse la grâce, mes très chères Sœurs; je suis courte, parce que je veux encore vous dire un mot sur l’autre demande.

S’il se trouve des offices bas en religion, me dites-vous? Mes chères Sœurs, je ne saurais me soumettre à croire que rien de ce qui est ordonné par la sainte obéissance, dans la religion, puisse être abject ni humiliant, puisque tout est d’un si grand prix qu’il peut mériter de plaire à Dieu et acquérir le ciel. Si notre Bienheureux Père ne m’eût dit que le rang de Sœur domestique est un office d’humiliation, je n’eusse jamais pu me le persuader. Mais, bien qu’il y ait des charges abjectes, nous serions trop heureuses qu’elles nous fussent données pour notre partage. Que les Sœurs domestiques sont heureuses, mais je dis qu’elles sont heureuses! Elles sont destinées à servir les épouses de Notre-Seigneur Jésus-Christ, sans avoir jamais d’autres prétentions : tout les porte à Dieu, si elles sont fidèles, et Dieu répand de douces bénédictions en leurs cœurs lorsqu’elles font gaiement et pour son amour tous leurs offices.

On tient, dans les religions les mieux réformées, qu’il n’y a point d’emploi qui fasse plus de saints que celui-là, parce que les religieux de ce rang-là n’ont aucune autre pensée que de plaire à Dieu, en travaillant soigneusement pour lui, étant dans les occasions de servir incessamment le prochain, de faire des pratiques de patience, de soumission et de ces deux saintes vertus d’obéissance et d’humilité. Je ne puis m’empêcher de penser que le Bienheureux m’a fait un peu de tort, de ne pas m’accorder la demande que je lui ai si souvent faite, qu’il lui plût que je passasse, après que les premières fondations furent faites, le reste de mes jours en cet office, sans avoir d’autres soins que d’obéir, pour penser à réformer ma vie ; mais j’ai bien sujet d’aimer mon abjection, de n’avoir pas été trouvée digne de [293] servir les épouses de mon Maître. J’aurais été plus qu’heureuse en cette désirable condition; mais il me faut aimer celle où je suis, puisque c’est le divin bon plaisir de mon Sauveur, et vivre en crainte, afin que, conduisant les autres, je ne me perde pas moi-même. Mes Sœurs, ne mettez pas la tête en terre110, car je ne dis que la pure et vraie vérité, toutes celles qui ont charge d’âmes devraient vivre en crainte et en grande humilité, sous le pesant faix qu’elles soutiennent. Elles distribuent le pain spirituel aux autres ; mais elles le doivent manger elles-mêmes et prendre en Dieu la force qui leur est nécessaire. Elles ont besoin de constance, de charité et de diligence. Je vous ai donné un beau et bon défi, et je ne l’observe pas moi-même. Je fis hier une faute, et j’ai manqué aujourd’hui d’en faire une pratique; dire et ne pas faire, c’est nourrir les autres et nous ôter à nous-mêmes le pain. Tous doivent vivre en crainte : l’Écriture le dit : Faites votre salut avec tremblement; mais ceux qui gouvernent les âmes doivent craindre plus que les autres, car, si saint Paul dit : Si je châtie mon corps, c’est de peur qu’en prêchant aux autres, je ne sois moi-même réprouvé, que devons-nous faire, nous autres, faibles femmelettes? Nous devons faire le mieux que nous pourrons, et puis espérer en la miséricorde de Dieu. Oui, mes Sœurs, il fait bon espérer en Dieu, David le dit, en faisant le bien. [291]

.ENTRETIEN XXIII SUR LA MANIÈRE DE S’ABAISSER PAR HUMILITÉ ET DE S’ÉLEVER PAR AMOUR ET DE LA PURETÉ D’INTENTION.

Mes chères filles, je n’ai rien à vous dire, à moins que vous ne me fournissiez des sujets de vous entretenir par vos demandes.

[Ma Mère, demanda une sœur, notre Bienheureux Père me dit une fois, qu’il faut continuellement s’abaisser en humilité et s’élever en amour; comme s’entend cela ? ]

Mes chères filles, l’humilité est le fondement et la charité le sommet de la perfection, de sorte qu’autant on s’abaisse en hu­milité, on croît et s’élève-t-on en amour. Oh ! qu’il pratiquait bien ceci, le Bienheureux! car, perpétuellement, il s’anéantis­sait et ravalait ; on le voyait, en toute occasion, sinon qu’elle regardât bien la gloire de Dieu, pour laquelle il fût expédient de faire autrement, il se démettait de son jugement et opinion, pour céder aux autres, et leur condescendre avec une débon­naireté nonpareille. Enfin, il tenait son esprit si nu et vide de toutes sortes de désirs, desseins, affections et prétentions, qu’il ne s’entremit jamais que de ce qui regardait sa charge. Oh ! que je désire que nous l’imitions en ceci! que celle qui est robière, portière, dépensière, lingère, etc., n’ait point d’autre préten­tion que de faire humblement et soigneusement son office, sans s’entremêler nullement de celui des autres. Celle qui est sa­cristine de même, et ainsi toutes les autres officières, et celles qui n’ont point de charge aussi, et que toutes fassent ce que l’obéissance leur ordonne, sans penser ni se mêler d’autre chose. Il y a des esprits qui veulent tout gouverner et mettre ordre à tout, de sorte qu’ils tracassent fort une maison et y [295] apportent bien du désordre; ceci regarde non seulement l’exté­rieur, mais aussi l’intérieur, car l’indifférence tient l’esprit vide, dénué, et détaché de tout, afin que nous soyons disposées pour être remplies de Dieu, et nous attacher à vivre à lui, fai­sant mourir nos désirs, desseins et prétentions, dans son bon plaisir et sa très adorable Providence. C’est dans son soin qu’il faut nous élever par amour, après nous être anéanties à tout; ne voulant pas plus une chose que l’autre. Mes Sœurs, ces inclinations sont bien difficiles à être anéanties : l’une nous porte à aimer plus d’aller avec cette supérieure qu’avec celle-là; quand l’obéissance se conforme à nos volontés, nous en sommes toutes en joie. « Je m’en vais de bon cœur à cette fondation », dit une Sœur. Pourquoi, lui demandera-t-on? Parce que la supérieure qu’on nous destine est si bonne; je lui ai tant d’in­clinations, que mon estime pour elle est tout entière; je m’accommoderai si bien avec elle. » -Vous ne faites rien qui vaille, ma pauvre Sœur, lui faut-il dire, parce que vous n’allez pas à votre œuvre purement pour Dieu, et bien que vous quittiez, fort généreusement, cette maison où vous êtes si bien, et que vous laissiez sans répugnances vos commodités, votre obéissance ne vaut rien. Pourquoi?. Parce que vous faites tout cela pour aller avec cette supérieure et pour aller en cette ville. Après cela, vous me direz que vous allez faire votre fondation pour Dieu. Pardonnez-moi, ma fille, c’est parce que la supérieure, les Sœurs, vos compagnes, et la ville sont à votre gré; ainsi, vous êtes bien éloignée de chercher Dieu nuement et simplement. Anéantissons tout cela, élevons nos esprits par amour, pour ne chercher que Dieu en notre obéissance, en notre pauvreté, en notre chasteté, en nos oraisons, en nos mortifications; et, en tout généralement, ne cherchons que Dieu. Si l’on nous envoie avec des supérieures que nous aimions et en .un lieu qui nous agrée, bénissons Dieu qui nous donne cette consolation, et hu­milions-nous en voyant que la divine Providence s’accommode [296] à notre faiblesse, et dépouillons-nous devant Dieu de cette satisfaction, protestant qu’en ce qui nous plaît même, nous ne voulons chercher que Lui et l’accomplissement de ses saintes volontés; si, au contraire, on nous mande avec une supérieure à laquelle nous avons de l’aversion, et en quelque lieu que nous n’aimions pas, bénissons Notre-Seigneur et nous jetons entre ses bras, nous assurant qu’il aura soin de nous, et que, moins nous aurons de contentement et appui extérieur, plus il nous fera abonder ses grâces ; et nous estimons bien heureuses d’avoir de si précieuses occasions pour lui montrer notre amour et notre fidélité, agrandissant notre courage pour les bien employer, avec son assistance, en laquelle il faut jeter notre confiance. Mais, surtout, rendons-nous soumises et maniables à son bon plaisir.

Si pourtant, par notre misère, nous faisons le contraire, nous laissant aller à l’imperfection, il ne nous abandonnera pas totalement; il ne nous perdra pas et ne laissera pas de nous aimer et supporter, comme vous voyez que les pères et les mères qui ont beaucoup d’enfants ne laissent pas d’aimer et souffrir ceux qui sont chagrins, dépiteux et revêches. Ils en ont compassion, et ne laissent pas de leur donner ce qui est nécessaire et de faire leur part dans leur héritage. Souvent, 'pourtant, ce sont des enfants qu’on laisse là comme n’étant propres à, rien, et dont on ne reçoit aucune satisfaction. S’il y en a qui soient doux, gracieux, obéissants, et dont l’esprit soit bien tourné, on jette incontinent les yeux sur eux pour les bien élever, pour les faire étudier, ou les exercer selon leur talent; les destinant les uns à une dignité, les autres à remplir un beau poste à la cour, aux armées, et à tels autres emplois.

Notre-Seigneur, qui est un vrai père, en fait de même ; il aime tous ses enfants. Néanmoins, ceux qui lui sont plus fidèles gagnent mieux son Cœur ; il leur communique plus de grâces ; il en reçoit plus de contentement, et ils méritent plus son amour. Travaillons, mes chères filles, pour acquérir ce bonheur [297] incomparable de nous rendre plus agréables à Dieu, ce Père adorable de nos âmes, ne cherchant que lui en tout, nous rendant bien indifférentes et véritablement humbles. Je voudrais qu’on m’arrachât les yeux et rencontrer une vertu parfaite parmi nous. Mon Dieu, mes Sœurs, ne vaut-il pas mieux se mortifier pour un peu de temps, et passer après notre vie sur un trône de paix, comme un vrai enfant de Dieu, que non pas d’être toujours en trouble, en chagrin, en inquiétude !

Vous me demandez, maintenant, comme les âmes religieuses peuvent manquer aux Commandements de Dieu? Ma chère fille, nous pouvons manquer au plus grand de tous, qui est celui de la loi de grâce, l’amour de Dieu et du prochain : Tu aimeras Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toutes tes forces, et le prochain comme toi-même. O Dieu! que la pratique de ce sacré précepte est délicate, et qu’il est facile d’y manquer! Nous le pouvons faire en préférant notre volonté à celle de Dieu et de nos supérieurs, en engageant nos affections aux créatures, en voulant servir ce grand Dieu avec toutes nos aises et commodités, sans nous employer fortement à son service. Pour notre prochain, nous pouvons manquer en l’amour qu’on lui doit, plus que nous ne croyons, c’est-à-dire, ne l’estimant et ne l’aimant pas en notre cœur, quand nous sommes un peu marris de son bien et de son avancement, qu’on le loue et estime, que nous parlons mal de lui et à son désavantage; et, quand on en dit du bien, nous n’y contribuons-pas, nous ne le pouvons souffrir. O cela est bien contre la charité! quand même nous aurions vu tout le contraire, il n’en faudrait rien témoigner; par exemple : nous avons vu une personne qui, en cachette, boit un verre de vin pur, et qui, dans la compagnie, n’en boira qu’un d’eau toute purç aussi; et, là-dessus, on loue fort sa sobriété. Il faudrait se taire, l’excuser en votre cœur, et penser qu’elle a bu cette eau pour pénitence de ce qu’elle a bu le vin. On peut encore penser que les jugements de Dieu sont bien différents de [298] ceux des hommes, et que cette personne s’est amendée, et qu’elle a maintenant la vertu contraire au vice que vous lui avez vu naguère. Il se faut grandement plaire à ouïr louer notre pro­chain, tant nos chères Sœurs que les autres, et contribuer au bien qu’on en dit, autant que nous pouvons, regardant le bien que nous savons être véritablement en lui, nous gardant bien de louer les unes pour ravaler les autres.

Or, pour ce que vous dites, s’il n’y a pas de mal de n’être pas aise, et de dire quelque parole de murmure et de contrôlement, de ce que l’on sort de céans pour donner et accommoder les maisons que l’on établit? Certes, ce sont là des imperfec­tions lourdes et contre la charité. Je ne pense pas qu’elles se fassent parmi nous, grâces à Dieu, et il s’en faudrait aussi bien garder.

Cette première maison doit avoir une grande charité pour secourir, non seulement les fondations qu’elle a faites, mais encore les monastères de l’Ordre, s’ils étaient nécessiteux. Si notre prochain même était réduit dans une telle disette qu’il ne pût être secouru que de nous, pour étranger qu’il fût, nous se­rions obligées de lui donner ce qu’il aurait besoin ; et, quand nous n’aurions que ce qui nous serait nécessaire, nous serions obligées de retrancher tout ce que nous pourrions bonnement, nous contentant du seul vivre nécessaire, afin de mieux aider notre prochain. Et, pour nos pauvres Sœurs qui ont accommodé la maison, qui nous ont laissé, en sortant, leur dot, leurs pe­tites commodités, pour aller augmenter la gloire de l’Institut, nous leur refuserions de leur donner quelque chose? À la vé­rité, céla serait bien cruel! On décharge votre maison de cinq ou six filles qu’on envoie en un pauvre lieu, où elles ne trouve­ront presque rien, et l’on ne voudrait pas leur donner ce qu’on peut, soit pour les habits qui servent à leur personne, soit pour quelque meuble propre à accommoder leur église ou leur maison ? Même on leur doit donner de l’argent ou leur en [299] prêter, selon le moyen qu’on a ; mais cela de bon cœur et de bonne grâce, sans dire qu’on donne plus ici que là, sinon qu’on le dise simplement par forme (le discours, selon l’occasion qui se présente; mais ne le dites jamais par plainte ou désapprou­vement, parce qu’il faut laisser disposer de tout cela aux supé­rieurs. Au commencement de l’Église, les anciens chrétiens n’avaient qu’un cœur et qu’une âme, et mettaient tous leurs moyens en commun aux pieds des Apôtres, qui les distribuaient comme ils voulaient et à qui il leur plaisait; voire même aux plus barbares et étrangers du monde s’ils en avaient besoin. Or, tous les religieux doivent représenter ces anciens chrétiens, et n’avoir, comme eux, qu’un cœur et qu’une âme, en mettant tout en commun pour en laisser l’entière disposition à leurs supérieurs, afin qu’ils en fassent ce qu’ils jugeront, sans que personne y trouve à redire.

Or sus, mes chères filles, emportons cette affection de notre entretien, de nous adonner, à bon escient, aux solides vertus, de ne chercher que Dieu, de nous laisser absolument conduire à sa divine Providence; qu’elle nous mette ici ou là, il importe peu ; qu’elle nous envoie de ce côté ou de cet autre; non, ne regardons point par quelle porte nous passerons, ni en quel lieu nous allons; pourvu que nous portions nos règles avec nous, et que nous trouvions moyen de les observer, cela nous doit suffire. Oh! que nous sommes obligées de faire purement nos actions pour Dieu! Mettons hardiment la main à la con­science, et nous trouverons que nous mettons notre contente­ment en notre supérieure, au lieu de le mettre en Dieu ; que nous sommes venues en religion pour être hors des misères du m onde, pour avoir nos commodités, et non pas pour Dieu; que nous allons en telle part, parce que nous sommes bien aises d’y aller. Enfin, si nous feuilletons bien, nous trouverons qu’en tout et partout nous nous cherchons nous-mêmes, notre propre intérêt et satisfaction. [300]

Oui, oui, mes chères filles, parlons seulement de l’oraison de quiétude et des autres; et remettons, je vous prie, sur pied, notre bonne foi et innocence du temps passé; car, au commencement de notre Institut, l’on parlait tant de ces oraisons, on y prenait tant de plaisir et de contentement que rien plus. C’était une belle affaire que de voir la ferveur qui était parmi nos Sœurs; il est vrai, cela encourage et anime grandement. Nous ne nous communiquons pas assez nos petits biens. Ce n’est pas qu’il se faille dire des grandes choses, comme des ravissements et grâces spéciales que l’on a à l’oraison de quiétude, mais quelque petite chose de ses bons désirs, sentiments et affections, selon les occasions et sujets. Mais cela tout cordialement et bonnement.

Nous ne parlons pas assez ensemble des solides vertus. Surtout parlons de la résignation et indifférence; car c’est la vraie et excellente oraison. Et de l’éternité! notre Bienheureux Père me dit une fois : « Nos filles ne parlent pas assez de l’éternité. » Enfin, il nous disait que nous en parlassions tout familièrement, comme nous parlons de notre maison de Paris et de Lyon. À quoi devons-nous prendre plus de plaisir, qu’à cela? Ces discours-là sont bien utiles, et capables de délecter et satisfaire l’esprit des vraies religieuses comme nous devons être. Si, par la vie de mortification que nous menons, nous nous anéantissons, élevons-nous à Dieu, dans ce doux souvenir de son éternité glorieuse, qu’il destine à ceux qui quittent quelque chose pour son amour. [301]

.ENTRETIEN XXIV SUR LA MORT A SOI-MÊME ET L’HUMBLE GLOIRE DES FILLES DE LA VISITATION.

Paroles royales : Si nous mourons avec Jésus-Christ, en douleurs, en travaux et en abjections, nous ressusciterons aussi avec lui, en gloire, en honneur et en félicité, dit le grand saint Paul. Enfin, mes chères Sœurs, après avoir tourné et viré tout le monde, nous verrons qu’il n’y a point de vertu si nous ne mourons à nous-mêmes, si nous ne tuons nos inclinations et humeurs, pour ranger tout notre être sous l’obéissance et étendard de Notre-Seigneur, qui est la sainte croix; néanmoins, les hommes ne veulent rien souffrir. O mes chères Sœurs! ayez toujours en votre mémoire, que si le grain de froment, qui est notre cœur, tombé et semé en la terre de la religion, ne meurt, il ne portera point de fruits. Si nous ne ruinons tout le vieil homme, le nouveau ne vivra pas en nous.

Je trouve que le père Balthazar Alvarez avait bien choisi de prendre, pour sa pratique particulière, ces trois compagnes du Sauveur : Pauvreté, mépris, douleurs.....

Vous dites, ma fille, qu’il n’y a rien qui touche tant que l’honneur?... Eh, Seigneur Jésus ! ma chère fille, quel est l’honneur que doit avoir une âme religieuse, une servante de Dieu, sinon l’humiliation?

Il n’y a rien qui me soit plus insupportable qu’une fille de la Visitation veuille être soigneuse de son point d’honneur; car n’est-ce pas chose monstrueuse? Quel autre honneur voulons-nous avoir que celui que notre Maître a choisi? Il a constitué son honneur en l’abjection, au mépris, et dans les calomnies.

Les vaines personnes du monde mettent leur honneur à monter à cheval, tirer des armes, danser, sauter et jouer. Quoi! [302] notre honneur sera-t-il en des fadaises, aux charges? Je vous assure que c’est une grande grâce aux supérieures de servir les épouses de Notre-Seigneur et tenir sa place parmi elles ; mais, au partir de là, je ne sais quel honneur on y trouve. Il faut que la pauvre supérieure soit sujette à toutes, et la première aux offices pénibles, si elle veut édifier ses Sœurs; qu’elle veille et travaille souvent, tandis que les autres dorment et se reposent. Il n’y a que deux surveillantes pour toute la communauté, et il y en a autant pour la supérieure qu’il y a de Sœurs au monastère, parce que toutes ont l’œil sur elle; le moindre mal qu’elle fait ne tombe pas à terre ; et, bien que les Sœurs ne la surveillent pas à dessein, il est vrai que ses fautes sont beaucoup mieux vues que celles des autres. À quoi donc encore? À être assistante. C’est bien dit, vraiment; on ne met pas toujours assistantes les plus vertueuses; et, quand cela serait, de quoi nous glorifions-nous, poudre et cendre? Qu’avons-nous que nous n’ayons reçu? et si nous l’avons reçu, pourquoi nous en élevons-nous? Dieu s’est réservé trois ch6ses : la gloire,le jugement et la vengeance.

Qu’est-ce que c’est que charge abjecte ou honorable? Certes! ma fille, je ne le sais pas. Qu’est-ce qui peut être abject en la maison de Dieu? Toutefois les pères de religion disent qu’être lingère n’est pas autant qu’être assistante, ni réfectorière que supérieure ; l’office de la cuisine, du jardin, de pétrir, de balayer, sont aussi appelés abjects. Mais, ô mon Dieu! l’heureuse abjection et le grand honneur de servir les épouses de NotreSeigneur! Eh! mon Dieu, que l’esprit humain est chétif! Depuis que nous avons passé par les charges d’économe, d’assistante, de directrice, et autres qui ont de l’autorité, il semble qu’on nous fait grand tort de nous remettre aux plus basses; quelle folie, je vous prie! Certes, il m’a toujours semblé que toutes les obéissances, et emplois que l’on nous donne en la religion, sont si dignes, que nous nous devrions tenir trop heureuses et honorées pour les moindres, à quoi l’on nous emploie, et [303] faire les plus petites choses avec autant d’amour et de soin que si c’était les plus relevées du monde. Nous nous trompons bien souvent, car parfois nous pensons perdre notre honneur (puisqu’il faut user de ce mot d’honneur, qui m’est suspect et à contre-cœur), une religieuse le gagne d’autant mieux quand on la voit s’adonner à la véritable humilité, mépris d’elle-même et l’entière soumission, cela est exalté jusqu’au troisième ciel.

Enfin notre bon roi David dit : J’ai choisi d’être abject dans la maison du Seigneur, plutôt que d’habiter ès tabernacles des pécheurs. Mieux vaut incomparablement être humble Sœur domestique et servir les épouses de Dieu, lavant leurs linges, apprêtant leur manger et faisant leur pain, que d’être grande dame d’atours de la reine ; voire, si j’avais à choisir, je choisirais plutôt l’humble voile blanc d’une Sœur laie de sainte Marie, et pour être toute ma vie à laver les pots et les écuelles du couvent, que la riche couronne des plus grandes reines, impératrices qui sont sous le ciel.

Mieux vaut laver les marmites en la maison de Dieu, que d’enfiler les perles ès palais des reines du monde. Mieux valent les larmes, mortifications, pénitences et sujétions de la vie religieuse, que les honneurs, les délices et la liberté dont les plus grands jouissent. Oh! combien glorieuses seront ces mains qui auront travaillé si longtemps pour le service des épouses de Jésus-Christ ! Combien resplendissants ces pieds qui s’y seront lassés ! Au jour du jugement, Dieu dira à ceux qui auront servi ses serviteurs et ses servantes : « Ce que vous leur avez fait, c’est à moi que vous l’avez fait; venez et je vous guerdonnerai [récompenserai]. » Mais aux amateurs du monde, que leur dirat-il ? sinon : « Retirez-vous de moi, faiseurs d’ iniquités ; je ne vous connais point. » Alors on verra les pauvres frères et sœurs lais assis plus haut sur des trônes que plusieurs rois et reines, qui peut-être seront aux enfers ou au ciel, mais bien au-dessous d’eux. [304]

Voyez-vous donc, est-ce un mépris d’être employée aux choses petites ? Certes, si c’est un mépris, il est bien désirable, et c’est une abjection bien honorable et glorieuse. Combien de petites religieuses simples et méprisées, qui n’auront jamais été employées qu’à raccommoder des habits et à balayer, se verront, au jour du jugement, exaltées par-dessus celles qui auront été quasi toute leur vie aux plus hautes charges de la religion! Certes, mes Sœurs, ce ne sera point le rang ni les offices qui nous feront grandes ou petites en l’autre vie, mais ce seront les vertus que nous aurons pratiquées en iceux.

L’amour de Dieu, le support du prochain, la douceur, la modestie, le recueillement, le mépris de soi-même, l’affabilité, la fidélité à la règle, l’humilité : voilà ce que Dieu regarde et rien autre. Ses yeux ne sont pas charnels; il n’est pas comme les hommes qui se trompent facilement en l’extérieur ; mais Dieu sonde les cœurs, et ne fait état que des vraies vertus in­térieures..

Mes chères Sœurs, je n’approuve point cette pratique : une Sœur saura bien faire les cantiques, et lorsqu’on ordonnera ou permettra d’en faire, comme à Noël, elle fera un coq-à-l’âne afin que l’on dise qu’elle n’a point d’esprit; c’est qu’il y a un fin orgueil caché là-dessous, mais du bien fin, car c’est pour que l’on dise : Mon Dieu! que ma Sœur est humble ! elle sait fort bien rimer et ne le fait pas paraître. Notre Bienheureux Père ne voulait pas que l’on fit l’ignorante de ce que l’on savait, non plus que la suffisante de ce que l’on ignorait. Je vous prie, mes Sœurs, n’allons pas chercher de nouveaux moyens de nous mor­tifier, nous en trouverons àssez en l’observance ; soydns seule­ment bien exactes à les employer, car autrement ce n’est pas l’esprit de notre Institut, qui doit être un esprit de rondeur, de simplicité et d’une franche et naïve communication de. nos pe­tits biens au prochain : cela veut dire spécialement à nos Sœurs. [305]

.ENTRETIEN XXV (Fait en 1621) SUR LA TRANQUILLITÉ INTÉRIEURE ET LA MORTIFICATION.

Vous demandez, mes chères Sœurs, que c’est que la tranquil­lité intérieure? Je ne le sais pas bien moi-même ; toutefois, mes chères filles, je pense que c’est la mortification intérieure de toutes nos passions et mouvements, pour ranger tout sous l’em­pire de la raison, car il n’y a rien, à mon avis, de si tranquille qu’une âme qui a ses passions accoisées et soumises à la partie supérieure, et lorsque les passions sont toutes vives et immor­tifiées, elles font un grand tintamarre et un terrible bruit, et partout où il y a du bruit et du tumulte, il n’y saurait avoir de la tranquillité. Il faut donc avoir un grand soin d’acquérir cette tranquillité tant profitable et désirable, par la mortification de nos passions. C’est une des vertus de notre Institut, qui est tout fondé sur la vie intérieure.

L’on a bien des bons désirs, dites-vous, d’acquérir cette vie intérieure, dans la partie supérieure, mais qu’ils sont quelque­fois si minces en l’inférieure, qu’elle se rend plus forte pour surmonter la première, par les efforts de notre nature dépravée, et qui entraîne tout après soi. Ma chère Sœur, nous n’avons aucune raison d’excuse, parce qu’avec la grâce de Dieu, qui ne nous manque jamais, nous pouvons éviter le mal et faire le bien. Si nous eussions voulu vivre selon la nature et mauvais penchants qu’elle nous donne, il n’y avait qu’à demeurer au monde. Mais pourquoi sommes-nous venues en religion, sinon pour y vivre selon l’esprit, pour nous vaincre et mortifier et pour suivre nos observances et la manière de vie que nous avons embrassée? Nous ne suivons pas assez, mes chères filles, [306] à mon avis, nos premières intentions. Je veux être plus rigide que par le passé, pour la première réception des filles, et je veux leur dire franchement que si elles pensent de vivre selon leurs humeurs, qu’elles demeurent dans le monde où elles les pourront suivre. Si vous voulez être traitées, vêtues, et encore employées à votre gré, demeurez chez vous et restez maîtresses de vous-mêmes; mais si, au contraire, vous êtes résolues de mourir à vous-mêmes, de vous faire violence et de vivre selon la raison, la règle et l’obéissance, venez et entrez, à la bonne heure, en la sainte maison de Dieu ! Que si celles qui ont encore le voile blanc ne sont pas bien résolues de vivre comme j’ai dit, il faut leur dire qu’on les renverra, parce que ce sera faire une grande charité de donner moyen à telles filles de mieux faire leur salut ailleurs, et d’en débarrasser la maison.

Il y a si peu d’entre nous qui aient la pureté de l’esprit de notre saint Institut, que c’est pitié! Cet esprit, mes chères filles, est droit, pur et sincère, un esprit qui ne cherche que Dieu, qui tend perpétuellement à l’union divine, qui doit être indépendant de tout pour ne dépendre que de Dieu et de son bon plaisir, qui vit par-dessus soi-même pour ne vivre qu’en Dieu, qui aime Dieu et le prochain, qui ne fait aucun état de ces petites, mais eries de vouloir qu’on nous aime, qu’on nous préfère, qu’on nous estime, qu’on nous contente et qu’on devine nos désirs : tout cela doit être méprisé comme indigne d’un cœur que Dieu gratifie de ses grâces, et d’une âme qui est appelée à son service et à une vocation si noble, qui nous oblige de tendre et aspirer à une perfection si éminente. Mes Sœurs, il faut travailler : vous êtes assurément de bonnes filles, mais il faut devenir meilleures.

Voulez-vous bien, mes chères filles, que je vous parle franchement? Eh bien, nous sommes encore un peu trop terrestres et trop tendres, surtout sur nous-même ; nous voulons un peu trop ce que nous voulons, et ne levons pas assez nos yeux et nos [307] cœurs vers les choses célestes. O Dieu! mes Sœurs, qu’est-ce que cette vie, et de quoi faisons-nous tant d’état? D’être aimées, estimées et considérées ! À quoi pensons-nous : si l’on nous emploie, si l’on nous méprise, ou si l’on nous traite comme les autres ou non, si l’on nous emploie à ceci ou à cela? Et de quoi nous inquiétons-nous? de quoi nous troublons-nous? D’avoir fait une faute, surtout si elle a été remarquée. Et si l’on nous contrarie, si l’on nous fâche, nous ferons mille réflexions là-dessus et autour de nous-mêmes, au lieu de nous relever généreusement, après nous être profondément et amoureusement humiliées devant Dieu, comme il nous est enseigné; et, après, passer avant dans notre chemin. Tant que nous vivrons nous ferons des fautes; tout ce que nous pouvons faire, c’est d’en commettre le moins qu’il est possible. L’on voit plus clair que le jour les manquements desquels l’on peut s’exempter et ceux desquels l’on ne peut bonnement éviter : les premiers sont ceux qui se font avec vue, volontairement et avec une totale négligence, que nous pouvons absolument éviter avec la grâce de Notre-Seigneur, et tout l’enfer même ne peut nous les faire faire si nous ne voulons y consentir. Les autres, desquels nous ne pouvons nous exempter, ce sont les fautes de pure fragilité, parce que nous en ferons toujours, et Dieu le permet pour nous tenir en humilité, pour nous faire bien voir que nous ne sommes que de pauvres créatures, viles, fragiles et abjectes, et encore pour nous donner un exercice continuel.

Oui, mes Sœurs, Dieu donne de plus grandes grâces aux uns qu’aux autres, comme il donne aussi de plus grandes occasions de son assistance aux uns qu’aux autres; mais il donne à tous une grâce suffisante, très assurément, pour faire tout ce qu’il veut de nous ; mais tous ne correspondent pas également, et ne se servent pas de cette grâce qui leur est donnée, comme il est requis.

Dites-moi, mes chères filles, si vous étiez mères de famille, [308] enverriez-vous bien vos valets et vos enfants travailler à la cam­pagne ou tailler les vignes, sans les pourvoir des outils néces­saires pour faire ce que vous voulez qu’ils fassent? Mon fils Celse-Bénigne m’aurait dit, si je ne lui avais pas fourni ce qu’il lui fallait, lorsque je lui ordonnais de faire quelque chose : « Ma Mère, donnez-moi ceci ou cela, et je ferai ce que vous me com­mandez. Mes Sœurs, penserions-nous que Dieu nous de­mande de faire quelque chose, et qu’il ne nous donne pas en même temps l’assistance nécessaire pour exécuter son commande­ment? Nous nous tromperions grandement d’avoir cette mé­fiance. Non, mes Sœurs, Dieu ne nous manque jamais.

Vous dites que la présence de Dieu nous aide fort à pratiquer la vertu : il est vrai, tous les Saints-Pères sont d’accord que cet exercice de la présence divine est le plus excellent qui soit en la vie spirituelle, et ils l’ont eux-mêmes pratiqué. Il y a des âmes qui se tiennent bien à cette continuelle présence de Dieu, bien unies à sa bonté, bien recueillies, mais pourtant qui, étant touchées seulement du bout du doigt par une petite contradic­tion ou humiliation, font soudain voir ce qu’elles sont : vives et immortifiées. Cela fait voir que nous n’étions pas à cette sainte et adorable présence de Dieu pour lui plaire, mais pour nous plaire à nous-même. Il y a bien de la différence entre que Dieu nous plaise, ou que nous plaisions à ses yeux divins ; à qui Dieu ne plaît-il pas, étant ce qu’il est, la beauté et bonté souveraine? Mais pour plaire à sa Majesté, qu’est-ce qu’il faut le plus regarder et désirer? il faut faire sa volonté, il faut le contenter en tout et partout; il faut vivre mortifiées, renoncer à nous-même; c’est ce qu’il veut de nous, et ce qu’il nous faut faire uniquement, qu’à cette fin de lui plaire, et parce que tel est son bon plaisir. Vous voyez donc, mes chères filles, qu’il faut accompagner la présence de Dieu qui nous vivifie, de la mort de nous-même ; ces deux exercices ne doivent point aller l’un sans l’autre : présence de Dieu et mortification ; ils se soutien-[309]nent tous deux, et une âme mortifiée n’est pas sujette à se dis­traire et divertir ; elle goûte Dieu et se tient bien mieux unie et proche de lui; elle est plus susceptible à être pénétrée de cette divine présence qui, d’ailleurs, rend la mort facile, et qui fait tout faire et tout supporter, nous donnant la force de nous vaincre et adoucir si fort les difficultés, qu’elle ne les laisse presque pas ressentir à l’âme qui jouit de cette divine approche de Dieu.

Mes Sœurs, enfin, la présence de Dieu sans la mortification est presque inutile : Dieu nous plaît, mais nous ne lui plaisons pas, et il vaut mieux plaire à Dieu qu’à nous-même. La morti­fication aussi, sans la divine présence, n’est qu’une présomp­tion, d’autant que nous avons besoin d’une aide particulière de Dieu pour nous mortifier, et nous ne pouvons mieux trouver cette aide toute-puissante qu’en nous tenant proche de ce grand Dieu, par l’exercice de cette sainte présence. Mes Sœurs, tra­vaillons tout de bon pour son amour à nous rendre parfaites; ne nous amusons plus à tant de petites impertinences et niaiseries indignes de notre vocation. Ayons souvent ce proverbe en l’esprit : nul bien sans peine, parce que l’appréhension de cette peine fait tout notre mal : nous voudrions bien la perfec­tion, mais il nous fâche de souffrir pour l’acquérir; il faut faire une continuelle guerre à nous-même, et nous appréhendons qu’il nous en coûte trop. Il en faut pourtant venir là. L’on ne saurait apprendre aucun art, pour mécanique qu’il soit, sans peines et sans fatigues : l’on ne saurait donc apprendre le nôtre, qui est celui de la vertu, sans souffrances et sans nous donner du soin. Non, je ne m’étonne pas des ennuis, des jalou­sies et des inclinations propres; mais je dis qu’il faut assujettir tout cela à la raison et au bon plaisir de Dieu. Une fois, notre Bienheureux Père eut un petit mouvement d’envie contre un certain prélat qui était extrêmement suivi et applaudi en ses prédications. Incontinent, ce Bienheureux s’en alla écraser la [310] tête à son esprit, au pied de la croix de Notre-Seigneur, et portant dans son sein ce bon évêque, supplia sa Bonté qu’il le fît pour jamais le fils aîné de son Cœur, qu’il lui augmentât journellement ses grâces, qu’il l’exaltât au ciel et en la terre, et que, pour lui, il le tînt toujours bas comme un ciron et un petit vermisseau. O Dieu! mes Sœurs, si nous nous comportions de la sorte parmi les mouvements et pensées qui nous arrivent, que nous serions heureuses et que nous les rendrions faibles et impuissants à nous tourmenter! Que nous connaîtrons bien à la mort que l’estime des créatures est vaine, et que vaines sont toutes les choses que nous désirons présentement! Nous savons bien que nous devrions mépriser tout ce que nous prisons le plus possible; mais nous voulons pourtant toujours ce que nous voulons, qui sont nos commodités, qu’on fasse état de nous et qu’on nous aime ; et, si l’on ne le fait pas, tout est perdu; nous nous attendrissons, nous nous inquiétons et restons mélancoliques. C’est le grand défaut des femmes que la trop grande tendresse sur leur corps et sur leur esprit. La supérieure y doit prendre garde, et si elle en trouve qui soient ainsi trop tendres, elle les doit encourager à se relever de ce défaut, et même elle y est obligée. C’est aussi une grande charge que celle de la supérieure, parce qu’elle ne doit pas seulement rendre compte pour elle, à Dieu, mais encore de ses Sœurs, si, par son défaut, elles n’avancent pas à la perfection comme elles doivent.

Mais, mes chères Sœurs, prenons bon courage : faisons bien tout ce que nous venons de dire ; aimons bien Dieu, aimons bien notre prochain, aimons-nous les uns les autres; élevons nos cœurs aux choses hautes, et aspirons aux choses célestes ; méprisons les terrestres, et souvenez-vous que cette vie est un perpétuel combat que nous n’aurons nul bien sans peine ; n’ayons rien si à cœur que de nous exercer à la pratique de l’oraison, de fa présence de Dieu et de la mortification, et je vous assure que nous. trouverons tout là, en nous disposant à [3Il] recevoir, par ces moyens, les grandes grâces de Notre-Seigneur, en cette vie, et que nous acquerrons un grand degré de gloire en l’autre. Amen.

.ENTRETIEN XXVI SUR LA DÉTERMINATION QUE DOIT AVOIR L’ANIE DÉSIREUSE DE PROGRESSE EN LA VIE SPIRITUELLE.

. La solide vertu consiste à ne s’attacher qu’à Dieu, ne vouloir que Dieu, ne chercher que Dieu et ne dépendre que de lui, à le servir constamment et persévéramment en quel état qu’il nous mette, soit que nous soyons en prospérité ou en adversité, en consolation ou en affliction, en santé ou en maladie, en sécheresse ou en suavité; car le défaut de goût, de plaisir aux bonnes actions que nous faisons, n’ôte ni le pouvoir d’en faire, ni le mérite d’icelles. Au contraire, elles sont plus agréables à Dieu lorsqu’il y a moins du nôtre, parce que nous agissons plus purement pour Lui car Dieu cache ses trésors dans l’abîme des tribulations.

Ayez bon courage, mes filles, car c’est le propre de la vertu solide, d’être acquise et pratiquée avec beaucoup de difficultés; croyez-moi, les sécheresses et ennuis sont de grands moyens, en la vie spirituelle, pour accroître en nous le pur amour de Dieu, et il prétend par toutes nos peines élever notre âme au-dessus d’elle-même.

Il ne faut pas se mettre en souci de faire sentir à notre nature et partie inférieure, cette résolution que notre âme a d’être toute à Dieu, et de le servir aussi volontiers dans l’affliction et les douleurs comme dans la santé et consolation. Non, car la na-[312]ture, qui est grossière et matérielle, ne se nourrit pas de mets si délicats; il suffit que la partie supérieure ait cette conformité que l’on sent à la volonté et bon plaisir de Dieu. Les douleurs et infirmités de corps et d’esprit sont de grands moyens pour pratiquer d’excellentes vertus et enrichir l’âme de trésors bien précieux. Demeurez donc en cette sainte indifférence et rési­gnation, à tout ce qu’il plaira à sa douce Bonté faire de vous, ne vous réservant que le seul soin de tenir votre âme en pureté.

Je désire, mes filles, que vous affermissiez fortement en vos âmes le dégagement de toutes choses, quelles qu’elles soient, et que vous disiez quand le désir de quelque chose vous vient : Non, non, mon Dieu, je ne désire ni ne voudrais pas avoir un seul brin de l’amour d’aucune créature, et surtout de notre Mère, qu’autant qu’il sera de votre bon plaisir. Il faut de plus que vous fassiez une chose pour graver bien avant dans vos cœurs l’affec­tion de la solide vertu; c’est que vous présentiez bien souvent à votre pensée des choses difficiles qui vous pourraient arriver, comme si l’obéissance vous commandait d’aller à quinze cents lieues loin de votre Mère, que l’on médît de vous, que l’on vous accusât de quelque grande chose, que l’on parlât mal de notre Institut, que vous fussiez accablée de peines intérieures et grandes pressures de cœur, de travaux extérieurs, de pau­vreté sans remède et semblables; que feriez-vous?... Et, là-des­sus, faire une forte résolution d’être fidèle à Dieu, et la ficher et approfondir bien avant dans le cœur. Notre Bienheureux Père approuvait et recommandait fort cette pratique que luimême faisait bien souvent, et il disait, ce Bienheureux : « Nous ne devrions rien recueillir de toutes les occasions que nous rencontrons, que la rosée du bon plaisir céleste. »

Quand nous sentons en notre âme ces grands dégoûts de toutes les choses extérieures, c’est alors qu’elle commence se déprendre des créatures pour s’attacher à Dieu seul, son unique consolation, et bien heureuse est la nécessité qui nous [313] contraint de nous reposer ainsi parfaitement en lui. Quand tout se bouleverserait sens dessus dessous, eh bien ! qu’en serait-ce? faudrait-il pour cela perdre la paix du cœur? Non, car il ne la faut perdre pour rien, mais regarder tous les événements en la volonté de Dieu.

La vraie manière de servir Dieu, c’est de marcher par un chemin que l’on ne connaît point ; et, lorsqu’il semble que tout est bouleversé sens dessus dessous dans l’âme, pourvu qu’elle demeure fidèle parmi tout cela à la pratique des vertus, elle ne se doit point mettre en peine pour connaître quelle est sa voie, ni même y penser; mais marcher simplement en ce parfait aban­donnement et renoncement d’elle-même à Dieu. Oh ! mes filles, que vous êtes heureuses de souffrir si vous le faites avec amour!

La leçon [qu’il faut apprendre] en cette vie, c’est de faire, aimer et souffrir. C’est notre passe-port de cette vie en l’autre.

Dieu a mis ès mains de notre fidélité la perfection de nos âmes, laquelle ne se trouve qu’au bout de la parfaite mortifica­tion de notre nature.

La meilleure et la plus grande pratique de patience que l’on puisse faire en la vie spirituelle, c’est de se supporter soi-même en ses faiblesses et impuissances de volonté, parmi lesquelles la pauvre âme se trouve parfois de faire le bien.

Il y a des âmes qui, pour sentir en elles de bons désirs, croient être des demi-saintes. Dieu nous garde de nous-même ! Il n’y a point de plus dangereux ennemis que l’orgueil et la va­nité. L’amour veut des œuvres, et celui qui se termine en des seuls désirs est faux et supposé.

La meilleure pénitence que puissent faire les âmes religieuses, c’est de rompre leur volonté et d’y renoncer. C’est celle que Dieu demande particulièrement des filles de la Visitation, parce que notre vocation nous assujettit en tout, à tant de petites obéissances, à tant de sujétions de ne pouvoir rien faire sans congé. Il faut grandement rompre sa volonté pour pratiquer [314] exactement cette entière dépendance. C’est aussi pour cela que notre Bienheureux Père, qui entendait si bien ce que c’est que la perfection, disait : « Si j’étais céans, je me rendrais si ponctuel et si exact à toutes ces menues et plus petites obéissances,gue je croirais ravir, par ce moyen, le Cœur de Dieu. » Certes, l’honneur et le respect que nous devons porter aux sentiments de ce Bienheureux, nous doivent grandement affectionner à ce moyen, qu’il jugeait être capable de ravir le Cœur de notre Dieu.

Ayez acquis toutes les vertus que vous voudrez, si vous ne les conservez par la pratique actuelle, elles périront.

Vivre selon ses passions et inclinations, c’est vivre en bête ; vivre selon la prudence humaine, c’est vivre en philosophe ; mais vivre selon les maximes de l’Évangile, en esprit d’humilité et de mortification, c’est là vivre selon Dieu, ainsi que l’ont fait tous les Saints. Il nous faut ruiner jusqu’à la racine toutes ces petites inclinations de la nature, car tout cela ne sert à rien qu’à l’exercice de la mortification.

.ENTRETIEN XXVII SUR LA SIMPLICITÉ ET L’OBÉISSANCE.

Une fille de la Visitation doit avoir une si grande affection à la simplicité, que, si la nature lui dérobait quelque chose en l’y faisant manquer, que la grâce le regagne promptement par une plus sainte et fidèle attention à sa pratique. Pour cela, nous devons marcher continuellement devant Dieu et devant nousmême.

La vraie simplicité, mes filles, consiste à chercher Dieu purement et droitement, et à faire voir notre cœur sur nos lèvres [315] quand nous rendrons compte de notre conscience à nos supérieurs. La simplicité ne philosophe point sur ce que font et disent les autres; elle n’a point d’autre regard que de chercher purement Dieu et sa volonté et de se détourner fidèlement de toutes les autres choses. Et, certes, c’est un grand indice qu’une âme est bien vide de Dieu, quand elle s’amuse à regarder les actions des autres et à discourir pourquoi on fait ceci et cela.

Il n’y a rien qui nous rende plus semblables à Dieu que la simplicité; qui l’a vraiment est parfait. Il ne faut point tant de choses pour la perfection, car il ne faut que vouloir le bien et le faire ; tout gît en cela. Il se trouve peu de personnes parfaitement dénuées, parce que, pour l’être parfaitement, il faut être si dégagé de tout l’intérêt propre en ce qui peut nous provenir, tant de la nature que de la grâce, que, certes, il y a fort peu d’âmes qui veuillent entreprendre et qui se déterminent, à bon escient, à ce total renoncement d’elles-mêmes.

La pauvreté est un grand moyen de perfection, mais peu de personnes peuvent le goûter. Ce n’est pas sans raison que NotreSeigneur a dit : Bienheureux les pauvres d’esprit, car celles qui ont l’amour de cette pauvreté, possèdent déjà le royaume de Dieu.

Le fruit de l’amour c’est l’obéissance, car Notre-Seigneur a dit : Celui qui m’aime garde mes paroles. O mon Dieu! Que nous serions heureuses, si nous nous faisions reconnaitre, par l’exacte pratique des solides vertus de notre vocation, comme le Fils de Dieu, en ce monde, se fit connaître par les œuvres de sa mission ! La nôtre, c’est la parfaite obéissance. Nous devrions toujours avoir au cœur et à la bouche ce que le prophète Habacuc disait à Daniel : Serviteur de Dieu, prends ce que le Seigneur t’envoie!... Ainsi devrions-nous recevoir de la main de Dieu et de l’obéissance tout ce qui nous est donné, soit en viandes, en habits et en toutes autres choses, prenant tout, comme ordonné de Dieu. [316]

Tout ce qui se fait en religion et qui est ordonné par l’obéissance, pour petite que soit la chose, est d’un grand prix et valeur et doit être regardé et pratiqué d’un œil de dévotion. La vraie dévotion des filles de la Visitation est celle qui les rend ponctuelles et exactes, jusqu’aux moindres choses et plus petites observances qui sont en l’Institut. Toute autre dévotion qui ne nous donne point cette attention est indubitablement fausse.

La perfection d’une religieuse consiste en une véritable et sincère obéissance, rendue indifféremment à toutes sortes de supérieures, pour Dieu, et au parfait anéantissement de soi-même. L’obéissance enrichit [glorifie] Notre-Seigneur, et, quand nous y manquons, nous l’appauvrissons autant qu’il est en nous.

Tout ce qui se fait par la révérence de l’obéissance, est fait pour Dieu ; c’est pourquoi il nous doit être indifférent d’être occupé e, ou d’être en repos dans nos cellules, pourvu que nous fassions ce qui nous est ordonné avec la pure intention de plaire à Dieu.

.ENTRETIEN XXVIII SUR LA SIMPLICITÉ, LA PAUVRETÉ D’ESPRIT, LA DOUCEUR DE CŒUR, ET SUR L’ACQUISITION D’UNE VERTU SOLIDE.

Vous avez lu dans un livre, dites-vous, qu’il faut avoir la simplicité de vie, la pauvreté d’esprit et la douceur de cœur? Ma chère fille, je ne suis guère docte, c’est pourquoi je ne sais guère comment répondre à votre demande. Si vous dirai-je seulement, qu’à mon avis, la simplicité de vie, c’est d’être simple en ses habits, en sa chambre, en ses meubles, en son manger, [317] en sa conversation, et en tous ses déportements et actions. L’on dit qu’une personne est simple en ses habits, quand on la voit habillée simplement, d’étoffe simple, ou bien sans façon ; de même quand quelqu’un n’a que de simples meubles en son logis, en son lit, en tout le reste, l’on dit qu’il est simplement couché, accommodé. Lorsqu’il ne mange que des viandes simples et communes, l’on dit qu’il est simple en son manger. De même, lorsqu’il est rond, franc, naïf, et véritable en sa conversation, l’on dit qu’il est simple. Pour avoir la simplicité de vie, il faut donc être simple en toutes choses, comme aussi en ses affections, volontés, intentions et prétentions. C’est ici la vraie simplicité, laquelle est fort désirable, et de laquelle nous, devons principalement faire profession ; car, pour celle-là, nous la pratiquons, d’autant que nous sommes traitées, couchées et habillées simplement.

Or, quant à la pauvreté d’esprit, c’est un détachement de toutes choses créées, si on les possède. Cette pauvreté d’esprit requiert qu’on n’y loge point son affection, de sorte qu’il faut être pauvre de ces choses d’affection et de volonté, en ayant le cœur détaché et entièrement libre, étant également contente de ne les avoir pas comme de les avoir.

Une autre pauvreté, c’est de les quitter pour l’amour de Dieu, et pour le servir plus parfaitement; non seulement il les faut quitter d’effet, mais aussi d’affection. Enfin, la vraie et parfaite pauvreté d’esprit, mes chères filles, c’est de n’avoir rien que Dieu en son esprit. Oh que cette pauvreté nous rend grandement riches! parce qu’ayant ainsi quitté toutes choses et tout ce qui n’est point Dieu, nous venons à posséder les richesses du Ciel et de la terre, qui est Dieu. Soyons donc bien pauvres de cette pauvreté ici, ne cherchant que Dieu, ne voulant que Dieu, ne nous attachant qu’à Dieu. Et nous serons véritablement bienheureuses, et nous posséderons une grande paix et liberté d’esprit. [318]

Pour la douceur de cœur, ma chère fille, c’est un cœur qui ne se ressent de rien et ne s’offense de rien qu’on lui fasse, qui supporte tout, qui endure tout, qui est compatissant et plein de dilection pour le prochain, qui n’a point d’amertume en son cœur. Non, je n’entends point parler du cœur de chair; mais du cœur de la volonté et partie supérieure de notre âme. Donc les contradictions, persécutions, traverses et difficultés, qui peuvent arriver en un cœur vraiment doux, sont aussitôt émous­sées, dès qu’elles approchent de lui. Il y en a, de vrai, qui sont naturellement doux; de sorte qu’ils ont déjà bien de la besogne faite, et sont bien obligés à Notre-Seigneur, qui leur a donné ce naturel-là; néanmoins, s’ils ne le divinisent, cela est bien peu de chose, et ils n’auront pas la vertu solide. Les autres, qui n’ont pas le naturel doux, pourront pourtant acquérir cette vertu de douceur de cœur avec la grâce de Dieu.

Notre Bienheureux Père dit qu’il y a deux sortes de voies, par lesquelles Dieu nous donne les vertus. La première, c’est par la grâce infuse; car Notre-Seigneur tenant toutes les vertus en ses mains, les donne à qui il lui plaît, et rend les âmes parfaites en un instant, comme il est arrivé en saint Paul, en sainte Madeleine, sainte Catherine de Gênes, et autres qui ont été parfaites en un instant ; mais ce sont là des grâces extraordinaires que nous ne devons pas désirer, ni attendre. L’autre voie d’acquérir les vertus est ordinaire. Par la pre­mière, Dieu y conduit peu d’âmes ; elles sont rares; enfin, celles qu’il rend parfaites tout d’un coup; cela dépend de sa bonté, de son amour, qui lui fait prévenir de ses bénédictions quelques créatures particulières. Nous ne devons pas nous promettre, ni présumer mériter ce bonheur. Mais, pour la voie commune, Notre-Seigneur l’a mise en notre conquête, car c’est par la fidèle correspondance à la grâce que nous y pourrons parvenir; et Dieu veut donner les autres vertus de cette sorte, puisque tous ces Saints les ont acquises, comme à la pointe de l’épée. [319]

Vous demandez maintenant ce que c’est que vertu solide? Ma chère fille, c’est de faire toutes ses actions purement pour Dieu, de pratiquer les vertus comme Notre-Seigneur les a pratiquées ; car, en tout ce qu’il a pâti et opéré en la terre, il n’a cherché que la pure gloire de son Père éternel, le salut des créatures, et nullement son intérêt et satisfaction. En tout ce que nous fai­sons, que l’honneur de Dieu, sa plus grande gloire et son bon plaisir, soient notre seul but. Enfin, la solide vertu est fort constante et persévérante; car il ne suffit pas d’être humble aujourd’hui, mais il le faut être encore demain et jusqu’à l’ex­trémité de notre vie.

Vous dites : si l’âme qui a la vertu solide, par exemple, l’hu­milité, si elle n’a jamais des ressentiments des humiliations qui se présentent?

Si elle est bien fondée en cette vertu, elle n’en aura pas sou­vent; néanmoins, il en peut arriver quelquefois, mais elle se jette incontinent en Dieu, et s’anéantit si fort en sa présence et dans son néant, que cela se dissipe. Notre Bienheureux Père dit qu’il était insensible aux mépris, injures et contrôlements que l’on faisait de ses actions. Oh! c’est ici où se font les vrais actes d’hu­milité, de souffrir doucement d’être humiliée, avilie, tenue pour incapable, inutile, qu’on ne fasse point d’état de nous, qu’on censure et contrôle tout ce que nous faisons, à se sou­mettre à l’obéissance, à chercher le mépris, à se tenir pour la moindre de toutes. S’il est dit dans nos règles que la supérieure se tiendra sous les pieds de toutes, à plus forte raison, les Sœurs se doivent-elles tenir aux pieds les unes des autres. O Dieu! mes chères filles, qu’il faut bien prendre garde à l’incli­nation de l’estime et aux pensées de rehaussement pour les étouffer, et s’approfondir à bon escient. Quand il nous vient à l’oraison des pensées et affections d’humilité, à quelle pratique vous les devez rapporter, dites-vous? À la souplesse, à l’obéis­sance; car, ma chère fille, les plus grands actes d’humilité con‑[320]sistent en la soumission ; c’est la pierre de touche pour connaître si la sainteté et l’humilité qui se rencontrent aux âmes est vraie. Ne voyez-vous pas que ce fut la marque assurée que les anciens Pères du désert eurent pour connaître si saint Siméon Stylite était poussé par l’esprit de Dieu, à mener une vie si extraordinaire et inusitée? La solide vertu donc ne s’attache qu’à Dieu, et consiste à ne vouloir que Dieu, ne dépendre que de Dieu, le servir également, constamment et persévérarnment, en quelque état qu’il nous mette, soit que nous soyons en prospérité ou adversité, en joie ou tristesse, en consolation .ou affliction, en santé ou en maladie, en sécheresse ou en suavité.

.ENTRETIEN XXIX SUR LA PARFAITE SIMPLICITÉ.

La parfaite simplicité, mes filles, consiste à n’avoir qu’une très unique prétention en toutes nos actions, qui est de plaire à Dieu en toutes choses. La deuxième pratique de cette vertu qui suit celle-là, c’est de ne voir que la volonté de ce grand Dieu en toutes les choses qui nous arrivent de bien et de mal; par ce moyen, aimant cette volonté adorable, notre âme sera toujours tranquille en tout événement, même dans le retardement de notre perfection, ne laissant pas d’y travailler fidèlement. La troisième pratique de simplicité consiste à découvrir ses défauts sincèrement, sans les ombrager. La quatrième, c’est d’être véritable en ses paroles, ne les multipliant guère, surtout lorsqu’il s’agit de nous justifier. La cinquième, c’est de vivre du jour à la journée, sans prévoyance ni soin de nous-même, mais faire bien à tout moment, ce qui nous est prescrit, selon notre vocation, nous confiant et remettant uniquement à la divine Providence. Si nous employons fidèlement les occasions présentes, soyons certaines qu’il nous en pourvoira de plus grandes de travailler à son divin service, à notre perfection et à sa gloire. Nous ne saurions être vraiment simples et avoir tant de soins de l’avenir. La bonne simplicité rend la personne sans fard et sans réflexion sur ses actions : si elles sont bonnes, vous n’avez que faire de les considérer; si elles sont imparfaites, votre cœur vous les fera bien voir; et, si vous vous découvrez bien à ceux qui vous dirigent, ils sauront bien faire ce discernement.

Je trouve que c’est un acte de grande perfection, de se conformer en toutes choses à la communauté, et de ne s’en départir jamais par notre choix, d’autant que c’est un très bon moyen de s’unir à notre prochain, et comme c’en est un bien excellent pour cacher à nous-même notre perfection. Il se trouve même, dans cette pratique, une certaine simplicité de cœur si parfaite, qu’elle contient toute perfection. Cette sacrée simplicité fait que l’âme ne regarde que Dieu en tout ce qu’elle fait, et se tient toute resserrée dans elle-même pour s’appliquer à la seule fidélité de l’amour de son souverain Bien, par l’observance de sa règle, sans épancher ses désirs à chercher des moyens de faire plus que cela. Elle ne veut pas faire des choses extraordinaires, qui lui pourraient acquérir l’estime des créatures, mais elle se tient anéantie dans elle-même. Elle n’a pas de grandes satisfactions, parce qu’elle ne fait rien qui contente sa volonté, ni rien de plus que la communauté. Il lui semble qu’elle ne fait rien; Set, de cette manière, sa sainteté est cachée à ses yeux et à sa connaissance. Dieu la voit seule, qui se"plaît dans cette divine simplicité par laquelle elle ravit son Cœur, en s’unissant à lui par un amour tout pur, tout simple, et tout fidèle. Elle n’a plus d’attention pour suivre les lumières de son amour-propre; elle n’écoute plus ses persuasions et ne veut [322] plus voir ses inventions, qui voudraient chercher la propre estime par de grandes entreprises, et par des actions surémi­nentes qui nous fassent distinguer du commun.

Une telle âme jouit d’une paix toujours tranquille; elle peut dire qu’elle est libre pour s’élever au-dessus de soi, par la pos­session de l’union divine. Ainsi, mes filles, ne croyez jamais de faire peu de chose lorsque vous ne faites que suivre le train commun.

AUTRE FRAGMENT SUR LE MÊME SUJET

Mes chères Sœurs, il est vrai, certes, que Dieu attire, quoi­que diversement, toutes les filles de la Visitation à lui, par une certaine sainte simplicité. Or, cet attrait est bon lorsqu’il ap­prend à l’âme à ne dépendre que de Dieu, à n’aimer que Dieu, à n’obéir qu’à Dieu, et en des choses de Dieu, et non à nos inclinations. Je dis et le dirai toujours que, lorsque Dieu favorise une âme de cette sacrée simplicité et familiarité avec lui, quand on voit que cela la rend plus humble et obser­vante, on ne l’en doit jamais, ni elle ne s’en doit jamais divertir, pour bon-que lui semble les autres voies ; car, quel bien plus désirable ni meilleur, que de se reposer tout en Dieu? Je dis que c’est la vraie voie et la vraie sainteté de l’âme ; si elle s’en détourne, elle se met en danger de résister à Dieu et le faire retirer d’elle ; et, après, elle aura bien de la peine à retourner à sa place, encore ne sais-je si elle y re­tournera.

Je ne sais pourquoi le cœur de l’homme est si imbécile : Dieu n’est-il pas le Dieu des cœurs, n’est-ce donc pas à lui de donner l’attrait qu’il sait être le plus convenable? Oui, mes Sœurs, nos cœurs sont créés pour Dieu et n’ont point de repos qu’ils ne [323] soient en Dieu. Faisons donc notre pouvoir pour les ranger ab­solument en ce divin centre; et, quand une fois nous les y trou­verons, ne les en détournons jamais, autrement nous serions coupables devant Dieu.

Dieu est le trésor de l’âme pure et fidèle; quand donc elle a son trésor, qu’elle en jouisse sans désirer autre chose. La per­fection des filles de la Visitation doit être fondée sur quatre pierres, autrement leur édifice tombera : la profonde humilité, la candide simplicité, la suave douceur et condescendance, et le total abandonnement d’elles-mêmes entre les bras de la divine Providence et de leur supérieure. Voilà le moyen efficace d’ar­river à la perfection de notre sainte vocation.

.ENTRETIEN XXX SUR L’EXCELLENCE DE LA PRIÈRE.

Vous faites bien, mes chères filles, de vouloir être instruites sur la prière, et de me demander que je vous en dise un mot : elle est le canal qui unit le cœur d’une religieuse avec celui de Dieu ; la prière attire les eaux du ciel, qui descendent et mon­tent de nous à Dieu, et de Dieu à nous. C’est le premier acte de notre foi; et, par conséquent, ce que l’Apôtre dit de la foi, que sans elle il est impossible de plaire à Dieu, il faut le dire de la prière. Elle est la voie par laquelle nous demandons à Dieu et à Jésus-Christ, qui est notre unique libérateur, qu’il nous sauve, parce que nous ressentons en nous de si grands mouvements d’infirmité, que, s’il ne nous soutenait à tout moment par des grâces nouvelles, nous péririons.

On peut dire, en un certain sens, que tout ce que nous fai‑[324]sons, dans la religion, le manger et le dormir, est une prière, quand nous le faisons simplement dans l’ordre qui nous est prescrit, sans y ajouter ni diminuer rien, par nos caprices et vaines élections ; c’est-à-dire, quand on obéit à toute la règle morte et vivante, aussi bien à la supérieure que nous voyons et qui nous gouverne par ses ordonnances, qu’au Bienheureux qui a fait la règle, et que nous ne voyons pas.

Lorsque le temps de nous mettre devant sa divine Bonté, pour lui parler seul à seul, est arrivé, ce qu’on appelle prière, la seule présence de notre esprit devant le sien, et du sien devant le nôtre, forme la prière, soit que nous y ayons de bonnes pensées et bons sentiments, ou que nous n’en ayons point. Il faut seulement, avec toute simplicité, sans faire aucun violent effort d’esprit, nous tenir devant lui, avec des mouvements d’amour et une attention de toute notre âme, sans nous distraire volontairement; alors tout le temps que nous sommes à genoux sera tenu pour une prière devant Dieu ; car il aime autant la souffrance humble des pensées vaines et involontaires, qui nous attaquent alors, que les meilleures pensées que nous avons eues en d’autres temps; car une des plus excellentes prières, c’est le désir amoureux de notre cœur envers Dieu, et la souffrance des choses qui nous déplaisent. Elle se rencontre alors avec la patience qui est la première des vertus, et l’âme qui s’élève ainsi humblement du milieu de ses distractions, doit croire qu’elle a autant prié que si elle n’en eût aucunement souffert. C’est une marque de simplicité et même d’amour de Dieu, que de lui faire nos demandes sans vouloir le contraindre de ne donner qu’autant, et en tant qu’il lui plaira. Il est ravi de l’oraison d’une telle ârne si simple, si humble et si soumise à sa volonté, comme nous sommes ravies de voir un pauvre nous demander [l’aumône], sans se troubler du refus que nous lui faisons. En effet, quelque importunité qu’il y apporte, ou, pour mieux dire, quelque longue que soit sa présence devant nous, sans nous [325] regarder qu’avec les yeux baissés, ne sommes-nous pas touchées, lorsqu’il s’en va après le temps qu’il a mis à nous attendre ?

C’est de la simplicité de cette âme qui prie ainsi qu’il faut dire : Si ton œil est simple, tout ton corps sera lumineux, c’està-dire toutes les bonnes œuvres que tu feras dans la religion, le long de la journée, ensuite d’une telle oraison, seront agréables à celui que tu as prié, et remplies de sa lumière divine, invisible et insensible. Souvent il arrive que lorsque nous pensons avoir la lumière et les grâces, nous ne les avons point, et lorsque nous pensons ne les point avoir, nous les avons; c’est pourquoi on se met vainement en peine de chercher des lumières dans l’oraison, puisqu’on ne les a pas : l’opération du Saint-Esprit dans l’âme étant toute intérieure et souvent inconnue à l’âme même. C’est assez, ce me semble, d’être ainsi présente devant Dieu et d’agir comme je vous ai dit.

Il n’y a pas longtemps que j’ai écrit à quelqu’un, qu’il faut être comme un vase ouvert et exposé devant Dieu, lorsqu’on le prie, afin qu’il y distille sa grâce peu à peu selon sa volonté, et demeurer presque aussi content de le rapporter chez nous, ce vase vide, que s’il avait été tout rempli. À la fin il arrivera que Dieu y distillera cette eau divine, si on se présente souvènt avec cette foi vive, et un entier désintéressement de ce qu’on peut désirer de lui, car souvent on croit qu’on s’en retourne vide, lorsqu’on est rempli de l’Esprit de Dieu, bien qu’on l’ignore.

Le chemin que tient l’Esprit de Dieu, lorsqu’il entre dans nous, est inconnu, puisque l’Écriture dit : On ne sait d’où il vient ni où il va. C’est assez de savoir qu’on l’a reçu, par les effets qu’il produit tous les jours, et qu’on se sente plus forte qu’on n’était, sans savoir comment ni quand cette grâce est venue dans nous. Il est certain qu’elle ne peut être venue que dans l’oraison, et par suite des fréquentes oblations que nous avons faites de notre cœur à Dieu. On ne voit point croître les arbres ni les corps des hommes, quand bien même on les re-[326]garderait depuis le matin jusqu’au soir; mais on est étonné de voir ensuite leur accroissement. Il en est de même des âmes : elles avancent dans la voie de Dieu, bien qu’elles ne s’en aper­çoivent pas, pourvu qu’elles soient fidèles à correspondre aux lumières et attraits de la grâce.

Il eu est de l’Esprit de Dieu que nous demandons par la prière, comme du Corps de Dieu que le prêtre produit, par la consécration. L’un et l’autre nous est nécessaire et nous a été promis par Jésus-Christ Notre-Seigneur pour la nourriture de nos âmes; et cependant ni le prêtre, ni nous, lorsque nous communions, et que la foi nous apprend que nous avons reçu le Corps de Jésus-Christ, nous n’en avons d’ordinaire aucun goût ni aucun sentiment; mais nous le digérons ( pour user de ce terme ) par la foi, étant certaines sur la parole de Dieu, quoique nous ne l’ayons ni vu, ni senti, ni goûté, qu’il nourrit néanmoins nos âmes, et qu’il produira en elles des effets de lu­mières et de force, parmi les ténèbres et les sécheresses qu’il a laissées en nous, après l’avoir reçu.

La première de toutes les oraisons et qui est le modèle de toutes les autres, est celle que le prêtre fait à Dieu en lui offrant le sacrifice de la messe, et en changeant le pain matériel de la terre en son Corps glorieux qui est la viande des Anges. Il a plu à la Bonté infinie de nous nourrir de cette substance divine, sous les voiles du pain et du vin, parmi les obscurités et les ari­dités qui l’accompagnent dans l’Église de la terre, en attendant qu’il nous donne à contempler sa divinité dévoilée dans l’Église du ciel, où elle produira en nous toutes les lumières et les plai­sirs qui en sont inséparables.

Après cela, on n’a pas sujet de se plaindre si dans les autres prières particulières, qui sont toutes moindres que celle qui change le pain et le vin au sacré Corps de Jésus-Christ, et pro­duit le grand sacrifice de la messe, il n’y a nul goût, nulle sa­veur, ni aucune lumière sensible. Le prêtre, même le plus ex-[327]cellent, n’est pas toujours exempt des distractions au moment qu’il consacre le Corps du Fils de Dieu ; et peut-être que nul ne pourrait dire qu’il a goûté sensiblement la substance de cette divine nourriture, en la prenant. Je sais qu’il y a des personnes fort unies à Dieu qui ont prié plusieurs années sans avoir au­cune consolation sensible, et qui néanmoins ont toujours paru insensibles dans les plus grandes tentations. Elles étaient si ré­solues dans les occasions où il s’agissait de servir Dieu et de lui rendre des témoignages de leur obéissance et de leur amour, que rien ne les a pu ébranler, s’estimant heureuses de ne rien recevoir de sensible, et de sentir et souffrir toutes sortes de peines et de travaux pour Dieu.

.ENTRETIEN XXXI SUR LE RECUEILLEMENT ET LE PARFAIT ABANDONNEMENT DE SOI-MÊME A DIEU.

Vous voulez toujours que je vous prêche, mes Sœurs, et je ne sais point prêcher ; je viens bien plutôt chercher parmi vous l’aumône d’un peu de ferveur en répondant à vos demandes.

Vous voulez savoir si vous ne devez pas être bien fidèles au saint recueillement?

Oui, sans doute, ma chère fille; ce sont nos vieilles leçons que toutes nos Sœurs savent bien, Dieu merci ; mais vous m’en faites la question comme de la chose la plus nécessaire. En effet, c’est la bonne odeur d’une maison religieuse qu’une âme recueillie et unie à Dieu ; toutes ses actions prêchent le recueil­lement. C’est l’un des plus grands moyens que nous ayons pour nous avancer en la perfection ; car, n’ayez pas peur qu’une âme [328] recueillie tombe en de lourdes fautes; je dis fréquentes, car tant que nous vivrons, nous en ferons toujours, par-ci par-là; il ne nous en faut pas étonner, puisque même il arrivera quelquefois que Notre-Seigneur permettra qu’une Sœur fort exemplaire et fort recueillie tombe en de grosses fautes, pour la tenir en humilité et abjecte à ses yeux. Une Sœur bien recueillie fera bien et à propos toutes choses, elle sera prompte à l’obéissance, fidèle à tous ses exercices, soigneuse de tout ce qu’elle a en charge, douce et prompte à servir ses Sœurs, zélée et fort désireuse de sa perfection.

Or, le recueillement est un pur don de Dieu qui le donne à qui bon lui semble. Toutefois, il est en quelque façon entre les mains de notre soin et fidélité, de l’acquérir, et il faut un travail soigneux et fidèle, bien que Notre-Seigneur le donne quelquefois à des âmes, par pure grâce, sans qu’elles aient encore rien fait ou peu travaillé de leur part pour arriver à ce bonheur. Nous ne devons pas y prétendre de cette façon extraordinaire, mais travailler de toutes nos forces à acquérir un bien si précieux; et, quand nous l’aurons obtenu, confesser que c’est par la très grande libéralité de Dieu, et que toute notre peine a été bien petite pour la poursuite d’un si grand bien qui est pour nous le plus rare, le plus précieux et le plus utile, et qui doit être incessamment notre exercice plus ordinaire. Voilà, ma fille, pour votre demande.

Mais, vous voulez encore que je vous parle de l’attention à la présence de Dieu, d’autant que nous y sommes toujours, mais non pas toujours attentives, ce qui est la cause que nous venons à l’offenser, notre Bienheureux Père disait : « Si un aveugle est en une salle où le roi est, il fait ses badineries accoutumées, sinon qu’il soit averti que le roi est là; alors, bien qu’il ne le voie pas, mais parce qu’on luia dit, ou qu’il l’ait ouï parler, il se tient en respect, attention et révérence. » Nous sommes, mes filles, en ce misérable monde comme de pauvres aveugles: Dieu nous [329] est toujours présent ; mais, charnelles que nous sommes, parce que nous ne le voyons pas, nous faisons nos badineries et commettons l’iniquité et mis fautes devant lui, et même dans Lui. Cette pensée touchait grandement la Mère Thérèse, quand elle considérait que les pécheurs commettaient leurs abominations dans Dieu. Nous ne voyons pas Notre-Seigneur, mais nous sommes averties par la foi qu’il est présent, en toutes choses, par présence, par essence et par puissance; de plus, qu’il réside en nos cœurs d’une façon particulière par assistance et par grâce. Mais, hélas ! mon Dieu, nous sommes aveugles, et parce que nous ne vous voyons pas, nous perdons facilement le souvenir de votre divine présence ! Que faire à cela, mes chères filles, sinon vivifier souvent notre foi que Dieu est présent partout, et que rien n’arrive au monde que par l’ordre de sa divine Providence qui régit tout ce monde selon son bon plaisir.

Une âme attentive à cette vérité ne sera jamais en perturbation. Eh bien! dira-t-elle, je sais que Dieu m’est présent, qu’il est plus dans moi que moi-même ; je sais qu’il gouverne toutes choses, et que son œil a soin de tout. Je sais que rien n’arrive au ciel ni en la terre qu’il ne l’ordonne ou permette. Voilà, si les eaux du lac s’enflent et submergent le monastère, je sais que Dieu m’est présent et qu’il permet cette inondation pour quelque fin qu’il appartient à sa Providence de savoir, pourquoi me troublerai-je? O Dieu, vous gouvernez les ondes, le ciel et la terre ; si vous voulez que je sois noyée ou brùlée, je m’y conforme de tout mon cœur, sans m’enquérir pourquoi vous le faites; mais j’adore et révère, en silence d’esprit, tous vos secrets jugements. La peste vient de ravager tout ; cette âme attentive à Dieu dira : Seigneur! vous êtes avec moi; vous savez bien me conduire; si c’est votre volonté que je meure de ce mal, que votre saint Nom soit béni! j’accepte votre ordonnance (nonobstant toutes les résistances de ma chair), de toutes lès forces de mon âme et de l’étendue de mon cœur. Mais une [330] Sœur que j’aime bien et qui est fort utile au monastère, meurt, j’en pleure un peu, cela ne veut rien dire, c’est la nature, l’inclination et la compassion, et une certaine condition de l’esprit humain qu’il est impossible d’empêcher ; puis l’Ecriture dit : Pleure un peu sur ton frère trépassé; car, nonobstant mes larmes, ennuis et soupirs, l’âme, en la supérieure partie, de­meure coite et tranquille auprès de Dieu, toute soumise à sa volonté.

Qui donnait cette grande douceur et égalité à notre Bienheu­reux Père? C’était l’attention à cette divine présence qui lui fai­sait tout recevoir avec paix et tranquillité de cœur; c’était qu’il recevait ces choses-là comme si Notre-Seigneur l’eût regardé, et que, de sa propre main, il les lui eût données ; si que, lors­qu’on lui disait de fâcheuses nouvelles, il n’en était point ému, parce que, étant attentif à Dieu, il ne pouvait rien refuser de tout ce que lui présentait cette main adorable. Si on lui appor­tait la nouvelle de la mort de quelqu’un de ses parents ou amis, aussitôt il regardait cet événement en la volonté de Dieu et s’y conformait soudain, disant : Seigneur, je me tais et je n’ouvre point la bouche, parce que c’est vous qui avez fait cela.

Lui imposait-on des blâmes, lui faisait-on tort, lui disait-on des injures, il supportait tout cela patiemment, regardant le tout en Dieu ; après, on le voyait avec la même sérénité de visage et autant de tranquillité. Pour moi, je l’admirai à la mort de madame sa Mère, qu’il aimait uniquement ; il reçut cette perte avec une résignation digne de lui, et m’écrivit : « Parce que le Seigneur l’a fait, je me suis tu et n’ai pas ouvert la bouche pour dire un seul mot; car c’est la main paternelle de notre Dieu qui a donné ce coup! » Voilà, mes chères filles, les fruits de la présence de Dieu ; et, en somme, c’est par là que s’acquièrent les solides vertus.

Je pensais l’autre jour, que l’un des désirs les plus pressants que je pouvais avoir était de voir nos Sœurs travailler fortement [331] pour l’acquisition des solides vertus. Il n’y a point pour cela de plus grands moyens que le saint recueillement et l’attention à Dieu, voire, il n’y en a point d’autre, au moins pour qui voudra de la vraie vertu; car, pour certaines vertus apparentes, nous n’en voudrions point céans, et ce n’est pas de celles-là dont je parle, ains de celles que notre Bienheureux Père nous a ensei­gnées.

Or sus, je parle toujours, et nos Sœurs ne disent mot. Ditesmoi quelque chose, mes chères filles, que j’apprenne aussi un peu de vos bons sentiments, que Dieu veuille bénir.

.ENTRETIEN XXXII SUR TROIS MANIÈRES DE FAIRE L’ORAISON ET SUR LA SIMPLICITÉ.

Mes chères filles, pour nous bien disposer à faire l’oraison, il nous faut faire souvent des retours de notre esprit à Dieu, considérant sa bonté, son amour, sa grandeur et majesté infinie, nous tenant dans un profond respect en sa divine présence. Il faut bien préparer ses points à méditer.

Il y a trois façons de faire l’oraison :

La première se fait en nous servant de l’imagination, nous représentant le divin Jésus en la crèche, entre les bras de sa sainte Mère et du grand saint Joseph; le regardant entre un bœuf et un âne; puis voir comme sa divine Mère l’expose dans la crèche, puis comme elle le reprend pour lui donner son lait virginal, et nourrir ce Fils qui est son Créateur et son Dieu. Mais il ne faut pas se bander l’esprit à vouloir, sur tout ceci, faire des imaginations particulières, nous voulant figurer comme ce sacré Poupon avait les yeux et comme sa bouche était faite; [332] ains nous représenter tout simplement le mystère. Cette façon de méditer est bonne pour celles qui ont encore l’esprit plein des pensées du monde, afin que l’imagination, étant remplie de ces objets, rechasse toute autre pensée.

La deuxième façon, c’est de nous servir de la considération, nous représentant les vertus que Notre-Seigneur a pratiquées son humilité, sa patience, sa douceur, sa charité à l’endroit de ses ennemis, et ainsi des autres. En ces considérations, notre volonté se sentira toute émue en Dieu et produira de fortes affections, desquelles nous devons tirer des résolutions pour la pratique de chaque jour, tâchant toujours de battre sur les passions et inclinations par lesquelles nous sommes le plus sujettes à faillir.

La troisième façon, c’est de nous entretenir simplement en la présence de Dieu, le regardant des yeux de la foi en quelque mystère, nous entretenant avec lui par des paroles pleines de confiance, cœur à cœur, mais si secrètement, comme si nous ne voulions pas que notre bon Ange le sût. Lorsque vous vous trouverez sèche, qu’il vous semblera que vous ne pourrez pas dire une seule parole, ne laissez pas de lui parler, et dites : « Seigneur, je suis une pauvre terre sèche, sans eau ; donnez à ce pauvre cœur votre grâce! » Puis demeurez en respect en sa présence, sans jamais vous troubler ni inquiéter pour aucune sécheresse qui puisse arriver. Cette manière d’oraison est plus sujette à distraction que celle de la considération, et si nous nous rendons bien fidèles, Notre-Seigneur donnera celle de l’union de notre âme avec Lui. Que chacune suive le chemin auquel elle est attirée.

Ces trois sortes d’oraisons sont très-bonnes; que donc celles qui sont attirées à l’imagination la suivent, et de même celles qui le sont à la considération et à la simplicité de la présence de Dieu ; mais, néanmoins, pour cette troisième sorte, il faut bien se garder de s’y porter de soi-même, si Dieu ne nous y [333] attire. Que si quelqu’une était attirée à quelque chose d’extraordinaire, elle le doit dire à la supérieure, et puis faire ce qu’elle lui dira.

Votre demande n’est pas hors de propos, ma chère fille ; il peut bien arriver qu’une personne soit si contente qu’elle ne pense pas à s’humilier, mais il arrivera que Dieu retirera la consolation, et alors il faudra que l’âme s’humilie, mais de quoi faudra-t-il qu’elle s’humilie? De ce qu’elle ne s’est pas humiliée, et Dieu permettra qu’elle commette des grands manquements pour la faire rentrer en soi.

Il est requis d’être grandement simple en toutes choses, et marcher à la bonne foi, sans jamais réfléchir en quoi on nous emploie, ni sur ce que l’on dira ou pensera si nous faisions telle chose ou en disions une telle ; mais, aller, dis-je, simplement et ne regarder que le bon plaisir de Dieu en tout et incessamment, soit qu’on nous emploie aux offices bas ou aux grands, à quelque chose qui nous mortifie, comme à quelque chose qui nous récrée, penser que nous devons être satisfaits de tout, en tout et partout, parce qu’en tout et partout nous pouvons avoir Dieu et trouver Dieu. J’ose vous promettre que si vous êtes bien fidèles à cette simplicité, ne cherchant jamais que Dieu en quoi que vous fassiez ou que vous souffriez, vous acquerrez en six mois la paix du cœur, ce don si désirable, si aimable, et si fort profitable à nos âmes.

Oui, mes filles, allez au réfectoire pour Dieu, comme vous allez à l’Office pour son amour et pour le louer, dressant votre intention de vouloir le glorifier, autant dans une action comme dans l’autre, parce que vous allez à toutes deux par obéissance et pour accomplir son bon plaisir.

Voici ce qui m’est tombé en mains, tenant nos constitutions, les ouvrant et serrant : « Qu’elles soient humbles, douces, cordiales et franches entre elles. » Il faut donc être grandement cordiales et franches, nous communiquant nos petits avantages [334] spirituels en la manière que j’ai dit ailleurs, avouer que nous sommes dans l’état d’une douce et sainte consolation, lorsqu’on nous le demande; ou bien dire tout simplement que nous sommes en sécheresse, mais que nous faisons comme on nous a appris, n’ayant pu avoir l’oraison de jouissance, nous avons fait celle de patience; ou bien encore, confesser librement qu’un point de la prédication ou de la lecture de table nous a bien touché le cœur, et ainsi être comme de petits enfants les unes avec les autres. Voyez-vous les petits enfants, lorsqu’ils ont à faire quelque chose, comme ils s’appellent l’un après l’autre? Oui, mes chères novices, il faut être ainsi, ne le ferezvous pas, et toutes nos professes aussi? Agissez avec la même simplicité et confiance envers Notre-Seigneur qu’un saint reli­gieux qui cachait le saint Enfant Jésus lorsqu’il ne lui accordait pas ce qu’il désirait, et ne le sortait qu’il n’eût obtenu la grâce qu’il en désirait.

.ENTRETIEN XXXIII SUR L’ORAISON ET LA MORTIFICATION.

Mon Dieu! je n’ai point d’autre dessein ni désir, sinon que l’on se tienne coi et tranquille auprès de Notre-Seigneur pen­dant l’oraison, et que celles qui commencent à la faire se ser­vent de l’imagination, parce que, ordinairement, elles ont l’esprit rempli du monde, de leurs parents et autres vanités. Quand elles méditent les mystères de la Passion, qu’elles impri­ment vivement en leur esprit les tourments que Notre-Seigneur a soufferts pour nous; comme, par exemple : quand elles con­sidèrent la flagellation, il faut qu’elles se représentent le mystère [335] comme si elles étaient au lieu même; par cette imagination, bien empreinte en leur esprit, elles en arracheront les peines et les soucis des choses de la terre.

Mais quand les âmes commencent à s’avancer, on les doit conduire avec une vérité plus grande, qui est que le Seigneur ne souffre plus, mais qu’il a souffert, leur faire dire des paroles sur ce qu’il a pâti pour l’amour de nous, et demeurer en cette simple pensée. Mais, si Dieu nous occupait au commencement de l’oraison, il n’est pas besoin d’aller chercher notre point, ains il se faut tenir simplement auprès de lui sans tant faire tra­vailler l’imagination, ni faire de grands discours, car, pour l’or­dinaire, cela empêche de tirer de bonnes affections, ce qui est pourtant la vraie oraison ; en somme, les considérations ne se font que pour émouvoir notre affection. Or, il se trouve quelquefois que l’âme s’occupe sur quelques-uns des attributs divins, comme, par exemple : de la grandeur, de la bonté et de la puissance, et ainsi des autres ; il faut avoir soin de marcher en cette voie, tandis que Dieu y appelle. Mais, lorsqu’il soustrait cette vue simple et amoureuse, l’âme se trouve toute refroidie et avec des oppressions de cœur; il faut alors qu’elle ouvre la porte aux paroles d’amour et de soumission, et d’autrefois, d’adoration et d’acquiescement à sa divine volonté. Quand nous méditons la flagellation, et que nous voyons Notre-Seigneur souffrir ce cruel supplice, il faut dire : « O mon Seigneur! comment avez-vous pu vous abaisser à souffrir ces coups de fouet?... » Puis, si vous sentez votre affection émue à cette seule parole, il se faut arrêter là; et, après, quand l’affection est passée, il en faut dire d’autres, toujours selon l’attrait.

Il y a des âmes qui vont avec tant d’empressement et d’avi­dité à l’oraison, que c’est un grand plaisir de les voir; elles s’échauffent tellement ès discours, qu’elles ne se donnent pas quasi le temps de respirer. Elles disent avec tant d’affection : « Hé ! Seigneur !.. n qu’il semble qu’elles se veulent fondre et [336] anéantir devant Lui. Il ne faut pas faire cela, mais faire l’oraison avec beaucoup de tranquillité et douceur. Quand nous y entrons, il faut se prosterner en esprit d’humilité devant Notre-Seigneur, prendre notre point doucement, jusqu’à ce que notre affection soit émue; et ne se faut jamais étonner, si nous n’avons pas de sentiments en l’oraison, car ce n’est pas ce que Dieu demande de nous; mais, oui bien, que nous soyons douces, tranquilles et humbles. Si donc, au sortir de l’oraison, nous ne sentons point d’affection, il faut dire à Notre-Seigneur : Il est vrai, ô. mon Dieu! que je ne sens point d’affection, si ne laisserai-je point d’être grandement douce parmi nos Sœurs,... et sortir de l’oraison avec cette affection de douceur; et, ainsi faisant, bien que nous n’ayons point de consolation en l’oraison, nous ne laisserons pas d’être fort douces et tranquilles. Il faut parler à Notre-Seigneur fort familièrement, cœur à cœur, et si doucement que notre bon Ange ne l’entende pas.

Dites-vous, ma fille, quand vous avez fait quelques manquements, s’il serait bon d’y penser à l’oraison pour vous en humilier? Oui, vous le pouvez faire, mais cela très-simplement; car, si vous vouliez regarder par le menu vos manquements et les personnes contre qui vous les avez commis, il serait en danger qu’au lieu de parler à Dieu, vous parlassiez aux créatures, et cela vous distrairait. Il suffit de lui dire : « Hé! Seigneur! vous savez ma misère » !... puis s’arrêter là, car il la sait prou, sans que nous la lui représentions par le menu.

Vous dites, ma chère fille, s’il ne faut pas écouter parler Notre-Seigneur dans notre cœur? ()Jésus! oui, je vous le conseille; et, après que vous aurez un peu discouru sur votre point, il faut l’écouter, car c’est par là qu’il vous donnera de bons désirs de le servir.

Si on faisait l’oraison, dites-vous, ma fille, sans savoir ce qu’on y fait elles affections que l’on y a? O dà! il ne faut pas faire comme cela, nous perdrions le temps inutilement. Nous [337] devons toujours savoir à quoi nous nous sommes occupé es, et quelles affections Dieu nous y a données, au moins en la volonté, car il ne faut jamais s’arrêter au sentiment. Nous ne devons jamais sortir de l’oraison sans faire de bonnes et efficaces résolutions, c’est-à-dire qu’il faut qu’elles produisent des œuvres, car, autrement, il ne nous servirait de rien d’en faire.

Il faut que vous sachiez, mes chères filles, que l’oraison doit être tellement suivie de la mortification, qu’en même temps que nous avançons en l’oraison, nous avancions à la mortification; et, du même pas que nous y irons, aussi avancerons-nous à l’oraison; j’en reviens toujours là. Il faut que la mortification soit la planche pour entrer à l’oraison; quoique ce soit à l’oraison où nous recevons de bonnes inspirations, c’est toujours par le moyen de la mortification que cela nous arrive. Nous devons être telles hors de l’oraison, que nous désirerions être pendant icelle. Il faut avoir grand soin, parmi la journée., de tenir notre esprit en Dieu, de le vider de toute inutilité, surtout de ce dont nous n’avons que faire, parce que, quand nous le laissons se dissiper, nous le rendons inhabile d’être uni à Dieu et de faire l’oraison.

Je vous conseille fort, mes chères filles, l’oraison cordiale, c’est-à-dire qui ne se fait point de l’entendement, ains du cœur. Elle se pratique en cette sorte : quand nous sommes abaissées devant Dieu et mises en sa présence, ne forçons point notre cerveau pour faire des considérations; mais servons-nous de nos affections, les excitant autant qu’il nous sera possible; et, quand nous ne pouvons pas les exciter par des paroles intérieures, nous nous devons servir des vocales, comme celles-ci: Je vous rends grâce, ô mon Dieu! de ce que votre bonté permet que je sois ici, devant votre face, moi qui ne suis qu’un néant. Une autre fois : O mon Seigneur! faites-moi la grâce d’apprendre à vous parler, car je préfère ce bonheur à tout autre, [338] Enfin, pour l’oraison, il y faut aller avec beaucoup de simpli­cité; mais, pour celles qui prennent Notre-Seigneur au Jardin des Olives, et le mènent jusqu’au Calvaire ; je leur conseille de s’arrêter, parce qu’elles font bien du chemin en peu de temps et vont trop vite.

Or, pour l’imagination, elle est bonne pour les âmes embar­rassées; c’est un bon moyen de les divertir de cet embarras et des choses inutiles. Il y en a qui ne peuvent rien faire à l’orai­son que de se tenir avec un grand honneur et respect devant Dieu, et cette oraison est bonne; d’autres ont mille sortes de pensées et sentiments mauvais; cela est pâtir et souffrir, et ne laisse pas d’être une oraison. D’autres encore ont beaucoup de distractions; il faut qu’elles aient bonne patience ; et, pourvu que la volonté n’y soit point, l’oraison ne laisse pas d’être bonne. Enfin, il y en a d’autres qui vont à l’oraison et trouvent NotreSeigneur comme elles veulent, et font tout ce qu’elles désirent avec lui; cela est l’oraison de repos, où il y a plus à jouir qu’à souffrir. Celles qui sont lâches à l’oraison prennent leur ruine par la racine; certes, il faut avoir un soin tout particulier pour combattre la lâcheté, car elle porte un grand préjudice à l’âme. Être fille d’oraison, c’est beaucoup l’aimer, être fidèle à s’y préparer, être grandement ponctuelle à observer toutes les cir­constances qu’il faut pour la bien faire, être fidèle à rejeter toutes les distractions qui nous y arrivent. Voilà ce que c’est qu’être fille d’oraison. [339]

.ENTRETIEN XXXIV SUR LA PASSION DE NOTRE-SEIGNEUR ET L’ORAISON.

Nous allons célébrer de grandes fêtes. Nous allons faire com­mémoration de la Passion du Sauveur; tâchons de nous y pré­parer par une grande pureté de cœur. Dieu a envoyé le trésor du grand jubilé à son peuple, faisons notre possible pour le bien gagner selon son bon plaisir. Regardons notre Sauveur dans l’excès de ses souffrances et dans l’excès de son amour; tenons nos cœurs toujours là dedans, afin que ce divin Époux leur communique et leur donne force pour souffrir les choses que sa main adorable leur enverra. Mais, hélas ! toutes nos souffrances ne sont que des vétilles auprès de celles du Sauveur ; aussi, sa paternelle bonté voit bien la faiblesse de nos épaules, qui ne peuvent pas porter de plus grands faix, en quoi nous avons grand sujet de nous humilier, de voir notre Seigneur et Maitre, qui souffre tant et endure tant pour notre amour, et nous ne pouvons comme rien faire pour lui. Nous le verrons, cette sainte semaine prochaine, sur l’arbre de la croix, consumé pour notre amour, ouvrir toutes ses veines, et donner tout son sang pour nous laver, ouvrir son Cœur pour nous y loger, incliner la tète pour nous baiser d’un baiser de paix, de grâce et de vie éternelle. Enfin nous le verrons, comme un aimant sacré, qui attire à soi toutes nos iniquités [pour en porter la peine et les effacer]. Il s’est donné tout à nous; donnons-nous donc tout à lui, et lui rendons grâces des bienfaits qui nous viennent par ses douleurs. Faisons profit des moyens qu’il nous présente pour commencer tout de bon à batailler sous l’étendard de la sainte croix. Faisons, pendant nos solitudes, de bonnes et fermes ré­solutions pour notre amendement, et sa bonté nous bénira.

C’est une bonne finesse pour l’oraison, que la simplicité avec [340] Dieu; car, par cette voie, l’âme se conforme et se rend semblable, en quelque façon, à son Dieu, qui est un esprit fort pur, très-saint et très simple. Bienheureuses sont les âmes qui se laissent entièrement conduire à l’attrait de Dieu, le suivant en simplicité de cœur, retranchant à leur esprit toute curiosité, multiplicité, réplique, dictinction ou désirs de se voir soi-même, suivant fidèlement et en simplicité de cœur leur attrait. Mais, c’est un grand malheur, que bien souvent nous voulons spéculer, et Dieu veut que nous ne fassions qu’aimer sa souveraine Bonté, nous laissant simplement et entièrement comme un pauvre petit enfant tout nu entre les bras et sur le sein de sa très chère mère.

Ma fille, quand les distractions sont importunes et ne s’en vont point, quoique vous les repoussiez, il faut alors faire l’oraison de patience et dire humblement notre Pater, ou quelques paroles amoureuses, comme : Mon bon Seigneur ! vous êtes le seul appui de mon âme, vous êtes ma quiétude, ma consolation et mon unique repos; encore que je cesserai de vivre, je ne cesserai point pourtant de vous aimer, moyennant votre sainte grâce. Il faut ainsi exciter son cœur, sans attendre que Dieu nous mette le lait ou le miel en la bouche, pour parler à sa Bonté, car il veut que nous nous aidions nous-mêmes. Quand l’âme est si fort accablée qu’elle ne sait presque où se mettre ni quelle mine tenir, et cela, non tant pour les pensées volages que pour une rude et âpre sécheresse qui lui ôte quasi tout pouvoir d’agir, alors Dieu la fait souffrir d’une manière bien plus haute; elle doit faire l’oraison de révérence, de soumission et souffrance, de conformité, de pauvreté d’esprit, se tenant devant Dieu comme une pauvre devant son souverain libérateur. Je suis, ô mon Seigneur! doit-elle dire, une terre sèche, toute hâlée et crevassée par la véhémence de la bise et du froid ; mais, vous le voyez, je ne vous demande plus rien, vous m’enverrez, quand il vous plaira, et la rosée et la chaleur. [3Il]

Il ne faut jamais aller dire à ces Pères de religion, à qui l’on parle quelquefois : Je ne fais rien en l’oraison; car celles qui sont conduites par cette voie d’amoureuse simplicité, ne font rien en agissant, mais elles font bien en jouissant. Lorsque Dieu tire l’âme pour la faire reposer sur son sein amoureux, il ne la faut jamais divertir de là, et ceux qui le font ne savent pas le dommage qu’ils portent à cette âme et le déplaisir qu’ils font à Dieu. Oh! tous ceux qui sont à genoux ne font pas l’oraison! Il faut avoir l’esprit bien pur et dénué de tout ce qui n’est pas Dieu pour faire une bonne oraison. L’arrêt de l’esprit en Dieu est la plus utile occupation que les filles de la Visitation puissent avoir. Elles ne se doivent point soucier des considérations, conceptions, imaginations et spéculations des autres, bien qu’elles les doivent honorer comme des choses de Dieu et qui conduisent à Dieu même; il leur doit suffire d’être avec Dieu en la simplicité de leur cœur. Je ne blâme point celles qui considèrent,. au contraire, je vous dis souvent, mes très chères Sœurs, qu’il nous arrive de grands maux faute de considérer nos obligations, ce que Dieu a fait pour nous ; mais, ce que je blâme, ce sont les âmes que Dieu attire à lui, par une grande simplicité, lesquelles, néanmoins, ne se peuvent tenir là, ains veulent toujours quelque autre chose. Et d’autres aussi, qui ont l’esprit subtil et qui s’efforcent de faire, en leurs méditations, des recherches, lesquelles ne sont pas moins curieuses qu’inutiles.

Les considérations que je loue, c’est de considérer que NotreSeigneur est mort pour nous, qu’il nous prépare son éternité, qu’il est avec les hommes, au Très-Saint Sacrement, jusqu’à la consommation des siècles : les quatre fins de l’homme, l’excellence des vertus et de la vie religieuse, de la vanité du monde,. tout cela porte coup.

Les considérations que je blâme dans les filles de la Visitation, et dont je n’aime pas qu’on se serve en l’oraison, c’est, par exemple, considérer comme l’étoile conduisit les trois Rois [342] pour adorer l’Enfant Jésus, vouloir penser ce que c’est qu’étoile, en quel ciel elles sont colloquées, d’où elles tirent leur lumière, si elles ont un mouvement local, ou si elles sont immobiles, de quelle grandeur elles sont, si celle qui conduisit les Mages était naturelle ou miraculeuse, et semblables. Quelques âmes pour­raient penser utilement à cela pendant le silence, pour en tirer de bonnes et dévotes conceptions; mais, pour l’oraison, mes chères Sœurs, n’employons pas si mal notre temps, ne parlons point avec les étoiles; faisons plutôt quelque acte d’action de grâce au Père éternel de ce que toutes choses : le ciel, la terre, les étoiles, et toutes les créatures, honorent et servent son ado­rable fils Jésus. Puis, suivons l’étoile de l’inspiration et attrait divin qui nous appelle à la crèche, et allons-y adorer et aimer l’Enfant Jésus et nous offrir à lui. Toutes ces imaginations à l’oraison sont bonnes, et nécessaires aux grands esprits qui s’em­ploient à l’étude et prédication ; mais, à nous autres, petites femmelettes, il nous faut peu de science et beaucoup de sim­plicité, d’humilité et d’amour.

Il ne faut pas tant mettre de peine à se défaire de ses imper­fections, qu’à acquérir et établir en son cœur les solides ver­tus : la profonde humilité, la douceur et simplicité, le support du prochain, le respect cordial. C’est une excellente pratique d’aller à Dieu par actions de grâces du bien que nous faisons, et le faire avec une douce confusion ; et, quand on a quelques difficultés, il est toujours mieux d’aller à Dieu tout simplement.

Ma chère Sœur, toute bonne oraison est celle qui se produit et se conserve par la mortification ; j’aimerais mieux une fille qui irait par le chemin ordinaire des considérations et qui serait bien fidèle à l’observance, qu’une autre qui serait ravie vingt fois le jour, et qui ne s’adonnerait pas tant à l’obéissance ni à la mortification d’elle-même. L’on ne peut pas beaucoup dire de l’oraison, en commun, d’autant que chacune a son attrait par­ticulier; toutefois, on peut dire ceci, qu’il ne se faut pas arrê‑[343]ter aux goûts, ni sentiments qui se reçoivent, si l’on n’en tire ces trois fruits : la mortification et remise entière de soi-même entre les mains de Dieu et de l’obéissance, la profonde humilité, et la sainte simplicité. Celle qui voit qu’elle tire ces trois fruits avec la bonne observance de ce qu’elle a vu, qu’elle suive son chemin, il est bon, et elle n’en demeurera pas là, ains ira tou­jours croissant si elle est fidèle à correspondre à Dieu.

L’on voit quelquefois des âmes qui voudraient toujours être unies à Dieu ; mais sont-elles humbles et simples? si on les con­trarie, le supportent-elles patiemment? sont-elles indifférentes à quoi on les emploie? Certes, si cela n’est, je leur conseille de tout mon cœur de se désabuser ; car, tout recueillement qui ne produit pas ce fruit est amusement de l’amour-propre, conso­lation provenant de la nature ou du malin esprit. L’on en voit aussi qui ont un grand attrait à l’oraison, et sont fort attirées à l’humilité et simplicité avec Dieu; pour connaître si leur union est bonne, il faut les faire sortir de l’oraison, leur faire faire quelque chose que l’on sait qui leur répugne puissamment, leur donner quelque obéissance âpre, rude et difficile ou leur faire quelque forte humiliation. Si elles supportent cela humblement, doucement et sans dire mot, certes, il les faut laisser marcher, car elles vont bien; si, au contraire, elles murmurent, ou font des répliques volontaires (car par soudaineté elles pourraient bien dire quelque mot ou faire quelque action où il n’y aurait pas grand mal), mais si cela continue et qu’elles fassent ce qu’on leur enjoint avec chagrin, certes, elles sont unies, non avec Dieu, mais avec elles-mêmes; enfin, l’on connaît l’ouvrier à la besogne. Il faut recevoir les goûts quand Dieu nous les donne, nous humiliant beaucoup, et nous anéantissant en notre misère; et, au partir de là, en jouir en simplicité, et en tirer fidèlement les fruits pour les rendre au Seigneur, qui ne nous donne ces talents à autre fin.

Ma fille, il advient quelquefois que l’on va à l’oraison après [344] avoir été tout le jour dissipée et sans recueillement ; ce n’est pas merveille si l’on y est distraite, car on le mérite bien : on suit ses inclinations, on est revêche à l’obéissance; on n’est ni douce, ni condescendante envers le prochain, et l’on va hardiment à l’oraison pour se tenir unie à Dieu, et avoir des consolations et douceurs : si l’on trouve la porte fermée, la pièce est bien mise. La perfection ne consiste point aux goûts et sentiments, mais en une entière mortification et à avoir une résolution ferme et invariable d’être toute à Dieu, ayant un courage de longue haleine, c’est-à-dire une généreuse persévérance à se mortifier et à se surmonter, renonçant à tout, sans relâche : il est impossible d’être parfaite sans cela. Nous vivons trop et nous arrêtons trop aux sentiments, qui ne sont pas pourtant le plus précieux.

O Dieu! que la simplicité est admirable, et qu’une âme qui marche simplement, marche assurément ! Quand il semble que tout est perdu, que tout est renversé sens dessus dessous, c’est alors qu’il faut, comme Abraham, espérer contre l’espérance, et se confier que Dieu pourvoira et aura soin de tout, et demeurer ainsi en paix et en repos dans la douce Providence de Dieu.

Nous ne vivons pas assez selon les vérités de la foi, nous ne sommes pas assez généreuses; nous faisons les enfants et les peureuses; de quoi, je vous prie, avoir peur? La foi nous enseigne que rien n’arrive sans la permission de Dieu, et qu’il a soin de tous, plus que les pères de leurs enfants. Il a dit: Quand bien même la mère oublierait son enfant, je ne vous oublierai point. Si nous vivions selon cette vérité, comment est-ce que nous aurions peur de quelque chose? Eh bien! si nous voyons un fantôme, ne faut-il pas le souffrir? Nous tuera-t-il sans la permission de Dieu ? Nenni. Et puis, nous autres, mes chères filles, nous devons être tellement abandonnées à la volonté de Dieu, en tous les événements, que [345] nous devons toujours acquiescer de bon cœur à tout ce qu’elle permet, tellement que si Dieu voulait qu’un esprit fût jour et nuit après nous, et que nous mourussions, ou devinssions folles de peur, nous le devons aussi vouloir sans résistance. Je sais bien que la partie inférieure frissonne, et qu’elle nous remplit de crainte; mais il faut bien faire valoir la raison, nous tranquillisant en la divine volonté. Bienheureuse est l’âme de qui Dieu prend soin, car elle fera un grand chemin; et, pour cela, il lui donnera de grandes occasions de s’avancer, de la générosité à les entreprendre, comme aussi la fidélité pour les poursuivre, et une grâce spéciale pour persévérer; mais pendant que Dieu ne nous conduit pas de la sorte, faisons notre besogne, je veux dire, tâchons de prendre l’esprit de la règle qui est caché sous l’écorce. Pour l’acquérir, tenons-nous au pied de la lettre, dans nos observances, et croyez que cela est ce que Dieu veut de vous.

Les filles de la Visitation doivent beaucoup penser à Dieu, peu à elles-mêmes, et point du tout au monde. Marcher en la présence de Dieu, c’est marcher dans les sentiers de son bon plaisir, et non par la voie de la chair, de l’esprit humain et de l’amour-propre, dans l’estime de soi-mème, de son jugement et volonté, mais dans la voie de la divine volonté, perdant leur intérêt, jugement et volonté propres, dans la volonté de Dieu.

La sainte crainte de Dieu dans une âme est un indice des plus certains du salut éternel, et que l’on est dans la prescience de Dieu pour être des élus. Toutes les actions du juste louent Dieu; au contraire, toutes les propres volontés, convoitises, l’offensent et le déshonorent, et toutes les mortifications et pratiques des vertus l’honorent. Oh ! que grande et désirable est la gloire que Dieu donne aux bons, et que grande et redoutable est la peine qu’il donne aux méchants !

Dieu donne quelquefois des insinuations à l’âme, lui faisant connaître quelque vérité, comme quand une personne parle à [346] une autre, à laquelle il veut bien imprimer ce qu’il désire qu’elle sache; ainsi, Dieu insinue par ses lumières, une claire connaissance de ce qu’il veut nous faire savoir, laquelle demeure incomparablement mieux en l’esprit qu’une autre connaissance acquise par plusieurs discours ou considérations de l’entende­ment. Insinuer, c’est donc faire voir son désir, éclaircir un doute, ou bien enseigner à l’âme quelque chose qu’elle ne sa­vait pas; cela étant un don de Dieu est grandement profitable à l’âme, et lui sert plus que beaucoup de raisons que les créatures ou son propre esprit lui pourraient faire apercevoir.

Une personne à laquelle Dieu fait des grâces à l’oraison doit prendre garde de les accompagner de la vraie mortification et de l’humilité, car c’est pour cela principalement que Dieu les donne; si elle ne le fait pas, ces grâces ne dureront pas, ou ce ne sont que des illusions. Nous n’entendons pas ce que c’est que l’essence de la vraie oraison, qui n’est autre que d’être toujours prête à recevoir toutes sortes d’obéissances, et tenir notre âme unie à la volonté de Dieu, autant qu’il nous est pos­sible. Voilà en quoi consiste la vraie oraison, et non pas à être toujours en un coin, en douceur et bien recueillie; ce n’est pas cela que Notre-Seigneur regarde, mais le cœur, et si nous som­mes prêtes à laisser faire tout ce que l’on voudra de nous. L’âme qui peut dire en vérité qu’elle est toujours disposée à tout ce qu’on voudra et à ce qu’on lui commandera, peut dire aussi en vérité qu’elle est toujours en oraison. Il ne faut pas toujours être à genoux pour faire l’oraison, on la peut faire en pétrissant, en balayant. Pour moi, j’ai plus de consolation à voir une Sœur faire une pratique d’exactitude à l’obéissance, que si je la voyais ravie et être moins observante.

Il est impossible qu’une âme vraiment humble croie les louanges et le bien qu’on dit d’elle, parce que la lumière de Dieu lui fait connaître l’excellence des vertus ; et plus elle s’avance, plus elle voit la pureté que doivent avoir les âmes qui [347] tendent à la perfection, si bien que les moindres impuretés [imperfections] lui paraissent fort grandes; et lorsque l’Esprit-Saint retire la lumière qu’il lui donne et les secours sensibles, elle ne voit en soi qu’imperfections et misères.

Être fille de la Visitation, c’est mépriser l’honneur et estimer le mépris, non un mépris recherché et désigné, mais humble­ment accepté quand Dieu l’envoie ou le permet.

.ENTRETIEN XXXV SUR LA PATIENCE A SUPPORTER LES DÉLAISSEMENTS A L’ORAISON.

Il faut souvent user de cette pratique d’abnégation intérieure, de demander à Dieu, dans tous nos exercices, la parfaite nudité; mais quand il nous arrivera quelque autre trait d’amour, d’union avec Dieu, de confiance en sa bonté, il faut s’y bien exercer, en user fidèlement, sans les troubler ou interrompre pour vouloir pratiquer l’abnégation. Tout ce que doivent prétendre celles qui commencent à s’adonner à l’oraison, doit être de travailler à se résoudre et disposer, par tous les efforts d’esprit et de cœur imaginables, de conformer leur volonté à celle de Dieu, parce qu’en ce point seul consiste la plus haute perfection que l’on puisse obtenir dans la vie spirituelle. Il faut vivre au jour de la journée présente, sans user de prévoyance ni de soin de nous, pour l’avenir ni pour le présent; faire les choses ainsi qu’elles se présentent, profiter de tout de bonne foi et sans autre égard que de plaire uniquement à Dieu, par les seuls moyens que notre vocation nous fournit, sans user de recherches étrangères.

Il faut que l’âme soit fidèle à donner lieu à la parole de Dieu, si nous voulons qu’elle opère en nous, et que Dieu puisse dis‑[348]poser de nos cœurs selon sa volonté, et afin d’obtenir la grâce que nous-mêmes puissions adhérer à cette volonté adorable.

L’âme qui se trouve encore atteinte et remplie de mille imperfections est ridicule de prétendre déjà aux goûts divins, aux sacrées consolations; elle n’a encore acquis les vertus qu’en désir, et voudrait déjà en avoir les plus douces récompenses, que Dieu a coutume de donner à celles qui les possèdent en effet, et par une longue et constante pratique. Devant que de prétendre aux couronnes et à la gloire, mes filles, il faut embrasser la croix de Notre-Seigneur dans les sécheresses qui nous arrivent à l’oraison. Ce doit être notre premier exercice, et celle qui souffre le plus est la plus heureuse. Vous devez avoir l’âme constamment occupée de cette vérité, que le cœur qui as offensé la bonté de Dieu ne doit jamais demander ces plaisirs divins, ces jouissances et ces douceurs ineffables dont jouissent les âmes innocentes ou purifiées par le saint amour.

Nous ne devons point prétendre ni croire les mériter, quels que soient les services que nous puissions rendre à la divine Majesté. Il y a un manque d’humilité, de faire tant de cas de servir Dieu par les sécheresses, de s’en tant plaindre ; Dieu nous les donne pour nous rendre humbles et non pour nous élever ou inquiéter. C’est le démon qui voudrait nous faire faire ce mauvais usage; il faut pourtant bien compàtir et consoler celles qui souffrent de grands et longs travaux intérieurs.

Une âme qui est humble vit aussi paisible, aussi soumise à Dieu, parmi les désolations et les stérilités intérieures que si elle nageait dans les goûts, consolations, et plaisirs intérieurs; Dieu les départ souvent aux faibles. Mes filles, il faut avoir bon. courage et vivre dans une profonde humilité. Il ne faut pas même craindre les tentations, car Dieu les permet pour purifier notre cœur; et, bien qu’il arrive que nous y fassions quelques fautes, il faut s’en confesser, s’en humilier et demeurer en paix: [349] Une âme qui est toute à Dieu agit ainsi; faisons-le aussi et soyons bien tout à Dieu.

Mes filles, hormis que Dieu vous attire par des voies secrètes -et intimes au recueillement et à une profonde occupation en lui, il est toujours mieux de se rendre attentives aux exercices du Directoire qu’à toute autre pensée, soit pour l’Office, où l’on doit surtout faire une grande attention de bien prononcer et de bien faire toutes les cérémonies, soit aux récréations et aux assemblées, écoutant avec attention le rapport des lectures. Mais si Dieu ions occupe, laissez-le faire, et ne faites rien autre ..que d’être bien attentive à nos observances.

Il faut tenir son esprit en tranquillité pour bien faire toutes choses à propos : la douceur, l’humilité et la tranquillité d’esprit sont le siège et le repos du Saint-Esprit. Suivez Dieu en simplicité de cœur, vous soumettant à la direction qu’on vous donne ; il ne nous appartient pas de faire aucun dessein dans notre esprit, cela appartient à ceux à qui Dieu a commis le soin de notre âme.

Nous autres, qu’on croit si parfaites, sommes souvent atteintes de tant de distractions, que c’est pitié ; mais Dieu le permet pour nous tenir humbles. Il ne faut pas tant penser à la perfection, mais à faire de moment en moment tout le mieux que nous pouvons.

Tâchez, petit à petit, de vous quitter vous-même pour abimer ce vous-même en Dieu. Il n’y a que la recherche de notre amour-propre et de nos satisfactions qui puisse inquiéter une âme qui veut bien être à Dieu.

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.ENTRETIEN XXXVI SUR LA FIDÉLITÉ A SUIVRE L’ATTRAIT DE LA GRÂCE PENDANT L’ORAISON.

Le secret de la vie spirituelle est de se tenir auprès de Dieu et de marcher en une continuelle présence de sa divine Majesté, mais une présence de foi et non de sentiment ; d’autant que la perfection ne consiste point au goût et sentiment, mais en une parfaite résolution d’être à Dieu et à avoir un courage de longue haleine, à se mortifier et renoncer en tout, sans se relâcher jamais ; car il est impossible d’être parfaite sans cette résolution. Nous nous arrêtons trop aux sentiments et ne vivons pas assez selon l’esprit et la foi.

Pour être en de grandes sécheresses d’esprit, on ne laisse pas de pouvoir faire des actes de confiance en Dieu, tant en l’oraison que hors d’icelle, comme : Eh Dieu! vous êtes mon Père, je me confie totalement en vous ! Si c’est sans goût et sentiment, ce ne sera point sans profit.

Ordinairement, Dieu tire les âmes qui s’adonnent sérieusement à la pureté de cœur, à un grand abandonnement, et il prend des soins fort particuliers de ces âmes-là.

Lorsqu’à l’oraison on est attiré à une grande simplicité, il ne se faut pas mettre en peine quand, autour des bonnes fêtes, on ne s’y occupe pas aux pensées de ces grands mystères, car il faut toujours suivre son attrait. Hors de l’oraison ôn peut faire des pensées, et regarder ces mystères simplement ou les lire ; car, bien que l’on n’y fasse pas de grandes considérations,

ne laisse pas de sentir en soi certaines douces affections d’imitation, de joie ou autres. Et pour l’oraison, le grand secret est toujours d’y suivre l’attrait qui nous est donné. Mon Dieu! Combien y a-t-il des âmes qui se peinent quelquefois autour de leur [351] oraison pour la pouvoir bien faire, et cependant il n’y a rien à faire qu’à suivre l’attrait; et plus l’oraison est pure, simple et dénuée d’objet, plus elle est excellente et parfaite, car Dieu est esprit, et une essence très-simple. C’est pourqiioi plus l’âme traite délicatement et simplement avec Lui, en l’oraison, plus elle est rendue capable de s’unir à Lui.

Oui vraiment, mes filles, c’est une grande consolation de s’abandonner totalement à Dieu et de savoir qu’il voit et pénètre le plus intime de nos cœurs. Cette manière de se tenir en sa présence est bonne, mais surtout je vous recommande de vous garder de l’empressement.

Oui, mes filles, quand on a besoin de quelque lumière, en des choses importantes, il faut la demander à Dieu, et si dans l’oraison elle vous vient, vous pouvez la conserver, sans pourtant vous détourner du regard de Dieu, et ceci se peut faire ainsi; par exemple : bien que je regarde et que je tienne ma vue arrêtée sur ce rayon de soleil, je ne laisse pas de voir encore, des deux côtés de ce rayon, le plancher, quoique je ne regarde pourtant que le rayon. Après l’oraison, il faut simplement, en se remet. tant en la présence de Dieu et s’abaissant devant Lui, rechercher cette lumière.

C’est une bonne pratique de simplicité, que notre Bienheureux Père recommandait fort, de n’avoir point tant de réflexions ni sur le passé, ni sur l’avenir, ni même sur le présent ; mais à chaque occasion demander conseil à Dieu en élevant sa pensée à Lui, soit allant au parloir pour traiter de quelque affaire, soit pour les autres choses de notre charge. Notre-Seigneur m’enseigna cette pratique, il y a bien longtemps, et je vous la recommande.

Les âmes attirées à la simplicité dans l’oraison doivent avoir un grand soin de retrancher un certain empressement, qui donne souvent envie de faire et multiplier les actes en icelle, parce que c’est une pure recherche de soi-même qui donne cette ar-[352]deur, laquelle nous prive de cette simple attention et occupa­tion de notre âme en la présence de Dieu. L’oraison n’est autre chose que cette intime communication de l’âme avec son Dieu, et ces paroles intérieures ou actes que nous voulons faire alors, pour accroître ce sentiment, et le rendre plus sensible, est ce qu’il faut très soigneusement retrancher.

Mais, comme il ne faut jamais de soi-même se porter à cette oraison, aussi faut-il suivre l’attrait dès que Dieu le donne, avec grande humilité et soumission. Il porte et affectionne grande­ment les âmes qui l’ont, à la pureté de cœur, à l’exacte obser­vance, à un grand renoncement d’elle-même, à l’humilité, sim­plicité, mais surtout à un grand abandonnement de tout soi-même à la divine Providence. Monseigneur de Langres disait qu’il estimait que cet attrait était tellement l’attrait des filles de la Visitation, qu’il ne pensait pas qu’une fille en pût bien avoir l’esprit, si elle n’avait cet attrait d’heureuse et sainte simplicité intérieure.

Nous devrions prendre toutes nos délices à traiter avec NotreSeigneur, et être indifférentes que les siennes, en nous, fussent de nous donner de la consolation et suavité, ou bien des dis­tractions, des peines ou travaux ; pourvu que son bon plaisir s’accomplisse, il nous doit suffire. Enfin, c’est l’abrégé et le sommaire de la perfection que la totale dépendance et confor­mité de notre volonté à celle de Dieu. Toute la doctrine de notre Bienheureux Père tendait au parfait dénuement de soi-même. J’aime mieux que l’on se tienne simplement attentive à recevoir tout ce qui arrive de la main de Dieu, selon l’ordre que sa Providence présente les choses, que non pas d’occuper continuellement son attention à choisir ce qui mortifie le plus, parce que notre Bienheureux Père faisait ainsi. Mais s’il y a quelque rencontre où il faille choisir, alors il faut prendre ce qui mortifie le plus, car à mesure que nous nous vidons de nous-même, Notre-Seigneur nous remplit de ses dons et de ses [350] grâces. O Dieu ! qu’heureuses sont les âmes véritablement sim­ples et méprisant tout ce qui n’est point Dieu!

La douceur et tranquillité d’esprit sont le siège du Saint-Esprit. Pour avoir la perfection que Dieu demande de nous, en notre vocation, il faut être parfaitement mortifiées de corps, de cœur et d’esprit, se perdre tout soi-même avec ses recher­ches, ses intérêts, et ne rien vouloir que ce que Dieu veut, et être entièrement abandonnée à sa Bonté. Tout arbre porte fruit selon son espèce; s’il ne le fait, il mérite d’être coupé et jeté au feu. Ainsi, si l’oraison, tant haute et élevée que vous voudrez, ne produit le fruit de la mortification, elle n’est rien; car pour être vraie, il faut nécessairement qu’elle produise des fruits, c’est-à-dire la pratique des vertus ; car on ne se mortifie que pour l’acquisition d’icelles, et il ne faut, pour en acquérir la perfection, que bien débrouiller son cœur et se donner vrai­ment à Dieu. O que nous perdons, pour avoir trop de recher­ches de nous-mêmes!

Mes filles, la plus grande affaire que nous ayons depuis que nous sommes entrées en Religion, c’est de nous y occuper à aimer Dieu. Tout le temps que nous n’employons pas à cela, nous le dérobons à Dieu.

La fin de ceux qui travaillent, c’est le repos; ainsi la fin de ceux qui cherchent Dieu, c’est de se reposer en Lui, et partant, quand ils en jouissent, ils peuvent bien dire avec l’Épouse : J’ai trouvé Celui que mon âme aime, je le tiendrai et ne le lais­serai point aller. Le fruit de la perfection chrétienne et reli­gieuse est de s’abandonner tout à Dieu, et de se reposer entre ses bras, comme un enfant, lui recommandant néanmoins cette affaire. Il n’y a rien qui nous rende plus semblables à Dieu que la simplicité; l’âme qui l’a vraiment est parfaite. Quand les âmes s’adonnent bien à la vraie mortification, Dieu les rend capables de grandes choses.

L’essence de l’oraison n’est pas d’être toujours à genoux, [354], mais bien de tenir notre volonté unie à celle de Dieu en tout événement…… L’âme qui se tient prête et disposée à recevoir toutes sortes d’obéissances, et qui les reçoit amoureusement, comme de la part de Dieu, peut dire en vérité qu’elle est toujours en oraison; car, de cette sorte, on la peut faire même en balayant.

Nous devons vivre de la seule volonté de Dieu. Oh! qu’une âme qui ferait cette entreprise, de regarder et suivre en toutes choses cette divine volonté, serait heureuse! car elle jouirait d’une profonde paix en sa résignation, parce que en tout elle trouverait cette divine volonté, et l’aimerait autant en une chose qu’en une autre, parce qu’elle ne mettrait pas son contentement ès événements, ains en la volonté de Dieu qui les veut et les permet. Nous sommes appelées à cette perfection, et pour y parvenir, il n’est pas besoin d’altérer le corps par pénitences et austérités, c’est pourquoi nous n’avons nulle excuse de ne la point pratiquer. Certes, la plus grande assurance de salut que nous puissions avoir en cette vie, consiste en cette entière et absolue remise de tout notre être à la volonté de Dieu, et à nous reposer au soin de sa Providence. Se reposer est bien doux, facile, aisé et bien aimable ; mais être abandonnée à la sainte volonté est un point bien plus haut, plus grand et plus relevé, parce qu’il comprend la parfaite indifférence à tout ce que Dieu veut de nous.

.ENTRETIEN XXXVII SUR LA PERTE DE SOI-MÊME EN DIEU.

Ma chère Sœur, à ce que je vois, vous avez désir de vous perdre en Dieu. Être perdue en Dieu, n’est autre chose que [355] d’être absolument et entièrement résignée et remise entre les mains de Dieu, et abandonnée au soin de son adorable Providence. Ce mot de SE PERDRE EN DIEU, porte une certaine substance, que je ne crois pas pouvoir être bien entendu que par ceux qui se sont ainsi heureusement perdus. Le grand saint Paul l’entendait bien lorsqu’il disait avec tant d’assurance : « Je vis, mais je ne vis plus en moi, ains c’est Jésus-Christ qui vit en moi. » O Dieu! mes Sœurs, que nous serions heureuses si nous pouvions véritablement dire : Ce n’est plus moi qui vis en moi, parce que toute ma vie est toute perdue en Dieu, et c’est lui qui vit par moi, et en moi. Ne vivre plus en nous-mêmes, mais perdue en Dieu, c’est la plus sublime perfection à laquelle une âme puisse arriver. Nous y devons pourtant toutes aspirer, nous perdant et reperdant mille fois dans l’Océan de cette grandeur infinie. Mais une âme ainsi perdue est toujours anéantie devant Dieu; elle est toujours contente de ce que Dieu fait dans elle, et hors d’elle. Tout ce qui lui arrive la satisfait; l’affliction lui plaît; elle la regarde sans se troubler, parce qu’elle dira : J’ai perdu toute consolation dans celle d’être perdue en Dieu. Si on lui annonce la mort de ses proches ou de ses amis, elle n’en paraît point troublée, car elle les avait déjà perdus en Dieu. Si on l’humilie fortement, qu’on touche son point d’honneur, hélas! elle ne tient point compte de cela, parce qu’elle s’est toute donnée et perdue dans Celui qui doit faire son honneur et sa gloire, et on ne saurait rien lui ôter qu’elle n’ait perdu et voulu perdre elle-même. J’admire ce grand Job : il est sur son fumier rongé des vers : Le Seigneur a fait cela, dit-il, son saint Nom soit béni.

II y a quelque temps qu’une personne m’écrivait sur des grandes peines qu’elle souffrait. Je lui mandai de perdre tout cela en Dieu. Cette parole fit un tel effet dans son âme, qu’il m’écrivait d’en être tout étonné, et tout ravi de contentement de ce que cette seule parole : perdre tout cela en Dieu, [356] avait produit en lui. Pour nous, mes chères Sœurs, nous vou­drions bien nous perdre, mais nous voudrions aussi qu’il ne nous en coûtât guère. Nous disons bien à Notre-Seigneur que nous nous abandonnons entre ses bras divins, mais nous ne le faisons pas de la bonne sorte. Nous voulons toujours avoir quelques petits soins de nous-mêmes, non pas tant pour le temporel comme pour le spirituel, l’amour-propre par sa sub­tile finesse nous persuadant toujours que si nous ne nous en mêlons un peu, tout n’ira pas bien.

Non, ma Sœur, une âme totalement perdue en Dieu ne veut avoir ni de vertu, ni de perfection que ce que Dieu veut qu’elle en ait. Elle travaille fidèlement, parce que Dieu le veut, mais elle lui laisse tout le soin de son travail, et ne se met pas en peine de chercher des moyens nouveaux de perfec­tion, ains ne s’applique qu’à bien employer ceux que la Pro­vidence lui fournit et qu’elle lui présente à chaque occasion.

Il est vrai, mes très chères Sœurs, bien que l’on se soit parfaitement donné à Dieu, on peut se reprendre facilement. Mais que faire à cela, ma chère fille, sinon de s’en bien humi­lier, et reconnaître que notre perte en Dieu n’était pas entière, puisque nous avons été si promptes à nous retrouver, et après cet acte d’humilité profonde se reperdre de nouveau, se jeter en Dieu comme une petite goutte d’eau dans la mer, et se bien perdre dans cet océan de la divine bonté pour ne se plus retrouver. Toutes les fois qu’il vous arrivera de vous reprendre, ma fille, refaites la même chose constamment, et si vous persévérez fidè­lement à vous redonner toujours, j’ose vous assurer que vous vous perdrez enfin d’une si heureuse perte que vous ne vous trouverez plus. Il est facile de perdre ce qu’on veut bien perdre, et qu’on perd souvent sans apporter du soin à le retrouver; l’on ne pense plus à une chose perdue. Si nous voulons tout de bon nous perdre, ne pensons plus ni à nos cœurs, ni à nos corps, ni à nous-mêmes, ni à rien de tout ce qui n’est pas Dieu ou pour [357] Dieu. Ah! que je voudrais bien voir mes chères filles ainsi per­dues! Ne voulez-vous pas bien entreprendre cette perle si dési­rable pour votre défi? Je le désire bien, mes chères Sœurs. O Dieu! que ces paroles sont fidèles : Mourons avec Jésus-Christ si nous voulons ressusciter avec Lui! C’est notre grand saint Paul qui nous les dit, prêtons-lui foi, et vous verrez qu’il dit vrai, parce qu’il est impossible de trouver la vraie et solide vertu qu’en cette mort de nous-mêmes, de nos inclinations, et de nos humeurs pour ranger tout sous l’étendard de la croix de Notre-Seigneur. Malgré cette divine semonce, nous souffrons avec tant de répugnances. O mes Sœurs ! mes chères sœurs! si le grain du plus beau froment ne meurt, il ne fructifiera point. C’est la vérité éternelle qui nous en avertit, elle est bien digne d’être crue. Si le vieil Adam n’est ruiné, le nouveau ne vivra pas en nous.

.ENTRETIEN XXXVIII (Fait en 1631) SUR LA GLOIRE ET LE BONHEUR DE L’ÂME RELIGIEUSE.

La Maison de Dieu, c’est la sainte Église; les cabinets du Roi, c’est la religion. Il y a vingt et un ans qu’il plut à sa Bonté de s’édifier un nouveau cabinet, pour nous y faire reposer et jouir en icelui de sa divine présence et de ses caresses célestes. Voyez-vous, mes filles, quand un roi a fait bâtir un cabinet, dans un ancien château, il s’y plaît tellement que l’on dirait que c’est son séjour le plus agréable. Il le fait soudain remplir de mignardises, d’enrichissures, d’odeurs et de par­fums, le faisant dépositaire des choses les plus précieuses qu’il [358] ait, et fait une faveur signalée à ceux qu’il y mène, et là il les entretient seul à seul continuellement avec la reine sa chère épouse. Certes, le bon Sauveur Jésus, notre Roi souverain et notre Époux très-adorable et très-aimable, en ces derniers siècles, a pris plaisir de s’édifier un nouveau cabinet, dans sa royale et sainte Maison, et c’est notre petit Institut, duquel il a pris un soin si amoureux, si paternel et si spécial, qu’il a bien fait voir que c’était une œuvre de sa main que cet édifice, lequel, à la vérité, il a enrichi de beaucoup de vertus; et les odeurs qu’il a mises en ce cabinet se sont déjà exhalées en divers lieux., et ont grandement édifié et réjoui l’Église.

Nous n’étions, mes très chères filles, que de pauvres et chétives créatures ; néanmoins, Dieu, par un excès de bonté envers nous, nous a choisies pour ses ÉPOUSES et nous a rendues REINES. Il nous a tirées dans son cabinet avec des chaînes d’or, d’amour et de suavité; ses délices seront d’être avec nous et de nous distribuer ses faveurs, si nous prenons réciproquement toutes nos délices d’être avec sa souveraine Bonté. Si nous sommes si heureuses que de ne chercher que cela, vous verrez que ses libéralités s’étendront plus loin qu’elles n’ont encore fait, et il fera sur nous une sainte profusion de ses faveurs qu’il ne communique qu’à ses ÉPOUSES.

Mais, quand je parle des grâces et faveurs que Dieu communique à ses ÉPOUSES, je ne veux pas que vous entendiez seulement les caresses intérieures qu’il donne souvent aux âmes religieuses ; mais bien plus faut-il entendre les croix, les mortifications et les souffrances, car ce sont là les vraies odeurs que nous devons suivre et qui nous doivent attirer.

Les odeurs qui nous doivent davantage allécher à la poursuite du vrai bien, sont celles que le Sauveur de nos âmes répandit` sur le mont de Calvaire, et non pas celles du Thabor ; car les unes sont plus constantes et efficaces que les autres. Oh! quel bonheur et quel honneur à l’âme, ÉPOUSE DU FILS DE [359] DIEU, de suivre son Époux par le chemin où il a marché! C’est la vraie joie de la FIDÈLE ÉPOUSE, de suivre son Bien-Aimé, soit emmi le parterre fleuri des consolations savoureuses, soit au champ et au travail de l’action, soit au doux repos du midi sur la sacrée poitrine; ou dans sa sainte et nuptiale couche, par une douce contemplation; ou sur la montagne dure, âpre, épineuse et amère de la myrrhe, je veux dire des dérélictions, ténèbres et amertumes qui arrivent quelquefois aux âmes les plus aimées de Dieu. Bienheureuses serons-nous, mes trèschères filles, si nous nous tenons fermement attachées à l’Époux, ne sortant point du lieu où il nous a mises, en son cabinet, pour nous communiquer sa bonté et tout ce qui est de lui. Ne cherchons point d’autre passe-temps, d’autre repos, ni d’autre joie que celle-là, car aussi bien hors d’elle nous ne trouvons qu’ennemis, troubles, amertumes et tristesses.

.ENTRETIEN XXXIX (Fait le 21 novembre 1629) SUR LA PERFECTION, DE NOTRE INSTITUT ET SUR LA FIDÉLITÉ À LA GRÂCE.

La perfection de céans, mes chères Sœurs, n’est pas fondée sur les grâces extraordinaires en l’oraison, mais sur la solide vertu. Nos premières Mères et Sœurs n’auraient jamais voulu parler d’autre [chose] que de l’oraison; elles en faisaient de perpétuelles demandes à notre Bienheureux Père, et elles n’étaient pas bien satisfaites, parce qu’il leur répondait courtement, s’étendant sur les pratiques de la vertu véritable, auxquelles il portait tout à fait les âmes qu’il conduisait, plus que par toutes [360] autres voies, et bien qu’il eut vu les âmes gratifiées des plus su­blimes ravissements, s’il n’y trouvait un fond de véritable humilité, il n’en faisait point d’état.

Il aimait fort une âme courageuse, laquelle il voyait abso­lument déterminée au bien, quoi qu’il lui pût arriver, et ne voulait pas qu’on regardât aux goûts et aux plaisirs, ni aux dé­goûts et aux privations, mais il voulait que dans les douceurs comme dans l’amertume, on allât droit à Dieu par une remise humble et soumise aux divines dispositions sur nous, par l’exercice d’une sincère douceur de cœur et égalité d’esprit. Lorsqu’il rencontrait de telles âmes, il les chérissait fort, et pour mériter ses tendresses, je voyais qu’il ne fallait qu’aimer le bon plaisir de Dieu et sa sainte volonté sans se regarder soi-même, mais il ne laissait d’aimer les moins parfaites, et il tra­vaillait patiemment et doucement autour de ces âmes moins fortes.

Mes chères Sœurs, il y a des âmes qui, comme les lys, plantés profondément en la terre, ne portent que fort tard ; et d’autres, comme ceux qui sont moins enfoncés, portent de meilleure heure. Oui, mes chères filles, nous sommes fort enterrées en nous-mêmes, c’est pitié! nous ne portons guère de fruits, ni de fleurs que bien tard.Mais si nous sommes généreuses, peu en­racinées en notre propre terre, que nous ne prenions que par nécessité tout ce qui est de la nature, nous porterons des fruits beaux, bons et de bonne heure.

Dieu ne cesse jamais, tant il est bon, d’être autour du cœur de l’homme pour l’aider à sortir de lui-même, des choses vai­nes et périssables, afin qu’il puisse recevoir sa grâce et se don­ner tout à lui. Il appelle l’un par une prédication, l’autre par un exemple; celui-ci par une sainte lecture, ou par sa seule inspiration; d’autres par quelques afflictions. Enfin, il présente sa grâce à chacun suffisamment et très-abondamment pour le salut, et pour l’avancement et progrès en la perfection. [361]

Notre Mère la Sainte Église, détermine très assurément que jamais la grâce ne nous manque, ni ne nous quitte, que nous ne la quittions. Ce bon Dieu nous attend en patience dans nos délais, il nous appelle incessamment, bien que nous ne lui répondions pas; il frappe à la porte même du cœur qui lui est fermée. À cette heure que je vous parle, combien pensez-vous qu’il y ait des âmes que sa grâce gagne, et qui sont destinées au salut éternel, étant encore embourbées dans de grands péchés? Notre-Seigneur les voit dans leurs crimes, il les regarde, il les patiente, il les inspire, enfin, il les retire parce qu’elles coopè­rent à sa grâce, bien qu’elles se soient mises en grand danger, différant leur coopération; l’Esprit de Dieu s’en va, se retire, quand nous ne le recevons pas, et que nous le refusons. L’Écriture le témoigne en plusieurs endroits : lorsque l’Époux eut fort prié son Épouse de lui ouvrir la porte, et qu’elle continua ses excuses, cet Amant sacré passa, et elle ne le trouva plus lors­qu’elle se ravisa de lui ouvrir. Mes chères Sœurs, lorsque nous nous sentons pressées de sortir d’un péché, de quitter une im­perfection, de nous relever d’une négligence, d’acquérir une vertu, de nous avancer fortement à la perfection du divin amour, alors, l’heure est venue pour nous, levons-nous promptement, accourons au divin Époux, acceptons sa grâce, profitons de son inspiration, c’est le temps de notre délivrance, ne différons point, accourons, accourons sans délai, autrement il se dépi­tera et s’en ira.

Il me vient une similitude sur ce sujet, qui est un peu de ré­création, mes chères filles. Je me souviens que Monsieur de Chantal aimait fort à dormir la grasse matinée; moi qui avais toute l’économie de la maison à mon soin, j’étais forcée de me lever matin pour donner tous mes ordres. Lorsqu’il commen­çait d’être tard, et que j’étais revenue dans la chambre, y fai­sant assez de bruit pour l’éveiller, afin qu’on dise la messe à la chapelle, pour faire après les affaires qui restaient, l’impatience [362] me venait; j’allais tirer les rideaux du lit en lui criant qu’il était tard, qu’il se levât, que le chapelain était habillé et qu’il allait commencer la messe ; enfin, je prenais une bougie allumée, et la lui mettais sous les yeux, et le tourmentais tant, qu’enfin je le faisais quitter son sommeil et sortir du lit. Je veux vous dire, par ce petit conte, que Notre-Seigneur fait de même avec nous nous ayant attendues et patienté longtemps, et voyant que par des moyens généraux nous ne sortons point de nos imperfections, il s’approche plus près de nous, il tire le rideau lui-même de quelques difficultés, il nous apporte sa lumière jusque sur les yeux, nous sollicite et nous presse si fort, que souvent il nous contraint, comme par une douce violence, de nous lever; et lorsque nous sentons ses traits, que nous avons sa lumière, mes Sœurs, il faut lui obéir, nous lever promptement et sortir de nous-mêmes, autrement il s’irritera, s’en ira et nous quittera. C’est le malheur des malheurs lorsque Dieu retire ses inspirations. Hélas ! il le fait pourtant après avoir bien attendu, il le dit lui-même : J’ai été de longues années après ce peuple, mais il ne m’a point voulu ouïr, elfe jure pour cela qu’il n’entrera point en mon repos.

Oh! Dieu, mes filles, lorsque par notre négligence nous laissons de profiter de ces précieuses et divines inspirations, craignons très justement de ne trouver plus le temps propice de le ravoir. Le même Seigneur a dit : Un temps viendra que vous me chercherez et ne me trouverez; vous m’appellerez et je ne vous répondrai point. Et pourquoi, Seigneur? Parce que, lorsque je vous ai cherchés et recherchés, demandés et redemandés, vous ne vous êtes pas laissé trouver, et que vous ne m’avez pas voulu répondre. Je me suis montré à vous, et vous ne m’avez point voulu voir, maintenant je vous rendrai la pareille. Correspondez, mes chères filles, à ces divins attraits quoiqu’il nous en coûte. Le ciel souffre violence, et les forts le ravissent. Il se faut vaincre et surmonter fortement, et lorsque Dieu nous appelle, le suivre [363] fidèlement et humblement, opérant l’œuvre de notre salut avec crainte et tremblement, puisque le chemin qui conduit à la vie est si étroit, que peu de personnes y entrent bien comme il faut. Pour y bien marcher, il faut agir, souffrir et soutenir, puisque nous ne sommes en cette vallée de larmes que pour fatiguer et endurer, pour souffrir et non pour jouir; pour combattre et non pour nous tenir en repos. L’Église de Dieu, Épouse de Jésus-Christ, est appelée militante, c’est-à-dire souffrante, combattante, guerrière. Tous les fidèles sont les membres de cette Église, il faut donc que ces membres fidèles soient tous soldats combattants, forts et vaillants, pour vaincre les trois ennemis communs de tous.

Or, pur les deux premiers, le démon et le monde, ils ne nous font pas grande peine, ni ennui; ce n’est que ce nous-mêmes qui nous tourmente et qui est notre grand ennemi, sur lequel les deux autres se reposent, parce qu’ils savent que le plus fier ennemi de l’homme est en lui-même. J’aime fort, mes Sœurs, ce mot de saint Bernard qui dit : Ce corps que tu vois, tu crois que c’est toi-même, et il n’en est rien, parce que ce n’est qu’un sac de corruption, une pâture pour les vers, et néanmoins le trop d’amour pour une chose si vile nous retarde bien souvent au chemin de la vraie vertu. Ce corps est ce faux nous-mêmes, tout rempli de rébellions, de passions mauvaises, habitudes vicieuses, de propres recherches, et comme il tend toujours en bas, il tire, s’il peut, l’âme après soi; et, si l’on n’a bien l’éveil à le mortifier, pour saint que l’on soit, l’on fait des faux pas en cet endroit, parce qu’on sent toujours quelques rébellions et contrariétés en la partie inférieure. Ces ermites hypocrites qui ont voulu soutenir le contraire, ont été condamnés par l’Église; et, à la vérité, je ne sais aucun saint qui n’ait eu besoin de faire attention à mortifier le corps. En quelle manière notre Bienheureux avait-il acquis ce grand empire sur lui-nième, pour ne craindre ni froid, ni chaud, ni aucune incommodité, [364] sinon en ne laissant passer aucune occasion de se mortifier, ce qui a paru si éminemment dans la patience merveilleuse qu’il exerça dans sa dernière maladie.

Enfin, tant que nous serons vivantes, nous aurons besoin de bien combattre ce nous-mêmes. Je trouve que c’est une grande bassesse d’être attachées à nos corps, nous qui goûtons les plus doux et purs plaisirs d’esprit, et qui sommes destinées à vivre d’une vie toute d’esprit. Le corps n’est rien, nous le voyons bien, dès que l’âme en est sortie, ce n’est plus pour nous qu’un objet d’horreur; et, néanmoins, ce n’est que la mort qui le ré­duit dans l’état où il devrait être. [Pendant la vie] il ne devrait avoir de mouvement que par le commandement de la raison, tout ainsi qu’un cadavre ne se meut, comme disait le bon saint François d’Assise, que par autrui, et non de lui-même. Tâchons donc de nous bien mortifier, mes Sœurs, d’assujettir le corps à la raison, et non la raison à lui-même. À quel prix que ce soit, acquérons la vraie vertu ; mais ne nous appuyons pas, en cette entreprise, sur nos propres forces, ains jetons notre confiance en la bonté divine, qui nous soutient en tout.

.ENTRETIEN XL SUR L’ESPRIT D’HUMILITÉ CARACTÈRE DISTINCTIF DE NOTRE INSTITUT.

L’excellence de l’esprit de notre Institut consiste en l’amour de l’humilité, vileté et abjection : quand cette humilité défau­dra, notre excellence manquera. Pour être vraie fille de la Visi­tation, il faut être vraiment humble, mépriser l’honneur et esti­mer le mépris.

Quand Dieu trouve dans une âme un entendement anéanti [365] il lui fait de grandes grâces, et lui communique des lumières et faveurs fort spéciales; voire même, que cet anéantissement est l’une des plus grandes grâces qu’une âme puisse recevoir. Si nous avions les yeux bien ouverts, et le goût intérieur bien disposé pour savourer les fruits de l’humilité et anéantissement, nous serions dans un continuel bonheur ; puisque c’est cela seul qui peut nous rendre riches et agréables devant Dieu, aux yeux duquel tout ce qui n’est pas vertu n’est rien.

Le vrai esprit de l’Institut, mes chères filles, n’est autre que celui de Notre-Seigneur, vraiment humble, vraiment simple, droit, sincère et joyeux, dans la sainte innocence et liberté.

Il n’y a que les humbles qui glorifient et honorent Dieu comme il faut, parce que, reconnaissant que d’eux-mêmes ils ne sont rien et ne peuvent rien de bon, ils rendent à Dieu l’honneur et la gloire de tout ce qu’ils font de bien, connaissant et confes­sant qu’il est la source et l’origine de toutes grâces et vertus. Dieu se plaît à faire de grandes choses par les âmes humbles, mais vraiment humbles de cœur.

Toutes les filles de la Visitation sont obligées par leur voca­tion, de chercher, en tous leurs exercices, leur humiliation et abjection ; et Dieu ne favorise que les âmes humbles et qui se confient entièrement en lui. La plus grande abjection et vileté qui puisse être en une âme, après le péché, c’est d’être sans vertu.

L’humilité et la charité sont les mères des vertus : l’une nous abaisse jusqu’au néant, par la propre connaissance de ce que nous sommes; et l’autre nous élève jusqu’à l’union de nos âmes avec Dieu; toutes les autres vertus suivent ces deux-là, comme les poussins, leur mère.

L’humilité est une précieuse monnaie pour acquérir le ciel. Il n’y a point de perfection sans humilité, et nous avons autant de degrés de perfection que nous en aurons en l’humilité et non plus. [366]

La vertu se cache aux yeux de ceux qui l’ont, et se découvre à ceux des autres. Le moyen de posséder la paix intérieure, c’est d’avoir une véritable et très sincère humilité, car le vrai humble n’a rien qui lui fasse peine.

L’humilité de cœur n’est autre chose qu’une véritable connaissance que nous ne sommes rien, que nous ne pouvons rien, et désirer d’un vrai désir que les autres nous tiennent et traitent comme telle, c’est cela qui s’appelle humilité de cœur, laquelle fait encore que nous nous anéantissons en tout, sans exception, et que nous nous estimons toujours mieux traitées et plus estimées que nous ne méritons.

Nous sommes d’autant plus saintes que nous sommes plus humbles, et non pas plus; et si nous portons peu de fruits, c’est parce que nous ne nous anéantissons pas assez en . Cependant, si l’homme ne se mortifie et ne se fait violence, il ne portera jamais le fruit de la volonté de Dieu en soi.

Mes filles, nous devons regarder l’éclat de notre Institut et l’estime que l’on en fait, non en nous, mais en Dieu, d’où il provient, et ne nous jamais départir, pour tout l’éclat du monde, de l’amour de notre petitesse, vileté et abjection. C’est une chose grandement mauvaise, en une âme religieuse, que l’amour de sa propre réputation, et la crainte que quelques grains d’icelle ne nous en soit ôtés, parce qu’il faut être totalement abandonnée à la Providence de Dieu, sans la permission de laquelle rien ne nous saurait arriver, car l’essence de l’humilité consiste à avoir une volonté entièrement soumise à celle de Dieu.

L’accusation franche de soi-même [de ses fautes] est une des plus vraies marques de l’humilité en une âme, comme, au contraire, l’excusation de ses fautes et manquements est le signe évident d’un très grand orgueil. Il est impossible d’avoir la paix, au moins une vraie paix intérieure et de vertu, que par le moyen de l’humilité sincèrement pratiquée. Par l’humilité, [367] l’on surmonte toutes les tentations. O humilité! fondement de toutes les vertus; humilité, sans le fondement de laquelle nulle vertu ne saurait subsister! Enfin, mes Sœurs, l’humilité est la princesse et la reine de toutes les autres vertus. Je désire que nous soyons toutes des SAINTES, mais des SAINTES d’une très pure pureté, et d’une très profonde humilité.

L’amour de la propre estime est un casque et un plastron à l’âme, et qui l’empêche de pouvoir recevoir et d’être susceptible des traits de l’amour de Dieu.

.ENTRETIEN XLI SUR L’ABANDON A LA PROVIDENCE AUTRE CARACTÈRE DISTINCTIF DE L’ESPRIT DE NOTRE INSTITUT.

Oui, ma Sœur, c’est un vrai point de la plus haute et sublime perfection, que d’être entièrement remise, dépendante et soumise aux événements de la divine Providence. Si nous nous y sommes bien remises, nous aimerons autant d’être à cent lieues d’ici, qu’ici même ; et possible mieux, pour y trouver plus du bon plaisir de Dieu et moins de notre propre satisfaction. Il nous serait indifférent d’être humiliée ou exaltée, que cette main ou cette autre nous conduise, d’être en sécheresse, aridité, tristesse et privation, ou d’être consolée par la divine onction et dans la jouissance de Dieu. Enfin, nous nous tiendrions entre les bonnes mains de ce grand Dieu comme l’étoffe en celles du tailleur, qui la coupe en cent façons pour l’usage qui lui plaît et auquel il l’a destinée, sans qu’elle y apporte de l’obstacle; ainsi nous endurerions que cette puissante main de Dieu nous coupe, martèle, cisèle, tout comme elle veut que nous soyons faites, [368] pour être une pierre propre à parer son édifice, et les afflictions comme les délices ne seraient qu’une même chose, nous écriant, avec notre grand Père saint Augustin : Coupez, tranchez, brûlez, mon Seigneur Jésus-Christ; pourvu que je sois avec vous et que je vous possède, je suis content!

Mes Sœurs, ne parviendrons-nous jamais à la totale destruction de nos sentiments humains et à la ruine de la prudence humaine, pour voir, d’un œil pur, d’une vraie foi, la beauté et bonté des afflictions, des souffrances, des pressures de cœur, des dérélictions et maladies? Le monde ne s’attache qu’à l’écorce, et ne va pas jusqu’à voir la mœlle cachée sous la douceur de la croix ; il ne voit que l’écorce, qui paraît rude et fâcheuse ; mais il ne pénètre point jusqu’au-dedans, où l’on goûte plus de plaisir, si l’on aime bien Dieu, que l’on n’en trouvera jamais dans la jouissance des faux et vains contentements, que le même monde peut donner. L’esprit humain voit une personne délaissée, persécutée et mortifiée ; il la croit misérable et pleurerait volontiers de compassion sur elle, quand il voit que la créature l’a comme rejetée ; mais, s’il discernait et pénétrait la douceur que Dieu fait trouver à cette âme dans l’humiliation, il aurait de l’envie du bonheur qu’elle possède d’être admise à l’honneur de la divine familiarité.

C’est un grand trait de la divine Providence, quand elle permet l’infidélité de la créature, et que des affaires su»èdent mal et contrarient quelquefois nos désirs, parce que tout cela oblige notre cœur, que Dieu a créé libre et désengagé, à aller se reposer en lui; ce pauvre cœur est si faible, que, s’il rencontrait toujours dans les créatures du contentement, il irait avec peine au Créateur. Les yeux de la chair ne voient pas bien cela, mais Dieu le voit pour nous ; il sait que la douleur et l’humiliation nous rendent conformes à son Fils, Notre-Seigneur Jésus-Christ. Mais pour nous, mes chères Sœurs, que la divine miséricorde a séparées du monde, qu’elle a retirées dans ce cloître pour nous [369] distinguer par tant de grâces et de bienfaits du reste des créatures, soyons toujours prêtes à faire et souffrir tout ce que Dieu veut de nous, ne disant jamais : C’EST ASSEZ de peines, de mépris et d’abnégation ; mais, ME VOICI, toute soumise et prête à faire votre bon plaisir. C’est vivre selon l’esprit, de parler de la sorte, et non selon les mouvements dela partie inférieure, qui n’entre point en participation dans cette façon d’agir si parfaite. C’est par cette voie que les vraies filles de la Visitation doivent marcher.

Le bon Job s’écriait sur son fumier : Que celui qui a commencé de m’affliger parachève seulement son œuvre en moi; j’y trouve mon plaisir, parce que je vois le sien dans mon extrême souffrance, et je bénis son saint Nom au milieu de cette rude épreuve. La vraie résignation consiste dans la pratique de cette merveilleuse patience, et à bénir Dieu de ce qu’il nous a ôté, comme de ce qu’il nous a donné. II faut vous avouer la vérité, mes chères Sœurs, j’aurais bien de la sainte joie de vous voir toutes bien abandonnées au bon plaisir de ce grand Dieu, et soumises à sa divine Providence. Notre Bienheureux Père me disait un jour, que c’était là le rendez-vous unique de notre cœur, que nous n’en devions point avoir d’autre.

La grande besogne que nous trouvons en nos règles et la perfection angélique à laquelle cet Institut doit aspirer, ne consistent pas à une grande multiplicité d’actes et œuvres pénales, beaucoup estimés du vulgaire ; mais elle nous conduit à la perfection de l’esprit, toute cachée en Dieu. C’est là notre excellence, de voir la volonté de Dieu en toutes choses et la suivre. Cette vie cachée nous conduit à l’union divine, à la séparation de toutes les choses créées et à une parfaite pureté de cœur, qui plaît infiniment à Dieu ; il ne nous a ainsi cachées que pour nous faire vivre de Lui et en Lui. Faisons donc de notre douce clôture un paradis en terre, et de nos cellules, le séjour de l’Époux; rendons tout notre monastère le lieu de ces délices, et [370] le midi de son amour pour y venir reposer. Nous le pouvons par sa grâce ; ayons seulement un grand courage et nous obtien­drons cette faveur, en observant nos règles exactement, en faisant toutes nos actions dans une profonde, sincère et franche humilité, vivant dans la parfaite abnégation de nous-même et dans une pauvreté dépouillée de tout, ne vivant, respirant ni aspirant que pour ce céleste Époux de nos âmes. Aimons tendrement et également nos chères Sœurs, et servons NotreSeigneur d’un esprit joyeux et content dans l’état de notre vocation, vivant enfin paisibles et tranquilles sous les ailes de sa divine Providence, qui prend tant soin de nous. Sa grâce ne nous manquera jamais, soyons-lui fidèles ; suivons ses attraits, et Dieu bénira de sa grande bénédiction, nous et nos desseins.

.ENTRETIEN XLII SUR TROIS MOYENS PROPRES A MAINTENIR L’ESPRIT DE NOTRE INSTITUT : L’UNION AVEC DIEU, LE SUPPORT, ET LA CORRECTION FRATERNELLE.

Ma fille, je vous remercie de la demande que vous me faites au sujet du zèle que nous devons avoir chacune en particulier, et toutes en général, pour maintenir l’esprit de notre Institut ; c’est tout juste ce que j’ai pensé ce matin de vous recommander.

Ce zèle est extrêmement nécessaire pour conserver l’esprit de la Visitation en une grande pureté et intégrité de vie, les unes envers les autres. Il consiste en trois points : le premier est de s’unir avec Dieu, et pour cela être bien exacte à l’observance et aux vœux que nous lui avons faits, de vivre selon les Règles de saint Augustin et les Constitutions de Notre-Dame de la Visitation ; car il faut avoir ce zèle, premièrement pour soi, avant [371] que de l’exercer sur les autres. Il y aurait danger de s’oublier soi-même, voulant perfectionner les autres. Nous devons donc travailler toute notre vie à l’acquisition des vertus propres à notre Institut : ces vœux, que nous avons faits à Dieu de vivre selon nos règles, nous obligent à n’avoir qu’un cœur et une âme en Dieu. Il faut que nous regardions si nous aimons autant le bien fait à nos Sœurs qu’à nous-même; si nous sommes bien aises quand nous les voyons vertueuses et estimées; si nous avons un grand déplaisir de leur voir faire des manquements, et si nous les voudrions cacher, afin qu’on ne les vît pas : voilà le zèle qu’il faut que nous ayons pour notre particulier.

Le deuxième, c’est le support les unes des autres, en nos défauts et imperfections ; et, lorsque nous en voyons commettre à nos Sœurs, nous nous devons humilier devant Dieu et prier pour elles, croyant que nous en faisons d’autres plus grandes, qui nous sont inconnues, et que, si l’on nous connaissait, on aurait bien de la peine à nous supporter; voici un exemple comme il faut pratiquer ceci. Une fille a une charge de grand tracas : une Sœur vient lui demander quelque chose, elle lui répond un peu sèchement; celle qui est ainsi reçue doit grandement excuser sa Sœur, et croire que c’est sa grande occu­pation qui la fait parler de la sorte. Néanmoins, l’autre, s’aper­cevant de ce défaut, doit demander pardon à celle à qui elle a dit ces paroles sèches, et la Sœur à qui elle demande pardon se doit grandement humilier et dire en elle-même : Hélas! mon Dieu, ma Sœur n’a point de tort, et elle s’humilie si fort en mon endroit!... C’est en ces occasions où l’on doit pratiquer le support, bien que chacune doive en son particulier tâcher de faire son devoir.

Le troisième, c’est d’avertir des manquements que nous voyons faire à nos Sœurs. Mais il faut que ce soit avec beau­coup de charité et d’humilité; car, si on manque de ces vertus, les avertissements nuisent quelquefois plus qu’ils ne profitent ; [372] il se faut bien garder de les faire avec ressentiment contre les défaillantes, pour décharger son cœur.

Pour moi, je crois que si j’étais avertie d’une chose que je n’aurais pas faite, je n’en parlerais jamais, et n’irais point dire mes raisons à la supérieure, car cela est fort contraire à l’humilité que Dieu requiert des filles de la Visitation, qui ne doivent chercher que l’humiliation. Enfin, mes chères Sœurs, notre gloire doit être de nous voir petites, basses, abjectes et méprisées, si nous voulons ressembler au Fils de Dieu, qui s’est humilié jusqu’à la mort de la croix. Humilions-nous de ce que, après toutes ces grandes leçons, nous ne sommes pas encore saintes; et si, après avoir supporté patiemment une humiliation, nous pensions avoir rendu quelque grand service à Dieu, il se faut bien garder de cette vaine complaisance, et s’en détourner si elle se présente à nous.

.ENTRETIEN XLIII SUR LE DÉTACHEMENT DES CRÉATURES, ET SUR LE ZÈLE POUR LA PERFECTION DE NOTRE INSTITUT.

Mes chères filles, il faut avoir bon courage, et nous bien disposer pour recevoir la dernière bénédiction de Notre-Seigneur, qui nous dit : Pax vobis. Il nous laisse sa paix, son amour et son union il s’en va au ciel; envoyons notre cœur après lui, surtout durant cette sainte octave, et jusqu’à la Pentecôte, pour imiter Notre-Dame et les Apôtres, qui se tinrent tous ensemble en oraison dans le Cénacle, pour se préparer à recevoir le SaintEsprit ; humilions-nous grandement, et nous détachons de toutes choses. [373]

Si l’attache qu’avaient les Apôtres à la sacrée humanité de Notre-Seigneur leur servait d’obstacle pour la descente du Saint-Esprit sur eux ; car il leur dit : Si Je ne m’en vais, le Consolateur ne viendra point à vous ; il est donc expédient que je m’en aille, quel empêchement, je vous prie, ne nous apportera pas l’attache et l’affection que nous avons aux choses caduques de cette vie, aux créatures et à nous-mêmes? Rompons donc avec tout ce qui n’est point Dieu : faisons en sorte que nous puissions nous voir toutes en cette félicité immortelle; et je vous assure que si nous accroissons la gloire accidentelle de notre Bienheureux Père en cette vie, il nous aidera bien pour avoir notre gloire essentielle en l’autre. Après Dieu, c’est de lui que nous tenons notre bonheur, et tout ce que nous avons, car sa divine Majesté s’est servie de lui pour nous dresser notre chemin et la voie que nous devons suivre pour parvenir au paradis. C’est notre Moteur et Patron qui nous touche et excite à suivre ses traces. La divine Sapience avait mis en lui toutes les grâces et lumières nécessaires pour notre conduite, et celle de tout l’Institut.

Il dit aussi dans l’une de ses lettres, que la supérieure n’est pas mise en charge pour faire des nouvelles règles, ni pour introduire d’autres coutumes; mais pour y maintenir celles qui y sont établies, et faire observer tout ce qui dépend de l’Ordre.

O, mes filles, qu’il faut avoir de zèle pour ce regard, surtout vous autres, qui avez l’honneur d’être filles de ce premier monastère d’Annecy, et mères de celles qui viendront après vous. Vous êtes celles qui avez reçu les prémices de l’esprit, de sorte que si quelques-unes de nos maisons tombaient dans le relâchement, et ne se tenaient pas à l’observance, quand bien même elles seraient au bout du monde, il faudrait que nonseulement les supérieures de céans, car c’est peu de chose qu’une créature, mais aussi tout le chapitre, s’efforçassent d’y [374] remédier, en écrivant ou faisant écrire au nom de la commu­nauté et du chapitre, à l’évêque du lieu, où est le couvent, pour le convier et le prier très humblement., au nom de Dieu, de mettre ordre à ce qu’on se redresse et remette au train de l’ob­servance. Si tout cela ne sert de rien, il faut employer les per­sonnes de crédit auprès du Prélat, comme le grand vicaire et le Père spirituel, sinon il faut recourir au. Nonce apostolique, ou à Sa Sainteté, sans épargner chose quelconque, jusque même à vendre le calice de l’église, s’il en était besoin.

Comment, mes Sœurs ! vous envoyez des filles ici et là établir des maisons, et vous n’en auriez point de soin ? Certes, si quelqu’une d’entre vous n’avait pas cette affection, ce zèle, et ce courage, je la voudrais mettre dehors. Mon Dieu ! il se faudrait faire crucifier pour la conservation de l’Institut ! Que nous laissions déchoir ce que notre saint Fondateur a si sainte­ment institué avec tant de peines et de labeurs ! Oh ! qu’il s’en faut bien garder ! Mais, vous me dites que peut-être les monas­tères le trouveront mauvais, et ne voudront pas souffrir que nous nous mêlions de leurs affaires, surtout là où il n’y a point de filles de céans.

Non, ne faisons pas tant de réflexions allons avec simplicité et humilité, faisant ce qui est de notre devoir, ne déférant, ne cherchant, en tout et partout, que la plus grande gloire de Dieu, et tout ira bien pour nous. Si les autres ne font pas leur devoir, ne déférant pas assez à cette maison, à ce qu’ils lui doivent, ne l’honorant et ne la respectant pas tout particulière­ment, véritablement, ils auraient très grand tort, et déplairaient fort à Notre-Seigneur, lequel requiert cela d’eux.

Mais, dites-vous, si la supérieure d’Annecy, ni la plupart des Sœurs, ains seulement quelques-unes, le font, comment faudrait-il faire? Il faudrait que celles-ci tinssent bon, pour attirer les autres, et qu’elles le dissent à la Mère avec humilité et respect, et si elle n’en veut tenir compte, elles se doivent adresser à [375] l’Évêque, ou au Père spirituel. Néanmoins, il faut bien savoir les choses au vrai, avant que d’en venir là.

Il faut que les filles de la Visitation, surtout celles de céans, soient merveilleusement passionnées et affectionnées à toutes les observances qui sont écrites et de coutume, demeurant fermes en cela, sans jamais fléchir, ni à droite, ni à gauche, se gardant des nouveautés, et de dire seulement une syllable de plus ou de moins, tellement que quand on viendrait leur dire : Vous ne faites pas bien telle chose ; on ne chante pas les litanies le jour de la Toussaint, à cause de l’Office des morts; il faut qu’elles répondent, mais hardiment : Nos Règles, Constitutions, Coutumier et Coutumes portent que nous le fassions ainsi, et que nous chantions les litanies ce jour-là ; nous désirons de nous tenir à cela, et n’en point déprendre. Oh! si l’on nous disait : Vous n’êtes point modestes, il le faudrait bien recevoir, et s’en amender. Notre saint Fondateur dit que « quand bien même tout le monde décherrait de la foi, et que nous serions toutes seules, nous devons demeurer inébranlables et constantes à merveille, sans recevoir aucun chancellement. » De même, quand il arriverait que tout notre Ordre serait bouleversé, qu’il n’y aurait plus une Sœur qui ne voulût rien en observer, que nous restassions toute seule, il faudrait demeurer immobile, demeurant entre les bras de l’exacte observance, sans jamais nous en départir.

Quand les séculiers louent et exaltent notre Institut, il faut répondre fort humblement : nous sommes les dernières venues en l’Église de Dieu; il nous faut bien tenir notre place, mes chères filles. L’excellence de notre Ordre consiste en l’amour de la bassesse et petitesse. Nous avons de vrai beaucoup de moyens, en notre manière de vie, pour parvenir à une trèsgrande et sublime perfection ; mais l’importance est de les bien pratiquer, selon les occasions.

Quelle est l’excellence de notre Institut? dites-vous, ma [376] chère fille. Notre excellence consiste, comme j’ai déjà dit, en l’amour de l’humilité, petitesse et bassesse. Tenons-nous donc bien pour ce que nous sommes; puis, de se préférer aux autres, il s’en faut bien garder. Or, nous avons le petit Office à perpétuité, grâce à Notre-Seigneur, lequel je supplie nous vouloir octroyer la perpétuité de l’observance. Véritablement, nous sommes bien obligées de remercier sa divine Bonté de ce grand bénéfice, et de faire tout notre possible pour dire ce divin Office avec toute la révérence, dévotion et attention requise. O Dieu! quel bonheur pour nous, de réciter jour et nuit les louanges de la Vierge ! nous devons donc nous en acquitter dignement. Je voudrais bien que nous dressassions nos cœurs vers elle, et que nous essayassions d’entendre quelque chose de ce que nous disons, car, mon Dieu ! ce cantique du Magnificat, y a-t-il rien de plus beau et de plus ravissant?

.ENTRETIEN XLIV SUR L’ESPRIT DE NOS RÈGLES, SUR TROIS POINTS QUI DOIVENT SERVIR DE FONDEMENTS A LA VERTU DES NOVICES, ET SUR LE PROFIT A TIRER DE SES MANQUEMENTS.

L’esprit de nos règles, nos chères Sœurs, est, comme vous avez souvent ouï-dire, un esprit de douceur et d’humilité et d’une totale dépendance de notre volonté à celle de Dieu, et voici en quoi en consiste la pratique. Il faut avoir une grande douceur dans la charité, et une humilité véritable dans sa simplicité, avec une totale dépendance de la Providence divine. Nous pratiquons la douceur en nos conversations, en nous supportant en nos défauts et infirmités. [377]

La charité s’exerce à ne point renvoyer les filles pour des difformités corporelles, à compatir aux maux et peines de nos Sœurs, et à les excuser en nous-même, quand nous leur voyons faire quelque manquement. La vraie marque de l’humilité, c’est quand elle produit la soumission et l’amour à son abjection, soit qu’elle vienne de notre côté ou de celui de nos Sœurs, c’est-à-dire, soit qu’elle vienne de nos imperfections, ou que l’on n’ait pas bonne opinion de nous. L’humilité nous rend simple à l’obéissance, et soumise à la volonté de Dieu en toutes sortes d’événements. La simplicité entre nos Sœurs bannit les détours dans nos actions, et ne nous fait point user de finesse les unes envers les autres; mais quand nous voulons savoir quelque chose, nous dirons simplement et franchement à une Sœur : J’ai envie de savoir telle chose de Votre Charité.

La simplicité envers Dieu consiste à ne chercher que Lui en toutes nos actions, soit que nous allions à l’Office, soit que l’on nous ordonne d’aller au réfectoire, et puis à la récréation ; allons partout pour chercher Dieu et pour obéir à Dieu. Dans toutes nos œuvres intérieures et extérieures, ne cherchons qu’à plaire à Dieu, et à nous avancer en son amour et dans cette simplicité d’esprit. Tenez-vous à la présence de ce grand Dieu, soumise et attentive à son amour, et cette attention est suffisante et efficace pour redresser toutes nos actions et intentions ; mais, aux œuvres de grande importance, il est bon de les redresser souvent.

Il faut avoir une grande fidélité à bien pratiquer le Directoire des exercices spirituels, surtout celui qui regarde la droiture d’intention ; et pour ce que j’ai dit, que la simplicité d’esprit à se tenir à la divine présence est suffisante, c’est pour les âmes qui sont déjà fort avancées et que Dieu occupe et attire luimême, par sa grâce, dans ce chemin de l’amoureuse simplicité.

La soumission à la volonté de Dieu gît en deux points, qui sont la volonté : signifiée et la volonté du bon plaisir. La volonté [378] signifiée sont les Commandements de Dieu et de l’Église, nos Règles et Constitutions, avec les obéissances qui nous sont don­nées par les supérieurs. La volonté du bon plaisir se doit regarder en toutes sortes d’événements, soit qu’on nous mor­tifie, qu’on nous mésestime, qu’on nous afflige, ou que l’on souffre ; comme lorsqu’on nous aime, qu’on fait état de nous, qu’on nous console, et que tout seconde nos souhaits : dans tous ces états nous devons également aimer et adorer ce divin bon plaisir. Même en nos fautes, après avoir rejeté le péché commis, nous devons regarder la volonté de Dieu en l’abjec­tion qui nous en revient.

Non, mes filles, vous ne faites point de mal en commettant quelque manquement par ignorance, et avec bonne intention; parce que, où il n’y a point de volonté et d’intention, il n’est point de péché, et Dieu même coopère à l’action, ce qu’Il ne ferait pas en l’intention si elle était mauvaise. De même un exécuteur de justice ne fait point de mal de tuer un homme condamné à mort, s’il ne le fait mourir que parce que les juges le lui ordonnent; de même aussi les soldats qui combattent pour leur prince, contre les infidèles, bien loin de commettre le péché, en tuant, méritent beaucoup, en exposant leur vie pour la foi, et pour l’obéissance due à leur souverain.

Mes chères Sœurs novices, vous me demandez quels sont les premiers fondements sur lesquels vous devez établir votre vertu? Je veux bien volontiers vous le dire, et vous en donner trois seulement.

Le premier fondement qui doit être la vertu des novices, c’est la sainte et amoureuse crainte de Dieu, c’est-à-dire qu’elles doivent avoir une ferme résolution de ne jamais offenser la bonté divine, à escient, et volontairement. Le deuxième, c’est l’amour à leur vocation qui doit procéder d’une grande recon­naissance de la grâce que Dieu leur a faite, de les avoir retirées du monde et des occasions de l’offenser, y ayant laissé tant [379] d’autres qui eussent mieux fait leur profit de ces grâces que nous. Le troisième, est la reconnaissance de notre néant, car si Dieu nous ôtait ses grâces, que ferions-nous? et s’il nous ôtait la vie qu’il nous a donnée, que deviendrions-nous?

Cette humilité fera que nous ne nous troublerons point de voir que nous commettons souvent des fautes, mais que nous regagnerons par humilité ce que nous avons perdu par infidé­lité. Voyez-vous, mes Sœurs, quand nous manquerions vingt-quatre fois le jour, pourvu que nous ne nous troublions point et fassions toujours résolution de nous amender, de nous en humilier devant Dieu, de ne point fuir l’abjection qui nous en revient, et de ne point couvrir notre faute, c’est un moyen plus assuré pour arriver à la perfection que la fidélité constante. J’ai connu une âme qui a fait un avancement incroyable par cette voie-là.

Quelles sont les deux ailes de la vie spirituelle? dites-vous encore. C’est un grand amour à l’oraison et une grande affec­tion à la mortification; une fidélité grande à nous bien occuper à la première, et une constance inviolable à nous exercer en la seconde. L’oraison ne va point sans la mortification ; l’amour de l’oraison s’étend encore au recueillement, et à se rendre atten­tive aux prédications, aux lectures de table, aux assemblées, et toutes les fois qu’on parle de Dieu. Pour la mortification, elle s’étend à ranger et dompter nos passions sous la domina­tion de la raison, et à mortifier les affections de notre cœur et toutes nos inclinations, à retrancher toutes sortes de réflexions, et à dire, à l’imitation de Notre-Seigneur : Je ne suis pas venue ici pour faire ma volonté, mais celle du Père céleste; enfin c’est une bonne mortification que de bien pratiquer nos règles et constitutions. [380]

.ENTRETIEN XLV (Fait le 428 décembre 1625) SUR LE DOCUMENT DE NOTRE BIENHEUREUX PÈRE : NE DEMANDEZ RIEN, NE REFUSEZ RIEN, ET SUR LA REDDITION DE COMPTE.

Vous me demandez, mes chères filles, en quoi consiste la perfection intérieure de laquelle nous devons faire profession, et qui nous doit être en plus grande et singulière recommandation. Ma très chère fille, elle consiste en la pratique exacte du dernier document que notre Bienheureux Père nous a laissé, et qu’il nous a mille fois inculqué, et par ses paroles et par ses écrits. Comme un peu avant sa mort, ma sœur Marie-Aimée de Blonay, supérieure de Lyon, lui demanda : « Monseigneur, qu’est-ce que vous désirez qui demeure le plus engravé dans nos cœurs? — Il lui répondit : « Je l’ai déjà tant dit : NE DEMANDEZ RIEN, NE REFUSEZ RIEN. » Ainsi, mes Sœurs, on peut dire que cette sainte ordonnance est son testament pour nous, où il a abrégé tous les enseignements qu’il nous a donnés, et ses dernières intentions sur nous.

On peut dire, qu’à l’imitation de notre divin Sauveur Jésus, qui scella tous ses commandements par le doux précepte de la charité : Aimez-vous comme je vous ai aimés, qu’il donna à ses Apôtres dans sa dernière Cène, mon Bienheureux Père a fait ainsi, l’avant-veille de sa mort, scellant aussi tout ce qu’il nous avait appris, par ce document : NE DEMANDEZ RIEN, NE REFUSEZ RIEN. Mais je ne vois pas, mes Sœurs, que nous portions assez de respect à ce saint document; je 'n’en entends jamais parler,, je ne le vois guère pratiquer. Il y a bien deux ou trois mois que je fis dessein d’en faire le sujet du premier entretien, afin de vous en rafraîchir la mémoire. [381]

Dans les maisons de notre Institut où j’ai passé, j’y vois une ardeur non pareille dans cette sainte pratique ; on ne parle quasi d’autre chose, sinon : notre Bienheureux Père a dit : Ne demandez rien et ne refusez rien; et, céans, où son esprit doit régner tout particulièrement, l’on n’y pense presque pas ; et il n’y a pas une Sœur qui, en me rendant compte, m’ait parlé là-dessus, et dit qu’elle faisait attention à pratiquer ce dernier précepte de son Bienheureux Fondateur.

Vous dites, s’il en faut rendre compte? Oui-dà, ma chère fille, car nous y devons être grandement affectionnées, comme étant le moyen le plus important de notre perfection. Ce n’est autre chose qu’une parfaite indifférence, non seulement pour les choses extérieures, mais encore plus pour les intérieures ; ne désirant ni refusant les consolations, suavités, peines, sécheresses, désolations, délaissements, tentations; ne recherchant pas d’être aimée, estimée, ni d’être en cet état ou en cet autre ; d’aller par le chemin de celle-ci ou de celle-là; d’avoir de la satisfaction ou non, enfin, c’est ne vouloir chose quelconque que le bon plaisir de Dieu. Notre Bienheureux Père en faisait de même, ayant pratiqué par excellence ce saint document, car il disait : Je ne désire ni ne demande point de travaux et afflictions; mais je me contente de me tenir disposé à recevoir celles qui m’arriveront. De sorte que, s’il lui arrivait des persécutions et souffrances, il les endurait patiemment; s’il ne lui en arrivait point, il se tenait prêt, attendant celles que Dieu lui enverrait, contre lesquelles il fortifiait son cœur. Quelquefois, en se promenant tout seul, il pensait à part soi : Si on venait maintenant me dire des injures, faire tels et tels affronts et mépris, me mener au gibet pour être exécuté, comment te comporterais-tu ? Et ainsi, il s’armait contre les occasions, faisant ce que le Combat Spirituel enseigne ; car, encore qu’il allât fort simplement pour l’occasion, néanmoins, hors de là, il faisait bien quelques considérations, et il les conseille aussi. Certes, nos esprits font tou-[382]jours quelque chose, si nous ne les occupons en Dieu, ils s’occupent en des inutilités.

Croyez-moi, mes Sœurs, ceci sert beaucoup : je serais bien aise que nous le fissions quelquefois comme ce Bienheureux, nous représentant les difficultés, humiliations et contradictions qui nous peuvent arriver. Cela nous apporterait du profit, parce que, à l’occasion, nous serions plus fidèles et aurions plus de force, car nous nous ressouviendrions de notre détermination et des résolutions que nous avons faites pour bien employer ces rencontres, d’autant qu’il ne suffit pas d’être vaillantes en imagination; mais il le faut être principalement en l’exécution, comme était ce Bienheureux Père, lequel était si constant, si immobile, si ég-al à lui-même, et si invincible, que rien ne le pouvait ébranler tant soit peu. Il ne négligeait aucune occasion de pratiquer la vertu, pour petite qu’elle fût, mais l’employait fidèlement ; faisons de la sorte, mes chères filles, soyons fidèles comme lui, et bonnes ménagères, je vous prie. Si Dieu nous donne une petite occasion de souffrir, souffrons ; si, de patience, patientons; si, de nous humilier, humilions-nous; si, de nous soumettre, soumettons-nous; si, de pratiquer la douceur, soyons douces et débonnaires ; si, de nous mortifier, mortifions-nous; si, de charité, soyons charitables ; si, de support, supportons-nous; ainsi de toutes les autres vertus qui se rencontrent en notre chemin.

Vous me demandez si une supérieure disait ce que nous lui avons dit en rendant compte, nous le reprochant, et l’apprenant aux autres, qu’est-ce qu’il faudrait faire? O Dieu! si cela était, elle devrait être estimée indigne de cette charge et en pourrait être démise; mais, premièrement, il faudrait la faire avertir par sa coadjutrice ou par le Père spirituel, parce qu’il est certain qu’elle est obligée de garder, comme un secret de conscience, tout ce qui lui est dit en cette action de la reddition de compte. On peut le lui dire soi-même, avec le respect qu’il ne [383] faut jamais rabattre pour aucune chose, et ne pas conserver contre elle de la froideur et sécheresse de cœur. Mais savez-vous, mes chères Sœurs, il ne faut pas prendre des soupçons légèrement et sans de bons fondements. La supérieure peut quelquefois vous dire des choses pour vous mortifier et éprouver ; et, comme je vous ai dit autrefois, il ne faut pas obliger la supérieure à vous garder la fidélité du secret qu’en des choses qui le méritent, et non pas à tant de petites bagatelles que nous disons souvent nous-même à d’autres personnes; et, si ces mêmes choses viennent à se répéter, on se plaint de quoi la supérieure n’a pas gardé le secret, tandis que c’est vous seule qui l’avez publié. Il faut prendre bien garde à ceci pour ne pas former des plaintes injustes sur le procédé des pauvres supérieures. Dieu merci, jusqu’à présent, je n’en ai trouvé que de très-bonnes, et je crois qu’il est impossible qu’elles soient autrement, puisqu’elles sont choisies et faites par élection, ce qu’on ne fait pas à la légère et sans mùre considération. Néanmoins, il s’en pourrait trouver qui commanderaient à baguette, qui seraient rudes, turbulentes et fâcheuses ; si cela était, il faudrait le supporter doucement, embrasser cette mortification et tâcher d’en profiter.

Le grand saint Pierre, mes chères filles, était rébarbatif, mal poli, rude et peu civilisé. Notre-Seigneur ne laissa pas de le faire chef de son Église. Les Apôtres ne s’en plaignirent point, et ne laissèrent pas de l’honorer, estimer, et de lui obéir. Enfin, si Dieu permet que nous ayons une telle supérieure, c’est pour nous établir dans les vertus solides, pour que nous le servions plus purement et généreusement ; car, si bien nous sommes plus paisibles sous une qui sera bien douce et à notre gré, nous ne profiterons pas tant sous sa conduite que sous celle de l’autre, d’autant que sous la bonne, souvent tout s’en va en complaisances et vaines satisfactions. Il est bien facile d’être bonne, douce et soumise, lorsqu’on nous caresse, qu’on nous [384] supporte, qu’on s’accommode à nos humeurs, et condescend à nos volontés; mais il n’est pas si aisé d’être vertueuse lorsqu’on nous contredit, qu’on nous humilie, et mortifie souvent. Mes chères filles, il faut aussi dire qu’il se trouve parfois des infé­rieures si immortifiées, et si peu disposées à se laisser conduire, que la supérieure, n’ayant plus de liberté sur elles, est souvent contrainte de les employer à leur gré, à ce qu’elles veulent, et non à ce qui serait pour leur bien. …..

Non, il ne faudrait pas, pour aucune prudence humaine, laisser de dire à la supérieure tout ce qui regarde l’état de notre âme, crainte qu’elle suive nos inclinations et nos désirs, parce qu’il faut que la candeur, naïveté, et simplicité à se découvrir, surnagent toujours; lorsqu’une fille agit de la sorte, c’est une des meilleures marques pour faire connaître qu’elle prendra bien l’esprit de notre Institut, et qu’elle se rendra digne de sa vocation.

La première disposition pour bien rendre compte, n’est autre qu’une bonne volonté de se bien faire connaître à la supérieure, de lui bien découvrir nos sentiments, en lui disant nettement, franchement, -cordialement, tout ce qui se passe en nous, avec le plus de vérité, simplicité et humilité qu’il nous est possible. Mais la crainte vous empêche de vous déclarer, dites-vous? Il n’y a remède ; il faut avoir patience, puisqu’il n’y a là aucune malice. J’ai vu de grandes âmes, de nos premières Sœurs, les­quelles avaient un désir insatiable de bien pratiquer ce point qu’elles reconnaissaient être des plus importants pour leur per­fection. Elles venaient donc avec une ardeur et affection ex­trêmes, et, lorsqu’elles étaient devant moi, elles se mettaient à pleurer sans pouvoir me rien dire, parce qu’elles craignaient de n’avoir pas assez de temps, et me disaient qu’on m’appelle­rait pour d’autres choses, ou qu’on sonnerait aussitôt quelque exercice; or, cela était une tentation qui leur donnait bien de la peine. [385]

Or sus, mes Sœurs, vous me dites encore que notre Bienheu­reux Père dit que c’est une grande grâce de Dieu d’avoir de bonnes supérieures. Il est vrai, mes chères filles, mais il ne faut pas les demander comme ceci ou comme cela, ni moins refuser les unes que les autres, ains, les recevoir telles que Dieu nous les donne, et regarder toujours ce grand Dieu en leur personne. Nous sommes certainement de bonnes filles, comme je vous dis souvent, mais il faut devenir meilleures, puisque nous en som­mes capables, Dieu merci. Jusqu’à cette heure, vous vous êtes nourries de lait, et dans une vertu de coton, Dieu nous ayant traitées en faibles, ne permettant pas que nous ayons vécu sous des supérieures qui nous aient beaucoup exercées; mais, tenonsnous désormais bien disposées à tout ce que sa divine Bonté voudra faire de nous.

Vous voulez encore me dire que pour le document de notre Bienheureux Père de ne rien demander ni rien refuser, que l’on y pense bien, qu’on tâche de le pratiquer aussi, mais qu’on ne pense pas d’en rendre compte lorsqu’on parle à la supérieure. Il faut le faire, mes chères filles, car ce sont les principales affections, résolutions et dispositions que nous devons tâcher d’avoir, puisqu’enfin ce saint et dernier précepte de notre Saint Fondateur et Législateur doit faire toute notre attention, et doit être notre pratique mignonne. [386]

.ENTRETIEN XLVI (Fait en 1638) SUR LA REDDITION DE COMPTE ET LES AVERTISSEMENTS.

Vous désirez savoir si, à la reddition, on est obligé de dire tout à la supérieure, même les péchés secrets ? Je vous dirai, mes chères Sœurs, que notre Bienheureux Père disait que les plus sincères étaient les meilleures. Je sais qu’il témoignait de la joie quand quelqu’une de nos Sœurs lui disait : « Monseigneur, j’ai dit cela à notre Mère. » Néanmoins, pour les péchés secrets que nous avons commis contre Dieu et notre âme, il n’a jamais entendu de nous obliger à les dire ; je sais qu’il voulait que nous fussions en liberté de ne les pas dire, si nous ne voulions, et il n’y a rien dans l’Institut, ni en ses Écrits, ni enseignements qu’il nous a donnés, qui nous fasse voir que nous avons cette obligation. Ainsi, quand nous avons commis quelques péchés secrets, nous pouvons, sans scrupule, ne les pas dire à la supérieure, si nous n’avons pas besoin d’instruction sur cela, et que nous n’y retombions pas d’autres fois facilement. Quand Dieu nous fait la grâce de nous en donner de la contrition, et de nous en bien accuser au confesseur, cela nous doit suffire. Pour moi, je m’en contenterais, et ne le dirais pas à ma supérieure, si j’y avais trop de répugnance, et que je n’y eusse pas confiance, ni la force de me surmonter, et je crois que Dieu ne m’en diminuerait pour cela en rien de sa grâce, ni à celles qui feront de la sorte.

Ce serait une erreur de croire que l’on fût obligée de tout dire à la supérieure. Telle supérieure que l’on pourrait avoir [envers laquelle] il faudrait user de quelque prudence, et faire quelque considération, surtout pour ne lui pas dire toutes les [387] grosses pensées que l’on aurait contre elle ; car, si elle était immortifiée et imparfaite, elle s’en ombragerait peut-être, en sorte qu’elle contristerait cette pauvre Sœur qui les lui dirait, et l’humilierait et maltraiterait; en quoi elle ferait mal. Vous n’aurez pas toujours des supérieures qui soient soutenues de notre Bienheureux Père comme je l’ai été. Il y a des Sœurs, de son temps, qui m’ont dit des pensées du tout étranges qu’elles avaient eues contre moi ………

Il n’y a point de mal aux pensées qui sont contre la volonté; on en peut bien avoir contre Notre-Seigneur ; il ne faut donc jamais s’en étonner, pour mauvaises qu’elles soient. Ceux contre qui on les a, ne s’en doivent jamais offenser, quand on les leur dit, surtout quand on témoigne d’être marri de les avoir, et qu’on les dit avec douceur et humilité. Celle qui irait dire à sa supérieure les pensées qu’on a contre elle, pour se venger et satisfaire sa passion, et allant dire, par après, en esprit de gausserie : « Oh que je lui ai bien dit son fait !…… » cela serai bien odieux, et tout à fait mal et insupportable.

Si les Sœurs qui ont été sous la directrice la doivent avertir lorsqu’elles lui voient faire des manquements, dites-vous, chère fille ! Oui, vraiment, elles y sont obligées, tout comme à une autre. Elles doivent toute leur vie lui porter du respect, et avoir une grande gratitude envers elle, mais non pas, pour cela, manquer à la règle. Je n’approuve pas pourtant qu’aussitôt qu’une Sœur est dehors du noviciat, ou de dessous la conduite de la maîtresse, elle aille d’abord faire des avertissements; car cela ne serait pas de bonne odeur.

Pour ce que vous dites, si les Sœurs qui sont sous la directrice, surtout les jeunes professes, si elles lui doivent ou peuvent dire les fautes qu’elles voient commettre aux Sœurs de communauté? Nullement, ma chère fille, elles s’en doivent garder, et la maîtresse ne le doit pas souffrir, ni s’en informer; il les faut dire à la supérieure, puisque c’est elle qui doit y remédier ; [388] car, s’il suffit de faire connaître les défauts des Sœurs à une personne, pourquoi le fera-t-on savoir à deux ? Pour moi, si je pouvais empêcher que mes deux yeux vissent les défauts du pro­chain, je le ferais, et en fermerais un, afin de ne les voir qu’avec un seul. Quand un suffit, il n’est pas nécessaire de regarder avec les deux. Donc, mes Sœurs, il faut avoir un grand soin et une grande charité, pour couvrir les défauts du prochain, et ne les jamais faire savoir qu’à celles qui peuvent et doivent y remédier; par exemple : si une novice professe est aide d’une officière, et qu’elle voie que cette Sœur n’observe pas son directoire en sa charge, ou qu’elle fasse quelque autre man­quement contre l’observance, comme de dire des paroles inu­tiles, parler du monde, rompre le silence et autres semblables; quelle qu’elle soit, elle doit incontinent le faire savoir à la su­périeure, et se doit bien garder d’en faire rien connaître à la directrice. Elles lui peuvent bien dire les manquements de celles qui sont au noviciat, parce que c’est elle qui y doit apporter remède ; mais, les autres défauts qui se font par des Sœurs qui ne sont pas sous sa conduite, à quel propos, je vous prie, les lui dire? Que cela ne se fasse donc jamais, je vous supplie.

.ENTRETIEN XLVII SUR LA REDDITION DE COMPTE, ET SUR L’OBLIGATION DES SUPÉRIEURES DE GARDER LE SECRET.

Seigneur Jésus! et qui en doute que les supérieures ne soient obligées de garder le secret à leurs Sœurs, quand ce sont choses qui le méritent? car pour certaines badineries propres à dire en récréation, la supérieure n’est pas obligée à les tenir secrètes. [389]

Mais, quand ce sont des choses de conséquence, ou que les Sœurs ne désirent pas qu’on le sache, oh ! certes, si je savais une supérieure dans l’Ordre qui les révélât, je procurerais sa déposition ; et, si j’avais quelque crédit, elle serait démise, comme indigne et incapable de gouverner jamais, ne sachant pas tenir les secrets quand il est requis; car, ôtant à ses Sœurs le moyen de découvrir leur cœur sincèrement, elle leur ôte aussi le moyen de se perfectionner.

S’il advient qu’une Sœur, ayant vu faire une faute à une autre, le dise à la supérieure, en secret, la supérieure ne doit pas dire à la défaillante : « Une telle Sœur m’a dit que vous aviez fait telle chose; amendez-vous-en », ains lui faire la correction selon la gravité de la chose. Mais, si la défaillante vient à dire : Personne n’a vu faire cela qu’une telle Sœur. — Oh! [doit répondre la supérieure], contentez-vous que vous l’ayez fait, et ne vous mettez pas en peine de savoir si je l’ai vu, ou si on me l’a dit..... La supérieure pécherait, si elle faisait con­naître aux Sœurs celles qui avertissent des défauts, bien qu’elle corrige selon que sa conscience l’oblige.

Oui, ma fille, votre maîtresse [la directrice] est obligée de vous tenir la fidélité du secret, quand ce sont des choses qui le méritent; mais, toutefois, elle peut dire à la supérieure ce que vous lui dites, quand elle juge qu’il est expédient, ou pour prendre conseil, et recevoir instruction comme elle se doit com­porter en votre gouvernement; elle le peut faire, non seulement à la supérieure, mais aussi à quelques Pères de religion, sans toutefois faire connaître à ceux-ci pour qui c’est que l’on requiert leur conseil. Voilà une fille qui a des troubles de con­science, des embarrassements, et des scrupules ; je ne me sens pas assez capable pour les lui résoudre, j’en dois conférer avec quelque Père de piété pour recevoir des lumières de lui; mais, je dois le faire si discrètement, qu’il ne s’aperçoive point pour qui on parle, sinon que la fille le désire; car alors il serait bon [390] que ce fùt elle-même qui en parlât, si la supérieure le juge expédient.

Mais, si une novice avait dit quelque chose à sa maîtresse qu’elle témoignât désirer bien fort que la supérieure ne le sût pas, que faudrait-il faire? La directrice doit considérer si la chose étant dite sera à l’utilité de la fille ou de la maison cela étant, elle le doit dire; en telle sorte que la supérieure connaisse que la novice ne désire pas qu’elle le sache; et jamais la supérieure ne doit témoigner à la novice ce que sa maîtresse lui a dit. Il y a même des occasions où la prudente maîtresse doit dire les choses en telle sorte que la supérieure ne s’aperçoive point que la novice ne veut pas qu’elle le sache, et manque de confiance envers elle. Mais si la chose est de nulle utilité, ni d’un côté ni d’un autre, la directrice n’a que faire d’en parler, et elle ne le doit pas faire. Car, à quel propos, je vous prie, irait-elle ôter la confiance à une pauvre novice de lui découvrir son cœur, pour une chose qui ne tire point à conséquence? Les maîtresses ne sauraient être trop soigneuses de donner une grande confiance aux novices, de s’adresser à elles ; car c’est une partie de leur devoir, et du bonheur de la persévérance d’une novice, que d’avoir une maîtresse qu’elle aime, et dans le cœur de laquelle elle puisse, à toute heure, verser le sien, pour prendre force, lumière et haleine en son entreprise. Il est bon, quand les novices lui disent quelque chose, qu’elle pense être à propos de faire savoir à la supérieure qu’elle les porte à le dire elles-mêmes, ou bien qu’elle leur demande : Voulezvous que je le lui dise moi-même? puis se comporter comme j’ai dit.

Oui, les novices peuvent dire les bonnes choses que la maîtresse leur a dites au noviciat, comme serait leur défi, pratique des vertus, et entreprises dévotes, sans qu’elles contreviennent au Directoire. Je n’agrée pas que l’on .fasse les renchéries de ces petits biens; une pauvre Sœur en pourrait tirer hien du [391] profit, quoiqu’elle ferait mal d’interroger, par curiosité, une novice. Après avoir dit les bonnes choses, celle-ci doit se taire et dire humblement que le Directoire ne lui permet pas de dire autre chose.

Je voudrais, quand nos Sœurs viennent rendre compte, qu’elles eussent toutes leurs petites affaires prêtes, pour les dire tout d’une suite, et après la supérieure dit ce qu’elle veut. Il ne faut point tant dire de petites chosettes qui ne servent à rien, mais : J’ai souvent fait telle faute..... je suis sujette à dire des paroles inutiles….. j’ai sept ou huit fois suivi une telle inclination, quand l’occasion s’en est présentée….. Ensuite, dire un ou deux bons mots, une ou deux bonnes fautes particulières; puis, ajouter : Il me semble, ma Mère, que j’ai fait les pratiques dont j’ai eu la vue..... Ou bien, j’y ai manqué..... J’ai été attentive à faire ce que Votre Charité m’avait dit le mois passé..... et en dire deux ou trois pratiques; et, après, dire ses petites peines et comme on s’y est comporté.

Pour l’oraison, dire : Ma Mère, j’ai, ce mois, fait l’oraison comme Votre Charité sait….. Je n’ai rien eu d’extraordinaire..... il me semble que je me sens fort inclinée à unir ma volonté à celle de Dieu en toutes choses; je fais profit de cela. Ou bien dire : J’ai été environ huit ou quinze jours avec beaucoup de distractions et de peines, je m’y suis comportée ainsi..... Mes exercices, je les fais selon le Directoire ou bien : Je fais les exercices avec l’occupation intérieure que vous savez.... ; et de même pour le silence. Si l’on a quelque spéciale inclination, l’avouer, afin de recevoir lumière vers la supérieure comme on s’y doit comporter, et ainsi dire de suite ce que l’on éprouve pour recevoir humblement ce que la supérieure conseille, s’en aller, tâchant, tout le mois, de pratiquer ce que l’on nous a dit jusqu’à l’autre mois, et ainsi aller toujours en avançant dans les voies de Dieu. [392]

.ENTRETIEN XLVIII (Fait le 25 avril 1633) SUR LA CONFIANCE ENVERS LA SUPÉRIEURE ET LA NÉCESSITÉ DE FAIRE LES AVERTISSEMENTS.

Mes chères Sœurs, il m’est venu une pensée, que je veux vous dire tout simplement: c’est qu’il m’est tombé en l’esprit que nous avons besoin de purifier notre intention. Je vois clai­rement, ce me semble, que nous ne sommes pas assez épurées, et que, de ce défaut, viennent presque tous nos manquements : si notre intention était bien droite, nous ne regarderions que Dieu en notre supérieure et en nos Sœurs, de sorte que nous serions simples et sincères comme un enfant, en la reddition de compte que nous faisons à la supérieure. Nous lui ferions voir avec une grande naïveté tous les replis de notre cœur, comme nos saintes constitutions nous marquent; nous aurions recours à elle avec une grande confiance, pour lui dire tout ce que nous croirions être obligées de lui dire, tant de nous que des autres, sans tant de regards et de réflexions. Nous aurions aussi une grande candeur, confiance et sainte liberté d’esprit avec nos Sœurs; nous ne nous craindrions pas tant l’une l’autre.

Si donc notre intention était pure, nous marcherions confi­demment notre grand chemin, tâchant de ne rien faire, ni ne rien dire qui ne fût à propos ; puis nous laisserions aller tout le reste sans tant craindre et soupçonner si on l’a bien ou mal pris; si on pensera ceci ou cela; si l’on ira le dire à la supérieure ; si on le redira à celle-ci ou à celle-là; si l’on nous en avertira ; si l’on en concevra de la mésestime, que sais-je moi? Mille tra­casseries, qui ne servent de rien qu’à troubler nos esprits et nous faire concevoir de la mésestime de nos Sœurs, de nous [393] refroidir et sécher le cœur, et être plus réservées envers elles. Quand même nous aurions dit quelque chose, ne nous en met­tons pas en peine ; humilions-nous doucement et laissons à la divine Providence que les Sœurs l’aillent dire, ou non ; qu’elles le disent comme il est, ou tout autrement, comme sa Bonté permettra.

Si les aides s’avertissent au réfectoire? Non, ma Sœur, ce n’est pas la coutume. Vous me demandez si, lorsque l’on a reconnu quelque Sœur se refroidir en votre endroit quand vous l’avez avertie, si vous ne devriez point ne lui plus faire d’avertisse­ment, de peur que vous ne soyez cause des fautes qu’elle fait ensuite? Notre Bienheureux Père a répondu à cette question ; car il dit, en un de ses Entretiens, qu’il ne faut pas laisser d’avertir les Sœurs, encore qu’elles commettent des défauts sur les avertissements ; d’autant, dit-il, que si une Sœur fait un péché véniel sur un avertissement qu’on lui a fait, elle en évi­tera aussi plusieurs, qu’elle eût commis, si elle eût continué à commettre le défaut duquel on l’a avertie. Il ne faut pas aussi prendre garde si celle qu’on a avertie témoigne de la froideur. Les premiers mouvements ne sont pas à nous-même; il faut laisser passer ce jour-là, pourvu que le lendemain elle traite avec vous comme à l’ordinaire. Mon Dieu! qu’est-ce que tout cela? quel mal lui avez-vous fait? vous lui avez fait un acte de charité et un office de vraie Sœur. Vous avez observé votre règle, en laquelle rien n’a été mis en vain : c’est par l’inspiration du Saint-Esprit qu’elle a été dressée; et ceux qui l’ont dressée n’y ont rien mis, sinon ce que le Saint-Esprit leur a inspiré.

Nous craignons les avertissements, et nous ne nous avertis­sons pas assez fidèlement ; prenons garde, mes Sœurs, nous amassons de la crasse et de la mousse..... Savez-vous de quoi il faut avertir? Des fautes contre la Règle, Constitutions, Cou­tumier, et les ordonnances de la supérieure. Non, mes Sœurs, n’ayez point peur que vos avertissements ne soient bien reçus, [394] et qu’ils ne profitent, à vous et à celles à qui vous les faites, si vous avez soin de les faire comme il faut, avec esprit d’humilité et charité, de support et compassion. L’on sent si bien cela, et l’on connaît clairement celles qui les font de la sorte. Si c’était une chose controuvée que les avertissements, nous aurions sujet de nous offenser; quoique pourtant nous ne le devions jamais faire, ains supporter doucement cela pour l’amour de NotreSeigneur. Comment voulons-nous l’imiter, ce divin Sauveur, si nous ne voulons pas souffrir la moindre contrariété, une petite mortification,' un petit avertissement d’une faute que nous avons bien commise? Les épouses doivent être conformes à leur Époux. Nous sommes épouses de Notre-Seigneur, qui a été tout couvert d’opprobres, de mépris, d’humiliations et souffrances, sans ouvrir la bouche pour se plaindre ou s’excuser, quoiqu’il fût innocent, voire, l’innocence même.

Vous me demandez maintenant quelle différence entre avertir la supérieure des manquements qui se commettent, et faire des rapports? J’aime cette question ; car elle est bien utile, ma chère Sœur. Il faut que nous sachions que tout ce que l’on dit à la supérieure n’est point rapport. Il est bien nécessaire de lui dire les fautes que les Sœurs font ; et la règle y oblige, afin qu’elle y mette ordre. Comment remédiera-t-elle à ceci ou à cela, si elle ne le sait pas? Il faut donc lui faire savoir les choses, et ce qui se passe, avec une grande confiance et simplicité, prenant garde de ne lui rien dire quine soit bien vrai, et de lui dire ce qu’on a remarqué sans passion, ni préoccupation d’esprit et d’intérêt, ains seulement pour observer sa règle, et pour le zèle du bien de la maison. Et qu’on ne sème point cette mauvaise semence parmi nous, de dire que l’on va faire des rapports à la supérieure ; que celles qui s’en apercevront me le viennent dire ; car cela est très mal. Quoi! on pourrait trouver mauvais qu’une Sœur observât sa règle! qu’elle fît son devoir en disant à la supérieure ce qu’elle juge lui devoir dire en conscience, pour [395] l’avertir des fautes qui se commettent dans le monastère, et des choses qui tirent à conséquence, afin qu’elle y remédie, et ne laisse pas prendre pied à ces défauts? Savez-vous ce que c’est de faire des rapports, mes Sœurs? C’est d’aller redire à une Sœur ce qu’une autre Sœur a dit d’elle, qui serait à son désavantage, et qui porterait à la désunion d’aller rapporter enfin les unes parmi les autres ce qui se fait, ce qui se (lit, qui ne servirait de rien qu’à nous mortifier, refroidir la charité, et nous inquiéter et donner de la distraction : il faut éviter absolument telles imperfections qui seraient bien dangereuses et feraient bien du mal en une communauté. Dieu nous garde de ces manquements, s’il lui plaît!

Or sus, mes Sœurs, c’est assez ; ayons, je vous prie, notre intention pure, comme je vous ai dit, et vous verrez que nous éviterons beaucoup de manquements, que nous croîtrons en perfection comme l’aube du jour; dans peu de temps nous nous trouverons fort avancées et attirerons les grâces de Dieu sur nous en abondance ; sa douce Bonté veuille qu’il aille de la sorte et nous bénisse. Retirons-nous en paix.

.ENTRETIEN XLIX SUR LA CONFESSION ET SUR LES AVERTISSEMENTS.

Il faut que je dise un mot de la confession, si toutefois nos Sœurs me le veulent permettre. C’est que je pense qu’on se confesse comme l’on dit ses coulpes; si cela était, les confesseurs ne sauraient pas ce que nous voulons dire : Je m’accuse de ce que je me suis arrêtée à des pensées de répugnance; j’ai dit des paroles de désapprobation. Cela n’est pas assez; il faut dire plus clairement quelles paroles ce sont. N’est-ce point une pa-[396]role de dépit, de dédain, de murmure, que vous avez dite? Il faut dire les choses comme on les a faites, sans les déguiser, ni chercher à pallier ses fautes. Il faut donc dire : J’ai fait des actes de légèreté, ou des actions légères, par un mouvement de dépit ou d’impatience….. ou bien, par une grande inconsi­dération ou précipitation..... j’ai commencé à dire des paroles de murmure ou de plainte….. car, bien que sitôt que vous avez dit la parole vous vous en soyez repentie, il ne faut pas laisser de vous en confesser, parce qu’il est à craindre qu’il y ait eu de la volonté; et partant, il peut y avoir du péché. Il faut donc bien regarder le consentement, car c’est ce qui fait le mal, et examiner les actions que l’on a faites par suite du consentement.

Ma fille, si vous allez dire à une Sœur qu’elle vous a bien mortifiée, vous êtes plus immortifiée qu’elle ; et qui doute qu’il ne se faille confesser de cela, quoique vous vous en repentiez aussitôt que vous l’avez dit.

Il ne faut pas aller dire au confesseur : Je m’accuse d’avoir dit des paroles par suite de mon désagrément, ou de mon dépit, car ce ne serait pas faire connaître votre faute; mais il faut dire : Je m’accuse de ce que, par dépit, pour un mot qu’on m’a dit..... ou pour une chose pénible qu’on m’a faite, ou qui n’était pas comme je voulais…. J’ai dit une parole froidement pour faire sentir qu’on m’avait bien mortifiée…. j’ai dit que je ne demanderai plus rien, et que j’aurai besoin de beaucoup de choses avant que j’en demande une seule..... et ainsi dire les autres fautes tout simplement.

Quand je dors une partie de l’office, bien que j’aie fait mon possible pour m’éveiller, je ne laisse pas de m’en confes­ser; et tout de même pour l’oraison111.

Qui en doute, qu’il ne faille se confesser, si vous avez laissé à faire quelques avertissements, et aussi si vous avez bien disputé [397] avant que de vous résoudre à le faire, à cause du peu d’inclina­tion que vous y avez, ou crainte de fâcher votre Sœur; si ce n’était que vous vissiez que cette Sœur fût abattue de quelque peine ou fâcherie, et que la véritable charité ne nous fit laisser ou différer l’avertissement, ou que peut-être elle ne fera pas cela une autre fois; alors vous ne feriez point de mal de le lais­ser. Mais prenez garde, que ce soit la charité qui fasse cela et non votre inclination ; car, ma fille, vous n’êtes pas venue ici pour vivre selon icelle, mais pour y vivre selon la raison, la règle et l’obéissance. Si vous vivez autrement, il aurait mieux valu que vous fussiez demeurée au monde.

Et qu’avez-vous à faire, ma fille, de regarder si les autres ont plus de lumières que vous, pour connaître les fautes? Votre règle vous dit-elle que vous fassiez regard si. celles qui ont plus de lumières ne font point d’avertissement? Non. Quand vous en avez à faire, faites-les. Ma fille, nos Sœurs sont si hum­bles, qu’elles ne voient point les défauts des autres, ains seule­ment les leurs. Elles n’ont pas la lumière que vous avez pour voir les manquements que l’on fait; voilà pourquoi elles n’en avertissent pas. Il faut donc que vous, qui l’avez vu, fassiez l’a­vertissement, sans examiner si les autres le font ou non.

Quand nous pensons que les surveillantes ont vu la faute qu’a commise une Sœur, aussi bien que nous, nous voudrions attendre qu’elles en fissent l’avertissement, combien de temps? Deux ou trois jours..... Non pas, ma chère Sœur. Ah! je ne le ferais pas, moi! mais si elles n’en avertissaient aujourd’hui, j’en aver­tirais demain.

Il ne faut pas exagérer, en avertissant, mais dire simplement ce que l’on a vu, avec support, ainsi que dit notre Bienheureux Père : Si les fautes avaient cent visages, il les faudrait prendre par le meilleur. Que si celle qui est avertie pense que l’on exa­gère, ou bien qu’elle n’a pas fait la faute, il faut qu’elle pense que c’est son amour-propre qui trompe et qui l’aveugle, et [398] que les autres ont bien plus de lumières pour connaître ses défauts.

Il ne faut pas avertir les Sœurs des manquements intérieurs, connue serait : qu’elles ont manqué à la charité, qu’elles témoignent beaucoup de curiosité. Mais, si on n’a pas donné à une malade, ou à vous, ce que vous demandiez, dites-le ainsi ; ou si on s’informe souvent des nouvelles, avertissez que souvent on s’enquiert de plusieurs petites choses. Et si la Sœur a fait une mine froide, et n’a pas laissé de vous donner ce que vous lui demandiez, n’est-ce pas assez ? Que savez vous, si sa mine froide ne vient point de ce qu’elle a mal à la tête, ou de quelque autre chose qui la fâche, et qui est cause (encore qu’elle vous donne de bon cœur ce que vous lui avez demandé) de l’air mal gracieux que vous lui voyez? Que voulez-vous? c’est qu’elle a froid ; soufflez-lui les doigts, pour les lui réchauffer.

Je voudrais bien que l’on fit ainsi les avertissements : « Je dis très humblement ma coulpe, et avertis, en charité, ma Sœur Marie-Alexis et ma Sœur Anne-Innocente de ce que nous avons parlé inutilement en écrivant ce livre. » —Oh! que celles-là font bien qui s’avertissent de cette sorte! Je voudrais bien qu’en telles ou semblables fautes l’on se fît la même charité.

Non, on ne doit pas avertir une Sœur, quand elle demande ses imperfections, toujours d’une même chose. Dites-vous, si l’on pourrait lui dire qu’elle a l’esprit suffisant? Oh! certes, celle qui le ferait, l’aurait bien suffisant elle-même. Ce n’est pas à vous de connaître si les Sœurs ont l’esprit suffisant; mais vous leur pouvez dire, si vous l’avez remarqué, qu’elles font, ce vous semble, des actions qui ressentent la suffisance. En un mot, il ne faut point toucher l’intérieur des Sœurs, ains dire les fautes extérieures, et ce, avec grande cordialité et non sèchement.

Si l’on peut dire sa coulpe de quelque faute, crainte d’être avertie? O Dieu! sont-ce là nos pratiques? Si l’on faisait de telles [399] fautes, et que l’on en vînt dire sa coulpe, je priverais ces Sœurs de la communion.

Je n’ai rien à dire, sur la question faite, sinon que vous fassiez attention à ce que dit le Coutumier, que l’on ne se doit point plaindre, les unes parmi les autres, de ses incommodités. Cela est contraire à la perfection et contre la charité d’aller dire : Mon Dieu! ma Sœur, n’avez-vous point vu la mine que m’a faite une telle Sœur, quand je lui ai demandé telle chose? Croyez que j’aurai de grands besoins avant de m’adresser à elle. Oh! que c’est pitié d’avoir affaire à elle… et telle autre parole que l’on dit tout doucement, quand il nous manque quelque chose, ou qu’on ne nous le donne pas, en la façon que nous voulons, et semblables petits murmures que j’entends assez souvent. Certes, tout cela est contraire à la charité ; c’est pourquoi il s’en faut amender, car à quoi nous sert cela? Celle à qui vous faites ces plaintes ne peut pas corriger la Sœur de qui vous vous plaignez, ni vous faire donner ce qui vous manque; au lieu que si vous vous adressiez à la supérieure, elle pourrait corriger la Sœur et remédier à votre mal. Mais, outre cette imperfection, vous faites encore ce mal à votre âme, qu’en vous plaignant vous perdez le mérite de la souffrance que vous deviez cacher entre Dieu et vous.

.ENTRETIEN L SUR LES DISPOSITIONS À LA RETRAITE, LA MORTIFICATION DES PASSIONS ET LA CONFIANCE EN DIEU.

La disposition que l’on doit avoir pour entrer en solitude, c’est d’y aller avec une bonne volonté et ferme résolution de se renouveler entièrement, et de bien revoir l’état de sa conscience [400] et tous ses manquements, afin de les confesser et de s’en bien humilier; puis il 'faut faire de bons propos et fortes résolutions de s’amender, moyennant l’aide de Dieu, et d’être plus fidèle à l’observance au temps à venir. Mais ce n’est pas tout : il faut si bien établir ses résolutions qu’elles soient efficaces, car elles ne serviraient de rien si nous ne les pratiquions.

Quand on voit (dites-vous, ma chère fille ) qu’on a tant fait de fautes et de manquements à toutes les constitutions, on ne sait par où commencer? Mes chères filles, il s’en faut humilier, à bon escient, reconnaître notre grande faiblesse et puis dire les plus grands [manquements], car il ne se faut pas tourmenter l’esprit à les vouloir tous chercher par le menu ; ains il les faut dire en gros, et s’examiner sur les Commandements de Dieu et du prochain, et puis voir les principaux devoirs de nos constitutions; si nous avons manqué à celles de l’Obéissance et de la Modestie, et ainsi de toutes les autres.

Je ne vois point que nous soyons filles d’oraison : je remarque qu’on s’attache trop à ce que l’on fait et autour de soi-même ; je ne vois point tant cet esprit de recueillement comme autrefois; nous nous laissons dissiper à mille petites choses : à voir, à parler, à nous mêler de ce que nous n’avons que faire, et mille autres petits manquements que nous commettons, faute de nous occuper en Dieu. Je vous mets toutes surveillantes les unes des autres, pour vous avertir fidèlement des fautes que vous verrez commettre. Ce n’est pas qu’il faille être en attention pour épier et surveiller vos Sœurs; mais les avertir des manquements que vous leur verrez commettre, comme des défauts de support, de respect, de charité, et tous les autres manquements, desquels je désire qu’on se corrige, à bon escient. Il ne faut nullement censurer ni trouver à redire à celles qui sont plus exactes que nous, car il y en a qui sont trop libres. Il s’en trouve fort peu qui soient parfaitement exactes ; tâchons cependant de les imiter, et d’aller notre chemin, comme elles, avec humilité et douceur. [401]

Je ne vois point que nous nous appliquions assez à la pratique des vraies vertus, quoique nos Constitutions et les Entretiens de notre Bienheureux Père nous en marquent tant. Je crois bien que nous faisons attention aux principaux articles de nos règles, comme de garder le silence, d’aller à l’Office et ailleurs, quand la cloche nous appelle ; mais de faire attention à l’humilité, à l’amour de notre propre abjection, à la simplicité, pour dire naïvement ses infirmités et demander ce qui pourrait soulager, comme il est marqué dans nos constitutions, c’est le point sur lequel nous devons travailler; car, voyez-vous, celles qui ne le font pas ainsi, mais disputent, perdent beaucoup de temps à penser si elles le demanderont ou non; celles-ci manquent aussi bien à la règle que si elles n’allaient pas au chœur ou au réfectoire, quand la cloche les appelle. Mais vous dites que notre Bienheureux Père recommande de ne rien demander ni rien refuser. Or, ce qu’il dit ne contrarie point à la simplicité que nous devons avoir de demander nos petites nécessités, car il l’entend pour les choses superflues ; les nécessaires et utiles selon la règle se doivent demander, il l’entendait ainsi.

Mon Dieu ! qu’heureuses sont les âmes qui ne cherchent que Dieu, qui font tout pour Dieu, qui n’ont point de soin que de s’occuper autour de Notre-Seigneur, et de se rendre attentives à son amour!

Celles qui ont leurs passions vives, et beaucoup à redresser en leur commencement, doivent penser à leurs inclinations pour y renoncer. Si elles ne voulaient rien faire que se tenir auprès de Dieu, elles ne feraient pas bien, n’étant pas encore duites au recueillement ; et, ayant beaucoup de choses à mortifier, difficilement pourraient -elles toujours être occupé es à caresser Notre-Seigneur ; mais il faut qu’elles travaillent à se vaincre et mortifier. Én le faisant, je leur conseille de se tourner souvent vers Dieu, car il serait bien difficile de le faire sans cela. Celles qui le feront marcheront des deux pieds et feront beaucoup de [402] chemin en peu de temps. Quand on est faible, il faut tant plus jeter sa confiance en Dieu, comme faisait David, lequel disait : Mes ennemis sont en grand nombre, Seigneur, mais je vous en laisse le soin. O mon Dieu! que cela me plaît! Que cette parole est aimable ! Nous devrions dire de même à Notre-Sei­gneur, lui parlant de nos ennemis spirituels, de nos passions et inclinations, [d]esquelles nous sommes sujettes, et en laisser le soin à Dieu, nous confiant qu’il nous assistera pour les vaincre. Plus notre misère est grande, plus nous devons nous confier en la divine Bonté.

.ENTRETIEN LI SUR LA RETRAITE ET LA CONFESSION ANNUELLE.

Les Sœurs doivent entreprendre leurs exercices [de la re­traite], moins pour jouir de la douceur spirituelle que pour se confondre des fautes et négligences passées, et reprendre nou­velle force pour avancer en la voie de Notre-Seigneur.

La veille [du jour] où elles devront entrer en solitude, elles penseront sérieusement à la faire comme pour la dernière fois. Entre tous les avis propres aux filles de faire les exer­cices sans aucun empressement ni effort d’esprit est un des plus utiles. Qu’elles se préparent donc avec grande paix et tranquillité, pour recevoir les lumières et les mouvements de Dieu et en­tendre ce qu’il veut d’elles, car de cela dépend tout leur bonheur et non des efforts d’esprit.

Je ne dis point qu’il ne faille travailler, mais simplement et tranquillement. Il ne se faut pas tant mettre en peine de se dé­faire de toutes ses imperfections, qu’à acquérir et établir en son [403] cœur les solides vertus, la profonde humilité, le respect à la présence de Dieu, etc.

Il ne faut pas, pour les confessions, se mettre beaucoup en peine, mais s’examiner tout doucement, après avoir invoqué Dieu et lui avoir demandé sa grâce. Pour moi, je garde toujours la méthode de notre Bienheureux Père : C’est de voir comment je me suis comportée envers Dieu, envers moi même et envers le prochain. Premièrement, envers Dieu : je m’examine sur les vœux et les exercices spirituels, puis sur l’Office; car cela re­garde principalement Dieu. Secondement, envers moi-même : sur mes impatiences et manquements de condescendance, car c’est moi qui fais cela; comme aussi sur le peu de soumission. que j’ai eu à la divine Providence, lorsqu’elle ordonne ou per­met des événements qui sont contraires à mes inclinations, ou propre jugement. Troisièmement, envers le prochain : si je ne l’ai pas bien servi et soulagé, le pouvant et devant faire, comme encore de ne l’avoir pas supporté en ses humeurs contraires aux miennes.

Pour bien se confesser, il ne faut que mettre sa conscience devant Dieu, avec humilité, sincérité, et avec un ferme propos de s’amender, et avec la contrition de ses péchés; alors notre conscience se présente devant nous, comme un livre, pour nous faire voir tout ce que nous avons fait. Pour ce qui est de savoir si on a le cœur aigre contre quelqu’un, il faut prendre garde si on a la volonté de lui nuire; car l’aigreur n’est pas de soi péché, bien que j’en sente mon cœur tout plein et mon sang tout ému de colère. [Si, malgré cela], je fais un acte de vertu à l’endroit de la personne, et si je vois que je suis marrie de quelque bien qui lui soit arrivé, ou du contentement de son mal, je ferai un acte contraire à mon sentiment et demeurerai en paix.

Mais je sais bien d’où viennent ces aigreurs : c’est que nous ne voulons pas mettre dans notre cœur l’amour du mépris et [404] du déshonneur; la moindre parole nous humilie; nos cœurs s’aigrissent, ce qui ne serait pas si nous aimions le mépris. Si nous étions des personnes droites et sincères, je veux dire aimant les vertus, et que nous ne soyons pas vaines et superbes, les fautes de fragilité involontaires ne nous feraient pas grand mal ; car toutes les fautes que l’on fait par promptitude ne nuisent pas beaucoup, pourvu qu’on s’en humilie fidèlement.

Une autre fois la Sainte dit à des Sœurs qui allaient en retraite :

Mes Sœurs, cherchez Dieu en la simplicité de vos cœurs, avec l’humilité et la vérité, et non vous-mêmes ni votre propre satisfaction, car c’est ainsi qu’il veut être cherché. Le Prophète disait : Faites bien et espérez en Dieu; de sorte, mes très-chères Sœurs, qu’il nous faut bien faire, pour pouvoir bien espérer, car il faut que ce point de bien faire et de rendre à Dieu nos obligations marche devant, autrement notre espérance est sans fondement; car Dieu, qui nous a bien fait sans nous, ne nous veut pas sauver sans nous. Tous les Saints et les âmes qui ont fait et qui font profession de perfection sont, certes, fort sérieux, parce qu’ils savent que Dieu veut être servi sérieusement; mais nous autres, chétives gens que nous sommes, nous nous jetons facilement dehors, et nous récréons en des bien petites choses, là où nous devrions voir la seule volonté de Dieu.

Oh! qu’une âme qui ferait bien cette entreprise de regarder et suivre en toutes choses cette divine volonté serait heureuse ! car elle jouirait d’une profonde paix en sa résignation, parce qu’en tout elle trouverait cette divine volonté et l’aimerait. Dieu nous en fasse la grâce. Amen. [405]

.ENTRETIEN LII (Fait en 1634) SUR LA FIDÉLITÉ À ACCOMPLIR LES RÉSOLUTIONS DE RETRAITE, ET SURTOUT À ÉVITER LES PLUS PETITES FAUTES VOLONTAIRES112.

[Parlant de l’amour qu’on doit avoir pour son abjection, cette sainte Mère nous dit :]

Voilà grands cas ! qu’une personne soit la plus défaillante, la plus misérable du monde, si elle aime son abjection, l’humilité répare tout; mais, hélas! le plus souvent, nous voulons avoir ceci et cela; nous voulons avoir les grands sentiments, les choses relevées, et Dieu ne veut pas; ains, il permet que nous ayons une telle tentation, et veut que là-dedans nous aimions notre propre abjection.

Pour bien tirer le fruit de la solitude, il ne se faut pas contenter de faire et écrire des bonnes résolutions, mais il les faut lire deux ou trois fois le jour, et se tenir toujours prête de les pratiquer dans les rencontres; surtout il s’y faut préparer, allant au lieu où se font les mortifications et avertissements, lesquels nous devons recevoir sur-le-champ, avec humilité, et par après nous ne devons laisser réfléchir notre esprit sur cela, ni penser que c’est par aversion; car bien souvent nous sommes cause de nos distractions et nous nous tentons nous-mêmes.

L’esprit de la Visitation est un esprit qui conduit à une haute perfection, laquelle ne s’acquiert que par la pratique des solides vertus.

On doit se récréer joyeusement et suavement la demi-heure que le Coutumier permet, mais nous ne devons pas nous laisser aller à une joie trop excessive qui pourrait dissiper l’esprit; il [406] ne faut point confondre les temps ; c’est pourquoi il est mieux de ne pas faire des prières ni mortifications en ce temps-là [de la récréation] ; mais, la demi-heure étant passée, l’on peut bien toutes ensemble saluer la Sainte-Vierge d’un Salve Regina ou autres prières, car ce n’est plus le temps de la récréation; comme aussi, le soir, on peut aller dire, toutes ensemble, les litanies de notre Bienheureux Père, en son Oratoire, après la­dite demi-heure.

[Le dernier soir nous priâmes Sa Charité de nous donner le mot du guet, duquel nous nous souviendrions. Cette unique Mère nous répondit :] « Certes, j’y ai déjà bien pensé sept ou huit fois, mais il ne m’est toujours rien tombé en l’esprit, sinon FIDÉLITÉ, mais une GRANDE FIDÉLITÉ, mes Sœurs, à nos résolutions. Je sais que Dieu a donné à chacune assez de lumières pour connaître ses besoins, et je crois aussi que toutes ont fait les résolutions qu’elles ont connues, ou connaissaient déjà à peu près, avant la solitude, de ce qui lui est nécessaire. Il ne faut donc point tant de choses, mais seulement se bien mettre fidèlement à la pratique, aux rencontres de ce que nous nous sommes pro-. posé; mais il n’y faut pas être FAIBLEMENT FIDÈLES, mais FIDÈLE­MENT FIDÈLES; car, ne pensez pas, mes Sœurs, qu’il soit aussi facile de les pratiquer comme de les penser. Oh ! non, certes, ce serait se tromper ; il les faut écrire et graver sur le parchemin de nos cœurs, et non sur du papier, où elles nous servent de peu, si nous n’avons cette FIDÉLITÉ; ce que je ne dis pas pour dire qu’il ne faille point les écrire ; car, en cela, je laisse à cha­cune la liberté qui lui est donnée; mais je dis qu’il s’en faut souvenir, au moins deux ou trois fois le jour, et les mettre en pratique; enfin, il faut combattre et se surmonter.

Je n’ai point encore trouvé ès [dans les] paroles de Notre-Seigneur que personne soit entré en paradis, en riant, folâtrant, et en suivant ses inclinations, ains [mais] tous y sont entrés par la porte étroite, et le Seigneur même n’y est pas entré autrement, et le [407] même Seigneur dit : Par tes paroles tu seras condamné, et par tes paroles tu seras justifié.

Je lisais aujourd’hui, dans saint Matthieu, que le chemin qui mène à perdition est fort large et spacieux, et beaucoup y mar­chent, mais celui qui conduit au ciel est fort étroit, et que peu de gens le suivent. Voyez-vous, mes chères Sœurs, Dieu nous a tirées de la lie du monde pour nous mettre en la religion qui est ce chemin étroit ; marchons-y donc soigneusement et fidèlement ; car nul bien sans peines.

Mais vous dites qu’encore que l’on fait bien des résolutions, l’on ne laisse pas de retomber. Certes, ma chère Sœur, vous devez savoir que nous sommes d’une nature fragile; et si faut-il souf­frir que nous en soyons; c’est pourquoi nous serons sujettes, jusqu’à la mort, à faire des fautes par promptitude et surprise, et c’est de celles-là que l’Écriture dit que le Juste pèche sept fois le jour et se relève autant de fois; mais vous dites que quel­quefois l’on en a bien la vue, et l’on s’y laisse aller. Oh ! cela est bien gros, ma fille ; mais, pourtant, que faire là, sinon de se profondément humilier et faire le moins que nous pourrons de telles fautes? Non, certes, il n’en faut point faire, s’il se peut, car ces fautes volontaires sont fort dangereuses, et une faite par vue est plus à craindre que cent autres faites sans y penser, parce que celles que nous faisons sans y penser, elles s’effacent aussi sans que nous y pensions; car nous faisons bien des péchés véniels, dont nous n’avons pas toujours la vue. Mais Dieu est si bon! voyant que nous sommes tombées sans que nous le sachions, aussi nous fait-il relever sans que nous nous en apercevions, nous pardonnant, par un acte d:amour que nous ferons, ou de contrition, ou bien de charité et humi­lité, que nous exercerons à l’endroit de quelques Sœurs, ou en prenant de l’eau bénite. Mais une faute faite avec vue, volon­tairement, pour petite qu’elle soit, est plus désagréable à Dieu, et plus dangereuse pour notre âme, qu’une qui serait plus grosse [408] faite par surprise; et, certes, « il n’est pas possible, dit notre Bienheureux Père, qu’une âme puisse faire grand avancement, en nourrissant volontairement ces fautes-là, car elles nous empêchent de correspondre aux grâces de Dieu. »

Il ne nous faut jamais perdre courage, ains nous relever humblement ; que si la faute mérite confession, accusons-nous-en de bon cœur; et, si nous avons offensé le prochain, c’est-à-dire nos Sœurs, faisons ce que le Coutumier ordonne ; demandons-leur pardon; c’est une coutume que je désire fort que l’on conserve soigneusement céans; et pour ce, je vous prie, mes Sœurs, d’emporter de vos solitudes l’affection à cette pratique là, car elle est bonne, humble, charitable et de bon exemple.

À Dieu, mes Sœurs, nous nous séparons de corps, mais non pas d’esprit; puis, nous devons toujours être unies par la très sainte dilection. Je prie Dieu qu’il vous bénisse toutes. Je vous recommande encore la fidélité. Et me croyez, mes Sœurs, faites trois ou quatre fois le jour l’examen sur vos résolutions; et, pour conclusion, allez, mes filles, faites tout le bien que vous verrez, et évitez tout le mal que vous connaîtrez.

.ENTRETIEN LIII SUR LE PRINCIPAL FRUIT QUE DOIT PRODUIRE LA RETRAITE : FAIRE SES EXERCICES SPIRITUELS AVEC UNE PLUS GRANDE ATTENTION A DIEU.

Mon Dieu! que c’est une douce vie que celle de n’avoir à parler que de Dieu, et de se tenir auprès,de lui! Nous devrions bien profiter de la grâce que la religion nous fait, de nous désigner certain temps, et nombre de jours, pendant lesquels nous n’avons à faire qu’à penser à cette souveraine Bonté et à nous-mêmes. [409]

Ce que vous devez principalement tâcher de remporter de votre retraite, mes chères filles, c’est de faire toutes vos actions, particulièrement vos exercices spirituels, avec une grande attention à Dieu, et de graver vivement dans vos esprits, qu’en quelque part que vous soyez, Dieu vous voit beaucoup mieux que je ne vois ma main, maintenant que je la regarde. Il voit et pénètre tout ce qui est au fond du cœur de la créature, jusqu’à la moindre pensée ;il la connaît beaucoup mieux qu’elle-même ne se saurait connaître. Si nous gravions bien ces vérités de la foi dans nos cœurs et nos esprits, cela nous aiderait grandement à bien faire nos actions, dans une grande crainte et rabaissement de nous-mêmes, devant cette haute Majesté.

Si quelqu’un, parlant à un grand seigneur, se tient très attentif pour le faire avec respect, à combien plus forte raison, quand nous parlons à Dieu, nous devons nous tenir dans une profonde révérence, particulièrement aux Offices divins, et quand nous faisons des prières vocales. Combien de fois les disons-nous de bouche, nos cœurs étant bien éloignés de ce que nous disons, surtout les Oremus, qui s’adressent tous, ou presque tous, au Père Éternel, auquel nous demandons des grâces et faveurs, par le mérite de son Fils ou l’intercession de la Sainte-Vierge. Comment disons-nous les Antiennes et les Hymnes, qui sont toutes si dignes, et surtout le Pater, l’Ave et le Credo, qui sont les prières les plus belles que nous puissions faire? NotreSeigneur nous a commandé de dire le Pater, et nous a enseigné lui-même la manière de prier lorsqu’il dit à ses apôtres : Quand vous voudrez prier, entrez en votre cabinet, fermez la porte sur vous, et priez votre Père céleste dans le secret, et votre Père, qui vous voit, vous le saura bien rendre.

Cela vous montre comme nous devons nous retirer au dedans de nos cœurs. En d’autres endroits il dit : Ne faites pas comme les hypocrites qui disent une multitude de prières de bouche, et leurs cœurs sont bien éloignés de moi; mais retirez-[410]vous en votre cabinet, et voulant prier votre Père céleste, dites : Notre Père, qui êtes aux cieux, etc.

Enfin, mes chères Sœurs, il faut faire une grande attention à porter une sainte révérence à cette Toute-Puissance présente, et surtout au commencement de nos prières et oraisons. C’est la finesse des finesses de se bien mettre en cette divine présence, et de bien approfondir cette vérité : que c’est à Dieu que nous parlons et qui nous voit. Enfin, mes chères filles, il faut faire comme ce bon chevalier qui, ne sachant pas où la mort le prendrait, l’attendait partout, afin qu’elle le trouvât toujours prêt. Voyez-vous, il faut l’attendre partout, et nous y bien disposer par une vive attention à cette toute-présence. Il est raconté en tant de divers endroits de l’Écriture Sainte, que Notre-Seigneur disait : Bienheureux le serviteur qui sera trouvé veillant, quand le Maître viendra.

Et, en d’autres lieux : Veillez, car vous ne savez l’heure qu’il viendra; quelquefois, il viendra à l’heure du matin, d’au­tres_fois, à l’heure du midi; ou bien à l’heure du soir.

Pour moi, je ne sais ce que veulent dire ces heures; mais je pense que c’est pour nous faire voir qu’il nous faut tenir prêtes partout, parce que nous ne savons pas ]'heure qu’il faut mourir, mais seulement qu’il est certain qu’il faudra mourir.

.ENTRETIEN LIV SUR LA FAÇON D’ENTRETENIR SON AIDE.

Quand on entretient son aide, il le faut faire avec une grande cordialité. Pour moi, si j’avais une aide, quand je l’entretien­drais, je lui dirais : Or sus, ma chère aide, comment avez-vous [4Il] passé ce mois-ci? Pour moi, j’ai été grandement travaillée de distractions et de sécheresses.... Mais, mon Dieu, ma chère aide, ne remarquez-vous point comme je suis légère et maus­sade, rude et peu charitable? Oui, mon aide, devrait-elle dire, si elle l’a remarqué, mais que voulez-vous? Il vous faut bien amender de cela, et encore (le telle et telle chose. Et moi, mon aide, devrait-elle dire, ne vous êtes-vous point aperçue que je ne me suis point amendée de « que vous m’aviez avertie, et que j’étais mélancolique ou trop joyeuse ? Il est vrai, je m’en suis bien aperçue, devrait-elle répondre. C’est que j’ai été bien tranquille ce mois, et le contentement intérieur m’a fait rire quelquefois trop haut et faire telles autres légèretés.

Si votre aide ne vous avertit point, il lui faut dire quelques fautes que vous avez faites, bien suavement, comme : Mon Dieu ! notre aide, oh! que j’ai eu de peine à me surmonter en telle occasion!.... Je m’assure que vous avez vu beaucoup de fautes que j’ai faites.

Si elle témoignait un peu de froideur, sur les avertissements que vous lui faites, il le faudrait supporter, et ne lui en pas tant faire en ce temps-là, ou du moins il faudrait bien sucrer la pilule ; mais il ne faudrait pas perdre la confiance de l’avertir une autre fois, et il ne faudrait jamais lui dire : O mon aide ! je vois bien que vous n’avez pas pris en bonne part ce que je vous ai dit......, jamais plus je ne vous oserai avertir.... Je serai plus avisée une autre fois......, car tout cela sèche le cœur; mais il ne faudrait point faire semblant de le connaître, et si vous ne l’avertissez ce mois, vous l’avertirez l’autre. Si vous vous en oubliez, il n’y aura point de mal. Non, il ne se faut point confesser quand on ne surveille pas son aide; il la faut bien quelquefois observer, mais non pas au chœur, ni au réfec­toire, ni tant aux autres lieux, car ce n’est pas l’intention des constitutions, non plus, que de dire si courtement : Je vous [412] avertis, notre aide, de ceci et de cela..., c’est trop sec. Il faut un peu sucrer les pilules avant de les donner, et s’encourager à l’amour de l’observance, disant : Ma chère aide, faisons un défi de telle chose, afin que nous nous amendions plus fidèlement.

Ce n’est pas non plus l’intention des constitutions, de prendre le quart d’heure d’après l’oraison pour s’entretenir ; car, en si peu de temps, on ne peut que dire ses fautes; cela n’est pas cordial.

.ENTRETIEN LV SUR LES MOTIFS QUI PEUVENT DISPENSER DU JEUNE.

J’approuve fort, pour le jeûne, que personne ne s’en dispense de soi-même, et qu’on ne cherche point de ne le pas observer, par propre élection ; mais qu’on se laisse, pour cela, avec toute sorte de soumission, à la discrétion de la supérieure et de ceux qui conduisent. Si l’on s’en remet à notre choix, choisissez le jeûne, parce qu’il est toujours bon de pencher du côté de la rigueur pour nous. Mais si vous vous sentez un véritable besoin de ne point observer le saint jeûne, et qu’on vous dise : » jeûnez point, ou qu’on s’en remette à votre jugement, usez tout simplement de cette obéissance ou de cette liberté, surtout pour les nécessités suivantes

1° Si vous sentez que le jeûne vous rende extrêmement chagrine;

2° Si vous êtes sujette à de fréquents étourdissements de tête, ou si vous souffrez souvent de douleurs d’estomac et d’entrailles, parce que le jeûne est extrêmement contraire à ces infirmités-là; car la sainte Église n’ordonne le jeûne que pour mortifier la sensualité et non pour ruiner la santé des infirmes [413] et des faibles, et donner de grandes incommodités à l’esprit;

3° Si, en prenant quelque petite chose le matin, vous supportez mieux le jeûne le reste du jour, il faut le faire sans scrupule; mais toujours avec l’avis de ceux qui vous conduisent.

.ENTRETIEN LVI SUR LA FIDÉLITÉ A SUIVRE LE DIRECTOIRE DE L’OFFICE.

[Le premier jour de novembre 1632, à l’obéissance, sur le sujet des Litanies des Saints que l’on a coutume de chanter ledit jour, quelques Sœurs ayant fait remarquer que l’année passée on ne les chanta pas, parce que M. Michel, notre confesseur, avait dit qu’il ne les fallait pas chanter, à cause de la fête des Trépassés, qui est le lendemain, la Sainte dit :1

Comment, mes Sœurs, êtes-vous des girouettes, pour vous laisser ainsi aller et tourner à ce que l’on veut, et que l’on vous vient dire? Certes, je ne suis pas édifiée de celles qui sont ainsi, qui ne se tiennent pas fermes en ce qui est de leur Institut. Quoi qu’on vienne vous dire, Regardez vos Règles, vos Coutumiers et vos Coutumes, et vous tenez à cela.

Quoi! qu’en cette maison telle chose se fasse ! qu’on ne se tienne pas à ce qui est écrit, et qu’on écoute ce que dit celui-ci et celui-là! Que cela ne se fasse plus, et que je n’entende plus tel langage. Si l’on vous vient dire au parloir : Ne faites pas ceci ou cela, ainsi ou ainsi; telle chose ne se doit pas faire; répondez hardiment à ces personnes-là : Nos Règles et notre Coutumier nous ordonnent de le faire de la sorte ; ou bien ne leur dites rien, et continuez d’aller votre train, sans démordre [414] en rien que ce soit de vos coutumes. Notre Bienheureux Père a tant ouï chanter les Litanies en cette fête et n’en a rien dit ; et nous nous amuserions au moindre qui viendra nous dire qu’il ne les faut pas chanter !

Il n’y a rien dans notre Coutumier qui ne soit conforme à ses intentions ; il se faut donc tenir à cela, surtout les filles de ce monastère [d’Annecy], dans lequel ce Bienheureux a dit qu’il fallait que les Règles, Constitutions, Coutumier et Coutumes et tout ce qui dépend de l’Institut, fût pratiqué et gardé en sa parfaite vigueur, et que les autres monastères y doivent avoir recours, pour s’éclaircir ès doutes qu’ils pourraient avoir en la parfaite observance, afin d’être aidés, redressés, encouragés et fortifiés pour ce regard. Ne soyons donc pas, mes Sœurs, des girouettes, mais maintenons-nous et soyons inébranlables en nos observances et coutumes que ce très heureux Père a établies et que Monseigneur a approuvées. Ils ne nous ont pas dit qu’il ne fallait pas chanter les Litanies ; chantons-les donc, et ne nous amusons point à ce qu’a dit, ou que dira celui-ci ou celui-là.

.ENTRETIEN LVII SUR LES ÉLECTIONS DES SUPÉRIEURES.

Mes chères Sœurs, je désirerais bien que nous fussions bien instruites touchant les élections des supérieures ; je voudrais bien tout dire à la fois ce qui est nécessaire pour n’en plus parler, nous contentant d’agir en cela, dans l’occasion, selon que notre conscience nous dictera, sans autre égard que de suivre la lumière de Dieu, et sans consulter ni l’assistante ni la directrice, l’économe, la coadjutrice, la portière, l’infirmière, enfin celle-ci ou [415] celle-là; car si ces manquements se commettaient, que des Sœurs cherchassent à faire élire une Sœur plutôt qu’une autre; si celles qui le savent et qui l’ont entendu n’en disent rien, je leur donnerais une si bonne pénitence, aux unes et aux autres, qu’elles s’en souviendraient. Elles n’auraient de voix au chapitre d’un an, encore ne sais-je si je ne la donnerais pas plus grosse.

Je ne voudrais pas que ce défaut se commît ; néanmoins, si on y devait tomber, je voudrais, et serais bien aise que ce fut pendant ma vie, et vous verriez si je ne tiendrais pas ma promesse, de donner une grosse pénitence.

Il faut, mes chères Sœurs, consulter Dieu et nous-même, et faire notre devoir, le plus sincèrement et droitement qu’il nous sera possible, sans regarder ni ceci ni cela ; comme, par exemple de penser : Cette Sœur est bien charitable, elle a une grande compassion des malades, il faut que je lui baille ma voix ; cette autre Sœur est bien portée aux austérités, j’y ai aussi de l’inclination; il me faut la choisir, ce sera -bien mon fait. Une autre pensera : Cette Sœur aime bien le parloir, elle donnera librement congé d’y aller; partant, il me faut lui donner ma voix; cette autre Sœur est bien aimable, et semblables tricheries, niaiseries, que sais-je, moi! Quoi encore?

Il faut que je vous avoue la vérité, mes Sœurs; je fus grandement consolée, à Paris, quand je vis nos Sœurs qui rendaient si bien leur devoir à la Mère qu’elles avaient alors, laquelle fut élue après notre Sœur Hélène -Angélique Lhuillier. C’est une fille qui n’est pas de si grand lieu que celle qui l’a précédée ; qui n’a presque point d’apparence, qui est bègue et de mauvaise grâce; mais, au reste, c’est une âme très-vertueuse, qui va droit à Dieu. Enfin toute bègue et de mauvaise grâce quelle est, les Sœurs allaient toujours leur train, tout comme elles faisaient avec l’autre qui l’avait précédée, laquelle aussi rendait son devoir et donnait grande édification. [416]

Nous sommes tant enseignées, mes Sœurs, à ne point regarder au visage de nos supérieurs, que notre infidé­lité à cette pratique est cause que nous faisons plusieurs man­quements.

Prenons garde de bien choisir nos supérieures, car Dieu nous fera rendre compte des élections que nous faisons; et si nous ne les faisons pas comme il faut, croyez-moi, nous ne nous en trouverons pas bien. Quand donc nos Sœurs sont mises en ces charges, rendons-leur ce que nous leur devons; car, si nous le faisons, nous attirerons les bénédictions du ciel sur nous; et, si nous ne le faisons pas, nous attirerons ses châti­ments. Oh! mes Sœurs, que je désire vous voir marcher droit devant Dieu, que vous vous avanciez toujours dans la voie de la perfection et de son saint amour, que vous vous affranchissiez de tant de niaiseries et d’impertinences [imperfections] qui se peuvent passer en vos esprit ; mais savez-vous comme je désire cela? Je le désire jusqu’au point de vouloir donner ma chétive vie!... Certes, mes Sœurs, il est très-vrai qu’il n’y a créature sous le ciel qui soit plus obligé à Dieu et à son saint Fonda­teur que nous autres.

Si une Sœur donnait le branle, dites-vous, à une autre sur le sujet de l’élection d’une supérieure, qu’est-ce qu’il faudrait faire? Certes, ma chère fille, cette Sœur ne ferait pas bien; car nous ne devons pas dire du bien de quelque Sœur, en parti­culier, à quelque autre, à dessein de donner le branle, afin qu’elle lui donne sa voix, car il se faut bien garder de la bailler d’après cela; mais on doit la donner, selon le sentiment et la lumière que Dieu donnera, à celle qu’on jugera et croira être plus propre pour cette charge de supérieure, soit que ce soit à une de celles qui sont sur le .catalogue, ou à une des autres qui sont dans la maison, puisqu’on est en liberté de le faire. À la vérité, si on était bien assurée de la vertu et sincérité des Su­périeurs et des quatre Sœurs conseillères, on ferait bien de [417] s’arrêter aux Sœurs qui sont sur le catalogue; autrement on se pourrait exposer à faire des élections nulles.

Notre-Seigneur fait de grandes choses par les âmes petites et humbles, choisissant les choses faibles pour confondre les fortes. Les âmes vraiment humbles qui ne s’ingèrent point, qui croient qu’elles n’ont point de capacité pour les emplois relevés et charges honorables, ce sont celles que Dieu a destinées, et les­quelles les exercent avec grand fruit.

Vous dites, s’il ne faut pourtant pas faire un bon choix des supérieures? Cela s’entend bien, ma très chère fille, qu’il les faut bien choisir, ce que l’on fera bien toujours, quand on se comportera comme la constitution ordonne; car, voyez-vous ce qu’elle dit, cette bénite constitution : « Que chacune pensera, à part soi, à faire l’élection qu’elle estimera meilleure selon Dieu. » Elle ne veut donc pas qu’on fasse ce choix selon son goût, selon son inclination, selon sa volonté, selon la prudence humaine, mais selon Dieu; de sorte que si l’on se met devant lui avec une profonde humilité et désintéressement, il ne man­quera pas de donner sa lumière et de faire connaître celle qu’il a destinée. Bienheureuses seront celles qui ne manqueront pas de la suivre, et de faire ce que leur conscience dictera, et de rendre leur devoir à celle qu’elles auront pour supérieure, quelle qu’elle soit.

Nous ne regardons pas assez Dieu en nos supérieures, c’est un mal plus grand qu’on ne pense. Le mal que nous commet­tons à leur endroit s’adresse particulièrement à Dieu, lequel a dit, parlant des supérieurs : Qui vous écoute, m’écoute ; qui vous méprise, me méprise. Je me souviens que Monseigneur de Sens dit une belle parole à nos Sœurs de Melun, laquelle mérite bien d’être pesée, considérée, et encore plus pratiquée. « Mes Sœurs, leur dit-il, celles qui regarderont et s’appuie­ront sur la sainteté, les qualités, et autres belles parties de, leurs supérieures, Dieu ne les conduira pas! Voyez donc, [418] mes Sœurs, combien cela est important, et si nous n’avons pas bien sujet de regardez' Dieu en la personne de celles qui nous tiennent sa place.

Mais enfin, c’est pitié combien nous sommes farcies d’amour-propre ; tantôt il nous démange au pied, tantôt au bras, puis à la tête, ici ou là; enfin ce n’est que démangeaison. Ah! mes Sœurs, Vous verrez bien, et moi aussi, à l’heure de la mort, que nous étions bien aveugles, et que ce dont nous faisions tant d’état, que nous désirions et que nous aimions si ardemment, n’étaient que des bagatelles et niaiseries d’enfant. De vrai, mes Sœurs, quand je vois qu’il se fait des choses contre les règles, j’en ai une telle douleur, que si notre Bienheureux Père était en vie, je lui dirais : Monseigneur et mon Père, vous dites telle et telle chose en vos constitutions, et cela ne se fait pas; on ne l’observe pas; que voulez-vous que je fasse? ôtez-moi de charge et en mettez une autre qui les fasse pratiquer et garder.

Tandis que nous sommes en quelque charge, mes Sœurs, il s’en faut acquitter le mieux qu’il nous est possible, et quand nous ne l’avons plus, il n’y faut plus penser.

Quand on dit les défauts à une supérieure, ce doit toujours être avec tout le respect et l’humilité possibles; et encore qu’elle ne fût pas comme elle devrait être, il ne faudrait pas laisser de lui obéir; car, mon Dieu! il lui faut toujours rendre l’honneur, le respect et l’obéissance qu’on lui doit.

Si la supérieure nouvellement élue doit donner facilement congé général à quelque Sœur de parler en particulier à la Mère déposée, ou d’aller au noviciat, quand elle est directrice dites-vous? Non, ma chère fille, je n’approuve point qu’on donne ces permissions. Nous savons, par expérience, que cela fait bien des tracasseries dans les maisons, quand les supérieures déposées veulent entretenir leur crédit parmi les Sœurs, les attirant à elles, et désirant qu’elles fassent des flatteries autour d’elles. Elle doit se tenir en son devoir envers la Mère élue, [419] et montrer à toute la communauté, par son exemple, ce qu’elle a enseigné de paroles; et même si la supérieure donne des congés aux Sœurs de lui parler ou d’aller au noviciat, si elle est maîtresse, elle lui doit dire que cela n’est pas nécessaire, et ne le point permettre, lui représentant que ces Sœurs n’en ont pas besoin.

Si une supérieure déposa peut être élue assistante dans une autre maison que celle où elle a gouverné, puisqu’on ry pourrait élire supérieure? Il y a bien de la différence, ma très chère fille, parce qu’il n’y peut pas avoir tant de nécessité, d’autant qu’il se trouve plus de Sœurs capables d’exercer la charge d’assistante que non pas celle de supérieure donc, il ne le faut pas faire [la première année qui suit la déposition.]

.ENTRETIEN LVIII (Fait en novembre 1626) SUR LA RÉCEPTION DES SUJETS.

Vous me demandez, mes chères Sœurs, comme il faut dire son sentiment et se comporter pour donner sa voix aux filles, que l’on propose pour l’habit et la profession. Je lisais l’autre jour, dans le Coutumier, que l’on dira son sentiment et ce que l’on a â dire, en la présence de Dieu,.courtement et humblement: voilà ces mêmes paroles.

Vous voyez donc, mes chères filles, comme il se faut conduire pour ce regard, et qu’il ne faut pas aller faire de grandes harangues, ni à l’avantage, ni au désavantage des filles, ni dire par le menu leurs défauts et leurs vertus. Oh! non, il ne faut pas tant dire de choses, soit de leur bien soit de leur mal; ce n’est que perte de temps. Quand ce n’est pas chose qui puisse [420] empêcher d’être reçue, à quoi bon tout cela? Il faut donc re­garder, devant Dieu, le bien et le mal qui est en cette fille : si elle a ce qu’il faut, ou bien ce qui lui manque ; enfin, si elle a les dispositions ou non, ou bien si l’on juge qu’il lui faille don­ner du temps pour son amendement; puis dire simplement ce que nous jugeons et pouvons connaître, comme serait : Ma Mère, il me semble que cette bonne Sœur est bien propre pour nous, et qu’elle a les dispositions nécessaires ; je ne connais rien qui puisse l’empêcher d’être reçue... Ou bien : Il me semble qu’elle n’est pas propre pour nous, d’autant qu’elle est fort tendre sur elle-même, qu’elle est sujette à murmurer et à se plaindre, qu’elle est fort opiniâtre, ferme en son propre jugement, et qu’elle n’a point enfin les dispositions que la règle mar­que... . Ou bien : C’est une bonne fille; mais, néanmoins, je lui reconnais un tel défaut; il me semble qu’il serait bon de lui donner un peu de temps, et de lui faire savoir que l’on a remar­qué telle et telle chose en elle, afin de voir si elle s’amendera.

Si l’on ne peut point former de jugement pour ce regard, il faut dire tout simplement qu’on ne sait bonnement qu’en dire, que l’on est entre-deux. Car il y a quatre sortes de filles : les unes sont jugées propres; les autres ne le sont pas; les troi­sièmes, on juge qu’il sera bon de leur donner du temps pour leur amendement; et les quatrièmes nous tiennent en suspens, et on ne sait à quoi se résoudre. Quant à la première et seconde sorte, on est bientôt résolu à ce que l’on doit faire; pour la troisième, on n’y voit pas d’obstacles de conséquence; mais, néanmoins, elles ne sont pas encore assez disposées, on le dit ainsi tout simplement; or, la quatrième nous tient en doute, et c’est ici la difficulté. Il faut pourtant se résoudre, et bien re­commander la chose à Notre-Seigneur, et la bien considérer devant lui, consulter ses Règles et l’Entretien que notre Bien­heureux Père a fait sur ce sujet.

Dans cet article de la réception des filles, il faut toujours [421] agir avec charité; mais on doit toujours préférer le bien de la maison au bien particulier. Néanmoins, si c’est une fille qui ne soit point tracassière, et n’apporte point de trouble au monas­tère; que, du reste, si elle retourne au monde, elle est en dan­ger de se perdre et damner, cela mérite considération ; car, si elle ne fait pas grand bien à la maison, elle n’y fera pas grand mal. Il faut entendre l’avis de la supérieure, de l’assistante, de la directrice, et celui des Sœurs les plus judicieuses. Il se faut toujours déterminer selon les sentiments que Dieu nous donne, pourvu qu’ils soient fondés sur la raison; car il faut toujours avoir quelques fondements bien solides, soit pour rejeter les filles, soit pour les recevoir. Il faut savoir sur quoi on est fondé; car Notre-Seigneur nous fera rendre compte, aux unes et aux autres, de celles que nous recevons et de celles que nous rejetons.

Oui, mes Sœurs, la supérieure et la directrice peuvent dire nettement que la fille est propre, ou bien qu’elle n’est pas pro­pre, et qu’il n’y a point de bon fondement, en elle, pour la recevoir, et choses semblables. Cela sert de lumière aux Sœurs, et les peut consoler d’entendre parler si franchement leur Mère, quoiqu’elles ne laissent pas de demeurer en pleine liberté de faire ce que Dieu leur inspirera.

La supérieure doit aller droitement, ne pas tracasser les Sœurs pour les porter à recevoir les filles, parce qu’elle leur a de l’inclination, leur en disant plusieurs biens eu particulier, comme : C’est une si bonne fille... Elle fait ceci ou cela... et choses semblables. Si la supérieure faisait ainsi, elle ne ferait pas bien; mais elle doit dire tout simplement son sentiment, au chapitre, sans aucune prétention, et seulement parce que c’est le devoir. On connaît bien vite si la supérieure a de l’intérêt et si elle va droitement; car il s’en pourrait trouver qui manque­rait en ce point ; de sorte qu’on y doit prendre garde, afin de ne point contourner son sentiment de son côté. [422]

On ne doit pas non plus se laisser renverser par les belles harangues que quelques Sœurs pourraient faire, au chapitre, sur la vertu ou les imperfections de la Sœur de qui l’on parle. Oh! non, nos jeunes professes, gardez-vous bien de vous laisser aller à cela; tenez-vous fermes aux lumières et aux sentiments que Dieu vous en donne, pourvu qu’ils soient bien fondés et appuyés sur la raison. Dieu ne vous demandera pas compte si votre supérieure ou telle Sœur a bien ou mal donné sa voix ; mais si vous avez bien justement donné la vôtre.

Vous dites, si l’on voyait qu’une fille fût comme désespérée, et qu’elle ferait bien du mal dans le monde, si elle était renvoyée, devrait-on avoir égard à cela pour lui donner sa voix? Nullement, ma fille; certes, elle aurait beau se désespérer, si je ne la juge pas propre pour la religion, je ne lui donnerais pas ma voix en aucune façon ; d’autant que Notre-Seigneur ne me fera pas rendre compte du mal qu’elle fera au monde, mais, oui bien, de celui qu’elle eût fait en religion, si on l’eût reçue.

Quant à ce que vous nie demandez, s’il ne faudrait point que les jeunes professes ne donnassent leur voix quand ce sont des filles douteuses, de crainte qu’elles ne se méprennent, ne sachant pas faire un bon discernement? Je dis qu’après le temps marqué par le Coutumier, elles doivent la donner; mais la supérieure et la directrice les doivent bien instruire sur ce point, autrement elles seraient responsables des fautes qu’elles [les jeunes Sœurs] commettraient. Si elles ont été bien enseignées et soigneusement, et qu’elles ne fassent pas leur devoir, ce sera sur leur conscience.

Pour retirer les voix, quand il n’en manque qu’une, si l’on craint que l’on se soit mépris, cela dépend de la discrétion de la supérieure, laquelle doit faire en cela ce qu’elle jugera pour le mieux. Enfin il en faut revenir toujours là, d’approuver ce que le chapitre fait, et il ne faut nullement se mettre en peine [423] ni en scrupule de n’avoir pas donné sa voix à une fille qui est reçue, ou bien de l’avoir donnée à une autre qui est rejetée. Quand on a procédé droitement, selon que Dieu inspire, il faut demeurer en paix. Il faut bien discerner les esprits : il y en a qui sont simples, ignorants et qui n’ont pas grande capacité pour bien servir la religion, néanmoins, ils ne doivent pas être rejetés ; ils feront bien pour eux et n’apporteront pas de dommage et préjudice à la religion.

Il faut regarder et considérer cela devant Dieu et surtout la lui bien recommander; on a huit jours pour y penser, depuis qu’on en a parlé au chapitre. Nous ne devons pas avoir de la peine [à former notre jugement], nous voyons tant les novices! Toutes les Sœurs professes, qui doivent donner leur voix, les doivent bien considérer, l’année du noviciat. Certes, il faut y faire attention, mais sérieusement, et qu’on exerce bien [les novices], le plus qu’il se peut, selon leur portée: qu’on les fasse aides de quelque officière, comme de la robière, de la lingère, réfectorière et semblables, afin que l’on connaisse si elles sont souples, maniables, soumises et mortifiées. La maîtresse les doit aussi éprouver soigneusement ; mais, savez-vous quelles épreuves? Ce n’est pas seulement de leur faire pratiquer les pénitences marquées au Coutumier, détester leurs fautes et semblables; ce qu’on leur dôit pourtant faire selon la coutume. Mais la principale mortification et épreuve, c’est de bien les humilier, avilir et de ne tenir aucun compte de ce qu’elles disent, désapprouver tout ce qu’elles font, et telles autres épreuves qui anéantissent les passions et le naturel.

O Dieu! si cela arrivait que les Sœurs professes disent ce qui se passe au chapitre, il faudrait bien promptement y remédier, et les en corriger. Si ces fautes se faisaient en une maison où j’eusse du pouvoir, certes, je leur ferais faire les pénitences que le Coutumier enjoint. Je ne permettrais nullement que les Sœurs qui seraient tombées en ce manquement donnassent [424] leur voix d’une année, car c’est la pénitence qu’il faudrait don­ner pour telle faute, et de ne point entrer au chapitre pour dire son sentiment, et savoir rien de qui s’y dit. C’est une étrange chose que des femmes, quand elles ne savent pas tenir leur langue ; il ne faut nullement souffrir que tels défauts se fassent, car ils sont trop dangereux et de grande importance.

Pour revenir aux novices, il faut que les Sœurs professes les avertissent fidèlement, au chapitre et au réfectoire, des défauts qu’elles leur verront commettre ; c’est en cela qu’on reconnaît la vertu des filles, pour voir si elles reçoivent comme il faut les avertissements, et si elles en font profit.

On peut parler, des défauts des novices, à la supérieure, hor­mis les professes qui sont encore au noviciat, qui en doivent avertir la directrice; mais, pour les autres Sœurs, qui ne sont pas du noviciat, il n’est pas à propos de leur laisser cette liberté, parce que, sous le prétexte de dire à la directrice les manque­ments des novices, on peut dire autre chose, et manquer ainsi à la perfection de laquelle nous devons être si zélées les unes pour les autres.

Enfin, la directrice doit avoir un grand soin d’animer ses no­vices à l’oraison et à la mortification, car ce sont les deux principaux exercices par lesquels elles doivent s’avancer à la perfection.

Si une novice, dites-vous, pleurait en entretenant une pro­fesse, sur la crainte qu’elle aurait d’être renvoyée, qu’est-ce que la professe doit répondre? Rien autre, sinon dire fort douce­ment : Ma chère Sœur, Notre-Seigneur ne vous manquera pas de sa grâce si vous ne lui manquez pas de fidélité, et vous aurez sujet de ne rien craindre ; il faut se confier en lui, il ne délaisse jamais ceux qui espèrent en sa bonté._ et semblables paroles, fort courtement, pour la consoler, sans pourtant rien lui témoi­gner de ce que l’on sait pour ce regard, si l’on est pour elle ou contre elle, si on lui donnera sa voix, ou si on la lui refu‑[425]sera. Il faut ce bien garder de faire cela en aucune façon que ce soit.

Or sus, pour ce qui est de donner sa voix, quand on voit que la supérieure, la directrice et les conseillères, nonobstant les manquements qu’on voit en elle [la novice], ne laissent pas de la recevoir et d’avoir bon sentiment d’elle, il n’y a pas de danger de pencher de leur côté; car elles ont plus de connais­sance de leur intérieur; et puis, Dieu donne plus de lumières aux supérieurs. Pour moi, si j’étais en doute, je suivrais leurs sentiments [des supérieurs], comme firent nos Sœurs de Paris, qui voulaient mettre dehors une fille, pour quelque manque­ment extérieur, et moi qui connaissais que cette fille avait le cœur bon, je leur dis : « Mes Sœurs, vous vous arrêtez à quel­ques défauts extérieurs ; cette fille a l’intérieur bon, j’espère qu’elle fera bien et sera propre pour nous. » Alors toutes donnèrent leur voix; elle fut reçue, et est maintenant une bonne religieuse.

Mais, quand je verrais une fille qui aurait des passions bien fortes, et qui tiendrait à son propre jugement, je ne lui don­nerais pas ma voix, parce que malaisément se peut-elle guérir. Je ne la donnerais pas non plus à celle que l’on voit indifférente à demeurer ou à sortir, sinon que ce fut une tentation. [426]

.ENTRETIEN LIX (Fait en 1633) LUMIÈRE DE LA SAINTE SUR CES PAROLES : LA CONGRÉGATION EST PRINCIPALEMENT POUR LES INFIRMES.

Il est vrai ce que dit notre Bienheureux Père, que si on lit les constitutions avec attention, l’on recevra toujours de nouvelles lumières. Ce débonnaire Pasteur avait bien l’esprit de Dieu quand il dit : Cette Congrégation est principalement pour les infirmes. En lisant ce point, j’ai eu clairement cette lumière, je voudrais l’avoir eue plutôt, car je l’aurais mise dans nos Réponses [la voici] : Il n’y a point d’infirmités qui empêchent les infirmes de suivre la communauté; il faut absolument être malade, ou bien sortir de quelque grande maladie pour en être empêchée et je sais que ceci est bien vrai, par ma propre expérience : j’ai toujours été infirme, et celles qui sont céans depuis vingt années savent que je dis la vérité. J’ai toujours suivi la communauté, et je ne trouvais aucune peine à me lever tout comme les autres et à me coucher de même, aller aux Offices, manger de la viande de la communauté et faire généralement tout ce qu’elle fait. Qu’est-ce donc que les infirmes ne peuvent pas, si elles ont tant soit peu de cœur pour leur salut éternel? j’entends si elles veulent vivre selon l’esprit; car, si elles veulent vivre selon la chair, elles ne manqueront pas de trouver beaucoup de difficultés.

Six semaines après que nous fûmes ensemble, Dieu donna commencement à la Congrégation par de grandes maladies dont je fus attaquée, sans lesquelles il eût été bien difficile d’arrêter l’Institut dans la douceur où il est à présent, et je disais quelquefois : Mon Dieu! vous êtes bien provident et bien miséri-[421]cordieux de me traiter de la sorte pour accomplir plus facilement vos desseins, qui étaient que ces maisons servissent à la retraite des infirmes; et moi je penchais beaucoup plus du côté de la rigueur et de l’austérité, en quoi peut-être je correspondais davantage à la nature qu’à la grâce. Et maintenant tout est dans une telle modération, qu’il n’y a généralement rien que les infirmes ne puissent; et s’il y en a auxquelles il faille quelques dispenses de la règle, par l’avis et le conseil du prudent médecin, il n’en faut qu’une en chaque monastère.

Les filles de la Visitation doivent avoir un esprit fort courageux et relevé en Dieu, sans le rabaisser autour d’elles-mêmes. Nous sommes aussi bien instruites que personne qui soit au monde, Dieu merci, et il ne nous reste plus qu’à faire. Nous devrions être si fidèles à toutes les choses que notre Bienheureux Père nous enseignait, que nous devrions comme nous les naturaliser, pour ainsi dire, pratiquant les avis et enseignements qu’il nous a donnés, avec autant de facilité que l’on fait les actions qui plaisent à nos corps. Ce Bienheureux était un Saint qui enseignait la perfection dans la perfection même ; il disait que « le désir de plaire à Dieu doit produire l’attention à sa bonté et à la fidèle pratique des vertus. »

Or sus, vous désirez savoir qu’elle est l’excellence de notre Institut. Ma chère fille, notre excellence consiste en l’humilité, en la petitesse et en l’abjection, et quand cette humilité viendra à manquer, assurément notre excellence manquera, tenons. nous donc bien pour ce que nous sommes; car, mon Dieu, que sommes-nous au prix de ces grands Ordres de religion, comme celui de saint Benoît, et tant d’autres qui ont rempli le ciel et la terre de tant de saints personnages, lesquels ont tant travaillé pour la gloire de Dieu et pour maintenir la foi catholique! Quelles Saintes avons-nous envoyées au ciel? Enfin, nous sommes les dernières plantées en l’Église de Dieu. Il n’y a qu’environ vingt ans que nous sommes au monde, lesquels [Ordres] [428] avaient déjà duré mille et tant d’années, et de nous il n’en était nulle nouvelle ; de sorte qu’ils s’étaient fort bien passés de nous, et puis, nous voudrions nous élever et nous préférer aux autres? Oh! certes, il s’en faut bien garder! Or, nous avons le petit Office perpétuel, grâce à Notre-Seigneur, lequel je supplie nous vouloir miséricordieusement impétrer la perpétuité de l’observance.

.ENTRETIEN LX (Fait en 165) SUR L’INDIFFÉRENCE QU’IL FAUT AVOIR POUR ÊTRE ENVOYÉE EN FONDATION.

Tâchez, mes chères filles, de rendre votre vertu stable, per­manente et très-solide, ce mot-là comprend tout; et pour cela il faut qu’elle soit fondée en Notre-Seigneur; que vous n’ayez autre chose à considérer que Lui, et que ce soit là votre. seul et unique objet. Je veux dire : si vous vous humiliez, que ce soit particulièrement parce que Dieu le veut ; si vous êtes recueillie et fidèle à l’oraison, que ce soit pour être encore beaucoup plus agréable à Dieu. Si vous travaillez à la mortification de vos pas­sions et à vous rendre exacte dans la bonne observance, que ce soit parce que Dieu vous l’ordonne, ainsi de toutes les autres [vertus] que vous pratiquerez, sans jamais détourner votre vue de cette considération, pour entreprendre ni faire aucune chose pour les yeux et la satisfaction des créatures, mais qu’enfin Jésus-Christ soit l’unique objet de toutes vos prétentions et de vos actions. Oui, si cela était ainsi on ne verrait point paraître tant d’immortifications, d’inclinations, et d’aversions parmi vous, ni tant de curiosité. Oh! certes, nous n’attachons pas assez [429] notre esprit à Dieu, et nous ne nous tenons pas assez ramas­sées autour de sa sacrée présence, car nous serions plus dispo­sées à l’obéissance, plus indifférentes aux choses qui ne regar­dent ni Dieu, ni nos devoirs ; nous ne montrerions pas tant ce que nous agréons ou nous désagréons; comme dès qu’on parle de faire quelques fondations, ce n’est purement que réflexions, témoignages d’inclinations, et aversions d’aller bien plutôt à un lieu qu’à un autre, dans une grande ville que dans une pe­tite, tout cela n’est qu’orgueil, mes Sœurs, quelque prétexte que vous puissiez m’alléguer. Mettez hardiment la main à votre conscience, car il est tout clair que cela ne vient point d’aucune autre racine ; et si quelqu’une trouve ceci dans son cœur, qu’elle le mette au jour, et sans excuse, reconnaissant sa vanité qui la porterait à rechercher les choses qui sont les plus excellentes selon le monde ; autrement elle se porterait un notable préjudice, et cela ira beaucoup plus loin qu’elle ne pense. Hé ! comment donc, comment l’entendez-vous? car que sommes-nous, je vous prie, pour tant mépriser les petits lieux? sommes-nous des princesses et avons-nous été nées en de si grandes villes? Avons-nous tant anobli et enrichi le monastère par nos alliances et nos richesses? Notre-Seigneur les a-t-il méprisées [les petites villes]? Ne les a-t-il pas toujours chéries et choisies ? Ne savez-vous pas, et ne voyez-vous pas qu’il ne voulut pas naître eu Jérusalem, mais bien plutôt en Bethléem, qui était une petite ville, et dans une étable.

H y a de certaines imperfections que je ne crains aucune­ment, d’autant qu’elles se font par pure fragilité ; mais celles où il y a un certain orgueil caché, et qui nous cache aussi toutes ces mêmes imperfections, ne se laissant point voir telles qu’elles sont, je les appréhende fort, car elles sont grandement préjudiciables.

Enfin, c’est pitié de voir notre peu de vertu! et combien elle est frêle et chancelante, car maintenant nous aimons une chose [430] et tantôt nous y aurons de l’aversion et du dégoût : à cette heure nous avons du zèle et de la ferveur, tantôt nous sommes lâches et sans courage ; tantôt nous sommes douces et ardentes pour la mortification, quelque temps après nous seront mal gracieuses, sèches, immortifiées, et toutes dégoûtées; tantôt nous sommes recueillies, et tantôt nous serons dissipées; tantôt nous sommes extrêmement fidèles et bien affectionnées à nos saints exercices et à l’oraison, et tantôt nous serons toutes refroidies et négligentes; tantôt nous sommes fort exactes à l’observance, et tantôt nous nous relâchons à l’observance. D’où vient donc tout cela? sinon parce que nous ne sommes pas solidement vertueuses, et que notre vertu n’est pas fondée en Notre-Seigneur ; nous faisons voir par-là que nous travaillons purement pour quelques créatures, en considération de quelque respect humain, et seulement pour contenter notre vanité ; de sorte que tandis que nous avons une supérieure selon notre gré et contentement, qui nous est agréable et qui nous tient en courage, nous ne manquons pas d’aller toujours notre train. Mais du moment hors de la maison, l’on en voit broncher une dans une chose, l’autre en l’autre; l’une fait une échappée d’un côté, l’autre en fait une de l’autre; ainsi toutes, voire, même la communauté, ne manquera pas de se relâcher en quelque chose, et d’où vient cela? sinon que vous n’êtes pas solidement vertueuses; que vous ne regardez pas assez Dieu en la personne de votre supérieure, et que votre vertu n’est pas fondée en Notre-Seigneur Jesus-Christ ; car, absolument, si cela était, vous seriez assurément toujours égales, toujours constantes, toujours ferventes et fidèles, parce que Dieu est toujours permanent, toujours égal à soi-même, toujours bon et toujours saint.

Or, je vous dis tout ceci de sa part, mes très chères filles; je vous supplie de le bien retenir et d’en vouloir faire votre profit, d’autant que ce sont des choses très-désirables et très [431] importantes. Croyez que c’est notre bon Sauveur qui vous parle et non pas moi ; et ainsi vous devez recevoir ces choses-ci comme venant immédiatement de sa propre bouche, car vous savez fort bien qu’en toute assemblée [faite en son nom], il y est, il y préside, et tout particulièrement en celle-ci ; vous devez conséquemment l’y regarder et vous affermir et fortifier en cette croyance.

Mais que sera-ce donc si nous n’avons cette vertu solide, nous autres qui sommes si sujettes à être envoyées de part et d’autre? Quoi donc! tout aussitôt qu’une fille se trouvera hors de céans, un peu parmi les tracas et les divertissements, ce ne sera plus désormais que troubles, qu’inquiétudes, que chagrins, que lâchetés, qu’infidélités et détraquements! Elle semblait être bien recueillie, bien modeste, mortifiée, et de bonne observance à Annecy, et néanmoins toute sa vertu s’évanouira.

Travaillons donc puissamment à notre propre perfection, soit pour aller ou pour demeurer. Certes, nous devrions bien consumer notre âme, notre corps, et généralement tout ce qui est en' nous, pour le service de notre Institut. Prenons courage, et nous affranchissons généreusement de tous ces défauts, lesquels, quoiqu’ils semblent être petits et très-légers, nous peuvent pourtant beaucoup nuire et aux autres aussi; et qu’absolument on ne parle plus de fondation pour témoigner ses inclinations et aversions, pour se faire la guerre l’une à l’autre, disant Ma Sœur, vous vous en irez ici; vous vous en irez là; celle-ci demeurera ou ne demeurera pas; enfin ces curiosités-là ne valent rien.

Je vous mets toutes surveillantes les unes des autres pour lions avertir de tous ces manquements. Hé! pour Dieu, tenons-nous un peu plus en nous-mêmes, et laissons la charge de tout cela aux supérieurs; c’est à eux de nommer et de destiner les Sœurs que l’on doit y envoyer. Mais, pour nous, de quoi nous mêlons-nous? tenons-nous seulement disposées à faire ce que [432] la sainte obéissance nous ordonnera, nous laissant doucement conduire à Dieu et à nos supérieurs, soit que l’on nous envoie en des pays fort éloignés, ou bien à trois pas d’ici; que toutes sortes de lieux nous soient absolument indifférents autrement nous n’aurons aucun repos, et nous ne serons jamais de vraies filles de notre Bienheureux Père et très-saint Fondateur. En quoi devons-nous plus l’imiter, sinon en cette totale dépendance de Dieu et de sa Providence qu’il a eue en si souverain degré

.ENTRETIEN LXI (Fait pendant une maladie de la Sainte) POUR DÉFENDRE AUX SŒURS DE PARLER EN PARTICULIER ET HORS DE LA CHAMBRE DE RÉCRÉATION.

Mes chères Sœurs, il y a environ trois semaines que je n’ai tenu de chapitre, c’est pourquoi il me tarde beaucoup de vous voir toutes assemblées pour vous parler familièrement et vous encourager ; ce ne sera pas un chapitre de coulpes, de correc­tions et de pénitences, mais un entretien d’avertissements cha­ritables qui partent d’un cœur tout à vous et désireux de votre perfection, comme de vous servir tant qu’il plaira à Dieu me conserver la vie.

Nous vous avons fait lire les défauts que nos Sœurs surveil­lantes ont remarqués ; je n’ai pas voulu que l’on ait nommé per­sonne; mais pourtant celles qui ont fait les fautes m’entendent bien et savent bien que je parle à elles; je les supplie de se venir accuser en particulier ; et, si elles ne le font, je ne man­querai pas de les faire appeler et leur dirai moi-même leurs manquements. Je me promets tant de la bonté de vos cœurs, [433] que vous prendrez en bonne part ce que je vous dis, et que vous en tirerez beaucoup plus de profit que si je vous faisais de grosses corrections, et que je vous en donnasse de bonnes péni­tences. Je vous conjure de le faire et de me donner le conten­tement de vous voir affranchies de ces défauts, qui, tout légers qu’ils sont, demandent néanmoins d’être corrigés, étant contre nos observances et nos règles.

Mais vous direz peut-être que c’est bien gêner de pauvres filles, si elles ne peuvent pas seulement se dire une parole; non, mes Sœurs, il ne faut pas se parler en particulier, cela nous est bien défendu par nos règles. Parlez autant que vous le voudrez aux récréations, de la façon marquée ; mais, hors de là, ne parlez que pour chose nécessaire, prestement, et vous re­tirez de même quand l’obéissance est donnée, surtout celles qui n’ont rien à demander et qui n’ont point de charges qui les obligent d’arrêter; et que l’on se demande, dans la chambre même de la récréation,,ce que l’on a à se demander, qu’on ne se parle point dans les allées, et que l’on ne se donne point d’assignation; c’est une obéissance que je donne à celles qui font ce manquement, de ne pas parler dans les allées. J’aime beaucoup mieux vous voir privées de votre liberté en ce monde, que de vous voir privées du paradis en l’autre.

Or sus, mes chères Sœurs, voilà tout ce que j’avais à vous dire ; je vous prie encore d’en vouloir faire votre profit. Cepen­dant, je vous remercie de toutes les prières que vous avez faites pour moi, et vous prie de me les continuer, implorant toujours la divine miséricorde de notre bon Dieu. [434]

.ENTRETIEN LXII (Fait à nos Sœurs de N.) SUR L’ORAISON, LA TRANQUILLITÉ DE L’ÂME, ET LA SOUMISSION A LA VOLONTÉ DE DIEU.

[Parlant du chapitre du livre de l’Amour de Dieu, où notre Bienheureux Père traite de l’extase, de la volonté et de l’opération, cette sainte Mère nous dit :]

Les vraies extases sont les vraies vertus. Il n’y a point de doute [illusion] en l’humilité, en l’obéissance, en la mortification et renonciation à sa propre volonté; comme, au contraire, il y en a souvent en l’extase de l’entendement et autres oraisons extraordinaires, lorsqu’elles ne sont pas suivies de la pratique des vertus, parce que alors ce n’est pas Dieu qui les donne, mais le malin esprit qui voudrait tromper les âmes par ses illusions; c’est aussi quelquefois nous-mêmes qui nous nous imaginons des choses qui ne sont pas. Or, pour moi, je ne ferais aucun état de ces âmes-là [qui disent avoir des extases ou grâces particulières à l’oraison] si elles sont sans vertu et sans mortification, parce que ces vertus sont assurément les marques de toute bonne oraison, étant chose certaine que Dieu ne manquera jamais de donner une oraison suffisante aux âmes humbles, dévotes et fidèles à l’observance.

J’ai toujours connu que la voie des filles de la Visitation, parlant généralement, est pour l’oraison de se tenir simplement en la présence de Dieu, ou de s’abandonner à lui, et c’est là qu’il conduit infailliblement celles qui sont fidèles en ce saint exercice et à l’observance de la règle.

Notre Bienheureux Père disait que « ceux qui se tiennent [435] avec simplicité en la présence de Dieu se reposent dans son sein, pendant que les autres cherchent plusieurs autres choses ailleurs, faisant cette comparaison de saint Jean qui dormait amoureusement sur la poitrine du Sauveur pendant que les autres mangeaient diverses viandes en la table du même Sauveur, ajoutant, « qu’il vaut beaucoup mieux dormir sur ce sacré oreiller que de veiller en toutes autres postures. »

J’ai dit que toutes les religieuses de la Visitation sont conduites en cette sorte d’oraison, si elles veulent travailler : cela est vrai; mais ce n’est pas toutes de la même façon; chacune, selon l’attrait particulier de Dieu en elle, y ayant une différence si considérable et si grande des unes aux autres, qu’il y a presque autant de divers degrés qu’il y a des âmes qui la pratiquent, le Saint-Esprit mouvant chacune différemment selon les mesures de sa grâce ou de leurs dispositions; il ne faut pas s’y ingérer de soi-même, mais oui bien s’y laisser conduire à Dieu avec humilité. On connaît bien celles qu’il y attire, par la fidélité qu’elles ont à l’observance de tout ce qui est généralement de l’Institut, par la pratique des vertus, surtout de la mortification de l’amour de soi-même, de ses commodités et propre volonté, car on connaît ordinairement l’arbre par ses fruits, selon que le dit Jésus-Christ en saint Mathieu : Vous les connaîtrez par leurs fruits, il veut dire : par leurs œuvres. Ne pensez donc pas, mes filles, attirer les faveurs de Dieu en la sainte oraison sans la mortification.

Quand on connaît bien ce qui empêche de faire ses actions purement pour Dieu, on n’a pas besoin d’aucun conseil, mais bien plutôt d’une grande fidélité à suivre ponctuellement les inspirations de Dieu. Il faut être grandement épuré et ennemi,de soi-même pour ne chercher purement que Dieu : vous devez savoir que qui cherche l’honneur, le perdra; et quiconque le méprise, trouvera la vraie gloire, bien qu’il ne faut pas chercher l’humiliation pour cela, mais parce que Dieu le veut et [436] pour sa propre perfection. Il faut être profondément humble, sincèrement simple, et entièrement fidèle à Dieu. Il faut réserver la tristesse pour ses fautes, encore faut-il qu’elle soit humble et confiante.

C’est le grand bonheur des âmes de se savoir maintenir en tranquillité, non seulement lorsqu’on se trouve hors du tracas et de l’embarras, mais principalement en se trouvant dans icelui, faisant toutes choses sans aucun empressement, sans inquiétude, sans altération d’esprit, avec modération, avec douceur. La vraie tranquillité et le vrai repos en toutes ses actions, c’est de conserver la pureté de cœur et l’union de l’âme à son Dieu; comme, au contraire, de les faire [ses actions] avec empressement, c’est se mettre en danger de les mal faire, et, partant, d’offenser la souveraine Majesté de Dieu. On ne saurait croire combien cette vertu [de tranquillité] aide à l’acquisition de toutes les autres.

Il est bien vrai qu’il y a deux sortes de tranquillité d’esprit, l’une desquelles nous pouvons toujours avoir, et c’est celle qui se fait par la conformité de notre volonté à celle de Dieu, en la pointe de l’esprit, rien n’est plus vrai.

On peut toujours acquiescer au bon plaisir de Dieu, en quelque tribulation, angoisse, pressure de cœur, aveuglement d’esprit, peine intérieure, où l’on se peut trouver, car si l’on peut bien chanter une chanson, dire bonjour, aussi peut-on bien parler à Dieu, quoique nous n’ayons point de sentiment de notre foi, espérance et charité, ni même des autres vertus; mais il faut parler à Dieu de tout autre chose que de la peine que l’on a. Je vous assure, mes filles, que lorsque l’on est bien résolue de souffrir ces peines, cela ne gâte plus rien, car je le sais par expérience, et notre Bienheureux Père me l’a dit fort souvent, et même trois ou quatre années après ma retraite [du monde].

Une fois il me dit ou il écrivit : « La croix est de Dieu, mais [437] elle est croix parce que nous ne nous joignons pas à elle; car, quand on est fortement résolu de vouloir la croix que Dieu nous donne, ce n’est plus croix; elle n’est croix que parce que nous ne la voulons pas; et, si elle est de Dieu, pourquoi donc ne la voulons-nous pas? » J’ai beaucoup souffert de ces peines intérieures, pendant l’espace de dix années, avant que je fusse soumise à la direction de notre Bienheureux Père, car j’étais toute champêtre, et je n’avais personne à qui les aller dire : ma pauvre âme était si enrouillée de péchés, qu’il lui fallait bien ces feux [des peines intérieures] ; j’ai dit : beaucoup souffert, car c’était beaucoup pour moi. Le Bienheureux me dit ou m’écrivit « qu’il fallait vivre de la mort même. »

Les âmes [éprouvées] sont assurément bien favorisées lorsqu’elles ont à qui se découvrir et à parler [de leurs peines], car par ce moyen elles sont bien soulagées. Certainement, il ne faut que se soumettre à Dieu ; et, après cela, on est bien certain de tout ce qui lui plaît. Pour moi, j’ai eu très longtemps de ces peines intérieures durant la vie de notre Bienheureux Père qui ne me font aujourd’hui non plus de peine que cela (lors elle toucha la table), et j’en ai encore qui ne me font non plus que si elles étaient sur une montagne.

Ce Bienheureux disait à une bonne âme : « Çà, pratiquez bien votre règle, et vous trouverez tout là. » Il voulait que l’on se tînt particulièrement attentive à l’observance, et non pas que l’on désirât certaine je ne sais quelle perfection extraordinaire. Il me dit à Lyon : « On parle maintenant de tant de choses et oraisons extraordinaires, et si peu de vertu » ; c’étaient les vertus qu’il aimait, aussi disait-il : « Faites, faites de votre côté, et laissez faire Dieu du sien tout ce qu’il lui plaira; il le fera toujours assez; faites seulement, et ne vous mettez pas en peine du reste. Pour ne vous surcharger, je ne veux autre chose, sinon que nous soyons attentives à Dieu et à nous-mêmes, faisant tout ce qui se présentera dans la volonté [438] de Dieu, ne nous précipitant point en toutes nos actions, ni intérieurement ni extérieurement, mais avec cette attention à Dieu et à soi-même.

Ce mot, mes filles, ne nous précipitons pas, veut dire : fai­sons toutes choses étant fort attentives à Dieu et à nous-mêmes, pratiquant régulièrement cette sentence : Ne parlez point à la volée, ne vous précipitez point en parlant devant Dieu, ce sont les paroles de l’Ecclésiaste. Marchons devant Dieu, ne nous précipitons point, voilà notre pratique.

.ENTRETIEN LXIII ( Fait à nos Sœurs de N.) SUR LA NÉCESSITÉ ET LES AVANTAGES DU DÉPOUILLEMENT EXTÉRIEUR ET INTÉRIEUR.

Mes chères filles, je veux bien, puisque vous le désirez, vous dire quelques mots du dépouillement, et c’est avec raison, d’autant que nous voici proches de la fin de l’année.

Notre Bienheureux Père a sagement institué les changements pour nous montrer qu’il nous faut dépouiller, non seulement des choses extérieures, mais aussi des intérieures. C’est indigne d’une âme religieuse de s’attacher à autre chose qu’à Dieu, et de loger ses affections ailleurs.

Ce n’est pas grand'chose, ce semble, d’être un peu attachée aux images, au chapelet, à une croix, à une cellule, à sa charge, néanmoins, il ne le faut pas faire, car cela servirait d’obstacle à notre perfection, et nous ferions contre la perfection du vœu de la sainte pauvreté, et contre l’esprit de notre Institut, qui nous montre bien que nous ne pouvons pas même nous attacher [439] aux choses qui nous sont données pour notre usage, puisqu’il est ordonné qu’on nous les changera. Mais d’être attachée à sa volonté propre, à son jugement et à son opinion, à sa propre estime, à ses intérêts et satisfactions, et de vouloir être aimée, oh! que cela est bien plus dangereux et nuisible à notre avan­cement, et beaucoup plus malaisé à découvrir et déraciner !

Or, je vous veux donner seulement deux pratiques du dé­pouillement pour ne pas beaucoup charger votre esprit : c’est l’humilité et la douceur : il se faut dépouiller de la vanité, de la bonne opinion que nous avons de nous-mêmes.

Oh! que nous avons sujet de nous anéantir, de nous méses­timer, et non pas d’avoir de la complaisance; tenons-nous donc basses et petites aux yeux de Notre-Seigneur, des créatures et de nous-mêmes; car, enfin, nous nous tenons si peu rabaissées et si peu humiliées, que c’est pitié I Nous avons trop bonne opi­nion de nous-mêmes, partant, connaissons-nous bien, et nous tenons simplement pour ce que nous sommes; autrement nos affaires n’iront pas bien, et nous ne prendrons pas bien l’es­prit de l’Institut. Soyons donc telles, je vous supplie, mes chères Sœurs, que l’on ne voie respirer qu’humilité en nos paroles, en nos actions et déportements, et que cette vertu reluise da­vantage en nous.

La douceur, selon que l’entend notre Bienheureux Père, nous fera dépouiller de nos inclinations et passions, et nous rendra gracieuses envers le prochain, et tranquille en nous-mêmes, sans nous chagriner de nos imperfections, ne recevant aucune sé­cheresse et dureté de cœur, quoi qu’il nous arrive. Je vous souhaite cette cordialité et cette douceur.

Si notre saint Fondateur n’en avait fait un Entretien, j’en par­lerais davantage, tant j’ai d’affection de la voir régner parmi nous. La vraie douceur et dilection n’est autre chose qu’un amour de cœur qui nous fait tirer à nous, par compassion, toutes les peines, souffrances et défauts de nos Sœurs, pour y [440] compatir. Cette dilection doit être si grande les unes envers les autres, que si une Sœur nous demandait une pièce de notre cœur, nous la lui devrions donner, si c’était en notre pouvoir.

Oh! que nous sommes bien éloignées de ces sentiments -là, puisque même nous ne leur donnons pas librement et gracieusement, un réchaud, un pot, une corbeille, un mouchoir, ou choses semblables ; et néanmoins la Sœur a tout autant de part que nous à ce qu’elle nous demande à emprunter.

Or, je sais bien que tant que nous vivrons nous ferons continuellement des manquements, et je ne m’en étonne point ; mais de toujours commettre les mêmes, cela montre que nous ne travaillons pas assez fidèlement à notre amendement; car dès que nous connaissons quelques imperfections en nous, nous devrions tellement bander nos efforts de ce côté-là, que nous nous en affranchissions, d’autant que ces imperfections étant corrigées, il en renaîtra d’autres, et ainsi nous avons assez d’ouvrage, et Notre-Seigneur a coutume d’en laisser pour nous tenir en humilité. Mais, pour Dieu, prenons un grand courage, et quand nous aurons commis quelques fautes, ne craignons point de mettre les genoux en terre, pour demander pardon à la Sœur envers laquelle nous avons failli, et nous réparerons suffisamment notre défaut devant Dieu et devant les créatures; mais qu’on ne néglige pas, je vous prie, cette pratique, qui nous doit être en recommandation particulière, puisqu’elle nous a été conseillée et recommandée par notre Bienheureux Père.

C’est un des plus sensibles crève-cœur que nous puissions avoir à l’heure de la mort, que de n’avoir pas bien vécu et fait notre profit des avertissements et corrections qui nous auront été faits, et même des enseignements qui nous auront été donnés. Oui, nous aurons beaucoup de regrets en ce passage-là, et je vous puis assurer que ce sera un des plus sensibles, car nous verrons bien que cela aura été la cause du peu d’avancement que nous aurons fait. Or, prenons donc garde à nous, et [441] faisons bien pendant que.nous en avons le temps; nous devons cela à Dieu et à notre perfection, rendant nos âmes pures et agréables à sa divine Majesté : nous y sommes étroitement obligées par le devoir de notre vocation, et nous devons cet accroissement de gloire accidentelle à notre Bienheureux Père. Pour moi, je ne suis pas digne d’être mise en considération ; mais je sais pourtant que l’amour filial que vous me portez, mes chères filles, vous fait désirer ma consolation.

Véritablement, je n’en ai point de plus grande en ce monde, que de voir mes Sœurs faire leur devoir et s’avancer à la perfection; comme aussi ma plus grande douleur serait d’en voir quelques-unes de lâches et négligentes qui ne travaillent point à leur avancement, de sorte que ce qui m’afflige ou me console en ce monde, c’est le bien ou le mal de nos Sœurs, car l’amour maternel que je leur porte me fait désirer leur bonheur et profit spirituel. Pour moi, je suis la plus défaillante de toutes; mais, grâce à mon Dieu, je ne pèche point de propos délibéré. J’espère que si vous priez bien pour moi je nie relèverai de mes misères et que je ferai beaucoup mieux mon devoir à l’avenir. Je sais que vous faites toutes de même, et que vous ne péchez point avec réflexion. Prions bien les unes pour les autres ; non seulement pour celles avec qui nous vivons, mais encore pour toutes celles de l’Institut, car je souhaite ardemment que tous nos monastères n’aient qu’un seul cœur et une seule âme en Dieu. [442]

.ENTRETIEN LXIV (Fait à nos Sœurs (le N.) SUR LA PURETÉ D’INTENTION, LA SIMPLICITÉ, LE CHANGEMENT DES CHARGES, ETC.

Je suis bien aise que nos Sœurs fassent bien la récréation, car il faut bien faire l’action présente, et c’est une bénédiction de Dieu sur toutes nos maisons. Mais il faut faire l’oraison aussi bien que la récréation. C’est une chose nécessaire aux filles que de bien se récréer; mais, quand l’on est sujette à faire des éclats de rire, il faut, en dressant son intention, faire un petit regard sur cela.

Vous demandez, ma chère fille, comme il faut dresser son intention, et si, quand on fait ses actions sans y prendre garde, et que l’on se redresse ensuite, si elles ne sont pas valables? Oui, ma fille, car quand vous avez offert à Dieu, le matin, toutes vos actions, il faut marcher en simplicité. Notre Bien­heureux Père dit qu’il ne faut pas tant d’exercices spirituels, mais qu’il les faut bien faire.

Vous demandez comme il faut marcher en simplicité avec Dieu? Il ne faut point faire de réflexions sur ce que l’on nous dira. Une Sœur vous viendra prier de quelque chose : eh bien, il le faut faire simplement et penser à Dieu, le faisant, sans réfléchir sur ce qu’elle nous aura dit, et c’est marcher en sim­plicité. Comme quand vous rendez compte, il faut dire simple­ment ce que vous savez.

Vous dites, quand on rend compte et que l’on biaise un peu, afin que l’on ne connaisse pas la chose comme elle est, si cela est marcher droitement devant Dieu? Non, ma fille; nous ne venons rendre compte que pour nous humilier, et afin de faire [443] connaître qui nous sommes ; si je savais qu’une de nos Sœurs aimât bien son abjection et qu’elle s’humiliât, vraiment j’en serais bien aise, car je n’aime point ces coulpes que l’on dit [en direction :] J’ai parlé trop haut..., j’ai fait des éclats de rire... ; des choses que tout le monde sait et a vues; mais il faut dire les pensées qui nous peuvent bien humilier et mortifier.

Vous demandez comme il faut garder l’unité avec Dieu? Ma fille, il faut bien observer votre règle, bien faire ce que votre supérieure vous ordonnera, tout ce que nos Sœurs vous diront et être bien condescendante ; quand vous observerez bien tout ceci, vous conserverez votre union avec Dieu.

Je désirerais bien que nos Sœurs soient ferventes, non de cette ferveur que l’on ressent, qui fait soupirer gros, mais d’une bonne résolution.

Il faut travailler, car si Dieu a fait des grâces particulières à quelques Saintes, comme à sainte Catherine de Gènes, sainte Madeleine et plusieurs autres, lesquelles ont eu prou peine et travail parmi les tentations, il ne serait pas raisonnable que nous eussions les vertus sans peine. La bonne Mère Thérèse dit que si nous voulons, nous acquerrons le recueillement en un an, voire, en six mois, même en trois; mais il faut aimer par­faitement. Saint _Augustin dit : Aime et fais tout ce que tu voudras…..

Ma fille, je n’aime point qu’on pratique cela, de prendre les intentions [de la supérieure.] Vous les pouvez néanmoins pren­dre pour la charité; comme, par exemple, si une Sœur avait mal au cœur, il faudrait aller querir quelque cordial pour lui en donner; et, quand elle est malade et qu’elle est couchée près de vous, si elle a besoin de quelque chose, ou bien d’être recouverte, il le faut faire, car alors la charité nous fait cou­rir, et c’est l’ intention de la charité et de la nécessité. Mais de dire : Ma Mère, j’ai pris votre intention pour faire cela; vous avez plutôt pris celle de votre inclination. Oh! je n’aime point [414] cela. Enfin, la vraie règle des filles de la Visitation, c’est l’humilité et la douceur envers le prochain.

Il est vrai que c’est une rude chose de changer si souvent de charges, mais il le faut, et que les supérieures renversent tout que les directrices soient un peu portières, les portières un peu dépensières, etc. L’on fait ainsi à Annecy et je faisais de même à N..., parce que ces filles étaient un peu sujettes à la vanité ; je les changeais de trois en trois mois. Quelquefois, je mettais de jeunes Sœurs officières, et les anciennes, leurs aides, ce que notre Bienheureux Père ayant vu, il en fut bien aise. Ma Sœur, vous les devez tantôt faire monter au grenier, puis les faire descendre à la cave, et ainsi toujours changer. Si elles n’étaient pas capables de cela, il les y faudrait rendre; car la constitution ne dit-elle pas, qu’on leur enseignera que la Congrégation est une école de la mortification des sens et de l’entière abnégation de sa propre volonté…….

Je remarque que nos Sœurs ont un grand désir de la perfection; mais elles ne peuvent se mortifier. Je ne conseillerais pas que l’on demandât les mortifications, les humiliations, les robes rompues, mais se tenir prêtes quand on les donnera, et cela est ne rien demander, ni rien refuser.

Il est malséant à une religieuse de lui voir toujours les mains à travers une grille. Oui, ma Sœur, c’est trop de demeurer une heure au parloir; c’est bien assez d’une demi-heure, si ce n’est en quelque occasion particulière. Aller au parloir à l’heure des Offices et de l’oraison, cela ne se doit jamais faire que pour des grandes occasions; et, si ce sont des amis, ils doivent savoir le temps des Offices et de l’oraison et leur dire, après la première fois : C’est maintenant le temps de notre oraison, si vous désirez de me parler, il faut revenir à une telle heure. La règle ne dit-elle pas que l’on ne retirera point les Sœurs des Offices, de l’oraison et du réfectoire que pour de pressantes occasions?[445]

.ENTRETIEN LXV (Fait à nos Sœurs de N.) SUR L’UNION ENTRE LES MONASTÈRES, L’ESTIME DU PROCHAIN, LA SIMPLICITÉ A SUIVRE LA DIRECTION DE LA SUPÉRIEURE, ETC.

Mes très chères filles, si nous sommes bien unies les unes avec les autres, nous marcherons à grands pas à la perfection. Cette union est tellement nécessaire aux filles de la Visitation pour conserver leur esprit, que lorsqu’elle manquera, l’esprit de l’Ordre défaudra. Cette union ne doit pas seulement s’étendre à cette maison, mais généralement à tous les monastères de l’Ordre, et lorsque nous verrons que les autres auront besoin de quelque chose, soit pour le temporel, soit pour le spirituel, nous les devons aider d’aussi bon cœur que si c’était pour nous-mêmes, voire, de meilleur cœur, s’il se pouvait. C’était l’intention de notre Bienheureux Père et son désir, comme, au contraire, ce lui eût été un grand déplaisir de voir de la désunion entre nous….. Nous ne devons chercher en toutes choses que la plus grande gloire de Dieu, et faire à autrui ce que nous voudrions qui nous fût fait, car nous devons autant aimer le repos de nos Sœurs que le nôtre propre.

La marque de l’amour de Dieu, c’est l’amour du prochain, et cette parole que le Fils de Dieu dit à ses Apôtres : Aimez-vous les uns les autres, comme je vous ai aimés, nous y doit bien exciter.

Vous me demandez encore, comme il se faut comporter quand il nous vient des pensées d’envie contre celles que nous voyons être plus estimées que nous, et qu’on emploie en des charges honorables? À cela, je vous dirai, que notre Bienheureux Père avait tellement d’estime du prochain, qu’il ne le re-[446]gardait jamais que comme la vive image de Jésus-Christ, et non jamais ses imperfections, mais la vertu qui y était; et, s’il n’y en connaissait aucune, il y regardait la grâce de Dieu en l’âme. Mes chères Sœurs, lorsque nous regarderons les vertus qui sont en nos Sœurs, nous les estimerons. Il est impossible d’aimer une personne si on ne l’estime; cet amour sera solide, et ne sera point sujet à changement ; et ne laissons point emporter notre esprit à ces tricheries d’envie et de jalousie contre celles que nous croirons être estimées et louées.

Je vous conjure, mes chères filles, de ne point désirer l’agran­dissement des maisons par les biens temporels, comme de re­garder que celles qu’on reçoit aient beaucoup ; mais regardons plutôt si elles sont bien douces et bien humbles. Cette vertu d’humilité doit être le fondement de notre Institut. J’ai ouï dire à notre Bienheureux Père, qu’il y avait une fois une religieuse d’un Ordre déchu de sa première ferveur, laquelle lui dit : « Monseigneur, vous établissez un Ordre, mais quand il y aura aussi longtemps qu’il aura été établi que le nôtre, il ne fleurira pas plus que celui-ci. » Il lui fit une réponse à sa façon accoutumée: « Nous y mettrons bien ordre, lui dit-il, et ferons les fondements si bas, et prendrons garde à ne pas élever le toit si haut; et, par ce moyen-là, il ne sera pas si facile à abattre. »

Il disait encore : qu’il ne pouvait souffrir qu’on prît si fort garde de recevoir des filles droites, grandes, de belle taille.

Vous dites, si une fille croyait n’avoir point de jugement, si ce ne serait pas une marque d’humilité ? L’humilité et la vérité est une même chose ; mais ce serait une vanité de croire d’avoir un bon jugement, et s’arrêter en ces pensées. C’est avoir bon jugement que de le savoir bien soumettre à ce que l’on veut de nous; et, lorsque nous y résistons, c’est une marque infaillible que nous n’avons point un bon jugement ; car, pour l’ordinaire, celles qui croient en avoir n’en ont point.

Nous devons toujours nous ressouvenir de ce qui est en nous [447] de plus abject, pour nous humilier devant Dieu toute notre vie, et devons avoir un grand amour de notre abjection, et notre Bienheureux Père disait, « qu’il ne se faut pas s’étonner des dé­fauts que l’on voit au prochain, pourvu qu’il ait la volonté de s’en corriger ! Il était ennemi des immortifiées. Pour moi, j’aimerais mieux voir une fille manger hors du repas, et com­mettre des imperfections grossières, que d’en voir une autre en commettre d’orgueil, de duplicité, d’opiniâtreté et mutinerie ; car celles-ci sont bien plus dangereuses et bien plus contraires à l’esprit de l’Ordre; pourvu que l’autre veuille se découvrir et en dire sa coulpe, l’abjection qu’elle en reçoit lui sert pour s’en humilier profondément devant Dieu, le reste de sa vie.

Vous dites, ma fille, si ce n’est pas un grand manquement de murmurer quand la supérieure ne laisse faire que six ou sept jours de retraite? Le murmure ne vaut rien en toutes façons, ma chère fille, mais surtout quand c’est contre la supérieure, et que l’on trouve à redire contre ses ordonnances; car il est en son pouvoir de faire faire la retraite plus courte ou plus longue, selon qu’elle le juge à propos, ainsi que la constitution dit. Il se faut bien garder de ces petits murmures, car nous devons regarder notre supérieure comme Jésus-Christ en terre. Lui-même a dit : Qui vous écoute, m’écoute, qui vous méprise, me méprise. Voyez, je vous prie, ce que nous faisons quand nous contrevenons à ces ordonnances, et voulons examiner ses actions [de la supérieure] et lorsque nous y contrevenons, infaillible­ment nous résistons à l’esprit de Dieu, et suivons l’instinct du diable.

Notre Institut nous porte à l’humilité et bassesse, et ne veut point que nous fassions des choses qui nous puissent faire sures­timer; car, pour l’ordinaire, l’esprit humain s’attache à ces choses apparentes, et ne regarde point à mortifier l’intérieur, qui est ce que Dieu demande de nous. J’ai ouï dire à notre Bienheureux Père que « qui est fidèle en la pratique de ses rè‑[448]gles, trouve assez à faire. » Quand la pensée nous vient de baiser les pieds à nos Sœurs, il les faut baiser en esprit et se tenir au-dessous de toutes. C’est néanmoins une meilleure marque à une commençante de la voir portée à faire des pénitences, pourvu qu’elle soit soumise au jugement de ses supérieures, que d’en voir une autre pesante et paresseuse. Les pénitences sont bonnes quand elles nous sont ordonnées par la supérieure, car elle connaît celles à qui elles sont nécessaires; mais d’en faire de notre tête et de notre propre mouvement, cela ne se doit pas. La supérieure, qui est le gouvernail, doit ordonner des pénitences selon les fautes que l’on commet, car ce n’est pas à dire qu’il ne faille mortifier les défaillantes.

Vous dites, ma chère fille, si une Sœur pensait que la supérieure n’aurait pas assez d’expérience pour la conduire à la perfection où Dieu l’appelle, croyant en elle-même que les mortifications lui sont nécessaires pour sa perfection, et la supérieure lui dit que non ; comme il faut faire à cela? O Jésus ! il se faut bien garder d’écouter telles pensées c’est un signe d’un grand orgueil et présomption. Si une fille avait ces pensées, il y aurait grande pitié en elle, et aurait grand besoin d’humilité, et devrait sans cesse demander à Notre-Seigneur la lumière pour se bien connaître ; car de penser se mieux connaître soi-même que la supérieure, c’est une tromperie de notre esprit. Lucifer ne voulut pas s’assujettir à son Dieu, qui l’avait créé si beau et si parfait; et, se voulant trop fier en son excellence, fut perdu misérablement. Le grand saint Michel, voyant sa présomption, prit la cause de son Maître en main, et dit : Qui est comme Dieu? et le jeta hors du paradis. Nous pouvons dire de la supérieure : Qui est comme la supérieure? car elle tient la place de Dieu, et ainsi, renverser notre propre jugement, et devons croire qu’elle a la lumière pour connaître par quelle voie il nous faut conduire. Ma fille, ceci s’étend bien loin, nous en parlerons une autre fois. [449]

Vous demandez si ce serait une bonne marque à une fille de la Visitation de désirer de changer de monastère? Non, certes, fille. Quand une Sœur a le désir de changer de monastère, c’est signe qu’elle a l’esprit léger et ne l’a guère solide, et a dans son âme quelque passion mal mortifiée. Vous dites : Mais si c’était qu’une supérieure ne connût pas bien mon esprit, et me voulût conduire autrement qu’il ne faudrait, ne serait-il pas permis de le représenter? Voilà un beau prétexte, certes, et qui témoigne que l’on a de la vanité. Il y en eut une qui me fit une fois cette proposition, et me mandait qu’elle avancerait plus, ce lui semblait, sous ma conduite que non pas sous la supérieure qu’elle avait. C’est une tromperie de l’imagination, et une démangeaison d’esprit qu’il faut mortifier. Il se faut grandement humilier quand ces désirs frivoles nous viennent, car, que feriez-vous à cela? Notre Bienheureux Père dit qu’il ne faut jamais ouvrir la porte à celles qui le désirent; car, pour changer de lieux, on ne change pas d’habitants; on trouve toujours les mêmes choses à faire et les mêmes difficultés. » Si vous êtes immortifiée, vous trouverez toutes choses difficiles.

Mais, si on avait pour supérieure une jeune fille qui n’eût pas de l’expérience et qui n’eût pas demeuré dans le monde, ni passé par la mortification, si elle serait aussi capable d’entendre les peines qui peuvent survenir aux esprits? À cela je vous dis : que la grâce est au-dessus de toute expérience; car, si elle se confie en Dieu et qu’elle soit humble, Dieu ne manquera jamais de lui donner la lumière nécessaire pour la conduite de ses filles; et les inférieures, pourvu qu’elles soient bien obéissantes, quelles supérieures qu’elles aient, n’iront jamais que par une voie bien assurée, car le vrai obéissant ne périra jamais. Pour moi, si j’avais une supérieure de sept ans, je crois que je lui obéirais de tout mon cœur, pourvu qu’elle ait l’esprit de Dieu. Ce serait une belle façon d’obéir, que de ne se vouloir soumettre qu’à une supérieure qui serait à notre goût, qui fût bien [450] douce et qui nous supportât bien en nos imperfections; au con­traire, c’est une obéissance très-parfaite d’obéir à une supé­rieure qui n’aurait pas ces conditions-là, et qui nous mortifierait très bien. Nous serions bien plus heureuses, dis-je, si on nous en donnait une de la sorte ; car, si nous étions fidèles, nous ferions un grand avancement en peu de temps, à l’exemple d’un saint religieux qui fut si fidèle à la mortification, que jamais il ne se voulut plaindre de la conduite de son supérieur qui avait l’esprit altier et absolu, et qui mortifiait sans raison ce jeune religieux, lequel disait : « Non, Seigneur, quand je devrais mourir, je lui obéirai toute ma vie. » Et lui-même a dit qu’il croyait que Dieu lui avait donné ce supérieur-là pour son bien, et qu’il avait plus avancé sous lui qu’il n’avait fait toute sa vie sous un autre, et croyait qu’il eût été perdu sans ce malgracieux supérieur. C’est la vérité que la vertu se connaît en ces occasions-là, car il est bien aisé d’être vertueux sous un supé­rieur qui est bien entendu. Quelquefois Dieu permet que nous ayons de ces malgracieux supérieurs, pour voir si nous lui serons fidèles. Je me souviens d’une supérieure, qui, en sortant de sa charge, emporta toute la perfection de ses filles; or, si nous ne regardions que Dieu, pourquoi n’obéirions-nous pas à une supérieure comme à l’autre?

Vous dites : si c’était une fille qui eût été nourrie dans des charges honorables, et n’aurait pas passé par la mortification, s’il n’y aurait pas à craindre? Je vous dis que ce n’est pas aux inférieures à prendre garde à cela, mais, oui bien, si elle a l’esprit de l’Ordre. Vous ne pouvez savoir' si elle n’a pas été mortifiée. C’est un bon signe quand la supérieure emploie une Sœur en des charges honorables et qu’elle est estimée d’elle; car, si elle la croyait imparfaite, elle ne l’y emploierait pas. Pour moi, je ne ferais guère d’état d’une fille qui ne serait pas esti­mée de sa supérieure, pourvu que je reconnaisse en la supé­rieure, l’humilité, la charité et le zèle de la perfection de ses [451] filles; au contraire, je ferai beaucoup d’état d’une que je ver­rais estimée d’elle.

Si une supérieure, nouvellement élue, ne faisait pas observer ce que la précédente avait coutume de faire? Je réponds que, pour les choses indifférentes qui ne sont ni commandées ni dé­fendues, il n’y faut pas prendre garde, car il est bien dange­reux de pointiller sur les actions de la supérieure. Néanmoins, si c’est chose contraire aux constitutions, j’aimerais mieux le dire à elle-même, avec humilité, que non pas à sa coadjutrice, car notre Bienheureux Père dit « que les plus confidentes sont les meilleures. »

Vous dites : si les conseillères devraient parler entre elles des manquements qu’elles voient commettre à la supérieure? Non, elles ne le doivent pas faire, non plus que les autres Sœurs; car, si elles voient des manquements, elles doivent faire comme je viens de dire, mais avec beaucoup d’humilité et de simpli­cité : « Ma Mère, il me semble que Votre Charité manque en cela et en cela » ; et la supérieure serait bien maussade si elle ne recevait cet avertissement de bon cœur.

Vous demandez si les surveillantes doivent aller dans les cel­lules des Sœurs et dans les chambres de celles qui ont des charges? Non, elles n’y doivent point aller sans congé, non plus que les autres, si la supérieure ne le commet à quelqu’une, et ne doivent lever la vue qu’une ou deux fois, au plus, là où les Sœurs sont assemblées. Nous avons tant de surveillantes ! Nous avons la supérieure et l’assistante, qui doivent prendre garde aux manquements que les Sœurs font. Il ne se faut pas tant tourmenter pour remarquer et éplucher les fautes des Sœurs. Chacune y est pour soi en particulier. Je dis même que la supérieure ne se doit point tant peiner à cela.

Vous demandez quelles imperfections l’on doit dire au réfec­toire quand on les demande? Il faut dire celles que nous voyons faire plus ordinairement et n’en dire qu’une ou deux, car je [452] n’approuve pas que l’on soit un quart d’heure, par manière de dire, à l’oreille d’une Sœur, pour lui dire ses imperfections, car cela étonne une pauvre fille, de lui en dire tant à la fois, et celles qui les disent se peuvent très bien contenter en disant bien le fait aux autres. C’est pourquoi, quand quelqu’une demande ses imperfections, il se faut grandement anéantir en soi-même, et les dire avec beaucoup d’humilité, car l’on peut fort bien manquer en cela; il serait mieux toutefois d’en dire de grosses en particulier, que d’en avertir, pourvu que cela se fasse avec charité.

Il ne faut jamais demander de parler en particulier à ses parents, et c’est bien assez de leur écrire une ou deux fois l’année; il ne faut pas non plus faire d’ouvrage pour eux.

Pour moi, je n’approuve point que l’on ait tant d’inclination à nous étendre et faire beaucoup de maisons, car, disait notre Bienheureux Père, « ce n’est pas par la multiplicité des maisons que Dieu est glorifié, mais, oui bien, par la fidélité d’une chacune à l’observance des règles. »

.ENTRETIEN LXVI (Fait à nos Sœurs de Lyon) SUR LA REDDITION DE COMPTE; EXPLICATION DE CES PAROLES : VIVRE DANS UNE PURETÉ IMMACULÉE ET ANGÉLIQUE, ET SUR L’AMOUR DE DIEU ET DU PROCHAIN, ETC.

Vous désirez savoir, mes chères filles, comment il faut faire pour rendre compte courtement, clairement et simplement?

Je vous dis que c’est une chose grandement importante que la reddition de compte. [453]

La première chose qu’il faut faire, c’est d’y aller et procéder avec une grande sincérité de cœur, comme étant véritablement devant Dieu, et ensuite dire fort brièvement ce que nous avons à,dire. Si nous avons une supérieure nouvelle qui ne nous connaisse pas, comme on en change assez souvent en nos maisons, il faut bien lui dire par le menu ce que nous faisons; mais, à la supérieure à laquelle nous rendons compte tous les mois, il n’est nullement besoin de faire tout cela, ni d’en agir de la sorte, car elle nous connaît assez d’ailleurs. Il nous faut donc rendre compte courtement, brièvement, et dire : Ma Mère, j’ai été ce mois-ci grandement fidèle ou infidèle à rejeter les distractions pendant l’oraison, et je m’y suis arrêtée volontairement, en telle ou telle occasion..... ou bien dire : Ce mois-ci, je n’ai pas eu tant de distractions à l’oraison, j’ai fait tous mes efforts pour les pouvoir rejeter ; j’ai été beaucoup plus attentive à suivre mon point d’oraison..... et s’il est fortuitement arrivé quelque chose d’extraordinaire, il le faut dire.

Il y a des filles qui viennent dire : J’ai fait l’oraison sur la flagellation de Notre-Seigneur..... j’ai considéré sa patience….. j’ai en affection d’être beaucoup patiente….. et elles ne disent rien plus. Il ne faut pas faire comme cela, mais dire : J’ai senti mon esprit bien plus recueilli et attentif à Dieu j’ai eu une telle et telle affection à me mortifier..... Et puis, pour l’obéissance, il faut dire généralement tous les manquements que l’on y a faits, autant qu’on le peut, parce que cette Congrégation est établie universellement dans une parfaite obéissance.

Pour ce qui regarde la mortification, il faut dire : J’ai été fort lâche ou fidèle à la pratiquer…… j’en ai laissé passer beaucoup de bonnes occasions, par ma pure faute et par ma négligence…. ou bien : j’ai été plus fidèle à n’en pas tant laisser passer sans en tirer profit.....

Il ne faut pas dire par le menu toutes les pratiques des vertus que l’on a faites, comme : d’avoir donné un siège, ou bien [454] d’avoir mortifié la curiosité en quelque chose ; mais, si on avait fait quelque pratique de vertu extraordinaire, il la faudrait dire……

Il me souvient d’avoir vu une fille qui semblait, quand elle venait rendre compte, qu’elle apportait un couteau pour s’égorger : elle exagérait si bien ses fautes, que les plus petites et les plus légères elle les faisait paraître aussi grosses que des montagnes, et il lui semblait qu’elle ne faisait jamais rien qui vaille, ne disant jamais aucune pratique de vertu ; il ne faut pas faire comme cela; ains dire tout simplement et le bien et le mal.

Que dites-vous, ma chère fille, comme il faut faire pour vivre dans une pureté immaculée et tout à fait angélique, pour ne vivre et ne respirer que pour notre Époux céleste? Votre demande, ma chère fille, porte sa réponse. Il faut faire comme vous le dites : mais pour vivre évangéliquement, nous ne devons avoir que notre corps en terre et notre cœur au ciel, selon que le Texte Sacré nous enseigne par ces paroles : Votre conversation doit être dans le ciel. La conversation des Épouses de Jésus-Christ doit être toute innocente, toute pure et toute angélique, comme devant toujours être dans les cieux et avec Dieu même. Ainsi, à l’imitation des Anges, une vraie religieuse ne doit vivre que pour Dieu, ne parler que de Dieu, ne s’occuper que de Dieu, ne désirer que la gloire de Dieu, ne se réjouir qu’en Dieu et se contenter de Dieu.

Vous dites, ma fille, s’il ne faut pas aimer une Sœur que l’on verrait bien vertueuse, beaucoup plus qu’une autre qui ne le serait pas tant? Je vous dis, ma fille, qu’il faut aimer également nos Sœurs; mais pourtant il faut toujours aimer et honorer la vertu dans ceux en qui elle se trouve véritablement.

Notre Bienheureux Père le dit excellemment bien dans un de ses Entretiens; mais il ne faut pas examiner celles qui sont plus vertueuses ou celles qui ne le sont pas tant, car Notre-Seigneur [455] n’a pas dit : Aimez le plus parfait, mais il a dit : Aimez-vous les uns et les autres comme je vous ai aimés.

[Une Sœur voulant répliquer quelque chose,notre digne Mère lui dit :] Laissez-moi faire, car les paroles de Dieu doivent être dites fort posément, avec tranquillité et dévotion, et une seule mériterait bien d’être écoutée avec beaucoup de recueillement et d’attention. Nous ne devons donc rien épargner pour le bien de notre prochain, non pas même la santé, s’il en était besoin, tout à l’exemple de Notre-Seigneur qui ne s’est pas contenté de dire qu’il nous aimait, mais il a donné son sang et sa vie pour nous. Et au dernier sermon qu’il fit à ses Apôtres, à la Cène, il leur dit : Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés, car c’est là mon Commandement.

Dans l’ancienne Loi Dieu avait bien donné des Commandements à Moïse d’aimer Dieu de tout son cœur, de toute son âme, de toutes ses forces, et le prochain comme soi-même, mais quant à maintenant, dans la nouvelle Loi, Notre-Seigneur ordonne à ses Apôtres (c de s’aimer les uns les autres comme il les avait aimés », et dans un autre lieu il leur dit ces paroles expresses : C’est ici mon Commandement, que vous vous aimiez les uns les autres ; car encore bien qu’il eût fait tous les autres commandements, il appelle néanmoins celui-ci par excellence et par éminence, SON COMMANDEMENT.

Quand on nous accuse et que l’on nous avertit de quelques manquements, comme par exemple : de lever la vue, de faire des répliques à l’obéissance, et tels autres défauts, et qu’ensuite de cela on parle mal gracieusement aux Sœurs qui nous ont donné cet avis, cela provient de ce que nous ne considérons pas assez le Commandement que Notre-Seigneur nous a fait d’aimer le prochain comme nous-mêmes. Mais, ô Dieu, mes chères filles, il faut être si réjouies que l’on voie nos manquements, et si vous n’avez pas fait ceux dont on vous avertit, humiliez-vous, en croyant que vous en avez fait cent autres [456] bien encore plus grands, qui sont cachés à vos yeux ; et puis on ne peut jamais nous accuser à tort, car nous faisons ordi­nairement quantité de manquements sans les connaître.

Oh ! que c’est un grand bonheur que l’on nous fasse voir nos défauts avec charité ! Hélas ! voyez-vous Notre-Seigneur qui est l’innocence et la pureté même, à qui on disait : endiablé, ivrogne, séducteur du peuple ; et, pourtant, parmi tous ces diffamants opprobres, jamais il ne témoignait d’en avoir aucun sentiment; il ne prononça aucune parole, ou pour se plaindre ou pour se justifier.

Recevez donc généralement tout ce qui vous arrivera, quoi que ce soit, avec amour, et comme provenant immédiatement de sa sainte main, qui ne permet jamais qu’il nous arrive chose quelconque qui ne tourne à notre plus grand bien, et pour nous faire beaucoup mériter.

Quelquefois il permet, ce bon Sauveur, que l’on nous accuse de choses que nous n’avons pas faites, pour éprouver si nous avons de l’amour pour lui, et si nous voulons bien l’imiter en quelque chose ; c’est pourquoi il faut aimer de tout notre cœur celles qui nous avertissent, et les embrasser fort amou­reusement en esprit, sans prendre garde ni écouter le sentiment naturel qui nous en vient ; il faut pour lors tordre son cœur comme une serviette, et le faire venir à la raison.

Nous devons être toutes capables des défauts les unes des autres ; il ne faut, en façon quelconque, s’en étonner, car si nous demeurons pendant un temps sans tomber en faute, viendra un autre temps, où nous ne ferons que faillir, et nous tomberons dans plusieurs imperfections, desquelles il ne faut pas manquer de faire un bon profit, en aimant l’abjection qui en revient, souffrant avec patience le retardement de notre perfection, faisant continuellement tout ce que nous pouvons pour notre avancement, et de bon cœur.

Travaillez tout de bon pour vous rendre fidèles à Notre-[457]Seigneur. Il faut, mes filles, vous résoudre à mourir à vous-mêmes, à vous rendre tout à fait dignes de votre vocation, car Notre-Seigneur vous demandera un compte sévère et très-exact des grâces et des talents qu’il vous aura confiés.

.ENTRETIEN LXVII (Fait à nos Sœurs du deuxième monastère d’Annecy) SUR L’EXACTITUDE À ASSISTER EN CHŒUR, À DEMANDER LES PERMISSIONS AUX OBÉISSANCES, ETC.

On me dit que les officières s’exemptent facilement des com­munautés, mais avec congé. Je vous dis qu’il ne faut pas le faire, bien qu’avec permission, sans la vraie nécessité ; autre­ment la faute est pour celle qui la demande et non pour celle qui la donne. Il faut, dans ces occasions, prendre toujours l’avis de la discrétioy et de la charité ; surtout les infirmières ne doivent rien laisser à faire autour des pauvres malades, à quelque heure que ce soit, de ce qui est de la nécessité et de la charité, parce que c’est là une première obéissance. Mais surtout, ce à quoi il faut prendre garde, c’est de ne point perdre de temps, en sorte qu’il ne soit besoin de prendre celui des exercices pour faire ce que nous aurions pu faire, au lieu de nous amuser à parler ou à faire des petites choses qui se peuvent différer.

L’économe doit assurément assister aux communautés, et lorsqu’on a besoin d’elle, on la sonne; il ne faut pas qu’on craigne de mal édifier de la sonner souvent, parce qu’on sait bien qu’elle a des affaires qui ne se peuvent pas souvent remettre.

Pour la grande jardinière, je voudrais qu’elle fût des Sœurs domestiques, d’autant que c’est un exercice de fatigue et qui [458] requiert de l’assiduité à y travailler le matin après Prime, et pendant l’assemblée, pour y planter des herbes ou pour aider à le nettoyer; cela sert même de récréation.

Prenez garde, mes filles; n’attendez pas de venir demander vos congés à la supérieure, lorsque vous la voyez plus préoccupé e des affaires, pour les obtenir plus facilement. Il est vrai, la supérieure se doit toujours rendre attentive, mais il faut aussi que vous usiez de discrétion et de simplicité dans ces occasions.

Il ne faut pas, sous prétexte qu’on ne fait rien à l’Office, s’en exempter souvent; parce que, si bien vous ne chantez pas, vous faites toujours votre devoir en assistant, en chœur, avec modestie et attention à Dieu. La supérieure peut pourtant, en cela comme du reste, dispenser selon la nécessité.

Il n’y a rien, mes filles, qui maintient tant le bon ordre d’une maison religieuse que de voir les communautés bien suivies et nombreuses.

La supérieure peut commander ; si elle commande bien, à la bonne heure ; si elle commande mal, la faute sera sur elle, et vous ne rendrez pas compte de ce que vous faites par obéissance. C’est à nous d’obéir : si nous obéissons bien, Dieu nous bénira; si nous obéissons mal, et que nous demandions des congés non nécessaires, la faute sera sur nous. Si la supérieure accorde les congés à une qu’elle affectionnera, qui ne soient de nécessité, alors la faute sera à toutes deux.

L’on dit que nos Sœurs se récréent fort bien durant la récréation, mais qu’elles ne pensent point aux congés qu’elles ont à demander [aux obéissances], et qu’elles vont, à toute heure, trouver la supérieure pour les avoir? Pour cela, je ne sais point d’autre remède pour les faire amender que de leur dire doucement : Ma Sœur, venez à l’obéissance de midi, de ce soir, ou de demain, et je vous donnerai la permission que vous demandez. Cela les rend attentives à leur devoir. Mais si ce qu’on demande est nécessaire, il faut le leur permettre, et leur dire qu’on le [459] refusera si elles ne s’amendent. La supérieure se doit tenir un quart d’heure, après l’obéissance, pour écouter les Sœurs; un demi-quart pour la communauté. Mais la Sœur économe, si elle voit qu’il y ait quelque Sœur un peu longue, elle doit s’avancer et dire : Ma Mère, nos Sœurs officières ont besoin de parler à Votre Charité. Ainsi ces Sœurs si longues à parler se retireront, et si quelque Sœur veut parler en particulier un peu plus long, qu’elle prenne l’heure avec la supérieure; autrement les pauvres Mères seraient bien importunées.

Il y a des Sœurs qui arrêtent la supérieure, dites-vous, lorsqu’elle vient à table, que le dernier est sonné? C’est ce qu’il ne faut pas faire, que par nécessité, parce que cela fait retarder la Bénédiction, et il faut toujours que la communauté aille son train ordinaire. Mais si la supérieure ne peut pas venir, pour quelque affaire, après que la communauté est assemblée, tant au chœur qu’au réfectoire, il faut que l’assistante attende l’espace d’un Pater et Ave, et puis, sans sortir de sa place, pour aller voir si la supérieure vient, qu’elle dise le Benedicite…..

Or, mes filles sont bonnes; mais elles veulent bien que je leur dise un petit mot en confiance : c’est que je ne vois pas, ce me semble, chez elles, autant d’esprit intérieur que j’en trouvais autrefois. C’est peut-être parce que, présentement, vous êtes toutes dans l’occupation et dans les charges; mais, mes chères filles, c’est en ce temps qu’il faut prendre garde à vous, afin que ces choses inférieures ne vous ôtent point les célestes. Il n’est rien qui relâche plus le cœur que la dissipation, et le peu de soin de conserver en tout temps la pureté de ce même cœur. On manque à ce soin lorsqu’on veut suivre ses inclinations, qu’on ne va aux exercices de communauté que de corps, et que l’affection [de ce cœur] reste à une quenouille et à un ouvrage. Travaillez bien lorsqu’il en est l’heure; mais, soit par complaisance pour la supérieure, pour les autres ou pour vous-mêmes, ne vous amusez point à votre besogne; ne vous y empressez [460] point au détriment de la dévotion, qui apportera plus d’avan­tages à votre monastère, avec la suite des exercices, que tout autre travail. Cherchons toujours premièrement le royaume de Dieu, et tout le reste nous sera donné. Notre Bienheureux Père disait une fois « qu’il faut préférer l’obéissance à tous ces petits désirs. »

Tâchons donc de garder cette pureté de cœur, que Dieu de­mande de nous, et ne souhaitons point tant d’être aimées et estimées des créatures. Contentons-nous de posséder cette pureté : pureté d’intention, pureté d’action, pureté d’affection; que votre cime ne respire, en tout, que pureté; de cette façon vous attirerez sur vous toutes sortes de bénédictions et de grâces célestes. Je vous les souhaite. Amen.

.ENTRETIEN LXVIII (fait à nos Sœurs de Moulins et de Nevers) SUR LA LECTURE DES RÈGLES, LE PROFIT À RETIRER DE LA MALADIE, LA LIBERTÉ QU’A LA SUPÉRIEURE DE LIMITER LE NOMBRE DES JOURS DE RETRAITE, ET SUR PLUSIEURS POINTS D’OBSERVANCE.

Un monastère de la Visitation peut toujours aller en bon ordre quand les Sœurs aimeront l’occupation manuelle, et s’y emploieront avec recueillement d’esprit, simplement, sans finesse et artifice.

Par toutes nos maisons où je passe, je trouve toujours dans l’esprit de nos Sœurs plusieurs bons désirs pour leur avance­ment en la fidélité de l’observance : nulle ne prétend de s’en éloigner; mais ce qui fait que trop souvent cela n’est pas suivi [461] des effets, c’est parce que nous ne nous appliquons pas à lire, avec attention, les règles : on court par-dessus sans considérer ce qu’on lit, et cela est la cause que cette lecture n’opère point de bonne pratique.

Il n’y a point, en l’Église de Dieu, de religieux qui aient tant d’instructions et d’éclaircissements que nous; mais, faute de bien lire, l’on ne fait pas mieux ; je ne dis pas que nous ne lisons pas assez, je dis que nous ne lisons pas attentivement.

Quand nos Sœurs se voient infirmes ou malades du poumon, dont on languit longtemps, elles doivent se réjouir de se voir courir à grands pas à la mort, pour aller bientôt jouir de Dieu. Jamais nous ne trouverons une parfaite félicité en cette vie, parce que nous avons avec nous l’objet de nos déplaisirs; mais, en paradis, il n’en sera pas de la sorte, car nous aurons la jouissance de Dieu. Pour arriver à ce bien, il faut encore courir plus vite à la vertu qu’à la mort, c’est-à-dire ne pas perdre une seule occasion sans la mettre en pratique, puisque, aussi bien malade que saine, nous pouvons toujours faire le bien.

Il ne faut pas que nos robes traînent d’un doigt; cette inter­prétation est très-mauvaise. Ce n’est pas ainsi que le Coutumier l’entend; il dit qu’elles seront, à un doigt, à fleur de terre ; il entend qu’elles seront d’un doigt près [distant} de terre, et non traînantes.

La supérieure est en liberté de faire mettre des bancs ou placets pour faire asseoir les Sœurs à la récréation; il faut faire, en cela, ce qu’elle jugera pour le mieux, mais il semble néan­moins que les placets sont plus commodes pour les Sœurs, quand, chacune se levant, range le sien.

Il ne faut pas que nos chapelets soient si gros, comme je vois que l’on commence à les porter. Le Coutumier marque qu’ils seront médiocres.

Quand il passe des Soeurs de notre Institut dans les maisons des unes des autres, je remarque que l’on s’informe de leurs [462] coutumes et façons de faire ; comme chacune croit de bien faire, elles disent que cela est conforme à celui d’Annecy; et, par ainsi, l’on n’a jamais fait; ce sont toujours des nouveautés. Il ne faut jamais changer ni amplifier que l’on ne sache d’Annecy s’il le faut faire, et si on le fait ainsi. En somme, c’est que, pour le plus sûr, il ne faut que bien lire, avec application d’esprit, tous nos Écrits, et les bien pratiquer au pied de la lettre.

Il ne faut pas que la supérieure soit complaisante à faire goûter les Sœurs plus souvent qu’il n’est marqué, parce que de l’un on vient à l’autre; et quand une année on y ajoute une fois, l’autre année on y en ajoute deux, et ainsi on s’émancipe.

L’on ne cuit [le pain] que deux fois la semaine au plus, et il n’est pas religieux de cuire davantage, cela ressent trop la délicatesse et sensualité.

Il est très-bon, et même nécessaire, d’employer les Sœurs du chœur à travailler au jardin, faire la lessive et pétrir, quand elles ont assez de forces pour cela, car la qualité de choristes ne leur doit pas empêcher de pratiquer l’humilité et la bassesse.

Non, certes, ma fille, la supérieure ne doit point souffrir d’affection particulière en ses filles, sous quelque prétexte que ce soit.

Il s’en trouve, dites-vous, quelques-unes qui aiment mieux se retirer en silence que s’entretenir une heure avec les autres [lorsque, pour l’entretien du mois, les Sœurs sont en liberté de se choisir]. Oh! ma fille, ce sentiment particulier n’est pas bon. Elles doivent soumettre leur inclination à cette pratique de mortification.

Mais s’il arrivait qu’une Sœur fût laissée là, et que personne ne pensât à elle pour la prendre, alors elle ferait fort bien de faire comme feu notre Sœur Simplicienne d’Annecy, qui, en pareille rencontre, n’osa demander à pas une de l’entretenir. Quand elle vit que toutes s’étaient couplées et qu’on ne pensait [463] pas à elle, elle dit : Mon Dieu, il est vrai que je ne suis pas digne de l’entretien de nos Sœurs, mais je m’en vais entretenir mon Bienheureux Père, et s’en alla au chœur devant son tableau, où elle demeura depuis l’obéissance jusqu’à la fin des Vêpres; elle l’entretint si bien et à cœur ouvert, qu’elle reçut des grâces bien singulières, qui lui durèrent plus de trois mois. Pendant cet entretien, quand elle avait besoin de s’asseoir, elle lui demandait : « Mon Bienheureux Père, vous plaît-il que je m’assoie un peu ? Voilà, mes Sœurs, comme il faut faire, et non pas se priver de l’entretien de son propre choix et volonté.

Oui, mes Sœurs, vous pouvez emporter les livres de la chambre des assemblées, où vous voulez ; mais il faut avoir soin de les rapporter, le jour même, au lieu où on les tient; car autrement il y aurait du désordre, et j’approuve fort que l’on avertisse en charité celles qui s’y rendent négligentes. À Annecy, on est exacte à cela à merveille ; jamais un livre n’y manque et n’est mal arrangé : chacune le remet en même ordre où elle le trouve. Si quelqu’une y manque, on l’en reprend et même on lui donne fort bien des pénitences, comme d’être trois mois privée de les porter hors de la chambre. Il y a de nos maisons où l’on donne à chacune un livre de notre Bienheureux Père, aux unes d’une sorte, aux autres d’une autre; j’approuve fort cette dévotion.

Les Sœurs ne sont point gênées de rapporter, à l’assemblée, toujours leurs mêmes livres de lecture. Elles pourront dire ce qu’elles auront lu dans les livres de notre Bienheureux Père. Et, les fêtes, après le rapport des lectures, celles qui voudront pourront lire tout bas, dans leurs règles et dans l’Imitation, pourvu qu’elles ne se lèvent point pour les aller chercher. Elles peuvent aussi dire leurs chapelets, ou chanter et parler de choses bonnes; le tout selon le jugement de la supérieure.

O Dieu! que dites-vous, ma fille, qu’il se rencontre des Sœurs [464] qui sont jalouses quand on ne leur donne pas également des communions, pendant leur retraite, ni tant de jours de solitude aux unes comme aux autres. Eh quoi! veulent-elles être supé­rieures de leur supérieure et non pas se laisser conduire? N’y a-t-il pas diversité d’esprits comme il y a, au ciel, des anges différents en gloire? Donc çà-bas voudrions-nous être égales? C’est à la supérieure de conduire chacune selon sa nécessité, et non pas aux inférieures de se rendre examinatrices de sa con­duite. Certes, à celles qui font cela, on leur doit répondre : Ma Sœur, faites un peu votre examen devant le Saint-Sacrement, et demandez à votre cœur s’il serait bien aise, s’il était supérieur, que les Sœurs contrôlassent vos actions? Il est vrai, vous auriez bien besoin de faire davantage la solitude, et plus que les autres, car vous êtes bien immortifiée ; et, au lieu de six jours, il vous en faudrait onze pour vous apprendre à être en votre devoir, et ne pas trouver à redire à ce que fait votre supérieure.

Ma fille, les supérieures doivent, dans leur gouvernement, agir librement sans crainte des jalousies : elles doivent donner aux unes six jours de retraite, aux autres huit, dix ou douze, selon la nécessité ; et, pour la communion, trois ou quatre jours : aux unes plus, aux autres moins, cela est à sa discrétion. Il faut bouleverser toutes leurs opinions et les changer si souvent, qu’elles s’affermissent enfin en la sainte indifférence de leur con­duite : contrariez vos Sœurs, élevez-les, et puis rabaissez-les; car l’esprit de générosité ne s’acquiert que dans les contradictions.

Les surveillantes sont obligées de prendre garde aux défauts afin d’y remédier, par le moyen de charitables avertissements ; et, pour peu d’intérêt que l’on ait en la faute, il faut, en pre­mier lieu, en parler à la supérieure. Il faut toujours, en soi-même, excuser la défaillante.

Il faut avoir un esprit de sainte liberté à la récréation, ne faisant point les réservées, à rire, parler, se récréer, aux dépens de quelques Sœurs, pourvu que la modestie et l’humble respect [465] soient observés..... Il ne faut pas trop de liberté à la récréa­tion, non plus qu’une trop grande circonspection à ne vouloir parler sur rien que ce soit, crainte d’en dire son avis, comme sur les ouvrages ou choses indifférentes. Il ne faut pas être si réservées : je n’aime point quand on me vient dire avoir fait semblables pratiques de vertu. Il en faut bien faire en d’autres occasions plus signalées, et par conséquent plus relevées. Il faut être simples, rondes et naïves, car tel était l’esprit de notre Bien­heureux Père.

.ENTRETIEN LXIX (Fait à nos Sœurs de Dijon) SUR L’ABANDON A LA PROVIDENCE, LA MORTIFICATION, LA GÉNÉROSITÉ ET L’AMOUR DE L’ABJECTION.

La négligence est un grand mal pour les religieuses ; si vous êtes lâches et que vous ne preniez point de soin de combattre généreusement cette mauvaise inclination, vous serez religieuses d’habit et non d’effet.

Non, mes filles, il ne faut point désirer les consolations. Quelquefois elles font grand bien ! Oui, principalement à celles qui commencent; aussi voit-on que Notre-Seigneur a coutume d’en donner en ce temps-là. Mais, pour nous autres anciennes, il nous faut vivre de pain sec.

La marque de la fidélité de l’âme, c’est quand elle est entiè­rement abandonnée à Dieu, qu’elle ne veut que Dieu et qu’elle se contente de lui. Mes chères filles, quand sera-ce que je verrai vos cœurs ne chercher que Dieu, ne vouloir que lui? Mais c’est grand cas; nous voulons et cherchons tant de choses avec Dieu, [466] que cela nous empêche de le trouver. Nous voulons être aimées et estimées, et que l’on trouve bien ce que nous faisons. L’une voudra une charge, l’autre une autre ; cela ne sert qu’à nous inquiéter et troubler; au lieu que si nous ne cherchions que Dieu, nous serions toujours contentes et nous trouverions toutes choses en Lui.

Oui, une âme peut bien être tranquille parmi ses peines, car il arrive souvent que, bien que tout soit en trouble en la partie inférieure, l’âme ne laisse pas d’être soumise à la volonté de Dieu. On en voit qui souffrent de grandes peines, en leur intérieur, et qui sont en même temps extrêmement douces et suaves en leur conversation; cela vient de ce qu’elles ont fait mourir leur volonté en celle de Dieu. Mais celles qui ressentent vivement une petite vétille, certes, celles-là n’ont pas pris soin de se mortifier! Quel remède à cela? Il se faut bien tenir en la présence de Dieu, et le regarder près de nous ; je ne sache rien qui retienne mieux dans le devoir.

Pour ne point perdre la paix intérieure, il faut faire ce que dit notre Bienheureux Père : Aller à Dieu sans réfléchir sur ce qui nous fait peine.

Mais nous voulons toujours conter ce que l’on nous a dit, ce que l’on nous a fait, qui est cause que nous avons failli, enfin, tant de choses inutiles, et tout à fait contraires à la simplicité qui nous a tant été recommandée par ce Bienheureux. C’est ce qui me fâche, que nous ne fassions point notre profit de tant d’enseignements qu’il nous a laissés. Je connais un homme séculier qui a le maniement de beaucoup d’affaires, qui toutefois se sert des documents de notre Bienheureux Père avec grand profit. « Quand je rencontre des difficultés, dit-il, je les jette de çà, de là; si elles sont trop grandes, je passe par-dessus. »

Mes chères filles, il faut faire ainsi : Vous avez un petit mal de tête ou d’estomac, vous avez fait une lourdise, on vous a contrariée, ne vous arrêtez pas à tout cela ; passez par-dessus; et [467] allez à Dieu, sans regarder votre mal. Mais je voudrais remarquer mon mal pour l’offrir à Dieu. Cela est bon; mais, en le lui offrant, ne faites pas tant de regards sur icelui; afin de l’agrandir et voir que vous avez bien raison de vous plaindre.

Oh! certes, il faut être plus courageuses et s’abandonner totalement à Dieu, ne voulant que Lui, et nous contentant de Lui seul.

O Dieu! que la simplicité est aimable! Croyez, mes chères filles, une âme qui est simple est aussi confiante en Dieu, elle n’a rien à craindre. Hélas! il semble parfois que tout est perdu et que tout se renverse. Que ferait-on hors de cette confiance? car c’est en ces pressures de cœur qu’il faut espérer contre l’espérance, comme faisait Abraham, et croire que Dieu y pourvoira ; lui ayant recommandé le tout, il faut demeurer en paix, et ne cesser d’espérer en sa douce Providence.

L’amour de Dieu ne consiste pas aux goûts et sentiments, mais à faire, à souffrir, et à se bien mortifier.

La mortification sans l’oraison est bien pénible, et l’oraison sans la mortification est bien dangereuse. Il vaut mieux être fille de mortification que d’oraison. Le moyen d’acquérir la mortification, c’est de se mortifier en tout. Si nous étions bien fidèles, nous anéantirions tant de désirs, tant de volontés, tant d’inclinations; nous ne laisserions pas passer la moindre occasion sans nous mortifier. II faut avoir une résolution ferme et invariable d’être tout à Dieu, un grand courage et une longue haleine, c’est-à-dire une inviolable persévérance à se mortifier, et renoncer en tout à sa propre volonté, sans jamais se relâcher; car il est impossible d’être parfaite sans cela. Nous nous arrêtons trop aux sentiments, et nous ne vivons pas assez selon l’esprit et la raison.

Quand nous n’avons point de charges, comme de surveillante, coadjutrice ou autres, qui nous obligent à prendre garde au bon ordre de la maison, et aux manquements qui s’y font [468] contre l’observance, certes, nous ferions bien de nous tenir tel­lement en nous-mêmes, que nous ne voyions ni sachions ce que font les autres, approuvant et estimant tout, croyant que l’on a raison de faire ceci ou cela. Pour moi, si je n’en avais aucune [de charge], je me tiendrais si proche de Notre-Seigneur, que je ne saurais non plus, ce qui se fait dans la maison, que si je n’y étais pas ; certes, il faudrait faire ainsi.

C’est un grand secret, en la vie spirituelle, que de bien s’occuper en Dieu. Quoiqu’on ait beaucoup de passions à combattre, il vaut mieux se tenir attentive à Dieu, qu’à soi, car si vous vous occupez bien auprès de Dieu, vous recevrez la lumière et la force pour vous défaire de vos passions. Celles qui commen­cent et qui ne sont encore duites [formées] au recueillement et à la mortification, difficilement pourraient-elles être occupé es à caresser Notre-Seigneur; mais je leur conseille de travailler à se vaincre en le regardant, car c’est le moyen d’être victorieuses.

Nous ne sommes pas assez généreuses ; quoi! des religieuses qui doivent faire profession d’une si grande perfection, avoir peur?... Mais de quoi avez-vous peur ? Nous ne vivons pas assez selon l’esprit de la foi. Nous savons que rien n’arrive que par la permission de Dieu, qu’il a soin de nous comme un père de ses enfants, et plus encore; car le père et la mère peuvent oublier leurs enfants, tandis que Dieu ne nous oubliera jamais. Si nous vivions de cette vérité nous ne craindrions rien. Eh! mon Dieu! nous sommes servantes de Notre-Seigneur, ne voulons-nous pas nous abandonner tout à fait à Lui? Oui, ma fille, je sais bien qu’en la partie inférieure nous sommes toutes pleines de crainte, et que nous ne la saurions éviter; mais je sais bien aussi que nous pouvons être tranquilles et assurées, regardant doucement la volonté de Dieu, qui permet que nous soyons à cette heure pleines de trouble et de crainte.

Quand on fait de bonnes fautes, il s’en faut humilier et ne s’en point troubler. Il y en a diverses : les unes sont naturelles, [469] les autres viennent d’infirmité, et les autres d’orgueil. Pour les naturelles, on ne peut pas sitôt s’en défaire; car, par exemple : voilà une Sœur qui est d’un naturel froid et lent; il ne faut pas s’attendre qu’elle en soit sitôt défaite ; elle sera toujours un peu sujette à cette imperfection. Les fautes d’infirmités sont celles que l’on fait par surprise, lourdise et par un prompt mouve­ment. Pour celles-là, elles sont pardonnables, pourvu qu’on s’en humilie et qu’on soit bien aise que l’on connaisse notre infirmité, et ensuite s’en aller promptement à Dieu, avec cette affection et amour de notre abjection, et voir la volonté de Dieu, qui permet ces chutes pour notre humiliation. Mais les fautes qui viennent d’orgueil, c’est lorsque nous voulons cou­vrir nos défauts, ou qu’on se trouble quand les autres les con­naissent, ou qu’on s’excuse quand on nous en reprend, ne vou­lant pas avouer qu’on a faibli ; c’est où se connaît le vrai orgueil.

Vous dites : si c’est mal fait de dire sa coulpe de quelque faute que vous avez faite, crainte qu’on ne vous en avertisse ? O Dieu! ma chère fille, sont-ce là nos pratiques? est-ce ainsi que nous aimons notre abjection? Cela est très mal ; mais, le fait-on céans? On n’en dit point sa coulpe. Si j’entendais de ces coulpes-là, je priverais ces Sœurs de la communion.

Je ne vois point que nous nous appliquions à la pratique des vraies vertus, quoique nos Constitutions et nos Entretiens nous en marquent tant. Je crois bien que nous faisons attention à quelques articles, comme de garder le silence, d’aller à l’Of­fice et au réfectoire. Mais, fait-on attention à ce qui nous est marqué sur la simplicité, humilité, l’amour de notre abjec­tion, la mortification de nos sens et passions? Celles qui s’excu­sent sur les avertissements, qui font des répliques, qui sont sèches, qui manquent de respect à l’endroit des Sœurs, celles-là ne manquent-elles pas à la règle, aussi bien que celles qui rom­praient le silence et n’iraient pas au chœur lorsque la cloche les y appelle? Il faut bien prendre garde de ne nous attacher pas [470] seulement à l’écorce de nos règles, mais à la pratique des solides vertus qui y sont marquées. Il y a plusieurs âmes qui se sont perfectionnées et se perfectionnent tous les jours en suivant les avis qui nous ont été donnés par notre Bienheureux Père. Nous, qui les avons entre les mains, qui les lisons si souvent, qui les devons regarder comme le pain céleste et la doctrine divine qui a été faite pour nous, et nous pour elle, faut-il que, par lâcheté, elle manque d’opérer en nous ce qu’elle opère dans les autres? Mon Dieu, mes chères filles, redressons-nous, je vous prie soyons saintes de la sainteté de notre Bienheureux Père, qui consiste en une vraie humilité, en l’amour de notre bassesse et abjection, en la cordialité et le respect les unes envers les autres, car ce sont là les vertus que ce Bienheureux a fidèlement pratiquées et qu’il nous a tant enseignées.

Enfin, mes chères filles, en vous disant à Dieu, je vous recommande derechef cette union les unes envers les autres et que vous soyez très-humbles. Je m’assure que vous ne m’oublierez pas dans vos prières.

.ENTRETIEN LXX (Fait à nos Sœurs d’Autun, en 1626) SUR LE PUR AMOUR ET LES FRUITS QU’IL FAUT RETIRER DE LA SAINTE COMMUNION, ETC.

Vous demandez, mes chères filles, en quoi consiste le pur amour de Dieu? Il consiste, non pas à connaître le bien, à en parler, ni à le désirer, non plus qu’à ressentir de grandes consolations spirituelles, parce que plusieurs personnes ont tout cela, et ne laissent pas d’être pleines de l’amour d’elles-mêmes, [471] et vides de celui de Dieu; mais le vrai et pur amour consiste à faire tout ce qu’on connaît être des divines volontés et à bien observer tout ce qu’on a voué et promis, chacun selon son état.

Le pur amour ne peut rien souffrir dans le cœur qu’il possède qui ne soit tout pour lui, et l’âme qui en est vivement touchée, n’adhère plus à la nature.

Celles qui suivent beaucoup leur instinct naturel sont fort éloignées de cette pureté d’amour, d’autant plus que la grâce et la nature, l’amour divin et l’amour-propre, ne peuvent subsister ensemble dans un même cœur, il faut que l’un ou l’autre périsse.

Vous demandez, comment on peut acquérir la défiance de soi-même et la confiance en Dieu?

Je réponds, ma fille, que c’est en en produisant souvent les actes, ne nous reconnaissant que de purs néants, nous accoutumant à regarder, en tout ce qui arrive, la volonté de Dieu, qui rie fait rien pour nous qui ne soit pour notre bien. Nous devons tenir fort chères les occasions d’humiliations, contradictions et sécheresses, ainsi que les abandons et répugnances qui sont des moyens que Dieu nous donne, par un amour incomparable, pour nous enrichir et avancer dans les voies de la perfection, si nous en faisons bon usage.

Nous devons veiller surtout à ne point perdre d’occasion de nous anéantir, et embrasser notre abjection, devant être si fervente, en cet amour du mépris, que nous ayons peine à nous empêcher de le désirer et rechercher.

Vous désirez savoir si l’on peut demander à Dieu la délivrance des infirmités corporelles, pour le mieux servir?

Je réponds que non, parce que la souffrance est plus agréable à Dieu que le travail.

[Une Sœur lui demanda comment on doit se comporter parmi les grands désirs qu’on sentait quelquefois de souffrir pour Dieu, dans le temps de l’oraison.] [472]

Je vous dirai, ma chère fille, que quand Dieu donne de sem­blables désirs, il se faut tenir prête pour embrasser tout ce qui s’offre, quelque crucifiant qu’il soit, sans rien demander ni sans rien refuser, soit consolation ou peine ; nous ne pouvons rien faire de plus agréable à Dieu que de nous remettre et rési­gner entièrement à lui.

Vous me dites (sur une question qu’on lui fit au sujet de la sainte Communion) que vous sentez quelquefois de si grandes froideurs pour Dieu et la vertu que cela vous fait craindre d’en approcher. Nos chères Sœurs, en pareilles occasions, il se faut infiniment humilier et recourir amoureusement à la divine bonté, la suppliant d’avoir pitié de notre misère. Nous devons avoir à tout moment un extrême désir de nous unir à Dieu par le divin sacrement de nos Autels, pour la réception duquel la meilleure disposition consiste en la pure intention que nous devons avoir de glorifier Dieu et nous unir à lui, et non d’y recevoir des consolations, goûts et satisfactions.

Il faut encore venir à cette sainte Table avec un esprit de gratitude, renouvelant nos bons propos pour la vertu, singu­lièrement pour la charité et l’humilité, qui sont les fruits pro­pres des communions bien faites ; et quand nous nous trouve­rons en sécheresses, dans l’aridité et dans les plus grandes dérélictions possibles, il faut, selon la partie supérieure, de l’âme, en être aussi contente que de toutes les jouissances ima­ginables, Dieu nous devant suffire pour toutes choses.

Mes chères filles, faites que toutes vos actions soient pour Dieu seul, et qu’en toutes choses votre intention soit d’accom­plir sa sainte volonté, c’est là votre grande affaire, tout le reste vous doit être à mépris ; et jamais le désir de rendre à Dieu ce que vous lui devez ne doit sortir, un seul moment, de votre esprit et de votre cœur. [473]

.ENTRETIEN LXXI (Fait à nos Sœurs de N., le 16 juillet 1635 ) SUR LA PRUDENCE DANS LES COMMUNICATIONS DE CONSCIENCE, L’ASSIDUITÉ AUX EXERCICES DE LA COMMUNAUTÉ, ET PLUSIEURS POINTS D’OBSERVANCE.

Sur les questions que vous me faites, mes chères filles, je vous répondrais qu’il ne faut jamais parler, dans les communi­cations que l’on fait avec les Pères de religion, des peines que l’on peut avoir envers la supérieure; vous ne savez pas le tort que vous faites ayant recours au dehors, par la communication. Se servir des Pères, c’est le moyen de faire savoir aux autres monastères ce qui se fait au vôtre, d’autant que, passant d’un lieu à l’autre, ils diront, non par malice, mais par liberté, ce qu’ils savent par la communication qu’ils ont eue avec vous. S’il y a du bien, ils le diront ; de même s’il y a du mal, et par là, on s’ôte bien souvent toute la réputation. Je sais tout ce qui se passe dans nos maisons par ce moyen-là.

Vous dites qu’on pense que les Pères sont capables de tout. Quand on a des oraisons extraordinaires, il faut savoir si elles sont bonnes ou mauvaises. Là où il est besoin d’avoir un Père, c’est à la supérieure d’en pourvoir, lorsqu’elle voit des esprits troublés, si elle le juge nécessaire. Bienheureuses seront celles qui se contenteront de ce que leur Mère leur dira! elles seront les plus sages. Celles qui parlent beaucoup aux hommes, et peu à Dieu, sont toujours en inquiétude.

Vous dites, ma fille, que l’on demande quelquefois d’aller faire l’oraison au jardin, en se promenant, pour prendre un peu l’air? Mes chères filles, pour ce qui est de la communauté, il n’y faut faire aucune brèche; fait-on souvent cela? Pourvu [474] qu’il n’arrive qu’une fois en six ans, ce n’est pas trop. Si l’on a besoin d’air, pendant les assemblées de la communauté, il faut attendre, après l’obéissance, pour en aller prendre, en faisant son ouvrage ; mais, de sortir des communautés, il ne le faut jamais faire que pour des absolues nécessités, et non pour de légères incommodités.

Si une Sœur dit : J’ai mal à la tète.... il lui faut dire : Souffrez votre mal pour l’amour de Dieu ; si vous étiez en compagnie, sortiriez-vous si légèrement? Si vous faites cela pour le monde, pourquoi ne le feriez-vous pas pour Dieu? À Annecy, il y avait une Sœur fort travaillée d’une colique et autres incommodités, qui demandait quelquefois congé de sortir de table, pour se désennuyer et pour faire passer son mal. Je le dis à notre Bienheureux Père, qui me dit : Ma fille, nous devons souffrir notre mal, partout où nous nous trouvons : la bonne Sœur est assise, qu’elle s’appuie; elle est avec ses Sœurs, et entend la lecture qui la peut consoler. » Si on me demande de sortir une fois de la communauté, je le permets ; si on me demande une seconde fois, cela m’est ennuyeux; mais la troisième fois, cela m’est insupportable. A moins que l’on n’ait des dévoiements d’estomac, car, en ce cas, cela est nécessaire.

On prend, des deux noms que l’on a, celui que l’on veut pour communier à la fête du Saint ou Sainte que l’on a choisi, et l’on s’y tient toujours.

À Annecy, on ne donne pas la communion, les petites fêtes, aux Sœurs Tourières, ni le jeudi. La supérieure la leur peut donner les jeudis de Carême, si elle le juge à propos.

La supérieure ne fait pas la mortification de manger par aumône, ni de manger à terre.

Les Sœurs de la seconde table se doivent desservir avant de s’en aller.

Quand la fête de saint Michel se trouve le vendredi, l’on jeûne le samedi, comme dit la règle. [475]

.ENTRETIENS LXXII (Faits à nos Sœurs du premier monastère de Paris)

[En 1622, avant de quitter le monastère, la Sainte écrivit les lignes suivantes dans le Livre des Vœux113 :]

Mes très chères Sœurs et filles bien-aimées, selon le désir de ma toute chère Sœur Hélène-Angélique [Lhuillier], et l’affection incomparable que Dieu m’a donnée pour vous, je vais vous dire, en abrégé, trois ou quatre maximes que notre Bienheureux Père nous a recommandées.

La première, que nous fussions totalement dépendantes de la divine Providence et de l’obéissance, recevant de sa part tout ce qui nous arrivera, comme chose voulue de Dieu et disposée pour notre bien, si nous en faisons bon usage.

La deuxième, l’humilité de cœur, qui nous fasse aimer et supporter nos Sœurs très-cordialement, et tous les prochains.

La troisième, que le Bienheureux nous désirait singulièrement, la simplicité et pauvreté de vie, dans l’exacte observance.

La quatrième et dernière, la sainte liberté d’esprit des vrais enfants de Dieu, qui consiste à faire gaiement, fidèlement et de bon cœur, tout ce à quoi notre condition chrétienne et religieuse nous oblige, mais avec cette condition, que lorsque l’obéissance, la charité ou la nécessité le requerront, notre cœur se trouve toujours dégagé de tout, pour suivre la volonté de Dieu, reconnue par l’un de ces trois moyens. [476]

Cette pratique vous affranchira des surprises de la fausse liberté, qui nous fait suivre nos inclinations naturelles, au préjudice de la vertu et de l’observance; Dieu nous en garde.

Vivez donc humblement et simplement, mes très chères filles, selon la lumière des saintes instructions dont notre Institut est tout rempli, et demeurez en la sainte paix de Notre-Seigneur, n’ayant qu’un cœur et qu’une âme en lui. Je supplie sa Bonté de vous bénir de sa grâce, et me tenir au souvenir de vos prières et de votre chère amitié; vous assurant que je vous emporte toutes dans mon cœur, comme mes Sœurs très-chéries et mes filles cordialement et tendrement aimées, en NotreSeigneur.

Sœur JEANNE-FRANÇOISE FRÉMYOT

.[EN UNE AUTRE VISITE, CETTE SAINTE MÈRE DIT LES PAROLES SUIVANTES :]

Concevez bien, mes filles, que l’esprit de l’Institut est un esprit sincère, droit et épuré, qui ne cherche que Dieu, et qui tend continuellement à son union, indépendamment de tout, excepté du divin bon plaisir, qui s’élève au-dessus de soi-même, pour n’aimer que Lui, sans avoir désir d’être aimée et estimée, ni qu’on suive nos inclinations ; cela serait indigne des âmes si chéries de Dieu et qui le goûtent dans l’oraison; car la vie religieuse nous oblige de tendre à la plus haute perfection. Ne perdons jamais la vue de l’éternité; car, comme m’a dit souvent Monseigneur de Genève : Les fautes de nos filles viennent de ce qu’elles n’y pensent point et n’en parlent point assez.

Dans l’oraison, nous nous plaisons en Dieu ; et, dans la mortification, Dieu se plaît en nous. Soyez petites, mes très chères Sœurs, aimez à être inconnues et abjectes : soyez obéissantes, douces et condescendantes; que votre lâcheté ne mette point d’obstacles aux desseins que Dieu a de vous sanctifier [477] hautement. Souvenez-vous qu’en vous établissant, il a prétendu avoir des filles très-humbles et très-petites en son Église.

.EN UN AUTRE ENTRETIEN, LA SAINTE A DIT :

J’aime et chéris plus que jamais la petitesse et bassesse [ce qu’elle disait avec un si profond sentiment d’humilité, qu’il semblait qu’elle se voulait toute abîmer dans le néant. Rien ne lui était plus pénible comme de souffrir les louanges. Une fois, entendant quelques paroles d’estime que les Sœurs disaient à son sujet, elle dit tout bas à notre chère Sœur Hélène-Angélique:] Mon Dieu, ma fille, si vous saviez combien cela me fait de peine! Puis elle répéta : C’est notre esprit propre que l’amour à la petitesse et bassesse, en ne se produisant point pour faire les choses dont on n’a point de charge, et n’évitant point aussi celles où l’obéissance désire nous employer. La véritable pauvreté d’esprit consiste à n’avoir, et à ne vouloir que Dieu seul, sans se réserver aucune autre chose.

Nous devons être des filles dépendantes de la divine Providence recevant toutes sortes d’événements de son amoureuse main.

Lorsqu’on regarde les occasions de peines et contradictions en elles-mêmes, c’est faire, sans comparaison, comme les chiens qui mordent la pierre, sans regarder le bras qui la leur a lancée, et c’est empêcher les desseins de Dieu sur nous, qui sont de nous faire pratiquer la douceur de cœur et mille autres vertus dans cette contradiction qu’il permet exprès par amour. Celles qui sont fidèles jusqu’aux moindres choses de l’observance, ont beaucoup à espérer et rien à craindre.

Si une Sœur nous dit quelque parole qui témoigne ne pas estimer quelque légère ordonnance, pour être peu de chose, il lui faut répondre bien cordialement : Ma chère Sœur, Notre-[478]Seigneur dit que, si nous ne sommes faits comme petits enfants, nous n’entrerons pas au royaume des cieux.

.[UNE AUTRE FOIS, la Sainte recommanda surtout l’union des cœurs et la conformité de vie, dans une parfaite observance.]

..Ah! mes chères Sœurs, notre bien-aimée Visitation est un petit royaume de charité ; si l’union et sainte dilection n’y fait son règne, il sera bientôt divisé, et par conséquent désolé, perdant son lustre que toutes les inventions de la prudence humaine ne lui sauraient redonner, parce qu’étant destituées de charité, elles ne sont que superficie et apparence au dehors, vides de substance et de véritable solidité, malheur que notre Bienheureux Père disait n’être pas capable de souffrir ; et, moi, mes chères filles, je donnerais mille cœurs et mille vies pour l’éviter, et perpétuer cette sainte et agréable union, qui s’est pratiquée avec tant de bonheur, de suavité, et de sainte dé­férence jusqu’à présent. Prions donc toutes ensemble l’Esprit d’amour, unisseur des cœurs, qu’il nous accorde cette étroite et amoureuse liaison à Dieu, par une totale dépendance de notre volonté à la sienne : entre nous, par une parfaite dilection et réciproque union de cœur et d’esprit ; à notre petit Institut, par une mutuelle et ponctuelle conformité de vie et d’affection, sans qu’il soit jamais parlé entre nous de tien et de mien, nous em­ployant amiablement les unes pour les autres, à la plus grande gloire de Dieu et utilité de chaque monastère.

[Puis elle répéta plusieurs fois ces paroles :] Croyez, mes chères Sœurs, que ce moyen de charité, amitié, et réciproque bienveillance, est plus fort, plus doux, et plus indissoluble que nulle subordination qui porte obligation de contrainte, si la même charité ne les anime ; et, si elle y règne, tous ces moyens ne servent qu’à nuire à la sainte liberté des enfants de Dieu ; non pas que je veuille dire une liberté qui suit sa propre [479] volonté, car elle n’est pas celle des enfants de Dieu ; mais j’en­tends la liberté qui s’unit à la divine volonté, librement, sua­vement, et, s’il faut user de ce terme, passionnément, parce que c’est le bon plaisir de Celui pour lequel et auquel notre unique contentement est de plaire.

.[LE 11 NOVEMBRE 1641, avant de quitter le monastère pour la dernière fois, la Sainte, après avoir fait lire dans le Livre des Vœux ce qu’elle-même y avait écrit en 1622, ajouta :]

Voilà, mes chères Sœurs, les choses qui m’ont semblé plus importantes ; mais, pour dire quelque chose de plus particu­lier, ce que je vois d’ordinaire de plus nécessaire, c’est la vertu d’obéissance, car, pour l’obéissance, il faut qu’elle subsiste et elle subsistera ; mais, pour la vertu qui nous rend dépendantes de la souveraine Providence, et qui fait que nous ne regardons que Dieu en ceux qui nous conduisent, c’est ce qui manque bien souvent, et l’on verra, quelque jour, bien des obéissances vides devant Dieu. C’est pourquoi, mes Sœurs, rendez votre obéissance solide et véritable, ne regardant que Dieu.

Quand une supérieure serait jeune, sans expérience, brusque et semblables, ce qui n’est pas, grâce à Dieu, il lui faudrait obéir aussi parfaitement qu’à une autre. Au contraire, quand une supérieure serait la plus aimée, la plus aimante, la plus parfaite, une sainte, si vous voulez; si c’est à cause de ses bonnes qualités que vous lui obéissez, je voué dis que votre obéissance est vide devant Dieu, et que vous sortez de sa con­duite. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est notre Bienheureux Père en ses Entretiens. Je vous exhorte de les lire bien attentivement, surtout celui de l’obéissance. Je vous prie, mes Sœurs, quelle obéissance serait-ce d’obéir à l’une et non pas à l’autre? À qui avez-vous fait votre vœu d’obéissance? Ce n’est pas à Monsei­gneur l’archevêque et à ceux qui lui succéderont; ce n’est pas [480] à moi, qui ai été votre première supérieure, ni aux supérieures subséquentes que vous aurez; c’est à Dieu, que vous devez regarder également dans toutes. C’est pourquoi, bien que l’on doive grand respect, humilité et déférence à la Mère déposée, nous en devons, je ne dis pas également, mais incomparablement plus à la nouvelle Mère, contournant notre cœur et notre affection à celle que nous avons présentement.

La deuxième chose que j’avais à vous dire, et que je trouve bien considérable, c’est ce que notre Bienheureux Père dit dans la constitution du compte de tous les mois : les paroles de cette constitution sont si pleines, et nous montrent si bien la sincérité et candeur avec laquelle nous devons nous découvrir à la supérieure, qu’il n’y a rien à ajouter, que la pratique. Notre Bienheureux Père n’a mis la béatitude qu’à cette constitution seule, bien qu’elle soit à toutes les autres. Bienheureuses, dit-il, seront celles qui pratiqueront naïvement et dévotement cette constitution; étant bien observée, elle remplira le paradis d’âmes. Que si ces paroles sont si expresses pour la reddition de compte, à plus forte raison pour la confession, qui est un si grand et si saint sacrement, où nous recevons la rémission de nos péchés, et où le mérite du sang d’un Dieu nous est appliqué. Mes Sœurs, c’est un si grand sacrement, qu’il ne m’appartient pas d’en parler; mais je supplie nos Sœurs les supérieures de faire faire de temps en temps des entretiens à leurs filles, pour leur apprendre avec quelle humilité, simplicité, candeur, clarté, et révérence, et crainte de faillir, elles se doivent approcher d’un si'grand sacrement. J’ai fait faire un petit recueil de ce que notre Bienheureux Père a dit de la confession. Cela était dans les Entretiens et n’a pas été imprimé, je ne sais pourquoi; mais, puisqu’il est sorti de son esprit, je désire qu’il entre dans les nôtres.

La troisième chose que je vous souhaite, c’est la sainte union ; gardons-nous bien de jamais dire une seule parole, [481] même petite, qui puisse tant soit peu causer de désunion des Sœurs avec la supérieure, ou des unes envers les autres, ni amoindrir l’estime réciproque ni de tous les prochains. Et, quand on en a dit, il s’en faut dédire et réparer ce manquement; car, Si les personnes du monde sont obligées de restituer, et si elles n’entrent point en paradis qu’elles n’aient payé jusqu’au dernier sol du bien mal acquis, à plus forte raison sommes-nous obligées de restituer l’honneur, qui est bien plus précieux et considérable que les biens temporels. Je vous prie, mes Sœurs, prenez garde à ceci; ne parlez jamais du prochain qu’avec estime : « C’est l’arbre de science auquel il ne nous est point permis de toucher, disait notre saint Fondateur.

[En sortant, la Sainte ajouta :] À Dieu, mes chères filles, je vous emporte toutes dans mon cœur, et cela est vrai. Demeurez toujours dans une sainte union les unes envers les autres, et conservez ce que Dieu vous a donné, par une exacte observance.

Je prie sa sainte Mère qu’elle soit votre vraie Mère et Directrice.

.ENTRETIEN LXXIII (Fait à nos Sœurs de Nevers, en novembre 1641) SUR TROIS VERTUS FONDAMENTALES : L’OBÉISSANCE, L’HUMILITÉ, ET LA DÉPENDANCE DE DIEU.

[Le 21, jour de la Présentation, la Sainte, après avoir renouvelé ses vœux, écrivit sur le Livre du Couvent les lignes suivantes :]

Notre Bienheureux Père disait que, sur toutes les vertus, il [482] aimait singulièrement et nous désirait l’humilité et la douceur de cœur, la simplicité et pauvreté de vie dans l’exacte obser­vance : ce qui contient ce que nous pouvons désirer pour nous unir à Dieu et nous acheminer à la bienheureuse éternité. Puis­que c’est la voie que la céleste Providence nous a marquée pour y parvenir, marchons-y, mes très chères filles, humblement, amoureusement et gaiement; je vous en conjure par les en­trailles de la divine miséricorde, par la pureté de la très-sainte Vierge, et par les devoirs que nous avons à notre Bienheureux Père. Je vous laisse en la protection de notre bon Dieu, que je supplie vous bénir. Je vous dis à Dieu, mes très chères Sœurs. Mes chères Enfants, je vous emporte toutes dans mon cœur. Demeurez dans la paix de Notre-Seigneur, en parfaite dilection et unité d’esprit entre vous et votre bonne Mère; ne m’oubliez jamais devant Dieu ; mais impétrez de sa miséricorde que je vive et meure en sa grâce et au parfait accomplissement de sa vo­lonté.

Sœur JEANNE-FRANÇOISE FRÉMYOT.

[Le jour de saint André, cette sainte Mère fit un long entre­tien à la communauté sur le bonheur des souffrances, et y ajouta ces paroles :]

Mes très chères filles, je ne suis pas grande prédicatrice, comme vous savez, je ne sais presque point parler qu’en répon­dant, je veux pourtant vous dire deux petits mots sur trois choses que je désirerais être pratiquées par toutes les filles de la Visitation.

La première, c’est l’obéissance, qui est vraiment la propre vertu des âmes religieuses. Mes très chères Sœurs, vous la de­vez rendre entière à tous vos saints règlements ; en les suivant, vous êtes assurées d’être dans la bonne voie et d’accomplir la volonté de Dieu. Qui néglige sa voie sera tué, disent nos saintes règles ; aimons-les, ces saintes règles, et les pressons trois fois [483] le jour sur nos poitrines, ainsi que disait le Bienheureux. Rendons-leur nos obéissances avec beaucoup de respect, comme aux desseins que la Providence a sur nous ; soumettons amou­reusement nos esprits à cette sainte conduite, soyons-y invaria­bles et fermes, en sorte que rien ne nous puisse ébranler ; le bien que nous ferons, faisons-le parce qu’il est marqué dans nos règles ; le mal que nous éviterons, il le faut éviter parce que nos règles nous le défendent. Mais surtout, mes chères Sœurs, je vous prie, ne permettez pas que la raison humaine se mêle de vos affaires, elle gâterait tout. C’est ce que j’ap­préhende; que le sens humain ne s’introduise à la place de nos saints règlements, et que nous fassions les choses parce que nous avons conçu qu’il les faut faire ainsi, et qu’elles sont con­formes à notre jugement et à notre raison, ce qui nous éloigne­rait fort de la pureté de l’obéissance, laquelle, pour être par­faite, doit être rendue sans autre considération que celle d’obéir à la volonté de Dieu, qui nous est signifiée dans nos observances.

Voyez-vous, mes chères filles, pour bien obéir, il ne faut pas s’appliquer l’obéissance, mais il faut se laisser appli­quer l’obéissance, par exemple : si vous observez votre règle, parce qu’elle vous est agréable et conforme à votre sens et à votre jugement, vous vous appliquez l’obéissance ; mais si vous l’observez, parce que Dieu le veut et l’ordonne ainsi, sans avoir égard à ce que votre raison vous dicte, vous vous laissez appliquer l’obéissance. Je ne voudrais pas même que, dans les différentes affaires que nous traitons, l’on apportât d’autres rai­sons, sinon : Nos règlements disent une telle chose; et, quoique nos raisons soient conformes à nos règlements, il ne les faut pas alléguer, mais toujours : nos règles, notre Coutumier. Voilà donc le premier point de l’obéissance.

Le second est d’obéir à la règle vivante et parlante, je veux dire à la supérieure ; mais savez-vous, mes chères Sœurs, comme il lui faut obéir? comme à Dieu même. Si vous ne [484] regardez Dieu en sa personne, quelque obéissance que vous lui puissiez rendre, je n’en fais point d’état ; c’est une obéissance humaine, et non une obéissance religieuse, qui ne doit avoir que Dieu pour fondement. Quand nos obéissances seront établies là-dessus, toutes sortes de supérieures nous seront bonnes : prenez donc garde, mes Sœurs, je vous prie, de ne pas obéir à vos supérieures à cause des conditions naturelles, parce qu’elles sont agréables, de bonne mine, fort intelligentes, fort estimées, ni même parce qu’elles sont vertueuses ; il faut purifier vos intentions et ne regarder qu’à Dieu ; autrement vos obéissances seront purement humaines et se trouveront vides à l’heure de la mort. N’obéissez jamais à vos supérieures parce que vous leur avez de l’inclination; c’est un point où il est dangereux de chopper dans la religion ; il faut obéir d’aussi bon cœur quand nous avons des supérieures maussades, de mauvaise grâce, qu’a celles qui nous sont bien agréables. Nous devrions souhaiter, mes Sœurs, d’avoir des supérieures qui bouleversassent et renversassent toutes nos inclinations. Quand on nous commande quelque chose à quoi nous avons bien de l’inclination, nous sommes les plus braves enfants du monde, nous obéissons de si bon cœur; mais, quand les choses nous répugnent, nous nous ennuyons et témoignons bien par-là que nous n’obéissons pas pour Dieu.

[Une Sœur demandant si une aide est obligée d’obéir à son officière, elle en eut cette réponse:] Qui en doute? et, si elle y manque, c’est matière de confession ; et, de même, les malades, si elles n’obéissent à l’infirmière, elles s’en doivent confesser.

Mes chères filles, nous nous sommes embarquées volontairement dans le grand vaisseau de la sainte obéissance, il faut voguer au gré de la sainte et divine volonté, qui doit être le seul fondement de notre soumission. Il faut bien aimer nos supérieures, mais il leur faut porter un grand respect, regardant Dieu en elles ; si nous faisons cela, mes très chères filles, nos [485] obéissances seront toutes divinisées, ce ne sera plus à une créature que nous obéirons, mais à Dieu. Que de joie à nos cœurs de pouvoir dire à l’heure de la mort : Je vous ai rendu toutes mes obéissances. Vous savez, mes Sœurs, que ce divin Maître a dit, parlant des supérieurs : Qui vous écoule, m’écoute; qui vous méprise, me méprise; faites ce qu’ils disent et non pas ce qu’ils font. Non, jamais il ne faut regarder si la supérieure est vertueuse ou imparfaite, parce que ce n’est pas sur cela que doit rouler notre obéissance. Voilà, mes chères Sœurs, ce que j’avais à vous dire de cette vertu. N’y point de difficulté?

[Une sœur demanda s’il ne faudrait pas rejeter la complaisance qui nous viendrait, si l’on nous commandait des choses qui nous fussent agréables ?] Oui, certes, mes chères filles, car la complaisance ôte bien souvent le prix de nos obéissances ; il faut de même rejeter la répugnance que nous y sentons, et nos obéissances n’en valent pas moins ; au contraire, un acte fait avec répugnance est plus agréable à Dieu que cent faits avec suavité.

[Si l’on avait répugnance à quelque charge, répliqua une Sœur, serait-il mieux de n’en rien dire, pour donner plus de liberté à la supérieure de nous la laisser tant qu’il lui plaira ? ] Cela est bien pur, ma fille ; mais il faut dire le bien et le mal à la supérieure sans ce préambule : Ma Mère, encore que j’aie de la répugnance, ne laissez pas de m’y laisser, je supplie Votre Charité de prendre la confiance de m’exercer, et semblables belles paroles qui satisfont notre amour-propre, lequel se glisse imperceptiblement dans nos meilleures actions; c’est un petit renardeau qui vient démolir la vigne de notre intérieur ; il lui faut couper chemin dès que nous l’apercevons. Les âmes religieuses ne sont pas tentées de faire de gros péchés, cela est trop grossier ; mais un peu de propre volonté, quelques petites désobéissances, etc. ; prenons-y garde, mes Sœurs, et sachez [486] que la religion ne saurait non plus subsister sans obéissance qu’un corps, sans âme.

La deuxième chose que je désire à toutes nos Sœurs, c’est une profonde humilité, qui ne cherche point l’éclat, ni rien qui paraisse aux yeux du monde. J’appréhende que l’esprit de vanité ne s’introduise céans, et que vous ne preniez de la complaisance d’avoir une belle église, de beaux ornements, un beau portail.

[La Mère Marie Suzanne lui dit que ce serait sujet de son abjection, puisqu’en cela elle avait contrevenu aux intentions de notre Bienheureux Père et aux siennes, et que cela servirait seulement à humilier.]

C’est, [répondit la Sainte,] ce qu’il faut faire, mes Sœurs, si vous voulez être filles de notre Bienheureux Père, qui aimait si fort la petitesse, la simplicité, la pauvreté, qu’il n’eut jamais de maison à lui ; et, quelquefois, quand il revenait de quelque part, et qu’on le faisait attendre à la porte, il demeurait tout anéanti, comme un pauvre qui demande le couvert par charité ses paroles et son maintien étaient très-humbles et rabaissés ; il disait souvent : J’aime la pauvreté et simplicité de vie ; aussi ce Bienheureux a-t-il caché sous les larges feuilles de son abjection tant de grandes et rares vertus, qui le rendent recommandable.

O Dieu, mes chères Sœurs, que n’ai-je un dard enflammé pour jeter dans vos cœurs l’amour à l’humilité ! ayez toujours devant les yeux ce point de votre Directoire, où il est dit : Dieu voit volontiers ce qui est méprisé, et la bassesse agréée lui est toujours fort agréable.

Tout ce qui est dans ce béni Coutumier est sorti de la bouche de notre Bienheureux Père il voulait, ce Bienheureux, que nous fussions dans l’Église de Dieu comme de petites violettes, sans éclat, sans apparence extérieure, mais toutes ramassées dans nos saintes observances. Mon Dieu ! mes Sœurs, qu’elles sont aimables et qu’elles nous rendront de bonne odeur à Dieu [487] et aux hommes ! Elles nous mettent tout à fait dans la pratique de cette sacrée leçon de Notre-Seigneur : Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur; et, encore, ce divin Maître voulait que nous fussions faites comme petits enfants ; pour cela, mes Sœurs, il faut être bien humbles et bien petites.

Il faut maintenant dire un mot de cette absolue dépendance que nous devons avoir de Dieu. Nos Sœurs, que cette pratique est sainte et capable de vous faire faire de grands progrès dans la vertu, savoir que cette grande Providence de Dieu ordonne toutes choses, qu’elle voit tout, et qu’elle fait fout pour notre bien! N’est-il pas vrai, mes Sœurs, qu’il s’y faut abandonner sans réserve? Vous avez tout bien fait avec sagesse, disait David. Oui, puisque ce grand Dieu ne dédaigne pas d’employer sa sagesse à la conduite d’une pauvre petite créature, pourquoi donc, mes Sœurs, prendrions-nous encore des soins superflus de nous-mêmes ? Une âme bien abandonnée à la divine Providence ne veut que Dieu, ne s’attache qu’à Dieu; elle est inébranlable dans tous les événements, enfin elle est à Dieu.

C’était la chère vertu de notre Bienheureux Père, que cet abandonnement total et cette dépendance parfaite du bon plaisir de Dieu. Les trois dernières années de sa vie, il répétait sans cesse ces chères paroles : Ne demandez rien et ne refusez rien. Et nos Sœurs de Lyon lui demandant ce qu’il désirait qui demeurât le plus gravé dans leurs esprits, il leur dit que tout était compris dans ces deux mots : Ne demandez rien et ne refusez rien. Cette sentence est écrite en plus de trente endroits à Annecy. Il me semble, mes Sœurs, que rien ne nous met dans un plus parfait dénuement, et dans une plus grande dépendance de Dieu, que la pratique de ces deux mots : ne demandez rien et ne refusez rien. Il faut s’attacher à cela dans les plus petites occurrences : sommes-nous à l’infirmerie, où l’on [488] ne nous servira peut-être pas à notre gré, où l’on nous baillera un bouillon salé, amer, ou quelque autre chose qui ne sera pas à notre goût? Faisons profit de ces petites rencontres, acceptons-les de la main de Dieu, qui nous envoie cette morti­fication pour notre plus grand bien. Mon Dieu ! que nous amas­serions de richesses spirituelles par la fidélité à cette pratique ! Je me souviens d’une parole de mon père [le président Frémyot], lorsque je fus prendre congé de lui pour ma retraite ; après quelques mots de tendresse, il leva les yeux au ciel et dit : « Il ne m’appartient pas, ô Seigneur, de pénétrer les secrets « de votre adorable Providence ; qu’il soit fait de cette fille selon « vos desseins éternels. C’était une parole vraiment cliré­.tienne que celle-là !

[Ma Mère, interrompit une Sœur, n’est-il pas permis de penser que les choses qui nous arrivent ont été ménagées par les créatures? ] Ma fille, c’est une ignorance ; les créatures ne font rien dans nos affaires, sinon autant que Dieu le permet.

[On ajouta : Serait-il loisible de s’offrir à la supérieure pour faire quelque action pénible, lorsqu’on la voit en peine de trouver quelqu’une pour y employer ? ] Savez-vous, mes Sœurs, comme je m’offrirais dans cette occasion ? je dirais simplement : Ma Mère, me voici et puis attendrais son ordon­nance, ainsi que faisait un prophète. Dieu lui ayant fait voir qu’il avait besoin de quelqu’un pour une action importante, il ne lui dit pas : Seigneur, où vous plaît-il que j’aille? mais il lui dit : Seigneur, Me voici. Cette façon de s’offrir est bonne et ne contrevient pas à l’indifférence.

[On lui demanda encore : Serait-il permis à une fille de désirer d’être employée à des choses qu’ elle estime servir à son repos ? ] Mes Sœurs, il ne nous est pas permis de faire cette distinc­tion il ne faut rien désirer ni rien refuser.

[La directrice souhaitant savoir s’il fallait mettre les filles, dès leur entrée en religion, dans cette voie d’indifférence et d’ aban‑[489]donnement, la Sainte répondit :] Ma fille, voyez votre Directoire ; s’il vous marque ces pratiques, il s’y faut attacher fortement, et à toutes nos saintes observances ; elles ont été toutes dressées,par notre Bienheureux Père, qui est un docteur approuvé de tout le monde ; on voit que toutes les personnes qui font pro­fession de piété prennent l’esprit de ce Bienheureux, dont nous avons reçu les prémices. Pourvu qu’un livre porte son nom, il est bien reçu d’un chacun. Quel amour devons-nous avoir pour,ses Écrits, nous qui sommes ses filles ! Ce doit être notre pâture et nourriture ; aimons-les, mes chères filles, et je vous dis, derechef, aimons la pauvreté et simplicité de vie.

Mes chères filles, je vous conjure de vivre toutes en la dilec­-lion de notre bon Sauveur et de vous aimer cordialement en lui; qu’il soit lui-même le lien sacré de notre union. Honorez-vous les unes les autres, ainsi que disent nos saintes règles, comme le temple de Dieu, et, si vous faites cela, mes chères filles, votre union sera toute divine ; vous honorerez Dieu en vos Sœurs, et vous honorerez vos Sœurs en Dieu. Vivez toutes unanimement et conformément, n’ayant qu’une âme et un cœur en Dieu. Priez-le pour moi, mes chères filles ; je vous aime toutes et vous connais toutes ; il me semble que je vous laisse en la grâce de Dieu ; je prie sa Bonté de vous y maintenir et de vous donner sa sainte bénédiction.

Ne vous départez jamais de nos saintes observances.

À Dieu encore une fois, mes très chères Sœurs ; je ne sais si nous nous reverrons encore en cette vie ; il faut tout laisser à la divine Providence ; si ce n’est en ce monde, ce sera en la sainte éternité. Je vous visiterai souvent et vous verrai des yeux de l’esprit. Je ne sais ce que veut dire cela, mais je vous connais toutes très bien. [490]

.ENTRETIEN LXXIV SUR LA DÉVOTION A NOTRE BIENHEUREUX PÈRE.

Mon Dieu ! mes chères filles, à la vérité je ne trouve pas que nous soyons assez dévotes à notre Bienheureux Père. Nous devrions être autour de lui comme des enfants autour de leur nourrice, nous adressant librement, avec une singulière confiance, à lui, en tous nos besoins et nécessités. Quand il était sur la terre, quel amour n’avait-il pas pour nous autres! quel désir de notre perfection et avancement ! que n’a-t-il pas fait pour contribuer à cela! combien suavement excitait-il nos cœurs combien de saints documents nous a-t-il donnés! Mais il disait : Je ne puis pas donner la perfection ; il faut travailler de son côté et correspondre à la grâce. Or, il n’y a point de doute que maintenant il nous aide encore du ciel, où son crédit est si grand. Il voit nos nécessités en Dieu et, partant, il nous impétrera, de sa bonté, les grâces qui nous seront requises pour faire notre devoir, si nous avons notre recours et pleine confiance en lui. Il dit une fois en un sermon, que la Sainte-Vierge avait dit aux noces de Cana : Faites ce que mon Fils vous dira... nous montrant par là que nous ne la saurions plus honorer qu’en faisant ce que son sacré Fils nous a dit. Et moi, je vous dis, mes chères filles, voulons-nous bien honorer et contenter notre Bienheureux Père et Fondateur, faisons ce qu’il nous a dit ; imitons-le, et pratiquons au pied de la lettre les saints documents qu’il nous a laissés, et je vous assure que si nous le faisons, nous accroîtrons sa gloire accidentelle, et il nous assistera à parvenir là où il est, en cette félicité, où nous aspirons toutes. Si nous prenions seulement tous les mois un de ses Entretiens, de la Condescendance, de l’ Obéissance, de la Cordialité et des [491] autres, pour faire particulière attention à la pratique, avec une fidélité extrême et remarquable dans peu de temps nous serions parfaites.

Ce Bienheureux disait que les filles de cette maison d’ Annecy doivent faire conscience de tout. Certes, elles sont mises comme les gardes et gardiennes de tout l’Institut. Tous les monastères doivent avoir leur recours ici, en leurs doutes, et ès choses de l’observance. Si donc tout n’est pas pratiqué céans au pied de la lettre, que sera-ce? Oh Dieu! ce serait une grande honte si les filles de Nessy n’étaient telles qu’elles doivent être, et qu’elles se laissassent devancer par les autres, ayant été prévenues de tant et tant de bénédictions, ayant eu la grâce et le bonheur d’avoir douze ans de suite, pour directeur, leur Fondateur et Instituteur, à la vérité cette faveur est nonpareille ! Elles la doivent bien reconnaitre et accroître la gloire accidentelle de ce Bienheureux, ce qu’elles peuvent faire en s’avançant en la perfection, par la fidélité qu’elles doivent avoir à l’imiter et à pratiquer les saints documents qu’il nous a laissés.

Pour Dieu, mes Sœurs, ayons, ayons un peu de ces grandes vertus d’abandonnement et dépendance, cette obéissance établie en une parfaite abnégation de sa propre volonté, cette pauvreté dépouillée de toutes choses, cette pureté angélique! O Dieu! qu’il y a du chemin à faire d’ici là! Nous sommes de bonnes filles, mais nous dépendons tant de nos inclinations que c’est pitié! Nous ne faisons pas de fautes de grande importance, grâce à Notre-Seigneur. Je n’en vois pas une qui veuille nourrir aucune de ses imperfections, qui n’ait la volonté bonne pour travailler à son avancement. Je ne me soucie pas de voir commettre des fautes; pourvu qu’on se relève avec générosité et confiance en Dieu, et qu’on en tire l’humilité, cela n’empêche pas qu’on ne soit vertueuse et parfaite. Faire des fautes et des péchés véniels, les Saints en ont fait, et ne laissent pas d’être Saints. Le juste tombe sept fois le jour et se relève, dit l’Écriture. [402] Notre Bienheureux Père dit que nous faisons bien des fautes que nous ne connaissons pas, mais que nous nous relevons aussi quelquefois sans nous en apercevoir.

Il y a plusieurs âmes qui se sont perfectionnées et se perfec­tionnent tous les jours en suivant les avis qui nous ont été donnés par ce Bienheureux ; et nous qui les avons, qui les lisons si sou­vent, qui devons avoir tant d’affection à la méditer, qui les de­vons regarder comme le pain céleste, et la doctrine divine qui a été faite pour nous, et nous pour elle, faudra-t-il que, par notre lâ­cheté, elle manque d’opérer en nous les effets qu’elle opère dans les autres? Mon Dieu ! mes chères filles, serait-il bien possible que, par trop d’infidélité, nous nous privassions des bénédictions que les autres reçoivent par la lecture et pratique de ces saints enseignements? II est vrai, mes chères filles, que ce Bienheu­reux a pris cet Institut sous sa spéciale protection, comme en étant l’Instituteur, et tout particulièrement ce monastère d’An­necy, mais il est vrai aussi que si les autres monastères lui sont plus fidèles que celui-ci, il les assistera et les gratifiera de beau­coup plus de grâces et bénédictions et si d’autres Instituts sont plus fidèles que le nôtre à la pratique de ses avis et enseigne­ments, il n’y a point de doute qu’ils recevront plus de grâces de lui, que non pas nous qui lui serons moins fidèles.

O Dieu! quel sera le jugement que nous en devons attendre? et cette maison plus que nulle autre, qui a toujours été nourrie, non du lait, mais de la crème de ses saints documents. Mon Dieu! mes chères filles, faisons bien, je vous en prie! J’ai une si grande envie que nous soyons toutes saintes, que, si nous ne le devenons, j’en serai très-marrie ; mais il faut que ce soit d’une vraie sainteté, qui consiste en une profonde humilité et amour de la petitesse, en une grande pureté et douceur. Oh! que nous serons heureuses quand nous serons saintes ! car alors cette douceur de cœur paraîtra sur nos visages. Quand je verrai ré­gner parmi nous ce respect, cette cordialité, ah! certes, alors [493] je vous croirai saintes, de la sainteté de laquelle notre Bienheu­reux Père était saint, car ce sont les vertus qu’il a fidèlement pratiquées et qu’il nous a tant enseignées.

[Les Entretiens particuliers de quelques supérieures avec notre sainte Mère feront partie de ses Avis de direction pour le gouvernement].

.FRAGMENTS D’ENTRETIENS FAITS AU PREMIER MONASTÈRE D’ANNECY
(Recueillis par les contemporaines de la Sainte et reproduits textuellement).

[Notre digne Mère parlant un jour de l’aversion qu’elle avait à la prudence humaine, dit ces admirables paroles :]

Dieu m’a donné une si grande aversion à ces conduites et prudences humaines, et une si grande inclination à la simplicité et bonne foi, que je ne pense pas que j’en puisse avoir, au moins je ne le connais pas. Je vois aussi que tout notre bonheur consiste à suivre la conduite de la Providence de Dieu sur nous, et non de la devancer, et je m’étonne comme l’on a tant de soin et de prévoyance humaine, et qu’on se laisse si peu entre les bras de cette Providence. Il m’est avis que c’est faute de bien considérer et être attentive à cette vérité : Rien ne nous arrive que par l’ordre de la divine Providence, selon que dit l’Ecri‑[491]ture O Père! votre Providence gouverne toutes choses dès le commencement.

Les péchés mêmes arrivent par la permission de cette divine Providence, quoiqu’elle ne le veuille pas. Et combien ne nous présente-elle pas d’occasions, par iceux, de pratiquer la vertu ? Car, si quelqu’un pèche contre nous, quelle occasion n’avonsnous pas de nous exercer en icelle? Voire même, il faut regarder nos propres péchés comme permis par cette divine Providence, pour nous donner sujet de faire plusieurs bons actes de vertus, ainsi que nous le témoigne notre Bienheureux Père. Et Notre-Seigneur lui-même n’a-t-il pas dit qu’une feuille d’arbre ne tombe pas sans la permission de son Père céleste ? Comment donc mêlons-nous tant nos prudences humaines avec la Providence divine ? Que ne la laissons-nous conduire? Car nous voyons bien que nos trop grands soins gâtent, pour l’ordinaire, tout. Je vois cela en moi-même : après que je me suis prou peinée à penser à quelque affaire, il n’en est souvent rien, ou elle va tout autrement. À quoi a servi ma prévoyance, sinon à me fournir matière de préoccupation inutile?

Si nous avions bien cette vérité en l’esprit : O Père ! votre Providence gouverne tout ! nous nous abandonnerions bien mieux à la conduite amoureuse de notre bon Dieu. Ceci est la particulière pratique des filles de la Visitation, que de regarder et de recevoir TOUT de l’amoureuse Providence. Oh! qu’elles sont obligées à Dieu de leur avoir donné un Fondateur qui la leur a si bien enseignée ! et ne nous dit-il pas que si on nous présentait quelque chose qui ne soit pas à notre gré, quelle qu’elle, soit, nous devons la recevoir comme de la main de Dieu ; et cela était toute la dévotion de ce Bienheureux, et m’est avis aussi que c’est la vraie pratique pour devenir Sainte.

Notre Bienheureux Père disait souvent : « Il se faut bien garder d’user des finesses de la prudence humaine, car elles gâteraient tout, et ne pourraient rien faire subsister. » Et, [495] pour cela, il a voulu que la prudence humaine fût si entièrement bannie de notre Congrégation, et que nous allassions avec tant de simplicité et dépendance de la divine Providence, toutes choses, que nous attendissions les événements en paix, sans nous tracasser, ni peiner nos esprits pour devancer ses ordres ou ses permissions. Oh! pour moi, j’ai tant d’aversion à la prévoyance, que quand je vois des esprits qui se conduisent de cette sorte-là, il m’est impossible de leur celer la vérité, parce que je vois que ce n’est pas là l’esprit de notre Bienheureux Père qui voulait tant qu’on laissât faire à Dieu.

Il m’est avis que la vraie dévotion consiste principalement à se donner et abandonner entièrement soi-même à Dieu, avec tout ce qui nous appartient, et, après cela, lui laisser le soin de tout ce qui nous regarde; n’en ayant point d’autre que de nous remettre et abandonner continuellement, et sans aucune réserve, à son bon plaisir, car, que peut faire une âme, sinon de se donner toute à Dieu, et lui laisser faire d’elle ce qu’il veut? Pour moi, je crois qu’en cela consiste la vraie dévotion, et la dévotion des dévotions, et la plus excellente de toutes, ainsi que l’assure notre Bienheureux Père dans sa Philothée.

[Cette sainte Mère parlant un jour de l’admirable soumission de notre bon Sauveur, nous avoua qu’en lisant la Passion, en saint Matthieu, elle avait remarqué une façon de prier de Notre-Seigneur, et que sans doute nous serions bien aises qu’elle nous communiquât sa lumière. Elle nous dit donc :]

La première fois que le divin Maître priait au jardin des Olives, il dit : Mon Père, s’il est possible que ce calice passe, [496] pour nous montrer que n’ayant pas encore la connaissance requise, nous pouvions demander à Dieu entièrement une chose, pourvu que nous ajoutions : Votre volonté soit faite, non la mienne. Mais lorsque Notre-Seigneur retourna pour la deuxième fois, il dit : Mon Père, s’il n’est pas possible que ce calice passe, sans que je le boive, FIAT ! Voyez la résignation, c’est une manière d’oraison d’une parfaite simplicité avec Dieu ; et il m’est venu en vue que c’est ainsi qu’une personne angoissée, parlant tout confidemment avec son ami, lui dit qu’elle a besoin de consolation, et s’il peut la lui donner. L’ami ayant allégué un peu de raisons, cette personne répond : S’il ne se peut pas, si cela ne doit pas être fait, SOIT, je ne veux que ce qui se pourra, ce qui sera pour le mieux, et que vous jugerez m’être convenable. Ainsi on expose à Dieu et le désir humain et la, soumission de l’esprit.

Que la réponse de notre bon Sauveur me plaît! Mon Père, non ce que je veux, mais ce que vous voulez ; comme si ce bon Sauveur eût dit : Je souhaite, d’un désir ardent, de mourir pour sauver l’homme, mais je ne veux pas mourir par cette mienne volonté, ains par celle que vous avez, ô mon Père ! non comme je veux, mais comme il vous plaira ! non ma volonté, mais la vôtre !

[À l’occasion d’un voyage qu’elle fit à Lyon, cette digne Mère dit quantité de choses pour nous exciter à la confiance en Dieu; et, entre autres belles paroles, elle dit celles-ci :]

Mes Sœurs, je vous assure que l’âme qui est si heureuse que de se reposer en Dieu par une entière confiance n’est jamais ébranlée de rien; tout lui su»ède bien ; tout ce qui est au gré de Dieu, est au sien. L’âme qui a fixé toute sa confiance en Dieu n’a jamais besoin de rien, parce que Celui sur lequel elle se confie, en a un tel soin, qu’il a toujours l’œil sur elle, pour son bien. [497]

Il me fâche que nous nous appuyions trop sur les créatures. Les filles de la Visitation doivent être tellement remises et aban­données à Dieu, et avoir une telle confiance en ce doux Sauveur, que, quand tout le monde leur manquerait, elles ne s’en devraient point troubler, ni affliger. Mes chères Sœurs, je m’en vais, mais Dieu vous demeure ; le Père céleste a soin de tout pourquoi craindre et appréhender? les créatures ne peuvent rien leur service est inutile aux âmes sans le secours de Dieu.

[En l’année 1632, plusieurs Sœurs ayant fait la retraite annuelle avec notre digne Mère, l’une d’elles a déposé ce qui suit : Cette sainte âme ne parlait que de mortification, d’abaissement, de mépris de cette vie, et du désir de posséder la bienheureuse éternité. Voici ses paroles les plus remar­quables :

Je ne puis goûter la méthode de ceux qui ne veulent parler et penser qu’à des choses hautes et sublimes. Plus je vais en avant, plus Dieu me fait connaître que tout le bien de l’âme gît à s’anéantir et détruire, et laisser Dieu régner paisiblement en elle. Les supérieures qui ne veulent parler que des choses hautes à leurs filles, n’en ont pas, à mon avis, quantité de bien mortifiées, anéanties, et toutes soumises à tout, et en tout ce que l’on veut d’elles.

Croyez, mes Sœurs, que le chemin qui conduit à la vie est étroit. Il faut faire concevoir cela aux filles, afin qu’elles embrassent l’étroite mortification, et non pas l’excellence des pensées, lesquelles, si elles ne sont accompagnées de profonde humilité, obéissance, modestie, vérité, droiture, mépris de soi-même, ne sont propres qu’à enfler le courage, et n’ont aucun effet qui ne soit vain. [498]

J’aime fort le père Dom Sens de sainte Catherine, et désire fort que les filles de la Visitation l’aiment ; il n’est point rude, ains il est véritable. Il est bien vrai qu’il a des sentences un peu outrées à l’abord, et un style un peu pressant et mouvant ; mais le considérant de près, et sans appeler l’esprit sensuel au conseil, certes, l’on voit que c’est le vrai esprit des Saints, et que ce bon Père qui l’a fait, a l’esprit de vrai religieux.

Les filles amies d’elles-mêmes ne goûtent pas ce livre-ci, parce qu’il parle contre elles; mais celles qui ont un vrai désir de leur perfection, le trouveront bon et solide, et en aimeront la lecture. Notre Bienheureux le goûtait grandement, et m’en dit beaucoup de bien, lorsque nous étions à Paris. Vous voyez qu’il a écrit de sa propre main au commencement de celui qu’il nous donna céans, et qu’il destinait à notre usage.

Je conseille souvent et de tout mon cœur, aux supérieures, de le donner pour lecture les premiers jours de solitude, et encore pour l’oraison, à celles qui vont par la voie des considérations, spéculations, prenant seulement, si elles veulent, les enseignements et résolutions qui sont admirables pour les jours mitoyens, et même pour le reste de la solitude.

[Après les trois premiers jours de retraite, une défluxion114 couvrit tout le visage de la Sainte, en telle sorte qu’elle ne pouvait plus lire, ni presque faire aucun autre exercice. Une Sœur lui dit : Ma Mère, pouvez-vous faire l’oraison? À quoi elle répondit :]

Je me tiens soumise à la volonté de Dieu qui me suffit pour tout, ne pouvant remuer mon esprit pour faire autre chose. Oh! mes Sœurs, c’est le grand secret de la vie spirituelle de ne point confondre les temps : pâtir, quand Dieu veut que nous pâtissions ; agir, quand il veut que nous agissions ; enfin, faire en tout sa volonté. Si sa bonté juge que ma solitude soit plus à sa gloire, en n’y faisant rien que souffrir mon mal, que son Nom soit béni! [499]

[Le mercredi des Cendres 1635, cette sainte Mère a recommandé de bien accompagner le jeûne extérieur de l’intérieur, disant avec un air tout recueilli :1

.Mes Sœurs, faites jeûner vos passions, particulièrement la langue, ne disant point de paroles inutiles, ne parlant que pour les choses nécessaires, courtement, hors le temps des récréations, et que vous soyez grandement fidèles à vous avertir en charité, et à en dire vos coulpes quand vous y manquerez.

[Puis, elle ajouta avec un grand sentiment :] Que bénites soient, et que mille bénédictions tombent sur celles qui le feront fidèlement, et sécheresses, et doubles sécheresses sur celles qui ne le feront pas.

De même en nos récréations, que nous en bannissions les choses du monde et dissipantes, que l’on avertisse aussi celles qui manqueraient en ceci. Je ne demande rien que ce que nos constitutions nous ordonnent : de faire la récréation saintement joyeuse, de faire une attention toute particulière à y parler souvent de bonnes choses; néanmoins, je ne veux pas en bannir quelques petits contes de récréation ; mais il faudra éviter ces grands bruits et ces grands éclats de rire et parlement de niaiseries; que chacune, à part soi, lise plus attentivement la règle et les constitutions pour y conformer sa conduite, et que notre vie devienne semblable à celle de notre Époux solitaire, priant, jeûnant, occupé jour et nuit à glorifier son Père céleste, et à nous obtenir des grâces de salut et de vie éternelle. Pour cela, mes Sœurs, tenons-nous dans nos cellules, n’allant par le monastère que le moins qui se pourra. Et si nous sommes fidèles à faire ce qu’enseigne le Directoire, nous serons instruites et aidées pour vaincre les ennemis de notre salut. Ainsi, mes chères filles, j’attends de vos bons cœurs une sainte quarantaine toute de fidélité à l’observance et à la prière. [500]

[ Le samedi avant l’Ascension, à l’obéissance du soir, Sa Charité a dit :]

Mes Sœurs, nous avons tous ces jours-ci de beaux Évangiles qui promettent que tout ce qu’on demandera à Dieu, au nom de son Fils, on l’obtiendra. Je vous prie, mes Sœurs, de prier très soigneusement, et de bien demander à Dieu qu’il lui plaise de donner sa sainte lumière aux Sœurs de nos maisons qui doivent faire des élections, lesquelles sont en si grand nombre cette année, afin qu’elles fassent choix de celles que sa Bonté leur a destinées dès son éternité ; et si nous joignons à nos prières la mortification, l’observance de nos règles et la pureté et sainteté de vie que demande notre vocation, infailliblement nous serons exaucées. Faisons-le, mes Sœurs, mais sérieusement, je vous en conjure.

[Le samedi après l’Ascension, à la fin de la récréation du matin, en donnant l’obéissance, Sa Charité a dit :]

Mes Sœurs, montrez, je vous prie, que vous êtes dépendantes de la volonté de Dieu. Si je me décharge du fardeau de cette maison, je ne me décharge pas du soin et de l’affection que je conserverai, Dieu aidant, tant qu’on le désirera. Attachez-vous à Dieu, mes Sœurs; aimez-le; aimez-vous les unes les autres; que cet amour et dilection règnent parmi vous, je vous en conjure; c’est ce que je vous recommande, et l’observance de nos règles. Allez votre train dans ce chemin, et vous tenez entre les bras de cette exacte observance, sans jamais vous en départir attachez-vous si fortement à cela que rien ne vous en puisse déprendre. Aimez franchement les choses basses et petites; ne faites état que de la bassesse, abjection, petitesse et anéantissement. [501]

[Une âme fort craintive disant un jour à notre digne Mère qu’elle appréhendait, plus qu’il ne se pouvait dire, le dernier passage, parce que bien peu de gens iraient au ciel, à cause de la pureté qu’il faut pour aller voir et jouir de Dieu, cette sainte Mère lui répondit :]

Mon Dieu ! ma très chère fille, je vous assure que quand je regarde mon Sauveur, je ne puis croire autre chose, sinon que je le verrai dans le ciel; et, pour vous dire le vrai, si c’était sa volonté, je voudrais y être déjà….. Oh! quand je me regarde moi-même en moi-même, hors de mon Sauveur, certes, de vrai, je frémis, et vois que véritablement je mérite l’enfer; mais, quand je me regarde avec toutes mes misères, au côté percé de mon Rédempteur, j’espère le ciel, car je me vois là dedans comme un misérable gueux à la porte d’un seigneur, et je me tiens pour l’exercice de sa divine miséricorde. J’ai deux maximes, l’une de David, l’autre de notre Bienheureux Père, qui tous deux me disent : « Faites le bien, et espérez en Dieu, car sa miséricorde est éternelle. » Je ferai donc, avec la grâce divine, le mieux que je pourrai, et puis, je n’espérerai pas en moi ni en mes œuvres, mais en mon Dieu et en sa miséricorde, et au désir qu’il a de me donner sa ffloire. Notre Bienheureux Père m’a si fort mis en l’esprit que Notre-Seigneur veut donner son paradis aux pauvres petites âmes abjectes et misérables, qui désirent de l’aimer, que jamais cela ne me sortira de l’esprit; ains, je crois fermement et espère qu’assurément, par les incompréhensibles mérites de la très-copieuse rédemption du Sauveur, je le verrai un jour dans la terre des vivants. Quoique je sois toute misérable et la pauvreté même, n’importe, j’espère en Dieu; il est mon Père tout bon, Tout-Puissant et tout miséricordieux. Oh! ma très chère fille, Dieu est incompréhensiblement plus bon que l’homme est mauvais. [502]

[Une Sœur disant un jour qu’elle espérait voir cette digne Mère arriver à une heureuse vieillesse, la Sainte repartit :]

Dieu vous pardonne, encore, encore tant d’années çà-bas, où nous cheminons, comme dit mon grand saint Paul, au milieu des obscurités et des ombres de la mort. Le Seigneur fasse de moi sa volonté; mais je ne désire pas qu’il prolonge mes jours. Ceux que j’ai vécu, je les ai si mal employés, que je crains la prolongation de mon pèlerinage. Que pensent les mortels de désirer la vie? Certes, cette vie n’est qu’un fantôme de vie, et les plaisirs ne sont que des ombres de plaisirs. La vie des vi­vants, c’est le ciel, qui peut s’appeler vie; la mort, c’est ce monde. Je sais bien que la vie des morts-vivants, qui meurent toujours de ne pouvoir mourir, c’est l’enfer. Néanmoins, c’est une pensée qui me vient assez souvent : cette 'vie n’est point une vie, parce que l’âme peut y mourir, outre qu’elle n’est pas entièrement unie à Dieu qui est la souveraine vie, et la vie des vrais vivants ; si le plaisir se trouve çà-bas, il est plus frêle que l’ombre, car la vraie satisfaction de l’âme est de tendre et d’ar­river à sa fin qui est Dieu, et à cette perdurable et si désirable éternité.

L’on me disait aujourd’hui la disgrâce du favori d’un grand; oh! me suis-je dit : parce que nous sommes misérables, nous nous attachons à ce qui périt et ès choses esquelles il n’y a non plus d’assurance que sur des planches pourries; et nous ne fai­sons point compte d’être en grâce auprès de Dieu, du Roi de la gloire éternelle, qui donne des honneurs, des biens immuables.

[Une Sœur lui demanda ce qui la chatouillait de plus près? ] Le désir de voir Dieu ( dit-elle tout simplement), vient souvent frapper à la porte de mon cœur; mais je ne lui ai pas ouvert, par la grâce de Dieu ; car je me suis dépouillée de tout, au moins désiré-je le faire; je ne désire le désir d’un désir de vo­lonté absolue que de faire la volonté de Dieu en toutes choses. [503]

Mes Sœurs, oh ! le grand bien de se perdre en Dieu et de se tenir tout à l’aise dans cette mer de bonté souveraine ! O mes chères filles ! Dieu, par la main de son Verbe, ne cesse d’opérer et de travailler dans l’âme, qui, dépouillée de tout autre soin, souci, prétention, désir et amour, se démet et. dépouille d’elle­même pour se donner toute à Lui.

J’ai toujours eu cette lumière, que la gloire de notre enten­dement gît dans la captivité et l’assujettissement aux choses obscures de notre foi, qui surpassent les sens et l’intelligence humaine, comme sont ces quatre principaux mystères : celui de l’adorable Trinité, de l’Incarnation, du Très-Auguste Sacre­ment de nos Autels, et de la Résurrection.

J’ai longtemps regardé aujourd’hui une abeille qui cueillait du miel sur une petite fleur; je n’ai jamais su comprendre comme quoi, après ravoir tiré par sa petite bouchette, elle en avait sur les jambes pour le porter en sa ruche, et j’ai pensé : Misérables mortels! si nous ne pouvons comprendre ce que ces petites bestioles font, pourquoi voudrions-nous comprendre ce que Dieu fait? Ah ! il me semble (la gloire en soit à l’auteur de tout bien) que lorsque je sais que Dieu ou l’Église ont dit une chose, je la crois mieux que je ne crois que j’ai mes deux yeux à la tête.

Tout ce qui se fait par la règle de l’obéissance est fait pour Dieu, c’est pourquoi il nous doit être indifférent d’être occupé e ou d’être en repos dans notre cellule ; pourvu que nous fassions ce qui nous est ordonné, avec pureté d’intention de plaire à Dieu, cela suffit.

Nous n’estimons pas assez la dignité que nous portons de servantes de Dieu et le choix qu’il a fait de nous pour nous rendre ses Épouses et chanter ses louanges, quand nous nous attachons à tant de petites choses et que nous manquons d’at­tention à faire ce qui est de notre devoir.

C’est le plus haut point de la perfection que d’être entière-[505]ment remise et soumise à tous les événements de la Providence; si nous avions ce vrai abandon, nous aimerions autant être à cent lieues d’ici, qu’ici même plus, car nous y trouverions plus du bon plaisir de Dieu et plus de mortification; il nous serait tout un d’être conduite par les déserts des tentations ou par la plaine des consolations.

Nous devons toujours dire avec le grand saint Augustin notre Père : « O Seigneur Jésus! coupez, taillez, brûlez-moi, pourvu que je vous voie, vous possède et jouisse de vous, je suis plus que content. » Oh! quand sera-ce, mes chères Sœurs, que nous verrons la beauté, l’utilité, la valeur, la bonté et mérites des afflictions, tentations, pressures de cœur, contrariétés, dérélictions, maladies, bref, de tout ce qui répugne à nos sens naturels : sous cette cendre est cachée la divine douceur du feu divin, et Notre-Seigneur reçoit suavement les âmes que les créatures rejettent; quand elles le supportent pour lui seul, il les tient près de lui et les fait reposer en son sein paternel.

§

Les retraites annuelles sont établies pour quatre sujets :

1° Pour honorer et adorer Dieu ;

2° Pour restituer à Dieu, par notre humiliation profonde, la gloire que nous lui avons ravie, ayant abusé de ses grâces et du bienfait de notre vocation ;

3° Pour nous renouveler dans l’esprit de notre saint état et dans celui de retraite intérieure;

4° Pour traiter, négocier ercommuniquer avec Dieu. De ce point dépend tout l’affermissement des âmes intérieures; car quiconque accomplit tout par esprit de retraite ou de récollection ne s’embarrasse point dans quelque emploi que ce soit. Cet esprit met dans une entière conformité avec Dieu, lequel, bien [505] qu’il se répande en toutes choses par sa divine Providence, si est-il toutefois retiré et séparé de tout par sa sainteté, qui le met en une solitude sacrée de toutes les créatures. Cet esprit de retraite et de séparation du créé est une des plus grandes nécessités que nous ayons dans la vie chrétienne et surtout dans la vie religieuse.

C’est une grande partie de notre perfection que de nous supporter les unes les autres en nos imperfections. Je crains que les aversions et répugnances, qui sont les tentations des Saints, n’entrent en notre vigne; étouffez-les en leur naissance. Notre Bienheureux Père disait : « Les vrais signes de la bonté de nos œuvres, c’est quand l’accès y est toujours difficile, le progrès un peu moins, la fin bienheureuse. » Croyez-moi, mes chères filles, il faut semer en angoisses pour recueillir en joie; ne vous confiez pas de pouvoir réussir en vos affaires par votre industrie, ains seulement par l’assistance de Dieu. Lisez les louanges de l’oraison qui sont en Grenade, Bellintani et ailleurs. La dissimulation, en fait d’injures, guérit plus de mal en une heure que les ressentiments en un an.

Les occasions de désapprouvernents sur nos actions et conduite nous doivent être précieuses; il les faut aimer et chérir tendrement; la voie des combats intérieurs est la plus assurée.

Dieu m’a fait connaître qu’après le saint Sacrifice de la Messe et la sainte Communion, une personne religieuse ne peut rien lui offrir de plus satisfactoire ni de plus agréable, pour les âmes du purgatoire, que le soin et la peine que l’on prend pour observer exactement sa règle. La routine avec laquelle on approche des Sacrements est la ruine de la vraie piété dans une âme, et la cause du déchet dans la religion. Si l’on est lâche à l’oraison, on est de même en l’action. [506]

Dieu sèvre les âmes qui sont à lui : premièrement, des plaisirs qu’on reçoit par les sens; secondement, des lumières de la rai­son; troisièmement, du secours qu’on reçoit des personnes de piété ; quatrièmement, de la dévotion sensible ; cinquièmement enfin, Dieu permet, à ces âmes chères à son cœur, qu’elles tombent dans des états où il leur semble être dépouillées de la paix et confiance en Lui. C’est alors que ces âmes chéries de Dieu ne trouvent plus qu’amertume dans les choses extérieures; que la raison avec toutes ses précautions ne servent qu’à aug­menter leurs peines; que le secours des hommes leur paraît inutile, et que la paix intérieure leur manque dans le temps qu’elles croient en avoir plus de besoin. Il est très-utile à l’âme d’être dans ces privations, afin qu’étant parfaitement dénuée et vide de toutes les choses créées, Dieu soit sa lumière, sa vie, son plaisir, son secours, son vêtement, son repos et son tout. L’amoureuse soumission à la volonté de Dieu, dans les souf­frances intérieures, nous est plus utile, pour une plus intime union, que la consolation de nous soulager en,disant notre mal.

Qui n’affectionne que Dieu le sert gaiement et également en tous les lieux : qu’importe, à une fille de Sainte Marie d’être ici ou là, pourvu qu’elle rencontre une maison de la Visitation où elle puisse observer ses règles? Nous devons accoutumer petit à petit notre volonté à suivre celle de Dieu, par quels sen tiers il lui plaira, et faire qu’elle se sente fort piquée lorsque notre conscience nous dira : Dieu le veut! et peu à peu ces répugnances, que nous sentons si fortes, s’affaibliront, et bien­tôt après cesseront du tout.

Il n’y a rien qui détruise tant la paix et l’union que la liberté qu’on prend de laisser voir et examiner toutes choses à son esprit, car cela donne une grande facilité à s’en expliquer dans les occasions, au préjudice de l’estime et de la charité du pro­chain. [507]

Puisque les supérieures sont les pierres fondamentales de la maison de Dieu, elles doivent se poser si basses qu’elles ne puissent plus se trouver pour monter en haut.

§

L’âme qui soutiendra bien céans l’amour à la sainte humilité, à la bassesse et la parfaite soumission aux supérieurs, par­viendra bien haut, tout en ne remplissant que les emplois les plus bas (si toutefois il peut y en avoir dans la maison de Dieu, où c’est régner que servir), car c’est l’amour de notre abjection qui doit faire notre élévation. Toute la perfection de nos règles est comprise dans cette sentence de l’Évangile : Celui qui veut venir après moi, qu’il renonce à soi-même, qu’il porte sa croix et qu’il me suive. Avançons, mes sœurs, dans ses trois prati­ques : renoncer à soi-même par la sainte abnégation; prendre sa croix, c’est-à-dire toutes les occasions mortifiantes, et s’offrir chaque jour à Notre -Seigneur avec une absolue détermination de le suivre dans la pratique de toutes les vertus. Pour être vraie fille de notre Bienheureux Père, il suffit d’avoir ces trois choses :« l’amour de Dieu, l’amour du prochain et l’abnégation de nous-même.

Notre saint Fondateur voulait que nous eussions une entière liberté d’esprit : il nous a enseigné qu’il se faut faire tout à tous par charité; que si nous nous plaisons en Dieu dans la so­litude, Dieu se plaît en nous dans l’embarras des affaires, où nous nous devons toujours exposer sans crainte, quand l’obéis­sance nous y emploie sans notre choix.

Une âme véritablement humble ne doit réclamer ni l’abaisse­ment ni l’élévation, mais demeurer dans une sainte indifférence, recevant de la main de Dieu tout ce qu’il lui envoie. On connaît la volonté divine par la voie de l’obéissance; le propre choix, [508] au contraire, peut tromper quelque saint qu’il paraisse. On ne peut être en assurance que par une entière soumission à ses supérieurs : c’est par là qu’on se met à couvert de la vanité, qui, sous une humilité apparente, se nourrit bien souvent de la bonne estime qu’on aura de nous-même en nous voyant si bien rabaissé.

La pauvreté ne consiste pas à n’avoir rien, mais à détacher son cœur de tout ce qu’on possède. Il en est ainsi de l’humilité : elle doit nous tenir dans une sainte indifférence pour l’élévation ou l’anéantissement, dégagé de l’un et de l’autre par un vrai mépris et de bas sentiments de nous-même.

Il faut être entre les mains de Dieu comme l’argile entre les mains du potier, nous laissant donner la forme qu’il lui plaira et réduire au néant par l’humiliation, l’abjection, la défaillance. C’est là le creuset dans lequel Dieu éprouve l’âme, comme l’or par le feu, afin que, convaincue de sa corruption, elle y ensevelisse sa propre estime et ne se regarde qu’avec frayeur, ne s’attribuant aucun bien, mais rendant gloire à Dieu de tout. Il faut en venir là pour faire une heureuse co.urse et continuer d’éprouver les effets merveilleux de la divine miséricorde.

INSTRUCTIONS

.INSTRUCTIONS FAITES AU NOVICIAT

.INSTRUCTION I SUR LA NÉCESSITE DE PROFITER DU NOVICIAT POUR ÉTABLIR DANS L’ÂME LES FONDEMENTS D’UNE VERTU SOLIDE.

[…]

Et vous, notre maîtresse, ne caressez point vos novices, car la meilleure caresse que vous leur sauriez faire, c’est de leur montrer un cœur plein d’amour pour elles, leur donnant une entière liberté d’aller à vous en tous leurs besoins. Tâchez de déraciner les épines, tant de celles qui sont maintenant sous votre charge, que de celles qui y viendront, et y plantez, tant que vous pourrez, les plantes des solides vertus, en les arrosant par votre douceur et bon exemple. Coupez et tranchez tout ce que vous verrez devoir être ôté, et présentez bien à Dieu ce petit travail, vous contentant du fruit que vous en retirerez, sans en désirer davantage, et Dieu bénira encore une fois votre besogne. Or sus, Dieu vous bénisse, petit troupeau.

.INSTRUCTION II SUR LA FIN QU’IL FAUT AVOIR EN ENTRANT EN RELIGION, QUI EST DE SE DÉSUNIR DE SOI-MÊME POUR S’UNIR PLUS PARFAITEMENT A DIEU.

Mes filles, ne dites point vos coulpes; car je suis bien si pauvre de temps, que je n’ai pas un bon quart d’heure de franc sans quelque interruption. Or, dites-moi, que pensez-vous que je vienne faire au noviciat? Je vous viens toutes détruire; mais spécialement la petite N..., car, quand je trouve une tête tout entière, je m’essaye de tout mon cœur de l’entamer. Je viens pour toutes; mais je parlerai pour nos Sœurs les prétendantes, auxquelles je viens annoncer la destruction [51l] d’elles-mêmes, si elles veulent être de vraies servantes de Dieu.

[…]

Dites-moi, n’est-ce pas une chose impossible de joindre une chose toute tordue avec une bien droite ? Vous voyez mon doigt, quand je le courbe, je ne puis le joindre avec ma main qui est bien droite, que, premièrement, je ne décourbe le doigt, pour le rendre droit. Nous venons du monde toutes raboteuses, toutes pleines de mauvaises inclinations; il faut redresser tout cela, afin de le pouvoir tout joindre au divin Sauveur. Ah! ce n’est pas à lui de se redresser pour se joindre à nous, car il est tout beau et tout parfait; c’est donc à nous de nous ajuster à lui; et, c’est à nous, mes filles, de nous tordre et courber par la vraie mortification, afin que nous soyons droites et capables de nous joindre à ce souverain Bien.

Vous savez, par expérience, que l’on ne peut pas faire une belle écriture sur du papier vieux et sale; on écrit bien quelque chose ; mais cela est si laid, qu’il ne mérite pas le nom d’écri­ture. Quand nous entrons en religion, nos cœurs sont du papier sale, sur lequel Dieu ne veut pas écrire des paroles, que pre­mièrement nous ne l’ayons frotté, rendu blanc et poli. Et, com­ment faire cela, me direz-vous, mes chères filles? Par le moyen d’une courageuse mortification, et anéantissement de tout nous-mêmes; vous devez entreprendre de bonne heure à vous ruiner vous-mêmes, car autrement vous n’aurez jamais la paix en la religion. Si vous ne vous mortifiez que lâchement, vous ne jouirez jamais des délices spirituelles, puisqu’il est très cer‑[513]tain que les vraies délices spirituelles ne se trouvent que dans la destruction de la nature. De quoi jouirez-vous donc? de l’in­quiétude de vos passions mal mortifiées ; et vous ne serez bonne ni pour le ciel, ni pour le monde, ni pour la religion, ni pour vous-même. Avez-vous assez de courage pour entre­prendre cette bataille? Oh ! mes filles, il le faut bien considérer.

Nous ne vous trompons point, en vous disant tout franche­ment que vous serez traitées en malades ; l’on ne vous épar­gnera point les médecines propres à vous guérir. Quand vous voudrez rire, l’on vous fera taire; vous voudrez coudre, l’on vous fera faire quelque autre chose; vous voudrez être en bonne estime parmi vos Sœurs, on ne fera que vous avilir et humi­lier, pour abattre l’orgueil que l’on apporte du monde. Enfin, pour être digne épouse de l’Epoux céleste, il faut vous parer des habits nouveaux, et quitter les vieux. Il faut vous dépouiller de l’amour de tout ce qui est sur la terre, oublier tout le monde, et tout ce que vous y avez laissé; et, vos parents, ne pensez plus à eux que devant Dieu, pour les lui recommander.

La bonne veuve de Sarepta, tandis qu’elle eut de la vieille huile en sa fiole, le Seigneur n’y en mit point d’autre; mais quand elle fut vide, ce fut alors qu’il la secourut. Tandis que vous voudrez garder dans votre cœur quelque huile, quelque souvenir du monde, quelques inclinations, jamais vous n’aurez la vraie et salutaire huile, que le Sauveur vous donnera assuré­ment, si vous êtes si heureuses que de vous vider entièrement de la vieille. Oui, mes filles, jetez-la, elle ne vaut rien, pour la porter,. et la vouloir garder à la Visitation; car il faut que toutes celles qui veulent être de vraies religieuses, se vident d’elles-mêmes, se dépouillent de leur propre peau, se laissent détruire par autrui, et se ruinent elles-mêmes; car, la Visita­tion est une petite terre, où, si l’on ne meurt à soi-même, on ne porte jamais des fruits dignes de cette vocation, laquelle nous oblige si étroitement de tendre à une si haute perfection, [514] que je vous dis, mes Sœurs (et à toutes tant que nous sommes en cette Congrégation) : Le cœur qui ne tend et ne prétend à la perfection, tend à la perdition. Pesez cette parole, elle est véritable.

Pensez-vous, mes filles, que si l’on disait à un ambitieux : Vous aurez une belle charge, la plus honorable de la cour ; à condition que vous fassiez telle chose, en tel temps durant, qui sera dure et pénible ; mais aussi vous serez honoré, après cela, non pareillement : que ne ferait pas cet homme? il donnerait tout, jusqu’à sa peau, si besoin était. Et nous, mes filles, nous ne travaillerons pas à la destruction de nous-mêmes pour acquérir, non un honneur périssable, une charge terrestre, souvent fait perdre l’éternité à celui qui la possède! Mais, vous prétendez à l’honneur incomparable d’épouse du Fils de Dieu, fille par conséquent de sa très sainte Mère; que ne faut-il donc pas faire? Oh! il faut, sans doute, poser toute pusillanimité, et nous donner toutes à Dieu, par une continuelle attention à sa présence et une perpétuelle mortification, un entier abandonnement de nous-même entre les mains de Dieu, et de ceux qui nous conduisent. Qu’ils nous écorchent, s’ils veulent, qu’ils nous dépouillent de tout, s’il leur plaît; il nous doit être tout un, mes filles, pourvu qu’après cela vous parveniez à la dignité souveraine d’Épouses du Fils de Dieu, laquelle dignité nous donnera, non un honneur périssable, mais un honneur éternel, et vous rendra pleines de biens, et toutes glorieuses en la belle éternité; voire, dès cette vie, si vous vous délaissez tout de bon, vous aurez des suavités nonpareilles au service de Dieu ; il vous donnera de son sucre ; ne l’avez-vous point expérimenté ?

Je l’ai expérimenté moi-même, qui ai été fille à toute folie. Quand je donnais aux étourneaux que je nourrissais un petit morceau de sucre, je me faisais suivre en haut et en bas, partout où je voulais. Quand Notre-Seigneur vous donnera un peu de son sucre divin, vous courrez après, en haut par les bonnes [515] mortifications, et en bas par les humiliations. Enfin ce vous sera un délice de ruiner la nature pour voir régner la grâce. C’est aussi la récompense qu’il promet à ceux qui vaincront. Je leur donnerai, dit-il, d’une manne cachée, de laquelle, dès qu’ils en auront un peu goûté, ils ne se soucieront plus des délices de la terre. Mais, remarquez qu’il faut être vainqueur pour savourer cette manne cachée. Elle n’est pas pour les lâches et les vaincus ; elle est gardée pour les âmes vaillantes, courageuses et fortes, qui se déterminent d’abattre tout ce qu’elles connaissent, qui s’élève en elles, de contraire à Dieu à sa sainte volonté, ou à ses divines intentions ; elles ne se réservent rien ; elles lui donnent tout, aussi tout sera pour elles.

Croyez-moi, mes chères filles, n’exceptez rien, tuez tout. L’esprit du monde et de la chair ne peuvent demeurer avec l’esprit de la religion et la vie spirituelle : il faut abattre l’un pour édifier l’autre. Il faut quitter le propre jugement, la propre volonté, le propre amour : ce sont les trois choses auxquelles vous avez le plus de peine, aussi ce sont les plus nécessaires. Il faut que vous vous démettiez tellement de vous-mêmes, entre les mains de ceux qui vous conduisent, qu’ils vous tordent à leur gré, comme l’on fait d’un mouchoir.

Bref, mes filles, je ne vous conseille que deux choses ruinez-vous vous-même courageusement ; laissez-vous ruiner humblement et doucement par ceux qui vous conduisent. Mortifiez-vous, sans réserve d’aucune inclination, quelle qu’elle soit ; tuez tout. Je ne vous en conseille pas moins, à vous autres, mes filles, qui êtes déjà voilées en noir; car je connais trèsbien que toute la perfection de la vie spirituelle gît et aboutit à la totale mortification et destruction de la nature, et à la bonne oraison.

Oh! notre maîtresse, s’il se trouve quelqu’une de nos Sœurs qui n’aime pas la mortification, il lui en faut donner sans se lasser, jusqu’à ce qu’elle l’aime. Mortifiez-vous bien, mes [516] filles, je vous le recommande, mais de tout mon cœur, et, si la petite N... a des mines froides, venez au conseil vers moi, je Vous dirai : Encore davantage; il faut doubler. Et les autres, qui font plus les sanctifiées, je ne sais pas si elles aiment bien la mortification; mais il faut mortifier celles qui l’aiment, afin de leur donner sujet de pratiquer la vertu, et celles qui ne l’aiment pas, afin qu’elles apprennent à l’aimer. Pour nos Sœurs prétendantes, il les faut bien aider à se rendre de vraies servantes de Dieu, à détruire leurs vieilles inclinations, habi­tudes et propensions.

Vous savez que j’ai promis à nos Sœurs de ne point suivre leurs inclinations; je tiens ma promesse, ou bien je ne les re­connais pas; car, toutes celles que je connais, je les ruine; faites-en de même à nos Sœurs du noviciat; faites-leur bien faire ce qu’elles ne voudront pas; empêchez-les de faire ce qu’elles voudront; mortifiez-les d’autant mieux que vous verrez qu’elles ne se mortifient pas; car, par la mort de vous-mêmes, ô nies tilles, vous vivrez d’une vie éternelle en votre Époux. Ne vous épouvantez pas de tout ce que j’ai dit, car l’on ne veut pas aller chercher des mortifications autres que celles d’une très-exacte observance. L’on ne requiert de vous que cela : ajustez toutes vos inclinations de telle sorte à la règle morte, que vous vous rendiez toutes des petites règles vivantes. Vous ne le ferez pas sans peine, c’est pourquoi je vous invite à la soigneuse et fidèle mortification, toutes tant que nous sommes.

C’est aujourd’hui la veille de la fête du très-auguste Sacre­ment de l’Autel; il sera notre force et notre protection.

Courage, mes filles, Dieu bénira votre travail, s’il est humble et fidèle.

.INSTRUCTION VI SUR LA CONFIANCE QUE NOUS DEVONS AVOIR EN L’INFINIE SAGESSE, BONTÉ ET TOUTE-PUISSANCE DE DIEU.

Mes chères filles, je vous ai dit dernièrement que vous deviez vous défier de vous-même, et les moyens et les causes pourquoi vous vous en deviez défier. Maintenant, il faut passer plus outre et nous confier pleinement en la bonté de Dieu pour toutes choses. Vous désirez peut-être savoir le fondement sur lequel nous devons appuyer notre confiance en Dieu, le voici en trois points : premièrement, c’est qu’il est tout sage; secondement, il est tout bon; troisièmement, il est tout puissant; donc il sait tout ce qu’il nous faut pour l’âme et pour le corps. Il est tout bon, et la bonté même; ce qu’il nous témoigne en ce qu’il a fait pour nous. Il est tout-puissant pour nous donner ce qu’il voit nous être nécessaire. Voilà donc, mes chères Sœurs, sur quoi nous devons établir notre confiance, c’est en Dieu, et non pas en nous-mêmes; car, dites-moi, si vous aviez à passer quelque grosse rivière, et qu’il n’y eut qu’une planche toute pourrie, si vous vous fieriez sur icelle pour la passer? Non certes, vous craindriez de vous noyer; eh bien, nous ne sommes qu’une méchante planche pourrie et qu’un faible roseau ; il ne nous faut pas appuyer sur nous.

Savez-vous d’où vient que plusieurs se troublent de se voir tombés en de grosses fautes et imperfections? C’est parce qu’ils ne sont pas fondés sur la connaissance d’eux-mêmes; car se doit-on étonner de voir que la misère soit misérable, l’infirmité, infirme, et la faiblesse tomber par terre? Mais quand nous sommes tombées, faisons comme les enfants qui vont de tout à [528] leur mère nourrice ; s’ils tombent, ils la regardent ; s’ils trou­vent quelques bûches et chose semblable, ils la lui portent; si on leur fait peur, si on les contrarie, ils se jettent entre ses bras. Faisons-en de même, mes très chères filles, allons de tout à Dieu avec humilité.

Si nous sommes travaillées de quelques peines et tentations, recourons promptement à Lui, réclamons son secours, et if nous aidera ; avons-nous quelques difficultés, jetons-nous entre ses bras et il nous consolera; et tant pour les choses extérieures que pour les intérieures, réclamons le secours de notre Père céleste et nous jetons sans réserve entre ses bras, et il nous, assistera et fortifiera selon notre besoin, par exemple : si l’on vous apprend à faire l’oraison et que vous ne le sachiez com­prendre, allez-vous-en à Dieu avec confiance, et il vous illumi­nera et inspirera. Vous donne-t-on quelque charge difficile? faites-en de même, et dites comme notre Bienheureux Père à son prédécesseur, Monseigneur de Granier, quand il lui com­manda d’aller au Chablais, Ternier et Gaillard, convertir ces peuples. Il était fort jeune, il avait sujet de s’excuser, mais il ne dit autre chose, sinon : « A votre parole je jetterai les filets. » Ainsi en devons-nous faire, disant à Notre-Seigneur que sur sa parole nous commencerons à faire tout notre possible pour nous bien acquitter de notre charge, considérant que de nous-même nous ne pouvons rien, mais qu’en lui nous pouvons toutes choses. Et celles qui ne sentent pas cette confiance ne doivent pas laisser d’en faire les actes sans s’arrêter aux sentiments, carnous ne devons pas vivre selon nos sentiments, mais selon la. foi et la raison; et enfin, mes filles, il faut être fort généreuses et jeter notre confiance en Dieu.

Il n’y a rien qui attire tant sa miséricorde sur nous que quand on recourt à sa bonté avec humilité, pour toutes choses.

L’on s’en va bien à Dieu, dites-vous, mais notre esprit s’en distrait incontinent. Tant que nous serons en cette vie, nous ne [529] pouvons pas avoir une continuelle attention à Dieu ; mais, quand vous trouverez votre esprit dissipé, il faut retourner à Dieu, disant : Seigneur, vous voyez ma misère. L’on voit quel­quefois des personnes avoir toute leur attention à leur ouvrage ou à leur charge, à leur quenouille, etc. Oh! il faut avoir soin de retourner souvent son esprit à Dieu. Bref, je voudrais que nous fussions fort familières avec Dieu, et que nous allassions en toutes choses à Lui, comme font les petits enfants vers leur mère. Mes chères filles, je voudrais que nous fussions dans la pratique des vertus, ainsi qu’en toute autre occasion, que nous eussions toujours recours à Dieu, en réclamant son assistance. Le Psal­miste dit : Fais bien et espère en Dieu. Il ne dit pas : Fais mal; or, nous qui voulons bien faire, espérons en sa bonté et il nous assistera ; et les pécheurs qui se veulent convertir doivent es­pérer en sa bonté et miséricorde, car il ne rejette personne.

Vous demandez si, lorsqu’on vous a commandé quelque chose que vous ne savez pas faire,si vous devez laisser de vous le faire montrer, sous le prétexte de vous confier en Dieu? Non pas, ma fille, ce serait tenter Dieu; car nous ne devons pas attendre qu’il fasse des miracles pour nous pendant que nous pouvons avoir des secours humains; si je puis aller au chœur sur mes jambes, pourquoi voudrais-je que Dieu fit un miracle et m’y portât? Quand tous les secours humains nous manquent et que nous nous confions en Dieu, alors il fera plutôt des miracles que de manquer de nous assister, comme il fit, arrêtant le so­leil et fendant la mer; et même il en a fait en notre Ordre; car, au commencement, nous ne savions de quoi vivre et Dieu y pourvut admirablement. Il en fit de même en plusieurs de nos maisons. Or, dites-moi, si l’on vous avait dit, de quelque per­sonne, que vous eussiez recours à elle en toutes vos nécessités, et qu’assurément elle vous donnerait tout ce que vous auriez besoin, n’iriez-vous pas à elle en toute confiance? Dieu en est de même envers nous, car il a dit : Demandez, et il vous sera [530] donné; heurtez, et l’on vous ouvrira. Demandez-lui bien toutes vos nécessités, avec confiance, et il vous donnera sans remise.

J’ai gardé trois ou quatre jours cette pensée : je considérais que notre bon Seigneur a bien permis que, dès le temps même des Apôtres, il y a toujours eu des hérésies, et il souffrait que l’on adorât des chiens, des chats et autres sortes d’idoles comme si c’étaient de vrais dieux ; et je considérais que nous, chétives créatures que nous sommes, nous nous voulons préférer aux autres ; nous voulons que l’on nous estime, et sommes fâchées si on ne fait pas plus d’état de nous que des autres ; et néanmoins, nous voyons que le Fils de Dieu a souffert tant de mépris! Il se faut mettre, à bon escient, à travailler pour faire ce que Dieu désire de nous, car il a dit qu’il examinera Israël la lanterne à la main, c’est-à-dire les personnes les plus justes. Pensez donc ce qu’il ne fera pas aux pécheurs et à tout son peuple ?

Il se faut bien ressouvenir de ce mot, qu’il faut que l’on fasse les avertissements avec charité et pour profiter aux Sœurs, et que celle qui est avertie tâche non seulement de l’écouter sans réplique ni excuse, mais il faut encore qu’elle s’accuse intérieurement en faisant avouer son manquement à son jugement, et qu’incontinent elle fasse de bonnes résolutions efficaces de se corriger de ce dont on l’avertit, et doit savoir bon gré et aimer les Sœurs qui lui ont fait la charité. O certes! ce n’est pas le tout que d’avoir la volonté bonne, de pratiquer ce que l’on nous dit; il faut faire des œuvres, autrement nous en recevrons de la confusion et répondrons devant Dieu. Ce n’est pas que je veuille que vous ne fassiez point de faute, car je sais bien qu’il ne se peut ; mais au moins humilions-nous-en devant Dieu ; faisons-nous souvent la demande que se faisait saint Bernard, lequel se disait : Bernard, pourquoi es-lu venu en religion? Ainsi disant nous verrons que notre intention doit avoir été de nous unir à Dieu plus fortement par l’exacte observance de nos règles. [531]

Enfin, mes chères filles, Notre-Seigneur a dit : Cherchez premièrement le royaume de Dieu et sa justice, et il vous sera donné toutes choses nécessaires; car il a plus soin de nous qu’une mère n’a pas de son petit enfant.

Il faut qu’une âme qui a la tentation qu’elle sera du nombre des damnés dise à Notre-Seigneur : Mon Dieu, il est vrai que je mérite de l’être, mais je ne laisserai pas d’espérer en vous et de faire tout mon possible pour m’acquitter de mon devoir et puis je me résigne à tout ce qu’il vous plaira ordonner et faire de moi. C’est aussi un bon moyen que de découvrir ses tentations à ceux qui ont charge de nous ; car la première chose que fait le malin esprit, c’est de nous empêcher de dire ses tentations et de nous donner de beaux prétextes en apparence, comme : il les faut souffrir sans le faire connaître; ou tel autre parce qu’il a plus de puissance sur nous [l’ennemi] quand nous les tenons secrètes. Il se rencontre quantité d’âmes, lesquelle, après s’être découvertes de leurs peines, s’en trouvent quittes. Quand nous avons donc quelque chose qui nous trouble et fait de la peine, il la faut aller dire simplement; mais si la chose est légère et que nous la puissions souffrir sans le dire, il le faut remettre jusqu’à ce que nous rendions compte, s’il se peut, facilement.

Grâce à Dieu, nous sommes toutes de bonnes filles et qui avons de bons désirs ; il ne faut que nous mettre en la pratique.

.INSTRUCTION VII SUR LA MÉFIANCE DE SOI-MÊME, LA CONFIANCE EN DIEU, LA MORTIFICATION ET LA FIDÉLITÉ A L’ORAISON.

[…]

Il faut passer au second point qui est de l’oraison, car la mortification sans l’oraison est bien difficile, et l’oraison sans la mortification est bien dangereuse. Je n’ai jamais aimé la multiplicité, je voudrais porter nos Sœurs à l’unité. Comme je disais hier, allons à Dieu de tout notre cœur; car enfin nous y irons tant qu’à la fin nous y serons portées. Apprivoisons-nous fort autour de Notre-Seigneur, faisons en sorte que notre vie soit une oraison continuelle : soit que nous allions par le monastère, soit que nous travaillions, que tout nous serve pour aller à Dieu, ainsi notre vie ne sera qu’une continuelle oraison.

Vous demandez si, pour aider cette continuelle oraison, il ne serait pas bon de n’en pas perdre de celles que la constitution permet? Oui, je vous assure, et je voudrais bien que nos Sœurs n’en perdissent pas un demi-quart d’heure, particulièrement celles qui n’ont rien à faire; et encore, quelque charge que l’on [534] ait, l’on peut avoir le temps, si l’on veut, de la faire; et, si l’on ne peut avoir demi-heure avant l’Office, faites-là un quart d’heure après. Vous demandez aussi si, lorsqu’on n’a pas pu faire l’oraison du matin, on la peut reprendre au silence? Oh! je vous assure, ma fille, que c’est la pénitence que je voudrais donner à celles qui la perdraient par leur faute. Oui, on peut encore employer, les fêtes, la demi-heure après None, en ac­tions de grâces, encore que l’on ait fait demi-heure d’oraison devant l’Office, et demeurer une partie du silence dans le chœur, si l’on veut, pour y faire quelques prières vocales.

Vous dites encore, si, lorsque vous ne pouvez faire oraison, à cause des distractions, si vous ne feriez pas bien de lire, y trouvant plus de dévotion? Ma fille, portez un livre, lisez trois ou quatre lignes, arrêtez-vous là-dessus; et, quand vous vous sentirez distraite, lisez encore, et passez ainsi votre oraison. La première chose que nous devons faire à l’oraison, c’est de nous humilier devant Dieu, reconnaissant que nous sommes inutiles s’il ne nous occupe; et puis, comme que l’on y soit, n’importe, pourvu qué l’on y soit fidèle, l’on y est assurément selon la volonté de Dieu ; quand nous ne pouvons rien faire, il nous faut, au moins, tenir en grande révérence, avec un main­tien humble et dévot, car ce nous est toujours trop d’honneur d’être là, devant Dieu, et cette oraison d’humilité et de patience est quelquefois aussi bonne, pour le moins, que celle de con­solation.

[…]

.INSTRUCTION X SUR L’AMOUR DE DIEU ET DU PROCHAIN, ET L’ATTENTION A ÉVITER TOUTE CURIOSITÉ SUR LA CONDUITE D’AUTRUI.

Voilà, mes filles, c’est bien de dire ses coulpes, et je suis fort aise que vous vous accusiez bien; mais, je vous prie, faites le moins de fautes que vous pourrez, ayant une si grande affection de plaire à Dieu, que cela vous fasse craindre de lui déplaire. Aimez-le si fort que cela vous fasse fuir tout ce qui le pourrait fâcher. Quand on estime quelqu’un, on tâche de lui Plaire le plus que l’on peut. Soyez tellement amoureuses de Dieu que jamais vous ne l’offensiez. [541]

Notre maîtresse, nos filles sont certes bonnes; je le dis simplement devant elles; mais je veux qu’elles deviennent excellentes, qu’elles ne se contentent pas de ne point faire de mal, mais qu’elles fassent beaucoup de bien. Je ne sais si je me trompe, mais il me semble qu’elles n’ont pas assez d’ardeur et de ferveur ; et, c’est cela, mes filles, que je vous désire, et c’est à quoi il faut mettre la main. Que je voie, je vous prie, des cœurs tout enflammés de l’amour de Dieu. Mais, souvenez-vous que nous ne saurions jamais atteindre à la perfection de la sainte dilection et union avec Dieu, que nous n’ayons aussi l’amour du prochain.

Saint Jean déclare que celui qui dit « qu’il aime Dieu, et n’aime pas son prochain, est un menteur. » Ainsi, mes filles, si nous n’avons pas l’amour cordial, ni la sainte dilection envers nos Sœurs, qui représentent l’image de Dieu, nous de-vous croire que nous n’avons pas du vrai amour de Dieu. Oh! mes chères filles, qu’il est bien vrai que l’âme qui tend à la vraie perfection, suit son chemin sans regarder par où vont les autres. Oui, la dévotion généreuse s’applique sincèrement à Dieu, et fidèlement à l’obéissance et à soi-même, sans regarder ce que font les autres; et, par cette voie, l’âme s’enrichit des vraies et saintes vertus, et des biens inestimables de la perfection qui la portent au ciel, ou, pour mieux dire, l’aident à s’y acheminer. Que si, au contraire, elle s’amuse à remarquer les actions et le chemin des autres, elle s’occupe inutilement, la bonne odeur s’évapore au dehors; car, il faut que, pour observer les autres, elle se dissipe, et perde l’attention qu’elle doit avoir à Dieu, et ainsi elle s’anéantit, se rend misérable sans vertu et esclave de la curiosité, d’autant que les esprits qui s’occupent autour des autres sont en perpétuelle action pour voir et pour savoir tout, et se niellent en grand danger d’offenser Dieu, et de tomber en des ambitions et jalousies qui leur nuiraient beaucoup, si elles n’y prennent garde. [542]

.INSTRUCTION XVIII SUR CES PAROLES DE NOTRE-SEIGNEUR : « LE ROYAUME DES CIEUX SOUFFRE VIOLENCE ETC. »

Je vous apporte, mes filles, une vérité infaillible : il est impossible que vous entriez au ciel, ni par conséquent que vous soyez sauvées, sans vous faire violence; car, Notre-Seigneur l’a dit lui-même : Il n’y a que les violents qui le ravissent. Je vous répète cela, afin que, sachant cette vérité, vous graviez dans vos cœurs cette intime résolution de ne vous épargner en rien ; mais de vous vaincre et faire force en tout, pour acquérir les saintes vertus, et vous rendre conformes et exactes à tout ce que la règle ordonne, au péril de toutes vos inclinations. Il faut toutefois que cette violence soit douce, quoique forte ; car, vous voyez, mes filles, que la voie par laquelle on vous conduit est suave, et, néanmoins, ferme. Toujours il en faut venir là : se faire violence; et si Dieu a caché le prix de la gloire éternelle, qui est un bien inestimable, dans la victoire que nous devons remporter sur nous-mêmes, comment ne tâcherions-nous pas de nous vaincre ? Comment oserions-nous penser d’être lâches à nous surmonter? Voyez que pour apprendre un art, quoique vil, il y faut du travail et de l’attention ; regardez un jeune garçon qui veut apprendre à être cordonnier, combien de fois le jour faut-il qu’il renonce à ses inclinations ? Il faut qu’il demeure tout le jour courbé à tirer des bras ; il faut qu’il souffre d’être battu. Voyez encore un qui prétend d’être docteur, il passera quelquefois vingt ans pour parvenir à la fin de ses études, qui ne sont pas toutefois comparables à la vocation à laquelle nous travaillons, ni pour une fin plus sainte, plus haute et plus [561] pure ; car c’est pour parvenir à l’union de notre âme avec Dieu, à la perfection de notre vocation, et pour acquérir les vertus solides, qui demeurent toujours, voire, qui nous accompagnent jusqu’au ciel, et seront notre richesse. Il faut donc travailler, mais d’un travail fidèle, constant, fort, suave et amoureux; car, c’est pour Dieu que nous travaillons, c’est pour l’éternité que nous combattons contre nous-mêmes. Il faut travailler fidèlement ; mais nous ne devons pas entreprendre toutes les vertus ensemble, ains, une après l’autre ; c’est pourquoi, le mois passé, je vous donnai le défi de l’attention aux petites choses, et je vous donne, ce mois-ci, celui de l’obéissance avec ses deux dépendances: la promptitude aux exercices et la simplicité. Il faut, mes chères filles, que vous rapportiez toute votre vie à cette sainte obéissance, et que toutes vos actions tendent à cette fin. Si vous observez le silence, que ce soit par obéissance ; si vous pratiquez quelque autre point de notre sainte règle, que ce soit encore à cette fin ; que si vous condescendez à vos Sœurs, que ce soit avec intention d’obéir ; bref, que vous donniez à tout ce que vous ferez, et même à tout ce que vous penserez, le mérite de la sainte obéissance.

Il faut obéir à tout ce que votre maîtresse vous dira, simplement et amoureusement, et ne permettre jamais à votre esprit de discourir si ce que l’on vous commande est bien ou mal ; mais, faire simplement et promptement tout ce que l’on voudra de vous. Non, mes filles, ne permettez pas à vos esprits de faire le discernement : ceci ne serait-il point mieux que cela? Non, répondez à de telles pensées : il me suffit que l’on me commande; c’est assez, quoique les choses vous semblent extravagantes. Ne désistez point de faire cette réponse : l’obéissance le veut, je le ferai.

Il faut, de plus, être si promptes, que l’on ne tarde pas un moment, pas d’un clin d’œil. Quand l’obéissance vous appelle, il faut quitter tout ce qui se peut quitter, sinon que vous teniez [562] une chandelle allumée ; il ne faudrait pas la jeter là, mais il la faudrait éteindre. Comme aussi, si vous teniez un pot de vin, il faudrait le mettre à terre et fermer le tonneau, afin qu’il ne répandit pas. Mais, tout ce qui se peut quitter, il le faut lâcher. soudain, sans retardement quelconque; et je ne veux point que le mois prochain l’on me dise que l’on a fait beaucoup de fautes, et que l’on n’y a pas pensé. Oh ! non, mes filles, pensez-y; j’en veux être moi-même ; que si je fais de grosses fautes, je vous les viendrai dire fidèlement.

.INSTRUCTION XIX (Faite en 1631) SUR LE MAL QU’APPORTE A L’AME UNE CRAINTE SERVILE, ET LE BIEN QU’ON TROUVE A SERVIR DIEU AVEC UN CŒUR PUR, SIMPLE, LARGE ET CONFIANT.

Notre maîtresse, que voulez-vous que je dise à vos Sœurs no­vices? Je leur dirai simplement la pensée qui m’est venue plus de vingt fois : c’est que je regarde quelquefois nos filles, et je vois, grâces à Dieu, qu’elles marchent comme il faut ; mais, il m’est venu cette pensée, qu’elles marchent un peu trop par la crainte. Je veux dire qu’il me vient en vue qu’elles craignent un peu trop les yeux de leur maîtresse et de leurs Sœurs, et qu’elles craignent trop de faillir, et cela me fait penser que c’est plutôt par la crainte d’être averties que par le seul et unique motif de plaire à Dieu. Ma pensée n’est-elle pas véritable, mes chères filles? Si cela est, il faut tout de bon s’affranchir de ce défaut; car, si vous faites vos actions pour les yeux de votre [563] maîtresse, ou par crainte que vos Sœurs ne vous en avertissent, et si vous n’êtes soigneuses de garder cette pureté de cœur, et de faire tout pour plaire à Dieu seul, je vous dis et vous assure que vous ne serez jamais que de vraies idoles de religion.

Notre maîtresse, inculquez bien dans l’esprit de vos novices l’amour à la pureté d’intention; car où est la pureté d’intention en une âme, toutes les vertus y seront bientôt assurément; et, si elle n’a pas la pureté d’intention, elle n’a ni vraie vertu ni vraie dévotion.

Je vous dis derechef, mes chères filles, que si vous ne faites autant de bonnes actions lorsque nul ne vous voit que Dieu, si vous n’êtes aussi soigneuses de vous maintenir modestes et re­cueillies lorsque vous êtes en vos cellules, et aussi affection­nées à vous maintenir dans l’exacte observance, quand vous êtes seules, que quand vous êtes à la vue de votre maîtresse, vous ne vaudrez jamais rien en la religion, ni pour vous, ni pour les autres, ni pour le monastère, et ne serez que des fantômes, des masques' et des idoles de religion, qui ne font qu’occuper les cloîtres, et n’y servent que d’ennuis et de matière de mor­tification aux autres ; car quand vous n’aurez plus votre maî­tresse, vous vous relâcherez et donnerez bien de l’exercice à une supérieure. Vous devez être beaucoup plus soigneuses de vous tenir sur vos gardes, pour ne pas faillir et pour bien faire, lorsqu’il n’y a que Dieu et vous, qui si vous étiez à la vue de toute la terre, de votre supérieure, de votre maîtresse et de toutes vos Sœurs ; car les yeux de Dieu vous doivent être en tel respect, que tout votre soin, toute votre étude, toute votre atten­tion doivent être de ne leur point déplaire et de ne les point offenser.

Il n’y a rien qui offense tant les yeux de Dieu que de voir une religieuse se garder de broncher, et de faire des infidélités devant les yeux des créatures, et ne faire cas de commettre des infidélités devant les siens divins; comme il n’y a rien qui lui agrée tant que [564] de voir une âme fidèle, soit qu’on la voie ou qu’on ne la voie pas. La chaste épouse doit craindre, mais d’une sainte crainte, d’offenser les yeux de son Époux; elle doit toujours penser que si les créatures ne la voient pas, le Créateur, auquel rien n’est caché, la voit ; et elle craint d’une sainte crainte d’offenser ses yeux divins. C’est là, ma fille, la vraie fidélité; car c’est où vous trouverez le plus d’amour de Dieu et de quoi il vous saura bon gré.

Au commencement il se faut servir de tout : de la crainte servile, de la chaste, de l’amoureuse et de la filiale ; enfin il faut faire flèche de tout bois, à cause de la multitude d’ennemis qui attaque les commençants. Cela donc n’est pas mauvais, d’honorer la vue et la présence de la maîtresse, et se tenir en respect devant elle, pourvu que vous ayez cette fidélité d’être aussi attentives sur vous, quand il n’y aura que Dieu qui vous verra, que lorsque vos supérieures vous verront. Voire même, mes filles, je voudrais que vous fussiez si fidèles à Dieu, que vous fissiez plus d’attention, quand vous êtes seules, pour ne point broncher, que quand vous êtes devant votre maîtresse, comme disant en vous-mêmes : Je suis ici devant ma maîtresse, si je fais quelque faute elle me le fera bien savoir, car elle aime mon bien ; il faut donc me tenir en liberté de cœur. Mais je suis seule ici avec mon Dieu ; si je suis infidèle, si je me relâche, qui m’en reprendra? Oh! c’est ici qu’il faut être fidèle, car les yeux de Dieu sont sur moi. Je suis en secret, mais Dieu voit le secret des cœurs et rien ne lui est caché. O mon Dieu! je respecterai votre Présence et honorerai votre regard.

J’aurais encore envie, mes chères filles, que vous fussiez plus attentives à faire le bien qu’à vous garder du mal. J’entends ces petites imperfections, tant il semble que vous soyez restreintes, gênées, comme si on vous avait pressées entre deux ais, tant vous craignez, ce semble, de faire, ou dire rien de mal. Il ne faut pas cela, mes filles ; il faut la sainte franchise, la douce [565] affabilité, une sainte et modeste liberté d’esprit et de cœur, une conversation affable et gracieuse, humble, courageuse, égale et naïve. C’est là qu’est l’esprit de notre vocation, et non pas d’être si resserrées, de tout craindre; élargissez-vous, je vous prie, et n’ayez pas des cœurs tant étroits; mais des cœurs larges, grands, spacieux, amples, qui tiennent sans contrainte Dieu, toutes ses grâces, et les vertus de votre vocation et Institut. La vraie servante de Dieu doit avoir toujours dans son cœur et sur son visage, la candeur, la douceur, la franchise, et la sainte liberté des enfants de Dieu.

Eh! savez-vous? Dieu ne se plaît pas dans des cœurs étroits et resserrés comme celui de ma sœur N. Elle est légère naturellement; elle veut dompter cela, elle se tient si resserrée qu’on dirait qu’elle n’ose pas souffler. Oh! ma fille! ce n’est pas ainsi qu’il faut entreprendre votre besogne. Il faut aller tout doux ; se garder, dans l’occasion, de faire le mal; être attentive à faire le bien, et cela sans contrainte ni gêne. Faire le bien parce qu’il plaît à Dieu; fuir le mal parce qu’il lui déplaît, sans autre motif.

Quand on vous dit, mes filles, qu’il vous faut tenir humbles, basses, petites et soumises, l’on vous dit vrai ; car c’est le propre lieu des novices que d’être sous les pieds de tout le monde c’est leur vrai élément que l’humilité et abjection; leur vrai bien, que la mortification; leur vraie nourriture, que l’oraison et attention à Dieu. Mais l’on ne veut pas dire pour cela que vous vous teniez gênées, car la contrainte n’est rien moins que l’humilité.

La vraie et parfaite humilité-est sans contrainte. Elle est fondée sur la sainte liberté d’esprit qu’ont les enfants de Dieu, qui est d’être indépendante de toutes les choses créées. L’essence de la vraie humilité de cœur, que le Sauveur nous recommande, c’est de connaître que nous ne sommes rien qu’une vapeur, qu’une ombre, qu’un vrai rien, et en être bien aise; se com-[566]plaire et se délecter de notre rien, afin que Dieu soit notre tout : et le haut point d’humilité c’est de désirer, d’accepter, et être hien aise de se voir pourchassée, et nous complaire que tout le monde nous connaisse, estime et traite comme des choses viles, abjectes et de néant. Cette humilité-ci n’apporte point de contrainte, au contraire, elle donne à l’âme qui la possède la vraie et sainte liberté. Elle ouvre le cœur pour recevoir tout de la main du bon Dieu.

Mes chères filles, il faut mettre cette maxime bien avant dans vos cœurs : que rien du tout n’arrive que par l’ordonnance de ce grand bon Père Céleste, duquel et, la Providence s’étendent sur toutes les créatures; et, sous cette Providence divine, il faut vivre toute remise et toute libre; car les contraintes et les gênes sont pour les enfants du siècle, qui vivent sous l’esclavage du monde, et non pour les enfants de Dieu, qui vivent sons son joug, qui est doux et suave.

Quand je dis de vous ouvrir, de prendre de la liberté d’esprit, cela ne veut pas dire qu’il faille s’évaporer, faire des gestes contre 1a modestie, dire des paroles oiseuses, porter la vue égarée: ce n’est pas cela, mes filles, car c’est la liberté malheureuse et fausse. Mais, ce que je veux dire, c’est que vous fassiez tout en esprit de joie, avec plaisir de voir que vous faites des choses pour plaire à Dieu. Si vous portez la vue basse, que ce soit sans gêne, gaiement pour Dieu, étant en vous-mêmes bien aises d’avoir cette pratique à lui présenter ; que vous soyez intérieurement bien aiss de vous tenir en modestie, et d’assujettir votre corps et tons ses sens et ses mouvements, parce que les yeux de Dieu sont sur vous, et que la modestie religieuse lui est agréable, et ainsi de tontes les mortifications. Conversez franchement, joyeusement, simplement et très-cordialement ensemble, parce que Dieu aime l’innocence et la suave rondeur des âmes dédiées à son service et vouées à son amour.

Voilà donc la pratique que je laisse à nos filles, de faire leurs [567] actions avec une intention pure et droite, et non pas pour les yeux de leur maîtresse ni de leurs Sœurs, mais par la révérence de ceux de leur Sauveur, et qu’elles soient fort suaves et libres de la sainte liberté qui les conduira à la parfaite observance; toute liberté qui n’aboutit pas là est fausse. Apprenons donc à ces filles à s’ouvrir de telle sorte, qu’elles se tiennent toujours exactes à leurs devoirs ; car la liberté d’esprit n’est pas la dissipation, c’est l’observance amoureuse. Cela est bien doux, mes filles, n’est-il pas vrai, de servir Dieu sans autre contrainte que celle de l’amour de ce bon Dieu et de votre vocation. Certes, il vous faut faire force à vous-mêmes, car il n’y a que les violents qui ravissent le ciel. Il faut contraindre vos vieilles habitudes et inclinations pour les ajuster à la raison et à la règle; mais il faut que cette sainte violence se fasse sans contrainte, ains avec liberté d’esprit, et avec une suave joie intérieure de se contraindre pour Dieu. Mais, mes filles, que ce soit bien pour Dieu seul : pesez bien ceci; car, puisqu’il me semble que vous le comprenez, et que vous désirez de l’embrasser, j’espère que vous le pratiquerez. Je vous assure que c’est la doctrine salutaire et qui me semble vous être maintenant plus utile. Notre maîtresse, inculquez-la bien dans les cœurs et la leur faites bien comprendre, afin que, l’ayant bien comprise, elles la pratiquent. Elles sont de bonne volonté, toutes nos filles, et j’espère que Dieu les bénira, pourvu qu’elles soient très humbles, très douces, de bonne observance, et qu’elles fassent bien ce que je viens de dire.

Ma sœur N. ne rira plus quand on la mortifiera, car c’est une légèreté de laquelle elle veut bien s’amender. O ma fille ! toutes les mortifications que l’on vous fait au noviciat vous doivent être en respect; car non seulement elles ont été ordonnées par notre saint Fondateur ; mais aussi Dieu, de toute éternité, vous a préparé tous ces petits moyens pour vous aider à vous avancer en la voie de la perfection et du salut. Voyez-vous donc de quel [568] œil il les faut regarder? Dorénavant, ma fille, regardez-les avec révérence et recevez-les avec dévotion.

Nos filles se récréent-elles bien? Je désire qu’elles soient non seulement recueillies, cordiales et suaves, mais je veux aussi qu’elles soient joyeuses et allègres, et qu’elles travaillent à leur besogne avec des cœurs qui ne soient ni contraints ni timides; mais avec des cœurs larges, contents et joyeux, et qu’elles soient toujours gracieuses, sans mines refrognées.

.INSTRUCTION XX SUR L’INDIFFÉRENCE A RECEVOIR DES CONSOLATIONS OU DES SÉCHERESSES EN L’ORAISON.

Mes très chères filles, c’est une bonne finesse pour l’oraison que la simplicité avec Dieu, car par cette voie l’âme se con­forme et se rend semblable, en quelque façon, à son Dieu, qui est un esprit fort pur et très-simple. Bienheureuses sont les âmes qui se laissent entièrement conduire à l’attrait de Dieu, le suivant en simplicité de cœur, retranchant à leur esprit toute curiosité, multiplicité, répliques, distinctions, ou désirs de se voir soi-même, suivant simplement et fidèlement la simplicité de leur attrait.

Ma fille, qui ne cherche pas la suavité de l’oraison, ne s’aper­çoit pas quand il n’y trouve pas la douceur et suavité. Quand une personne va en un lieu sans prétention d’y trouver quelque chose, encore qu’elle la rencontre, elle n’y pense pas toutefois; et, si elle n’y trouve rien, elle ne s’en met pas en peine, parce qu’elle ne cherchait rien : ainsi, mes chères filles, allez à l’oraison, non pour chercher les goûts, non pour y recevoir des consolations, mais pour vous tenir en une extrême révérence et [569] abaissement devant Dieu, pour épancher votre misère devant sa miséricorde, pour vous tenir, nonobstant toutes vos distractions, en sa sainte présence, ne voulant et ne cherchant que son bon plaisir et, sa sainte volonté; ainsi faisant, vous ne vous aperce­vrez pas si vous n’avez point de goût, parce que ce n’est point le goût que vous cherchez, mais Notre-Seigneur, lequel vous trouverez toujours par la foi; cela doit vous suffire. Faites fidè­lement votre devoir et ne vous mettez pas en peine, il saura bien faire le sien envers vous quand il en sera temps.

Oh! que je voudrais bien que nos Sœurs n’allassent point chercher leurs goûts et consolations en l’oraison, mais seule­ment Notre-Seigneur et sa sainte volonté, qui n’est pas moins dans les distractions involontaires que dans les suavités délec­tables, qui font grand bien toutefois quand Notre-Seigneur les donne. Et j’ai tant de confiance en nos Sœurs, que je m’assure que quand il plaira à Notre-Seigneur de leur en donner elles ne les refuseront pas. Quand vous en aurez, mes filles, humi­liez-vous fort, et confessez que vous ne méritez pas d’être nour­ries de cette manne qui fortifie si fort l’âme et la fait courir si allègrement au service de Dieu ; faites-en profit, mais ne vous y attachez pas. Quand vous n’en aurez point ne les désirez pas ; mais humiliez-vous fort, reconnaissant que vous ne méritez pas ces suavités divines, parce que vous ne vous mortifiez pas assez ou que vous n’êtes pas assez fidèles à en tirer profit, et ne lais­sez pas de faire votre petit devoir, étant soigneuses de faire force pratiques de vertus, force oraisons jaculatoires, force rejet des distractions, et, Dieu vous voyant ainsi, vous bénira. [570]

.INSTRUCTION XXII (Faite en 1633) SUR CES PAROLES : RIEN NE PEUT PROFITER A L’ÂME SANS L’AMOUR ET SANS L’OBÉISSANCE.

Mes très chères filles, il faut que vous mettiez cette maxime bien avant dans vos esprits, que rien ne peut profiter à l’âme religieuse sans la soumission à l’obéissance. L’amour est vrai­ment ce qui donne le prix à nos œuvres, mais l’obéissance est la preuve du prix que valent nos œuvres, lesquelles ne sont prisables qu’autant qu’elles sont faites avec charité et obéis­sance.

Je vous assure, mes chères filles, que quand même vous auriez le don des larmes, jusqu’à vous consumer à pleurer les péchés de votre prochain ; quand vous auriez le don de prophétie ; quand vous seriez ravies et verriez les anges ; quand vous seriez toujours récolligées et unies à Dieu, si vous n’êtes obéissantes et simples, tout ce que je viens de dire n’est [572] que tromperie de votre ennemi, et votre amour n’est qu’illu­sion ; car Notre Sauveur a dit : Tous ceux qui me crieront, Sei­gneur, Seigneur, c’est-à-dire qui prient souvent, n’entreront pas au royaume des cieux ; mais seulement ceux qui feront la volonté de mon Père. Voyez comme ce bon Sauveur a mis la marque du vrai amour en l’obéissance : Si vous m’aimez, faites ce que je vous commande; en cela je connaîtrai que vous m’aimez. Et, en un autre lieu, il fait voir que la béatitude se donne à cause de l’obéissance : Vous serez bien heureux, dit-il, quand vous aurez fait tout ce que je vous ai enseigné, et que vous aurez accompli tous ces petits commandements. Mes chères filles, toutes ces choses sont vérités de l’Écriture; la récompense se donne à proportion de l’amour, et l’obéissance est la preuve du vrai amour. Or, je désire grandement que vous aimiez souveraine­ment cette pratique d’obéir en tout, se soumettre en tout, ne rien faire sans obéissance, et cela époinçonné de l’amour de votre Époux.

Je ne veux point que vous pensiez qu’il faille faire de grandes choses pour montrer à Notre-Seigneur que vous l’aimez : non, mes filles, les grandes choses sont bonnes quand Dieu les offre; mais, nos petites, offrons-les à sa bonté avec un grand amour et grande soumission, et la récompense sera à l’égal de ces deux choses : amour et soumission.

Notre-Seigneur, dans aucun endroit de l’Écriture, ne dit pas : Mon fils, donne-moi ta tête, tes bras, ta vie, mais seulement : Mon enfant, donne-moi ton cœur; qui a le cœur de l’homme a tout l’homme. Le cœur est le siège de l’amour ; quand j’aurai ton cœur, j’assierai mon amour dessus ; et même je logerai
mon amour dedans, et puis tout le reste suivra en conséquence. J’ai toujours fort estimé ce que saint Ignace dit à un frère qui balayait lâchement : Pour qui faites-vous cela, mon frère? lui dit-il. « Pour Dieu, mon père. « Oh mon frère, répondit le Saint, vous le faites pour quelque faquin de [573] boutique. Dieu est si grand Seigneur, qu’il serait hors de rai­son de lui offrir une chose faite si négligemment. Remarquez, mes filles, comme ce grand Saint veut que tout, jusqu’aux moindres actions, soient faites non seulement par obéissance, mais encore avec un amour fervent. Quand on ne vous com­manderait que de donner trois ou quatre coups de balai dans une chambre, ne laissez pas d’accepter amoureusement cela, et de le faire avec dilection, soin et ferveur; et ne pensez point que cela soit sans récompense, parce qu’il est petit ; car écou­tez ce que dit le Sauveur :
Si vous donnez un verre d’eau froide en mon Nom, vous aurez la vie éternelle. Vrai Dieu, quelle bonté! qu’y a-t-il plus à notre commandement que de l’eau? Cela nous signifie que pour petite que soit la chose qu’on nous commande, dès que nous la faisons au nom de Notre-Seigneur, c’est-à-dire pour son amour, pour lui plaire, il nous donne un degré de grâce dès cette vie et nous assigne un degré de gloire dans l’autre; et, par là, il nous montre l’incomparable profon­deur de sa miséricorde, l’inconcevable hauteur de ses richesses et libéralités, donnant des choses si précieuses pour de si min­ces : qu’en pensez-vous, mes filles? un seul degré de grâce ne vaut-il pas plus que tout le monde? un seul degré de gloire, plus qu’on ne saurait dire? Saint Paul dit que ces choses cé­lestes sont au-dessus de tout ce que l’homme peut penser. Il ne faut point travailler pour la récompense, mais pour l’a­mour de Notre-Seigneur, purement et simplement ; néanmoins, il faut quelquefois considérer ce que je viens de dire pour en bénir Notre-Seigneur.

Retenez bien ce premier point, cheminez toute votre vie avec ces deux pieds : l’amour et l’obéissance, soit aux règles, cou­tumes ou ordonnances de vos supérieures ou directrices, et croyez assurément que ce que vous faites sans cette intention d’obéir et plaire à Dieu ne vous peut profiter de rien pour l’éternité, ainsi qu’il fut assuré à ceux qui dirent: Nous avons [571] chassé les démons en votre Nom, auxquels Notre-Seigneur répondit : Retirez-vous de moi, ouvriers d’iniquité, je ne vous connais point. Je ne veux cependant pas dire, mes filles, que vous bandiez votre esprit pour dire à chaque pas : je fais ceci pour Dieu; mais il faut, outre l’offrande générale du matin, avoir encore la virtuelle et l’actuelle ès choses principales.

La seconde chose que je désire vous voir pratiquer, c’est l’amour du prochain. Ayez ces trois choses : l’affection à l’aimer et honorer, la promptitude à le servir et secourir en ses besoins, et le doux support qui vous fasse prendre garde à ne jamais vous ombrager de ses fautes ni d’en concevoir de la mésestime ; gardez-vous-en bien, mes filles, et croyez que nous sommes tous fragiles. Votre Sœur choppe maintenant, supportez-la doucement et priez pour elle; cela n’est rien, ce sont des fruits de cette misérable vie où chacun à son tour fait quelques fautes ; maintenant ma Sœur, et tantôt mbi, et ainsi n’ouvrez jamais votre cœur à la mésestime du prochain; mais d’une cordiale affection aimez-le constamment et parfaitement. NotreSeigneur n’a jamais dit : Aimez vos prochains qui sont parfaits ou ceux qui ne font pas de fautes, car il savait bien, ce bon Sauveur, que peu de mortels sont parfaits, et que point ne sont exempts de quelques fautes; c’est pourquoi il a dit indifféremment : Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés.

Je désire en troisième lieu, mes filles, que vous vous affectionniez grandement à la pratique de ce document : Ne demandez rien, ne refusez rien; ayant obtenu de notre Sauveur la grâce de la Vocation religieuse, ne demandez rien, ne refusez rien de tout ce qui se trouve en icelle; mais tenez votre cœur dans une sainte abnégation de tout ce qui se trouve çà-bas. L’âme vraiment indifférente ne demande pas seulement sa propre perfection, ains, d’une douce et constante fidélité, elle em-[575]ploie les occasions que Notre-Seigneur lui présente pour le servir et lui laisse le soin du surplus.

Lorsque l’on a des incommodités, il les faut exposer simplement à la supérieure ou à la maîtresse, puis ne rien demander ni refuser.

Quand nous avons quelques pensées orgueilleuses, il les faut traiter sévèrement et dire : Hé quoi, petit ver de terre, chétif avorton, tu n’es qu’un petit monceau d’ordure et tu veux lever la tête? Je te mettrai le pied dessus ; tu crèveras ou tu t’approfondiras et l’humilieras.

.PRATIQUES DE LA PRÉSENCE DE DIEU, DONNÉES PAR NOTRE BIENHEUREUSE MÈRE POUR DÉFI, EN 1623.

La première pratique est de faire toutes ses actions pour l’amour de Dieu, tant pour laisser le mal que pour faire le bien.

La deuxième, que toutes pensent en Dieu simplement, selon leur attrait, sans s’empresser ni se charger de multitudes de pensées et d’attentions. [579]

La troisième, c’est de penser, par la vérité de la foi, que Dieu est présent par essence et puissance, et que nous devons être honteuses de faillir devant Lui, qui est la pureté même, et pratiquer les vertus parce qu’elles lui sont agréables et qu’il aime les âmes vertueuses.

La quatrième, est de regarder Dieu dans notre cœur, comme dans son temple, qu’il ne faut pas oser salir, ni rien faire qui déplaise à sa divine Majesté, ni laisser rien à faire de ce que nous savons qui lui plaît.

La cinquième, c’est la pensée que Dieu nous voit de son trône céleste, pour observer si nous sommes fidèles à sa grâce, à faire sa volonté, à ce que nous lui avons promis et à nos observances.

La sixième, sera d’imiter Notre-Seigneur, par la patience ès travaux, tant intérieurs qu’extérieurs, et dans la douceur et l’humilité, les deux vertus de son Cœur, qu’il veut que nous apprenions de Lui.

La septième, est d’être attentive à ne pas être plus d’un quart d’heure sans faire quelque acte d’amour vers la divine Majesté toujours présente, ou quelque autre acte conforme à l’attrait de chacune et selon sa dévotion particulière, pour nous unir à sa Bonté.

La huitième : pour être plus fidèle à ce défi, l’on rendra compte des vertus que l’on aura pratiquées; ensuite, de l’at­tention qu’on aura faite à cette adorable présence, et des fautes qu’elle nous aura fait éviter. [580]

[…]



TOME TROISIÈME



ŒUVRES DIVERSES

MÉDITATIONS POUR LES SOLITUDES [RETRAITES] ANNUELLES
DÉPOSITION DE SAINTE JEANNE FRANÇOISE FRÉMYOT DE CHANTAL
AU SUJET DE LA CAUSE
DE BÉATIFICATION ET CANONISATION DE SAINT FRANÇOIS DE SALES
OPUSCULES DIVERS

.

PARIS

E. PLON ET Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS

1876

.Préface

[…]

Le présent volume, qui est le second et dernier des œu­vres diverses de sainte Jeanne-Françoise de Chantal, ren­ferme des opuscules plus ou moins connus, auxquels les Religieuses de la Visitation d’Annecy ont ajouté des maté­riaux récemment découverts. Elles ont distribué le tout en six groupes : [VI]

1° Les MÉDITATIONS; 2° la DÉPOSITION de la Sainte pour la canonisation de saint François de Sales; 3° Différents OPUSCULES; 4° Plusieurs FRAGMENTS, récemment découverts, du précieux RECUEIL déjà connu sous ce titre : PAROLES, INSTRUCTIONS ET AVIS de saint François de Sales à la Sainte; 5° des SENTENCES pour tous les jours de l’année, tirées des écrits de la Sainte; 6° enfin QUELQUES POINTS DE LA VIE RELIGIEUSE expliqués par le saint Fondateur à ses premières filles.

1° MÉDITATIONS POUR LA SOLITUDE ANNUELLE. LES MÉDITATIONS, il est vrai, appartiennent pour le fond à saint François de Sales, puisqu’elles furent extraites, en grande partie, pour ne pas dire en totalité, de ses œuvres; mais à sainte Jeanne-Françoise de Chantal revient la gloire d’avoir donné la première idée de cet ouvrage, d’en avoir surveillé l’exécution, d’avoir joint à chaque point de méditation des affections capables d’inspirer à l’âme le désir des plus héroïques vertus.

Ce recueil, formé d’abord pour le premier monastère de la Visitation d’Annecy, fut ensuite communiqué en manuscrit à plusieurs autres maisons de l’Ordre. C’est ce qui résulte d’une lettre de sainte de Chantal à une supérieure, lettre datée d’Annecy, 4 juillet 1638, où la Sainte s’exprime
ainsi : « J’espère, ma très chère Sœur, que Dieu me fera encore la grâce de vous communiquer, dans quelque temps, les Méditations pour nos solitudes annuelles, tirées des écrits de notre Bienheureux Père; car je désire intimement que les filles de la Visitation nourrissent leurs âmes de ce bon et suave pain. Notre chère Sœur Françoise-Madeleine de Chaugy y travaille fort soigneusement », [VII] et j’y tiens la main et le revois tant que je puis. » En effet, la Sainte prépara elle-même la lettre d’envoi et la préface placées en tête des Méditations, mais elles ne furent imprimées, comme tout porte à le croire, qu’après sa mort, et sans doute par les soins de la Mère de Chaugy. L’édition première qui en fut faite ne porte aucune indication de lieu ni de date ; cependant tous les caractères extérieurs permettent de la rapporter à cette époque.

2° DÉPOSITION DE SAINTE DE CHANTAL pour la canonisation de saint François de Sales. Bientôt après l’heureuse mort de l’illustre évêque de Genève, on s’occupa très-activement de réunir les matériaux nécessaires à la cause de sa béatification. « Notre sainte Mère de Chantal, dit la Mère de Chaugy, se mit à y travailler elle-même (1625), faisant à loisir une très-belle déposition, et procurant que ceux qui avaient connu ce Bienheureux et conversé avec lui en fissent aussi. » (Mémoires,1ere partie, chap. xix).

De nombreux prodiges opérés par l’intercession du grand serviteur de Dieu secondèrent ce mouvement; ils appelaient sur sa tête les honneurs officiels de l’Église.

Ce fut en l’année 1626 que Mgr André Frémyot, archevêque de Bourges (frère de la Mère de Chantal), Mgr Pierre Camus, évêque de Belley, et Georges Ramus, chanoine et docteur de Louvain, furent nominés par la Congrégation des Rites à l’effet d’informer sur les vertus et les miracles du Vénérable François de Sales.

Parmi les nombreux témoins qui furent alors entendus, figure, au-dessus de tous les autres, la Mère de Chantal. L’humble fondatrice de la Visitation fut admise à déposer [VIII] tous les jours, du 27 juillet 1627 jusqu’au 3 août inclusive­ment, sauf le Ier août, qui était un dimanche. Le séances, qui se tenaient au parloir du premier monastère, avaient lieu deux fois par jour, le matin et le soir, et duraient en­viron trois heures chacune.

Le témoignage rendu par sainte de Chantal à l’évêque de Genève, à celui qui avait été son directeur et son guide, est d’un intérêt puissant, d’une valeur historique sans égale. Il faut être, en effet, de la famille des Saints pour bien saisir, pour bien comprendre la sainteté dans les autres, et aussi pour en faire resplendir, par le langage, l’éblouissante beauté : voilà pourquoi sainte de Chantal nous a laissé, dans sa Déposition, le portrait le plus vrai de saint François de Sales; voilà comment elle nous a tracé de sa vie l’esquisse la plus autorisée et la plus édifiante à la fois que nous con­naissions. Ou pourra bien ajouter au récit, le compléter sur plusieurs points, on ne fera pas mieux; on pourra dévelop­per les traits, ajouter au dessin la vivacité du coloris, on ne réussira pas à nous représenter dans un plus beau jour te Missionnaire, l’Évêque, le Docteur, le Saint, à nous peindre avec tant de bonheur cette figure si douce de la douceur de Jésus-Christ, à nous embaumer à ce point du parfum pénétrant de ses vertus.

[…]

La Déposition de sainte Jeanne-Françoise de Chantal fut insérée dans le premier volume du procès de 1627. Lorsque la cause fut reprise, en 1658, plus de trente ans après, cette pièce fut reproduite, acceptée par les nouveaux commissaires comme parfaitement authentique, et insérée au sixième volume de ce second procès. Enfin, en 1721, alors qu’on travaillait à la cause de la Mère de Chantal elle-même, François Duparc, protonotaire apostolique, fut chargé de tirer copie de la Déposition faite par la vénérable Fondatrice de la Visitation, près d’un siècle auparavant, ce qu’il exécuta en se servant de l’extrait de 1658. Cette copie de François Duparc dûment collationnée, parafée à toutes les pages par ce notaire, et, par conséquent, d’une incontestable authenticité, se conserve précieusement dans les archives du premier monastère de la Visitation d’Annecy. C’est cette copie qui sera reproduite textuellement ici.

3° DIFFÉRENTS OPUSCULES. Les Religieuses de la Visitation d’Annecy ont réuni sous ce titre : Un Petit Traité sur l’Oraison, des Questions et des Réponses sur l’oraison de quiétude, des Paroles et Conseils de direction propres à éclairer les âmes dans les épreuves de la vie spirituelle, enfin des Avis pour le gouvernement d’une communauté.

Pour sainte Jeanne-Françoise de Chantai, comme pour [XI] tous les saints, l’Oraison fut une échelle mystérieuse dont elle se servit pour s’élever jusqu’à Dieu, pour converser avec Lui et reposer doucement sur son cœur. Qui ne sait que la vie de cette âme héroïque, à partir de son entrée en
religion, s’écoula dans une oraison continuelle? Fille aînée de saint François de Sales, elle fut formée à ce saint exercice, éclairée dans ses voies et dirigée dans sa pratique par le Bienheureux lui-même. Bientôt la grâce lui donnant des ailes, son âme prit un essor plus hardi et s’éleva sur les hauteurs
de la contemplation la plus sublime. La Mère de Chantal devint maîtresse à son tour : elle pouvait parler savamment à ses Religieuses de la nature et des précieux avantages de l’oraison, de ses secrets les plus élevés comme les plus intimes; indiquer les voies à suivre, signaler les obstacles à
vaincre, les illusions à éviter; elle excellait à traiter de matières qu’elle avait apprises de son angélique Directeur, et plus encore de son expérience personnelle. Ce petit traité ne sera pas moins goûté des âmes encore novices que de celles qui sont plus avancées dans les voies de l’oraison.
Les unes et les autres y trouveront de sages conseils, de lumineux enseignements, qui guideront leurs premiers pas ou leur marche ascensionnelle vers les plus hauts sommets de la contemplation.

Les Paroles et Conseils de direction peuvent servir de guide, procurer consolations et lumières aux âmes qui expérimentent la vérité de ces deux pensées d’un maître consommé dans les voies de l’Esprit-Saint : La vie prend sa source aux fontaines de la tribulation. Dieu a caché le trésor de ses grâces dans l’abime des souffrances. [XII]

Les CONSEILS à quelques supérieures de la Visitation pour le gouvernement de leur communauté, à l’adresse d’une classe spéciale de lecteurs et de lectrices, renferment d’u­tiles leçons, fruits d’une expérience consommée. Sainte de Chantal, en effet, possédait à un très-haut degré l’art des arts, celui de gouverner les esprits et les volontés. Or, cette merveilleuse puissance qu’elle exerçait sur ses filles spiri­tuelles, la Sainte nous en révèle ici le secret : prudence, sagesse, discrétion, bonté en certains cas, fermeté en d’autres, charité toujours, recours perpétuel à Dieu par la prière, tels sont les moyens qu’elle employait, les ressorts qu’elle faisait mouvoir. Et cet immense ascendant, qu’elle devait moins à l’autorité de sa position qu’au spectacle de ses éminentes vertus, elle s’en servait uniquement pour unir le cœur de ses Religieuses au cœur de leur divin Époux par les chaînes de l’amour. Ainsi ces conseils joignent à des leçons théoriques sur le gouvernement des applications pratiques du plus grand intérêt.

4° QUELQUES FRAGMENTS récemment découverts du RECUEIL déjà donné en partie dans le précédent volume, sous ce titre : PAROLES, INSTRUCTIONS ET AVIS DE SAINT FRANÇOIS DE SALES A SAINTE JEANNE-FRANÇOISE DE CHANTAL. (Voir la préface du premier volume des Œuvres diverses, et la page 29 de ce même volume.)

5° SENTENCES DE LA SAINTE POUR TOUS LES JOURS DE L’ANNÉE. L’élévation de notre âme à Dieu ne requiert nullement les longues formules, les considérations savantes et compliquées; une bonne pensée y suffit, un bon sentiment qui nous saisit, nous détache de la terre et de nous-même. Les [XIII] saints et les saintes avaient à leur usage, chacun suivant son attrait propre et son caractère personnel, un choix de sen­tences préférées, de réflexions particulières. Une seule pen­sée qu’ils goûtaient, qu’ils savouraient à l’aise, dont ils exprimaient le suc spirituel, servait souvent à alimenter leur âme une journée tout entière; ainsi faisait sainte Jeanne-Françoise de Chantal.

On saura gré, sans doute, aux filles contemporaines de cette héroïque Sainte d’avoir choisi dans ses paroles ou ses écrits les pensées les plus propres à conserver son esprit, à faire revivre les vertus dont elle a donné de si beaux exemples.

6° QUELQUES POINTS DE LA VIE RELIGIEUSE EXPLIQUÉS PAR SAINT FRANÇOIS DE SALES ET RECUEILLIS PAR SAINTE DE CHANTAL. Ce sujet nous ramène auprès du Bienheureux Fondateur de la Visitation. Nous apprendrons de sa bouche à bien réciter l’Office divin, à recevoir avec fruit les sacrements, à faire utilement la direction de conscience, à nous élever à Dieu par l’oraison et à descendre vers le prochain par charité, etc. Les supérieurs se convaincront de plus en plus de cette vé­rité : qu’il ne suffit pas (le fonder des monastères, mais qu’il faut n’y admettre que des sujets appelés de Dieu, puis les former aux vertus solides que réclame leur sainte voca­tion. Ces pages, imprégnées de la suave onction qui carac­térise les œuvres de saint François de Sales, font briller, dans un nouveau jour, son expérience consommée, son admirable discernement pour la conduite des âmes.

En quelques mots substantiels, saint François de Sales a résumé tout ce que les maîtres de la vie spirituelle ont écrit [XIV] sur la nécessité d’affermir les âmes dans la pratique des vertus évangéliques, avant de les lancer dans les voies de la perfection.

Béni soit le zèle de la glorieuse Fondatrice de la Visitation qui nous a conservé des trésors de doctrine si propres à former encore des générations d’âmes fortes, capables de marcher sur les traces des Saints!

A. G

.

.

.MÉDITATIONS POUR LES SOLITUDES [RETRAITES] ANNUELLES

TIRÉES DE PLUSIEURS PETITS MÉMOIRES TROUVÉS ÉCRITS DE LA SAINTE MAIN
DE NOTRE BIENHEUREUX PÈRE FRANÇOIS DE SA LES

Dressées pour les Sœurs de ce premier monastère de la Visitation dAnnecy

PAR SAINTE JEANNE-FRANCOISE FREMYOT DE CHANTAL115

§

Avis de notre très-digne Mère à nos très chères Sœurs de la Visitation, sur le sujet des méditations de la solitude.

MES TRÈS-CHÈRES SŒURS,

[…]

Comme un homme qui joue excellemment du luth a accou­tumé de tâter toutes les cordes de temps en temps, pour voir si elles n’ont pas besoin d’être tendues ou relâchées, pour les rendre bien accordantes, selon le ton qu’il leur veut donner; de même aussi, tous les ans, dans nos solitudes, nous devons tâter et considérer toutes les affections de notre âme, afin de voir si elles sont bien accordantes, pour entonner le cantique de la gloire de Dieu et de notre propre perfection : et, à cet effet, l’on fait les confessions annuelles, par lesquelles on re­connaît toutes les cordes discordantes, les affections qui ne sont pas encore bien mortifiées, les résolutions qui n’ont pas été fidèlement pratiquées; et ayant ainsi resserré les chevilles de notre luth spirituel, nous recommençons de nouveau à chanter le cantique de l’amour divin, qui consiste en la vraie obser­vance, et suivant notre glorieuse Maîtresse, nous venons, sous sa protection, nous offrir sur l’autel de la divine Bonté, pour être consumées sans aucune réserve par le feu de son ardente charité.

À ces saintes paroles de notre Bienheureux Fondateur l’on a trouvé bon d’ajouter un avis de quelque digne serviteur de Dieu, lequel, parlant du profit que l’on doit rapporter de la so­litude, dit que ceux qui aimaient à beaucoup parler, sortent, d’ordinaire de leur retraite, amateurs du silence et de la soli­tude; ceux qui étaient lâches et indévots aux exercices de la Religion, en reviennent fervents, diligents et prompts à leur devoir; ceux qui étaient amis de leur commodité, sont désor­mais ennemis de la nature corrompue et grands amateurs de la mortification, sans laquelle la vie spirituelle ne peut subsister. Si vous avez fait une bonne solitude, vous y devez-avoir appris à bien converser avec Dieu, en révérence, humilité, union, amour et présence continuelle; à bien converser avec vous-même, en pureté de cœur, en solitude, en paix, en vrai amour de votre hien spirituel et haine de vous-même ; à bien converser [5] avec les Sœurs, en charité, support et édification ; et envers les étrangers, quand il sera requis, en toute modestie et dévotion, leur montrant que vous ne respirez que Dieu ; bref, à bien con­verser avec votre Ange Gardien et les Saints, les visitant et vous en ressouvenant souvent. Dieu nous en fasse la grâce! Amen.

En ce premier Monastère de la Visitation, Sainte-Marie d’Annecy, ce 15 août 1637. Commencé sous la protection de la triomphante Mère de Dieu.

DIEU SOIT BÉNI. [6]

.MÉDITATIONS TIRÉES DES ÉCRITS DE NOTRE BIENHEUREUX PÈRE PROPRES POUR LES SOLITUDES

.PREMIÈRE MÉDITATION DE LA CREATION.

PREMIER POINT.

D’où sommes-nous? Le pays duquel nous sommes sortis, c’est le rien. Où étais-tu, ma chère âme, il y a tant d’années? Tu étais rien! O rien ! sans subsistance ni être quelconque ! O rien ! vous êtes ma patrie, en laquelle j’ai demeuré inconnue, vile et abjecte éternellement. J’ai dit à la pourriture, disait Job, vous êtes mon père; », mais moi j’ai dit au rien : Vous êtes mon pays, je suis tirée de votre abîme ténébreux et de votre épouvantable caverne.

DEUXIEME POINT.

Qui nous a tirés du rien? qui nous a donné l’être? qui est notre père? Comme les arbres en hiver retiennent les fleurs et les fruits resserrés dans eux-mêmes, jusqu’à ce qu’en leur saison ils les poussent dehors et les font paraître : ainsi Dieu a eu une volonté éternelle de te produire, ô mon âme ! et t’a tenue en sa conception toute prête à t’éclore quand le temps en serait venu! Eh! n’es-tu pas heureuse d’être fille d’un si bon père? [7]

TROISIEME POINT.

[…]

.DOUZIÈME MÉDITATION POUR NOUS AIDER A CONNAIITRE NOTRE MISÈRE ET FAIBLESSE.

PREMIER POINT.

Qu’est-ce que la créature humaine, qu’une chétive fumée qui se dissipe, et, comme dit Job : « Une vaine feuille d’arbre agitée du rent, le jouet des maux, une inconstance sans fer­meté, et pour fin la proie d’un sépulcre », mais encore cette misère est même parvenue à tel excès par la liberté de sa volonté dépravée, qu’elle convertit quasi toutes choses en son propre malheur, et se vient rompre le col sur la pierre vive qui était posée pour son appui et fermeté..

DEUXIEME POINT.

Regardez qu’étant si peu de chose, qu’est-ce que vous pou­vez de vous-même? à savoir, faire beaucoup de mal et point de bien ; vous pouvez tomber en mille péchés et demeurer en ce misérable état, sans vous en pouvoir relever de vous-même jus­qu’à ce que le Seigneur, par des lumières, craintes, remords [30] et mouvements salutaires, vous fasse retourner à lui ; dites donc avec saint Augustin : « O Seigneur, sans vous je puis aller à la mort, mais jamais sans vous je ne saurai trouver le chemin de la vie. »

TROISIEME POINT.

Considérez de plus, que votre fragilité est si grande qu’étant dans le chemin de la vertu, vous n’y sauriez cheminer de vous-même; si Notre-Seigneur, par un soin continuel, ne veillait à votre conduite, vous forligneriez à tout moment, et vous détraqueriez.

O âmes religieuses ! gardez-vous que le Seigneur ne fasse de vous cette plainte : « Israël était faible, je le conduisais moi-même, mais il s’est secoué de ma main et s’est perdu. »

Première affection. Hé! Seigneur, soyez à mon aide, ains plutôt hâtez-vous de m’aider; hélas! je ne suis qu’un atome et un rien, et je me veux élever.

O mon Dieu! je dirai avec David, que vous êtes mon Père, mon Dieu et le roc de mon salut ; ôtez-moi de la conduite de ma propre volonté, et que votre dextre soutienne votre imbécile [faible] servante.

Deuxième affection. Mais, ô mon Dieu! si, selon ma misère, il m’arrive de tomber en ce malheureux précipice du péché, hélas ! regardez-moi de votre œil propice : car, sans votre secours, je ne puis nullement avoir la pensée de sortir de cet abîme; ma chère âme, concevez bien cette misère, et partant tenez-vous toujours très-humble et dépendante de votre divin Époux.

Troisième affection. Seigneur, je confesse que mon commencement, ma persévérance et ma fin dépendent de vous; hélas! si votre bonté ne m’eût secourue déjà et dès longtemps, je serais périe. O Conducteur d’Israël! non, jamais, moyennant [31 votre grâce, je ne veux quitter votre douce main, qui me porte et conduit par la voie de votre volonté. Eh! plutôt, Seigneur, que votre dextre soit sous mon chef, et que votre senestre m’embrasse ainsi je verrai que je n’ai rien que je ne l’aie reçu de votre bonté. De quoi donc me glorifierai-je? sinon de n’être rien, et que mon Dieu soit tout.

[…]

.LETTRE DE NOTRE TRES-DIGNE MÈRE JEANNE-FRANÇOISE FRÉMYOT DE CHANTAL

Écrite à feue notre très chère et bonne Mère de Châtel, de grande instruction et utilité pour les Solitudes.

Ma très chère fille, vous voulez que je vous dise ce que vous devez faire en votre retraite; hélas! ma fille, vous savez que je ne suis pas capable de vous beaucoup dire là-dessus : toutefois, pour contenter votre bon cœur et condescendre à votre humilité, je vous dirai que le premier jour que l’on entre en solitude, il ne faut pas promptement se mettre à faire sa confession, il le faut employer à bien tout ramasser et calmer son âme devant Dieu, afin que, par après, comme une eau bien rassise opposée à ce beau soleil, en voie clairement le fond. Le lendemain, il faut faire son examen général tout doucement, sans empressement, effort, ni curiosité.

Je n’aime pas beaucoup que l’on s’accoutume à écrire tout au long sa confession annuelle, bien que cela soit en liberté à celles qui ne pourraient faire autrement. Puisque les trois ou quatre premiers jours se doivent employer à la vie purgative, vous pourrez prendre les premières ou dernières méditations de Philothée, ou telle autre conforme à celles-là. Les jours suivants, il faudra s’entretenir doucement à ce que notre doux Sauveur a fait pour notre amour, et a ce qu’il fait pour nous [79] racheter. Les derniers jours vous prendrez quelque livre qui traite de l’amour infini, et des richesses éternelles de ce grand Dieu ; car sur la fin de la solitude il faut s’essayer de dépouiller son cœur de tout ce que nous connaissons qui le revêt, et mettre aux pieds de Notre-Seigneur tous ses vêtements, l’un après l’autre, le suppliant de les garder et nous revêtir de lui-même; et ainsi toute dénuée et dépouillée devant cette divine bonté, il faut derechef nous jeter entre les bras de sa Providence, lui laissant le soin et le gouvernement de tout notre être, et croyezmoi, ma fille, rien ne nous manquera. Ne nous chargeons ni revêtons jamais d’aucun soin, désir, affection ni contrainte, car puisque nous avons tout remis à Notre-Seigneur, laissons-le gouverner, et pensons seulement à lui complaire, soit en souffrant, soit en agissant.

Quant à ce qui est de gagner l’indulgence concédée aux âmes religieuses qui font la solitude, vous ne devez avoir aucune crainte de ne la pas gagner pour ne pouvoir pas méditer en détail, ni discourir avec l’entendement au temps de l’oraison, Dieu vous donnant une occupation plus simple et intime avec sa bonté. Mais, ma fille, voici ce que vous devez faire vous devez lire très-attentivement les points que vous méditeriez si vous en aviez la liberté, et en les lisant retirer dévotement vbtre âme en Dieu, ainsi cette lecture vous tiendra lieu de méditation ; et si lisant de la façon, votre esprit recevra toujours de bonnes impressions de cette lecture, et jaçoit que le profit nous soit inconnu, il n’en est pas moindre pourtant. Et après avoir fait votre devoir par cette lecture, vous trouvant par après en l’oraison, en votre manière simple et amoureuse, je vous dis que vous satisfaites plus que très-entièrement à la méditation; et voici la raison : c’est que Dieu, infini en grandeur, comprend tous les mystères, si que possédant Dieu, vous êtes excellemment dans l’essence du mystère que vous vous étiez proposé pour votre méditation. Un Père de religion [80] fort spirituel, docte et vertueux, m’a encore reconfirmé en cet avis.

Certes, ma très chère fille, c’est un exercice très-important que celui de nos solitudes annuelles; il faut tâcher de les faire avec le plus de dévotion et fidélité qu’il se pourra. J’estime qu’il sera très-utile à vos filles que vous fassiez lire à table le livre des Exercices du père dom Sens de Sainte-Catherine ; car, comme m’a dit Monseigneur, c’est-à-dire notre Bienheureux Père qui vivait alors, il est ample et d’un style mouvant, mais c’est un style des saints, fuyant l’immortification, et détestant les recherches de l’amour-propre. Pour la méditation, il faut donner aux filles des points moelleux, doux, solides et affectifs. Je suis en l’amour divin, Ma très chère fille,

Votre très-humble et indigne sœur et servante eu Notre-Seigneur,

SŒUR JEANNE-FRANÇOISE-FREMYOT

de la Visitation Sainte -Marie.

DIEU SOIT BÉNI! [81]

[…]

.DÉPOSITION POUR LA CANONISATION DE S. FRANÇOIS116

TENEUR117 DE LA DÉPOSITION DE LA VÉNÉRABLE MÈRE JEANNE-FRANCOISE FREMYOT DE CHANTAL / PREMIÈRE RELIGIEUSE, PREMIÈRE SUPÉRIEURE ET PREMIÈRE FONDATRICE DE L’ORDRE DE LA VISITATION SAINTE-MARIE

EXTRAITE Dès la page 191 jusqu’à la page 311 / DU PROCÈS IN SPEClE FAIT PAR AUTORITÉ APOSTOLIQUE A ANNECY / L’ANNÉE 1627

PAR MESSEIGNEURS ANDRÉ FRÉMYOT, ARCHEVEQUE DE BOURGES, JEAN-PIERRE CAMUS, ÉVEQUE DE BELLEY, ET RÉVÉREND MONSIEUR GEORGE RAMUS, PROTONOTAIRE APOSTOLIQUE,

AU SUJET DE LA CAUSE DE LA BÉATIFICATION ET CANONISATION DE SAINT FRANÇOIS DE SALES ET COMPULSÉE / dans le sixième volume, à la page 230 jusqu’à 346 et neuvième ligne / D’UN AUTRE PROCÈS FAIT POUR LADITE CAUSE, DANS LE SUSDIT ANNECY, EN 1658.

.INTERROGATS

[…]

CINQUIÈME INTERROGAT / SI ELLE N’EST POINT POUSSÉE PAR QUELQUE MOTIF

Ad quintum respondit

Je ne suis portée à cette déposition par aucun particulier intérêt, sinon pour rendre témoignage à la vérité, et glorifier Dieu qui se rend admirable en son Saint.

[…]

.ARTICLES

Et venant aux articles proposés par dom Juste Guérin, procureur de cette cause, elle a répondu comme il suit :

.ARTICLE PREMIER / DÉTAILS SUR LES PÈRE ET MÈRE DU SERVITEUR DE DIEU.

Ad primum articulum respondit

[…]

J’ai connu particulièrement feu madame Françoise de Sionnaz, mère de notre Bienheureux, que je sais que l’on tient avoir offert cet enfant à Dieu, l’ayant encore dans ses entrailles. C’était une darne des plus honorables que j’aie connue de son temps : elle avait une âme généreuse et noble, mais pure, innocente et simple, vraie mère et nourrice des pauvres ; elle [99] était modeste, humble et débonnaire envers tous, fort paisible dans sa maison ; elle gouvernait sagement sa famille avec soin de la faire vivre en la crainte de Dieu ; elle fréquentait fort souvent les divins sacrements de la sainte confession et communion ; et par dévotion et estime qu’elle avait de son Bienheureux fils, elle se rendit sa fille spirituelle. J’ai su de lui et de plusieurs autres qu’elle mourut fort saintement et doucement, et qu’elle demeura après son décès, avec un visage serein, la plus belle morte qu’on eût su voir; et tout ceci est vrai, notoire et public, comme je l’ai spécifié.

[…]

ARTICLE TROISIÈME / LA CHARITE QU’IL TÉMOIGNAIT DÈS SON ENFANCE POUR LES PAUVRES.

Il n’y a point de réponse de sainte Chantal sur cet article118 [100]

.ARTICLE QUATRIÈME / SA CONDUITE PENDANT SES ÉTUDES A ANNECY ET A PARIS.

Ad quartum respondit :

[…]

Ce Bienheureux me raconta une fois, pour me conforter en quelque trouble que j’avais, qu’étant écolier à Paris, il tomba en de grandes tentations et extrêmes angoisses d’esprit ; il lui semblait absolument qu’il était réprouvé, et qu’il n’y avait point de salut pour lui, dont il transissait surtout au souvenir de l’impuissance que les damnés ont d’aimer Dieu et de voir la Très-Sainte Vierge.

Nonobstant l’excès de ce travail, il eut toujours, au fond de son esprit, cette résolution d’aimer et servir Dieu de toutes ses forces durant sa vie, et d’autant plus affectionnément et fidèlement qu’il lui semblait qu’il n’en aurait le pouvoir pour l’éternité. Ce travail lui dura trois semaines pour le moins, ou environ six, selon qu’il me peut souvenir, avec telle violence, qu’il perdit quasi tout le manger et le dormir, et devint tout maigre et jaune comme de cire, dont son précepteur était en très grande peine.

Or, un jour qu’il plut à la divine Providence de le délivrer, ce Bienheureux, comme il retournait du palais, passant par devant une église, le nom de laquelle j’ai oublié, il y entra pour faire son oraison, il s’alla mettre devant un autel de Notre-Dame, où il se trouva une oraison qui était collée sur un ais, qui se commence : Souvenez-vous, ô glorieuse Vierge Marie, que personne ne s’est adressé à vous, etc. ; et il la dit tout du long, puis se leva, et en ce même instant se trouva parfaitement et entièrement guéri, et il lui sembla que son mal était [102] tombé sur ses pieds comme des écailles d’une lèpre. Et ceci est vrai, public et notoire, comme je l’ai spécifié.

[…]

.ARTICLE SIXIÈME / SA CONDUITE PENDANT SES ÉTUDES A PADOUE, ET SON VOYAGE A ROME ET A LORETTE.

Ad sextum respondit :

Je dis que ce Bienheureux m’a dit qu’il fut envoyé à Padoue pour achever ses études. L’on verra par les exercices, résolu­tions et règles de piété qu’il se prescrivit en ce temps-là, les­quelles j’ai vu écrites de sa main, et qui sont insérées dans sa Vie écrite par le révérend père dom Jean de Saint-François, général des Feuillants, comme ce Bienheureux était prévenu et conduit dès lors d’une grâce toute spéciale de Dieu, et les occupations dont il faisait sa principale étude. Il m’a aussi dit qu’étant à Padoue, il fut grandement malade, et qu’il avait trois [103] mortelles maladies en même temps, et fort douloureuses, ce qu’il souffrit patiemment. Le dit sieur Déage, son précepteur, pensant qu’il en dût mourir, on lui demanda où il voulait être enterré ; il répondit que son corps fût donné au maître chirur­gien pour en faire une anatomie, « afin, dit-il, que si je n’ai rien servi au public pendant ma vie, mon corps lui serve au moins de quelque chose après ma mort, empêchant les batteries qui se font à la prise des corps. »

Ce Bienheureux, à son départ de Padoue, alla visiter la cha­pelle sacrée de Notre-Darne de Lorette, et de là à Rome visiter les corps des Bienheureux Apôtres et les autres Lieux saints. En me racontant son voyage, il me témoigna qu’il avait reçu de grandes suavités et consolations en ce pèlerinage. Et ceci est vrai et notoire.

[…]

.ARTICLE NEUVIÈME / SA CONDUITE DANS LE DIACONAT.

Ad nonum respondit :

Je dis que notre Bienheureux n’étant encore que diacre, feu monseigneur de Granier, son prédécesseur, lui commanda de prêcher, et notre Bienheureux m’a dit que se reconnaissant indigne de monter en chaire, il lui répondit néanmoins qu’à sa parole il jetterait les filets. Il fit sa première prédication le jour de saint Jean-Baptiste. Quand il ouït sonner la prédication, il [105] lui prit une si violente colique et un mal universel par tout le corps, qu’il fut contraint de se mettre sur un lit ; et je ne me souviens pas de ce qu’il me dit ensuite de sa détermination ; mais je crois qu’il se résigna totalement entre les mains de Dieu pour faire réussir cette action à son honneur et selon son bon plaisir, ce qui arriva, car, à ce que l’on dit communément, le peuple en fut merveilleusement édifié. J’ai ouï assurer, et c’est la voix publique, qu’à ce premier sermon assista un seigneur principal du duché de Chablais, nommé M. d’Avully, hérétique des plus opiniâtres et savants, qui en fut tellement touché, que de là à quelque temps il se fit catéchiser. Et ceci est vrai, notoire et public.

[…]

.ARTICLE ONZIÈME / MISSION DE CHABLAIS.

Ad undecimum respondit :

Je dis que c’est une chose publique et notoire, que notre Bienheureux Prélat fut envoyé en Chablais pour la conversion de ces peuples-là qui étaient tombés en hérésie, il y avait envi­ron septante ans. Quand mon dit seigneur l’évêque de Granier lui en fit le commandement, il demeura un peu en silence, puis il lui répondit cette même parole que j’ai déjà dite quand il lui commanda la première fois de prêcher : En votre parole je jet­terai les rets [filets]. À ce propos, il me semble qu’il m’a dit qu’étant appuyé en Dieu seul et en l’obéissance, il s’en alla tra­vailler en cette ville de Thonon, en laquelle du commencement il n’y avait que six ou sept catholiques. En la dite ville de Thonon, où il fit sa principale résidence, ce Bienheureux prêchait et instruisait aussi soigneusement ce petit auditoire, comme s’il eût été bien peuplé, et Dieu lui en donna une particulière consolation; car un jour de saint Étienne, prêchant l’invocation des Saints, un de ces sept catholiques, qui était fort ébranlé pour le doute qu’il avait de la prière des Saints, fut totalement confirmé en la foi de cet article et en la croyance de la religion catholique, apostolique et romaine, ce qu’il dit à ce saint Pré­lat, sur quoi il se confirma de ne laisser jamais la prédication pour avoir peu d’auditoire.

Il fut trois ans entiers en cet exercice, avec un grand péril de sa vie, comme l’on peut facilement juger de l’humeur des héré­tiques, qui, voyant qu’on leur portait une autre doctrine que la leur, étaient souvent émus de soulèvement, à ce que m’a dit une [107] personne très-digne de foi et témoin oculaire. Le même person­nage m’a dit qu’un jour le P. Esprit, capucin, passant à Thonon, alla ouïr le prêche des hérétiques, au partir duquel il argua fortement le ministre, notre Bienheureux Père étant pré­sent; plusieurs prirent des pierres pour les lapider. Feue ma­dame de Vallon qui était là, et des plus séditieuses, assura du depuis que ce qui fit cesser l’émotion fut la présence de ce Bienheureux, lequel ayant été envisagé, adoucit par son aimable aspect la furie des hérétiques; et, certes, il avait un visage si plein de douceur et si pacifique, qu’il était tout propre à cela; et, quelque temps après, cette même dame de Vallon fut con­vertie, mais si efficacement, qu’elle se rendit même fille spiri­tuelle de ce Bienheureux, lequel la conduisit à une si grande perfection, qu’elle vécut et mourut peu d’années après fort saintement.

Il ne se peut dire les hasards, fatigues et travaux que notre Bienheureux supporta en ces trois ans qu’il travailla continuel­lement à la conversion de ce peuple, à ses propres dépens, à l’ordinaire seul, et quelquefois, mais rarement, assisté du dit révérend sieur Louis de Sales, son cousin, lequel il dé­frayait aussi; et quand quelquefois le Bienheureux allait voir monsieur son père, il laissait le dit révérend sieur Louis de Sales, son cousin, en sa place, et fournissait pour son en­tretien.

Le nombre des catholiques crut merveilleusement ; ce qui fit résoudre notre Bienheureux d’aller trouver Son Altesse de Savoie, à Turin, pour avoir son assistance, tant pour reprendre la possession des églises de Thonon, que pour avoir de nou­veaux ouvriers et moyens de les entretenir, cir il ne pouvait plus suffire; ce qu’il obtint. De sorte qu’en peu de temps, ce pays-là fut converti à la sainte foi catholique, apostolique et romaine, jusqu’au nombre de plusieurs milliers. J’ai appris tout ceci du dit sieur de Sales, et de Roland, témoins oculaires; [108] et ce Bienheureux m’en a dit aussi une partie. Et ceci est vrai, notoire et public.

.ARTICLE DOUZIÈME / PROCESSION DE THONON A ANNEMASSE.

Ad duodecimum respondit

Je dis aussi que j’ai ouï assurer à personnes dignes de foi et témoins oculaires, que notre Bienheureux conduisit la procession de Thonon au lieu d’Annemasse, lieu proche d’une petite lieue de Genève. Et, lorsque la croix y fut solennellement élevée, il fit en cette occasion l’office de curé avec un courage non pareil, bien que ce fût avec péril évident de leur vie, d’autant que c’était la première fois qu’on avait fait cette action, et montré la croix en public dans Thonon. Le marguillier ni aucun autre catholique dans Thonon ne voulant point porter la croix devant la procession, crainte d’être tué, il fallut que ce Bienheureux la fit porter par un des siens, et ainsi s’en alla suivi des catholiques, disant les litanies avec une modestie et majesté si pleine de dévotion, que feu M. Louis de Sales, son cousin, qui le rencontra, en fut grandement touché et édifié, ainsi qu’il m’a dit.

[…]

.ARTICLE QUATORZIÈME / SUITE DE LA MISSION DE CHABLAIS.

decimum quartum respondit

Je dis qu’il est tout certain et public, à ce que j’ai ouï assurer aux témoins oculaires et dignes de foi, que la première année que notre Bienheureux travailla à la conversion du Chablais, il fallait qu’il allât au fort des Allinges, situé sur une haute montagne distante dudit Thonon d’environ trois milles, tous les dimanches et fêtes et autant qu’il pouvait bonnement, pour là y dire la sainte messe et prêcher, n’y ayant point de lieu plus près pour la dire; il allait parmi la neige, en mauvais temps, à pied, sinon que le temps fut si désespéré, qu’on lui faisait prendre un cheval ; et je lui ai ouï dire à lui-même ou audit feu Louis, seigneur de Sales, voire à tous deux, comme je pense, qu’au retour de là ce Bienheureux allait en d’autres villages prêcher, confesser et faire ce qui était nécessaire au bien et à l’avancement de l’âme ; ces voyages ne se faisaient pas sans péril ; même une fois il y eut un hérétique qui vint à la rencontre de notre Bienheureux l’épée nue à la main; et bien qu’il n’eût point d’armes, ne laissa de l’approcher avec tant de douceur, que l’hérétique se retira sans l’offenser, Dieu ainsi conservant son fidèle Serviteur. Et ceci est vrai, notoire et public. [1l0]

.ARTICLE QUINZIÈME / SA MANIÈRE DE PORTER LE SAINT-SACREMENT AUX MALADES.

Ad decimunt quintum respondit :

Je dis que j’ai ouï assurer aux témoins oculaires et dignes de foi, que notre dit Bienheureux allait la première année prendre le Très-Saint Sacrement aux Allinges, et les années suivantes en une petite chapelle qui fut donnée aux catholiques, pour le porter secrètement aux malades. Il le tenait dans son sein, plié dans un corporal. Ce Bienheureux me dit une fois, parlant de ces occasions : « Je le tenais là dans mon sein tout proche de mon cœur, ce divin Sauveur de nos âmes », me témoignant qu’il en recevait des douceurs et consolations non pareilles ; il m’a dit aussi qu’il avait donné pour signe aux catholiques, que lorsqu’ils le verraient aller d’un maintien plus grave et sans saluer personne, qu’ils le suivissent ; car c’était signe qu’il portait le Maître de tout le monde ; il fallait qu’il le portât ainsi à cachette, autrement il courait fortune de sa vie. Et ceci est vrai, notoire et public.

[…]

.ARTICLE VINGT-TROISIÈME / SON SACRE, ET LA PRéPARATION QU’IL Y APPORTA.

Ad vigesimum tertium respondit

[…]

Il me dit aussi qu’il fut, environ six semaines après son sacre, fort occupé dans des sentiments intérieurs de dévotion, et en la grandeur du ministère auquel il était appelé, et de l’excellence de sa dignité, de sorte qu’il honorait jusqu’aux moindres de ses vêtements. Voici les paroles qu’il écrivit quelques années après en une lettre : « Après ma consécration en l’évêché, que venant de ma confession générale, et d’emmi les anges et les saints entre lesquels j’avais fait mes nouvelles résolutions, je ne parlais que comme un homme étranger du monde; et quoique le tracas ait un peu alangouri les bouillonnements du cœur, les résolutions par la grâce divine y sont demeurées. » Une autre fois ce Bienheureux écrivant de cette action en une lettre, il dit : « Quand je fus consacré évêque, Dieu m’ôta à moi-même pour me prendre à lui, puis il me donna au peuple, c’est-à-dire qu’il m’avait converti de ce que j’étais pour moi à ce que je fusse pour eux, et ainsi puisse-t-il avenir qu’ôtés à nous-mêmes, nous soyons convertis à lui-même par la souveraine perfection de son saint amour! »

[…]

.ARTICLE VINGT-QUATRIÈME / SA FOI.

Ad vigesimum quartum respondit :

[…]

Pour moi, j’ai reconnu clairement que ce don de foi qu’avait reçu notre Bienheureux Père était accompagné de grandes clartés, de certitudes, de goûts et de suavités extraordinaires; car Dieu avait répandu au centre de son âme une lumière si claire, qu’il voyait d’une simple vue les vérités de la foi et je sais qu’il soumettait son entendement à ces vérités-là, avec un entier accoisement de son esprit et de sa volonté ; il appelait le lieu où ces clartés se faisaient le sanctuaire de Dieu, où rien n’entre que la seule âme avec son Dieu.

Une fois, étant ce Bienheureux avec les députés du roi très chrétien au bailliage de Gex, dépendant de son diocèse, où il était allé rétablir le saint exercice de la religion catholique en quelques paroisses, il écrivit, et j’ai vu et lu les lettres écrites de sa main : Hélas! dit-il, je vois ici ces pauvres brebis errantes, je traite avec elles, et considère leur aveuglement palpable et manifeste. O Dieu! la beauté de notre sainte foi en parait si belle, que j’en meurs d’amour, et m’est avis que je dois serrer le don précieux que Dieu m’en a fait dedans un cœur tout parfumé de dévotion. Remerciez cette souveraine clarté qui répand si miséricordieusement ses rayons dedans mon cœur, qu’à mesure que je suis parmi ceux qui n’en ont point, je vois plus clairement et distinctement sa grandeur et sa désirable suavité. Dieu, qui en cela m’assiste, veuille retirer et ma personne et mes actions à sa gloire, selon mon souhait! »

Une autre fois, ce Bienheureux écrivant la conversion de deux hérétiques, personnes signalées, qu’il était allé recevoir au giron de l’Église, environ cinquante milles d’ici, il dit : « Quelles actions de grâces dois-je rendre à ce grand Dieu, que moi, attaqué par tant de moyens pour me rendre à l’hérésie, et si souvent invité par tant d’amorces en un âge si jeune, si frêle et si chétif, et ayant fait un si grand séjour [1l9] parmi les hérétiques, et que jamais je ne lui ai pas voulu seulement regarder an visage, sinon pour lui cracher sur le nez, et que mon faible et jeune esprit, parcourant par tous leurs livres les plus empestés, n’ait pas eu la moindre émotion de ce malheureux mal ; ô Dieu ! quand je pense à ce bénéfice, je tremble d’horreur de mon ingratitude. »

Aussi, en l’extrémité de sa vie, quand on lui demanda s’il n’avait point quelque doute sur la foi, que plusieurs Saints avaient été tentés en ce passage, il répondit humblement, mais fortement : Ce serait une grande trahison à moi.

Une personne m’a dit qu’ayant été travaillée deux ans d’une forte tentation contre la foi du Très-Saint Sacrement, elle en fut délivrée à la première fois qu’elle en parla à ce Bienheureux ; et moi, après plusieurs années de semblable travail, n’en sus être allégée que par ses instructions, et je crois fermement que ses prières m’en ont obtenu l’entière délivrance. Il m’assurait avec une fermeté incroyable, que la foi catholique, apostolique et romaine était le seul et unique chemin du ciel, qu’il n’y en avait point d’autre, et, quelque chose qu’on y rencontrât, qu’il le fallait toujours suivre. Il me disait, ce Bienheureux, ces choses et autres avec tant d’efficace, qu’il me donnait une force non pareille contre cette tentation, que j’en demeurais toute satisfaite et encouragée. Et tout ceci est très-vrai.

.ARTICLE VINGT-SEPTIÈME / SON AMOUR POUR LE PROCHAIN.

Ad vigesimum septimuin respondit :

[…]

Ce Bienheureux aimait Dieu en l’homme, et l’homme en Dieu, et disait que hors de Dieu, il ne voulait être rien à personne, ni que personne lui fût rien. Il abondait en dilection, [127] selon la vérité et la variété de ce vrai amour qu’il avait aux âmes; « Car il a plu à Dieu de faire ainsi mon cœur, disait-il; je le veux tant aimer, ce pauvre prochain, je le veux tant aimer; il m’est avis, toutefois, que je n’aime rien du tout que Dieu, et toutes les âmes pour Dieu, et que ce qui n’est point Dieu ou pour Dieu ne m’est rien. »

Une fois il m’écrivit : Quand sera-ce que nous serons tout détrempés en douceur et suavité envers le prochain? Quand verrons-nous les âmes de nos prochains en la sacrée poitrine du Sauveur? Hélas! qui le regarde hors de là, il court fortune de ne l’aimer ni purement, ni constamment, ni également. Mais là qui ne l’aimerait? qui ne le supporterait? qui ne souffrirait ses imperfections? qui le trouverait de mauvaise grâce? qui le trouverait ennuyeux? car il y est ce prochain, il est dans le sein et dans la poitrine du divin Sauveur, il y est comme très-aimé et tant aimable que l’amant meurt d’amour pour lui. »

Et même il m’a dit une fois sur le sujet de la contagion que l’on craignait, que si elle se mettait dans cette ville, il n’en bougerait point, mais demeurerait ferme pour servir et secourir les âmes des pauvres pestiférés; me racontant comme il s’artillerait et se conduirait en cette occasion.

Le même jour, 28 juillet, à trois heures après midi, elle a continué en ces termes sa déposition sur le vingt-septième article.

Je dis aussi, sur le même article vingt-septième, qu’une dame de qualité qui s’était mal conduite désira avoir sa retraite en une de nos maisons; j’en demandai l’avis à notre Bienheureux; il me répondit : « Il ne me faut point demander conseil pour cela, car je suis partial pour la charité. » C’est une vérité connue de tous, manifeste à tous, que jamais il ne rejetait personne, pour misérable pécheur que ce fût; il donnait souvent [128] de bonnes aumônes à des femmes débauchées pour les retirer du péché. Quand quelques-unes retombaient en leur malheur, et qu’après elles recouraient à lui, il les recevait avec son accoutumée débonnaireté; quand ses domestiques lui disaient que c’était temps et argent perdus, ce Bienheureux leur répondait que la misère était grande, mais que tandis que l’on pouvait espérer la conversion des pécheurs, il leur fallait aider.

Une fois une de nos novices, sœur laie, se mit en tête d’avoir le voile noir. Je ne pouvais me résoudre qu’on y condescendit, je demandai avis à notre Bienheureux, il me répondit : Où leur humilité leur manque, il faut que notre charité abonde.

D’où par ces exemples on voit clairement que l’amour que ce Bienheureux portait au prochain était un amour de parfaite charité, par cette égalité avait de les servir tous sans au­cune différence, autant le pauvre que le riche; ce lui était tout un, pourvu que Dieu fùt également glorifié.

Plusieurs croient, et je suis de ce nombre, qu’il a consommé et abrégé sa vie pour cette charité et satisfaction du prochain ; car souvent il quittait le boire et le manger et le dormir pour cela, il souffrait des travaux et incommodités insupportables à tout autre qu’à lui, et je le sais.

Ce Bienheureux disait que jamais il ne fallait refuser au prochain le bien et la consolation qu’on lui pouvait donner. Quand on lui représentait qu’il ne pouvait durer longuement en ce grand travail, et qu’il nuisait à sa santé, il répondait dou­cement, que dix ans de vie de plus ou de moins n’étaient rien. Bref, ce Bienheureux avait, autant qu’il était possible, un soin universel et non pareil de tout ce qui touchait le bien et le sou­lagement du prochain sans nulle exception. Ceux qui demeu­raient continuellement avec lui, témoigneront particulièrement le continuel exercice où il était pour cela.

Jamais ce Bienheureux ne fit refus à personne, à quelle heure que ce fût; quelque affaire importante qu’il eût, il ne [129] donnait quasi jamais congé à ceux qui le venaient voir, ni le montrait d’avoir aucun ennui, ni dégoût de leur conversation ; et quand on le conjurait [censurait] sur cette grande facilité qui lui faisait perdre le temps, disait-on, avec des personnes de peu de considération, et pour des choses de peu (l’importance, ce Bienheureux répondait doucement : « Ces petites gens que vous dites de peu de considération ont autant de besoin d’être écoutés et aidés en leurs affaires, que les grands aux leurs. Si une âme est autant troublée d’une chose de rien, qu’une autre le serait d’une grande affaire, faut-il pour cela laisser de la soulager et renvoyer satisfaite. Aussi importantes sont les petites affaires aux pauvres gens, que les grandes aux grands. Ne sommes-nous pas, disait-il, débiteurs à tous? ils viennent chercher la consolation; ne la leur faut-il pas donner? »

Ce Bienheureux donc recevait toutes sortes de personnes avec un visage si gracieux et débonnaire, et des paroles si af­fables, que bien qu’il fût grandement grave et majestueux, l’on ne laissait toutefois de l’aborder et lui dire tous ses besoins avec une entière confiance; et jamais qu’on ait ouï dire, aucun ne s’en est retourné d’auprès de lui qu’avec satisfaction, et un amour plein de respect et d’estime de son incomparable bonté et charité.

Enfin il n’est pas possible de dire en combien d’occasions il exerçait ce service et support du prochain, duquel il ne témoi­gnait jamais du dégoût ni mésestime: et pour la rusticité il ne faisait pas semblant de la voir. Souventefois je l’ai vu que pour aider et consoler quelques personnes, il supportait des niaise­ries et mauvaises humeurs tout à fait impertinentes. Il semblait que ce Bienheureux ne vivait que pour le service et consolation du prochain.

J’ai appris du confesseur de ce Bienheureux, que quand il voyait des pauvres gens sur sa galerie, ou en sa cour, lorsqu’il [130] sortait, il allait vers eux, prenait leurs papiers pour les faire expédier; que s’il était en compagnie de personnes de qualité, il leur envoyait un des siens, et commandait qu’ils fussent promptement dépêchés.

Quand notre Bienheureux ne pouvait accorder ce qu’on désirait de lui, pour n’être pas juste, il en témoignait un certain déplaisir, par des paroles si obligeantes, qu’on était satisfait de son refus.

Il disait qu’il fallait avoir un grand soin de ne fâcher ni incommoder personne; qu’il eût voulu obliger tout le monde, ce qu’il a fait en toutes les occasions qu’il a pu; mais que tant qu’il pouvait, il ne s’obligeait à personne.

Ce Bienheureux assistait aussi le prochain de ses moyens, bien qu’ils ne fussent pas grands; toutefois, Dieu lui donnait telle bénédiction que c’est chose quasi-miraculeuse, comme il pouvait fournir à l’entretien de sa famille épiscopale, qui était fort honorable, et aux continuelles aumônes et hospitalités qu’il faisait. Il logeait tous les religieux passants qui n’avaient point de maison à la ville, et plusieurs e»lésiastiques qui venaient ici pour diverses occasions. Ce Bienheureux faisait cette charité avec un amour si grand, qu’il ravissait le cœur de toutes ces personnes; il avait un soin très-grand qu’elles fussent bien traitées et servies honorablement.

L’aumône générale se faisait deux fois la semaine, en son logis, le lundi et jeudi, outre l’aumône quotidienne; et en certaine saison de l’année, qui était plus étroite, il ordonnait de la faire plus ample. Plusieurs personnes dignes de foi et témoins oculaires, même son aumônier ordinaire, assurent que notre Bienheureux ne refusait jamais l’aumône à personne, soit étranger ou autre; et quand celui qui avait l’argent de ses aumônes n’était pas auprès de lui, il en empruntait, donnant à chacun selon ses nécessités présentes.

Étant à Paris en son dernier voyage, il nous demanda huit [131] ou dix écus sur une petite boite de lapis; je sais assurément que c’était pour donner à une pauvre demoiselle que, je pense, il avait convertie à la religion catholique, ou il lui avait fait quelque autre grand bien spirituel.

Un honnête homme de cette ville lui alla demander à emprunter, le Bienheureux, bien qu’il n’eût point d’argent, ne lui sut refuser cette charité, car c’était pour envoyer au fils de cet honnête homme qui était aux études à Paris. Ce Bienheureux vint céans l’emprunter, et me dit que c’était plutôt un don qu’un prêt, comme en effet je crois que cela fut; mais ce Bienheureux nous l’a bien rendu.

Souvent ce Bienheureux a donné de ses habits, linge et chaussure ; même une fois il déchaussa ses souliers qu’il avait à ses pieds pour les donner, ainsi que m’en a assuré son valet de chambre, témoin oculaire par lequel aussi il faisait acheter toutes les choses susdites pour les distribuer aux pauvres nécessiteux; et je crois que si ce Bienheureux eût eu le maniement de son argent, il n’eût su s’empêcher de le tout distribuer en telles charités.

Deux pères jésuites me dirent l’année après le décès de notre Bienheureux qu’ils avaient parlé à un maître d’école en une bourgade de Faucigny, qui leur avait montré une camisole qu’il lui avait donnée. Un hiver que ce pauvre homme était mal vêtu, le Bienheureux lui avait demandé s’il n’avait rien pour se mieux vêtir, il répondit que non; sur cela notre Bienheureux s’en alla dans son cabinet, et dépouilla sa camisole qu’il lui apporta après s’être vêtu, et la lui donna secrètement, et cette camisole est tenue maintenant en grande vénération. Plusieurs, à ce que ces Pères me dirent, la vont emprunter pour la mettre sur les malades; et si j’ai mémoire, aussi ils me dirent qu’ils prirent avec révérence et dévotion une pièce de ladite camisole pour relique, et me témoignèrent une grande dévotion et vénération à ce Bienheureux, et firent [132] avec consolation spéciale leurs dévotions auprès de son tombeau.

J’ai été assurée par le confesseur de ce Bienheureux, qui est témoin oculaire, que les aumônes que ce Bienheureux distribuait aux pauvres honteux sont innombrables. Ce Bienheureux s’enquérait et faisait enquérir secrètement quels ils étaient, et leur distribuait ou faisait distribuer par son aumônier ou autre, de bonnes aumônes ; et même il faisait cette charité à plusieurs de ses pénitents, après qu’ils s’étaient confessés, et leur enjoignait, à ce que j’ai appris, de s’adresser à lui par cette voie. L’un de ses aumôniers assure que fort souvent il faisait de petits paquets d’argent à ce Bienheureux pour les distribuer aux confessions, et dit avoir connu par les propos de notre Bienheureux que s’il eût eu en maniement son revenu, et qu’il n’eût cru de faire tort à ses domestiques plus qu’à lui, il aurait tout distribué en semblables charités. En ses absences, il donnait ordre que les aumônes fussent continuées ; et c’est chose véritable que personne, ni lieu de la ville, même les hôpitaux et monastères, n’étaient privés du secours qu’il pouvait donner, lui, sachant leurs nécessités.

Au commencement de notre établissement, nous étions assez nécessiteuses, ce Bienheureux nous apporta environ douze ou quinze écus d’une échute qui lui était arrivée, et dont il s’était saisi à l’insu de celui qui gouvernait son temporel.

Ce Bienheureux visitait les hôpitaux, les malades et prisonniers, dont ces pauvres affligés recevaient beaucoup de consolation, et les encourageait à souffrir patiemment leurs maux et leurs afflictions. Aux personnes de moyens, il ne laissait d’offrir ce qu’il croyait d’avoir chez lui, qui pouvait être pour leur soulagement.

Il faisait porter des viandes tout apprêtées aux pauvres, et les faisait quelquefois visiter par le médecin, selon le besoin, particulièrement les étrangers. Plusieurs envoyaient, et sou-[133]vent demander les restes de son assiette, ou quelque chose que ce Bienheureux eût touché, surtout les religieuses de SainteClaire, et nous l’avons fait quelquefois.

Le Bienheureux donnait de bonnes et grosses aumônes à toutes les maisons mendiantes de la ville, particulièrement aux révérends pères capucins; outre cela, il commandait à son dépensier de leur distribuer ce qu’ils avaient besoin, tant pour leurs malades que pour les survenants; il allait quelquefois manger avec eux, y faisant porter le diner pour tous.

Le jeudi-saint, quand il était dans cette ville, il lavait les pieds à treize pauvres, faisant la cène, puis leur baisait tendrement les pieds, bien que galeux quelquefois et fort sales. Il pratiquait cette charité avec une admirable dévotion et humilité. Je lui ai vu faire cette action devant que je fusse religieuse, en laquelle véritablement il ravissait; il faisait diner les pauvres après et leur faisait donner à chacun une bonne aumône.

Presque tous les malades envoyaient supplier ce Bienheureux de leur aller donner ou envoyer sa sainte bénédiction, ayant grande confiance que l’ayant reçue ils seraient allégés; et parmi le peuple c’était une croyance ordinaire que quand quelqu’un avait longtemps langui, s’il pouvait obtenir la bénédiction de ce Bienheureux, il guérissait ou mourait bientôt plus consolé ; et l’on en a vu l’expérience.

Ce Bienheureux a fait de très-grandes charités à plusieurs nouveaux convertis de Genève et d’autres lieux qui venaient se réfugier vers lui; il en a tenu chez lui plusieurs et longuement; il a fait apprendre à quelques-uns des métiers; il mit à Sainte-Claire de cette ville d’Annecy, la fille d’un nommé le capitaine Larose, religieuse, lequel Larose était sorti de Genève avec toute sa famille, et notre Bienheureux l’a eue longuement sur ses dépens, et lui a toujours fait beaucoup de charités; il donnait de grosses pensions à d’autres, notamment [134] à un prêtre, appelé M. Boucard, qui s’était perverti et fait ministre plusieurs années durant, dans Lausanne. Comme il fut converti, notre Bienheureux lui promit une grosse pension, laquelle il a continué de lui faire payer jusqu’à sa mort, et ce Bienheureux disait que s’il eût eu de grands moyens, il eut retiré de Genève la plupart des personnes qui y étaient.

Ce Bienheureux donnait aussi pension à deux vieux pauvres prêtres, à un paralytique et encore à trois autres personnes. Il donna deux chandeliers d’argent, n’ayant pas d’autres moyens pour subvenir à une juste nécessité d’un curé. Ce Bienheureux donna aussi une burette d’argent à un certain honnête homme qui avait été converti de l’hérésie et avait reçu quelque dis­grâce, bien qu’il eût déjà donné une grande pièce d’or appelée un noble à la rose, lequel ne lui avait pas semblé suffisant pour sa nécessité présente.

Il m’est impossible de dire les aides, tant spirituelles que temporelles, que ce Bienheureux a faites à toute sorte de per­sonnes, mais particulièrement à des religieux et prêtres, con­vertis à la foi.

Outre cela, ce Bienheureux a fait quantité de présents aux églises. À son église cathédrale de Saint-Pierre, il donna six grands chandeliers et une grosse lampe d’argent, avec une riche chasuble de drap d’or frisé et les tuniques et dalmatiques de même. Il a donné à notre église de la Visitation de cette ville d’Annecy une fort belle chasuble de brocatelle. En l’église de Thorens où il fut baptisé, en l’église de Viuz dépendante de son évêché, il a donné deux grands et beaux tableaux avec leurs châssis à corniches, il en a encore donné en plusieurs autres lieux.

Je m’oublie de dire que notre Bienheureux fit une très grande charité à une pauvre demoiselle pour la faire religieuse en ce monastère-ici de la Visitation; car il donna à notre monastère quatre cents écus d’or pour sa dot. [135]

Je sais encore qu’il promit à une autre demoiselle, qui crai­gnait de n’avoir pas de quoi pour être religieuse céans, sa dot, lui disant qu’elle ne s’en mît pas en peine, qu’il donnerait tout ce qu’il faudrait, et, voire, la pension de son année de noviciat.

Ce Bienheureux, touché encore du désir de faire bien à son prochain, offrit toute sa vaisselle d’argent pour racheter un chevalier de Malte prisonnier des Turcs, et ce chevalier était originaire de ce pays et de la maison de Serisier.

Il me souvient encore qu’une année qu’il y eut une grande rareté de blé en ce pays, et que la cherté y fut fort grande, notre Bienheureux fit distribuer grande quantité de blé par les confesseurs qui savaient les nécessités particulières du peuple. Au dernier voyage que ce Bienheureux fit en Piémont, madame la sérénissime princesse de Piémont lui donna un beau et riche diamant, et le Bienheureux dit : « Voici qui sera bon pour nos pauvres. »

J’ai appris une partie de ce que dessus du Bienheureux luimême et de plusieurs personnes dignes de foi, et puis, ce sont des choses qui pour la plupart sont notoires et publiques.

Je répète cette vérité, que les aumônes et charités que notre Bienheureux a faites au prochain en toutes les sortes qui lui ont été possibles, sont si grandes, eu égard à la petitesse de son revenu, que c’est chose presque incroyable et tout à fait admi­rable, et qui ne pouvait être sans une particulière bénédiction ou miracle; et l’excellence de cette charité, c’est qu’elle a été pratiquée par le mouvement du tendre et parfait amour qu’il avait envers le prochain, duquel on ne peut bonnement repré­senter la grandeur, les effets surpassant de loin tout ce qu’on en peut dire.

Il était grandement ennemi des procès; une fois il sut qu’un père et son fils plaidaient ensemble, il les voulut accorder, et comme il vit qu’il ne tenait qu’à quelque argent pour pacifier [136] leur différend, il fit apporter ses chandeliers d’argent qu’il leur voulut donner afin d’éteindre leur procès et dispute.

Et ceci est vrai, notoire et public.

.ARTICLE TRENTIEME / SON HUMILITÉ.

Ad trigesimum articulum respondit :

Je dis que j’ai toujours cru et connu par les paroles et actions de notre Bienheureux Père, qu’il était parfaitement humble, non qu’il fit des contenances ou qu’il dit des paroles d’humiliation, sinon fort rarement et quand le cœur les lui dictait, car il parlait fort peu de lui et de ses appartenances, et disait qu’il ne fallait parler de soi ni en hien ni en niai, et que se louer ou se blàmer était une l’Arne racine de vanité. [151]

Il s’est fort peu découvert des vertus qui étaient en lui, sinon à quelques personnes d’extrême confiance. Il ne publiait point aussi ses imperfections ; mais il les avouait fort franchement et candidement ; il disait bien quelquefois que s’il n’eût eu peut. de scandaliser, il les dit dites librement.

Il parlait aussi quelquefois de ses propres défauts et de ce qui s’était passé en sa vie pour se rabaisser; ce qu’il faisait non seulement pour s’humilier, mais pour aider et consoler ceux à qui il parlait. Il relevait fort aussi le travail et la capacité de quelque prélat, en déprimant la sienne propre.

Son humilité était cordiale, noble, véritable et solide, qui le rendait totalement indifférent à l’honneur ou au mépris. Il avait une très-basse estime de lui-même, il aimait le mépris et sa propre abjection, et faisait très grand état de cette pratique; il me dit une fois qu’il avait travaillé trois ans entiers pour acquérir cette vertu qu’il aimait et estimait souverainement.

Quand on le méprisait, il ne s’en altérait point. Il écrivit une fois, et j’ai vu et lu la lettre écrite de sa main. « Plût à Dieu, disait-il, que je fusse autant insensible à toute autre chose, que je le suis aux censures et mépris que l’on fait de moi. Jamais ce Bienheureux ne se vantait ni préférait à aucune personne. Seulement il avait égard à sa dignité, pour lui conserver le respect qui lui était dû, pour l’édification du prochain.

Il avait une très-merveilleuse dextérité pour couvrir le trésor des vertus qui étaient en lui, pour n’attirer l’estime d’autrui. Une personne lui dit une fois que le peuple de Paris l’avait en telle estime qu’il l’attendait comme un Saint; il répondit avec une profonde démission : « Je n’ai pas de quoi correspondre à cette grande estime. » Quand ce Bienheureux parlait de quelque chose de doctrine de grande importance, il laissait sortir ses paroles l’une après l’autre, comme craintivement.

Quand des personnes lui rendaient de l’honneur et des té-[152]moignages de l’estime qu’elles faisaient de sa sainteté, ce benin et débonnaire Prélat les recevait d’une façon si débonnairement rabaissée, disant suavement qu’il fallait leur laisser rendre leurs honneurs, et royait-on clairement qu’il condescendait pour les contenter, et honorer leurs honneurs mêmes. Aussi disait-il qu’il était bon de ne rien entreprendre qu’après avoir été longtemps caché en terre et mort à soi-même, et qu’alors on sera tiré et manifesté comme par force. Je dis par la force du soleil de justice qui fait lever et manifester les choses de la terre.

Feu monsieur Louis de Sales, prévôt de son église cathédrale, qui le connaissait fort particulièrement, m’a dit que ce Bienheureux avait sur toutes choses un soin très-grand de couvrir ses bonnes actions, et avec une si admirable dextérité qu’on n’apercevait quasi pas qu’il eût ce dessein.

Il avait en son port et en toutes ses actions une merveilleuse majesté, mais accompagnée d’une si grande humilité, qu’il se rendait accessible à tous. Les pauvres, les paysans mêmes l’abordaient avec toute confiance ; il se plaisait avec eux, leur oyait raconter leurs petites affaires, et parlait même bien souvent leur langage afin de se rendre plus familier avec eux; il ne méprisait personne pour chétive qu’elle fût. Il portait un trèsgrand honneur à toutes sortes de personnes selon leur qualité, les nommant toujours le plus honorablement qu’il pouvait; il a donné pour règle à notre religion de faire ainsi. Aussi disait-il « qu’il n’y avait homme au monde qui se souciât moins des honneurs que lui, ni qui en voulût plus rendre. »

Les moindres services qu’on lui rendait, il les recevait avec un amour si cordial, qu’il semblait qu’on ne lui devait rien. Une fois il demanda à une personne si elle priait Dieu pour lui, elle fut tardive à répondre, pensant qu’il n’en avait pas besoin, il lui répliqua avec grand sentiment : « Priez Dieu pour moi afin que je ne périsse pas. »

Jamais ce Bienheureux ne s’empressait pour donner son avis, [153] ni pour soutenir ses opinions; il préférait volontiers celles des autres aux siennes; jamais il ne contrariait, ni ne contestait. Il cédait toujours aux opinions des autres, sinon que ce fût en choses où le service de Dieu fût intéressé, ou le bien du prochain; car en cela il était ferme, mais sans mépriser toutefois les avis des autres, ni aucune chose que l’on dit; au contraire il approuvait autant qu’il se pouvait les avis de tous. Il a toujours tenu cette méthode aux occasions qui s’en sont présentées, et chacun l’a reconnu. Il avait un si grand désir de la perfection du prochain, et si peur de lui donner de la confusion, qu’il ne se trouve personne, comme je crois, qui en ait jamais reçu de lui, ni par son moyen.

Il avait à prix-fait de soumettre son jugement et sa volonté à celle d’autrui, et disait qu’il avait plus tôt fait de s’accommoder à la volonté de tous que d’en attirer un seul à la sienne. Il avait grand désir de maintenir notre religion en titre de simple Congrégation, en quoi le très-illustre cardinal Bellarmin était de son opinion ; mais feu monseigneur de Lyon le pressa si fort sur ce sujet, que le Bienheureux lui condescendit de nous mettre sous la règle de Saint-Augustin, et lui écrivit ces paroles : « Je réprime mes désirs en regardant la Providence de Dieu, je me tais et acquiesce à votre jugement et conseil. »

Il disait ce Bienheureux qu’il fallait désirer que tout le monde réussisse mieux que nous aux choses extérieures qu’ils entreprennent, comme de bien .prêcher, de bien parler, de bien écrire, et choses semblables. Car, disait-il, l’humilité nous doit faire anéantir en toutes choses qui ne sont pas né» cessaires pour notre avancement en la grâce. »

Une fois qu’il retournait de prêcher d’un grand et signalé auditoire, je lui demandais s’il était satisfait de son sermon : « Non, me dit-il, mais qu’importe? » ne se souciant nullement de l’estime du monde.

Il ne voulait pas paraître humble, mais homme de moindre 154 considération que l’on ne l’estimait, car il savait qu’il était en grande estime; sur quoi un jour il m’écrivit qu’après avoir lu celle que je lui avais écrite, il se promena quelques tours dans sa chambre, les yeux pleins de larmes, considérant ce qu’il était en comparaison de ce qu’on l’estimoit, et disait que « nous ne devions pas nous estimer meilleurs devant les hommes que nous n’étions devant Dieu. »

Il ne pouvait souffrir les louanges qu’on lui donnait surtout en public. Un digne prélat, et un grand père de religion, le louèrent hautement une fois en pleine chaire et en sa présence, dont il était si confus qu’il ne savait lever les yeux; on dit qu’il en pensa tomber malade, et qu’il en fit une bonne remontrance au prélat.

Ce Bienheureux ne se dédaignait aucunement de tirer son chapeau aux personnes de moindre condition, aux paysans, et même à ses domestiques avec beaucoup d’affabilité, et disait souvent à tous, selon les rencontres, des paroles de grande bonté.

Ce Bienheureux disait « qu’il fallait être grandement fidèle à la pratique des moindres vertus et ne rien négliger; qu’il vaut mieux être grand en la présence de Dieu, en l’exercice d’icelles, que petit en sa présence avec des vertus qui paraissaient grandes aux yeux du monde. »

Il m’a dit que n’eût été que ses serviteurs se fâchaient, il se fût servi soi-même. Il aimait cette précieuse vertu et la prati­quait en toutes rencontres, en ses habits, en ses meubles et en tout avec un soin non pareil.

L’on le logea en cette ville d’Annecy en une maison où il y avait de grandes chambres, de grandes salles et grandes gale­ries il fit mettre au commencement son lit en un fort petit ca­binet, « afin, me dit-il, que m’étant promené tout le jour dans ces grandes salles et galeries comme un prélat, je me trouve logé le soir comme un pauvre petit homme tel que je suis. »

Ce Bienheureux recommandait cette vertu à tous ses plus dé­vots, surtout à nous autres religieuses de la Visitation. Un jour étant entré en notre monastère de Lyon pour confesser une ma­lade, on lui mit de l’encre et du papier sur une table, et le pria-t-on qu’il écrivît ce qu’il désirait le plus de nous; ce qu’il fit, écrivant avec beaucoup d’attention au commencement de la page, HUMILITÉ, et n’écrivit autre chose, nous montrant par là l’estime qu’il faisait de cette vertu.

J’ai su de ses domestiques que quand il allait par la ville, et qu’ils voulaient faire détourner les passants, surtout quand ils étaient chargés, il les en empêchait, disant : « Ne sont-ils pas hommes comme nous? » et d’un même temps, il prenait le lieu le moins commode.

Ce Bienheureux témoignait aussi son humilité, lorsqu’allant par les champs, il se plaisait d’être mal logé dans des petits et chétifs lieux, il disait « qu’il n’était jamais mieux que quand il n’était pas bien. » Au dernier voyage qu’il fit à Lyon, il pré­féra la maisonnette du jardinier de notre maison de la Visita­tion (et se logea dans la chambre où couchait le confesseur) à plusieurs autres logis commodes qui lui furent présentés tant par des religieux que les séculiers qu’il refusa tous, tant parce qu’il se plaisait à la petitesse, que pour n’incommoder per­sonne.

Ce Bienheureux disait « qu’il fallait cacher notre petitesse dans la grandeur de Dieu, et demeurer là à couvert comme un petit poussin sous l’aile de sa mère; que bienheureux étaient les humbles et pauvres d’esprit, qu’ils marchaient confidemment et arriveraient heureusement au port. »

Laissons volontiers, disait-il une autre fois, les surémi­nences de ces vertus éclatantes aux âmes relevées; nous ne méritons pas un rang si haut au service de Dieu. »

Jamais l’on n’a ouï dire que ce Bienheureux se soit procuré aucune dignité, ni les hautes chaires des grandes villes pour 156 prêcher, mais qu’il en a refusé plusieurs ; il n’avait nulle ambition, comme il disait, sinon de pouvoir employer utilement ses jours pour le service de Dieu.

Il dit une fois à monseigneur de Genève son frère et successeur, et à moi aussi, qu’il n’eût pas voulu faire trois pas pour aller prendre un chapeau de cardinal. Il écrivit une fois, et j’ai vu la lettre écrite de sa main : «De deux côtés, j’ai des nouvelles que l’on me veut relever plus haut devant le monde, l’un de Rome, et l’autre de Paris. Ma réponse est devant Dieu. Non, ne doutez point, je ne ferais pas un seul clin d’œil pour tout le monde ensemble; je le méprise de bon cœur. Si ce n’est la plus grande gloire de Dieu, rien ne se remuera en moi. »

Le 30 du même mois de juillet, à sept heures du matin, elle a poursuivi sa déposition en ces termes :

Continuant de déposer sur le précédent article, je dis qu’une autrefois l’on proposa à notre Bienheureux certains agrandissements; il écrivit, et j’ai vu la lettre écrite de sa main et l’ai lue « Que mon âme, dit-il, me fait grand plaisir, de ne les vouloir pas seulement regarder et de ne tenir non plus de compte de cela que si j’eusse été en l’article de la mort, auquel tout le monde ne semble qu’une fumée ! » Un jour on lui demanda, ainsi que des personnes dignes de foi me l’ont dit et assuré, quelle des huit béatitudes il aimait le plus? Il répondit : « Bienheureux sont ceux qui souffrent pour la justice. Je voudrais, certes, ajouta-t-il, qu’au jour du jugement dernier, que toutes choses seront révélées, ma justice, si aucune s’en trouve en moi, fût cachée à tout le monde, et ne fut vue que de Dieu seul. » Voilà les véritabls sentiments d’humilité qu’avait notre Bienheureux Père. 157

En la pratique même des vertus, il choisissait les meilleures et non les plus estimées et apparentes : il préférait l’humilité, la douceur du cœur, le cordial support du prochain, la condescendance aux inclinations d’autrui, la pauvreté d’esprit, la modestie et simplicité et telles autres petites vertus qui naissent, disait-il, au pied de la croix, et qui ne paraissent point aux yeux des hommes, ains mortifient et sanctifient le cœur, que non pas se faire regarder et admirer par des jeûnes extraordinaires, par des haires, disciplines et autres mortifications et actions extérieures que le monde estime tant. Ses délices étaient de n’être vu que de Dieu.

Un de ses amis lui écrivit un jour la grande estime que l’on faisait du fruit qu’on recueillait de sa conversation. « Certes, lui répondit-il, je désirerais de vous voir ici pour vous éclaircir de ma vileté, laquelle, en effet, est si grande, que, pour tout je ne suis qu’un fantôme et une vraie ombre d’ecclésiastique, sans avoir aucune expérience de ce qu’après les autres je dis et écris. »

Une autrefois, un religieux écrivit à ce Bienheureux une lettre de grandes louanges; il répondit à ceux qui la lui avaient apportée : « Ce bon Père dit que je suis une fleur, un vase de fleurs et un phénix; mais, en vérité, Je ne suis qu’un puant homme, un corbeau, un fumier, je suis le plus vrai néant de tous les néants, la fleur de toute la misère humaine; je suis marri que ce bon Père n’occupe son esprit à quelque chose de meilleur. »

Mais notre Bienheureux disait toutes ces choses en vérité, comme il les croyait ; et, pour conclusion, j’assure en toute vérité et sincérité de n’avoir jamais remarqué, en pas une des paroles et actions de notre Bienheureux, qu’il eût tant soit peu de dessein de s’élever ni de rechercher aucune gloire devant le monde; au contraire, j’ai toujours remarqué qu’en toute occasion il pratiquait cette vertu d’humi-158lité, autant qu’il lui était possible. Et ceci est vrai, notoire et public.

ARTICLE TRENTE-DEUXIÈME / SA DOUCEUR.

Le même jour, 30 juillet, à trois heures après midi, elle a répondu au trente-deuxième article.

Je dis que la douceur de notre Bienheureux était incompa­rable et c’est vérité publique et notoire à tous; mais en parti­culier ceux qui l’ont pratiqué, l’ont connu clairement et expé­rimenté qu’il avait une douceur parfaite. Je ne pense pas que' l’on puisse exprimer la grande suavité et débonnaireté que Dieu avait répandues en son âme. Son visage, ses yeux, ses paroles et toutes ses actions ne respiraient que douceur et mansuétude; il la répandait même dans les cœurs de ceux qui le voyaient; aussi disait-il que l’esprit de douceur était le vrai esprit des chrétiens.

Il me dit une fois, qu’il avait été attentif trois années pour acquérir cette sainte vertu, qui le rendait condescendant à tous, et faisait qu’il donnait au prochain sa personne, ses moyens, ses affections, afin que chacun s’en servit selon son besoin. 168

« Je ne trouve point, disait-il, de meilleurs remèdes parmi les contradictions, que de n’en point parler et n’en faire aucun semblant, et demeurer avec grande douceur à l’endroit de celui qui l’a causée. »

Je sais qu’il a souvent reçu de bonnes censures de ses actions très-saintes, et je l’ai vu moi-même, sans qu’il en témoignât un brin de ressentiment, ains il faisait des reparties avec douceur et cordialité pour satisfaire à ceux qui les lui faisaient; connue il arriva une fois, qu’une personne lui vint dire fort séchement que chacun se scandalisait de ce qu’il demeurait trop à aller au divin Office, il répondit doucement : Ne font pas ces dames, lesquelles il sortait de confesser; puis s’en alla tout promptement et tranquillement. Bref, sa douceur était si excellente. que même de le voir on était excité à être doux et paisible. On lui reprochait une fois qu’il était trop doux à certaines personnes, il répondit doucement : Ne vaut-il pas mieux les envoyer en purgatoire par douceur, qu’en enfer par rigueur

Je n’ai oncques ouï dire qu’on ait vu faire à ce Bienheureux aucune action de colère. Une fois je le priai de s’émouvoir un peu sur le sujet de quelque traverse qu’on faisait à ce monastère de la Visitation, il nie répondit : « Voudriez-vous que je perdisse en un quart d’heure un peu de douceur que j’ai bien eu de la peine d’acquérir en vingt ans. » Aussi était-ce un dire commun qu’il était sans fiel, comme en effet il ne s’en trouva point, quand après son décès son corps fut ouvert par les chirurgiens, ains en la place fut trouvé quantité de petites pierres triangulaires, ce qui témoigne clairement la force et la violence qu’il s’était faite pour dompter la passion de colère. Aussi une fois en une juste et grande occasion d’indignation et de courroux, il me dit qu’il avait été contraint de prendre à deux mains les rênes de sa colère pour l’arrêter.

Quand on le reprenait de la trop grande douceur dont il usait à l’endroit des prêtres délinquants, il répondait : Vaut-il pas mieux les convertir à pénitence que les punir, puisque leurs offenses ne méritent pas la galère ni la mort; et disait qu’il aimait mieux faillir par la douceur que par la rigueur, que Notre-Seigneur avait dit qu’on apprît de lui à être doux et humble de cœur.

Plusieurs grands serviteurs de Dieu ont dit, même durant la vie de notre Bienheureux, qu’ils ne voyaient rien qui leur représentât si vivement Notre-Seigneur conversant parmi les hommes comme faisait ce Bienheureux; qu’il leur semblait que c’était la vraie image du Fils de Dieu, tant en sa vie, comme en ses mœurs et conversations.

J’ai appris d’une personne digne de foi qu’un vénérable ecclésiastique119, l’entretenant une fois de la douceur et condescendance de ce Bienheureux, lui dit qu’il admirait extrêmement son excessive débonnaireté, et qu’en une griève maladie qu’il avait eue à Paris, il ne recevait telle consolation que de considérer l’infinie bonté de Dieu au sujet de celle de monseigneur de Genève; car si un homme peut étre si bon, disait-il, combien à plus forte raison devez-vous être bon, suave et gracieux, ô mon doux Créateur!

Sur une lettre piquante qu’on écrivit une fois à notre Bienheureux, il dit : « Je n’oserais répondre sur un sujet de cette sorte, j’aime mieux prier Dieu qu’il lui plaise de parler à son cœur et lui faire savoir sa volonté céleste. » Y a-t-il une douceur et débonnaireté comparables? Et cela est vrai, notoire et public que Dieu avait prévenu ce Bienheureux en bénédictions de douceur.

Je l’ai vu en toutes occasions toujours en sa grande douceur et bénignité, et parmi les affaires sérieuses il jetait des mots de grande affabilité cordiale. 170

.ARTICLE TRENTE-TROISIÈME / SA DÉVOTION, SON ORAISON, ET SON ATTENTION A LA PRÉSENCE DE DIEU.

Ad trigesimum tertium articulum respondit:

Je dis, que je crois certainement que la vie de notre Bienheureux Fondateur, à cause de l’extrême pureté de son intention en tout ce qu’il faisait, a été une continuelle oraison; car je puis assurer, selon la connaissance assez particulière que Dieu m’a donnée par une longue communication avec ce Bienheureux, tant par écrit que de vive voix, ayant été sous sa conduite l’espace de dix-neuf ans, qu’en toutes ses actions, il ne prétendait autre chose que la plus grande gloire de Dieu et l’accomplissement de son bon plaisir; aussi disait-il que la divine volonté était la souveraine loi de son cœur, et qu’en cette vie il fallait faire l’oraison d’ceuvre et d’action; que la meilleure prière qu’on puisse faire, c’est d’acquiescer entièrement au bon vouloir de Notre-Seigneur : autre preuve que sa vie a été une continuelle oraison ; car je puis assurer qu’il marchait quasi toujours recueilli en Dieu; cela était aisé à reconnaître, quoique son recueillement n’était point sombre, triste, et n’était nullement apparent, sinon à ceux qui savaient sa méthode.

Il y a environ quinze années, que je demandai à ce Bienheureux s’il était longtemps sans retourner actuellement son esprit à Dieu il me répondit : Quelquefois environ un quart d’heure. J’admirai cela en un prélat si occupé en tant de diverses et importantes affaires; aussi enseignait-il à tous ses dévots de faire continuellement ces retours d’esprit à Dieu, même parmi les actions de Dieu, comme prêcher, confesser, étudier, lire, parler des choses spirituelles et semblables.

En effet ses sermons et entretiens et ses avis ne tendaient 171 qu’à acheminer les âmes à l’union de leur esprit avec Dieu tant par l’oraison, que par l’action.

Il me dit une fois qu’il se tenait devant les rois et les princes sans aucune contrainte, avec son accoutumé maintien, parce qu’il avait la présence d’une plus grande majesté qui le tenait partout en égale révérence; et bien qu’il fut à l’ordinaire environné de monde et d’affaires, si tenait-il pourtant son cœur, autant qu’il pouvait, toujours en Dieu. En voici la preuve m’écrivant une fois, il dit : « Je suis environné de gens, mais mon cœur est solitaire pourtant. »

Mais outre tout cela, c’est la vérité que notre Bienheureux avait reçu de Dieu un grand don d’oraison et conversait avec Notre-Seigneur fort familièrement et simplement, avec un amour de parfaite confiance. Une fois me parlant de ce sujet, il faisait comparaison de son oraison à l’huile répandue sur une table bien polie, laquelle va toujours se dilatant, que de même, de quelques paroles ou pensées qu’il portait pour son oraison, sortait une douce affection qui se répandait en toute son âme, et l’entretenait avec beaucoup de suavité.

Il m’a dit que la première pensée qui lui venait à son réveil, c’était de Dieu et s’endormait en même pensée tant qu’il pouvait.

Il m’a dit encore qu’il avait un particulier contentement quand il se trouvait seul, à cause de la toute présence de Dieu qui lui était alors plus sensible que parmi le tracas des affaires et conversations. Je sais que quelquefois ce Bienheureux, commençant à prier sans aucune préparation, il se sentait tout à coup saisi et recueilli en Dieu.

Il disait que nous ne savions ce que c’était que du vrai service de Dieu, que la vraie manière de le servir était de le suivre et de marcher après lui sur la fine pointe de l’âme sans aucun appui de consolation, de sentiment, ni de lumières que celle de la foi nue et simple; ce n’est pas toutefois qu’il n’ait 172 reçu, et très-souvent, de grandes lumières intérieures et même extérieures, qui signifiaient combien Dieu avait agréable son oraison. Il m’a dit qu’une fois disant son chapelet, entre jour et nuit, il s’apparut à lui deux colonnes de feu, une grande et une petite, que d’abord il eut un peu de frayeur qui s’évanouit bientôt ; et après un peu de temps elles s’en allèrent au coin de son oratoire, et là se dissipèrent tout en bluettes. Monsieur de Thorens homme de rare piété et très-digne de foi, m’a dit qu’étant allé une fois trouver le Bienheureux, il le trouva dans sa chambre, tout ému; ce que voyant ledit monsieur de Tho­rens120 le pressa fort pour en savoir le sujet ; enfin le Bienheureux lui dit que comme il priait Dieu en ce même oratoire qui n’é­tait qu’un simple agenouilloir sur lequel il y avait un crucifix, une boule de feu lui était apparue qui s’était dissipée tout en bluettes par-dessus lui.

Environ cinq ou six ans avant son décès, parlant de l’oraison, il me dit qu’il n’y avait pas des goûts sensibles, que ce que Dieu opérait en lui c’était par des clartés et sentiments que Dieu répandait en la suprême partie de son âme, que la partie inférieure n’y avait point de part.

Une autre fois parlant sur ce même sujet, il me dit qu’il avait eu de bonnes pensées, mais que c’était plutôt par manière d’écoulement de cœur en l’éternité et en l’Éternel, que par dis­cours. Il ne prenait point garde, à ce qu’il m’a dit, s’il était consolé ou désolé en l’oraison; que quand Notre-Seigneur lui baillait de bons sentiments, il les recevait en simplicité, que s’il ne lui en donnait point, il n’y pensait rien.

Il a décrit dans son livre de l’Amour divin si délicatement et si hautement tous les degrés de l’oraison et contemplation qu’il est aisé à juger combien il avait reçu éminemment ce don d’oraison; aussi, quand on le voyait en prière, il répandait 173 dans le cœur l’affection de l’oraison ; plusieurs personnes assu­rent cela avec moi.Il en recommandait la pratique à ceux qui étaient sous sa conduite avec une très grande affection. L’année avant qu’il mourût, on voyait clairement que son esprit était si pleinement détaché de toutes choses, qu’il ne se pouvait ap­pliquer qu’à Dieu.

C’est la vérité que, comme il m’a dit, il avait une grande facilité à l’oraison, et que, pour l’ordinaire, il y recevait de grandes clartés et lumières; et il avait des sentiments d’union très-saints avec son Dieu, devant lequel il se tenait fort abaissé avec profonde révérence et confiance. Quelquefois, il m’écri­vait, que je le souvinsse de me dire ce que Dieu lui avait donné en la sainte oraison, et le voyant je lui demandai, il me répon­dit : « Ce sont des choses si simples et si délicates que l’on ne peut rien dire quand elles sont passées. »

Quelque temps devant son décès, il ne pouvait quasi plus gagner le temps pour s’occuper en saint exercice ; car les affaires et les infirmités l’accablaient. Je lui demandai un jour s’il avait fait l’oraison : « Non, me dit-il, mais j’ai fait ce qui la vaut ; » ce que je crois, et qui est aisé à juger par ce qui est dit ci-dessus, qu’il se tenait toujours uni avec Dieu, faisant toutes ses actions pour ce pur amour divin, et non pour autre considération.

Son confesseur ordinaire, qui ne l’abandonna guère de vue l’espace d’environ quinze années, dit, qu’il a toujours cru que ce Bienheureux avait quelque secrète intelligence avec NotreSeigneur pour sa conduite intérieure et une particulière con­naissance de ses secrets. Je le crois, et qu’il avait une intime et sérieuse occupation avec Dieu ; car jamais je n’ai reconnu, et l’on ne l’a jamais vu, que je sache, attaché à aucun exercice de dévotion, ni à chose quelconque, aires il se conservait une sainte liberté d’esprit pour faire toutes choses selon que la divine Providence les lui offrait. On l’a vu souvent près de dire la sainte messe, de faire l’oraison et autres exercices, lesquels 174 il retardait, voire, même les quittait quelquefois tout à fait, quand le service du prochain ou quelque légitime occasion le tenait à autre chose.

Une fois, en l’église de notre monastère de Lyon, il était tout revêtu et allait à l’autel; une personne de fort basse condition lui alla à la rencontre, le pria de l’ouïr en confession; le Bienheureux s’arrêta incontinent et l’entendit, et cette chose-là il l’a faite une infinité de fois.

On ne le voyait jamais troublé, ni ennuyé, quand les affaires lui survenaient à l’imprévu les unes sur les autres ; ains il les recevait avec douceur de la main deDieu, et non pas selon la raison humaine, comme a remarqué son dit confesseur et moi aussi, ne regardant pas les choses ce qu’elles étaient en elles-mêmes, mais en celui qui les envoyait ; ainsi il était toujours en oraison, puisqu’il tenait continuellement son cœur exposé au bon plaisir de Dieu, auquel il acquiesçait simplement, sans distinction ni exception quelconque.

Il disait souvent qu’une âme qui voulait servir Dieu parfaitement se doit attacher à lui seul, le désirer ardemment et invariablement; mais, quant aux moyens de parvenir à cela, il ne s’y fallait attacher, ains qu’avec liberté il fallait aller, quelque part que la charité ou l’obéissance nous appelle, et cela gaiement et paisiblement.

On lui a vu pratiquer ces choses constamment; cela est très-véritable et connu de ceux qui le fréquentaient particulièrement.

Je dis, de plus, que c’est une vérité notoire à tous, que notre Bienheureux récitait les Offices dans l’église avec une attention, révérence et dévotion tout extraordinaires ; il ne tournait pas quasi les yeux, ni la tête, que là où il était requis, et se tenait là avec une gravité très-humble, toujours debout, sans jamais s’asseoir pour las et faible qu’il fût par tant de maladies, sinon quand il officiait pontificalement, il se mettait elti une haute 175 chaire. Il assistait toutes les fêtes et veille des grandes fêtes à l’Office divin en sa cathédrale et aux Complies de Carême, avec telle dévotion et modestie qu’on voyait clairement qu’il avait une parfaite attention à Dieu. Il y recevait de grands sentiments de Dieu et de grandes lumières ; il m’écrivit une fois, que parmi la célébrité d’une certaine grande fête, il lui semblait d’être parmi les chœurs des Anges.

[…]

.ARTICLE TRENTE-QUATRIÈME. / SON AMOUR DES ENNEMIS.

Le 31 juillet, à sept heures du matin, elle a répondu en ces termes au trente-quatrième article.

Je dis que c’est une vérité publique et notoire à tous, que notre Bienheureux Fondateur aimait ses ennemis d’ un amour cordial et charitable. Il l’a témoigné par les effets, leur rendant le bien pour le mal en tout ce qui lui était possible, ainsi que j’ai déjà montré au chapitre de la patience. Il a dit en plusieurs occasions, sur diverses persécutions qu’on lui avait faites, que si ces personnes-là lui eussent arraché un œil, il les eût regar­dées après d’aussi bon cœur que s’ils ne lui eussent point fait de mal ; il disait qu’il fallait faire ainsi, que Notre-Seigneur l’avait commandé.

On lui écrivit un jour qu’un certain gentilhomme parlait fort indignement de lui en plusieurs compagnies ; il répondit : « J’en suis marri parce que le prochain s’en offense ; mais moi, que pourrai-je faire, sinon prier Dieu pour lui? »

Un autre gentilhomme eut soupçon que notre Bienheureux avait procuré certain legs à la maison de céans ; ce qui n’était pas vrai, et même qu’il était absent. Ce gentilhomme l’alla trouver dans sa chambre et lui dit mille paroles insolentes, ap­prochant le poing pour le frapper; mais ce saint Prélat ne s’en émut, ni ne s’en indigna en façon quelconque; et, le lende­main, ce gentilhomme ayant été fort touché de la vertu de ce Bienheureux, et confus de sa faute, le vint trouver, se jetant devant lui à genoux, et lui témoigna un vif ressentiment de sa faute. Notre Bienheureux le reçut avec sa douceur et débonnai­reté accoutumée, et lui pardonna de très-bon cœur.

Sur quelque rude calomnie qu’on lui jeta pour un sujet 178 duquel il était absolument innocent, il répondit à ceux qui l’en avertirent : « J’ai remis tous ces mauvais vents à la providence de Dieu; qu’ils soufflent ou qu’ils s’accroissent selon qu’il lui plaira, la tempête et la bonace me sont indifférentes. Bienheureux serez-vous, dit Notre-Seigneur, quand les hommes diront tout mal contre vous pour l’amour de moi en mentant si le monde ne trouvait à redire sur nous, nous ne serions pas bonnement serviteurs de Dieu. L’autre jour, nommant saint Joseph à la messe, je me ressouvins de cette souveraine modération dont il usa, voyant son incomparable Épouse toute enceinte, laquelle il croyait être toute vierge, et je lui recommandai l’esprit et la langue de ces bons messieurs, afin qu’il leur impétrât un peu de cette douceur et débonnaireté, et tôt après il me vint en l’esprit que Notre-Dame, en cette perplexité, ne dit mot, ne s’excusa point, et la Providence de Dieu la délivra. Je lui recommandai cette affaire, et me résolus de lui en laisser le soin, et de me tenir coi; aussi bien, que gagne-t-on de s’opposer aux vents et aux vagues, sinon de l’écume? Vous êtes trop sensible pour ce qui me regarde; faut-il que moi seul au monde je sois exempt d’opprobres? »

Et ce que je viens de dire est vrai parce que ce Bienheureux me l’écrivit, et j’en ai la lettre écrite de sa main.

Monsieur le curé de Viuz, nommé Louis de Genève, homme vraiment vertueux et craignant Dieu, m’a dit que tandis que notre Bienheureux fut à Paris en son dernier voyage, il poursuivit par son commandement des procès pour la conservation des droits de l’évêché, contre plusieurs gentilshommes qui le menacèrent fort ; mais pour cela, il ne laissa d’obtenir par justice ce qu’il demandait avec dépens. Au retour de notre Bienheureux, quand il lui rendit compte de cette affaire et des menaces qui lui avaient été faites, il l’écouta paisiblement et lui dit : Savez-vous que nous ferons, Monsieur le curé? Je veux que » vous les alliez trouver, et leur disiez de ma part que je leur 179 quitte ce qu’ils me doivent du passé et les dépens, pourvu qu’ils reconnaissent à l’avenir, comme je les en prie, les droits de l’évêché. » Et le bon curé employa quinze jours, aux dépens du Bienheureux, pour disposer ces gentilshommes d’accepter la courtoisie qui leur était offerte ; ce qu’ils firent.

Une personne s’épancha une fois à dire force paroles piquantes de mépris et de dédain contre notre Bienheureux et contre notre Ordre de la Visitation, et cela dura environ deux ans; il supporta cela sans aucune plainte, et, en une occasion qui se présenta, il témoigna qu’il aimait cette personne-là tendrement et m’écrivit : O mon Dieu ! que je lui souhaite du bien! Je l’aime certes, incroyablement. » Cette personne mourut, et ce Bienheureux en témoigna par lettre beaucoup de douleur, et me dit seulement : « Je voudrais qu’elle se fût excusée vers moi. Je prie Dieu tous les jours pour elle quand je suis au saint autel. »

J’assure derechef, comme je le crois, que ce saint Prélat aimait tendrement ses ennemis, leur faisait tout le bien qu’il pouvait; aussi, communément, l’on disait que qui voulait avoir quelque bien de ce serviteur de Dieu, il lui fallait faire du mal ; car il n’avait point d’autre vengeance. Et c’est une vérité notoire et publique.

.ARTICLE TRENTE-SEPTIÈME / SA PAIX DE LAME, ET SON SOIN D’ACCOMMODER LES PROCES ET DE FAIRE REGNER LA PAIX.

Ad trigesimum septimum articulum respondit :

Je dis que notre Bienheureux Fondateur a été très grand amateur de la paix. Il n’égalait bien aucun à celui-là; elle avait pris une si profonde racine en son cœur, que rien ne le pou­vait ébranler; il disait souvent : « Advienne qui voudra, je n’en veux perdre un seul brin de paix, moyennant la grâce de Dieu. » Il disait que rien ne devait être capable de nous ôter la paix, quand tout se bouleverserait sens dessus dessous; car qu’est-ce que tout le monde ensemble en comparaison de la paix du cœur? Comme il disait, il le pratiquait, et il a été tenu de tous pour l’âme la plus pacifique qu’on ait vue.

Monseigneur de Bérulle, grand et rare personnage en vertu, piété et éminente doctrine, général des pères de l’Oratoire de France, dit une fois à une digne religieuse qui me l’a raconté, que notre Bienheureux possédait une paix imperturbable; et comme il avait en lui ce trésor, c’est la vérité qu’il le commu­niquait aux personnes qui s’approchaient de lui, et l’on ne peut dire le grand nombre de ceux qui, étant venus à lui tout trou­blés et inquiétés, s’en sont retournés tranquilles et pacifiés. J’en parle par expérience, et l’ai éprouvé une infinité de fois en moi-même, et en quantité d’autres personnes de ma connaissance.

L’on disait communément, qu’il avait reçu ce don de don­ner la paix aux âmes qui conféraient avec lui. Je me souviens de deux hommes qui se disputaient une fois avec violence en notre parloir. Ce saint Prélat les regardait avec une douceur très-grande, tantôt l’un, tantôt l’autre, leur disant des paroles 186 si amiables, qu’enfin sa débonnaireté les toucha si fort qu’ils s’accoisèrent, et les renvoya en paix.

Il conseillait cette sainte paix à toutes les âmes qu’il gouvernait, et sans cesse il a travaillé pour la donner à tous ceux qu’il a pu.

Quasi-ordinairement il était occupé à faire des appointements entre ceux qui voulaient plaider, quoiqu’il ne s’y plût pas; car il haïssait à mort les procès et toute sorte de conteste, comme il m’a dit une fois. Il a eu du travail et sans fin en cet exercice qui lui occupait une grande partie de son temps; car toujours on le prenait pour surarbitre, soit en appointement de querelles entre personnes de qualité, soit pour d’autres différends entre toute sorte de personnes ; il écoutait paisiblement les plaintes d’un chacun sans s’ennuyer, ni montrer plus d’affections aux uns qu’aux autres, et enfin il les renvoyait tous contents.

[…]

.ARTICLE TRENTE-NEUVIÈME. / SON ACQUIESCEMENT A LA VOLONTE DE DIEU.

Ad trigesimum nonum respondit :

Je dis que j’ai connu clairement que notre Bienheureux avait une entière résignation au bon plaisir de Dieu, duquel il dépendait absolument sans aucune réserve ; il disait, que chose quelconque qui lui puisse arriver ne lui ôterait jamais la trèsrésolue résolution qu’il avait d’acquiescer pleinement à tout ce que Dieu voudrait faire de lui, et de tout ce qui lui appartenait.

Cinq semaines environ après qu’il eût commencé l’établissement de notre Congrégation de la Visitation, je tombai malade d’une fièvre continue dont on douta de ma vie; en cette nécessité, il vint me visiter et me dit : « Dieu se veut peut-être contenter de notre essai, et de la bonne volonté que nous avons eue de lui dresser cette petite compagnie, comme il se contenta de la volonté qu’eut Abraham de lui sacrifier son fils. Si donc il plaît à sa bonté que nous nous en retournions du milieu du chemin, sa volonté soit faite ! » Or je puis dire en vérité que ceci était un acte héroïque de résignation, à cause des grands fruits qu’il prévoyait devoir arriver aux âmes par cette manière de vie.

Il se résigna constamment à la mort en une périlleuse maladie qu’il eut devant son sacre, disant que sans la miséricorde de Dieu il était frisé; mais qu’il espérait qu’elle lui, serait aussi favorable à l’heure présente que de là à vingt ou trente ans.

Mais c’est une vérité assurée, que la mort ou la vie lui étaient indifférentes, et qu’il s’y tenait toujours préparé, comme il le témoignait à monseigneur de Chalcédoine son frère, lequel 193 disant une fois à notre Bienheureux qu’il le trouvait tout pensif et triste : « Non, je ne suis nullement triste, répondit-il, mais je suis aux écoutes pour entendre quand l’heure du départ sonnera.

Il a vu mourir monsieur son père, deux de ses frères, hommes dignes de regret et dont il fut extrêmement touché, comme aussi d’une sienne sœur et d’une belle-scenr. Au fort de la douleur de ses afflictions, il dit : « Je me tais, Seigneur, et n’ouvre point mabouche, parce que c’est vous qui l’avez » fait. »

Au décès de feue madame sa mère qu’il aimait comme soi-même, il m’écrivit qu’après qu’il lui eut fermé les yeux et donné le dernier baiser de paix à l’instant de son trépas, le cœur lui enfla fort, et pleura sur cette bonne mère plus qu’il n’avait fait dès qu’il était d’Église, mais sans amertume : ‘, Car » ç’a été, dit-il, un ressentiment tranquille quoique vif, j’ai dit comme David : « Je me tais, Seigneur, et n’ouvre point ma bouche, parce que c’est vous qui l’avez fait. Sans doute, n’eût été cela, j’eusse crié holà sur ce coup ! mais il ne m’est pas avis que j’osasse crier ni témoigner du mécontentement sous les coups de cette main paternelle, qu’en vérité, grâces à sa bonté, j’ai appris d’aimer tendrement dès ma jeunesse. »

Il me disait une autre fois : Au milieu de mon cœur de chair qui a eu tant de ressentiment de cette mort, j’aperçois fort sensiblement une certaine suave tranquillité et certain doux repos de mon esprit en la Providence divine, qui répand en mon âme un grand contentement parmi ses déplaisirs. »

J’ai ouï dire que le Sérénissime prince cardinal de Savoie lui manda de l’aller trouver en Avignon, c’était un peu avant le trépas de notre Bienheureux. Ses amis, qui voyaient l’indisposition de sa santé avec le temps rude et fâcheux, lui représentèrent de ne point faire ce voyage, qu’infailliblement il lui arri-194verait du mal : « Quel remède à cela? repartit ce Bienheureux. Nous allons où nous sommes appelés, et continuerons tant que nous pourrons; lorsque nous serons arrêtés par maladie ou autre, nous demeurerons, et nous en reviendrons comme et quand il plaira à Dieu. »

Il tomba malade d’une apoplexie et il mourut parfaitement et absolument résigné au bon plaisir de Dieu, voire, tout à fait indifférent. Devant que d’aller en ce voyage, il vint dire adieu aux religieuses de céans. « Dieu vous ramène, Monseigneur! » lui dirent-elles. « Et s’il ne lui plaît pas, répondit-il, qu’y aura-t-il à dire à cela? »

Il s’était préparé une fois pour prêcher un carême, il tomba malade d’une fièvre continue. Il m’écrivit : « Si Dieu ne veut pas que je le serve en prêchant, ains en souffrant, sa volonté soit faite ! »

L’on parla une fois de certain emprisonnement (si la mémoire ne me trompe fort, et je pense que non), il dit : « Si l’on me mettait en prison, je ne m’en soucierais nullement, j’au­rais plus de loisir de prier Dieu et d’écrire quelque chose à sa gloire. » L’on parla aussi de lui lever son évêché : « Eh bien ! dit-il, je serais plus libre pour servir Dieu et les âmes. ». Il était même résigné à mourir par justice121 si c’eût été le bon plaisir de Dieu, et me dit une fois qu’il lui semblait que si Dieu permettait qu’il fût accusé à tort des plus grands crimes et méchancetés qui se puissent commettre, et que pour cela on le condamnât à quelque violent supplice, qu’il les irait souffrir, moyennant la grâce de Dieu, avec une entière résignation, pai­siblement et tranquillement, et qu’il ne lui fâcherait point pourvu qu’il fût innocent devant Dieu ; et ce qui le toucherait, serait si on l’accusait d’hérésie, à cause du scandale et préju­dice qui en pourrait arriver aux âmes. 195

Il serait impossible d’exprimer l’extrême indifférence de sa volonté ; certes, cela se peut assurer qu’elle était toute réduite à la volonté divine : aussi disait-il de lui-même qu’il laissait vouloir Notre-Seigneur pour lui ce qu’il lui plaisait, déposant tout le soin superflu de lui-même entre les mains de Dieu.

Il aimait souverainement cette parole de saint Paul : Sei­gneur, que voulez-vous que je fasse? parce, disait-il, que c’était une parole admirable. Il disait un jour, écrivant à une per­sonne, qu’il goûtait fort ces paroles de saint Paul, et il ajouta humblement : « Je les disais ce matin à Dieu, mais je n’ose plus les dire maintenant parce que j’ai trouvé que je ne sais que trop ce que Dieu veut que je fasse : il veut que je me mortifie en toutes les puissances de mon âme et que je sois un, vaisseau d’élite pour porter son sacré Nom parmi le peuple., Mais, hélas ! ce que je sais qu’il veut que je fasse, je ne le sais pas faire. Lui, qui le sait faire, le fasse donc en moi et par moi; mais qu’il fasse tout pour lui, à qui je n’ai trouvé que je puisse contribuer autre chose, que ce petit filet de bonne volonté que je sens au fin fond de mon misérable cœur. » Cette bonne volonté vit en moi, mais je suis mort en elle, et n’en ressens qu’un lent et faible mouvement, par lequel je soupire presque imperceptiblement le mot sacré de notre fidélité : Vive Jésus, vive Jésus ! Il était parfaitement indif­férent à la maladie ou à la santé, à la vie ou à la mort, aux mépris ou aux louanges, à l’emploi de son temps et de sa vie, à la pauvreté ou aux richesses, à la privation des personnes qui lui étaient chères comme à leur conservation ; et, bref, en toutes choses, son cœur était indifférent et aimant souveraine­ment le bon plaisir de Dieu. C’est pourquoi dans la tribulation et affliction il ressentait, ainsi qu’il me l’a dit lui-même, une douceur cent fois plus douce que l’ordinaire, par cet acquies­cement qu’il faisait de l’union de son esprit avec celui de Dieu, par-dessus tout sentiment. Je dis ces choses sans doute ni 196 crainte, parce que je les ai vues et reconnues clairement en ce Bienheureux en une infinité d’occasions, sans jamais lui avoir vu manquer en une seule.

Voici encore de ses paroles qui confirment cette vérité : « C’est, m’écrivait-il un jour, un grand contentement à mon âme vraiment dédiée à Dieu, de cheminer les yeux fermés selon que sa souveraine Providence la conduit de temps en temps; car ses raisons et jugements sont impénétrables, mais toujours doux et toujours suaves à ceux qui se confient en lui. » Que voulons-nous, sinon ce que Dieu veut? laissons-lui conduire notre âme qui est sa barque, il la fera surgir à bon port. Oh! qu’heureuses sont les âmes qui ne vivent que de cette volonté divine ! »

Une autre fois sur un empêchement qui le détourna de faire quelque chose qu’il avait projeté et qu’il désirait fort, il m’écrivit: « Notre chère maîtresse la gloire de Dieu l’a ainsi disposé, et vous savez quelle fidélité mon cœur lui a uniquement vouée ; c’est pourquoi sans réserve je la laisse ainsi régenter au-dessus de mes affections, aux occasions que je vois ce qu’elle requiert de moi. »

Sur une sensible affliction, « Il faut, m’écrivit-il, s’arrêter court et sans réplique aux décrets de la volonté céleste, la quelle dispose des siens selon sa plus grande gloire. En somme, il n’est pas en notre pouvoir de garder les consolations que Dieu nous donne, sinon celle de l’aimer sur toutes choses, qui est aussi la bénédiction souverainement désirable. O Dieu ! que c’est une bonne chose de ne vivre qu’en Dieu, de ne travailler qu’en Dieu et de ne se réjouir qu’en Dieu! »

Je n’aurais jamais fait, si je voulais rapporter ici tous les témoignages de la parfaite et très-absolue résignation et indifférence que ce Bienheureux avait en Dieu. Cette vérité est notoire, et ne peut être doutée de ceux qui l’ont fréquenté. Et il est vrai, notoire et public. 197

.ARTICLE QUARANTIÈME. / SON DISCERNEMENT DES ESPRITS ET SON DON DE PROPHÉTIE.

Le second jour du mois daoût 1627, à sept heures du matin, elle a répondu en ces termes à larticle quarantième :

Je dis qu’entre tous les dons que notre Bienheureux avait reçus de Dieu, celui de la discrétion [discernement] des esprits a été un des plus éminents, et c’est une vérité qui n’est doutée de personne qui l’ait fréquenté et considéré particulièrement; aussi recourait-on à lui de divers lieux pour être éclairés ès doutes de leur conscience. Je sais que plusieurs prélats, abbés, religieux, e»lésiastiques, des gentilshommes et gens de justice, des princes et princesses et personnes de toute qualité, riches et pauvres de diverses provinces, l’ont recherché pour cela. Le nombre des âmes qu’il a conduites en la voie de la perfection chrétienne en divers lieux est quasi innombrable. Je n’ai jamais ouï dire que pas une soit tombée dans aucune tromperie, ni se soit dévoyée de la crainte de Dieu, excepté une qui demeurait fort loin de lui, et encore la chose n’est pas certaine.

Quand il passait par quelque ville, l’on sait que c’était un abord non pareil; les pères spirituels même les plus expérimentés le venaient consulter, et lui envoyaient leurs disciples afin d’être éclaircis de lui aux choses plus difficiles de la vie spirituelle. Une grande servante de Dieu m’a assuré que le révérend père Coton, jésuite personnage si extraordinairement signalé en piété, parlant à elle, lui avait dit qu’il ne se tenait point parfaitement assuré d’une âme qui est conduite par des voies extraordinaires, laquelle était en sa charge, hien élue lui et plusieurs autres serviteurs de Dieu en fissent bon jugement, qu’il n’en eût l’avis et le témoignage de notre Bienheureux, avec 198 lequel ce grand père Coton avait tant et tant de fois désiré de conférer.

Le révérend père Suffren, jésuite, confesseur du roi très chrétien et de la reine sa mère, homme si profond en humilité et si éclairé en la conduite des âmes, lequel a dit après qu’il eut conféré avec notre Bienheureux, qu’il avait plus appris pour la bonne conduite des âmes en neuf heures ou environ qu’il traita avec lui de ce sujet, qu’il n’avait fait de toute sa vie.

Le révérend dom Sens, qui a été général des Feuillants, personnage rare en piété, dit aussi à la susdite servante de Dieu, que le nombre de ceux qui avaient reçu le don de la discrétion des esprits était très-petit, mais que notre Bienheureux le pos­sédait, et, certes, en éminent degré; et cette vérité est publique.

Ce Bienheureux avait une vue si pénétrante, que quand on lui parlait on écrivait de sa conscience, il discernait avec une délicatesse et clarté non pareille les inclinations, les mouve­ments et tous les ressorts des âmes, et parlait avec des termes si précis, si exprès et intelligibles, qu’il faisait comprendre avec très grande facilité les choses les plus délicates et plus relevées de la vie spirituelle. L’on verra cette vérité clairement dans le livre de ses Épîtres.

Je sais cela par une certaine expérience, mais aussi plusieurs personnes me l’ont dit. Il a assuré à des personnes qui lui com­muniquaient leurs nécessités spirituelles, qu’il voyait claire­ment leur cœur comme au travers d’un cristal. À combien d’âmes a-t-il dit : «Vous ne vous déclarez pas bien n, et cela était très-vrai ; quelque âme à qui cela était arrivé me l’a ainsi rap­porté. Il dit à une : « Vous me célez ce que vous voudriez un jour m’avoir dit, et il n’en sera plus temps », et cela lui arriva; et d’autres m’ont assuré d’avoir été contraints par la force des scrupules de retourner à lui pour se déclarer entièrement.

À l’ordinaire, l’on ne lui pouvait rien céler; aussi bien, di­sait-on, il connaît clairement nos cœurs et toutes nos pensées. 199 Quelques personnes dignes de foi m’ont assuré que ce Bienheu­reux leur avait dit ce qu’elles pensaient. Il discernait aussi ceux qui étaient possédés ou non. Il disait souvent à ses pénitents ce qu’ils voulaient dire avant qu’ils se fussent déclarés ; et ceci était une croyance quasi commune entre ceux qui se confes­saient à lui. Un certain personnage de qualité s’étant détraqué et tombé en quelque offense secrète, a déclaré ingénument qu’il n’osait paraître devant ce Bienheureux, crainte qu’il ne connût sa faute.

Une âme religieuse avait des grandes et extraordinaires vi­sions et révélations et semblables cas, lesquelles avaient été communiquées à plusieurs docteurs, même avaient été approu­vées de quatre docteurs religieux de divers Ordres réformés; l’on envoya l’écrit qui en avait été fait à notre Bienheureux, et sans qu’il eût vu la personne dans laquelle on disait que ces grâces s’opéraient, il condamna tout cela avec sa modestie or­dinaire, défendant qu’on ne contestât point contre ceux qui l’avaient approuvé, et dans peu de temps après, l’on vit claire­ment que tout cela n’était que tromperie. Il donna des conseils convenables pour la conduite de cette âme, laquelle se reconnut et est morte chrétiennement. Il en a détrompé tant d’autres, et n’a jamais approuvé, que j’ai su, l’esprit et conduite spirituelle d’aucune personne qui n’ait été bonne et solide.

Je sais que l’on lui communiquait de divers lieux de ces choses surnaturelles; il ne les méprisait pas, mais il ne les exaltait pas aussi. Il ne faisait état et ne mettait en ligne de compte que les vraies vertus. Je sais que souvent il accoisait les esprits d’une seule parole.

Je sais des âmes qui étaient fort embarrassées et inquiétées de divers troubles, lesquelles par la grâce de Dieu il a pacifiées (et je suis de ce nombre), quelquefois d’une seule parole, comme j’ai ouï assurer qu’il arriva à une âme qui était fort tra­vaillée de scrupule et de crainte d’être damnée, à laquelle il 200 répondit après lui avoir ouï raconter ses angoisses d’esprit : Il faut que vous perdiez votre âme pour la sauver. Comme elle désirait recevoir plus ample instruction de lui : « Non, dit-il, cela suffit, vous avez plus besoin de soumissions que de raisons », et ainsi elle partit d’avec lui extrêmement accoisée et consolée.

À une autre qui avait quasi le même trouble d’esprit, il ne fit que lui dire : « Mettez-vous en indifférence, et acquiescez au bon plaisir de Dieu », et elle demeura et persévéra depuis en un très grand repos d’esprit.

Monsieur le président de la Valbonne l’alla un jour trouver, fort troublé en son intérieur; avant qu’il pût déclarer son mal notre Bienheureux le mena dans son cabinet et lui fit lire un chapitre de l’Amour divin qu’il composait alors. Après que ce bon personnage l’eut lu, il demeura calmé et du tout affranchi du trouble qui l’affligeait intérieurement. Plusieurs personnes ont été pacifiées par son seul regard, d’autres en lisant ses lettres, et enfin une infinité de semblables travaux ont été guéris par son moyen.

Conformément à l’esprit de Dieu qui agissait en lui, il se bâtait tout bellement de reconnaître les dispositions des âmes avec lesquelles il traitait; et s’il ne les trouvait pas préparées, il s’arrêtait tout court, ne voulant point que l’on répande des discours où il n’y a point d’auditeurs; mais aussitôt qu’il avait reconnu l’onction de l’esprit de Dieu, il versait dans les âmes les instructions et enseignements nécessaires pour leur salut.

De plus, j’ai remarqué qu’il laissait volontiers agir l’esprit de Dieu dans les âmes avec une grande liberté, suivant lui-même l’attrait de cet esprit divin, elles conduisant sélon la conduite de Dieu, les laissant agir selon les inspirations divines, plutôt que par ses instruations particulières. J’ai reconnu cela en moimême, et l’ai appris encore de quelques autres personnes trèsqualifiées avec lesquelles il a traité de la même sorte; et si je 201 m’entends bien, il témoignait en cela une grande lumière en la discrétion des esprits.

Il était tout à fait admirable et incomparable à dresser les esprits selon leur portée sans jamais les presser; ains il donnait et imprimait dans les cœurs une certaine liberté qui affranchissait de tout scrupule et difficulté, et qui élevait les âmes à un amour envers Dieu si suave, que toutes les difficultés que l’on croit être en la vie dévote s’évanouissaient; mais tous ses livres rendent un ample témoignage de cette vérité, et j’assure que l’on ressentait une douceur non pareille à obéir à ses conseils, et pour moi souventefois j’ai eu peine de ce qu’il ne me commandait pas assez.

Une demoiselle qui poursuivait pour être religieuse céans, l’alla trouver pour savoir quand il lui plairait qu’elle entrât, il lui répondit fermement : « Vous ne serez point religieuse, mais votre petite sœur que voilà le sera », qui était alors une fille d’environ douze ans, laquelle n’y pensait nullement ; et en effet, il arriva comme ce Bienheureux avait prédit, car l’aînée fut mariée et la jeune se fit religieuse, et est aujourd’hui supérieure en un des monastères de notre Ordre.

Notre Bienheureux recevait de Dieu en ce sujet de grandes lumières et connaissances par le moyen de l’oraison. Je me souviens que feu monsieur Favre, premier président du souverain sénat de Savoie, homme excellent en sa condition, rare en humilité et piété, intime ami de notre Bienheureux, m’a dit 'que comme il était en très grande affliction pour le salut de madame sa femme qui était morte sans confession, il lui communiqua sa peine. Le Bienheureux pria pour elle, après quoi il dit audit sieur président : « Ne soyez plus en peine pour l’âme de ma sœur (ainsi l’appelait-il); soyez assuré qu’elle est en voie de salut. »

En l’année 1616, monsieur le duc de Nemours vint avec une grande armée en intention de prendre ce pays de Savoie. Chacun 202 croyait la ruine du pays et la prise de cette ville. Notre Bienheureux après avoir considéré ces remuements, assura avec une grande fermeté que tout cela se dissiperait en brief, ce qui arriva dans le temps qu’il avait prédit.

On lui apporta la nouvelle de la maladie d’une sienne belle-sœur ; il alla dire la sainte messe pour elle ; à son retour il me dit qu’il n’avait su prier pour elle en qualité de malade, mais oui bien de défunte comme elle était, et dont on eut nouvelle incontinent après.

Environ cinq ou six ans avant que je fusse religieuse, je lui dis : « Monseigneur, ne me retirerez-vous jamais du monde? » Il me répondit avec une fermeté extraordinaire : « Oui, et un jour vous quitterez toutes choses; vous viendrez à moi et entrerez dans le parfait dénuement de la croix. » Ce qui est arrivé par des moyens si éloignés de la prudence humaine, qu’on ne les peut attribuer qu’à la seule Providence de Dieu.

Je sais qu’à un grand nombre de personnes, il a prédit des choses qui sont arrivées, et de l’événement desquelles on peut recueillir qu’il avait le don de prophétie, comme en l’issue de diverses affaires. Par exemple, il prédit à madame de Crémieux de son diocèse, qui avait déjà eu plusieurs mauvais accouchements, qu’elle en aurait un heureux, et dont l’enfant serait conservé; ce qui est vrai, car il est encore en vie. Et ceci est vrai, notoire et public.

ARTICLE QUARANTE-CINQUIÈME. / SON MEPRIS POUR LES HONNEURS ET POUR LES BIENS DU MONDE.

Ad quadragesimum quintum articulum respondit

[…]

Il est à naître, comme je crois, celui qui lui a vu faire un pas ou dire une parole pour son agrandissement aux honneurs et richesses de ce monde; toute son ambition était, comme il m’a dit, d’employer sa vie le plus utilement qu’il lui serait possible pour l’accroissement de la gloire de Dieu et le salut des âmes.

Une personne lui écrivant un jour, lui souhaitait beaucoup de prospérités et de grandeurs temporelles; il lui répondit : « Mon Dieu! que me souhaitez-vous? de la grandeur et de la prospérité, dites-vous. Eh ! il ne m’en faut point avoir, et par la grâce de Dieu je n’en attends et n’en désire autre en ce misérable monde, que celle que le Fils de Dieu a voulu pratiquer en la crèche de Bethléem. »

Une autre fois : « Ne croyez pas, m’écrivit-il, qu’aucune faveur de la cour me puisse engager. O Dieu! que c’est chose bien plus désirable d’être pauvre en la maison de Dieu, que 218 d’habiter dans les grands palais des rois. Je fais ici mon noviciat (il était alors à Paris avec monseigneur le prince cardinal de Savoie); mais jamais je n’y ferai profession, Dieu ai­dant; et grâce à Dieu j’ai appris à la cour d’être plus simple et moins mondain; mais se pourrait-il bien faire qu’après avoir considéré la bonté, la fermeté de l’éternité de Dieu, nous puissions aimer cette misérable vanité du monde? car il ne faut aimer ni affectionner que la vérité de notre bon Dieu, lequel soit à jamais loué de ce qu’il nous conduit au vrai mépris des choses terrestres. »

Il est vrai que notre Bienheureux ne maniait point d’argent, sinon pour le distribuer aux pauvres, et l’a tellement méprisé qu’il n’a voulu savoir ni connaître la valeur, ni la différence des espèces.

Le monde s’étonnait, sachant qu’il n’avait que mille écus de rente, comme il pouvait satisfaire à sa dépense eu égard aux charges qu’il avait à supporter; car nonobstant ses aumônes innombrables, toute sorte de personnes étaient reçues chez lui très-honorablement.

Les meubles de sa maison étaient fort simples quoique hon­nêtes; ses habits étaient fort décents et nets; mais ceux de des­sous étaient à l’ordinaire rapiécés, ainsi que m’ont assuré ses domestiques. Bref, en tout et partout il montrait l’extrême mé­pris qu’il faisait des choses de ce monde.

Un jour, retournant de la ville en son logis, il trouva la porte fermée que l’on ne put ouvrir promptement, il en eut une joie intérieure très-grande, et se tenait là humblement comme un pauvre.

Il avait une satisfaction incroyable de n’avoir point de maison qui fût sienne, et que le maître de son logis l’en pût mettre dehors quand il voudrait. « Tout plein de gens, disait-il, me persuadent d’acheter une maison. Mon Dieu! s’ils savaient l’aise que j’ai de n’en avoir point, et que je n’en désire point, 219 et que je veux mourir avec cette gloire de n’avoir rien, et voilà mon ambition. Et puis, que le monde clabaude tant qu’il voudra, moyennant la grâce de Dieu je ne me départirai jamais de mon entreprise. » Et Dieu a accompli en quelque sorte le désir de son serviteur; car il est mort dans la maison d’un pauvre jardinier.

Une personne lui écrivait un jour qu’elle était prou pauvre, Dieu merci. « Oh! que s’il était vrai, lui répondit-il, je dirais volontiers que vous êtes donc prou heureuse, Dieu merci. » Notre Seigneur disait : Bienheureux sont les pauvres ! La sa­gesse humaine ne laissera pas de dire que bienheureux sont les monastères, les chapitres et les maisons qui sont riches. » Et ajoutait qu’il faut en cela cultiver la pauvreté, que nous aimions et souffrions amoureusement qu’elle soit mésestimée.

« Je me tâte partout dans le cœur, disait-il, pour voir si la vieillesse ne me porte point à l’humeur avare, et je trouve au contraire qu’elle m’a affranchi de souci, et me fait négliger de tout mon cœur et de toute mon âme toute chicheté, pré­voyance humaine et défiance d’avoir besoin. En continuant sur le même article, je dis que notre Bien­heureux donna tout ce qui était de son patrimoine, et s’en dé­pouilla franchement en faveur de messieurs ses frères; il m’é­crivit qu’il en avait une joie non pareille, et qu’il lui semblait être déchargé d’un grand fardeau, puisqu’il n’avait plus de temporel.

Quelques-uns des siens lui disaient une fois que l’on se moque de ceux qui ne prétendent rien en ce monde, et qu’il était obligé de se servir du temps pour faire quelque chose pour lui et sa maison; il dit après à quelques personnes de sa con‑220fiance : « Je me moque de toutes ces niaiseries-là; car l’une de mes plus grandes consolations, c’est de m’imaginer de n’avoir rien, et quand je mourrai je n’aurai rien. »

[…]

.ARTICLE QUARANTE-SIXIÈME. / SA MANIÈRE DE TRAITER AVEC LE PROCHAIN.

Ad quadragesimum sextum articulum respondit :

Je dis que c’est une vérité publique que notre Bienheureux Père donnait un très-libre et très-facile accès à tous ceux qui désiraient de communiquer avec lui. Il avait ordonné à ses 221 domestiques de ne renvoyer personne de ceux qui le demandaient, si ce n’est lorsqu’il était contraint de se retirer pour l’expédition de quelque affaire importante; mais rarement il le faisait, bien que, comme il me dit une fois, les affaires que son diocèse lui fournissait, et celles qui lui venaient d’ailleurs n’étaient pas des ruisseaux, ains des torrents; et ce n’est sans sujet d’admiration comme il pouvait satisfaire à tout et à tous.

Il recevait chacun avec un visage égal et gracieux sans en éconduire un seul de quelque condition qu’il fût; il écoutait tout le monde paisiblement et si longtemps que chacun voulait, vous eussiez dit qu’il n’avait que cela à faire, tant il était patient et attentif, et chacun s’en retournait si content et satisfait, qu’en vérité l’on était bien aise d’avoir quelque affaire à lui communiquer, afin de jouir de l’extrême douceur et suavité qu’il répandait dans le cœur de ceux .qui lui parlaient, et qu’il attirait par ce moyen à une extrême confiance, surtout quand la communication était des choses de l’âme, car c’était ses délices de parler de la sainte dévotion, et d’exciter tout le monde, s’il eût pu, à la pratiquer chacun selon sa vocation et condition.

La façon et le parler de ce Bienheureux étaient grandement majestueux et sérieux, mais toutefois le plus humble, le plus doux et naïf que l’on ait jamais vu; car il était sans art, sans fard et sans contrainte. L’on ne lui entendait jamais dire aucune parole mal à propos, qui, tant soit peu que ce fût, pût mécontenter qui que ce soit, ou qui ressentît la légèreté. Il parlait bas, gravement, posément, doucement et sagement, et avec une efficace non pareille, sans recherche de belles paroles, ni aucune affectation, il aimait la naïveté et simplicité. Souvent j’ai remarqué, et plusieurs autres ont fait le même jugement, qu’il ne disait rien de trop, ni de trop peu, ains ce qui était nécessaire, mais en termes si bons qu’il ne s’y pouvait rien 442 ajouter. Il nous a enseigné souvent qu’il fallait dire beaucoup de choses en se taisant par la modestie, égalité d’esprit et de maintien; certes, c’est une pratique qui était en lui admi­rable.

Il était très-véritable en ses paroles, et disait que c’était un grand secret pour attirer l’esprit de Dieu en nos entrailles que de ne point mentir. Quand il tomba en cette apoplexie de la­quelle il est mort, accourut en son logis, au bruit de cet acci­dent, une sœur tourière de notre monastère de Lyon, et pensant le réveiller et lui donner quelque émotion, lui dit que monsei­gneur de Chalcédoine son frère était là; il lui répondit fermement : Hélas! ma sœur, il ne faut pas dire le mensonge.

La conversation de ce Bienheureux serviteur de Dieu était hautement louée, et tenue généralement de tous ceux qui l’ont connu, incomparable en suavité. Un prélat de France disait qu’elle était tout angélique. Monseigneur l’archevêque de Bourges mon frère, comme aussi feu mon père, et plusieurs autres personnes de qualité relevée, qui ont été ses familiers et fait voyage avec lui, ne pouvaient assez hautement louer sa sainte, utile, et très-agréable conversation; je leur en ai ouï parler avec admiration.

Jamais il ne raillait ni offensait personne. Il faisait des fois de petits contes de récréation; mais avec tant de modestie, que ceux qui entendaient, étaient également récréés et édifiés. Si aux compagnies où il était, on se mettait sur des plaintes contre le prochain, il témoignait n’y prendre point de plaisir, les ex­cusant toujours; que s’il ne pouvait excuser le fait, il excusait l’intention autant qu’il pouvait, et rejetait les fautes sur la fra­gilité des personnes. Quand les fautes commises étaient grandes, on lui voyait lever les yeux au ciel, serrer les épaules et dire doucement : Misère humaine! misère humaine ! c’est pour nous faire voir que nous sommes hommes.

Jamais on ne lui a ouï médire de qui que ce soit, comme je 223 crois, ni contrôler les actions d’autrui. S’il arrivait à quelqu’un de le faire en sa présence, il prenait la défense de l’absent, et par ses paroles il témoignait assez combien tels discours lui dé­plaisaient.

Surtout il ne pouvait souffrir que l’on se moquât du prochain; il disait que cela était directement contre la charité. Il advint une fois à une personne de qualité de se moquer devant lui d’une personne qui était fort laide et de mauvaise grâce; quand la compagnie fut retirée, il la prit à part : « Comment, lui dit-il, est-ce ainsi que vous traitez votre prochain? Cette créature que vous trouvez si désagréable, n’est-elle pas faite à l’image de Dieu? elle lui est peut-être plus agréable mille fois en sa laideur extérieure, que ne lui ont jamais été toutes les beautés du monde. Il faut apprendre à aimer Dieu en toute créature. »

Ce Bienheureux Prélat était un des hommes du monde les plus accomplis en la civilité. Je sais que quelques seigneurs de la cour ont admiré cette particulière vertu en lui; il avait une gravité sainte, une majesté en toutes ses actions si humble et dévote qu’il répandait l’estime, la révérence et l’amour dans les cœurs de ceux qui conversaient avec lui; sa parole était de même qui pénétraient les cœurs doucement, et enfin tous ceux qui l’abordaient en demeuraient pleinement édifiés et satisfaits. Quand il allait par les rues chacun se tenait heureux de le ren­contrer et d’avoir sa bénédiction. Les petits enfants mêmes l’allaient environner, lesquels il touchait et caressait avec une débonnaireté non pareille. Et tout ceci est vrai, notoire et public. 224

.ARTICLE CINQUANTE ET UNIÈME. / SA RÉPUTATION DE SAINTETÉ.

Ad quinquagesimum primum articulum respondit

Je dis que c’est une vérité assurée et publique, que notre Bienheureux a été tenu pour saint durant sa vie, et plusieurs parlant de lui le nommaient saint; les docteurs, les religieux, les curés et une infinité d’autres personnes le qualifiaient ainsi; d’autres l’appelaient : homme divin, homme Apostolique et Bien­heureux. Universellement il a toujours été tenu en estime d’un grand Prélat, irrépréhensible en ses mœurs et actions, grand homme de Dieu, qui avait plus que de l’humain; et que l’esprit de Dieu habitait en lui, qu’il n’avait son semblable. Et, bref, je ne saurais ici rapporter ce que chacun en disait.

Pour moi, dès le commencement que j’eus l’honneur de le connaître, qui fut en l’année 1604 qu’il prêchait le carême à Dijon, je l’admirais comme un oracle, je l’appelais SAINT du fond de mon cœur et le tenais pour tel. Il vit un jour dans une de mes lettres que je le qualifiais de SAINT, il me manda que je ne le fisse plus, que la sainte Église ne m’avait point donné de pou­voir de canoniser les Saints. Je l’avais en telle vénération que 228 quand je recevais de ses lettres, je les ouvrais et les lisais à genoux, et les baisais par révérence et dévotion, et recevais ce qu’il me disait, comme provenant de l’esprit de Dieu.

Monseigneur l’archevêque de Bourges mon frère, et feu monsieur le président Frémyot mon père, l’avaient en telle vénération et estime, que nonobstant la répugnance qu’ils avaient de me voir quitter leur maison, mes enfants et ma pairie, lorsque je leur proposai ma retraite, en leur disant que je ne ferais rien que par leur avis et celui de ce grand Serviteur de Dieu, monseigneur de Genève, ils me répondirent : Faites ce qu’il vous dira, car il a l’esprit de Dieu.

[…]

Le même jour, 3 aoùt, à trois heures après-midi.

Continuant de déposer sur le précédent article, je dis que, entendant le bruit de ce qui se passait de ces possédés, je m’enquis de ce Bienheureux ce que c’était; il nie répondit avec une grande humilité et modestie : « Ce sont de bonnes gens qui sont mélancoliques, je les confesse, je les communie et con­sole le mieux que je puis. Je leur dis qu’ils sont guéris; ils 232 me croient et se retirent en paix. J’ai ouï dire que plusieurs centaines de personnes ainsi malades ont été guéries par son entremise. La plupart des personnes de ce pays ou des lieux où elles étaient, dès qu’elles avaient quelque affliction extérieure ou intérieure, allaient à lui.

Plusieurs malades impotents, mélancoliques allaient à lui pour être soulagés, pour lesquels il priait Dieu à la sainte messe, les uns s’en allaient guéris, et les autres tout soulagés et consolés. Ainsi l’ai-je ouï dire à des personnes dignes de foi.

Aux mariages auxquels il se trouvait quelque empêchement ou enchantement, on recourait à lui, et tant par les confessions et communions qu’il faisait faire, que par les prières qu’ils faisait, les personnes affligées se trouvaient délivrées ou soulagées.

Les hérétiques mêmes l’avaient en très grande estime; ceux de Genève le tenaient pour un homme craignant Dieu; ils le regrettèrent fort après son décès, comme ils le dirent à Chambéry, et que s’ils eussent su n’avoir jamais à faire qu’avec un semblable évêque, ils n’eussent pas fait difficulté de le recevoir, et que l’on voyait bien qu’il ne cherchait pas de vivre en terre, ajoutant qu’il avait été autant ou plus regretté dans Genève que dans Chambéry. Un avocat hérétique, après son décès, envoya une épitaphe pleine de ses louanges. L’un des ministres de Genève, ayant su son trépas, le loua grandement et dit qu’il n’avait qu’une seule tare; qu’il était trop affectionné à l’Église romaine. Un autre hérétique dit qu’il l’eût voulu racheter de son sang.

[…]

.ARTICLE CINQUANTE-DEUXIÈME. / SA DERNIÈRE MALADIE ET SA MORT.

Ad quinquagesinzum secundum articulum respondit :

Je dis que ce très-humble et saint Serviteur de Dieu ayant célébré la très sainte messe, le jour de saint Jean l’évangéliste en notre église de la Visitation, à Lyon, en laquelle il fut long extraordinairement, nonobstant qu’il ait tard et fort incommodé, il ne laissa de s’en aller au logis de monsieur le duc de Nemours pour une œuvre de charité, dont il retourna. Et après diner, il se mit à écrire une lettre de dévotion à une dame abbesse, étant déjà si pressé de son mal que les yeux lui éblouissaient, et tomba tout à coup dans une apoplexie et paralysie, dont il mourut le lendemain, jour des Innocents, fort doucement et paisiblement, comme l’on disait l’Agnus Dei des litanies. Il reçut les saintes huiles avec une grande dévotion, et fit tout ce ce qu’un vrai chrétien doit faire en ce passage.

Ses serviteurs qui étaient dans une incroyable affliction, le voyant réduit à l’extrémité, le prièrent de leur dire quelque chose; il leur répondit : « Demeurez en paix, et vivez en la crainte de Dieu. »

Pendant son mal, il montra bien la grande habitude qu’il avait à la pratique des vertus et à converser avec Dieu ; car bien que le mal l’assoupissait fort, si est-ce que toutes les fois qu’on le réveillait, lui disant quelques paroles saintes de l’É­criture, il les poursuivait lui-même, et répondait très à propos de son âme et de toutes les choses qu’on lui disait. Il témoi­gnait en ce peu de paroles qu’il dit, lesquelles étaient excel­lentes, une profonde humilité et contrition.

On lui demanda s’il ne lui plaisait pas bien qu’on exposât dans notre église de la Visitation le très-Saint Sacrement 235 pour faire des prières pour lui, il répondit : « Je ne le mérite pas. »

Il avait une parfaite résignation au bon plaisir de Dieu et in­différence à la mort et à la vie ; on le pria de demander sa gué­rison à Notre-Seigneur, à l’exemple de saint Martin. « Ah ! non, dit-il, je ne le ferai pas ; car je sais que je suis tout à fait inutile. »

II témoigna une parfaite et filiale confiance en la divine mi­séricorde, lorsqu’on lui demanda s’il n’avait point de tentation ou doute de la foi, il répondit fermement : «Ce serait une grande trahison à moi. » On répliqua que plusieurs saints n’en avaient pas été exempts ; alors il répéta de suite huit ou dix fois, mais en latin : «Celui qui a commencé en moi son œuvre la parachè­vera. » Le révérend père provincial des feuillants qui était auprès de lui m’a rapporté cela.

Il témoigna aussi un amour tendre envers Notre-Seigneur et les biens éternels, ainsi que monseigneur l’archevêque d’Em­brun le rapporta à celle qui était lors supérieure de notre mo­nastère de Grenoble ; il lui assura qu’étant auprès de ce Bien­heureux mourant, tout à coup il s’éveilla et tournant son visage et ses yeux du côté du ciel, dit : « A moi, Mon Dieu! tout mon désir est aux choses éternelles et à mon Sauveur Jésus-Christ; », mais il le dit en latin, puis se rendormit.

Il pratiqua en cette maladie une douceur, obéissance et pa­tience non pareilles, sans jamais se plaindre ni dire aucune pa­role de chagrin, se soumettant à tout ce que l’on voulait; il prit une médecine avec la cuillère, nonobstant l’extrême difficulté qu’il avait à l’avaler ; quand on lui demanda s’il voulait qu’on lui appliquât le bouton de feu, il répondit : Que le médecin fasse au malade ce qu’il lui. plaira. » On lui donna deux fois le bouton de feu, l’un sur la nuque du cou, l’autre sur la tète, et si avant qu’on assure qu’il lui avait gâté le crâne; il ne dit jamais un mot, sinon la première fois qu’il dit doucement Jésus, Maria. 236

On lui mit un emplâtre de cantharides sur la tâte, et en le levant, on assura qu’il lui emporta la première peau de la tête. On lui écorcha le corps à force de le frotter. Enfin on lui fit souffrir en cette extrémité de sa vie des tourments plus grands que l’on ne pourrait s’imaginer; et ce qui est admirable, c’est la patience et la douceur avec laquelle il endura le tout, sans que l’on lui vit faire ni dire chose quelconque Contraire à la parfaite tranquillité et paix intérieure et extérieure qu’il conserva inviolablement jusqu’au dernier soupir de sa vie.

Et toutes ces choses m’ont été dites par des personnes de qualité, religieux et ecclésiastiques très-dignes de foi, qui l’assistèrent en cette maladie, comme aussi ses domestiques.

Je sais que souvent ce très-heureux Serviteur de Dieu avait désiré de mourir martyr pour l’amour de son Dieu; et dit une fois, que si Dieu le favorisait de cette grâce il ne voudrait point être des martyrs à qui il ôtait le sentiment des travaux, qu’il les voudrait ressentir, et Dieu l’a exaucé; car, tant en sa mort que durant la dernière année de sa vie, il fut accablé de douleurs très-piquantes et de travaux continuels pour le service du prochain. Et tout ceci est vrai, notoire et public.

[…]

En foi de cette vérité la susdite Déposante a signé au bas du procès-verbal, en présence desdits seigneurs juges qui ont aussi signé de leur propre main; et moi Philippe Ducrest, notaire apostolique, j’ai signé aussi, et pour plus ample témoignage j’ai apposé mon sceau ordinaire.

Et moi, Sœur Jeanne-Françoise FRÉMYOT, ai déposé ainsi que dessus, et pour signe de vérité me suis soussignée.

[…]

FIN DE LA COPIE AUTHENTIQUE

CONSERVÉE AU PREMIER MONASTÈRE DE LA VISITATION D’ANNECY.



.LETTRE DE SAINTE JEANNE-FRANÇOISE FRÉMYOT DE CHANTAL AU RÉVÈREND PÈRE DOM JEAN DE SAINT FRANÇOIS

GÉNÉRAL DE L’ORDRE DES FEUILLANTS

SUR LES VERTUS DE SAINT FRANÇOIS DE SALES122

Hélas ! mon Révérend Père, que vous me commandez une chose qui est bien au-dessus de ma capacité! non, certes, que Dieu ne m’ait donné une plus grande connaissance de l’intérieur de mon Bienheureux Père que mon indignité ne méritait, et surtout depuis son décès, Dieu m’en a favorisée : car l’objet m’étant présent, l’admiration et le contentement que je recevais m’offusquaient un peu (au moins il me semble); mais je confesse tout simplement à votre cœur paternel que je n’ai point de suffisance pour m’en exprimer.

Néanmoins, pour obéir à Votre Révérence, et pour l’amour et respect que je dois à l’autorité par laquelle vous me commandez, je vais écrire simplement en la présence de Dieu ce qui me viendra en vue. 248

Premièrement, mon très cher Père, je vous dirai que j’ai reconnu en mon Bienheureux Père et seigneur un don de très parfaite foi, laquelle était accompagnée de grande clarté, de certitude, de goût et de suavité extrême. Il m’en a fait des dis­cours admirables, et me dit une fois que Dieu l’avait gratifié de beaucoup de lumières et connaissances pour l’intelligence des mystères de notre sainte foi, et qu’il pensait bien posséder le sens et l’intention de l’Église en ce qu’elle enseigne à ses enfants; niais de ceci sa vie et ses œuvres rendent témoignage.

Dieu avait répandu au centre de cette très sainte âme, ou, comme il dit, en la cime de son esprit, une lumière, mais si claire, qu’il voyait d’une simple vue les vérités de la foi et leur excellence : ce qui lui causait de grandes ardeurs, des extases et des ravissements de volonté et il se soumettait à ces vérités qui lui étaient montrées par un simple acquiescement et senti­ment de sa volonté. Il appelait le lieu où se faisaient ces clartés, le sanctuaire de Dieu, où rien n’entre que la seule âme avec son Dieu. C’était le lieu de ses retraites, et son plus ordinaire séjour : car, nonobstant ses continuelles occupations exté­rieures, il tenait son esprit en cette solitude intérieure tant qu’il pouvait.

J’ai toujours vu ce Bienheureux aspirer et ne respirer que le seul désir de vivre selon les vérités de la foi et des maximes de l’Évangile ; cela se verra ès mémoires123.

Il disait que la vraie manière de servir Dieu était de le suivre, et marcher après lui sur la fine pointe de l’âme, sans aucun appui de consolation, de sentiments ou de lumière que celle de la foi nue et simple, c’est pourquoi il aimait les délaissements, les abandonnements et désolations intérieures. II me dit une fois qu’il ne prenait point garde s’il était en consolation ou déso‑249lation, et que quand Notre-Seigneur lui donnait de bons sentiments, il les recevait en simplicité : s’il ne lui en donnait point, il n’y pensait pas ; mais c’est la vérité, que pour l’ordinaire il avait de grandes suavités intérieures, et l’on voyait cela en son visage pour peu qu’il se retirât en lui-même, ce qu’il faisait fréquemment.

Aussi tirait-il de bonnes pensées de toutes choses, convertis­sant tout au profit de l’âme; mais surtout il recevait ces grandes lumières en se préparant pour ses sermons, ce qu’il faisait ordinairement en se promenant; et m’a dit qu’il tirait l’oraison de l’étude, et en sortait fort éclairé et affectionné.

Il y a plusieurs années qu’il me dit qu’il n’avait pas des goûts sensibles en l’oraison et que Dieu opérait en lui par des clartés et sentiments insensibles qu’il répandait en la partie intellectuelle de son âme; que la partie inférieure n’y avait aucune part. À l’ordinaire c’étaient des vues et sentiments de l’unité, très-simples, et des émanations divines auxquelles il ne s’enfonçait pas, mais les recevait simplement avec une très profonde révérence et humilité ; car sa méthode était de se tenir très-humble, très-petit, et très-abaissé devant son Dieu, avec une singulière révérence et confiance, comme un enfant d’amour.

Souvent il m’a écrit que, quand je le verrais, je le fisse res­souvenir de me dire ce que Dieu lui avait donné en la sainte oraison; et comme je le lui demandais, il me répondit : « Ce sont des choses si minces, si simples et délicates, que l’on ne les peut dire quand elles sont passées; les effets en demeurent seulement dans l’âme. »

Plusieurs années avant son décès, il ne prenait quasi plus de temps pour faire l’oraison, car les affaires l’accablaient; et, un jour, je lui demandais s’il l’avait faite. « Non, me dit-il, mais 250 je fais bien ce qui la vaut. » C’est qu’il se tenait toujours en cette union avec Dieu; et disait qu’en cette vie il faut faire l’oraison d’œuvre et d’action. Mais c’est la vérité, que sa vie était une continuelle oraison.

Par ce qui est dit, il est aisé à croire que ce Bienheureux ne se contentait pas seulement de jouir de la délicieuse union de son âme avec son Dieu en l’oraison. Non, certes ; car il aimait également la volonté de Dieu en tout, mais cela assurément. Et je crois qu’en ses dernières années il était parvenu à telle pureté, que même il ne voulait, il n’aimait, il ne voyait plus que Dieu en toutes choses : aussi le voyait-on absorbé en Dieu, et disait qu’il n’y avait plus rien au monde qui lui pût donner du contentement que Diéu, et ainsi il vivait, non plus lui, certes, mais Jésus-Christ vivait en lui. Cet amour -général de la volonté de Dieu était d’autant plus excellent et pur, que cette âme n’était pas sujette à changer ni à se tromper, à cause de la très-claire lumière que Dieu y avait répandue, par laquelle il voyait naître les mouvements de l’amour-propre, qu’il retranchait fidèlement, afin de s’unir toujours plus purement à Dieu. Aussi m’a-t-il dit que quelquefois, au fort de ses plus grandes afflictions, il sentait une douceur cent fois plus douce qu’à l’ordinaire ; car, par le moyen de cette union intime, les choses plus amères lui étaient rendues savoureuses.

Mais si Votre Révérence veut voir clairement l’état de cette très sainte âme sur ce sujet, qu’elle lise, s’il lui plaît, les trois ou quatre derniers chapitres du neuvième livre de l’Amour divin. Il animait toutes ses actions du seul motif du divin bon plaisir. Et véritablement (comme il est dit en ce livre sacré), il ne demandait ni au ciel, ni en la terre, que de voir la volonté de Dieu accomplie. Combien de fois a-t-il prononcé d’un sentiment tout extatique ces paroles de David : « O Seigneur, qu’y-a-t-il au ciel pour moi, et que veux-je en terre, sinon vous? Vous êtes ma part et mon héritage éternellement. » Aussi, ce qui n’était pas Dieu ne lui était rien, et c’était sa maxime.

De cette union si parfaite procédaient ses éminentes vertus que chacun a pu remarquer, cette générale et universelle indifférence que l’on voyait ordinairement en lui. Et, certes, je ne lis point les chapitres qui en traitent au neuvième" livre de l’Amour divin, que je ne voie clairement qu’il pratiquait ce qu’il enseignait, selon les occasions.

Ce document si peu connu, et toutefois si excellent, NE DEMANDEZ RIEN, NE DÉSIREZ RIEN, NE REFUSEZ RIEN, lequel il a pratiqué si fidèlement jusqu’à l’extrémité de sa vie, ne pouvait
partir que d’une âme entièrement indifférente, et morte à soi-même. Son égalité d’esprit était incomparable : car qui l’a jamais vu changer de posture en nulle sorte d’action, quoique je lui aie vu recevoir de rudes attaques ; mais cela se prouve par les mémoires.

Ce n’était pas qu’il n’eût de vifs ressentissements, surtout quand Dieu en était offensé, et le prochain opprimé ; on le voyait en ces occasions se taire et se retirer en lui-même avec Dieu, et demeurait là en silence, ne laissant toutefois de travailler, et promptement, pour remédier au mal arrivé, car il était le refuge, le secours et l’appui de tous.

La paix de son cœur n’était-elle pas divine et tout à fait imperturbable? Aussi était-elle établie en la parfaite mortification de ses passions, et en la totale soumission de son âme à Dieu. « Qu’est-ce, me dit-il à Lyon, qui saurait ébranler notre paix? Certes, quand tout se bouleverserait sens dessus dessous, je ne m’en troublerais pas : car que vaut tout le monde ensemble, en comparaison de la paix du cœur? »

Cette fermeté procédait, ce me semble, de son attentive et 252 vive foi, car il regardait partir tous les événements, grands et petits, de l’ordre de cette divine Providence, en laquelle il se reposait avec plus de tranquillité que jamais ne fit enfant unique dans le sein de sa mère. Il nous disait aussi que Notre-Seigneur lui avait enseigné cette leçon dès sa jeunesse, et que s’il fût venu à renaître, il eût plus méprisé la prudence humaine que jamais, et se fût, tout à fait laissé gouverner à la divine Provi­dence. Il avait des lumières très-grandes sur ce sujet, et y portait fort les âmes qu’il conseillait et gouvernait.

Pour les affaires qu’il entreprenait, et que Dieu lui avait commises, il les a toujours toutes ménagées, et conduites à l’abri de ce souverain gouvernement ; et jamais il n’était plus assuré d’une affaire, ni plus content parmi les hasards, que lorsqu’il n’avait point d’autre appui'. Quand, selon la prudence humaine, il prévoyait de l’impossibilité pour l’exécution du dessein que Dieu lui avait commis, il était si ferme en sa con­fiance, que rien ne l’ébranlait ; et là-dessus il vivait sans souci. Je le remarquai quand il eut résolu d’établir notre Congréga­tion; il disait : « Je ne vois point de jour pour cela, mais je m’assure que Dieu le fera. » Ce qui arriva en beaucoup moins de temps qu’il ne pensait.

À ce propos, il me vient en l’esprit qu’une fois (il y a longues années), il fut attaqué d’une vive passion qui le tra­vaillait fort; il m’écrivit : « Je suis fort pressé, et me semble que je n’ai nulle force pour résister, et que je succom­berais si l’occasion m’était présente ; mais plus je me sens faible, plus ma confiance est en Dieu, et m’assure qu’en présence des objets je serais revêtu de force et de la vertu, de Dieu, et que je dévorerais mes ennemis comme des agnelets. »

Notre Saint n’était pas exempt des sentiments et émotions des 253 passions, et ne voulait pas que l’on désirât d’en être affranchi; il n’en faisait point d’état que pour les gourmander, à quoi, disait-il, il se plaisait. Il disait aussi qu’elles nous servaient à pratiquer les vertus les plus excellentes, et à les établir plus solidement en.l’âme. Mais il est vrai qu’il avait une si absolue autorité sur ses passions, qu’elles lui obéissaient comme des esclaves ; et sur la fin il n’en paraissait quasi plus.

Mon très cher Père, c’était l’âme la plus hardie, la plus géné­reuse et puissante à supporter les charges et travaux, et à poursuivre les entreprises que Dieu lui inspirait, que l’on ait su voir. Jamais il n’en démordait, et il disait que quand Notre-Seigneur nous commet une affaire, il ne la fallait point aban­donner, mais avoir le courage de vaincre toutes les difficultés. Certes, mon très cher Père, c’était une grande force d’esprit que de persévérer au bien comme notre Saint a fait. Qui l’a jamais vu s’oublier, ni perdre un seul brin de la modestie ? Qui a vu sa patience ébranlée, ni son âme altérée contre qui ce soit? aussi avait-il un cœur tout à fait innocent. Jamais il ne fit aucun acte de malice ou amertume de cœur : non, certes, jamais a-t-on vu un cœur si doux, si humble, si débonnaire, gracieux et affable, qu’était le sien ?

Et avec cela, quelle était l’excellence et solidité de la pru­dence et sagesse naturelle et surnaturelle, que Dieu avait répandue dans son esprit, qui était le plus clair, le plus net et universel qu’on ait jamais vu. Notre-Seigneur n’avait rien oublié pour la perfection de cet ouvrage, que sa main puissante et miséricordieuse s’était elle-même formé.

Enfin, la divine Bonté avait mis dans cette sainte âme une charité parfaite ; et comme il dit que la charité entrant dans une âme, y loge avec elle tout le train des vertus124 certes, elle les avait placées et rangées dans son cœur avec un ordre admi‑254rable; chacune y tenait le rang et l’autorité qui lui appartenait : l’one n’entreprenait rien sans l’autre, car il voyait clairement ce qui convenait à chacune, et les degrés de leurs perfections; et toutes produisaient leurs actions selon les occasions qui se présentaient, et à mesure que la charité l’excitait à cela doucement et sans éclat : car jamais il ne faisait des mystères125 ni rien qui donnât de l’admiration à ceux qui ne regardent que l’écorce et l’extérieur. Point de singularité, point d’action, de ces vertus éclatantes qui donnent dans les yeux de ceux qui les regardent, et font admirer le vulgaire. Il se tenait dans le train commun, mais d’une manière si divine et céleste, qu’il me semble que rien n’était si admirable en sa vie que cela.

Quand il priait, quand il était à l’Office, ou qu’il disait la très sainte messe, à laquelle il paraissait un ange pour la grande splendeur qui était en son visage, vous ne lui voyiez faire aucune simagrée, ni même quasi lever ou fermer les yeux ; mais il les tenait modestement abaissés, sans faire des mouvements, que ceux qui étaient nécessaires. Et cependant, on lui voyait un visage pacifique, doux et grave, et l’on pouvait juger qu’il était dans une profonde tranquillité.

Quiconque le voyait et l’observait en cette action, était infailliblement touché, surtout quand il consacrait126, car il prenait encore une nouvelle splendeur ; on l’a remarqué mille fois ; aussi, avait-il un amour tout spécial au très-saint Sacrement c’était sa vraie vie et sa seule force. O Dieu! quelle ardente et savoureuse dévotion avait-il, quand il le portait aux processions ! vous l’eussiez vu comme un chérubin tout lumineux. Il avait des ardeurs autour de ce divin Sacrement, inexplicables ; mais il en a été parlé ailleurs, et de sa dévotion incomparable à Notre-Dame ; c’est pourquoi je n’en parlerai pas. 255

O Jésus! que l’ordre que Dieu avait mis en cette bienheureuse âme était admirable! tout était si rangé, si calme, et la lumière de Dieu si claire, qu’il voyait jusqu’aux moindres atomes de ses mouvements. Il avait une vue si pénétrante pour ce qui regardait la perfection de l’esprit, qu’il la discernait entre les choses les plus délicates et épurées ; et jamais cette pure âme ne souffrait volontairement ce qu’elle voyait de moins parfait, car son amour plein de zèle ne le lui eût pas permis. Ce n’est pas qu’il ne commit quelque imperfection, mais c’était par pure surprise et infirmité. Mais qu’il en eût laissé attacher une seule à son cœur, pour petite qu’elle fut, je ne l’ai pas connu ; au contraire, cette âme était plus pure que le soleil, et plus blanche que la neige, en ses actions, en ses résolutions, en ses desseins et affections. Enfin, ce n’était que pureté, qu’humilité, simplicité et unité d’esprit avec son Dieu.

Aussi, était-ce chose ravissante de l’ouïr parler de Dieu et de la perfection. Il avait des termes si précis et intelligibles, qu’il faisait comprendre avec grande facilité les choses les plus délicates et relevées de la vie sipirituelle. Il n’avait pas cette lumière si pénétrante pour lui seul ; chacun a vu et connu que Dieu lui avait communiqué un don spécial pour la conduite des âmes, et qu’il les gouvernait avec une dextérité toute céleste. Il pénétrait le fond des cœurs, et voyait clairement leur état, et par quel mouvement ils agissaient : et tout le monde sait sa charité incomparable pour les âmes, et que ses délices étaient de travailler autour d’elles. Il était infatigable en cela, et ne cessait jamais qu’il ne leur eût donné la paix, et mis leurs consciences en état de salut. Quand aux pécheurs qui se voulaient convertir, et qu’il voyait faibles, qu’est-ce qu’il ne faisait pas autour d’eux ? Il se faisait pécheur avec eux : il pleurait avec eux leurs péchés, et mêlait tellement son cœur avec celui des pénitents, que jamais aucun ne lui a rien su celer.

Or, selon mon jugement, il me semble que le zèle du salut 256 des âmes était la vertu dominante en notre Bienheureux Père ; car, en certaine façon, vous eussiez quelquefois dit qu’il laissait le service qui regarde immédiatement Dieu, pour préférer celui du prochain. Bon Dieu! quelle tendresse ! quelle douceur ! quel support! quel travail ! enfin il s’y est consumé.

Mais encore faut-il dire ceci, qui est remarquable :

Notre-Seigneur avait ordonné la charité en cette sainte âme ; car, autant d’âmes qu’il aimait particulièrement (qui étaient en nombre infini), autant de divers degrés d’amour il avait pour elles ; il les aimait toutes parfaitement et purement, selon leur rang, mais pas une également. Il remarquait en chacune ce qu’il pouvait connaître de plus estimable, pour leur donner le rang en sa dilection, selon son devoir et selon la mesure de la grâce en elles. Il portait un respect non pareil à ses prochains, parce qu’il regardait Dieu en eux, et eux en Dieu. Quant à sa dignité, quel honneur et respect lui portait-il! Certes, son humilité n’empêchait point l’exercice de la gravité, majesté et révérence due à sa qualité d’évêque.

Mon Dieu! oserais-je dire ! Je le dis, s’il se peut ; il me semble naïvement que mon Bienheureux Père était une image vivante en laquelle le Fils de Dieu Notre-Seigneur était peint ; car, véritablement l’ordre et l’économie de cette sainte âme étaient tout à fait surnaturels et divins. Je ne suis pas seule en cette pensée quantité de gens m’ont dit que quand ils voyaient ce Bienheureux, il leur semblait voir Notre-Seigneur en terre.

Je suis, mon Révérend Père,

Votre très-humble, très-obéissante indigne fille et servante en Notre-Seigneur,

Sœur JEANNE-FRANÇOISE FRÉMYOT/ De la Visitation Sainte-Marie.

DIEU SOIT BÉNI



.OPUSCULES

.PETIT TRAITE SUR L’ORAISON

OU RECUEIL DES PLUS BEAUX ENSEIGNEMENTS DE LA SAINTE SUR LA MANIÈRE DE CONVERSER AVEC DIEU127

Le premier avis pour l’oraison, mes chères filles, c’est que l’âme qui veut la faire, doit, si elle n’est extraordinairement attirée et élevée à Dieu, se bien préparer selon le dire du Sage : Avant l’oraison prépare ton âme, pense où tu vas, à qui tu dois parler.

Tant d’oraisons mal faites ne proviennent que du défaut de préparation ; cette préparation est double : l’une éloignée et l’autre voisine. L’éloignée n’est autre que la paix de la conscience la garde de ses sens, une vue ordinaire de Dieu, une conversation familière avec sa divine Majesté en son intérieur, sur tout avoir l’âme affranchie de toutes affections et passions déréglées ; enfin, il faut se dépouiller de tout ce qui peut trou­bler l’esprit et la conscience, et nous empêcher de nous tenir dans le recueillement et la liberté intérieure.

La mortification et l’oraison sont les deux ailes de la colombe pour s’envoler dans quelques saintes retraites, afin de trouver son repos avec Dieu, loin du commerce des hommes; et comme les oiseaux ne sauraient se guinder en haut avec une aile seule, 260 aussi ne doit-on pas se persuader qu’avec la seule mortification, sans oraison, une âme puisse prendre le vol pour s’élever à Dieu. La mortification sans oraison est une peine inutile, l’oraison sans la mortification est une viande sans sel qui se corrompt aisément; c’est donc une nécessité de donner à nos âmes ces deux ailes pour prendre le vol jusqu’à la cour céleste, où l’on doit trouver le rassasiement du cœur dans la conversation avec Dieu.

Il faut, mes filles, se dénuer entièrement de tout, renoncer courageusement à toutes les créatures, s’adonnant à la mortification de ses passions pour s’en rendre maître, foulant aux pieds leur rébellion; il faut contraindre la propre volonté à subir le joug, le propre jugement à être souple, voulant, en tout ce qui regarde l’intérieur, dépendre de Dieu.

La grande méthode de l’oraison, c’est qu’il n’y en a point, quand le Saint-Esprit s’est rendu maître de la personne qui médite, car il en fait ce qu’il lui plaît, sans qu’il y ait pour lors ni règles ni méthodes. Il faut que l’âme soit entre les mains de Dieu, comme l’argile entre les mains du potier pour en composer toutes sortes de vases, ou ainsi qu’une cire molle pour recevoir l’impression du cachet, ou comme une table blanche sur laquelle le Saint-Esprit écrit ses divines volontés. Si allant à l’oraison l’on pouvait se rendre une pure capacité pour recevoir l’esprit de Dieu, cela suffirait pour toute méthode ; l’oraison se doit faire par grâce, et non par artifice. Entrez en l’oraison par la foi, demeurez-y par l’espérance, et n’en sortez que par la charité qui ne demande que d’agir et de souffrir.

La première disposition à l’oraison, c’est la pureté d’intention par laquelle nous rapportons tout à la seule gloire de Dieu; la seconde, une résignation parfaite, nous rendant indifférentes à tout ce qui nous peut arriver; la troisième, un vrai renoncement à nos vues propres, ne nous appliquant qu’à ce que Dieu nous applique. 261

Allant à l’oraison, il faut rappeler toutes les puissances de son âme en l’intérieur, et se dire à soi-même : Mon âme, tu vas paraître devant Dieu et traiter avec lui; faisons trêve à toute autre chose.

Croyez-moi, mes chères filles, apportez à l’oraison la plus grande tranquillité de cœur que vous pourrez ; renfermez-vous dans ce petit ciel intérieur sans vous laisser distraire par les objets des sens, et croyez assurément que vous ne manquerez point de boire de l’eau de la citerne.

Pour se mettre en la présence de Dieu, vous vous le représenterez remplissant tout l’univers, et le regarderez en tous lieux, comme l’air que nous savons être partout. Quelquefois, on peut regarder Dieu autour de nous, nous environnant de toutes parts, et nous, étant dans lui, ainsi que le poisson dans la mer, et les oiseaux environnés de l’air. Ou bien il faut nous retirer en nous-même dans le cabinet de notre intérieur, et là, d’un œil ferme et tranquille, regarder comme l’essence divine est dans toute notre âme et remplit tout notre intérieur, voir comme le Père s’y contemple, et comme le Père et le Fils produisent le Saint-Esprit. On peut aussi regarder Jésus-Christ au Saint-Sacrement de l’autel; et, pour l’y honorer, il suffit de savoir ce que la foi nous apprend, que c’est Dieu humanisé, et que cette même humanité est assise à la droite du Père Éternel. Enfin, il faut nous humilier et nous confesser indigne de parler à Dieu, disant avec Abraham : Je parlerai à mon Seigneur, moi qui ne suis que poudre et cendre.

L’heure étant venue de faire l’oraison, notre esprit qui attendait cette heureux moment avec une sainte impatience, se doit incontinent lever à ce signal pour recevoir l’honneur qu’on lui veut faire, puis invoquer le Saint-Esprit, la Sainte Vierge, son bon Ange, et prendre quelques Saints pour avocats de l’oraison, et pour demeurer avec nous devant Dieu.

La disposition la élus convenable à l’oraison, c’est d’y aller 262 avec un cœur dépouillé, et que l’âme, selon toutes ses puis­sances et ressorts intérieurs, comparaisse à nu devant Dieu, et se soumette à ses desseins, le faisant même parfois par un acte formel et un dessein renouvelé.

L’oraison pour être bonne doit être faite avec attention et révérence; et, à vrai dire, serait-il raisonnable que Dieu, devant qui les séraphins s’abîment de respect, exauçât une personne qui lui parle avec irrévérence ?

Il faut s’occuper selon son attrait, ou par la considération ou par la simple vue de Dieu, selon qu’il nous conduira.

Il faut conclure la méditation par trois actions qu’il ne faut jamais manquer de faire : la première, c’est l’action de grâce; la seconde, l’offrande; la troisième, la supplication, par la­quelle nous demandons l’assistance de Dieu pour exécuter les bonnes résolutions que nous avons faites. Il faut cueillir un petit bouquet de dévotion des principales affections que nous avons eues, pour l’odorer le long de la journée.

L’essence de l’oraison mentale, disait notre B. Père, consiste proprement à parler à nous-mêmes et avec Dieu, le louant et bénissant à cause de ce qu’il est, lui parlant comme un enfant à son père, un disciple à son maître, un vassal à son roi, un pauvre à un riche, un criminel à son juge, une épouse à son époux; enfin, comme à notre fidèle ami, comme une ignorante qui demeure dans un humble silence, ne sachant parler, men­diant à la porte de la cour céleste les trésors divins.

Si en l’oraison l’âme sent quelques touches de Dieu, par lesquelles il montre qu’il se veut communiquer à elle, il faut alors cesser toute opération et s’arrêter tout court, pour donner lieu à sa venue, et ne la point empêcher par des actions faites à contre-temps, mais se disposer avec le silence intérieur et un profond respect à les recevoir; parfois, sentant ses approches, l’âme pourra dire : Parlez, Seigneur, votre servante vous écoute! puis, élargir son cœur avec tranquillité, et acquiescer 263 à l’infusion de la grâce, qu’il faudra faire valoir, d’après le mouvement reçu à l’oraison.

Il faut se tenir ferme en l’oraison et ne jamais la quitter; car, en ce jeu, qui la quitte, la perd; si l’on fait semblant de ne vous pas écouter, criez encore plus haut; si l’on vous chasse par une porte, entrez par l’autre ; si l’on vous dit, comme à la Cananéenne, que vous ne méritez pas la grâce que vous deman­dez, avouez qu’aussi ne prétendez-vous pas aux grâces exquises, mais seulement de manger les miettes qui tombent de la table divine.

Comme Dieu est infiniment élevé, il faut que l’âme s’élève aussi infiniment pour arriver à Lui. L’Époux céleste parlant de son Épouse, lorsqu’elle s’emploie à l’oraison, la compare à un rayon de filmée qui monte vers le ciel sans trouver rien qui l’arrête.

Comprenons, mes chères filles, quel honneur ce nous est d’être à l’oraison, tout autant de temps et aussi secrètement que nous voudrons. Quiconque obtient de son prince une heure d’audience s’estime bienheureux; et notre Dieu, devant qui les rois de la terre sont moins qu’une étincelle en la présence du soleil et qu’un vermisseau devant les plus hauts séraphins, ce grand Dieu, néanmoins, se montre disposé à nous écouter, à quelque heure du jour et de la nuit qu’il nous plaise de choisir pour lui parler.

II n’y a que le cœur qui soit absolument nécessaire à l’orai­son, et comme sans cette partie tout le reste n’est qu’une vaine apparence, aussi avec elle seule nous ne manquons jamais de rien. Il ne faut pas s’étonner si ceux qui s’emploient à l’oraison font si peu d’état de la terre, parce qu’étant toujours avec Dieu ils se trouvent dans une si grande élévation, et regardent de si loin les choses temporelles, qu’ils les perdent quasi de vue.

Saint Jean Climacus appelle l’oraison, le salut du monde, l’office des Anges, la source des grâces, et la plus illustre pos­session que les hommes puissent avoir en ce monde, comme 264 voulant dire, que demeurant en la possession d’un si grand bien, ils se mettent peu en peine de tous les autres.

Il n’importe quelles choses Dieu opère en l’âme, parce qu’elle ne doit pas être attachée à ce que Dieu opère en elle; mais à Dieu opérant en elle.

L’âme qui a appris de Notre-Seigneur à entrer au dedans de soi-même, à soupirer pour sa présence dans l’intime retraite de son cœur, je ne sais si elle ne choisirait pas pour un temps d’endurer les peines de l’enfer, plutôt que de retourner aux délices, ou pour mieux dire aux ennuis de la terre. Plus nous nous viderons de ce qui n’est pas Dieu, plus il nous remplira de lui-même; perdons le soin de nous-même afin que Dieu s’en charge.

L’âme exerce le silence mystique lorsque ne parlant à aucune créature, ni même à Dieu, elle écoute avec une grande attention en son intérieur : ce silence honore Dieu d’une façon trèsrelevée. Le silence apporte des biens immenses à l’âme, la désappliquant des créatures pour l’appliquer à Dieu, qui est l’unique principe de sa pureté. Il est dit dans la sainte Écriture : Écoute, Israël, et ne dis mot! Tâchons donc de nous taire avec les créatures et d’écouter Dieu. Une seule de ses paroles vaut mieux que dix mille que nous lui saurions dire.

Dieu se communique spirituellement, touchant le plus profond du cœur de ses inspirations, s’unissant si doucement à l’âme que cela ne se peut exprimer; mais tout aboutit à ce point, que quiconque se conjoint avec Dieu devient un même esprit avec lui. Noyez-vous dans cet océan de sainteté, de pureté infinie, ce sera pour jouer à qui perd gagne. Le Cœur divin ne vous manquera jamais, je vous en assure, mes chères filles, si nous ne lui manquons; encore ne nous manquera-t-il pas parce que sa fidélité est plus grande que notre infidélité. Il n’est pas de ceux qui rompent la foi à qui la leur rompt, et 265 nous le trouverons toujours disposé à nous dire : Revenez, Sulamite, revenez.

Humilions-nous devant la grandeur de Dieu, anéantissons-nous devant cette incompréhensibilité adorable, perdons-nous pour jamais sans plus nous chercher, perdons-nous dans ce divin abîme. Si nous pouvions dire en vérité ces deux mots Mon Dieu est mon tout, nous ne nous ennuierions jamais à l’oraison, car quand on y serait ennuyé, ces deux mots bien dits charmeraient l’ennui. David dit que Dieu écoute le désir des pauvres, c’est pourquoi il suffit pour bien faire oraison de lui dire : Tout mon désir est devant vous et mes gémissements ne vous sont point cachés.

Saint Bonaventure nous donne ce conseil pour l’oraison, disant : Lorsque tu désires que Dieu s’incline à toi profondément, porte les plaies de Jésus crucifié dans ton cœur.

Il y a une oraison d’une attention tranquille de l’âme à Dieu, qui va modérant l’activité trop grande des facultés, et qui la met en silence intérieur et dans un repos de ses puissances. Hé! qu’il est bon d’écouter plus souvent Dieu, en notre intérieur, que de lui parler.

Il y a une oraison où l’âme est par état dans cette tranquillité, et sans faire aucun acte, elle est cependant dans la disposition réelle de vouloir tout ce que Dieu voudra faire d’elle; et cet amour de la volonté de Dieu est sa nourriture.

Il y a une oraison par application d’âme à Dieu, c’est lorsque selon toutes ses facultés elle est occupé e de Dieu, sans qu’elle se rende compte de l’action de ses facultés.

Il y a une voie de combats et de peines, c’est quand on est sous la pression de quelques tentations continuelles et violentes; cette voie demande une grande fidélité à Dieu, avec un suave et simple détour des sujets de peine.

Il y a une oraison de pauvreté et délaissement, c’est quand l’âme ne peut former aucun acte, ni même surmonter sa peine 266 que par patience et humilité; alors qu’elle se serve de ces remèdes : qu’elle accepte sa pauvreté en esprit de pénitence; et, par hommage à la justice divine, qu’elle s’unisse à la pauvreté du Fils de Dieu.

Les sécheresses que nous sentons à l’oraison n’ont autre source que le défaut d’amour de Dieu ; l’âme qui aime s’occupe aisément de ce qu’elle aime. Si l’esprit ne dit rien, faisons par­ler le cœur; quand nous ne dirions autre chose à Dieu, sinon que nous l’aimons, qu’il est digne d’être aimé, c’est assez, il n’est pas besoin avec lui de tant de discours. Les anges dans le ciel ne disent que ce mot : SANCTUS, c’est là toutes leurs orai­sons, et dans le séjour de la béatitude ils ne sont occupé s que de cette seule parole, par hommage à l’unique parole de Dieu dans l’éternité.

Dieu est lumière et ténèbres tout ensemble; il est lumière ou ténèbres à qui bon lui semble. S’il veut être ténèbres pour vous, ne cherchez pas autre chose ; c’est traiter les choses de Dieu plus dignement de ne les regarder que dans la lumière téné­breuse de la foi sans les vouloir pénétrer, je dis même que par les lumières de la grâce, parce qu’il y a plus de respect de s’abaisser devant les mystères par humilité, que de s’élever vers les mystères par intelligence.

La foi est la lumière du nouveau monde, c’est la science des Saints. Dans l’oraison il y a plus à écouter qu’à parler ; c’est à nous d’écouter le Fils de Dieu et non de parler ; nous ne som­mes pas dignes de parler devant lui, laissons à Dieu le choix du discours, sans nous mettre en peine d’en chercher en nous-mêmes. Dieu ne parle au cœur que dans le recueillement. Vous n’avez point, dites-vous, ma chère fille, de pensées, vous n’avez point de sentiments de Dieu; mais, si vous avez Dieu, qu’avez­-vous à faire d’autre chose, que vous reste-t-il à désirer?

Vous êtes à l’oraison, Dieu ne vous donne rien, ne sauriez-vous faire autre chose, adorez-le, adorez sa présence, ses voies, 267 ses opérations; il n’est pas besoin pour cela de grandes pen­sées, vous l’adorez mieux par le silence que par le discours. Ne pouvez-vous rien faire du tout, souffrez; si vous ne faites l’orai­son en agissant, vous la ferez en pâtissant. Dans ces extrémités, tournez-vous vers la Sainte Vierge ou quelques Saints; priezles de faire oraison pour vous, ou de vous donner part à celle qu’ils font continuellement au ciel.

Faut-il être tout à fait oisif et inutile à l’oraison'? Non, ma fille, il faut soumettre notre esprit au Saint-Esprit qui veut en être la lumière et le guide. Quand vous ne feriez autre chose que de demeurer en la présence de Dieu et consumer devant lui votre vie, comme un cierge qui se consume devant le Saint-Sacre­ment, ne seriez-vous pas bienheureuse?

Pour faire une bonne et parfaite oraison, il faut s’oublier soi-même et se perdre pour Dieu; ne nous flattons point, Dieu veut de nous ce sacrifice, il ne nous guidera pas pour moins. Il n’y a aucun état où il prenne plus plaisir de nous voir, que dans celui de l’humiliation. Ce n’est pas assez d’être petit de­vant Dieu, il faut y être rien; c’est là le fondement sur quoi il édifie, car il se plaît de travailler sur le néant. Il y fait (les choses d’autant plus grandes que notre anéantissement est plus parfait. Soit que Dieu vous donne, soit qu’il vous ôte, soit qu’il vous dépouille et vous prive même de ce que vous avez, sou­mettez-vous humblement à sa conduite, prenez son parti contre vous-même, et ne cherchez appui ni support en aucune chose. ' Quand vous êtes à l’oraison, il ne faut voir ni écouter autre chose que Dieu; s’il se présentait même à vous un Ange, vous ne devriez pas le regarder, car vous parlez à plus grand que lui.

Une âme toujours bien disposée est toujours prête à faire oraison, même fait toujours oraison. Montrez à Dieu que vous l’aimez jusqu’à ce point, que de le vouloir aussi bien aimer pour peu que pour beaucoup.

Quand nous sommes délaissées de toute autre chose, c’est 268 alors que nous sommes moins délaissées de Dieu. Il n’est jamais plus invité à nous secourir que lorsqu’il nous voit privées de tout autre secours. Si Dieu est invité à nous secourir quand il nous voit privées de toutes choses, combien plus quand il nous prive de lui-même. Hé! donc, qu’importe d’être délaissées de Dieu pourvu que l’on soit écoutées de lui. Qui ne sera bien aise d’être privé pour l’amour de lui de tout ce qui est au ciel et en la terre, et de lui-même pour l’amour de lui-même, afin de lui pouvoir dire : « Qu’y pour moi dans le ciel, et que dois-je chercher sur la terre, hors de mon Dieu? »

.QUESTIONS / ADRESSÉES PAR ÉCRIT A LA SAINTE ET SES RÉPONSES TOUCHANT L’ORAISON DE QUIÉTUDE128

DEMANDE. Quand l’âme est dans les craintes, comment peut-elle se tenir dans l’unique regard? Il semble que tout contrarie ce chemin, car si elle le veut, parce qu’il lui est ordonné, il lui semble qu’elle ne peut le suivre. La puissance imaginative est toute vagabonde, et même les sens contribuent à sa distraction, l’ouïe étant fort ouverte aux moindres choses.

RÉPONSE. Ma très chère fille, je vais répondre ce que Notre-Seigneur me donnera : premièrement, je crois qu’en quelque disposition que l’âme se trouve, soit de crainte ou autre, elle doit demeurer ferme et constante dans ce simple regard, que, si elle n’en a la vue ni le sentiment, elle a la foi qui l’assure 269 de la toute présence de Dieu, devant lequel elle doit demeurer paisible et soumise sans s’amuser à ses pensées.

DEMANDE. S’entend bien que si la pensée n’est pas bonne, il faut se remettre en son simple regard, mais si elle est bonne, comme faire cela, car si c’est Dieu qui la donne, l’âme ne serait-elle point coupable d’ingratitude, de ne pas regarder ce que Dieu lui présente, non pour le méditer, car l’âme ne peut, mais pour s’en occuper devant Dieu, ou bien faut-il éloigner même cette pensée pour ne s’arrêter qu’à la présence de Dieu? Si l’âme est excitée à faire des actes, ne le doit-elle pas suivre, bien que je croie qu’il ne les faudrait pas amplifier? Il m’est bien venu à l’esprit que cela n’était que par recherche de soi-même, car il me semble que Dieu comprend plus que toutes ces vues et actes qui ne font que satisfaire, sous ce prétexte de ne pas manquer de correspondance à Dieu et de ne pas demeurer dans la négligence.

RÉPONSE. Il faut recevoir passivement les bonnes pensées, les lumières et affections que Dieu donne, mais sans se mouvoir ni divertir de Dieu, et quand il excite à dire des paroles, il faut suivre l’attrait fort simplement et courtement.

DEMANDE. Il me semble bien aussi que si Dieu ne donne point de vues ni de sentiments, l’âme ne les voudrait pas chercher, mais demeurer là, le plus coite qu’elle pourrait, devant sa divine bonté. D’un autre côté, elle serait fort contente d’agir, pour correspondre en quelque façon à Dieu, et ne pas croupir dans la négligence qu’elle craint partout.

RÉPONSE. L’on vous a déjà dit plusieurs fois, que quand Dieu ne donne rien, ni n’excite, il faut se contenter de demeurer paisible et en révérence devant sa bonté, sans craindre 270 ces négligences : c’est l’amour-propre qui a ces appréhensions.

DEMANDE. Il me semble difficile de croire que l’on soit unie, quand l’esprit est dans ces craintes et dissipations, bien qu’à la vérité l’âme ne veuille pas, puisqu’elle en souffre.

RÉPONSE. L’âme se doit tenir unie à Dieu, dans la souffrance que sa bonté donne, par les peines et tracasseries quelles qu’elles soient.

DEMANDE. Le papier dit129 qu’il ne faut plus se servir des puissances. Quant à la volonté, si elle est excitée, ne devraitelle pas produire ces actes, crainte que l’âme ait des négligences; comme encore, si elle était dans la soustraction, ne doit-elle point faire d’actes d’acceptation, de soumission ou autres ? J’ai bien vu pourtant que ce simple regard comprend tous les actes; mais d’ailleurs, l’âme se trouve si dénuée qu’elle ne sait que faire. Si elle pouvait, comme dit le papier, traverser tout ce qui l’empêche d’aller à ce simple regard, elle serait guérie, mais elle essaie en vain, Dieu se cache; elle ne le voit ni aperçoit, quand bien même elle le cherche, et au lieu de le trouver, elle ne voit qu’elle toute nue ou bien pleine de misères, chargée d’infidélités. Cela quelquefois l’arrête court, n’osant passer plus avant, mais elle voudrait se défaire de ces empêchements. Je sens ceci fort diversement, et je le dis une fois pour toutes, afin de savoir comme je m’y dois comporter?

RÉPONSE. Toujours il faut suivre l’attrait intérieur et produire les actes quand Dieu les excite, mais non autrement. C’est l’amour-propre qui pour se satisfaire, étant privé des senti-271ments, voudrait faire ces actes de soumission et acceptation; mais le simple regard, ou se tenir coite et en repos devant Dieu, bien que l’on n’ait ni vue, ni sentiment de sa bonté, c’est ce que Dieu veut de l’âme, sans qu’elle se remue ni s’empresse à chercher, ni à vouloir pénétrer : ce n’est qu’amour-propre que toutes ces recherches.

DEMANDE. Quant aux autres puissances, je ne parle point de leurs occupations, car je ne m’en pourrais servir, mais je chercherais volontiers à tenir la volonté toujours agissante, ou bien si elle n’agit pas, car elle n’a ce pouvoir que rarement, elle voudrait se tenir dans un silence intérieur que parfois elle expérimente. Je ne le puis expliquer, sinon que l’âme est à la vérité totalement impuissante, mais certains mouvements imperceptibles la tiennent occupé e, sans qu’elle s’en rende compte; c’est je ne sais quoi qui la lie fort et la tient à la merci de l’action de son Dieu dans un doux repos : voilà comme depuis peu je l’ai expérimenté, et avec une tranquillité quine m’est pas ordinaire.

(La réponse de la Sainte nest pas dans le manuscrit. )

DEMANDE. Voilà aussi comme je l’ai expérimenté : mon âme étant dans les transes d’une nouvelle charge, et voulant se sacrifier par son unique regard, le pouvoir lui fut du tout ôté, si que je demeurai dans une privation de tout, ne sentant ni apercevant que ma privation, où je demeurai contente, et il me semblait que si mon Jésus eût voulu qu’elle fût plus grande, je l’eusse acceptée, afin de n’avoir rien, pas même moi-même.

RÉPONSE. Ce vous-même ne peut se perdre et veut toujours faire quelque chose pour se satisfaire : laissez cela et souffrez tout dans l’unité d’esprit, vous contentant de ce que Dieu vous donne. 272

DEMANDE. Voici encore une autre disposition : Voulant dans une peine et ennui du faix de la supériorité me soumettre à la volonté de Dieu, et doucement voir ce que je devais faire en macharge, tant pour moi que pour les autres, à cause du scru­pule que j’ai de ne rendre point mon devoir, il ne me fut pas possible ; au contraire, je demeurai sans lumière, et l’esprit dans un certain état comme une personne en proie à celui qui voudrait l’anéantir, sans autre vue sinon que j’eusse voulu être déjà toute perdue dans cet abîme d’amour, me trouvant dans une paix profonde, mais non pas trop sensible. Cet état m’a servi pour aller plusieurs fois à l’oraison : voilà un cantique sur des vues que j’ai reçues. Je priai une Sœur de me le faire sous prétexte d’exercer son esprit.

RÉPONSE. Notre-Seigneur vous fait si souvent expérimenter qu’il veut que vous le regardiez et fiiez en sa bonté, que je ne sais comme vous avez le courage de vouloir toujours faire quelque chose pour la seule satisfaction de vous-même ; vous ne le voudriez pas, mais il se fait pourtant : le cantique est demeuré au bout de la plume.

DEMANDE. Voici une pensée que j’eus à ma dernière solitude, qui me revient souvent : Pourquoi veux-tu du soutien?... ne le suis-je pas?... l’unique regard te doit suffire. Mais quand les craintes de l’oisiveté et perte de temps, joint à ce que je ne me fais pas bien connaître à Votre Charité, me viennent, je ne sais que faire, et mon âme voudrait trouver sur quoi s’appuyer; mon esprit parfois a des échappées pour agir, et même mon corps, qui voudrait faire aussi quelque action pour témoigner sa fidélité à Dieu ; quelquefois cela ne sert qu’à augmenter ma peine, et mon esprit tracasseux ne s’arrêterait pas, si les vo­lontés de Votre Charité ne l’arrêtaient; c’est pourquoi je de­mande votre décision sur chaque point, afin de m’y tenir tou-273jours. Les vues, sentiments et états sont parfois très-divers; c’est ce qui me fait étendre beaucoup mes demandes. Je dis encore ceci dont j’ai la vue : quand Dieu est loin et les craintés plus fortes, je voudrais chercher de l’appui par des paroles, lorsque j’ai la liberté de les prononcer (ce qui n’est pas toujours), je dis : Mon Dieu, mon tout, régnez, faites ; oui, mon Dieu, toute vôtre : je ne veux vivre que pour faire voire volonté : mon lot, ma possession éternelle.... ce que je prononce voca­lement par manière de soupir qui soulage non seulement l’es­prit, mais aussi le corps, lequel parfois ressent certaine oppression en la poitrine. Ce soupir lui donne de l’air, quel­quefois cette pression est agréable, d’autres fois pénible.

RÉPONSE. Cela est si visible que Dieu veut être lui seul votre soutien, que votre âme a très grand tort d’en chercher un autre, et cette pensée est véritable que l’unique regard vous doit suffire, et que toutes ces craintes de perdre le temps, d’être oisive, et que l’on ne vous connaît pas, ne procèdent que de ce vous-même qui veut faire suivre ses voies de propre recherche et satisfaction, et se détourner de celles de Dieu, sinon que sa bonté s’y fasse toujours sentir et donne des lumières de sa solidité, car alors vraiment l’amour-propre est content. Or, la fidélité à Dieu requiert que l’on demeure en l’état qu’il nous met : en la jouissance, jouir ; dans le dénuement, demeurer nue; en la peine, patienter, et en la souffrance, souffrir; et voilà la vertu et ce que Dieu désire de vous, sans jamais vous remuer qu’il ne vous excite ou donne cette liberté de dire des paroles vocales qui sont bonnes. L’on vous connaît fort bien, n’en doutez jamais, et vous vous exprimez de même.

DEMANDE. Il y a des fois que ces craintes, quoique sen­sibles, ne coûtent rien ou peu, encore que l’on soit aride, dé­nuée du sentiment de la présence de Dieu, et que l’on soit 274 toute pauvre; l’âme ne voudrait rien être, se reposant en la volonté de Dieu.

RÉFONSE. II faut demeurer ainsi, car il est bon.

DEMANDE. En ne voulant rien, l’âme expérimente une grande paix; cependant il lui semble parfois qu’elle devrait au moins vouloir son avancement et ce qu’il plaît à Dieu. Elle sait bien que généralement elle ne veut rien que Dieu, son vouloir en toutes choses, mais je manque à l’application de mon esprit en des occasions.

RÉPONSE. Ces vouloirs ne sont que propres recherches. L’unique regard suffit pour appliquer nos actions.

DEMANDE. J’ai répété en plusieurs lieux la même chose, mais c’est parce que je l’ai éprouvé de diverses façons, et pour demander une fois pour toutes ce que Votre Charité veut de mon âme; car je veux toutes les voies de Dieu et ce que l’obéissance me dira.

RÉPONSE. Suivez-la donc exactement, car sa bonté vous la montre clairement et l’on vous en assure, et ce serait, meshui, opiniât.reté de faire autrement, ce qui déplairait à Dieu.

DEMANDE. Mon esprit n’a plus cette vue et sentiment de la perte de mon âme en Dieu, comme je l’avais autrefois, ce que je voudrais rappeler si je pouvais, parce que cela me servait d’occupation, mais je ne le fais pas, attendant ce qui plaît à Dieu.

RÉPONSE. Il ne le faut pas faire aussi.

DEMANDE. Comme aussi je n’ai plus les lumières et bonnes 275 pensées sur l’Écriture ou sur des paroles de l’Évangile et des Épîtres, il me semble que c’est ma négligence, et que je me flatte en ne m’y appliquant pas. Je sais bien que ces paroles parfois s’enfoncent dans mon cœur, et qu’il y est comme tout soumis et qu’il les révère. Quant aux mystères, je ne m’en peine plus; je les révère en Dieu dans ce simple regard, mais il me semble qu’en la plupart des grands mystères j’ai plus de peine de me contenir dans ce simple regard, et que je m’y trouve plus dénuée ; ce n’est pas pourtant toujours.

RÉPONSE. Vous attribuez tout à votre négligence et lâcheté : prenez le bien qui vous est donné, et ne courez pas après quand Dieu le retire. C’est parce qu’aux grands mystères vous ne vous contentez pas du simple regard; vous vous y-voulez appliquer et cela vous en dénue ; vous serez et ferez ce que Dieu veut quand vous vous tiendrez ferme en la voie de simple regard en lui, sans désir ni mouvement de votre part, vous laissant entre ses mains et recevant ce qu’il vous donnera : la fidélité à cela et à cheminer dans l’observance et pratique des vertus, sans empressement, vous maintiendra en la disposition où Dieu vous veut.

Sa bonté nous en fasse la grâce, et priez pour celle qui est toute vôtre en lui. Dieu soit béni.

SŒUR JEANNE-FRANÇOISE FRÉMYOT.

Je viens de relire vos demandes et mes réponses. Enfin, tout doit aboutir en l’invariable fidélité de demeurer ferme en ces vues et simples regards, et recevoir là, sans vous en divertir, ce que Dieu vous donnera, car il ne faut jamais quitter le donateur pour s’amuser à regarder la beauté de ses dons : il vous les imprimera selon qu’il lui plaira et vous excitera à ce que bon lui semblera. Il le faut suivre sans empressement, et quand la vue ou sentiment de ce simple regard vous sera ôté et que votre âme sera sans appui, ne cherchez rien, demeurez ainsi révérem-276ment dans son bon plaisir, sans regarder comment, ni en faire des actes, ni le vouloir sentir, et que tout votre soin soit de vous tenir très-paisible et tranquille en toutes les dispositions où votre âme se trouvera, et même quand il y aura des ardeurs, adoucissez-les; et enfin, comme je vous ai déjà dit, que votre soin principal soit de vous tenir paisible, reposée, tranquille en tout sans exception, et ne vous examinez ni faites aucune réflexion sur quoi que ce soit, bon ou mauvais, non pas même pour me le dire, cela n’étant qu’une propre recherche. Moins vous vous verrez et regarderez, tant mieux suivrez-vous ce que Dieu veut. Dieu soit béni.

.RÈGLES DONNÉES PAR LA SAINTE POUR DISCERNER SI C’EST L’ESPRIT DE DIEU QUI OPÈRE EN L’ÂME LORSQU’ELLE NE PEUT AGIR EN L’ORAISON.130

Comment savoir, dites-vous, ma chère fille, si, lorsque l’on ne peut agir intérieurement, c’est Dieu qui attire l’âme à la simplicité et tranquillité en sa présence131. Je réponds qu’il y 277 a trois marques pour cela, selon que l’enseignent les auteurs de la vie spirituelle.

La première, c’est si on ne peut plus méditer, si on y trouve plus que de l’aridité, et si l’esprit, malgré ses efforts, revient toujours au même objet.

La seconde, c’est quand le cœur n’a plus l’attrait de fixer son imagination et ses sens en aucun sujet particulier, et que cela ne lui sert plus d’aide pour la pratique de la vertu.

La troisième marque la plus certaine, c’est si une âme prend plaisir d’être seule avec une attention amoureuse à Dieu, sans considération particulière, en paix intérieure, quiétude et repos, sans travail des puissances, mémoire, entendement, et volonté (au moins de durée), pour aller d’un sujet à l’autre, ains demeure seulement avec une attention et regard général et amoureux132.

Il faut avoir ces marques pour quitter la méditation, et pour entrer dans cette oraison de présence de Dieu : si l’âme y est réellement attirée, encore qu’elle semble ne rien faire en cette attention et ne s’emploie à rien à l’oraison, n’opérant pas avec les sens, elle ne doit pas craindre de se perdre ni d’être inutile, car encore que l’action des puissances de l’âme cesse, l’intelligence demeure. Enfin, au cas dont nous traitons, il vous suffit de savoir que c’est assez que l’entendement soit coi de 278 toutes choses particulières, soit spirituelles, soit temporelles, et que la volonté n’ait envie de penser ni aux unes ni aux autres, cela s’entend quand l’action de la grâce se fait seulement en notre intellect; car quand elle se communique conjointement à la volonté, ce qui a toujours lieu ou peu ou beaucoup, l’âme ne laisse pas d’entendre, de regarder, de s’occuper, de s’unir à l’action divine, et va jusqu’à s’y perdre, d’autant qu’éprise d’amour elle ne se rend pas compte ni si elle entend ni si elle aime.

Dieu, dans cet état, est l’agent particulier qui dresse et enseigne; l’âme est celle qui reçoit les biens très-spirituels qu’on lui donne, qui sont l’attention et l’amour divin tout ensemble ; et puisque sa bonté traite pour lors avec l’âme en manière de Donneur, l’âme doit aller à Dieu avec un cœur confiant sans particulariser d’autres actes que ceux auxquels elle se sent inclinée par lui, demeurant comme passive, sans faire de soi aucune diligence, avec ce regard de simple quiétude, comme qui ouvrirait les yeux avec une œillade enfantine, avec une attention simple pour conjoindre ainsi amour à amour133. Si l’on veut agir et sortir de cette attention amoureuse très simple et tranquille sans discours, on empêche les biens que Dieu communique par cette seule attention qu’il requiert il s’ensuit que l’âme doit être fort débrouillée, passive et calme à la manière de Dieu, car il faut en cela un esprit très libre et anéanti pour recevoir ces divines opérations. Si l’âme voulait s’appuyer sur quelques pensées, discours, goûts, et en faire quelque acte particulier, cela ne lui serait que distraction, et la détournerait de la profonde parole que Dieu fait entendre au fond du cœur dans cette solitude sacrée, ou 279 toutes les facultés doivent être en silence, paix et tranquillité, pour ouïr ce que Dieu dit. Or, d’autant que cette paix discoure en elle, quand il arrive que l’âme se sentira mettre en silence et aux écoutes, son regard amoureux doit être très-simple, sans souci ni réflexion, en sorte qu’elle s’oublie presque de tout pour être attentive, afin d’être libre de faire ce que la grâce lui découvre.

Notez, ma fille, que dès lors que l’âme commence d’entrer dans ce simple et oisif état, elle ne doit, en aucun temps ni saison, s’employer aux méditations, ni s’attendre à des vues ou saveurs spirituelles, ains demeurer tout debout, sans appui, l’esprit libre du désir de tout don présent comme absent. Elle veillera debout à garder ses sens, dit la Sainte-Écriture, les laissant à bas; elle tiendra sa démarche ferme sur la garde de ses puissances, ne leur laissant faire aucune pensée d’elles-mêmes; elle contemplera ce qui lui sera dit; elle recevra paisiblement ce qui lui sera communiqué; car, ma fille, il est impossible que cette très-haute sagesse puisse être reçue que par un esprit détaché des goûts et satisfactions particulières. Mettez votre âme en liberté, dans la paix et le calme ; tirez-la du goût et servitude de son opération, et ne l’inquiétez d’aucun soin et sollicitude ni d’en haut ni d’en bas, la réduisant à la solitude; car plus tôt elle s’abstiendra de cela, plus tôt elle parviendra à cette sainte oisiveté et tranquillité avec plus d’abondance. On lui infusera, dit l’Écriture, l’esprit de sagesse divine, amoureuse, tranquille, solide, paisible et suave, et ce que Dieu opère en l’âme en ce divin loisir et solitude est un bien inestimable plus que vous ne sauriez penser 134. 280

Ce Maître souverain bâtit en chaque âme, comme il lui plaît, un édifice surnaturel. Mortifiez votre naturel et anéantissez ses opérations et tout ce qui peut contrarier le dessein de Dieu : la grâce veut élever cet édifice par des moyens que vous ne pouvez savoir. Dans cette sainte oisiveté, l’affection se déploie, et il est certain que lorsque nous y sommes nous sentons les traits de l’amour divin bien plus pénétrants, le soin enveloppe l’esprit, le repos le développe.

Il est nécessaire que toute l’affection humaine de l’âme se liquéfie de soi-même, et s’écoule totalement en la volonté de Dieu ; car autrement, comment est-ce que Dieu serait tout en tout l’homme ? La sagesse de Dieu, à laquelle il faut unir l’entendement, n’a ni forme ni image qui puisse tomber sur les sens et l’intelligence, mais comme pour obtenir cette parfaite union de l’âme et de la sagesse divine, il est besoin qu’elles aient certaine ressemblance et similitude entre elles, il s’ensuit que l’âme doit être pure et simple, non limitée ni arrêtée par quelque forme ou image qui arrêterait cette union d’esprit à esprit.

La perfection de la mémoire, c’est qu’elle soit tellement absorbée en Dieu que l’âme oublie toutes choses et soi-même, et qu’elle repose suavement en Dieu seul, loin de tout bruit des pensées et imaginations folâtres tant plus on évacuera la, mémoire des formes et choses notables qui ne sont point la divinité ou Dieu humanisé, dont le souvenir aide toujours comme celui qui est le vrai chemin, le guide et l’auteur de tout bien, tant plus on la mettra en Dieu et la tiendra vide pour espérer 281 qu’il la remplira135. Donc, ce qu’il faut faire pour vivre en pure et entière présence de Dieu, c’est qu’autant de fois qu’il se présentera des formes et des images distinctes, l’âme, sans s’y arrêter, doit se tourner soudain vers Dieu, et toujours avec une affection amoureuse, ne pensant à ces choses ni ne les regardant sinon autant que le devoir y oblige, et encore sans les goûter et s’y affectionner, de peur qu’elles ne laissent dans les facultés quelque accroc ou détourbier, mais vous ne devez pas laisser de penser et vous ressouvenir de ce que vous avez à faire, et pourvu que ce soit sans affection, attache et propriété, cela ne vous nuira point.

La lettre suivante de la Sainte nous paraît devoir être ici placée comme un complément nécessaire au sujet traité dans les pages précédentes.

Oui-da, ma chère fille, je le veux bien de tout mon cœur vous donner quelques marques par lesquelles vous verrez si votre repos et quiétude est bon, et de Dieu.

La première marque sera donc, si quoique comme la communauté vous préparez votre point, néanmoins vous ne vous en 282 pouvez servir, ains sentez que sans artifice de votre part, ni de celle des personnes qui vous conduisent, votre cœur, votre esprit, l’intime de votre âme est tirée suavement à ce sacré repos, jouissant paisiblement de celui que vous avez tant dé­siré par la grâce divine, il y a plusieurs années ?

La deuxième, si vous remarquez que cet attrait vous porte à la petitesse, et au ravalement de vous-même?

La troisième, si vous apprenez parmi ces suavités et saint repos à n’être qu’à Dieu, à lui obéir et à vos supérieurs, sans exception d’aucune chose ; si vous apprenez à ne dépendre que de la Providence divine, et à ne vouloir que sa sainte volonté?

La quatrième, si ce repos vous fait quitter, et vous ôte toute affection d’attache aux créatures et choses terrestres, pour vous unir et conjoindre seulement à l’amour du Créateur ; car, ma fille, il n’est pas raisonnable que l’âme qui se plaît à goûter Dieu, se plaise plus au goût des choses basses, et au-dessous de Dieu?

La cinquième, si cela vous porte à vous mieux découvrir, à être très-simple, sincère, véritable et candide, bref, comme un petit enfant ?

La sixième, si nonobstant la suavité que vous recevez de ce doux repos, vous êtes prête de retourner aux imaginations, considérations, voire aux sécheresses, quand Dieu voudra?

La septième, si vous êtes plus patiente et humble à souffrir vos infirmités, même si vous êtes plus désireuse de souffrir davantage, sans vous soucier d’autres soulagements ou conten­tements, que de contenter votre Époux ?

La huitième, voyez brièvement, simplement et généralement si votre attrait et sommeil amoureux, vous rend plus mépri­sante le monde, les vanités propres, les intérêts, bref, s’il ne vous semble pas qu’il met le monde, toute sa gloire et vous même sous vos pieds, et vous fait estimer plus que toutes choses, les mépris, la simplicité, a bassesse, les travaux et la croix. 283

Au surplus, ma chère fille, je tiens en vérité votre attrait bon, et de Dieu, et ne vous mettez point en peine de vouloir nourrir votre âme ; car ce sommeil vaut mieux que toute autre viande ; et je vous dis que quoiqu’il vous semble que votre âme dorme, elle ne laisse pas de prendre nourriture et de manger, voire de fort bonnes et délicates viandes; mais c’est qu’elle est si fort attentive à l’amoureux Jésus qui la festoie, qu’elle ne s’amuse pas aux festins qu’il lui fait; et c’est ainsi qu’il faut faire, car autrement l’âme se mettrait en danger de perdre sa place.

.PAROLES DE LA SAINTE A UNE ÂME CONDUITE PAR LA VOIE DE SIMPLICITÉ ET DE COMPLET DÉNUMENT136

Dieu vous veut en un état extrêmement passif; ne regardez point si vous persévérerez, si vous êtes fidèle, agréable à Dieu ; videz-vous de vous-même et de tout soin, appréhension, ennui, crainte de la durée en cet état, où tout fait peur et donne de la peine : votre remède sera ce simple regard en Dieu, et de ne rien répondre, je vous le dis derechef de la part de Dieu. Vous vous regardez trop ; ne vous mettez plus en peine de votre peine ni n’en parlez à Dieu ni avec vous-même, ni ne regardez jamais ce que c’est pour le dire ni vous en exprimer à qui que ce soit, et ne faites jamais aucun examen là-dessus; 284 cachez votre peine à vous-même, et comme si vous ne la sentiez point, regardez Dieu, et si vous pouvez lui parler, que ce soit de lui-même et non de notre peine : les yeux élevés au ciel, conteniez-vous de dire avec un sourire plein de confiance O Éternité ! ô Éternité!

Lisez quelquefois l’épître soixante-cinquième du livre IV, que notre Bienheureux Père m’écrivit une fois. Demeurez soumise à la volonté du bon plaisir de Dieu qui vous appauvrit, dépouille de toutes sortes de satisfactions intérieures, vous ayant entièrement levé la connaissance des biens qu’il a mis en vous par sa grâce, lesquels sa bonté a tellement infusés en votre âme, que ces mêmes biens sont inséparables de voire intérieur ; mais le divin conducteur, pour vous faire monter en une plus haute perfection, a pris votre foi, espérance et amour envers sa divine bonté, votre confiance, abandonnement et repos que vous aviez en lui, et toutes les puissances intérieures de votre âme, et il a tout jeté ces biens précieux qu’il avait mis en vous, dans l’alambic et dans le feu de son divin et plus pur amour, afin de consommer et anéantir en vous toutes sortes de plaisirs, satisfactions et contentements, non pas terrestres, car il y a longtemps que cela est fait; niais même ce divin Maître veut anéantir en vous le plaisir que vous aviez d’avoir en vous tous ces dons de grâces, que, par sa bonté, il vous avait départis; et comme il vous les avait donnés, il vous les a ôtés, au sentiment, afin que lui tout seul occupe votre âme, et non ses dons. Dieu vous ayant donc ôté les connaissances, lumières et sentiments des biens qu’il avait mis en vous, et vous ayant entièrement appauvrie, sa volonté est que vous demeuriez patiente et soumise à son bon plaisir, sans vouloir, ni voir, ni savoir, où est votre foi, ni toutes les autres vertus, goûts, satisfactions, sentiments, quoi que ce soit; et, bref, toutes les grâces, consolations et sentiments de dévotion, intérieure, tous contentant de savoir que Dieu a tout cela en lui-même, 285 et que, vous tenant unie à lui, vous possédez tout ce qui est de lui ; mais surtout ne vous amusez point volontairement à regarder comme vous êtes unie à Dieu, ni votre soumission, ni votre abandonnement et confiance : contentez-vous que Dieu le sait et le voit, et qu’il ne veut à présent de vous que la patience à vous tenir coite et paisible en lui, auprès de lui, en ce simple regard, comme vous pourrez, pendant qu’il fait ses divines opérations en vous.

De savoir si cet état durera longtemps, il en faut laisser la connaissance à Dieu, sans la vouloir savoir ni désirer d’être délivrée quand il plairait à sa bonté de vous y laisser jusqu’au jour du jugement, soumettez-vous à sa volonté très-sainte. Toute votre crainte en ces tourments, c’est (l’offenser Dieu, de ne lui être pas agréable, et de ne le pouvoir servir et glorifier éternellement. Je vous assure de la part de celui à qui vous vous êtes consacrée dès si longtemps, que cet état lui est plus agréable que s’il vous tenait ravie au troisième ciel, et que si vous aviez toutes les jouissances et sentiments des vertus dont Dieu vous a dépouillée, car vous avez toutes ces Vertus en effet et en substance, mais vous n’en avez pas la connaissance ni les sentiments : c’est pourquoi vous les avez, plus purement, plus parfaitement et en un plus haut degré. Cet état est pareil à ce que notre Bienheureux Père dit de la contemplation, qui est comme la quintessence des fleurs d’où l’on tire l’eau de senteur; ainsi votre amour de Dieu, votre foi, votre espérance sont d’autant plus grands qu’ils sont séparés de toutes consolations et satisfactions sensibles tout cela étant abîmé en Dieu comme dans un divin fourneau, en sorte que, plus tout est perdu à vos sens, plus l’odeur en est précieuse devant Dieu, par l’humble soumission à son divin vouloir qui vous fait ainsi mourir à vous-même, ne pouvant rien dire, sinon : tout est consommé! mon Dieu, j’ai tout remis mou être entre vos bénites mains, pour en disposer à votre gré et saint vouloir; je vous laisse le 286 soin de tout mon état intérieur ; gouvernez-le comme il vous plaira, je ne nie réserve que la fidélité à la patience, et à tenir mon esprit dans ce très simple et unique regard en vous, sans l’étendre ailleurs. Faites ainsi mourir toutes sortes de réflexions et actes, demeurant là en la manière qu’il plaira à Dieu, pa­tiente et souffrante, et fidèle à l’observance de votre règle, per­sévérant en vos exercices spirituels et à suivre la lumière du bien et du mieux à quelque prix que ce soit, par l’assistance de la grâce divine.

Enfin pour résumer en quelques mots ce que je viens de vous indiquer comme remède à vos peines, je vous supplie, ma fille, par l’obéissance que vous avez à la volonté de Dieu, qui vous est signifiée par celle que vous regardez en Dieu, et Dieu en elle, que vous demeuriez ferme en l’assurance que je vous donne de la part de Dieu, que votre foi, espérance et charité sont plus grandes et plus parfaites en vous qu’elles ne furent jamais. Ne regardez donc plus si vous les avez ni aucune autre vertu ; ne vous mettez en peine d’en faire les actes, ains seule­ment touchez vos résolutions cordialement et demeurez dans l’assurance qui vous en a été donnée. Ayez une grande fidé­lité à ne vouloir point être délivrée de cette peine et soustrac­tion : c’est une grâce qui vous est donnée de Dieu pour perfec­tionner en vous toutes les vertus ; c’est une récompense et non pas un châtiment, n’en doutez point. Ce que Dieu veut, c’est que vous portiez ce travail patiemment, avec une entière sou­mission à son saint bon plaisir, sans que vous permettiez à votre esprit de vouloir voir, ni savoir ce que c’est qui se passe en votre intérieur, ni lui permettre de disputer, ni 'regarder les tentations, de quelle sorte qu’elles soient, ni penser pourquoi tout ce travail vous est donné.

Ne faites aucun effort pour vous débrouiller ni pour sur­monter vos peines, tentations, troubles, douleurs, ténèbres, inquiétudes, embarrassements, pensées extravagantes ni aucune 287 autre chose, quelles qu’elles puissent être et passer en votre intérieur, pour pénible et martyrisant qu’il soit ; ne vous en alarmez ni étonnez, ni ne faites jamais aucune réflexion dessus, volontairement, mais cela, absolument, et les tenez pour de cruelles tentations: Tenez-vous au-dessus, feignant de ne rien voir, encore que vous les sentiez vivement ; cachez votre peine à vous-même, et n’en parlez ni à Dieu ni à vous; ne regar­dez point ce que c’est pour le dire et vous en exprimer à qui que ce soit, et ne faites aucun examen là-dessus ; regardez Dieu et le laissez faire; voilà votre seul faire, et le seul exercice que Dieu requiert de vous, auquel lui seul vous a attirée. C’est aussi celui que notre Bienheureux Père m’a commandé de pratiquer in­variablement, et que je vous recommande de sa part, tenant votre esprit très simplement et droitement, sans aucun effort ni acte, en cette simple vue et unique regard en Dieu, toute aban­donnée à sa sainte volonté, sans vouloir voir, sentir, ni en faire des actes, mais demeurer là, paisible, reposée, confiante et patiente, sans réfléchir pour voir comme vous êtes là, ni ce que vous y faites, sentez ou souffrez, ce que fait l’âme, ce qu’elle a fait ou fera, ou ce qui lui adviendra en toute occurrence et en tout événement. Il ne faut bouger de là, car cet unique regard en Dieu comprend tout, particulièrement dans la souffrance, vous le savez très bien, et je vous en assure aussi. Demeurez donc ferme en cette simplicité, et sitôt que vous apercevrez votre esprit hors de là, ramenez-le doucement, sans aucun acte, regard et réflexion, sur quoi que ce soit ni en quoi que ce soit ; une seule chose est nécessaire : c’est d’avoir Dieu. Bref, en toutes sortes d’événements, il faut tenir son attention et af­fection en Dieu, sans s’amuser à regarder ce qui se passe, ni aux causes des événements; Notre-Seigneur veut cela de vous.

Continuez vos communions et autres exercices à l’ordinaire, sans regarder comme vous les faites, et laissez le soin de votre 288 salut et de votre intérieur à la conduite de Dieu, ainsi que de tout ce qui vous touche ; vous lui avez tout sacrifié et donné laissez-lui-en le soin, et de toutes choses. Amen. Dieu soit béni.

.À UNE AUTRE SUR LE MÊME SUJET.

Il faut vivre au-dessus de soi-même, par-dessus tous sentiments, vues et répugnances, regarder Dieu et se joindre à lui par un simple acquiescement, marcher comme à l’aveugle dans cette Providence et confiance, même parmi les tentations, désolations, craintes et toutes autres sortes de peines, s’il plaît à Dieu que nous le servions comme cela. Puisque sans aucune réserve nous nous sommes dépouillées et abandonnées entre ses bénites mains et lui avons confié le soin de tout ce qui nous concerne sans exception, il n’y faut plus penser, mais pratiquer fidèlement les instructions et résolutions dernières de notre Bienheureux Père : de n’arrêter son esprit volontairement qu’en Dieu, ne regardant ce que l’âme fait, ce qu’elle a fait ou fera.

Ne répondez point ni faites semblant de voir ni de sentir les tentations ni les peines, de quelle façon qu’elles soient, ni rien qui se passe en votre intérieur, pour pénible qu’il soit. Regardez Dieu simplement, ou demeurez en lui, ou près de lui, en repos d’esprit et de très simple confiance, tout abandonnée à son soin, sans en faire des actes ni le vouloir sentir, car Dieu vous veut en un état extrêmement passif, et partant, en tout vous n’avez à faire qu’à vous pacifier, adoucir et tranquilliser. 289. Ayez une grande fidélité à ne vouloir point être délivrée de cette peine qui vous est donnée de Dieu ; soumettez-vous humblement et cordialement à cette sienne sainte volonté ; n’essayez point de vous en tirer ni de vous débrouiller, ni de vouloir savoir ce que c’est : bref, souffrez avec une humble et douce patience les faiblesses, abattements, toutes sortes de peines, craintes, troubles, tentations, désolations, et quoi que ce soit qui vous arrive, sans vous en alarmer ni réfléchir dessus volontairement pour regarder ce que vous faites, ce qui vous adviendra; mais regardez Dieu simplement et droitement, et le laissez faire. Puisque vous lui avez entièrement remis et confié tout ce que vous êtes, vous étant dépouillée de tout entre ses mains, laissez-lui en le soin, car vous n’avez rien excepté, ains tout confié à la fidélité de son amour, et il faut faire l’œuvre de son salut sur cette croix, quand bien vous ne devriez plus voir le jour de votre vie clair et serein.

Pour conclusion, ma chère fille, je vous dis derechef cheminez à l’aveugle dans cette Providence et conduite et vous perdez tout en Dieu, avec toutes vos vues, connaissances, satisfactions, et ne faites aucun acte intérieur, il n’en est plus temps : vous les avez faits, j’en suis sûre, Dieu s’en contente; il ne veut plus de vous, sinon que vous lui laissiez entièrement faire, et que, meshui [désormais], vous ne fassiez autre chose que de vous reposer en lui, quoique sans sentiment ni satisfaction ; mais cette simple remise, ce repos en Dieu se doit faire sans gêne, fort simplement, sans acte, ni le vouloir sentir : enfin, Dieu veut que vous ne le voyiez, ni ne le sentiez que quand il lui plaira, et veut que vous demeuriez totalement à sa merci, paisible et tranquille dans tous les embrouillements, ne parlant pas même à Dieu de vos peines et souffrances pour lui faire des Protestations, ni de votre pauvreté, mais demeurez patiente et reposée. Dès bien des années vous vous êtes sans réserve vouée, sacrifiée et abandonnée, et tout votre être 290 à Dieu pour le temps et l’éternité, lui donnant le soin de tout; vous avez confirmé cette donation, ne vous réservant que le soin de tenir votre esprit dans cette vue, regard et remise, et de faire le bien que vous connaîtrez sans jamais vous permettre de réflexion sur ce qui arrive, ni pour voir ce qui se passe en l’âme, ni ce qui lui fait peine, ce qu’elle a fait ou fera ; il faut fuir ces réflexions comme de cruelles tentations et les étouffer à leur naissance par ce simple retour à Dieu, car cet unique regard comprend tout, spécialement dans les souffrances, lequel parle et prie sans aucun acte intérieur. Faites quelque acte ou dites quelque parole extérieure, baisez la croix, regardez le ciel, faites le signe de la croix sur le cœur, mais cela rarement.

Ne cherchez votre satisfaction, ni ne faites aucune réflexion ni autrement pour savoir ce qui se passe en vous, de quelle façon qu’il puisse être, quoique vous le voyiez effroyable et sentiez vivement et douloureusement, mais retournez votre esprit tout doucement à Dieu sans lui parler de votre peine, et demeurez là comme vous pourrez, patiente et souffrante, sans faire des actes intérieurs ni autre chose quelconque, pour quelque sujet que ce soit, non pas même à l’oraison ni pour s’y préparer, et vous contentez de demeurer en Dieu, auprès de Dieu ou en sa simple vue, comme vous pourrez, dissimulant de voir votre mal. Ayez surtout fidélité de ne vous point débrouillasser, ni vouloir savoir ce que c’est pour le dire : qu’il vous suffise de savoir que cette croix est de Dieu.

Laissez à Dieu le soin de votre intérieur : ne vous en mêlez plus. Tenez-vous patiente et soumise ; divertissez-vous à quelque œuvre extérieure ; voyez vos résolutions et ne vous émouvez point de tout le tintamarre de la partie inférieure : ne faites pas semblant de sentir ces révoltes; passez votre vieillesse en cet état de souffrances, si c’est le bon plaisir de Dieu, lequel vous porte dans le sein de sa divine protection, je vous en assure. Ainsi, quoique vous ne le sentiez pas, demeurez 291 contente de vos mécontentements; demeurer patiente et souffrante, c’est une grande oraison, croyez-le bien, et ne vous efforcez pas à faire des actes : il suffit de regarder Dieu en souffrant doucement et avec soumission. Les sentiments des vertus ne sont pas à notre pouvoir, mais oui bien l’opération d’icelles, et c’est ce que Dieu demande de vous à présent, tandis qu’il vous tient sur la croix, qui est le chemin du ciel, si vous souffrez généreusement. Demeurez ferme, portez-la sans réflexion : c’est l’Isaac qu’il faut sacrifier continuellement, par une perte de vous-même en Dieu, sans savoir comment.

.PAROLES DE LA SAINTE A LA MÈRE MARIE-AIMÉE DE BLONAY, APRÈS UNE RETRAITE ANNUELLE137.

Votre sainte curiosité vous fait désirer savoir quelque chose de ma solitude. Vous dites que vous vous êtes trouvée chétive en la vôtre; et moi, ma chère fille, je me suis trouvée toute pauvre et imbécile, mais pleine d’espérance de vivre toute à Dieu, moyennant sa sainte grâce.

Les souffrances intérieures que Dieu vous fait sentir sont des récompenses de vos travaux passés, et non pas des punitions. Dieu, par cette voie de désolation intérieure, veut conduire votre âme à un plus grand et, plus relevé degré de perfection, et surtout à un parfait dénuement de toutes sortes de satisfactions, afin que vous ne preniez plus de contentement qu’en 292 Dieu seul et non en ses dons. Et, partant, c’est la volonté de Dieu que vous demeuriez contente dans tous vos mécontente­ments. Dieu vous avait tout donné, il vous a tout ôté : qu’y a-t-il à dire, sinon : Fiat voluntas tua !

Vous vous êtes tant de fois donnée à Dieu, et lui avez tant dit qu’il ôtât de vous ce qui n’était pas lui; maintenant il l’a fait, il vous a enfin prise au mot, qu’y a-t-il à dire ? Il retire ses dons sensibles; il les a retirés pour ne laisser en votre âme que Lui seul, il l’en faut bénir et demeurer patiente et souffrante, sans regarder ce que vous avez fait, ce que vous faites ni ce que vous ferez; mais, au lieu de tout cela, pratiquez ce que le Bienheureux nous a dit : « Regardez Dieu et le laissez faire. »

Ah! chère Épouse de Jésus! courage, fille de notre Bienheu­reux Père, consolez-vous dans la volonté de Dieu, et croyez assurément que votre foi, votre espérance et votre amour envers Dieu sont plus grands et plus purs en vous que jamais ils n’ont été ; niais c’est un amour de souffrance, et général dénuement de toutes sortes de satisfactions. Demeurez donc en cette assurance que je vous donne de la part de Dieu et du Bienheu­reux qui nous a tant de fois répété que le chemin des croix est le meilleur; ainsi, ne vous mettez plus en peine de ce que vous ne sentez rien.

La foi sans les œuvres ne peut suffire. Ce n’est pas le sen­timent de la foi ni l’espérance qui nous sauvera; niais ce seront les œuvres appuyées sur la miséricorde de Dieu. Vous avez donc ces très chères vertus théologales en effet, et vos œuvres le font paraître dans la fidélité que vous avez à observer la loi de Dieu et nos règles. Faire ainsi, ma chère fille, c’est avoir la foi de la bonne sorte, puisque les sentiments d’affec­tion aux vertus ne sont point en notre pouvoir, mais oui bien l’opération d’icelles; et c’est ce que Dieu demande de vous à présent, pendant qu’il vous tient dans cet état de générale souf­france intérieure et dans la privation de toutes sortes de lumiè‑293res et connaissances; mais dans tout cela l’opération des vertus est à notre pouvoir; et c’est à quoi vous vous occupez à pré­sent, et Dieu se contente, puisque par cette voie vous accom­plissez sa très sainte volonté; et cela suffit dans le général mar­tyre intérieur que Dieu vous fait souffrir. Ne regardez donc plus vos peines ni votre embrouillement, ni les effrois et crain­tes que tous ces travaux vous causent, quoique vous les sentiez si violents et effroyables. Au lieu de cela, regardez Dieu en patience et le laissez faire, dit notre Bienheureux Père : c’est une grande leçon. Demeurez donc ferme en pâtissant, sans réflexion sur tout ce qui se passe en vous, laissez-en le soin à Dieu sans le regarder; c’est le sacrifice de votre Isaac que Dieu requiert de vous, non de le sacrifier une seule fois, mais continuellement par une perte de vous-même en lui. De sorte que vous n’avez plus à faire que de dire de temps en temps quelques paroles vocales, surtout celle-ci qui est, et doit être votre unique : Mon Dieu, je remets mon esprit entre vos mains, ou bien : Mon Dieu, mon esprit est entre vos saintes mains, je ne vois donc plus ce qui s’y passe, mais je vous en laisse le soin, et ne veux plus prendre garde à rien qu’à vous seul. Ma lumière est de n’en avoir point; ma joie est pour le ciel et je n’en veux plus d’autre; ma richesse est dans la privation de tout bien sensible à l’esprit humain; ma paix est dans la guerre; ma tranquillité est dans le brouillement; le feu de mon amour envers mon Dieu est dans le buisson des épines piquantes qui me transpercent de toutes parts, sans espérance d’aucune fin ni consommation de mes travaux ; mais tous les jours ils sont plus ardents. Le feu donc brûle dans le buisson de mon cœur environné d’épines, par la mortification et souffrance, sans apparence d’aucun soulagement ou consommation en cette vie. Et mon soulagement est de n’en avoir point; ma mort c’est de ne mourir point; ma richesse est la pauvreté et nudité de la croix où mon Seigneur est mort tout nu de consolation du 294 ciel et de la terre : voilà mon chemin, je n’en veux plus d’autre. Mon Seigneur m’avait donné beaucoup de biens sensibles à l’esprit, il me les a ôtés : qu’il en soit à jamais béni ! Amen.

Continuez à faire vos protestations à Dieu trois fois le jour, et vos exercices à l’accoutumée.

.CONSEILS DE LA SAINTE À UNE ÂME QUE LA GRÂCE SOLLICITAIT D’ENTRER DANS UNE VOIE DE SIMPLICITÉ ET D’ABANDON138.

Ma fille, correspondez aux desseins de Dieu sur vous par une totale soumission de tout votre être à sa sainte volonté, particulièrement à cheminer dans la voie qu’il vous conduit; quand vous sentirez que votre nature y répugnera, souffrez cette peine, sans la regarder, ni vouloir en façon quelconque la surmonter, mais tout soudain jetez-vous en esprit aux pieds de Notre-Seigneur, et lui dites : Je suis vôtre, faites ce qu’il vous plaira de moi. Ne retournez nullement sur vous-même pour voir ce qui vous fait peine, ains regardez Dieu tout seul vous délaissant à sa merci, et lui remettant le soin de toutes choses et de vous-même. Enfin, ma fille, Dieu vous veut comme un petit enfant qui se laisse porter et gouverner à sa mère, tout ainsi que bon lui semble ; demeurez donc en repos et toute paisible entre les bras de ce tout bon Père Céleste, et ne retournez nullement sur vous pour regarder ce que vous faites, ce que vous sentez, ni ce qui vous arrivera, ne réfléchissez à chose quelcon-295que; au lieu de cela regardez Dieu tout simplement, et trous contentez pour toute science et lumière de savoir que Dieu est votre Dieu. Si vous suiviez le dessein de ce bon Dieu sur vous, vous verriez renverser et bouleverser la terre et les cieux sens dessus dessous sans que jamais vous désistassiez de le regarder, rendez-vous donc fidèle à sa sainte volonté, et vous récréez avec vos Sœurs le plus que vous pourrez pour observer la règle. Il faut que vous preniez cette résolution qui est de ne point regarder au passé, au présent, ni à l’avenir, mais Dieu seul et sa volonté par de fréquents retours de votre esprit à Lui. Quand la pensée vous viendra que l’Institut périra, répondez fermement : Qu’il périsse ! Dieu ne m’en a pas commis le soin... oui bien d’en observer les règles le plus fidèlement que je pourrai.

Il me vient en mémoire ce que Notre-Seigneur dit en l’Évangile de cette femme qui avait perdu sa drachme, elle renversa toute sa maison pour la chercher; ainsi Notre-Seigneur ayant perdu en vous cette première innocence et pureté il remuera tout chez vous pour la trouver. Ne pensez jamais si vos péchés sont mortels ou véniels, car j’ai confiance que comme vous n’avez fait aucun péché mortel, dès que vous êtes en la sainte Religion, aussi, par ci-après, Dieu par sa grâce vous en préservera. Hé! quoi donc, toutes les feuilles des arbres vous feront trembler? vous voulez être si savante, et je veux que vous soyez une ignorante; qu’il vous suffise de savoir que Dieu est votre Dieu.

Ce bon Dieu veut que vous le serviez et serviez sans appui, sans connaissance, ains que vous demeuriez à la merci de sa miséricorde. Pourquoi, ma fille, voulez-vous avoir une volonté, puisque Dieu vous ôte l’usage et la liberté de la vôtre propre, et qu’il veut que vous n’ayez que la sienne et celle de l’obéissance, en quoi, certes, il vous gratifie incomparablement; mais il veut que vous la suiviez à l’aveugle, sans connaissance, sans discernement, ni satisfaction ; il se faut soumettre dans cette insoumission et impuissance de se soumettre, par un très simple regard 296 ou acquiescement, sans vouloir voir comme vous le faites, ni penser comme vous le ferez, car c’est ce que Dieu vous sous­trait et ne veut pas que vous ayez cette lumière réfléchie, par laquelle vous désirez voir et sentir ce que vous faites; et enfin, Dieu veut que vous ne regardiez en façon quelconque, d’une vue arrêtée et volontaire, chose que ce soit qui se passe en vous, ni hors de vous, et que vous n’arrêtiez votre vue qu’en lui seul.

Portez-vous grandement du côté de la cordialité, n’ayez point peur de faiblir de ce côté-là, attendez que l’on connaisse vos fautes, et que l’on vous reprenne; faites fidèlement ceci, et vous verrez l’œuvre de Dieu.

Vos principales règles de conduite doivent être : Tout ce qui n’est point Dieu n’est rien, et doit être compté pour rien.

Faire tout pour Dieu et rien contre la dépendance totale de la conduite de sa divine Providence.

Révérer souverainement la très sainte volonté de Dieu, et la laisser faire et défaire en vous, de vous, et de toutes choses, ce qui lui plaira.

Ne voir que Dieu et votre bassesse et vileté : Dieu, pour s’unir amoureusement à lui en toutes choses; votre bassesse, pour vous humilier incessamment.

Vous reposer et confier en Dieu de toutes choses, vous aban­donnant à sa merci pour toutes, toutes.

Avoir une fidélité invariable à conserver tout ce qui est de notre Institut par une ponctuelle observance, sans jamais vous départir d’aucune chose écrite, pour petite ou grande qu’elle soit, sinon lorsque la charité ou nécessité le requerra, car alors il faut quitter la lettre pour suivre l’esprit qui m’est sur­tout cher et précieux.

Faire pour le prochain tout ce qui se pourra pour sa conso­lation et profit spirituel.

Dieu vous fasse la grâce, ma fille, de bien observer ces maximes. 297

.CONSEILS DE DIRECTION DE LA SAINTE A UNE RELIGIEUSE139

Vous voulez, ma chère fille, que je vous écrive ce que je vous ai dit plusieurs fois, je prie Dieu qu’il vous profite.

Vous devez avec une sainte générosité et fidélité surmonter toutes vos inclinations qui vous porteront au péché, n’en com­mettant aucun délibérément ni volontairement. Que s’il vous arrive le contraire, ne vous troublez pas, mais soudain humi­liez-vous devant Dieu tout doucement, marquant cela pour vous en confesser; mais ne vous amusez point à réfléchir dessus.

Quand vos fautes seront mêlées de doute, si ce n’est en choses importantes, ne vous y amusez point pour les confesser, et qu’il vous suffise de vous en abaisser devant Dieu. Si elles sont en choses importantes, dites : Je m’accuse que je suis en doute d’avoir dit des paroles par le mouvement de la vanité ou de l’impatience, ou ce que c’est.

Quand vous verrez d’abord que vous ne pouvez reconnaître clairement du péché, n’examinez point, mais vous humiliez devant Dieu avec une confiance filiale, désirant et vous ré­solvant de ne l’offenser jamais à votre escient; puis cela fait n’y pensez plus.

Ne soyez point si pointilleuse autour de vos actions; gardez-vous du mal (car il le faut) et faites le bien, et toutes vos ac‑298tions gaiement, simplement et franchement, avec la générale intention de plaire à Dieu seul; suivez cordialement le directoire pour vos exercices.

Ne vous étonnez nullement de tout ce que vous sentez ou pensez, pourvu que vous ne vous y arrêtiez pas et que vous ne fassiez rien ensuite volontairement; ne regardez point tout cela ni aucune chose qui se passe en vous; souffrez sans regarder ce que c’est, ni n’en parlez, non pas même à Notre-Seigneur, auquel vous devez retourner votre esprit tout simplement, lui disant des paroles de confiance, d’amour et d’abandonnement de vous-même.

Si vous observez bien ce point, vous serez claire et courte en tout ce que vous direz de vous, et c’est ce qui vous est le plus nécessaire. Pensez et parlez peu de vous ; pensez beaucoup à Dieu, et faites ce qui est de la règle et du directoire gaiement, et la charge que l’obéissance vous donne sans réflexion ; ô Dieu, que vous serez heureuse !

Corrigez-vous de ces mines froides et dédaigneuses que vous faites quelquefois, comme aussi de cette façon brusque et active ; ne tournez point si court; tenez votre visage doux, et faites toutes vos actions tranquillement sans vous empresser.

Or sus le dernier et principal avis que je vous donne, ma chère fille, c’est d’entreprendre en simplicité l’observance de ces petits enseignements, lesquels je ne vous commande point, ains vous les conseille avec un amour maternel. Mettez-vous à les pratiquer, et ne vous amusez point à regarder comme vous les pratiquerez ; adonnez-vous à faire et non à regarder comme il faut faire, comme vous faites, comme vous avez fait ou ferez. Supportez doucement les attaques des diverses pensées qui vous arrivent, et toutes sortes de tentations, ne vous en étonnez point ; ne faites ni ne délaissez à faire aucune chose ensuite de telles fantaisies; souffrez-les sans les regarder, comme je vous ai déjà dit ; résignez.vous à la divine volonté qui vous les per-299met, et vous abandonnez à son bon plaisir vous confiant en sa miséricorde, et demeurez en paix.

Dieu vous fasse la grâce d’observer ces choses et soit béni à jamais! Amen.

.CONSEILS DE LA SAINTE À LA MÈRE FRANÇOISE-MADELEINE DE CHAUGY PENDANT SON NOVICIAT DE 1629 A 1632140.

Au commencement de mon essai, sortant de ma confession générale, après avoir bien pleuré devant notre Bienheureuse Mère, Sa Charité me dit de ne plus m’amuser à ces enfances, que mes larmes étaient un effet de mon amour-propre, qu’il fallait me remettre en Dieu, et espérer tout de sa miséricorde après cela, elle me dit :

RETENEZ CES QUATRE DOCUMENTS QUE JE VOUS DONNE :

Le premier : ne faites jamais de faute, pour petite qu’elle soit, volontairement, je dis d’une volonté absolue, déterminée et choisie, ne laissant d’ailleurs aucun bien à faire de ceux que vous connaîtrez que Dieu vous demande que vous fassiez, et après, tenez votre cœur en liberté.

Le deuxième : ne vous laissez jamais troubler de vos manquements passés, présents et à venir; je ne veux plus que vous en entreteniez aucune peine ni inquiétude. 300

Le troisième : humiliez-vous profondément devant Dieu de vos moindres péchés ; remarquant que le mal est le fruit de votre terre, comme le moindre bien que vous ferez est celui du secours de la grâce de Notre-Seigneur. Proposez-vous, avec l’aide de cette même grâce, de faire quelque bonne pratique de vertu, pour réparer le manquement commis.

Le quatrième : c’est la fidélité à la présence de Dieu, et à donner à toutes vos actions l’unique fin de plaire à sa divine Majesté.

Enfin, ma fille, humiliez-vous, humiliez-vous, humiliez-vous; faites tout le bien que vous pouvez, évitez tout le mal que vous connaissez, afin que vos fautes ne soient jamais que de pure fragilité et surprise, et faites qu’elles vous humilient sans vous troubler. L’orgueil nous fait pleurer de nous voir imparfaites, mais la vraie et humble contrition nous fait humilier pour nous faire profiter même de nos chutes.

UNE AUTRE FOIS.

Ma fille, mortifiez fortement votre orgueil ; je suis fort aise que votre maîtresse y travaille, mais secondez-la fidèlement. Je vous prie, pensez souvent à ces paroles de Notre-Seigneur : Sur qui reposera mon esprit, si ce n’est sur l’humble de cœur ? Et à ces autres : L’esprit de Dieu et celui de superbe ne s’accordent pas. II faut que l’un ou l’autre sorte de notre âme. Hâtez-vous donc de faire sortir promptement de votre cœur la propre estime, l’amour de votre volonté, de votre jugement, et tout ce qui est contraire à l’esprit légitime de cette sainte vocation que vous venez d’entreprendre.

UNE AUTRE FOIS, CETTE BIENHEUREUSE ME DIT :

Je suis fort aise que votre maîtresse vous défende ces grandes et belles imaginations et spéculations dans vos oraisons, parce 301 que votre esprit aime les choses qui lui donnent plus de science, de connaissance et de lumière, que celles qui le portent à la pratique, à l’affection du cœur et à l’amendement ; plus à la vanité qu’au désir de devenir humble.

Voici donc comme vous devez faire, par exemple : vous prenez, pour sujet de votre méditation, la flagellation de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Ne vous représentez point un beau jeune homme, avec plusieurs bourreaux autour de lui pour le flageller ; mais mettez-vous en la présence de Dieu, et après la première préparation, sans vous rien imaginer, pensez tout simplement que Notre-Seigneur, tout innocent, a voulu souffrir l’ignominie de la flagellation, souffrant pour votre amour cet horrible tourment, et là-dessus, entretenez-vous avec sa bonté, en lui disant : Mon Seigneur et mon Dieu, c’est à cette heure que j’apprends que vous êtes humble et doux de cœur; goûtez eu silence ces paroles, et après, prononcez celles-ci tout douce­ment : O que vous avez souffert pour moi, mon Sauveur ! je le sais, et comme la foi me l’apprend, je ne veux autre con­naissance que celle qu’elle me donne. Vous vous êtes toujours humilié, et je me veux toujours élever! O innocent et humble Jésus, confondez ma superbe ! vous souffrez pour moi, je me laisserai châtier pour vous de mes fautes sans m’excuser!

Voilà, ma fille, comme il faut que vous fassiez, et vous ferez une oraison de cœur et de volonté, et non pas une d’entende­ment et de vanité.

UNE AUTRE FOIS, ELLE ME DIT :

Ma fille, ne vous déferez-vous jamais de cette grande activité d’esprit? Je sais bien que, puisque c’est une inclination natu­relle, vous aurez de la peine de vous en défaire, mais je sais aussi que, si vous étiez fidèle, vous ne seriez plus si bouillante. Vous avez cent choses contre la modestie religieuse : vous 302 tenez la tète penchée, comme pour en paraître plus dévote ; vous marquez tout ce que vous dites par des gestes ; vous allez d’un pas tout à fait mondain ; vous faites un certain petit tour de l’épaule lorsque vous faites vos enclins; tout cela sent la fille du monde. Enfin, vous avez bien des choses à réformer en vous pour prendre la gravité et bienséance religieuses. Lisez souvent la constitution de la Modestie, faites souvent des demandes à votre maîtresse sur cette vertu, et ayez incessamment au cœur ces paroles de l’Apôtre : Que votre modestie soit connue de tout le monde, et cela parce que le Seigneur est présent, dont l’œil divin voit l’extérieur et pénètre l’intérieur.

UNE AUTRE FOIS :

Ma fille, soyez plus soigneuse de vous surmonter ce mois, que vous ne l’avez fait, le passé, et surtout soyez fidèle au défi de l’humilité, que votre maîtresse vous a donné il vous est fort nécessaire. Mais pour acquérir l’humilité, il vous faut travailler, et ne pas vous croiser les bras. Il ne faut pas laisser perdre une occasion de vous humilier; il faut vous connaître et vouloir être connue des autres pour inutile, ignorante, et indigne d’être employée à rien de bon. Aimez que chacun se mêle de vous connaître et corriger vos défauts, que tout le monde ait confiance de vous dire ses pensées sur votre conduite et sur vos manquements. Il faut ne vous préférer à qui que ce soit, recevoir tout le pire de la maison avec joie, étant bien aise que les autres soient mieux que vous, et faites-vous toujours accroire que vous êtes mieux encore que vous ne méritez. Soyez satisfaite de ne vous voir ni aimée, ni caressée de vos supérieures, supportez doucement d’être incessamment rebutée, méprisée, humiliée, mortifiée, employée aux choses basses, et lorsqu’on vous traitera de la sorte, gardez-vous de penser que c’est pour éprouver votre vertu, mais persuadez-303vous bien que c’est un châtiment autant juste que doux, à cause qu’on a égard à votre faiblesse. Ne parlez plus de ce que vous avez lu, vu, et su au monde, ni de vos parents. Enfin, ma fille, si vous voulez être humble, il vous faut tenir en la maison, comme une personne indigne d’y être. Respectez fort nos Sœurs, et vous reconnaissez leur petite servante ; estimez leur société et leur vertu. Allez en paix, ma fille.

UNE AUTRE FOIS :

La fin de l’année de votre probation s’approche, ma fille. On ne vous a rien caché de tout ce qui est de l’Institut, et l’on vous a souvent dit, qu’entreprenant cette vocation, l’on entreprend aussi de ne plus vivre à soi, pour soi, ni par soi. Il faut que vous pensiez que votre vocation vous oblige d’aspirer et de tendre à la fin de la perfection de cet Institut, et que cette perfection est toute contraire aux lois et aux sentiments de la chair; sondez votre cœur pour voir s’il est bien résolu d’entreprendre, .de ruiner ainsi tout ce que vous êtes, et d’anéantir tout ce qui est contraire à cette haute perfection, dont la Congrégation fait profession. Demandez la sainte lumière du divin Esprit pour bien connaître les volontés de Dieu sur votre âme.

Je ne doute point que votre appel à la religion ne soit très bon et très singulier. Je ne laisse pas de me sentir obligée de vous faire bien connaître ce que c’est que vous entreprenez, et l’importance qu’il y a de ne point vivre négligemment au service de Dieu, et que notre manière de vie requiert un courage fort et généreux, qui prenne fortement l’avantage sur tout ce qui est de la nature, pour faire régner en nous la grâce. Je suis fort résolue de ne point permettre la réception d’aucune fille qui n’ait cette disposition. Ma fille, éprouvez-vous donc bien vous-même; accoutumez-vous à rompre vos volontés aux choses même indifférentes, à obéir à toutes vos Sœurs indifféremment, 304 simplement à l’aveugle, à souffrir toutes les peines qui se présenteront dans votre poursuite, et enfin, examinez bien tout ce que vous devez désormais pratiquer. Si une fois vous pouvez vous oublier vous-même, et vous dévouer corps et âme à faire le bien, j’espère que Dieu par sa grâce vous rendra une bonne religieuse, puisque je suis sûre que Dieu ne vous manquera jamais de sa lumière et de ses bénédictions, pourvu que vous ne manquiez pas de coopérer à sa grâce; mais, ma fille, je vous assure que les desseins de Dieu sur vous sont tels, que si vous ne travaillez pour arriver au plus haut de la perfection, vous serez la plus chétive religieuse qui soit au monde.

LE MATIN QU’ON ME PROPOSA AU CHAPITRE, POUR MA PROFESSION,
CETTE BIENHEUREUSE ME DIT :

Ma fille, je veux m’assurer encore une fois, en quelle disposition est votre cœur, pour vous donner mon suffrage comme les autres. Vous savez que vous m’êtes fort chère, parce que vous êtes nièce de mon fils de Toulonjon, que j’aime et estime fort, et pour plusieurs autres raisons, et surtout parce que j’aime votre âme, voyant le soin particulier que Notre-Seigneur en a pris, mais, malgré tout cela, je ne voudrais pas dire un mot en votre faveur contraire à ma conscience. Lorsque je reçois une fille, je me mets particulièrement en la présence de Dieu, j’invoque son secours, et je fais simplement, dans une entière droiture, ce qu’il m’inspire, à la vue de sa divine Majesté. Voyant votre cœur, qui aime le bien de sa vocation, qui désire de se perfectionner, et qui, grâce à Dieu, a été si bien appelé à son service, je ne saurais vous refuser ma voix et de parler pour vous. Toutefois, les Sœurs agissent selon les vues que Dieu leur donne priez sa bonté de les bien inspirer, affermissez vos bonnes résolutions, et j’espère que le ciel vous bénira. 305

Au sortir du chapitre, cette Bienheureuse me vint trouver, et me dit si j’étais bien disposée à tout ce que la divine Providence ordonnerait de moi, et ensuite fit semblant que les Sœurs ne me trouvaient du tout point propre pour notre manière de vie, m’ordonna de me laisser au soin de Dieu, et me fit faire un acte d’abandon en ces termes :

Mon Dieu, je suis prête à quitter non seulement cette Congrégation pour retourner au monde, mais je quitterais le ciel, si tel était votre bon plaisir, et serais prête de descendre aux enfers, si votre même bon plaisir s’y trouvait plus grand; et me fit dire plusieurs autres choses fort belles, m’assurant qu’il faut commencer avec ardeur ce que nous croyons être de la volonté de Dieu, et le laisser avec tranquillité, lorsque cette volonté adorable le veut. Elle pleura avec moi tendrement, et m’envoya ensuite devant le Saint-Sacrement pour me consoler, me disant qu’elle ne savait point de meilleur remède que celui-là pour apaiser une âme affligée qui aime Dieu, que de s’y tenir dans la posture d’une petite servante, humble et soumise, et m’ordonna de lui dire : Mon unique consolation, ne me délaissez point. Vous m’aviez donné le désir de vous servir, vous m’en ôtez le moyen, soyez béni à jamais de votre pauvre créature.

LORSQUE J’ÉTAIS EN SOLITUDE POUR LA PROFESSION, JE LA PRIAI DE ME
PARLER SUR LES VŒUX, ELLE ME RÉPONDIT CE QUI SUIT :

Je veux bien, ma fille, vous expliquer courtement vos vœux faisant celui d’Obéissance, vous vous obligez de la garder, selon que la constitution troisième le commande; obéissant de volonté et de jugement à toutes sortes de supérieures quelles qu’elles soient, et quoiqu’elles vous commandent, qui ne sera pas péché.

Faisant vœu de Pauvreté, vous quittez toutes choses pour le mettre en commun, et même votre propre corps, qui ne sera 306 plus vôtre désormais, niais à la Congrégation, qui le pourra employer à tout ce qu’elle jugera, sans qu’il vous soit loisible d’y résister. Ce vœu s’étend encore plus loin, et sa perfection ne requiert pas seulement que vous n’ayez rien en propre, mais que vous ne vouliez rien que ce qui vous sera donné, et que vous sentiez de la joie lorsque quelque chose nécessaire vous manquera; que vous ne choisissiez jamais le meilleur, mais que vous désiriez le moindre, et que vous le preniez lorsqu’il vous sera permis. Il passe plus avant encore, ce sacré vœu, et requiert que nos biens spirituels mêmes soient en commun, et que notre amour soit égal et universel pour toutes, tant que faire se peut. Enfin, ma fille, pour être une vraie pauvre de cœur et d’esprit, il vous faut tenir comme une pauvre au monastère, laquelle serait comme dans la maison d’un grand seigneur, ou comme une vraie mendiante à la porte d’un prince, recevant avec actions de grâce tout ce qui vous sera donné, vous tenant humble et petite à vos yeux, confessant toujours de n’avoir aucun mérite pour être associée à une si sainte commu­nauté.

Pour le vœu de Chasteté; vous savez ce que la constitution en dit si expressément, que je n’y peux rien ajouter. Comment sentez-vous que Dieu épouse votre âme? Ma fille, ce grand Dieu l’épousa par le saint baptême, cette chère âme, mais lorsque nous nous privons volontairement des noces séculières, afin de prendre Jésus-Christ pour notre Époux, il se fait une union si intime de grâce entre Dieu et notre âme, qu’il ne se peut expliquer en terre comme ce mariage sacré se fait, mais ce sera au ciel, où la jouissance entière nous sera donnée de ce souverain amour, que ces noces sacrées seront perfectionnées par les ineffables embrassements de ce divin Époux.

Vous devez désormais avoir du respect pour vous-même, à cause de la dignité que vous possédez, d’épouse d’un si grand et adorable Monarque ; pour n’en dégénérer jamais, renoncez 307 fortement à toutes sortes d’affections et d’inclinations naturelles. Votre cœur est le lit et le cabinet où cet Époux repose, tâchez de le tenir bien orné et bien pur; que tout votre amour soit employé à l’aimer; mettez tout votre soin à lui plaire, et que toutes vos forces soient occupées à son service. Suivez fidèle-. ment ses attraits, vous le trouverez toujours en vous-même tenez-vous près de Lui sans désirer autre chose, et sans le cher­cher ailleurs. Préparez-vous à faire votre oblation avec le plus d’amour que vous pourrez ; consacrez-vous souvent à Dieu, vous immolant tout entière sur l’autel sacré de son bon plaisir; donnez-lui cent fois le jour toutes vos inclinations et invoquez souvent son aide. Je le prierai fort que ce sacrifice lui soit agréable et pour sa gloire.

AVANT QUE JE FISSE LES VŒUX, ELLE ME DIT :

Allez courageusement, ma fille, vous donner tout à Dieu pour jamais. Faites votre sacrifice absolu, afin que vous ne soyez plus à vous-même. Souvenez-vous, ajouta-t-elle, d’honorer les liens qui vous attachent à l’Église, comme son humble fille ; aux princes souverains, comme leur sujette; à la Congré­gation, comme un membre qu’on a bien voulu recevoir; et à moi -même, comme à votre mère qui tient, par la pure volonté de Dieu, la place de celle qui vous a donné le jour. J’accompa­gnerai votre sacrifice de toutes mes faibles prières, et je deman­derai à Celui, pour l’amour duquel vous allez vous sacrifier, que vous soyez au nombre de ses épouses fidèles, qui gardent à ce divin Époux les vœux fidèlement.

APRÈS LA PROFESSION, DANS MA PREMIÈRE REDDITION DE COMPTE :

Ma fille, me dit-elle, vous avez promis à Dieu de grandes choses ; mais il vous en a promis d’incomparablement plus grandes. Rendez-lui fidèlement vos vœux, et sa divine bonté ne vous abandonnera jamais. Il demande de vous la fidélité en 308 tout et, partout, et, si je l’ose dire, une vertu au-dessus du commun. Après la voix de votre Époux, la mienne ne mérite pas d’être écoutée. Je vous avoue, néanmoins, que je serais extrêmement mortifiée, si je vous voyais vous contenter d’une vertu médiocre. Que vos bons propos soient pour vous une chaîne de diamants, que rien au monde ne puisse rompre, et pour vous rendre cette fidélité aisée, ne vous répandez au dehors qu’autant que la charité et l’obéissance souffriront que vous y paraissiez.

La présence de Dieu doit faire maintenant la principale, et, pour ainsi dire, votre unique occupation. Cependant, quelque occupé e que l’on soit de cette divine présence, j’approuve fort que l’on fasse les trois actes suivants à la sainte messe déclarez humblement vos péchés avec le prêtre, quand il dit le Coqiteor, vous avouant criminelle devant Dieu; offrez-vous au Père Éternel, en la compagnie de son cher Fils, lorsqu’il daigne se montrer au peuple entre les mains de son ministre et quand celui-ci sera sur le point de consommer les divines espèces, abandonnez-vous à l’ardeur de votre cœur, soit que vous participiez réellement, ou par désir, à ce sacrement adorable.

PENDANT MA PREMIÈRE RETRAITE APRÈS LA PROFESSION :

Je suis pressée de louer Dieu, voyant le soin qu’il a pris de votre âme, et j’admire sa Providence de vous avoir donné cette vocation par des moyens si particuliers. Il vous reste de correspondre fidèlement à ce bon Dieu, et qu’il n’y ait jour de votre vie, où votre cœur ne lui donne des marques de sa reconnaissance. Vous satisferez à ce juste devoir, si vous portez toujours votre âme en vos mains, en ne faisant rien qui ne parte d’un principe de vertu, et qui ne contribue à la gloire de votre Époux autant qu’à votre perfection. C’est dans cette disposition intérieure que vous trouverez le moyen de si bien composer votre 309 extérieur, qu’il n’y ait rien en vous qui ne respire la sainteté. Nos constitutions, que vous lisez très-souvent, vous serviront de modèle, et vous n’avez, ma fille, qu’à vous former là-dessus. Que votre condescendance pour vos Sœurs ne tienne en rien de cette civilité apparente et affectée, dont on use dans le monde, qui n’exclut pas l’orgueil secret, par lequel on se préfère bien souvent aux personnes qu’on semble vouloir honorer; qu’elle soit plutôt un effet de l’estime et de la charité que vous avez pour elles ; qu’elle soit gaie et sans contrainte, qu’elle gagne leurs cœurs, les obligeant de vous aimer réciproquement.

LA DERNIÈRE FOIS QUE JE LA VIS AVANT SON DÉPART :

Ce serait avoir fait une grande sottise, d’avoir quitté tous vos parents, tout ce que vous aimiez au monde, pour vous attacher à une créature méprisez toutes ces petites tendresses pour ne vouloir que le divin bon plaisir. Tenez-vous dans vos oraisons toujours plus simplement à la vue de Dieu, clans une profonde révérence. L’âme qui a trouvé Dieu ne doit rien chercher davantage. Vous avez l’esprit fécond, et Dieu ne veut de vous que simplicité sans multiplicité.

Je regarde l’amitié que j’ai eue pour vous, dès votre entrée à la Visitation, comme un sentiment inspiré de Dieu. Continuez, ma bien chère Sœur, continuez. Outre la récompense que Dieu vous destine dans l’autre monde, il vous fera trouver dans celui-ci une paix inaltérable, dans les événements mêmes les plus crucifiants auxquels vous devez vous attendre, comme étant le partage des enfants de Dieu et les marques assurées de son amour. 310

.CONSEILS DE LA SAINTE À LA MÈRE MARIE-AIMÉE DE RABUTIN141

VIVE Jésus!

Ma très chère fille, votre bonté vous fait désirer ce que ma confiance vous dira tout confidemment et simplement, comme il plaira à Notre-Seigneur me le donner : premièrement, ma chère fille, tenez toujours votre chère âme en paix et en joie, par le moyen de la fidélité à l’oraison, au saint recueillement, et de l’observance; ayez un grand amour aux filles et les sup­portez avec une extrême douceur, sans toutefois leur souffrir aucun relâchement, mais reprenez-les toujours et les portez à leur devoir avec cet esprit de douceur et cordialité, leur té­moignant que c’est par le désir de leur bien ; et gardez bien de laisser échapper jamais des paroles piquantes de reproches, et enfin que vos paroles soient toujours fort religieuses et assaisonnées de discrétion et dévotion; ne faites pas de fré­quentes ni rudes répréhensions pour de légers manquements, surtout quand ils sont de chose temporelle, comme 'rompre, casser, et semblables lourdises, tant qu’il se pourra.

Ne vous laissez pas préoccuper par vos sentiments, et encore moins dominer, tant pour le bien de votre âme et de votre santé que pour l’édification de nos Sœurs ; surtout ayez soin de bien cultiver leur intérieur et de les fort porter à l’oraison, au re­cueillement, et à la mortification de leurs passions et inclina­tions, et qu’elles pratiquent fidèlement ce que le directoire 311 enseigne : de faire tout pour Dieu et recevoir de sa sainte main tout ce qui leur arrive, car la grande pratique de la Visitation c’est de dépendre de la divine Providence et de se conformer en tout à la sainte volonté de Dieu ; ne dispensez guère les filles des communautés et ne les laissez attacher aux choses exté­rieures, ne les laissant surcharger, ni ne les surchargeant de trop de besogne ou de travail.

Que le principal soin soit de plaire à Dieu et de bien observer les règles. Assistez aux communautés tant que vous pourrez, et quand vous vous trouverez mal, ne permettez pas aux filles de les perdre [les exercices] autour de vous, sinon celle qui sera requise à votre service et soulagement.

Ayez un grand soin des malades : ce soin est important, comme aussi que vous preniez franchement vos nécessités, vous laissant gouverner pour cela à ma sœur Marie-Augustine, à qui nous commettons le soin de votre chère personne, sans per­mettre les amusements et empressements des filles. Ayez l’œil sur toute la maison, mais laissez une sainte liberté aux officières d’agir eu leur charge selon la règle.

Faites que les affaires et les livres des comptes s’écrivent et se fassent exactement selon les règlements. Je vous dis pêle-mêle tout ce qui me vient en pensée, par la très grande affec­tion de votre bien pour la gloire de Dieu.

J’ai su qu’autrefois l’on a été libre là-dedans à donner à manger aux gens de dehors; il faut être fort retenue à cela, et ne permettre aux filles de dire les nouvelles du monde et de famille aux récréations, qu’il leur faut laisser faire gaiement. Il ne faut point faire de répréhension que dans la nécessité, comme dit notre sainte règle, laquelle nous enseigne parfaite­ment tout ce qui est nécessaire pour la bonne conduite de la supérieure au bonheur de sa maison.

Donnez une entière confiance aux filles de vous ouvrir leur cœur, et quelque chose qu’elles vous puissent dire, ne témoi‑312gnez jamais de l’étonnement, mais confortez-les toujours et les renvoyez consolées, encouragées au bien. Si elles vous disent quelques mauvaises pensées qui leur viennent contre vous, témoignez-leur de la gratitude, de la confiance qu’elles vous témoignent en cela, et leurs dites qu’elles ne s’en mettent pas en peine, mais qu’elles les méprisent et ne s’y amusent pas.

Voilà, ma très chère fille, ce que votre bon cœur tire du mien qui vous chérit avec la plus cordiale et sincère affection, et avec une entière confiance ; allez joyeuse et courageuse où Dieu vous appelle ; je supplie sa Bonté vous tenir en sa divine protection, et vous combler de son très pur amour.

Je suis, et de cœur, votre chère et bien-aimée sœur.

Ma très chère fille, je vous recommande de tout mon cœur votre très chère compagne; que votre cœur lui soit toujours bon et confiant, afin qu’elle vive en consolation.

Votre très humble et indigne sœur et servante en NotreSeigneur.

Sœur JEANNE-FRANÇOISE FRÉMYOT, De la Visitation Sainte-Marie. 313

.CONSEILS DE LA SAINTE A LA MÈRE LOUISE-DOROTHÉE DE MARIGNY142.

PENDANT SON NOVICIAT

Ma très chère fille, je vous dis que vous devez vous déterminer d’être absolument à Dieu ; et pour cela, résolvez-vous fermement de retrancher à votre langue toute parole piquante, vaine, et qui tant soit peu tende à votre louange, ou à celle de vos parents. Acceptez avec un bas sentiment de vous-même toutes les occasions d’humiliation qui vous arriveront; vous les devez tenir précieuses, si vous aspirez à la perfection, car jamais vous n’y parviendrez que par cette voie, je vous le dis hardiment. Travaillez donc à cette sainte besogne courageusement et fidèlement; amassez toutes les facultés de votre esprit autour de Notre-Seigneur, afin que vous receviez de sa bonté la lumière et la force pour bien faire cette besogne; quand vous l’aurez achevée, nous vous en donnerons une autre. Dieu soit béni!

AVANT SON DÉPART POUR LA FONDATION DE MONTPELLIER

Dieu vous destine à une grande œuvre, ma très-chère fille, pour l’exécution de laquelle vous devez prendre un grand courage et vous armer de la force de Dieu, en jetant en lui tout votre soin par une absolue et très ferme confiance, vous appuyant fortement en son amour et en la conduite de sa paternelle Pro-314vidence. Tenez-vous en la main de sa divine volonté comme un instrument inutile et imbécile duquel sa sagesse ne laissera de faire de beaux et bons ouvrages, mais soyez sur vos gardes afin que jamais vous n’en receviez aucune complaisance ou satisfaction vaille; niais rendez-en à Dieu la louange et toute la gloire, car aussi à lui seul elle est due pour toutes sortes de biens, ayant dit de sa bouche sacrée, que nous ne pouvons rien sans lui.

Ne vous étonnez nullement s’il vous arrive des contradictions à votre établissement, ni au progrès de ce saint œuvre, car Dieu veut que ses affaires se fassent parmi plusieurs difficultés, afin que quand toutes choses sont accrochées selon la prudence humaine, il fasse reluire sa sagesse et sentir la promptitude de son secours paternel.

Peut-être aurez-vous quelques nécessités temporelles, ce que je ne crois pas; mais si elles arrivent ;réjouissez-vous saintement et tenez cela à grand bonheur, tâchant de faire valoir l’occasion pour la pratique de la sainte pauvreté, et donner des preuves de votre entière et ferme foi et confiance filiale en Dieu, et ne doutez point, car le secours viendra à point nommé, mais attendez-le en patience, sans laisser nullement ébranler votre espérance.

Je supplie le divin Sauveur de vous tenir de sa main paternelle, et de vous appuyer, conduire, éclairer et soutenir de sa main puissante, suavement et fortement en toutes vos nécessités et actions, et vous combler de son saint et pur amour, et toutes les âmes qu’il rangera sous votre conduite. Je crois que vous ne m’oublierez jamais devant sa bonté : je ferai le même et vous tiendrai toujours chèrement au milieu de mon cœur comme ma très-chère et bien-aimée fille, à qui je suis entièrement en Notre-Seigneur, qu’il soit béni ! Amen.

SŒUR JEANNE-FRANÇOISE FRÉMYOT.

Je vous dis encore ce mot, ma très chère fille aimez cor-315dialement vos Sœurs qui vont avec vous, soyez toute leur joie et consolation en Dieu traitez avec elles franchement, naïvement, confidemment et à la bonne foi, et les tenez fort unies à vous, et vous à elles; dites-leur tout simplement et naïvement ce que vous jugerez être très-utile à leur bien, cela les obligera, vous emmènerez de bonnes Sœurs qui n’ont aucune prétention que de bien faire et vous obéir sincèrement, soyez-leur bien bonne mère, je vous en supplie, ma très chère fille, afin qu’elles vivent avec grand contentement avec vous et en leur vocation toutes vous aiment grandement et veulent vivre en parfaite union, surtout l’assistante le témoigne : faites-lui de même, car vraiment je trouve que c’est une bonne et vertueuse religieuse qui vous aidera bien ; elle n’a nulle prétention que de bien servir Dieu et faire l’obéissance.

[…]

.CONSEILS DE LA SAINTE À LA MÈRE CLAUDE-AGNÈS JOLY DE LA ROCHE143.

Ma très chère Sœur, vous désirez que je vous dise quelque point qui me semble plus propre pour la conduite de la charge que Dieu vous a remise. Je le ferai, si sa bonté me daigne in­spirer et ne tiendrai point d’ordre, ains je vous dirai pêle-mêle ce que je rencontrerai, et qui me tombera dans l’esprit.

La première chose qui me vient, c’est que vous vous atta­chiez invariablement à l’observance des règles et constitutions, parce que c’est la volonté de Dieu que les choses d’obligation doivent marcher les premières; et où la règle sera courte et ne vous instruira pas assez, comme il arrive en plusieurs occasions, regardez en Dieu ce qu’il vous semblera le mieux, et fai­tes-le avec une franche humilité. Les choses qu’il faut communi­quer aux Sœurs selon la règle, il le faut faire; et je vous dis que tant qu’il vous sera possible, vous fassiez toutes choses avec l’agrément des Sœurs, conférant avec elles amiablement; voire suivant, tant qu’il se pourra, leur sentiment, afin de nour­rir la sainte confiance et cordialité; si ce point est bien pra­tiqué, il apportera la paix et bénédiction. Je n’entends pas pourtant détruire la sainte liberté et autorité de la supérieure, et que, quand il sera requis, elle ne doive tout tirer après elle. Souvenez-vous alors, ma très chère Sœur, de le faire douce­ment, tirant les volontés par raison, voire même, louant leurs opinions, en leur faisant voir néanmoins que la vôtre est la 318 meilleure, et tout cela suavement, et non mélancoliquement ni impérieusement.

Quand les Sœurs seront malades ou travaillées de quelque infirmité spirituelle ou corporelle, témoignez-leur une extrême charité et douceur; voire, encore qu’elles témoignassent une trop grande tendreté ou quelque autre imperfection, ne faites pas semblant alors de les connaître, et leur faites donner et prendre tous les soulagements qu’il sera requis, s’il se peut; mais, après qu’elles seront hors de peine, découvrez-leur amiablement leurs défauts, en sorte qu’elles les connaissent et reconnaissent avec une douce et tranquille humilité : puis, encouragez-les si cordialement, qu’elles s’en aillent toutes guéries et détrempées en la douceur de votre amour maternel.

Enquérez-vous quelquefois si elles n’ont point de nécessité, si elles sont bien vêtues, et semblables choses, pourvoyant à leurs besoins; voyant aussi quelquefois leurs matelas et leurs tours de lit, pour voir s’ils sont bons. Vous ne sauriez croire combien ce soin gagnera leurs cœurs, et les affranchira des soins superflus d’elles-mêmes, qui est un des grands moyens d’avancement que je sache.

Il viendra tant de bien de la pratique de ce petit avertissement aux âmes, ainsi que je l’espère de la bonté de Notre-Seigneur, que vous en serez toute consolée; et j’y ajoute que, encore que pour votre infirmité on vous donne quelque chose de particulier, comme on fait aux autres infirmes, néanmoins, vous vous fassiez donner des viandes de la communauté, et en mangiez pour savoir comme on traite vos Sœurs.

Témoignez toujours aux Sœurs de la gratitude des petits soins et affections qu’elles témoignent pour vous, sans leur permettre néanmoins de l’empressement pour cela, ni qu’elles excèdent en ce qui sera de la nécessité ou utilité importante, soit en santé, ou lorsque vous serez malade; mais ressouvenez-vous de régler cela, s’il est requis, sans opiniâtreté ni séche-319resse, ains suavement, en sorte qu’elles en demeurent plus édifiées que mortifiées.

L’avis que la règle et les constitutions donnent à la supérieure de se faire plus aimer que redouter, doit être toujours devant vos yeux. Quand vous aurez les cœurs de vos Sœurs, vous les gouvernerez comme vous voudrez, et les tiendrez facilement unies à vous et entre elles, qui est la bénédiction des bénédictions pour les monastères, et qui a toujours régné parmi nous.

Qu’elles n’aient autre amie que vous. Qu’elles trouvent en vous un soin et une douceur maternels, une franchise et une confiance de sœur, une familiarité et secret de fidèle amie, leur communiquant même quelquefois, comme par réciproque confiance, quelque chose de votre cœur. O le grand moyen, ce me semble, pour tenir les cœurs ouverts et contents, que celui-ci ce sera leur faire trouver en vous tout ce qu’elles auront laissé au monde, car enfin notre nature a besoin de ce soulagement, et ne peut durer sans aimer. Si les Sœurs ne vous ont pas un amour spécial et de confiance, elles auront des amitiés particulières, qui sont la peste de la religion. Bref, ayez grand soin de tenir leur esprit content et joyeux ; c’est l’avis que le grand père Suffren m’a donné une fois.

Ayez grand soin de la pureté des âmes, retranchant' aux Sœurs toute occasion de péché, leur laissant jouir de la liberté de communiquer leur âme, comme la règle ordonne; gardez-vous bien de témoigner en cela aucune répugnance, ni que vous connaissez qu’elles manquent de confiance; non, jamais ne leur donnez occasion de penser cela.

En vos corrections, soyez vive et pénétrante contre le mal, mais cordiale et charitable à l’endroit de la défaillante, tâchant d’anéantir le mal, le méprisant, et châtiant quand il sera requis, en soulageant, excusant et encourageant la coupable, vous plaignant avec elle de notre misère et faiblesse; par ce moyen, vous 320 lui ferez haïr le péché et aimer votre douceur. Pour pratiquer utilement ce point des corrections, il faut se tenir proche de Notre-Seigneur; car lui seul nous le peut apprendre, y ayant peu de règles pour cela que la charité et discrétion que Dieu don­nera infailliblement à celles qui, pour la seule obéissance à sa divine volonté, se sont laissé charger du pesant poids de la supériorité, et qui mettront toute leur confiance en sa divine protection et en la vérité infaillible de ses promesses.

Ne vous troublez jamais, encore que vous ne voyiez l’avance­ment spirituel qu’il serait requis; mais redoublez vos prières, votre confiance, votre fidélité à l’observance, votre patience et support ; car sachez que c’est à vous de cultiver par ces moyens, mais que la croissance vient de Dieu. Faisant donc tout ce qu’il vous sera possible et de votre devoir, avec grande fidélité et courage, sans jamais vous laisser abattre, demeurez paisible et soumise sous le bon plaisir de Dieu, vous contentant des fruits qu’il vous donnera.

Ne donnez point de nouvelles lois à vos Sœurs, ne multipliez point les ordonnances, mais encouragez-les à porter joyeuse­ment celles de la loi de Dieu avant toutes choses, dit la sainte règle, et celles dont elles se sont volontairement chargées pour le seul amour de Jésus-Christ, notre doux Seigneur et Maître.

Ressouvenez-vous de ce que tant de fois je vous ai dit, qu’en toutes leurs difficultés vous leur recommandiez de regarder ce divin Sauveur en ses travaux, afin que, par ce moyen, elles soient éclairées, fortifiées et encouragées à une sainte imita­tion. L’âme aura peu ou point d’amour, qui ne trouvera sa charge légère en comparaison de celle que notre Sauveur a portée pour elle; je trouve ce moyen puissant, incomparable, doux et suave.

Persévérez d’user plutôt de prières que de commandement, sinon quand la nécessité le requerra : la règle l’enseigne excel‑321lemment à la supérieure. Usez bien de cette douceur, surtout envers les faibles; et, encore qu’elles ne vous disent que des inu­tilités, oyez-les avec patience, les conduisant peu à peu à leur perfection. C’est un avis d’importance que cette patience ; car encore que l’on ne voie pas le profit tout à coup, ni même de longtemps, jamais il ne faut cesser pour cela, ni se lasser de cultiver ces chères âmes, ainsi que dit notre règle. De quel­ques-unes vous recevrez promptement de la consolation, selon qu’il plaira à Notre-Seigneur de les aider, et à celles-là il faut donner des occasions d’avancer et même de mériter, tâchant de connaître en chacune l’attrait de Dieu, afin de le leur faire suivre. Je vous dis derechef, ne vous ennuyez jamais de la tardiveté des Sœurs, ni de les supporter et attendre : gardez de témoigner aucun mécontentement d’elles ni aucun dégoût à qui que ce soit, sinon à ceux à qui vous en devez parler en toute confiance. Quand elles vous auraient fait ou dit plus d’offenses qu’il ne se peut penser, au nom de Dieu, aucun ressentiment ni aucune plainte. Faites-le même si leurs parents vous donnent quelque sujet de mécontentement, et lorsqu’ils seront dans l’af­fliction, ayez soin de faire fort prier pour eux. Vous ne sauriez croire combien cela contentera et gagnera le cœur de vos Sœurs.

Tenez-vous fort grandement égale envers chacune et ce qui leur appartient; tâchez de vous accommoder avec foutes, et vous souvenez de la maxime de notre Père, qui s’accommodait aux humeurs de tous et ne voulait qu’aucun s’accommodât à la sienne.

N’ayez point d’inclination particulière qui paraisse trop, comme serait d’affectionner l’entretien ou les sermons mêmes de quelque particulier.

Je vais finir par où j’ai commencé, qui est la recommanda­tion de l’observance ponctuelle. Vous trouverez tout dans les Règles et Constitutions, dans les Directoires et Coutumes, et 322 dans les Entretiens de Monseigneur. Nourrissez-vous bien de cette viande ; prenez tout le temps que vous pourrez pour étudier là-dedans et dans les livres du père Balthazar Alvarez. Le père Rodriguez et la Vie de la bonne sœur Marie de l’Incarnation vous fourniront aussi plusieurs points et utiles documents pour votre charge. Mais Notre-Seigneur, par-dessus tout, vous tiendra toujours de sa main paternelle et vous conduira en toutes vos actions ; il faut avoir cette parfaite confiance. C’est lui qui vous impose cette charge, et par conséquent il s’oblige de vous fournir tout ce qui sera nécessaire pour vous en bien acquitter. Jetez tout votre soin en lui; ne soyez attentive qu’à lui plaire, et tout le reste suivra ; je dis tout, tant ce qui regarde votre perfection que celle des autres. Regardez toutes choses en lui. Vous savez qu’un des grands moyens de lui plaire est la pratique de ces deux chères vertus, et qu’elles sont aussi le vrai et propre esprit de cet Institut. Rendez-vous donc douce, suave, cordiale, franche et bonne envers toutes, humble, petite et basse devant ce Souverain, humble, dépendant totalement de son bon plaisir, et ne recherchant en tout que sa gloire. Quand donc il lui plaira de se glorifier en votre abjection et en celle de l’Institut, par les mépris et avilissements que l’on en fera, et par toutes sortes de calomnies et de ravalements qui pourront venir, aimez et embrassez chèrement ces occasions comme des moyens de vraie imitation de notre doux Maître, et aussi comme choses conformes à notre petitesse et bassesse. Ceci, ma très chère Sœur, est le vrai esprit de nos Règles. Inculquez-le et gravez, tant qu’il vous sera possible, dans l’esprit de nos très chères Sœurs l’amour du mépris, afin qu’elles ne veuillent point paraître ni être estimées, mais qu’elles soient fidèles observatrices de notre profession, ne voulant d’autre gloire que celle de notre doux Sauveur, et de rechercher en tout sa sainte volonté pour l’accomplir. Je vous dis derechef que ce doit être notre vrai esprit, et que celle qui ne l’aimera pas effecti-323vement, par la pratique, ne se peut point dire fille de la Visitation, ni héritière de l’esprit du grand saint Augustin, ni de celui de notre très-digne Père et Instituteur

.AUTRES CONSEILS DE LA SAINTE A LA MÈRE CLAUDE-AGNÈS144

Allez courageusement, ma très chère fille, où la souveraine Volonté vous tire et appelle; faites fidèlement la chose à quoi vous êtes appelée. Soyez humble, mais pleine de confiance en Celui qui vous emploie ; dépendez absolument de son gouvernement et de sa divine Providence. Ne vous étonnez d’aucune contradiction, mais recevez tout de la main de Dieu, tenant votre âme et toute votre personne en paix et tranquillité, quelque tourmente qu’il arrive : ne vous rendez sensible ni en vos paroles, ni en vos actions, sous quelque prétexte que ce puisse être. Gardez de recevoir aucun esprit étranger, pour bon qu’il soit. Nourrissez-vous et vos chères filles du pain dont Notre-Seigneur a comblé nos maisons ; je veux dire que l’on s’attache fortement à l’observance des Règles, Constitutions et Avis de Monseigneur. Soyez prudente et retenue en vos conversations avec ceux de dehors, ne familiarisant point, et ne faites des amis pour vous, mais pour la maison; soyez toutefois douce, gracieuse et dévote avec tous. Mais avec les Sœurs, ô Dieu, ma très chère fille, soyez la douceur même, la bonté, la suavité et cordialité : témoignez-leur de la confiance, de la franchise et de l’estime, les 324 respectant amoureusement. Je prie Dieu qu’il vous tienne de sa sainte main, afin que vous cheminiez fermement en sa voie. Sa très sainte Mère soit votre protectrice et consolation ; et les saints Anges, que Dieu vous a commis, soient vos gardes et défenseurs! Amen, ma très chère fille, je suis et demeurerai à jamais unie avec vous très-inséparablement : employez-moi franchement, confidemment, car Dieu m’a donnée à vous. Il soit béni éternellement!

.CONSEILS DE LA SAINTE À UNE SUPÉRIEURE145.

Une supérieure demandant quelques avis à notre très chère et unique Mère, elle lui répondit par écrit les suivants :

Je crois, ma chère Sœur, que si celles qui sont en charge de supérieure digèrent bien, et pratiquent fidèlement les avis qui leur sont donnés dans leurs règles et constitutions, elles feront un très bon et heureux gouvernement ; mais je ne laisserai pas de vous dire tout simplement, puisque vous le voulez, ce qui me viendra en mémoire, et qui me semblera être plus considérable pour vous, et pour celles qui gouvernent nos monastères.

Premièrement, assurez-vous, ma très chère Sœur, que vous 325 n’aurez point de meilleure industrie pour réussir heureusement en votre gouvernement et conduite, que celle de vous tenir bien unie avec Dieu par l’exacte observance ainsi que vous marque la constitution de la supérieure ; car si votre bon exemple ne parle pas avec vous, les remontrances que vous ferez seront sans fruit : on ne peut donner aux autres ce que l’on n’a pas soi-même. Il faut donc que vous soyez fort zélée pour votre propre perfection et fort unie avec Dieu, afin que votre bon exemple attire vos Sœurs à leur devoir, et par ce moyen elles vous chériront et estimeront grandement, elles prendront en vous une entière confiance, et auront un grand courage à vous imiter ; car les filles voient bien clair, en ce qui concerne les vertus ou les défauts de leur supérieure, et ne peuvent pas en prendre l’estime qu’elles doivent si elles ne voient en elle les vraies vertus, surtout celle d’une sincère simplicité dans leur prudence ; car si elles y rencontrent de la finesse, cela leur fermera le cœur ; mais si elles les trouvent franches, candides et simples, elles marcheront de même avec elles.

Sachez, ma chère Sœur, que le principal de votre office, c’est de gouverner les âmes que le Fils de Dieu a rachetées de son sang précieux, non comme dame et maîtresse, mais comme mère et gouvernante des épouses et servantes de Dieu, qu’il faut traiter avec respect et particulier amour, purement pour Dieu, également, et sans exception, n’en attendant point d’autre récompense que l’honneur et le bonheur de rendre un si digne service à la divine Majesté.

Ne donnez point de nouvelles charges aux Sœurs par des ordonnances non nécessaires ; mais encouragez-les à porter doucement celles de la loi de Dieu et de l’Église, qui doivent tenir le premier rang chez nous ; et ensuite celle de l’Institut, dont elles se sont volontairement chargées pour son amour, et recommandez-leur fort qu’en toutes leurs difficultés elles 326 regardent le divin Sauveur en ses souffrances, parce que par ce moyen elles seront fortifiées et encouragées à supporter leurs petites peines, et à l’imiter en ses vertus. Il faut bien peser ce que dit la constitution, qu’il faut nourrir les filles à une dévotion généreuse et forte.

La timidité bien souvent leur suffoque l’esprit de dévotion, et leur ôte la sainte allégresse spirituelle, ce qui leur fait trouver de la peine en peu de chose. Il faut donc les porter à faire leurs actions noblement, et non selon les inclinations de l’amour déréglé de soi-même, qui fait toutes choses lâchement et bassement. Inculquez-leur cette grande maxime, que ce qui n’est point Dieu ne leur doit être rien, et tâchez, selon la disposition de chacune, de les dépouiller de tout le reste, pour les faire dépendre de la seule volonté divine et de l’obéissance, sans les laisser marchander, ni tortiller autour des occasions qui se présentent pour la pratique des vertus et l’union de leurs âmes avec Dieu ; ceci est le vrai esprit de la Visi­tation.

Il faut que vous ayez un grand soin de gagner le cœur de vos Sœurs par votre débonnaireté, traitant avec elles franchement, cordialement et confidemment, sans jamais leur témoigner que vous connaissez qu’elles n’ont pas de la confiance et de l’affec­tion pour vous, ni que vous avez aucune méfiance d’elles ; car rien ne désoblige tant un esprit, ni ne vous le fera sitôt perdre, que cela; comme au contraire rien ne l’oblige tant que la confiance. Tant qu’il vous sera possible, donnez-leur, je vous prie, une grande et sainte liberté entre elles et avec vous, et ayez-la aussi avec elles, car rien ne gâte tant les esprits, que de leur donner de la gêne.

Qu’elles reconnaissent aussi en vous une vigilante charité à les bien conduire, et à les pourvoir en leurs besoins spiri­tuels et temporels, en sorte qu’elles prennent confiance de s’adresser à vous en toutes leurs nécessités, et qu’elles sachent 327 qu’elles ont une vraie mère et une amie fidèle en leur supé­rieure, qui ne leur manquera en rien pour le corps, ni pour l’esprit, et qui tiendra à couvert et en secret leurs petites infir­mités et défauts, et les supportera cordialement sans s’en lasser, ni ennuyer. Enfin, ma chère fille, faites en sorte qu’elles croient qu’elles ne sauraient vous obliger davantage que d’aller à vous avec une entière confiance. Si l’on donne bien l’irnpres­sion de ceci aux Sœurs, on évitera plusieurs plaintes et mur­mures, on pourra par ce moyen les affranchir du soin et des recherches que les filles tendres pourraient avoir sur elles-mêmes, et on les gouvernera comme l’on voudra. C’est encore le grand moyen de tenir leur esprit en paix et contentement, et de les rendre très-amoureuses de leur vocation ; ce qui est le grand bien de la religion.

Notre Bienheureux Père disait qu’il faut écouter les peines et objections des Sœurs avec patience ; il ne faut pas pourtant les beaucoup examiner sur les tentations du corps, aies seule­ment leur ouvrir l’esprit, et leur donner courage de ne s’épou­vanter de rien. Et croyez, disait ce Bienheureux Père, que les supérieures font une grande charité de donner le temps aux Sœurs de leur dire tout ce qui leur fait de la peine, sans les presser, ni témoigner aucun ennui de leurs longueurs, quoique ce ne soit quelquefois que de petites niaiseries, car cela les soulage, et les dispose à recevoir utilement les avis que l’on leur donne ensuite. Les petites choses sont autant à charge aux faibles, que les grandes peines aux grandes âmes. Eu un mot, vous devez, par tous les meilleurs moyens que vous pourrez, tenir vos filles fort unies à vous, mais d’une union qui soit de pure charité, et non d’un amour humain qui s’attache. Que s’il arrive à quelqu’une de le faire, vous la devez insensi­blement porter au dénuement et à l’estime du bonheur de l’âme, qui ne dépend que de Dieu ; car de penser guérir de tels maux par des froideurs et des repoussenients, cela les pourrait porter 328 à des aversions et des inquiétudes qui seraient suivies de quelque détraquement, surtout dans les esprits faibles.

Tenez-les fort unies ensemble et avec estime l’une de l’autre, ce que vous ferez efficacement par l’amour et l’estime que vous témoignerez en avoir vous-même par vos paroles et actions ; mais amour général envers toutes, les aimant également, sans qu’il paraisse aucune particularité ; car je vous dis que si une fille n’a pas la très haute perfection, quelque bonne qu’elle soit au-dessous de cela, elle ne vivra point contente, si elle ne croit pas que sa supérieure l’aime, et l’a en bonne estime.

Cela est une imperfection, dont il faut tâcher de les affranchir, s’il se peut ; mais patience cependant. Je sais que je dis vrai en ceci, et que cette croyance leur profite, et leur donne une certaine allégresse, qui fait porter gaiement toutes sortes de difficultés; et c’est une chose assurée, que notre nature ne peut longtemps subsister sans quelque contentement et satisfaction, jusqu’à ce qu’elle soit tout à fait mortifiée. Et comme les filles ont quitté ce qui leur en donnait au monde, il faut nécessairement qu’elles en prennent dans l’amitié et confiance de leur mère, et dans la douce société de leurs Sœurs. Que si elles n’en trouvent pas là, elles en chercheront ailleurs, étant conduites par leur propre intérêt qui ne sera pas celui de la maison.

Lorsque vous faites des corrections, prenez garde que vos paroles et votre maintien portent et animent les Sœurs au bien. Pour cela, il faut éviter les paroles aigres et dures, qui ne font qu’offenser le cœur, le dépiter, le ralentir à la pratique des vertus, et le refroidir en la confiance et en l’estime qu’elles doivent avoir de leur supérieure.

Notre Bienheureux Père disait qu’une supérieure ne doit jamais s’étonner ni se troubler d’aucun défaut qui puisse se commettre dans sa maison par le général des Sœurs, ni par les particulières; qu’elle doit les regarder et les souffrir douce-329ment, et y apporter en esprit de repos les remèdes qui lui seront possibles ; qu’elle ne doit pas non plus épouvanter celles qui les font, mais qu’il faut avec une suave charité les amener à la connaissance de leurs chutes, pour leur en faire tirer profit. Croyez-moi, ne nous rendons point si tendres, ni si sensibles aux manquements de nos Sœurs et à ne vouloir point souffrir parmi nous les esprits fâcheux et de mauvaise humeur. Quand ils sont liés par les vœux solennels, le plus court est de les supporter doucement; car nous aurons beau faire, il se trouvera toujours dans les communautés, quelque petites qu’elles soient, des esprits qui donneront de la peine aux autres. Dieu permet cela pour exercer la vertu de la supérieure et des Sœurs.

Au sujet des récréations, il faut prendre l’esprit de notre saint Fondateur, lequel était vraiment saint, je vous en assure, et sa sainteté ne l’empêchait pas d’avoir un esprit de joie, riant de bon cœur quand il en avait sujet. L’esprit de Dieu porte allégresse. Laissez réjouir vos filles à la récréation, pourvu qu’elles le fassent selon la règle, contentez-vous. Nous autres supérieures qui passons une partie du jour au parloir et aux affaires, voudrions bien nous recueillir dans le temps qu’il faut se récréer, mais de pauvres filles qui n’ont bougé du chœur ou de leurs cellules ont besoin de délasser leur esprit.

Ma chère Sœur, vous n’avez rien de si difficile en votre charge que les corrections ; car si vous ne les faites pas à propos, et selon l’esprit d’une vraie charité, vous n’avancerez rien. Il faut avoir une merveilleuse douceur, industrie et charité, pour manier les esprits faibles, et les faire plier à leur devoir. Notre Bienheureux Père disait qu’il fallait faire toutes choses pour le profit et la consolation du prochain, excepté de se damner; que si nous perdions ou relâchions quelque chose du nôtre pour cela, la divine Bonté nous en dédommagerait 330 bien. En cette occasion il faut toujours invoquer l’assistance de Notre-Seigneur, et n’oublier jamais qu’il faut avoir un cœur de mère ; car écrivait une fois le Bienheureux : « C’est une chose bien dure de se sentir détruire et mortifier en toute rencontre : néanmoins l’adresse d’une suave et charitable mère fait avaler les pilules amères avec le lait d’une sainte amitié. Je ne dis pas qu’il faut être flatteuse, cajoleuse et mignarde, jetant à tout propos des paroles de cordialité ; non, mais j’entends qu’il faut être douce, affable, aimant vos filles d’un amour maternelle­ment sage, éclairé des vraies lumières de l’Esprit-Saint. Con­servez la paix avec l’égalité d’âme et suavité de cœur entre les tracas et la multitude des affaires. Chacun attend d’une supé­rieure le bon exemple joint à une charitable débonnaireté. Et quand il vous arrivera de faire quelque chose qui pourrait fâcher ou mal édifier quelqu’un, si c’est chose d’une grande impor­tance, excusez-vous, en disant que vous n’avez pas eu mauvaise intention, s’il est vrai ; mais si c’est chose légère qui ne tire point de conséquence, ne vous excusez point, observant toujours d’avoir en ces occasions une grande douceur et tran­quillité d’esprit. Et si bien votre partie inférieure se trouble et se révolte, ne vous en mettez point en peine, tâchant de garder la paix emmi la guerre, et de goûter le repos au milieu du travail.

Les supérieures doivent être extrêmement discrètes et retenues, afin de ne point faire connaître au dehors les man­quements des Sœurs à qui que ce soit, ni les en faire reprendre, si ce n’est par une vraie nécessité, et après avoir fait tout leur possible pour les en faire amender, l’expérience fera voir l’utilité de cet avis ; car pour l’ordinaire cela ne fait qu’aigrir le mal, plutôt que de le guérir. Les remèdes qui peuvent s’appliquer au-dedans sont les meilleurs.

Il faut prendre de chaque esprit ce que l’on en peut avoir avec douceur. 331 Les filles n’ont pas toutes une égale capacité, et cependant, l’on veut bien souvent d’elles les mêmes choses; cela apporte beaucoup de trouble aux mères et aux filles. Toutes doivent marcher le train commun de l’observance extérieure ; mais toutes n’ont pas les dispositions pour la même conduite inté­rieure, ni la capacité d’une égale perfection, et l’ignorance de ce point cause beaucoup de mal. Je vous prie donc d’y prendre garde, et de conduire les esprits chacun selon sa portée et son attrait, tant pour l’oraison, que pour tout le reste. C’est le grand moyen de tenir nos Sœurs dans la sainte et très dési­rable liberté d’esprit, si utile aux âmes religieuses, et sans laquelle elles ne peuvent faire aucun avancement. Il est très nécessaire que les supérieures comprennent bien cette vé­rité.

Il est bon de ne faire de grandes corrections ni fréquem­ment, ni sur de petits manquements de peu d’importance; car cela causerait de la négligence dans les esprits, et les empêcherait de faire profit des corrections faites sur de légitimes sujets; outre que cela vous pourrait causer un esprit de chagrin, et aux Sœurs aussi ; mais pour l’éviter et main­tenir l’exactitude, il est bon de leur faire donner quelquefois par la lectrice de table des pénitences proportionnées à leurs fautes, et à la force de leur esprit.

Il me semble être utile de ne pas faire la correction à toute la communauté pour des fautes que quelques particulières commettent, cela ne fait qu’intimider et abattre les esprits, donner à deviner qui c’est qui les a faites, et engendrer de la mésestime les unes des autres. J’estime qu’il serait mieux de nommer celles qui ont fait la faute, et de leur adresser la correction publique, si elle est requise pour l’édification de la communauté; sinon, il serait fort bon et à propos que la supé­rieure, selon la connaissance qu’elle a de la disposition de ses Sœurs, les avertit en particulier cordialement. 332

On ne saurait dire combien ceci sert à certains esprits et combien ils en ont de reconnaissance, surtout si leur manquement n’a été su que de peu de Sœurs; on réussira mieux par là à les corriger, qu’en leur donnant de la confusion devant toutes. Je crois aussi que les supérieures ne doivent que très rarement reporter les fautes sur elles-mêmes, s’attribuant la cause des manquements que font les Sœurs, cela les afflige, et ne profite guère. Il ne faut non plus témoigner aucun dégoût de leur conduite, ni aucun désespoir de leur amendement, oh! non, jamais, cela les abattrait, et arrêterait tout à fait ; ains, il faut les encourager et les fortifier doucement, leur témoignant la bonne espérance qu’on a d’elles, combien l’on se plaît en leur compagnie, et le grand désir que l’on a de les servir, cela leur agrandit le courage, et les fait cheminer plus gaiement et fermement.

Vous devez choisir pour votre coadjutrice une Sœur qui soit de vertu exemplaire et capable de savoir tout sans se mal édifier, afin que les Sœurs aient la confiance de s’adresser à elle pour TOUS faire avertir. Et ceci est important; car si les Sœurs n’ont pas la confiance de vous avertir ou de vous faire avertir par votre coadjutrice, il arrivera que quand l’on fera la visite, elles sauront bien le dire au visiteur.

Mon Dieu! que les supérieures doivent être bonnes, simples et charitables ! mais aussi qu’elles ont besoin d’être prudentes et accortes pour découvrir les ruses, les artifices, et les tromperies de l’amour-propre dans les âmes faibles, molles et sans vigueur! car de telles filles ne s’appliquant pas aux vertus, elles ne peuvent pas prendre leur contentement en Dieu, ni aux exercices spirituels, de sorte que leur esprit oiseux et vide de Dieu ne fait qu’inventer mille chimères.

Encore une fois, ma chère fille, et ceci est ma grande recommandation, gagnez par amour le cœur de vos filles, afin qu’elles agissent en confiance avec nous. Ce qu’elles vous au-333ront dit en secret, de leurs imperfections, comme à leur bonne mère, ne le leur reprochez jamais devant les autres; montrez à toutes un visage ouvert, et plus à celles qui vous auront dit leurs petites faiblesses qu’aux autres, de peur qu’elles ne croient que vous les dédaignez pour cela. Ne gênez point leur conscience, et procurez qu’elles vivent contentes, leur laissant une raisonnable liberté pour mettre leur âme en repos, par l’aide de ceux à qui Dieu leur aura donné confiance.

Prévenez-les en leurs besoins; faites que rien ne leur manque, ni pour l’âme, ni pour le corps. Soyez affable à toutes, et n’en méprisez pas une, pour imparfaite qu’elle soit; car, puisque Dieu est patient, pourquoi ne seriez-vous pas patiente? Enfin, vivez et conversez avec chacune, en sorte que toutes pensent en particulier, que c’est elle que vous aimez le mieux.

Rendez vos filles dévotes : de là dépend leur bien. Ne soyez pas de ces mères tendres qui gâtent leurs enfants, ni de ces mères bouillantes qui ne font jamais que reprendre. Toutes vos filles n’iront pas d’un même vol à la perfection : les unes iront haut, les autres bas, les autres médiocrement, servez chacune selon leur portée. Tenez ces maximes en votre conduite : que les exercices spirituels s’exercent fidèlement et que la lettre de la règle soit vivifiée par l’esprit. Que votre affection soit égale envers toutes, mais conduisez-les toutes selon les dons que Dieu leur aura donnés, les employant aux charges suivant cela et non suivant leurs caprices. Si on loue votre conduite, rendez-en grâces à Dieu, à qui la gloire en appartient, et vous humiliez devant lui. Si on vous blâme, humiliez-vous toujours; corrigez-vous si vous avez tort. Si vous ne l’avez pas, remercie Dieu de vous avoir donné lieu de souffrir, et tenez pour certain que vous ferez assez, si vous êtes humble, douce et dévote.

Quant au temporel, ne soyez ni trop serrée, ni trop magni-331fique. Si vous êtes pauvre, allez petitement, et gardez d’en­detter votre maison. Si vous êtes riche, conduisez-vous à pro­portion, avec discernement et charité, et faites en sorte et sur­tout, en quelque état que vous soyez, que les malades et les infirmes ne souffrent que les maux auxquels vous ne pouvez donner de remèdes.

Ayez soin d’être plus rigide à vous-même qu’aux autres ; je ne dis pas pour vos infirmités corporelles, car vous devez avoir de la charité pour vous comme pour notre premier prochain; autrement vous donneriez de grandes inquiétudes à vos filles : ici je parle des petites misères de l’esprit humain. Plus je vais, et plus je trouve que la douceur est requise pour entrer et se maintenir dans les cœurs, et pour leur faire faire leur de­voir sans tyrannie; car enfin, nos Sœurs sont les brebis de Notre-Seigneur, il vous est permis, en les conduisant, de les toucher de la houlette, mais non pas de les écraser, cela n’ap­partient qu’au Maître. Compatissez aux défauts qui ne sont que des faiblesses sans malice; souvenez-vous que ce ne sont pas des Anges que vous gouvernez, mais des créatures fragiles ; et faites réflexion sur vous-même, pour ne leur demander au plus, que ce qui vous est possible.

Quand il plaît à Notre-Seigneur de favoriser des âmes de dons extraordinaires, il est bon au commencement de les éprouver soigneusement, car sa bonté ne les en prive pas, quoiqu’on les en fasse détourner ; au contraire, leur soumis­sion les attire davantage, et c’est une maxime assurée, que les dons de Dieu opèrent les vraies et solides vertus. Que si les âmes n’y correspondent pas par la pratique, Dieu ne leur con­tinuera pas ses faveurs.

Et pour la réception des sujets, que vous dirai-je, ma chère fille : Seigneur Jésus! il me faudrait avoir les paroles de notre Bienheureux Père pour vous faire comprendre la gravité et les conséquences de l’admission. Avant tout il faut bien incul‑335quer aux âmes qui aspirent à la vie religieuse que notre Con­grégation est une école d’abnégation de soi-même ; de la rési­gnation des volontés humaines ; de la mortification des sens; qu’on se tromperait en pensant être venue au monastère pour avoir plus grand repos qu’au monde; faites-leur, au contraire, bien comprendre que nous ne sommes ici assemblées que pour travailler diligemment à déraciner nos mauvaises habitudes, inclinations et convoitises, et pour acquérir les vertus. Ne crai­gnez pas de répéter à toutes celles qui prétendent à notre ma­nière de vie que vous ne les recevrez que pour leur enseigner, par exemples et avertissements, à crucifier leur corps par un général renoncement de tout ce qui peut le flatter, en sorte que tous les appétits des sens, passions, humeurs, aversions et propre volonté, soient désormais sujets à la loi de Dieu et aux règles de l’Institut.

Et quand il faudra recevoir les novices à la profession, quelle sagesse, prudence et discernement faudra-t-il à la su­périeure ? Celles qui auront manqué de sincérité en ce sujet, en feront une grande pénitence; car il faut dire la vérité, les supérieures tiennent le pouvoir d’introduire et de rejeter pres­que toujours qui bon leur semble.

II faut bien peser ce que dit notre Bienheureux Père dans une épître, qu’il ne faut ni rejeter ni recevoir indifféremment les filles pénitentes. Remarquez qu’il faut qu’elles soient péni­tentes; cela veut dire repentantes, et que l’on voit qu’il y ait beaucoup à gagner, cela s’entend pour l’esprit, et non pour l’argent. En cette occasion, il faut modérer la prudence par la douceur, et la douceur par la' prudence. Il ne faut donc pas les prendre à toutes mains, ni jamais celles qui auraient été sen­tenciées par la justice, ou qui seraient fort déshonorées par la longueur d’une mauvaise vie, si elles ne l’avaient pas réparée par plusieurs années de vie exemplaire; car nous sommes obli­gées de ne rien faire qui nuise à la bonne odeur de notre Con‑336grégation. Je sais que notre Bienheureux Père ne voulut jamais donner l’entrée du monastère d’Annecy à une dame de cette sorte. Et ceci n’est pas une prudence humaine, mais divine, et une charité due à notre Institut.

C’est pourquoi, qui que ce soit qui nous conseillera le contraire, sous le prétexte de la douceur de notre Bienheureux Père, nous ne devons point suivre son avis, car la charité de notre saint Fondateur était réglée et bien ordonnée selon Dieu, et ceci est très-important.

Au surplus, croyez-moi, je vous prie, ne nous pressons point, et modérons l’ardeur de remplir promptement nos maisons; car avec un peu de patience il viendra un si grand nombre de filles que l’on aura moyen de bien choisir. Accoutumons-nous à dépendre davantage de la conduite de Dieu sur nous et sur nos monastères. Sa bonté ne manquera pas de nous fournir de bonnes filles, par le moyen desquelles la vraie observance sera gardée, et l’esprit de l’Institut conservé en sa perfection; mais travaillons à les bien former et à cultiver leur esprit sans nous lasser.

Les supérieures doivent savoir que c’est pour cela spécialement que la charge de mère leur est donnée, et que ce doit être leur principal soin et occupation, comme de l’affaire la plus importante de la religion, et de laquelle Dieu leur demandera un compte fort étroit. Travaillez donc très fidèlement, ma chère Sœur, à l’avancement des âmes que Dieu commettra à votre soin, les conduisant chacune selon leur portée et attrait de Dieu, comme je vous ai déjà dit; cela ne saurait jamais être trop soigneusement pratiqué. C’est aux supérieures à cultiver les âmes, à y semer et y planter l’affection des vertus, tant par leur bon exemple, que par leur continuel encouragement ; mais c’est de Dieu qu’il faut attendre en toute humilité et patience l’accroissement et le fruit.

Le principal moyen de l’avancement des âmes, c’est l’orai-337son; c’est pourquoi il faut beaucoup les y encourager et surtout tâcher de remarquer l’attrait et la conduite de Dieu en chaque esprit pour les y aider, et les y faire marcher fidèlement, sans les en détourner, car bien souvent nous détruisons par notre conduite industrieuse celle de Dieu, et cependant tout le profit et le repos des âmes consiste à la suivre très simplement. Je dis dans les Réponses que j’ai reconnu que l’attrait presque universel des filles de la Visitation est d’une très simple présence de Dieu, par un entier abandonnement d’elles-mêmes en la sainte Providence. Je pouvais ne pas mettre le mot presque; car vraiment j’ai reconnu que toutes celles qui s’appliquent dès le commencement à l’oraison comme il faut, et qui font leur devoir pour se mortifier et s’exercer aux vertus, aboutissent là. Plusieurs y sont attirées d’abord, et il semble que Dieu se sert de cette seule conduite pour nous faire arriver à notre fin, et à la parfaite union de nos âmes avec lui. Enfin je tiens que cette manière d’oraison est essentielle à notre petite Congrégation; ce qui est un grand don de Dieu, qui requiert une reconnaissance infinie.

Or, je sais bien qu’en toutes choses, il n’y a pas de règle si générale, qui ne puisse avoir quelque exception. La grande science en ce sujet, c’est de reconnaître l’attrait de Dieu, et le suivre fidèlement, comme j’ai déjà dit, et les supérieures doivent bien se garder d’en détourner leurs Sœurs; ces que pourraient faire celles qui communiquent beaucoup au dehors, étant impossible qu’elles ne prennent les maximes de ceux dont elles estiment beaucoup l’esprit, et qu’elles ne veuillent les faire pratiquer à leurs Sœurs; ce qui enfin ruinerait la conduite de Dieu et l’esprit de notre vocation. Prenons garde que ce mal ne nous arrive, je vous en prie.

Il y a des âmes, entre celles que Dieu conduit par cette voie de simplicité, que sa divine bonté dénue si extraordinairement de toute satisfaction, désir et sentiment, qu’elles ont peine de 338 se supporter et de s’exprimer, parce que ce qui se passe en leur intérieur est si mince, si délicat et imperceptible, pour être tout à l’extrême pointe de l’esprit, qu’elles ne savent comment en parler. Et quelquefois ces âmes souffrent beaucoup si les supérieures ne connaissent pas leur chemin, parce que craignant d’être inutiles et de perdre le temps, elles veulent faire quelque chose et se travaillent la tête à force de réflexions, pour remarquer ce qui se passe en elles ; cela leur est très préjudiciable, et les fait tomber en de grands entortillements d’esprit, que l’on a peine à démêler si elles ne se soumettent à quitter les réflexions tout à fait, et à souffrir avec patience la peine qu’elles sentent, laquelle bien souvent ne procède que de ce qu’elles veulent toujours faire quelque chose, ne se contentant pas de ce qu’elles ont, ce qui trouble leur paix, et leur fait perdre cette très simple et délicate occupation intérieure de leur volonté. Et quand elles n’en sentent point du tout, elles doivent se contenter de dire de temps en temps quelque parole d’abandonnement et de confiance fort doucement, et de demeurer en révérence devant Dieu. Les supérieures doivent beaucoup fortifier et encourager telles âmes à se conformer aux voies de Dieu sur elles, car vraiment il n’y a rien à craindre en ces âmes, dans lesquelles pour l’ordinaire on voit reluire une grande pureté et beaucoup d’exactitude à l’observation des règles. Il faut leur procurer de la consolation et de la lumière, par la communication avec ceux qui entendent ces chemins, ou par la lecture des livres qui en traitent, comme le Traité de l’Amour de Dieu, aux VIe, VII et IXe livres, les Entretiens, et enfin les écrits de la sainte Mère Thérèse.

Il y a plusieurs chapitres dans la Vie du père Balthazar Alvarez, jésuite, qui donnent une grande lumière sur ces manières d’oraison, et certes, plusieurs sur la pratique des vertus. C’est un bon livre, quoiqu’il y ait plusieurs chapitres qui ne sont pas pour nous. 339

Si la supérieure n’a pas la connaissance de ces manières d’oraison, et que quelques Sœurs l’aient, comme, grâce à Dieu, nos maisons n’en sont pas dépourvues, elle doit leur faire parler charitablement; et cela leur serait plus profitable que de les faire parler dehors, si ce n’était à quelqu’un bien intelligent. Enfin il faut les aider à mettre leur esprit en repos dans la voie où Dieu les veut qui est un grand dénuement, et perte d’elles-mêmes en lui, d’où procède la vraie et sainte liberté d’esprit, qui fait marcher les âmes au-dessus d’elles-mêmes, et de toutes les choses créées. Ce qui me fait si particulièrement parler de ceci, c’est l’extrême compassion que j’ai eue en la rencontre de quelques bonnes âmes qui étaient dans des embarras et des troubles d’esprit très grands, faute d’être entendues et aidées. Enfin, quand on voit des âmes pures, et qui s’adonnent à la vertu et à la pratique des règles, il ne faut pas douter de leur oraison, car Dieu en prend le soin, pendant qu’elles ont celui de lui plaire en se perfectionnant par la vraie observance et le dénuement de toutes choses.

En somme, souvenez-vous de ces paroles de notre Bienheureux Père, ma chère fille : Vous autres supérieures, vous êtes les mères, les nourrices, les dames d’atour des épouses du grand Roi: Quelle récompense si vous faites cela avec l’amour que requiert votre Dieu! Et puisque vous tenez la place de ce bon Dieu dans la conduite des âmes, il vous faut être fort jalouses de vous conformer à ses desseins, d’observer ses voies, de soutenir fortement son attrait dans chacune, en leur aidant à le suivre avec humilité et soumission. À cet effet, portez toujours sur vos lèvres et par vos paroles le feu que le divin Sauveur a apporté en terre, et qu’il désire voir dans les cœurs pour y consumer tout l’homme extérieur, et en reformer un intérieur qui soit tout pur, tout fort, tout amoureux, tout simple, et bien résolu à soutenir les épreuves que la grâce suscitera en leur faveur, pour les sanctifier, purifier, perfec-340tionner. Et afin d’animer ces chères âmes à courir dans les sentiers de l’Époux, faites-leur entrevoir les couronnes promises à la fidélité, et les magnifiques récompenses qui sont réservées aux vainqueurs d’eux-mêmes. »

Enfin, il me semble qu’une supérieure, vraie fille de notre Bien­heureux Père, doit toujours avoir ses yeux attachés sur le Maître adorable qui lui a commis la charge d’une partie de son troupeau, pour travailler avec Lui en rendant ces âmes dignes d’être ses épouses, en leur apprenant à regarder seulement ses yeux divins, à perdre peu à peu les pensées que la nature leur suggérera d’elles-mêmes, pour les faire penser, agir et opérer en Lui, par Lui, et pour Lui seul.

Travaillez donc à cette sainte besogne, humblement, fidèle­ment, simplement, courageusement ; il ne vous en arrivera jamais, si vous vous tenez proche de sa Bonté, aucune distrac­tion qui vous soit nuisible, car le bon Sauveur qui vous emploie à cette charge s’est obligé de vous soutenir de son bras puissant en toutes les occasions difficiles, pourvu toutefois que vous correspondiez de tout votre pouvoir par une très humble et filiale confiance en sa bonté.

Pour tout ce qui a rapport au parloir, il me semble que la supérieure doit user de grande sagesse et surveillance, afin de garder l’uniformité entre nos monastères pour la communi­cation à l’extérieur; car on nous assure qu’il y a grande diffé­rence entre les supérieures : les unes se montrent fort austères et rigides, d’autres fort cordiales et ouvertes ; il y en a qui sont faciles à se communiquer au-dehors, lever leur voile, à faire voir leur communauté, et choses semblables ; d’autres, au contraire, sont très-froides, retenues et sérieuses. La diversité des naturels, des habitudes et de l’éducation peut sans doute être cause de ce manque d’uniformité; néanmoins, toutes les filles de la Visitation et surtout les supérieures, parce qu’elles ont plus de rapport avec les séculiers, doivent travailler soigneu‑341sement à conformer leur naturel à l’esprit de leur saint Fon­dateur, qui était doux, gracieux, cordial, respectueux, et qui satisfaisait un chacun, sans toutefois se rendre trop familier, ni s’écarter jamais d’un seul point de la modestie, discrétion et gravité : voilà notre modèle. Quand toutes prendront le soin convenable de se former et se régler sur lui, comme nous le devons, l’on ne remarquera plus cette grande différence en notre extérieur. Il faut y prendre garde sérieusement, autre­ment, nous nuirions beaucoup à l’estime que l’on a de notre Congrégation, et nous nous écarterions de la conformité que notre Bienheureux Père nous a tant désirée. Sans doute, l’exté­rieur rigide, austère, sec, trop sérieux et trop froid, doit être tout à fait banni d’entre nous, comme aussi celui qui serait trop libre, trop familier, trop joyeux et facile à se communiquer, car cela ressentirait la légèreté, l’indiscrétion et l’indévo­tion, surtout quand l’on traite avec des personnes avec qui l’on a peu de connaissance. Il faut donc nous tenir à notre règle que je viens de vous dire et celles qui s’y ajusteront le mieux seront les plus agréables à Dieu et à notre Bienheu­reux Père.

Quant à notre maintien, il doit être comme la Constitu­tion XXIIIe nous le marque, d’une modestie humble et rabaissée, mais douce et modérément grave, notre Bienheureux Père nous disait qu’il faut avoir une gravité de princesse, parce que nous sommes épouses du Fils de Dieu, mais que cette gravité soit sans affectation.

Quant à la facilité de lever le voile, de faire voir la commu­nauté, et de communiquer facilement à ceux du dehors, et semblables choses, je ne l’approuve pas. Il faut user d’une très grande discrétion en ces sujets, surtout pour la communi­cation; car, avant de la faire avec franchise et confiance des choses qui se passent en nous, en nos maisons, il faut connaître les personnes et en espérer de l’utilité et du profit, parce que 312 si ceux à qui vous communiquez ces choses-là ne sont pas extrêmement fidèles, affectionnés et spirituels, ce que l’on ne peut connaître dans une visite passagère, il arrivera que si vous leur parlez des vertus particulières de vos Sœurs, ils penseront que vous êtes pleine de vanité ; si vous leur communiquez quelques défauts, ils s’en iront avec mauvaise impression de votre maison : il faut donc user d’une grande et sainte discrétion en cette occasion. Il faut se garder encore soigneusement et prudemment de faire des amitiés, des confidences spéciales qu’ensuite il faut entretenir par de fréquentes lettres et beaucoup de paroles cordiales et affectives, et par des fréquents témoignages de bienveillance et de petits présents de dévotion. Dieu nous garde de ce trafic ! Oh! ma fille, tenons-en nos esprits et nos affections plus éloignés que le ciel n’est de la terre. Je ne veux point dire le préjudice que cela pourrait apporter, parce que, grâces à Dieu, je ne sais personne atteinte de ce mal en notre Ordre ; mais, croyez-moi, fuyons-en l’ombre avec une sainte crainte.

Gardez-vous de priver les Sœurs des exercices spirituels ordinaires par forme de pénitence, parce que ce serait leur nuire ; car, qu’est-ce qui nous donne plus de force pour nous relever de nos fautes, et nous maintenir dans le bien, que la sainte oraison et nos exercices spirituels? La supérieure qui ferait cela serait bien ignorante de son devoir. Je n’ai jamais vu ni su que notre Bienheureux Père ait usé ni fait user d’un semblable remède ni d’une telle pénitence ; au contraire, il commandait toujours que l’on ne quittât, ni ne fît quitter les exercices ordinaires que pour des nécessités absolues, et qu’en ce cas, l’on regagnât, tant qu’il se pourrait, le temps de les refaire. Si donc, il y avait quelque Sœur qui dérobât le temps de l’obéissance pour l’employer à l’oraison, il faudrait lui retrancher cette liberté ; mais tout ce que la règle en ordonne et permet pour le bien des âmes, il les en faut laisser jouir, si 343 ce n’est en certains cas qui regardent à l’utilité et au soulagement dans leurs infirmités.

Vous devez avoir l’œil sur tous les offices et les officières, mais spécialement sur le noviciat et sur la maîtresse que vous devez tenir fort unie à vous, et en estime auprès de ses novices, afin que tout se fasse selon les Règles et les Directoires ; mais vous devez laisser à toutes les officières une grande liberté pour agir en leurs offices, sans les y gêner ni contraindre, ni les rabrouer ou bouleverser ce qu’elles font ; ains vous devez les instruire avec douceur, parce que c’est le moyen de les mieux dresser et de connaître leurs talents. Faisant ainsi, les choses en vont mieux, et les supérieures ont plus de temps pour vaquer à la conduite du spirituel, qui est le plus important; car quand les choses de l’esprit vont bien, tout le reste va avec bénédiction.

Les supérieures élues doivent porter un cordial respect, qui paraisse devant toutes les Sœurs, à celles qui sont déposées, quelles qu’elles soient, se servant de leurs avis et conseils, comme dit la règle. Mais tout particulièrement il faut traiter de cette sorte celles qui mit été des premières à la fondation, et qui en ont porté le faix et le soin principal, ne les maîtrisant point, ne les humiliant ni mortifiant, comme l’on fait à l’égard des autres Sœurs, surtout en public, sinon qu’elles y fissent des choses extravagantes. Elle doit tâcher de suivre, autant qu’il lui sera possible, le train de celle qui l’a précédée, honorant et approuvant son gouvernement, sans jamais le censurer, ni le picoter, bien que peut-être elle pût en avoir quelque sujet, car ce serait présomption de penser mieux faire que les autres, et un défaut de charité de .vouloir s’exalter, et se faire connaître meilleure que celle qui nous a précédée. Une âme humble, sincère et droite, pour n’intéresser point la charité due à celle qui l’a devancée, couvrirait avec toutes sortes de soins les défauts qu’elle pourrait avoir commis, et ne les répa-344rerait qu’insensiblement et avec une si prudente charité, que personne ne s’en apercevrait. Enfin, il faut tenir en main notre grande règle, de ne faire à autrui que ce que nous voudrions qu’il nous ferait. Elle ne doit aussi témoigner aucune aversion ni jalousie, si elle voit que les Sœurs la respectent comme elles le doivent. Quand elles désirent lui parler quelquefois, elle doit leur en donner congé avec une grande franchise et charité, afin que ni les Sœurs, ni la déposée ne soient point gênées en cela. Que si les Sœurs manquaient à lui rendre leur devoir, elle doit les redresser; car, croyez-moi, rien ne déplaît tant à Dieu que le péché d’ingratitude, et l’oubli des biens et des béné­dictions que l’on reçoit d’une bonne et charitable supérieure.

Celles qui sont déposées de la charge de supérieure doivent se rendre exemplaires en toutes vertus, et faire paraître qu’en commandant elles ont appris la bonne leçon de l’obéissance et de la soumission qu’elles ont enseignée aux autres. Par le dernier rang que la règle leur marque, elles sont enseignées de se tenir en grande humilité, mais humilité suave et douce, sans gène ni contrainte, se maintenant dans une sainte liberté parmi les Sœurs et même avec la supérieure, quoique avec un très grand respect, en quoi elles doivent servir d’exemple aux Sœurs, et de toutes les autres vertus. Elles feront fort bien de vider leur esprit du soin du gouvernement, et de le laisser, comme elles y sont obligées, à celles à qui Dieu l’a remis, ne désirant ni ne cherchant de savoir ni plus ni moins des affaires, que ce que la supérieure leur en voudra communiquer; et que jamais, ni par un biais ni par un autre, elles ne désapprouvent ni censurent sa conduite. Elles doivent dans les choses où elles verront qu’elle aura besoin d’avis, les lui donner avec fran­chise. Elles doivent bien se garder d’attirer les filles à elles ; mais elles les doivent continuellement porter à leur mère, ne leur témoignant aucun désir de leur parler; au contraire, elles doivent les détourner d’en demander le congé, sinon que la 345 supérieure ne leur eût témoigné qu’elle le désirât pour l’utilité de quelques particulières. Elles doivent avoir un grand soin de faire profit du temps que Dieu leur donne pour vaquer à elles seules et à leur perfection.

Que si la supérieure élue et la déposée se comportent avec esprit de sincère charité, tel qu’il doit être entre les vraies filles de la sainte Vierge et de notre Bienheureux Père, mon Dieu! que de bénédictions sa bonté répandra et sur elles et sur toute leur communauté, laquelle recevra une admirable édification de voir cet esprit d’union parfaite entre elles!

Et pour conclusion, je vous dis, ma très chère Sœur, et à toutes celles qui ont le gouvernement de nos maisons, que le bien et la conservation de notre Congrégation, en sa simplicité et en l’intégrité de son esprit, dépend du soin et de la fidélité des supérieures, comme il a souvent été dit par notre Bienheu­reux Père; c’est pourquoi vous devez être attentive et zélée à observer, et à faire observer par celles qui sont sous votre charge tout ce qui est de l’Institut, sans en rien omettre, pour petit qu’il soit, et vous rendre attentive à ce qu’aucune nou­veauté, sous quel prétexte que ce soit, ne s’introduise dans la maison dont vous êtes chargée, ni que chose quelconque s’y fasse, qui tant soit peu répugne .aux coutumes usitées entre nous, ni ne souffrez jamais que l’on donne d’autre explication des règles de l’Institut que celle qui est en pratique. Ce que je dis n’est pas sans raison et sans crainte; car il ne se trouve que trop de personnes qui renversent l’Écriture et les choses les mieux établies par des explications défectueuses. Au nom de Dieu, ne nous laissons point conduire ni entraîner dans ce précipice.

Ayez aussi un grand amour pour la conservation de la confor­mité et de l’union que Dieu a établie entre les monastères. Élevez vos Sœurs dans cette affection, et communiquez-leur ce que vous apprendrez des maisons, qui pourra les consoler, les 316 édifier et les exciter à prier pour elles. Ce bien de l’union est si grand et si précieux, qu’il doit être cultivé par les supérieures avec une attention et une affection toutes cordiales et charitables, en sorte que l’on ne voie jamais entre nous aucune mauvaise intelligence, ni de froideur ni de dégoût. Ainsi, quand même nous aurions quelque sujet de mécontentement des maisons ou des supérieures, gardons-nous bien de le témoigner jamais, ni par paroles ni par effet, surtout en nous plaignant à quelque séculier que ce soit ; car, outre que nous les édifierions mal, nous détruirions la bonne estime que l’on a de notre union, et nous blesserions les cœurs de nos Sœurs, auxquelles nous devons dire tout confidemment les petits sujets de plaintes que nous aurions reçus d’elles, et elles devraient tâcher avec toute humilité et charité de nous satisfaire par une légitime excuse, ou par un franc et humble aveu de la faute, accompagné de la meilleure et de la plus cordiale satisfaction qu’elles pourraient; et ensuite que de part et d’autre l’on oublie tout sans aucune diminution de la franchise et confiance que nous devons avoir entre nous. Bénies de Dieu seront celles qui procéderont de la sorte

Enfin, tenons-nous si fermes dans la pratique de ce que nous avons reçu, que jamais l’on ne voie dans la multitude des monastères aucune diversité, mais que toujours l’unité d’esprit et la conformité y reluisent, comme n’ayant toutes qu’un cœur et une seule âme, ainsi que nous dit notre sainte règle, et comme si nous étions toutes formées et élevées en une même maison, afin que partout et en tout nous nous montrions et soyons toujours reconnues pour vraies filles de notre Bienheureux Père.

Je me souviens que ce grand saint et très-cher Père de nos âmes nous dit au premier Entretien, que rien n’est si profitable aux âmes, que le lait de leur mère, c’est pourquoi je vous prie, ma très chère Sœur, de nourrir votre âme le plus qu’il vous 341 sera possible de la lecture de ses écrits, et de suivre invariablement sa sainte doctrine et ses maximes, qui sont les mêmes que celles que le Fils de Dieu notre Sauveur nous a données, et rendez-y nos Sœurs très-affectionnées, retranchant la curiosité de l’esprit humain qui se plaît aux choses nouvelles, lesquelles pourraient nous détourner de la pratique de nos observances. C’est ainsi que nous conserverons l’esprit que Dieu nous a donné, duquel nous devons avoir une grande et sainte jalousie. Je prie Dieu qu’il nous la donne entièrement, afin que jamais l’esprit étranger ne fasse périr le trésor que la divine Providence nous a donné. Amen.

.CONSEILS AUX SUPÉRIEURES EN GÉNÉRAL

Les supérieures doivent être invariablement fermes en leur fin, mais douces et humbles dans les moyens d’y parvenir. Qu’elles n’ordonnent rien avec précipitation et par caprice car, si on les voit agir ainsi, on méprisera avec raison leur gouvernement, et l’obéissance sera refusée mi rendue avec répugnance. Qu’elles suivent volontiers le conseil des anciennes et des plus entendues aux affaires domestiques. Qu’elles ne fassent point trop les sérieuses avec leurs filles, sinon quand il faudra les corriger. Qu’elles ne reprennent jamais avec chaleur, car on ne saurait faire cas d’une correction qui en mériterait une. Qu’elles parlent toujours en bien de leurs filles et qu’elles 348 n’en croient pas facilement le mal. Qu’elles aient un grand soin de toutes, mais surtout de celles qui se négligent. Qu’elles emploient aux affaires le temps qui sera requis pour conserver les biens de leur maison et en assurer le repos. Et après y avoir donné tous leurs soins, qu’elles en attendent sans se troubler le su»ès de la main de la Providence ; car Dieu ne leur demandera pas compte de l’événement, mais de la manière dont elles auront agi. Qu’elles ne se plaignent point si elles sont pauvres, et qu’elles n’en parlent ( tout au plus) qu’à ceux qui peuvent y remédier; on ne doit pas se plaindre aisément de ce qu’on doit aimer. Qu’elles agissent dans leur conduite avec plus de charité que d’exactitude. J’ai éprouvé de toutes les conduites, et j’ai trouvé que la meilleure est celle qui est douce, humble et charitable, et que les supérieures de la Visi­tation la doivent suivre. Ce n’est pas qu’il ne faille joindre l’exactitude au support du prochain, mais que celui-ci l’emporte toujours quand il faudra choisir entre les deux. Notre saint Fondateur disait qu’il fallait supporter le prochain jusqu’à la niaiserie. Cela s’entend des fâcheuses humeurs, de certaines importunités qui• ne font d’autre mal que de nous ennuyer, ces petits manquements d’un esprit déraisonnable, ces fai­blesses, ces inconsidérations ; mais ces choses où il y a de la malice, ces opiniâtretés manifestes, ô mon Dieu, il ne nous enseigna jamais à les supporter sans correction.

Soyons humbles, mes chères filles, mais surtout de cette humilité généreuse qui ne craint que le péché, qui ne dépend et ne tient qu’à la volonté de Dieu, qui embrasse les humilia­tions avec joie, qui méprise les honneurs, qui fuit les louanges. Sans cette vertu, toutes les autres ne sont que des ombres. En un mot, l’humilité est la clef des trésors divins, et rend heureux dès ce monde ici tous ceux qui ne veulent se glorifier qu’en la croix de Jésus-Christ.

Ne nous étonnons point pour nos besoins; la Providence n’a 349 jamais manqué à qui s’est confié en elle; et soyons inébranlables sur cette parole de Notre-Seigneur : Cherchez le royaume de Dieu et sa justice, et toutes choses vous seront données par surcroît, en abondance.

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.FRAGMENTS DE CONSEILS A UNE SUPÉRIEURE NOUVELLEMENT ÉLUE146.

Je voudrais pouvoir, ma chère fille, satisfaire votre désir en vous donnant quelques avis sur la charge qu’il a plu au Maître souverain de vous imposer; mais, pour éclairer plus utilement votre chère âme, je vous rappellerai les paroles que notre Bienheureux Père dit à une de nos Sœurs partant pour une fon­dation :

« Le service que vous allez rendre à Notre-Seigneur et à sa glorieuse Mère est apostolique ; car vous allez assembler, unir et conjoindre plusieurs âmes en notre Congrégation, pour les conduire comme un petit bataillon à la guerre spirituelle, contre le monde, le diable et la chair, en faveur de la gloire de Dieu ; ou plutôt vous allez former un nouvel essaim d’a­beilles qui, en une nouvelle ruche, fera le ménage du divin amour plus délicieux que le miel. Il faut donc aller toute cou­rageuse, ma chère fille, et pleine de confiance en la bonté du Maître qui vous appelle à cette sainte besogne. »

La défiance que vous avez de vous-même est bonne, tandis qu’elle servira de fondement à la confiance que vous devez avoir en Dieu; mais si elle vous portait à quelque inquiétude, 350 mélancolie, chagrin, découragement, il faut la rejeter et la combattre comme une tentation pernicieuse qui paralyserait votre courage. Une âme vraiment humble, ma chère fille, quand elle se voit chargée du pesant fardeau de la supériorité par ceux qui en ont le pouvoir, ne discourt plus sur son indignité, ains elle croit tout, espère tout, supporte tout avec la charité pure et simple ; car si la vraie simplicité refuse humblement les charges, la vraie humilité les exerce simplement.

Allez donc, ma fille, travailler à l’œuvre qui vous a été confiée. Dieu vous soutiendra, pourvu que vous comptiez sur lui seul uniquement.

.À UNE AUTRE

Il faut, ma chère fille, tout ainsi que me l’a souventes fois dit notre Bienheureux Père, que votre humilité soit courageuse et vaillante en la confiance que vous devez avoir en la bonté de Celui qui vous a mise en charge. Et, croyez-moi, coupez court aux répliques que la prudence humaine vous inspire. Souvenezvous que notre bon Sauveur ne veut pas que nous demandions notre pain annuel, mais celui de chaque jour. Vous tâcherez de bien faire le jour présent, sans penser au jour suivant, puis le jour suivant vous tâcherez de faire de même ; ainsi vous vous garderez de penser à tout ce que vous ferez pendant les trois ans de votre charge. Notre bon Père Céleste qui a soin d’aujourd’hui, aura encore soin de demain et de tous les jours qui suivront, à mesure que connaissant votre infirmité, vous n’espérerez qu’en sa Providence, son secours et sa grâce.

Enfin, ma fille, vous vous souviendrez toujours de ce que nous 351 a tant de fois répété notre Bienheureux Père, à savoir : que le plus parfait gouvernement est celui qui approche de plus près celui que Dieu a de nous, qui est un gouvernement plein de tranquillité et de quiétude, et qui, en sa plus grande activité, n’a pourtant nulle émotion, et n’étant qu’un seul, condescend néanmoins, et se fait tout à toutes choses.

.À UNE AUTRE

Le Seigneur en appelant une âme à la supériorité semble lui dire ces paroles qu’il adressait autrefois à Moïse en le constituant chef de son peuple : « Votre communauté est comme un royaume où je conserverai toujours la première et souveraine autorité ; mais je yeux en partager quelque chose avec vous. Je suis le premier Maître ; cependant, je veux qu’aucune personne de ce petit État qui m’est cher, ne fasse et n’entreprenne rien que par vos ordres. Je vous communique à cet effet mon pouvoir, dans le désir que vous en usiez selon mon esprit et mes desseins. C’est à vous qu’on s’adressera pour recevoir conseil et assistance dans tous les besoins. Vous serez chargée en mon nom de veiller, de commander, de corriger, d’instruire, d’encourager, de consoler, et vous recevrez de moi, si vous y avez recours avec humilité et confiance, toutes les lumières, tous les secours propres à vous faciliter ces importants devoirs. »

O Dieu, ma fille, être choisie pour le gouvernement, le salut et perfection des âmes que notre bon Sauveur regarde comme ses épouses bien-aimées, et partager avec Lui le soin 352 et la conduite d’icelles n’est-ce pas un grand honneur ?... À la vérité, c’est un honneur bien redoutable, mais celui qui vous l’a imposé est tout disposé à vous soutenir de son bras tout-puissant.

Ayant à l’égard de vos Sœurs le titre de lieutenante et de coadjutrice de l’Esprit-Saint, vous devrez leur montrer, autant qu’il est possible à la faiblesse de notre pauvre nature, quelque chose des perfections divines : Dieu est partout, il voit tout, il souffre tout avec paix, il fait tout dans le temps convenable, il agit avec force et douceur, il punit et récompense avec équité et sans distinction de personne.

Ainsi, ma chère fille, mais selon votre petit pouvoir, il faudra être partout, voir et savoir tout par vous-même, autant qu’il se pourra prudemment; il faudra souffrir paisiblement et patiemment ce que vous ne pourrez empêcher ; il faudra profiter des occasions et des moments favorables pour agir et reprendre plus efficacement ; il faudra surtout ne rien dire ni rien faire quand vous vous sentirez troublée ou émotionnée, et n’employer la force du commandement que dans l’absolue nécessité, et quand la douceur, la prière, la foi et la raison n’auront pu suffire.

« Une supérieure, disait souvent notre Bienheureux Père, est comme un canal par lequel Dieu se communique et se manifeste aux âmes : ce canal doit donc être toujours appuyé sur le sein de Dieu, unique source d’où la grâce découle jusqu’à nous. Il faut donc nécessairement être unie à Dieu et écarter tout ce qui pourrait souiller ce canal; ce qui le souille, c’est le regard sur soi-même ou sur la créature, la complaisance et toute vaine recherche humaine. Ce canal doit être toujours incliné par la vue de son néant, le mépris de lui-même ; ainsi est-il requis d’être dans une disposition continuelle d’anéantissement, d’oubli de soi, et d’union à Dieu. »

« Une supérieure, me disait dernièrement un grand serviteur de Dieu, peut encore être comparée au gouvernail d’un 353 vaisseau qui, quoique la plus petite pièce du navire et caché dans la mer, donne cependant le mouvement et fait tout voguer en assurance, pourvu toutefois qu’il soit toujours mû par un pilote habile. Ainsi, ma chère fille, comme un petit gouvernail caché, enfoncé dans la mer de son néant, toujours entre les mains de Dieu, dépendante de son mouvement, une supérieure doit moins gouverner par elle-même, par son esprit propre, que par l’impulsion divine. »

O ma chère fille, quelle n’a pas été la vie de notre doux Sauveur sur la terre! Chacun des instants de ce bon et cher Seigneur a été employé à travailler pour les âmes. Il s’est donné, sacrifié sans réserve pour chacune d’elles. Une vraie supérieure, selon que l’entendait notre Bienheureux Père, doit continuer cette œuvre du divin Rédempteur, mais avec Lui et pour Lui. Qui pourra dire ce que vaut une âme ? Toutes et une chacune est à Dieu, destinée à le glorifier et à l’aimer éternellement. Quel honneur donc, ma fille, et quelle grâce de pouvoir aider à glorifier et à aimer Dieu un peu plus !

Le principal moyen de faire du bien aux âmes, c’est le sacrifice. Vous aurez mille occasions de vous sacrifier, car la vie d’une supérieure vraiment mère est une croix continuelle ; ainsi, par conformité à votre Époux qui vous associe à sa mission divine, vous recevrez avec amour les petites et grandes croix que sa Providence vous ménagera, les appréciant comme des joyaux choisis et présentés par le Cœur de votre Jésus, lesquels se transformeront comme en pierres aimantées pour attirer sur les âmes les faveurs et les grâces du ciel.

À mon avis, ma chère fille, il n’y a point de meilleur moyen que la supériorité pour développer, en une âme fidèle et courageuse, les trois vertus théologales; car que deviendrait une pauvre supérieure si elle n’a qu’une petite foi, une faible espérance et un chétif amour ? Il faut donc beaucoup attendre de la bonté divine, car plus les besoins sont grands, plus il faudra ce 354 confier en Celui qui ne fait jamais défaut à l’âme suppliante, Humble et défiante d’elle-même. Ce bon Dieu a promis et sa parole est vérité : jamais il ne manquera d’assister sa créature lorsqu’elle l’appellera et invoquera son secours. Il a soin des petits et des pauvres, selon qu’il est dit tant de fois dans l’Écri_ turc; ainsi, confiez-vous à ses bontés, comptez sur la fidélité de ses promesses, et lui abandonnez vous-même, les autres, et tout ce qui est de votre charge.

[…]



.PAROLES CONSOLANTES

DE SAINTE JEANNE-FRANÇOISE FRÉMYOT DE CHANTAL

RECUEILLIES PAR SES CONTEMPORAINES POUR TOUS LES JOURS DE L’ANNÉE147.

.AMOUR DE DIEU. AMOUR DU PROCHAIN.



1er Janvier. Savourer les suavités de Dieu n’est pas amour solide envers Dieu ; mais s’humilier, souffrir les injures, être exacte à sa règle, mourir à soi-même, vivre sans intérêt, vouloir n’être connue que de Dieu seul, c’est là véritablement aimer Dieu, car tout cela est des marques infaillibles de l’amour ; il est ingrat, chétif et indigne du nom d’amour, s’il n’est fidèle à faire tout ce qui est des volontés de Dieu.

2. Aimons le Seigneur et servons-le avec crainte, mais d’une crainte amoureuse, chaste et filiale, qui craint de ne pas assez plaire à son Époux, d’offenser son Père, de déplaire à ce divin Amant ; et quoiqu’on dise qu’il faut aller par des voies relevées, tandis que nous sommes en cette vie, il faut craindre Dieu, et l’on ne peut conserver un vrai et efficace désir de servir Dieu si l’on n’a pas une sainte crainte de lui déplaire, de l’offenser, et de lui donner sujet de retirer de nous sa grâce et ses inspirations. 390

3. Veillons sur nous-mêmes, sur nos actions, paroles et pensées ; sur notre esprit, afin qu’il ne s’occupe que de Dieu, en Dieu et pour Dieu; veillons sur notre âme pour la conserver pure et fidèle, et pour tenir ses passions soumises et bien ran­gées; enfin veillons sur tout ce qui est en nous, afin que rien n’y soit hors de règle, qu’e nos pensées soient de Dieu et nos paroles d’édification au prochain.

4. Faisant toutes nos œuvres avec esprit de paix et d’a­mour, et attirées par l’odeur des saintes vertus de Notre-Sei­gneur, nous courrons gaiement et amoureusement en la voie des volontés divines, ne nous laissant pas tirer et pousser comme des esclaves; car si nous ne faisons le bien d’une franche et sincère volonté, excitées du zèle de la gloire de Dieu et de notre salut et perfection, nous n’y parviendrons jamais, et nous rendrons infructueuse la grâce de notre vocation.

5. L’âme fidèle doit tout quitter, afin qu’étant libre de tout elle ne possède ni ne soit possédée d’aucune chose ; ains demeure en l’absolue remise et possession de l’amour divin, afin qu’il fasse d’elle ce qu’il lui plaira.

6. L’âme, épouse de Dieu, se doit tellement dépouiller 'de tout ce qui est ici-bas et de tout ce qui la concerne, qu’elle ne doit plus regarder ce qu’elle fait, ce qu’elle veut ou ne veut pas. Cette belle âme, qui a cette si noble capacité de tendre à Dieu, de se joindre à son souverain centre, nous l’arrêtons vainement aux choses frivoles de ce bas monde, où tout périt.

7. Nous ne devons pas travailler seulement pour avoir le ciel, quoique la pièce le vaille bien, mais travailler pour avoir le Dieu du ciel; car si Dieu n’y était point, certes, le ciel avec toutes les excellences de ses beautés, richesses et douceurs, 391 serait ennuyeux au lieu d’être à délices. Regardons donc le ciel, c’est-à-dire regardons là-haut, où Dieu habite, et nous animons à travailler pour lui, afin que nous y habitions aussi, jouissant éternellement de lui.

8. Qu’est-ce que des humiliations qui nous arrivent, en comparaison des opprobres, mépris et abjections de notre doux Sauveur? Qu’est-ce de nos souffrances au prix des siennes, et des tourments incomparables qu’il a endurés pour obéir à son Père céleste et pour notre salut? Pensons-y souvent, et que mis plus délicieux entretiens soient de parler de ce divin Seigneur, de ce qu’il a fait et souffert pour nous, et des vertus qu’il nous a enseignées, et de celles de sa très sainte Mère, et par ce moyen nous serons éclairées, encouragées et fortifiées en nos entreprises.

9. -Il fut dit à Moïse : Fais selon le patron que je t’ai donné; or ce patron, c’est Notre-Seigneur, qui nous a été donné du Père éternel pour modèle. Voyons ce divin Sauveur comme il a de­meuré trente ans caché, inconnu, et couvert sous la cendre de l’abjection, étant réputé vil et abject, fils du charpentier, lui qui était le Fils du Père éternel, qui avait autant de science et de sapience au moment de sa conception qu’il en avait au ciel et qu’il en a maintenant. Oh! si nous considérions bien ceci, nous recevrions bien autrement que nous faisons les contradic­tions, mortifications et humiliations qui nous arrivent!

10. Avoir choisi Jésus pour l’unique objet de notre dilec­tion, c’est avoir promis que nos cœurs n’auront d’autres affec­tions qu’à lui plaire, qu’à l’aimer et le servir, et que tous nos désirs seront pour Jésus, toutes nos sollicitudes pour Jésus, toutes nos pensées pour Jésus, bref, toute notre âme et nos facultés pour Jésus seul, lequel nous avons de notre pure, 392 libre et franche volonté, choisi pour l’unique Époux de nos cœurs et seul objet de notre amour.

11. Quant à l’amour du prochain, la mesure que le divin Maître nous a donnée, c’est de l’aimer vraiment comme nousmême. Cette règle est bien juste : Ne fais rien à ton prochain que ce que tu voudrais qu’il te fit. Oh! que nous serions heureuses, si en toutes les occasions où nous traitons avec lui nous y étions attentives !

12. N’avoir qu’une âme et un cœur en Dieu, c’est avoir la parfaite union que le divin Sauveur de nos âmes demanda pour nous à son Père céleste, quand, avant sa sainte Passion, il le pria que ses apôtres, et tous ceux qui croiront en lui, fussent un entre eux, et ainsi que son Père était en lui, et lui en son Père, qu’ainsi nous fussions unis en lui et consommés en un ; car seules bienheureuses seront les maisons religieuses sur lesquelles il répandra cette sacrée onction. Elles fleuriront et prospéreront en toutes vertus et perfections, et au contraire tout malheur abondera en celles où sera la désunion.

13. Il se faut grandement plaire à ouïr louer notre prochain et à contribuer au bien qu’on en dit, autant que nous pouvons, regardant le bien que nous savons être véritablement en lui, nous gardant bien de louer les uns pour ravaler les autres.

14. Tenez votre âme toujours dans cette charité large, bénigne, universelle, compatissante, courageuse et oublieuse de ses propres intérêts ; il n’y a rien au-delà qui soit agréable à notre divin Sauveur. Aime, et fais tout ce que tu voudras, dit saint Augustin. Aimons donc bien Notre-Seigneur et notre 393 prochain pour l’amour de Lui; faisons-lui ce que nous voudrions qu’il nous fît : toute la perfection est là.

15. Aimons tendrement notre prochain, que jamais nous ne laissions échapper aucune parole qui lui préjudicie ; supportons-le comme nous voudrions être supportées de lui; donnons-lui bon exemple, comme nous désirons qu’il nous le donne ; excusons et couvrons ses défauts comme nous voudrions qu’il couvrît et excusât les nôtres ; réjouissons-nous de son bonheur, de ses consolations et avancement, comme du nôtre, et ressentons ses peines, maladies et affections, comme nous voudrions qu’il ressentît les nôtres; aidons-le cordialement dans ses besoins, par nos prières, et lui rendons tous les services qu’il nous sera possible, car c’est en cela que se doit montrer notre dilection et charité.

16. Notre Bienheureux Père avait un soin de charité incomparable de faire du bien à tous, d’avoir chacun pour ami et nul pour ennemi, tant qu’il lui était possible, au moins n’en donnait-il jamais occasion. Il avait une si grande inclination de contenter le prochain et n’en mécontenter aucun, que tout ce qu’il pouvait faire pour lui en saine conscience, il le faisait de bon cœur et le plus tôt qu’il pouvait, usant souvent de cette maxime : Ce qui ne préjudicie à personne et peut profiter à quelqu’un, il le faut volontiers accorder. C’était sa pratique ordinaire, que nous devons tâcher d’imiter.

17. Le zèle de notre perfection nous doit guider dans,l’exercice de la sainte charité, afin qu’en toutes choses, petites ou grandes, on la voie surexceller parmi nous, nous aimant, supportant, aidant, soulageant les unes les autres, et laissant nos aises, commodités en arrière pour rechercher celles de nos Sœurs. 394

18. O Dieu ! que la parfaite et épurée charité est rare et cela, ce me semble, parce que nous ne nous appliquons pas bien à l’humilité et petitesse. L’esprit du monde et le propre intérêt gâtent tout ; Dieu le veuille bien anéantir en tous ses serviteurs et servantes.

19. C’est l’un des grands et principaux points et fruits de la religion, et le principal de la vie monastique, que l’union tant avec Dieu qu’avec le prochain, la belle et agréable chose ! Des cœurs unis 'en charité sont des vases propres à recevoir les grâces célestes, et les cœurs désunis périssent.

20. Il faut toujours pardonner franchement, et tenir notre cœur en douceur et sincérité envers le prochain, si nous voulons ne point apporter d’empêchement à la grâce et tirer de grands fruits de l’oraison.

21. Il faut vivre avec une sainte joie toute cordiale, dans une grande douceur et correspondance d’amour les unes pour les autres, ce qui est une source de bénédiction spirituelle. Je n’ai jamais remarqué qu’il y ait de la perfection intérieure, oit le parfait amour du prochain n’est pas.

22. Donnez hardiment, mes filles, au nom de NotreSeigneur. Il faut, de vrai, épargner le bien qu’il envoie, non pas pour être riches et accommodées de tout, mais pour faire la charité. Vous verrez qu’à la fin de l’année notre dépense n’en sera pas plus grosse.

23. Rapportons bien à Dieu la gloire de toutes choses, et l’aimons avec une très humble obéissance et douceur de cœur, laquelle s’acquiert en faisant toutes nos actions, et disant toutes nos paroles doucement : la multitude de tels actes donnera l’habitude de la douceur à notre cœur. 395

24. Celui qui veut avoir la vertu du support du prochain doit s’accoutumer à le supporter avec douceur en ses défauts et en toutes ses actions qui ne sont pas selon notre goût, reprenant suavement les fautes de ceux que nous avons en charge, sans leur avoir pourtant jamais de l’aversion, je veux dire en la partie raisonnable et supérieure, car nous n’avons pas l’autre en notre pouvoir.

25. Il faut caresser et complaire au prochain, parce que la douce charité a le bonheur de répandre une sainte édification; et se tenant le cœur au large, il faut, quand il tombera, lui pardonner et prendre le courage et la patience de le redresser amiablement ; car, en persévérant ainsi, on se formera un cœur bien humble, gracieux, maniable, qui, par après, rendra de grands services à Notre-Seigneur.

26. Le doux support consiste à supporter suavement le prochain en tout ce qu’il pourrait dire ou faire qui ne serait pas bien, et qui nous désagréerait et serait à contre-coeur, sans nous étonner de ses manquements et imperfections, ne les regardant ni épluchant aucunement ; et ne concevant pour cela aucune mésestime, sécheresse de cœur et dégoût contre lui, mais ayant une compassion tendre et amoureuse qui nous fasse fondre pour lui. Notre Bienheureux Père dit que la charité ne cherche point le mal, et quand elle le rencontre elle s’en détourne.

27. Il ne faut pas avoir de ces cœurs rétrécis pour le prochain, mais larges en dilection, en amour et support, étant toujours disposée à le servir, assister, consoler, supporter et soulager en tout ce qu’on pourra, mais gaiement et cordialement. Un cœur large est un cœur disposé à secourir le prochain en tout ce qui est possible; un tel cœur aime souverainement la volonté de Dieu. 396

28. L’amour cordial que nous devons porter au prochain ne consiste point dans le sentiment, c’est un amour du cœur ; non du cœur de chair, mais du cœur de la volonté. Laissons tourner, virer les sens, et tout ce qui est de la nature; que nous aimions ou que nous n’aimions pas, que nous ayons de l’aversion ou de l’inclination, cela n’importe, pourvu que selon la partie supérieure nous demeurions fermes, invariables en cette dilection, étant aussi disposées à lui en donner des preuves au plus fort de nos dégoûts et aversions, que parmi nos suavités et amour sensible; car si nous ne marchons de la sorte, nous ne ferons jamais rien qui vaille.

29. Qui ne pèche point par la langue est un homme parfait, dit l’Écriture. On offense le prochain ou plutôt Dieu dans le prochain, en parlant mal à propos et aussi quelquefois en se taisant. On me dit du bien d’une personne que je n’aime pas beaucoup, qui m’a fait du déplaisir, je me tais ou je réponds froidement; j’offense Dieu, et je ne suis point exempte de fautes, car je fais connaître que je n’estime pas la personne de qui l’on parle, et ma froideur ôtera peut-être. la bonne estime qu’on en avait.

30. Si notre prochain, pour étranger qu’il fût, était réduit dans une telle disette, qu’il ne pût être secouru que de nous, nous serions obligées de lui donner ce dont il aurait besoin; et, quand bien nous n’aurions que ce qui nous serait néces­saire, nous serions obligées de même de retrancher tout ce que nous pourrions bonnement, en telle sorte que nous nous contentassions du seul nécessaire pour vivre, afin de pouvoir plus facilement aider notre prochain.

31. Nous ne devons aimer personne, pour proche qu’elle nous soit, qu’en Dieu, pour Dieu et selon Dieu. Aimer le pro-391chain en Dieu, c’est l’unique moyen d’empêcher les impuretés qui se glissent quelquefois aux amitiés les plus spirituelles, et c’est un amour beaucoup plus parfait, de regarder Dieu au prochain, et l’aimer dans le prochain; car, par cette voie, Dieu sera aimé lui seul souverainement, et encore le prochain autant que l’amour de Dieu le requerra, et cela d’un amour tout pur, auquel il n’y a rien à craindre. Aimer notre prochain en Dieu, voilà qui est excellent ; mais encore quelquefois il est dangereux de faillir, parce que l’on prend le change, en sortant de cette divine source imperceptiblement par les astuces de l’a­mour-propre ; mais en aimant Dieu en notre prochain, l’on ne peut jamais errer.

.PRÉSENCE DE DIEU. PRIÈRE VOCALE.

1er FÉVRIER. Le secret de la vie spirituelle est de se tenir auprès de Dieu, et de marcher en une continuelle présence de sa divine Majesté, mais une présence de foi et non de senti­ment ; d’autant que la perfection ne consiste point dans le goût et sentiment, mais en une parfaite résolution d’être à Dieu et à avoir un courage de longue haleine, à se mortifier et renoncer en tout, sans se relâcher jamais, car il est impossible d’être parfaite sans cette résolution.

2. Dieu donne de plus grandes grâces aux uns qu’aux autres, comme il donne aussi de plus grandes occasions de son assistance aux uns qu’aux autres; mais il donne à tous une grâce suffisante, très assurément, pour faire tout ce qu’il veut de nous; niais tous ne correspondent pas également et ne se 398 servent pas de cette grâce qui leur est donnée, comme il est requis.

3. Mettez votre âme avec toutes vos misères et vos péchés sous le pied de la croix de votre Époux, et attendez humblement votre salut de sa sainte miséricorde et non de vos œuvres. Tenez-vous à recoi [en repos] sous les ailes de la maternelle protection de la Sainte Vierge, et vous confiez au soin paternel que Dieu aura de votre âme.

4. L’esprit de Dieu est délicat et requiert des âmes qu’il favorise de sa sainte présence et familiarité, une grande pureté et anéantissement de tout ce qui n’est point lui ou pour lui.

5. La présence de Dieu sans la mortification est presque inutile : Dieu nous plaît, mais nous ne lui plaisons pas, et il vaut mieux plaire à Dieu qu’à nous-mêmes. La mortification aussi, sans la divine présence, n’est qu’une présomption, d’autant que nous avons besoin d’une aide particulière de Dieu pour nous mortifier, et nous ne pouvons mieux trouver cette aide toute-puissante, qu’en nous tenant proche de ce grand Dieu par l’exercice de cette sainte présence.

6. La règle qui recommande la présence de Dieu est suffisamment, Toire, parfaitement pratiquée, quand nous avons la fidélité de retourner fréquemment notre esprit en lui, et que nous faisons tout pour son seul amour. Le grand bonheur d’une âme est de regarder Dieu, parce qu’en lui nous trouvons tout ce qui est nécessaire : c’est le livre de vie où les Saints ont puisé toute leur science. Il faut laisser faire à Dieu toutes choses contre toutes choses.

7. La vraie manière de servir Dieu, c’est de marcher par 399 un chemin que l’on ne connaît point ; et lorsqu’il semble que tout est bouleversé sens dessus dessous dans l’âme, pourvu qu’elle demeure fidèle à la pratique des vertus, elle ne se doit point mettre en peine pour connaître quelle est sa voie, ni même y penser, mais marcher simplement en ce parfait abandonnement et renoncement d’elle-même à Dieu.

8. Marcher en la présence de Dieu, c’est marcher dans les sentiers de son bon plaisir et non par la voie de la chair, de l’esprit humain et de l’amour-propre, dans l’estime de soi-même, de son jugement et volonté ; mais dans la voie de la divine volonté, perdant tout intérêt, jugement et volonté propre dans la volonté de Dieu.

9. Il faut accompagner la présence de Dieu, qui nous vivifie, de la mort à nous-mêmes. Ces deux exercices ne doivent point aller l’un sans l’autre : Présence de Dieu et mortification, ils se soutiennent tous deux. Une âme mortifiée n’est pas sujette à se distraire et divertir; elle goûte Dieu et se tient bien mieux unie et proche de lui; elle est plus susceptible à être pénétrée de cette divine présence qui, d’ailleurs, rend facile la mort à soi-même, et qui fait tout faire et tout supporter. Cette divine présence nous donne la force de nous vaincre •et adoucit si fort les difficultés, qu’elle ne les laisse presque pas ressentir à l’âme qui jouit de cette divine approche de Dieu.

10. Ce sont des grâces de Dieu que cette inclination et désir de se tenir en sa sainte présence ; c’est une continuelle oraison et réfection sainte pour l’âme désireuse de Dieu. Soyez toujours plus fidèle à ce saint exercice, et il vous donnera force en tous vos besoins.

11. Quand nous ne nous tiendrons pas ramassées en nous-400mêmes autour de Dieu, nous ne ferons rien qui vaille ; nous nous relâcherons en toutes choses, car c’est par cette porte de la présence de Dieu que nous devons attendre tout notre avan­cement en la perfection, de sorte que si cette fidélité au recueillement nous manque, tout le reste nous défaudra et nous n’au­rons jamais une vertu solide.

12. C’est le propre de la vertu solide, d’être acquise et pratiquée avec beaucoup de difficultés. Les sécheresses et ennuis sont de grands moyens en la vie spirituelle pour accroître en nous le pur amour de Dieu, qui prétend, par toutes ces peines, élever notre âme au-dessus d’elle-même.

13. Bienheureuse est l’âme qui marche en la présence de Dieu et de qui Dieu prend soin, car elle fera un grand chemin ; et pour cela, il lui donnera de grandes occasions de s’avancer en la pratique des vertus, de la générosité à entreprendre tous les sacrifices, comme aussi la fidélité pour les poursuivre, et une grâce spéciale pour persévérer en son saint service. Tenezvous toujours en la présence de Dieu comme un cierge qui se consume en brûlant et en éclairant l’autel.

14. À quel prix que ce soit, acquérons les vraies vertus ; mais, en cette glorieuse entreprise, ne nous appuyons pas sur nos propres forces : jetons toute notre confiance en la bonté de Dieu, qui nous soutient de son paternel regard et de sa grâce toute-puissante.

15. -Nous ne voyons pas Notre-Seigneur, mais nous sommes averties par la foi qu’il est présent en toutes choses, par pré­sence, par essence et par puissance; de plus, qu’il réside en nos cœurs d’ une façon particulière, par assistance et par grâce. Hélas? Mon Dieu, nous sommes aveugles, et parce que nous401ne vous voyons pas, nous perdons facilement le souvenir (le votre divine présence. Que faire à cela? Sinon vivifier souvent notre foi, que Dieu est présent partout, et que rien n’arrive ici-bas que par l’ordre de sa divine Providence, qui régit tout ce monde selon son bon plaisir.

16. Dieu ne cesse jamais, tant il est bon, d’être autour du cœur de l’homme, pour l’aider à sortir de lui-même, des choses vaines et périssables, afin qu’il puisse recevoir sa grâce et se donner tout à lui. Il présente sa grâce à chacun suffisam­ment et très abondamment pour le salut, et pour l’avancement et progrès en la perfection. À l’exemple d’Abraham, marchons donc en la présence du Seigneur, et nous serons parfaites.

17. La sainte crainte de Dieu dans une âme est un indice des plus certains du salut éternel, et que l’on est dans la prescience de Dieu pour être des élus. Toutes les actions du juste louent Dieu; au contraire, toutes les propres volontés, convoitises, l’offensent et le déshonorent, et toutes les mortifi­cations et pratiques des vertus l’honorent.

18. Notre Bienheureux Père disait que « la plupart des manquements des religieux et religieuses procèdent de ce qu’ils ne se tiennent pas assez attentifs à la présence de Dieu, mais que nous y étions en toutes nos actions quand nous les faisons purement pour l’amour de Dieu »

19. Il faut faire une grande attention à porter une sainte révérence à la sainte présence de Dieu, surtout au commence­ment de nos prières et oraisons; c’est la finesse des finesses de se bien mettre en cette divine présence et de bien approfondir cette vérité, que c’est à Dieu que nous parlons et qu’il nous voit. 402

20. Nous devons avoir une grande fidélité à retourner fréquemment notre esprit à Dieu, faisant toutes nos actions pour son divin amour, recevoir tout de sa main et nous conformer en tout à son bon plaisir, car ceci sont les vrais moyens de se tenir en la présence de Dieu.

21. La prière est le canal qui unit le cœur du chrétien avec celui de Dieu ; elle attire les eaux du ciel qui descendent et montent de nous à Dieu, et de Dieu à nous; elle est la voix par laquelle nous demandons à Dieu et à Jésus-Christ, qui est notre unique libérateur, qu’il nous sauve, parce que nous ressentons en nous de si grands mouvements d’infirmité, que s’il ne nous soutenait à tout moment par des grâces nouvelles, nous péririons.

22. La prière a des forces qui triomphent de celles de la nature, et qui surmontent avec empire la résistance de tous les éléments, puisque, même au langage de saint Chrysologue, on peut dire en quelque manière qu’elle entre en partage de la toute-puissance d’un Dieu; Moïse s’est servi, pour la gloire de ses triomphes, des principales pièces de l’univers, par la force de la prière.

23. Lorsque le temps de nous mettre devant la divine bonté, pour lui parler seul à seul, est arrivé, ce qu’on appelle prière, la seule présence de notre esprit devant le sien, et du sien devant le nôtre, forme la prière, soit que nous y ayons de bonnes pensées et bons sentiments, ou que nous n’en ayons point. Il faut seulement, avec toute simplicité, sans faire aucun violent effort d’esprit, nous tenir devant lui, avec des mouvements d’amour et une attention de toute notre âme, sans nous distraire volontairement, alors tout le temps que nous sommes à genoux sera tenu pour une prière devant Dieu; car il aime 403 autant l’humble souffrance des pensées vaines et involontaires qui nous attaquent alors, que les meilleures pensées que nous avons eues en d’autres temps ; car une des plus excellentes prières, c’est le désir amoureux de notre cœur envers Dieu, et la souffrance des choses qui nous déplaisent.

24. La première condition qu’il faut avoir pour bien prier, disait notre Bienheureux Père, est qu’il faut être petit en humilité ; la seconde, qu’il faut être grand en espérance; et la troisième, qu’il faut être appuyé sur Jésus-Christ crucifié. Pour bien prier, il faut reconnaître que nous sommes pauvres, et s’humilier grandement : et comme nous voyons qu’un tireur d’arbalète, quand il veut décocher un grand trait, plus il veut tirer haut et plus il tire la corde de son arc en bas, ainsi devons-nous faire quand nous voulons que notre prière aille jusqu’au ciel; il faut très fort s’approfondir par la connaissance de notre néant. David nous enseigne à le faire par ces paroles : Quand tu voudras prier, dit-il, approfondis-toi tellement dans l’abîme de ton néant, que tu puisses après sans difficulté décocher ta prière comme une sagaie jusque dans les cieux.

25. La sainte Écriture nous fournit de beaux exemples sur la façon de prier; celui de Tobie me plaît entre tous. Ce saint patriarche commanda un jour à son fils de s’en aller à Ragès, pour retirer de l’argent qui lui était dû; et pour le faire plus facilement il lui bailla une cédule, par laquelle on ne pouvait lui refuser son argent. Ainsi devons-nous faire, quand nous voulons demander au Père éternel son paradis, l’affermissement de notre foi et son amour; toutes choses qu’il veut nous donner, pourvu que nous portions une cédule de la part de son Fils, c’est-à-dire que nous lui demandions au nom et par les mérites de Notre-Seigneur, lequel nous a bien montré l’ordre qu’il nous faut tenir en nos demandes, en nous ordon-404nant de dire le Pater, où elles sont toutes comprises en ces paroles : Que votre nom soit sanctifié ; que votre royaume nous advienne; que votre volonté soit faite.

26. Après les trois premières demandes, nous ajoutons : Donnez-nous aujourd’hui notre pain quotidien. Sous le nom de pain sont compris tous les biens temporels : or, pour ceux-là, nous devons être grandement sobres à les demander, et devrions beaucoup craindre en les demandant, parce que nous ne savons pas si Notre-Seigneur ne nous les donnera point en son ire et en son courroux. C’est pourquoi ceux qui prient avec perfec­tion demandent fort peu de ces biens, ains demeurent devant Dieu comme des enfants devant leur père, mettant en lui toute leur confiance, ou bien comme des serviteurs fidèles qui ser­vent bien leur maître ; car ils ne vont pas demandant tous les jours leur nourriture, mais leurs services demandent assez pour eux.

27. Il faut être comme un vase ouvert et exposé devant Dieu, lorsqu’on le prie, afin qu’il y distille sa grâce peu à peu, selon sa volonté, et demeurer presque aussi content de rap­porter chez nous ce vase vide, que s’il avait été tout rempli. À la fin, il arrivera que Dieu y distillera cette eau divine, si l’on se présente souvent avec cette foi vive et un entier désinté­ressement de ce qu’on peut désirer de lui, car souvent on croit qu’on s’en retourne vide, lorsqu’on est rempli de l’esprit de Dieu, bien qu’on l’ignore.

28. Pour nous faire estimer la prière, et nous faire comprendre le pouvoir qu’elle a sur le cœur même de Dieu, je ne vois point de paroles plus puissantes que celles-ci, souvent répétées par saint Bernard : Dieu ne demande pas les splen­deurs, mais les ardeurs de la prière. Si l’oraison est languis-405sante, elle déchoit dans son progrès; si elle est animée de « ferveur et de flammes, elle perce les cieux, et ne retourne jamais les mains vides, mais toujours chargée de dépouilles, de palmes et de conquêtes. »

29. En nos âmes, comme au temple de Salomon, il y a quatre étages, disait notre Bienheureux Père : au premier, il y a une connaissance grossière que nous avons par le moyen des sens ; au second, un peu plus haut, une connaissance que nous avons par le moyen de la raison ; le troisième, beaucoup plus relevé que les autres, est celui où réside la connaissance que nous avons de la foi par une lumière surnaturelle; et le quatrième, qui est le sancta sanctorum, est la fine pointe de l’âme où se font les acquiescements, et que nous appelons esprit ; et pourvu que cette fine pointe regarde toujours Dieu, nous ne nous devons pas troubler, ni mettre en peine de ce qui se passe aux étages inférieurs.

.PAUVRETÉ ET DÉLAISSEMENT

1er mars. La pauvreté consiste non seulement à n’avoir rien en propre, et à ne se point attacher à ce que l’on nous donne pour notre usage; mais elle nous fait réjouir de ce que les choses nécessaires nous manquent, et que le moindre de la maison nous est donné. S’il était permis de faire choix, l’âme vraiment pauvre ne prendrait pour sa part que ce que les autres auraient rebuté et les choses les plus viles.

2. Pour pratiquer la pauvreté, il faut avoir de l’amour 406 aux disettes qui peuvent arriver des choses non seulement utiles, mais qui seraient nécessaires, sans se plaindre ni lamenter en façon quelconque; et cela est la pratique de la pauvreté, et non pas à n’avoir besoin de rien. L’espérance et confiance des religieuses doit être un entier abandon en Dieu, au-delà et par-dessus toute vue et prudence humaine ; et comme disait notre Bienheureux Père, les âmes dédiées à Dieu ne doivent avoir autre lendemain que la Providence divine.

3. Il vaut mieux vivre pauvrement en nos observances, que d’abonder en richesses et être traversées. La Providence de Dieu, qui nous a toujours assistées, ne manquera point, tandis que nous persévérerons en la fidélité de son saint service; et puis, ce sont nos délices que de vivre en pauvreté sous sa protection.

4. Hé quoi ! se faut-il affliger de la pauvreté, nous autres qui en avons fait vœu? ne devons-nous pas plutôt embrasser amoureusement les petites nécessités et disettes qui se rencontrent tant au manger qu’au vêtir, et à mille autres occasions, recevant tout cela, selon l’ordre que la Providence de Dieu nous le présente, et les vouloir de bon cœur, les baiser et penser que nous sommes des pauvres, et que les pauvres n’ont pas toujours les choses qui leur sont nécessaires.

5. Quand on nous donne ce qui est à notre goût, bénissons Dieu qui a permis que nous ayons ce petit contentement; et quand il ne le sera pas, faisons de même, remerciant sa Bonté de ce qu’elle nous donne un petit moyen de pratiquer la vertu ; car toutes ces menues rencontres sont autant d’occasions que Dieu nous a destinées de toute éternité, et nous les présente comme des moyens pour parvenir à la perfection qu’il nous désire. 407

6. La grande pratique de notre Bienheureux Père était de tout faire pour Dieu et de recevoir tout de sa main, selon que la Providence le lui présentait; et par ce moyen il tenait son âme en paix et unie avec Dieu. J’ai un grand désir que nous l’imitions en cela, car c’est le plus court et le plus facile chemin pour acquérir la vraie paix et solide perfection de l’esprit de la Visitation.

7. Oh! qu’il fait bon voir les servantes de Dieu gagner leur vie, comme l’Apôtre, au travail de leurs mains, et n’avoir autre lendemain que celui de sa Providence ! De vouloir (dans les offices) toutes sortes d’ajustements, tellement que rien ne manque, cela n’est pas compatible avec notre saint vœu de pauvreté, vertu si précieuse que notre Bienheureux Père la nommait « une délicieuse maîtresse » ; soyons-en saintement amoureuses.

8. Si les filles de la Visitation savaient combien leur saint Fondateur les désirait petites en toutes choses, et combien il avait d’aversion à la superfluité et abondance temporelle, je crois qu’elles ne seraient pas à leur aise, si elles ne vivaient avec quelque petite nécessité et disette des choses extérieures.

9. Ne nous attachons à chose quelconque, pour petite qu’elle soit, afin que nous soyons disposées à nous laisser ôter toutes les fois que l’on voudra, sans nulle résistance, tout ce qui nous sera donné ou permis pour notre usage. Ne nous étonnons point pour nos besoins, la Providence n’a jamais manqué à qui s’est confié en elle, et soyons inébranlables sur cette parole de Notre-Seigneur : Si Dieu a soin de la fleur des champs, combien plus aura-t-il soin de sa créature, surtout lorsque cette petite créature ne veut, ne cherche et ne désire que la seule gloire de Sa Majesté sainte. 108

10. Cherchez premièrement le royaume de Dieu par l’exacte observance, dans l’esprit de douceur, d’humilité et simplicité, et toutes les choses nécessaires ne vous manqueront pas; mais soyez invariablement appuyée sur cette vérité et sur ce fondement. Persévérez à vivre dans cette union cordiale et tranquille douceur, c’est la grande bénédiction des maisons religieuses.

11. Ma fille, souvenez-vous toute votre vie qu’où l’argent suffit, il ne faut pas mettre de l’or; où l’étain peut servir, il ne faut pas mettre de l’argent; où le plomb peut être suffisant, il ne faut pas mettre de l’étain ; car la vraie fille de la Visitation ne doit pas chercher les choses riches, polies et gentilles, mais les choses grossières, solides, et le seul nécessaire.

12. Les dames du monde et aussi les riches sont d’ordi­naire lâches au travail; mais les servantes de Dieu doivent se tenir comme pauvres en sa maison, et par conséquent être la­borieuses. Je remarque les pauvres maisons avoir toujours une richesse particulière de ferveur, d’allégresse et de suavité, et Notre-Seigneur fait abonder beaucoup de grâces spirituelles où les grandes disettes temporelles se trouvent. Dieu veuille nous bien ouvrir les yeux pour nous faire voir à toutes les infinis trésors spirituels que son amour a cachés dans les disettes tem­porelles.

13. Faisons paraître par notre humilité que nous sommes pauvres, et par conséquent que nous n’avons pas le moyen ni l’industrie de faire des présents de valeur aux riches, mais bien de quelque dévotion qui doit être notre trésor. Pour le reste, tenons-nous petites, mangeons notre pain avec les pauvres de Jésus-Christ; ce sont de ces amis-là dont nous avons affaire dans les tabernacles éternels. Oh! que les pauvres y seront riches! 409

14. Les vraies imitatrices de Jésus-Christ aiment à voir dans leurs sacristies, dortoirs, réfectoires et autres lieux, reluire la sainte pauvreté. Certes, j’ai honte de voir que des filles qui ont voué la pauvreté aient soin de leur vêtir; hélas! que les vrais serviteurs et servantes de Dieu vivent bien d’une autre sorte! Nous sommes bien éloignées d’imiter saint Paul, qui ayant de quoi mater sa faim et couvrir sa nudité, était content. Bon Dieu! que nous avons peu cet esprit de parfaite pauvreté! Tâchez de le graver bien avant dans le cœur de vos filles, et ne leur souffrez point de se rendre soigneuses d’elles-mêmes, ni de prévoir ce qui leur est nécessaire ; cela est contre les vœux et la règle.

15. Accoutumons-nous volontiers aux petites disettes et contradictions journalières qui se rencontrent selon l’ordre de la Providence de Dieu; chérissons-les tendrement comme des moyens qu’il nous a destinés de toute éternité et qu’il nous présente pour parvenir à la perfection; que s’il retarde quel­quefois son secours pour éprouver notre confiance, attendons-le en paix, car il est dit : « Jette ton soin et ta pensée au Sei­gneur, et il te nourrira.

16. Ne nous plaignons jamais de la pauvreté, c’est la richesse des servantes de Dieu et leur trésor plus précieux, car y a-t-il quelque bien plus comparable à celui d’attendre tout de la Providence de Dieu, de recevoir de sa main pater­nelle toutes nos nécessités? C’est pourquoi nulle apparente né­cessité ne nous fera reculer du service de Dieu, moyennant sa grâce. Bienheureuse l’âme qui attend tout de Dieu et .qui n’a point d’autre richesse!

17. Tâchons d’employer fidèlement les occasions que Dieu nous présente, pour nous avancer en son saint amour par 410 une totale résignation et confiance en sa Providence. Bienheureuses serons-nous si nous embrassons joyeusement la pauvreté, demeurant soumises et en repos dans le sein de notre Père céleste, sans vaciller un seul moment en la confiance invariable que nous devons avoir en sa Bonté.

18. Vous êtes parmi les occasions de pratiquer l’entière et parfaite confiance que vous devez avoir en notre bon Dieu, jetez tout votre soin en lui, et il vous nourrira, ayez toujours devant les yeux cette parole de l’Évangile : Cherchez premièrement le royaume de Dieu, et toutes choses nécessaires vous seront données. La vérité éternelle a promis cela, n’est-ce pas assez pour nous tenir en repos?

19. La pauvreté est le trésor le plus précieux des servantes de Dieu, c’est pourquoi, mes Sœurs, ne cherchons pas les commodités temporelles; au contraire, réjouissons-nous d’être dépouillées des choses de la terre, puisque nous participerons davantage aux richesses spirituelles de la maison de Dieu.

20. Tenez votre âme fort éloignée des désirs d’être bien accommodée. Aimez la pauvreté, et Dieu vous comblera de ses divines richesses. C’est le vrai esprit de notre Bienheureux; il ne pouvait supporter que l’on eût de l’ardeur aux commodités temporelles et qu’on s’en souciât beaucoup, et il se baignait d’aise quand il voyait des âmes estimer et aimer la pauvreté. Hélas! nous l’avons vouée, et il est bien raisonnable que nous la chérissions plus que les richesses que nous avons renoncées, et c’est avec le Tout-Puissant que ce contrat a été fait.

21. La vraie et parfaite pauvreté d’esprit, c’est de n’avoir rien, rien que Dieu en son esprit. Oh! que cette pauvreté nous rend grandement riches, parce qu’ayant ainsi quitté toutes 411 choses et tout ce qui n’est point Dieu, nous venons à posséder les richesses du ciel et de la terre, qui ne sont autres que Dieu. Soyons donc bien pauvres de cette pauvreté-ci, ne cherchant que Dieu, ne voulant que Dieu, ne nous attachant qu’à Dieu.

22. La voie du dépouillement intérieur est le chemin des saints, mais il est pauvre, privé de sentiments, de satisfactions, de goûts, de connaissances, de pouvoir, d’affection, de désir, d’amour et semblables; enfin, il est pauvre et destitué de tout, hormis d’une résolution de ne vouloir point offenser NotreSeigneur volontairement, et de vouloir lui plaire en toutes choses, et surtout être toute à lui.

23. L’âme qui marche par le chemin du dépouillement intérieur a mille et mille choses dont elle doit se dépouiller : elle doit se dépouiller de son propre intérêt, des satisfactions, des consolations et sentiments de Dieu, de sa propre estime, etc. Celles qui sont conduites par cette voie vont perpétuellement, retranchant leur choix en toutes choses généralement, et NotreSeigneur les tient dans ce continuel exercice, et lui-même les va dépouillant, et prend plaisir de les voir dans ce dépouillement et impuissance.

24. Que vous serez heureuse, ma fille, si en repos d’esprit et entière soumission, vous demeurez amoureusement dans cette pauvreté intérieure en laquelle Dieu vous tient par une miséricorde toute paternelle, afin que vous connaissiez par expérience votre néant et inutilité, car bien souvent nous nous attribuons les grâces et ferveurs quand nous n’avons pas la claire connaissance de notre misère. Perdez tous vos raisonnements humains, vos vues, et vous-même en Dieu, par un entier abandonnement de tout ce qui vous regarde et même de votre perfection; laissez-vous à Dieu et ne vous réservez 412 que le soin de l’aimer et de lui être fidèle dans les occasions, mais cela sans étendre votre vue plus loin qu’au moment présent.

25. Bienheureux sont les pauvres, car Dieu les revêtira! Oh! que nous serions heureuses si nous avions le cœur nu de tout ce qui n’est point Dieu et que nous aimassions cette nudité et pauvreté : être là sans lumière, sans goût, sans sentiment du bien, privé de toutes connaissances, sans nulle satisfaction ni secours des créatures, que cet état est bon !

26. Quand l’âme se trouve à ce point d’être dépouillée de tout secours, appui et consolation, que peut-elle faire, sinon, comme un petit oiseau tout déplumé, se cacher et se musser sous l’aile de sa bonne mère, la Providence, et demeurer là à recoi sans oser sortir, crainte que le milan ne l’attrape? Voilà le lieu de notre refuge.

27. O la grande richesse de ne vouloir chose quelconque que Dieu! En cela consiste notre bonheur. Ne sauriez-vous, ma fille, faire cet entier et irrévocable délaissement de vous-même entre les mains de Dieu, vous dépouillant de tout soin de vous-même, ne voulant que ce que Dieu vous donnera, et selon les occasions qui s’en présenteront, auxquelles il faut être simplement fidèle?

28. L’âme qui est vraiment pauvre de toutes les choses d’ici-bas ne veut plus que son Jésus tout seul. C’est la gloire de la Sulamite de pouvoir dire en vérité : Mon Bien-Aimé est à moi, et moi je suis à Lui. O mes filles, tenons nos affections bien ramassées autour de Notre-Seigneur, et rien ne s’attachera à nous, et nous ne nous attacherons à aucune chose.

29. Notre divin Sauveur, pour réparer les désordres que 413 l’amour des richesses a produit sur la terre, a pratiqué la plus sévère et dénuée pauvreté qu’a pu inventer son ardente charité, puisqu’il a vécu privé d’honneur, de biens, de commodités, et même des choses nécessaires à la vie. L’amour a fait tout cela, et c’est aussi ce même amour, dit notre Bienheureux Père, qui nous oblige à la pratique d’une pauvreté si dépouillée de toutes choses, que nous ne nous réservions que Dieu seul pour partage.

30. Soyons assurées qu’étant toutes consacrées au service de notre bon Dieu, il nous fournira ce qui sera nécessaire pour notre conservation, et plus sa bonté nous verra dénuées de tous ces biens extérieurs, de parents, d’amis, de santé, de réputation, etc., plus elle nous donnera avec abondance ses plus précieuses grâces, et nous fera expérimenter que quiconque s’abandonne parfaitement à son amour n’aura jamais défaut d’aucun bien.

31. Savoir se satisfaire de ce que Dieu met en nos mains, c’est imiter la nature des anges, qui n’ont besoin de rien, c’est rentrer en quelque façon dans l’état d’innocence, et imiter l’ancienne liberté de nos premiers parents. Sachons donc, mes chères filles, nous contenter de Dieu; nous engagerons par là sa Bonté de répandre ses bienfaits avec abondance dans nos âmes, lesquelles, se dépouillant des créatures pour s’unir uniquement à Dieu, prouveront à tous qu’elles ne recherchent d’autres biens que les solides trésors de son amour et de sa grâce. 414

.AVANTAGES DES CROIX ET DES AFFLICTIONS

1er AVRIL. Dans les afflictions, il faut redoubler notre courage et humble soumission, à l’imitation de ces grands serviteurs de Dieu qui se fortifiaient par la patience, à mesure que leurs travaux se multipliaient; et plus vous sentez votre âme innocente des calomnies que l’on lui impute, plus vous devez vous réjouir et vous rendre aimable, même à l’endroit de vos ennemis, afin de vous rendre conforme à notre divin Sau­veur. Ces pratiques sont dures à la nature, mais aussi ce n’est pas selon les inclinations d’icelle que les vrais chrétiens doi­vent vivre, niais selon la lumière de la grâce, qui nous assure que le Sauveur de nos âmes est entré en sa gloire par plusieurs tribulations; aussi ne pouvons-nous parvenir à la jouissance de la souveraine félicité que par cette voie.

2. Les douces consolations de notre bon Dieu sont l’on­guent précieux, seul capable de guérir les grandes douleurs de nos âmes, surtout quand elles sont mêlées avec une parfaite résignation de tout notre être et de toutes choses au bon plaisir divin.

En tout événement, il faut adorer la très sainte volonté de Dieu et nous y soumettre amoureusement, quoique douloureu­sement, nous confiant que sa divine Majesté saura bien sub­venir à toutes nos pertes.

3. Notre bon Dieu, par une admirable industrie de son amour, convertit tout au profit des siens, et même les choses qui leur sont plus amères leur sont rendues douces; et ce-415pendant, misérables que nous sommes, nous convertissons en poison les remèdes que le grand et charitable médecin nous applique pour guérir nos maladies. Ne faisons plus de la sorte : soumettons-nous amoureusement à la volonté de notre Père céleste et correspondons à ses desseins, qui sont de nous unir à lui par le moyen des afflictions, et, faisant ainsi, il nous sera tout.

4. Nous devons, nous autres chrétiens, petit à petit, dé­gager nos cœurs des choses créées par la considération d’une meilleure vie, et jeter dans la bienheureuse éternité nos affec­tions, nos désirs et nos prétentions.

Dépouillez votre âme de tout intérêt et affections humaines pour la mettre en cette parfaite nudité, dans le sein de l’éter­nelle Providence, laquelle vous soutiendra de sa puissante main et vous confortera de ses intimes consolations, vous fai­sant savourer la douceur incomparable de l’union, parfaite d’une âme avec le bon plaisir de son Dieu.

5. Quand je considère que par le moyen des privations acceptées amoureusement, notre bon Dieu nous veut être lui-même toutes choses, et que le moindre avancement que nous ferons en son amour vaut plus que tout le monde ensemble, et combien, par-dessus toutes choses, notre bon Dieu prise et es­time l’union de nos volontés à la sienne ès rencontres âpres et pénibles, qui nous dépouillent de nos plus chers contente­ments, certes, quand je considère cela, je trouve tant d’avan­tages aux afflictions, que je ne puis m’empêcher d’avouer que plus on en reçoit, plus on est favorisé de Dieu.

6. Il est vrai, cette vie est misérable et méprisable, sinon en ce point qu’elle nous fournit les occasions (l’exercer notre foi, notre espérance et toutes les saintes vertus, surtout celle 416 de l’amour pur et nu, dans une absolue résignation et acceptation franche de tout ce que Dieu nous présentera dans les afflictions, où notre nature et amour-propre ne sauraient rien prendre, ains notre seul esprit se joint à Dieu.

7. Cette misérable vie est partout pleine de croix, d’afflictions et de malheurs. Que les grandeurs, les plaisirs, les honneurs et les richesses de ce monde sont frivoles, inconstants et de peu de durée! Que bienheureuse est l’âme à qui cette vérité est bien imprimée dans le cœur, car, par ce moyen, elle s’élève joyeusement et avec grande facilité en l’amour et aux seuls désirs des biens éternels, dont l’espérance certaine adoucit l’aigreur des calamités de ce monde, qui, sans cela, seraient insupportables.

8. Les plaies qui sont faites par la douce main de la Providence nous apportent la vraie santé, lorsque nous avons cette ferme foi et confiance qu’elle fait tout pour notre mieux, elle établit et conserve notre cœur en la désirable paix qui passe tout entendement et suffit seule pour consoler et affermir nos esprits dans les plus grands orages de cette vie.

9. Qu’est-ce que notre bon Dieu prétend de vous en la permission de tant d’afflictions, sinon de vous rendre conforme à son Fils Notre-Seigneur? Si vous fermez les yeux aux choses de la terre et les ouvrez aux vérités éternelles, vous verrez et sentirez que si vous embrassez avec une amoureuse patience et humble soumission à Dieu la tribulation qu’il permet vous >arriver, elle opérera enfin le poids d’un solide honneur et d’une paix stable. Un seul brin de ce vrai honneur vaut mieux un million de fois, que toutes les prospérités que le monde nous saurait présenter, lesquelles ne sont que trompeuses et imaginaires. 417

10. Je trouve très-heureuse cette chère Sœur qui souffre dans son corps et dans son âme, puisque véritablement ce doit être le plus délicieux partage des servantes de Notre-Seigneur que la croix et les travaux, et faut tâcher par fidélité de témoigner par iceux notre amour à celui qui nous a montré l’excès du sien par ses incomparables souffrances, au prix desquelles les nôtres ne sont rien.

Il. Dieu ne vous envoie ces douleurs que pour le profit de votre âme : portez-les le plus doucement et patiemment qu’il vous sera possible, afin que, par ce moyen, elles vous aident à gagner le ciel. Les travaux de cette vie passent bientôt, et la félicité de celle que nous attendons est éternelle. Aspirez bien souvent à cette bienheureuse patrie, et, tant qu’il vous sera possible, n’avalez point les eaux de la mer tempétueuse de ce monde, mais buvez souvent les eaux salutaires de la divine grâce, vous adressant en tous vos besoins à la source de miséricorde avec un amour et confiance toute filiale.

12. Bienheureuses sont les âmes qui, vivant dans ce monde, font leur possible pour s’habituer à la sainte soumission et conformité au bon plaisir de Dieu; car, quand la tempête des afflictions arrive, elle ne les ébranle point. Vous avez bien raison d’estimer le chemin de la Croix, car qu’y a-t-il de plus souhaitable en ce monde que d’être rendue conforme au Fils de Dieu, dont l’infinie charité a voulu par multitude de travaux et de douleurs entrer dans sa gloire?

13. Nous voilà bien au temps et dans l’occasion (par le trépas de...) de jeter fixement notre regard en la très sainte volonté de Dieu, et lui témoigner notre invariable fidélité, en la pratique de cet incomparable document qui est au chapitre du livre IX de l’Amour divin : Si tu es pris dans les filets des tribulations, ne 418 regarde point ton aventure; mais regarde Dieu et le laisse faire. Il n’y a que ce seul refuge parmi tant d’orages. Mais heureuse l’âme qui demeurera dans le saint tabernacle en repos et con­fiance, attendant le secours de la souveraine Providence qui ne manque jamais à ceux qui espèrent en elle.

14. Véritablement, j’admire la grandeur de vos croix, mais en même temps je les honore, me confiant fermement que celui qui vous les envoie ou permet qu’elles arrivent, vous donnera la force de corps et d’esprit pour les supporter et en tirer le fruit que sa divine Bonté prétend, laquelle, sans doute, ne permettra pas que vous sucombiez sous le faix de tant (le souffrances ; mais, à mesure qu’elles croîtront, à mesure aussi croîtra le secours divin.

15. Pourquoi pensons-nous que notre bon Sauveur per­mette les peines et les travaux en cette vie, sinon pour nous faire souffrir comme il a souffert lui-même les abjections, les huements du peuple contre lui, et toutes sortes d’amertumes et de mépris? Tâchons d’imiter sa douceur et la patience qu’il a exercée parmi tout cela, et aimons ce petit bout de sa sainte croix qu’il impose sur nos épaules.

16. Le bon Dieu ne permet les tentations que pour notre mieux, afin que les surmontant, nous recevions accroissement de grâce. Par ce moyen la fidélité de l’âme est éprouvée, on connaît sa faiblesse, on recourt à Dieu, on a de quoi souffrir pour son amour; car souffrir patiemment est un acte signalé d’amour, par lequel nous protestons que Dieu est aussi aimable aux tribulations comme aux prospérités.

Que vous êtes heureuse et obligée à ce divin Sauveur puisque sa douceur est si compatissante à vos maux, que de vous y faire trouver le miel d’une savoureuse union à sa sainte 419 volonté! Mon Dieu, quelle grâce en ces souffrances corporelles! Vraiment, qui ne les chérirait avec de telles assistances et fa­veurs? Je parle selon l’esprit, car, pour le pauvre corps, il tremble au retour de ces violentes douleurs.

18. Souffrons avec grande humilité et patience nos ma­ladies, comme des justes pénitences que Dieu nous envoie pour nos péchés, et encore comme des faveurs précieuses de sa miséricorde, par lesquelles il nous donne mille moyens de pratiquer les vraies vertus et nous conformer à la sainte Pas­sion de son divin Fils. Si nous savions les trésors qui sont en­clos et cachés dans la tribulation et les souffrances, nous au­rions peine de nous empêcher de les désirer ardemment.

19. C’est donc le temps (dans la maladie) d’enrichir votre cœur de toutes les vertus qui sont autour de la croix que notre bon Dieu vous envoie le doux acquiescement à la maladie et à toutes les incommodités qu’elle traîne après soi, les paroles suaves et pleines de gratitude à celles qui sont autour de vous, l’aimable condescendance et acceptation des soulagements et nécessités et toutes les autres petites vertus.

20. Quand est-ce que le Fils de Dieu rendit le plus grand service à son Père, sinon lorsqu’il souffrit tant de travaux et mourut pour nous en la croix? De même, nous serrons beau­coup mieux Dieu lorsque nous souffrons quelque incommodité, que quand toutes choses nous arrivent à souhait; mais nous ne savons pas connaître cette vérité.

21. Portez votre croix généreusement. Supportez avec une gaie douceur et patience tout ce que l’on dit de vous : pro­fitez de cette occasion, car jamais, peut-être, n’en aurez-vous une semblable pour vous conformer à Notre-Seigneur. Embrassez et chérissez tous ces mépris, cachez-les dans votre sein et vous enrichissez d’un si précieux trésor ; ne regardez ni la langue, ni la main qui vous frappe, mais voyez en tout cela la seule très sainte volonté de votre Époux, qui vous veut rendre conforme à lui par cette tribulation. Tenez-vous ferme et constante dans l’enclos d’une très humble humilité et d’une extraordinaire douceur, charité, égalité et modestie.

22. C’est une permission de Dieu que votre corps et votre esprit aient été exercés. Que faire à cela? Sinon adorer la divine Providence parmi vos travaux et vos peines, et vous y soumettre doucement et de bon cœur, y voyant et adorant la très sainte volonté de Dieu qui les permet. Ne les regardez point, quoique vous les sentiez bien, ne les appréhendez point, n’en voulez point être guérie ni cherchez autre remède que la soumission simple de cette souffrance, tant qu’il plaira à Dieu vous la laisser, et vous divertissez un peu en des actions intérieures et extérieures, en parlant à Dieu de toute autre chose, quoique sans goût ni sentiment.

23. Je vois en vos souffrances des effets d’un spécial amour de Dieu, qui veut de plus en plus vous épurer et affiner dans ces tourments, pour rendre votre union avec sa bonté plus parfaite et excellente. Hélas! qu’il est aisé de dire le fiat voluntas tua parmi les douceurs ou choses indifférentes et qui nous touchent peu, mais de le dire sans exception dans les sentiments des douleurs et emmy les mortifications et abjections, certes, cela n’appartient qu’à l’amour pur et fort épuré de soi-même. Oh! que bienheureuses sont les âmes traitées de la sorte !

24. Jamais nous ne savourerons les douceurs de la familiarité de l’âme avec son Dieu, que lorsque nous serons déter-421minées à suivre et que nous suivrons au péril de toutes nos inclinations, affections, habitudes et propensions, tout ce qui nous est marqué, qui n’est autre que l’amortissement de la nature, le mépris du monde et la vraie fidélité à Dieu. Ce ne sera pas sans peine, mais là où il y a de l’amour, il n’y a point de travail; et d’ailleurs un moment de la jouissance intérieure de Dieu vaut plus que tous les plaisirs que la propre volonté nous ferait jamais goûter ensuite de nos inclinations.

25. Toutes nos souffrances ne sont que des vétilles auprès de celles du Sauveur : aussi sa bonté paternelle voit bien la faiblesse de nos épaules qui ne peuvent pas porter de plus grand faix, en quoi nous avons grand sujet de nous humilier, de voir Notre-Seigneur et Maître qui souffre tant et endure tant pour notre amour, et nous ne voulons comme rien faire pour lui.

26. Il faut plus aimer la souveraine Bonté dans les effets douloureux à la nature, que dans ceux qui sont à consolation, puisqu’en vérité, ce très bon Père céleste en tire plus de gloire et nous plus d’utilité, quand nous les recevons avec l’humble et amoureuse soumission que nous devons.

Quel bonheur de souffrir quelque chose que le seul œil de notre bon Dieu voit ! Eh! que notre niai doit grandement relever notre courage, voyant le moyen d’union secrète aux douleurs de notre doux Maître, car combien en a-t-il souffert que les hommes ni les anges n’ont jamais connues?

27. Regarder les occasions de peine et de contradiction en elles-mêmes, c’est faire, sans comparaison, comme les chiens qui mordent la pierre sans regarder le bras qui la leur a lancée. O Dieu! ne faisons pas ainsi : levons les yeux au Ciel et voyons notre bon Père céleste qui, tout amoureux de notre sanctification, se sert des créatures pour nous purifier et affiner comme l’or dans le creuset.

En nous laissant aller aux réflexions chagrines, sur les afflictions qui nous arrivent, nous empêchons les desseins de Dieu sur nous, qui étaient de nous faire pratiquer la douceur de cœur et mille autres vertus, parmi ces contradictions qu’il permettait pas un amour spécial, afin d’avoir occasion de couronner notre patience.

28. Il faut adorer avec une profonde soumission la volonté de notre bon Dieu et baiser amoureusement les verges dont il châtie ses élus, et nonobstant toutes les répugnances de notre nature, lui donner mille louanges et offrir mille remerciements, parce qu’il est notre bon Dieu qui nous envoie avec un égal amour l’affliction comme la consolation, et même nous fait encore tirer, pour l’ordinaire, si nous sommes humbles, 'plus de profit spirituel ès choses adverses qu’ès prospères.

29. -Ne sommes-nous pas bienheureuses que notre miséricordieux Père céleste nous fasse un peu part de quelques petites gouttelettes du fiel donné à son divin Fils? Ce fiel, par notre soumission et filiale confiance, deviendra plus doux que Je miel à notre bouche. Demeurons volontiers comme Dieu veut que nous soyons, et, comme m’écrivait le Bienheureux, ne regardons point par où nous cheminons, mais sur celui qui nous conduit, et au bienheureux pays où il nous mène.

30. C’est un grand trait d’amour de la divine Providence quand elle permet l’infidélité de la créature, et que les affaires se succèdent mal et contrarient nos désirs, parce que tout cela oblige notre cœur, que Dieu a créé libre, à aller se reposer en Lui. Notre pauvre cœur est si faible que s’il rencontrait toujours dans les créatures du contentement, il irait avec peine 423 au Créateur. Les yeux de la chair ne voient pas bien cela, mais pieu le voit pour nous, il sait que la douleur et l’humiliation nous rendent conformes à Notre-Seigneur, c’est pourquoi sa I3onté nous fournit souventefois l’occasion de grossir notre trésor spirituel, par les mérites que nous acquérons en supportant amoureusement la souffrance et l’affliction.

.RÉSIGNATION, FORCE, PATIENCE

1er MAI. Nul ne sera couronné qu’il n’ait vaillamment combattu. O Ma fille, sur ces paroles de la vérité éternelle, il faut à tout moment rehausser nos esprits au-dessus de nous-mêmes et prendre un nouveau courage pour persévérer en cette bataille qui est vraiment de Dieu, sans jamais nous lasser ni ennuyer, et aller ainsi jusqu’à ce que le divin Sauveur nous vienne donner sa paix, qui ne sera peut-être qu’à l’heure de notre mort; mais qu’importe I pourvu qu’il soit avec nous, et il y est certainement, car sa bonté nous assure qu’il est avec ceux qui sont en tribulation.

2. Une religieuse qui s’est formée à l’école de notre Bienheureux Père sait la différence qu’il y a entre la raison et les opérations de sa partie inférieure, qu’elle ne regarde que comme un animal dans lequel cette raison est enfermée pour y faire pénitence, et elle s’habitue à ne faire non plus d’état de ses mouvements [de la partie inférieure] que de ceux d’une bête. La religieuse fervente et éclairée les voit et les sent, ces révoltes de la nature, mais elle ne daigne pas les regarder pour raisonner avec icelles; elle se forme ainsi à la guerre 424 spirituelle, en se resserrant auprès de Dieu au plus fort de l’attaque, méprisant ainsi l’ennemi quand elle l’aperçoit, sans raisonner avec ces sortes de pensées, de sentiments, de mou­vements, non plus qu’avec des songes.

3. Quand il arrivera que vous vous sentirez triste, lan­guissante, abattue sous le poids de la nature corrompue, privée de goût et d’affection sensible pour les choses spirituelles, pauvre, désolée, comme délaissée de Dieu, ne vous abattez point pour cela, mais abandonnez-vous au divin bon plaisir et priez sa bonté d’accomplir en vous ses desseins de justice et de miséricorde. Croyez-moi, ce nuage triste et obscur se dissipera bientôt, et la lumière éclatante du soleil de justice, qui est Jésus-Christ, luira sur vous avec' plus de clarté et de beauté qu’auparavant, et vous fera connaître que Dieu vous aime et que vous lui êtes agréable.

4. Or sus, je vois que notre bon Dieu vous donne des croûtes de pain bien sèches et bien dures, après le lait des consolations intérieures qu’il vous a donné .si longuement. Et n’est-il pas bien raisonnable d’affermir vos gencives et nourrir dorénavant votre estomac spirituel de la viande des grands et robustes ? Oui, certes, ma fille, car autrement jamais nous n’atteindrions à cette générosité et vaillance spirituelle que notre Bienheureux Père nous a tant enseignée.

5. Courage ! embrassons et chérissons tendrement nos dégoûts, nos insensibilités et répugnances, et sous leur faveur, et le moyen qu’elles nous prêtent, produisons les actes des véritables vertus, lesquelles ne se pratiquent jamais plus utile­ment et parfaitement que quand nous sommes parmi les ténè­bres et impuissances ; et une seule, produite en ce temps-là, en vaut cent, disait notre Bienheureux Père, de celles qui se font parmi les douceurs et consolations spirituelles. 425

6. La divine Providence exerce votre cœur de diverses attaques de tentations. Oh! que voilà qui va bien! ce fondement est nécessaire où l’on veut élever la perfection de l’amour divin, afin que les misères et faiblesses expérimentées par nous-mêmes nous portent à une douce et charitable humilité. Ayez un grand courage, et ne perdez point la constance, ni ne vous étonnez point des attaques de votre ennemi, ne disputez point avec lui, et au lieu de lui répondre, parlez à votre Époux d’autre chose.

7. Faites le bien aussi fidèlement lorsque les sentiments de dévotion vous sont ôtés, que quand vous les sentez présents; ne vous y attachez nullement, car en cela consiste la loyauté de l’âme envers son Dieu, et c’est le seul moyen d’arrêter nos inconstances et changements, non ès sentiments et attaques, mais en la volonté supérieure qui doit dominer, et regarder au-dessus de tout ce qui nous veut détourner de Dieu. Je con­fesse qu’en cette bataille il faut du courage, de la force et de la persévérance; mais pourquoi ne l’avons-nous pas, puisque Dieu a mis tout cela en nos mains?

8. Nous ne devons en nulle façon rechercher ni penser pourquoi Notre-Seigneur nous mène par un chemin épineux, ains nous devons nous y soumettre amoureusement; nous avons bonne et grande compagnie en cette voie qui est la royale; il y faut donc cheminer gaiement et royalement, sans jamais se relâcher ni ennuyer de fortifier notre cœur pour lui faire pro­duire les actes des vertus, quoique sans goûts, ni sentiments, lesquels n’étant pas en notre pouvoir, nous ne sommes pas obligés de les avoir. J’espère que celui qui nous en prive en ce monde nous comblera de sa sainte 'suavité en l’autre.

9. Que les voies de Dieu sur vous sont adorables! Il est vrai qu’elles sont pénibles à la nature; mais je m’assure que 426 vous les expérimenterez plus douces que le miel dans le fond de votre esprit. Que vous faites bien de tenir vos yeux arrêtés sur cette immense bonté de Dieu ; il vous tirera de cette fournaise, pure comme l’or sort du creuset ; c’est enfin la grande richesse de l’âme que de beaucoup souffrir avec paix et amour; si j’étais ce que je devrais être, je ne voudrais autre bonheur.

10. Retranchez les réflexions inutiles comme ennemies de votre perfection; appliquez-vous à Dieu, sans vous amuser à vous-même. Soyez toute pure, toute simple et douce ; ne désirez rien, ne refusez rien, ne regardez point les inclinations de ceux qui vous entourent. Ne pensons pas à avoir la perfection sans peine, cela ne se peut, c’est pourquoi il faut travailler quoiqu’il nous en coûte pour nous rendre dignes du bonheur de notre vocation ; car, si nous ne le faisons, Notre-Seigneur nous demandera compte des grâces et des talents qu’il nous a donnés pour cela.

11. J’ai compassion de votre cœur parce que je crains que, comme jeune apprentie en l’école du Sauveur, vous vous étonniez de sentir tant de combats; mais, non, ne craignez point, c’est le temps le plus propre pour témoigner à Dieu que vous voulez lui appartenir. La parfaite soumission de jugement et de volonté est la monnaie avec laquelle Notre-Seigneur veut que nous acquérions le précieux trésor de la sainte paix du cœur. Qu’importe-t-il que nous ayons goût ou dégoût, consolation ou désolation, pourvu que nous fassions ce que nous devons! au contraire, la vertu pratiquée avec contradiction est plus puissante et plus parfaite, et par conséquent plus agréable à Dieu.

12. Il faut s’accoutumer à vivre un peu parmi la guerre, et à demeurer contente parmi les agitations et toutes sortes de 427 tentations. Celui qui n’a pas été tenté, que sait-il? dit l’Écriture sainte. Eh! quand sera-ce que nous nous serons parfaitement oubliées et que nous ne voudrons plus que Dieu? C’est une grâce qui dépend de sa seule miséricorde.

13. Dieu veut qu’à yeux clos, sans jamais regarder volontairement ce qui se fait en vous ni autour de vous, que vous demeuriez à sa merci et le laissiez faire tout ce qui lui plaira, ne faisant, de votre côté, que le regarder simplement en la manière que je vous dis, sans vous remuer ni animer à faire des actes, sinon à mesure qu’il vous excitera à cela, et tenez ferme en cette pratique, souffrant paisiblement la peine que vous donnent vos passions et cette fourmilière d’attaques dont vous êtes assaillie, car c’est par les tourments que votre Époux vous veut purifier comme l’or dans la fournaise.

14. Oh! que j’aime cette pensée de notre Bienheureux Père : « Qui veut vivre content, qu’il souffre sans s’altérer et » se troubler les jugements des hommes et ne s’inquiète point » de ce qu’on dira de lui, mais attende en tranquillité le juge» ment de Dieu, et sa patience jugera alors ceux qui l’auront » jugé.

15. Si nous pouvions offrir sà Dieu la myrrhe d’une entière mortification et anéantissement de nous-mêmes, sa bonté nous donnerait des douceurs et des parfums si délectables que notre âme, attirée par ses divines suavités, courrait après lui sans peine, ou du moins, si elle en avait, ce serait une peine douce et désirable, car, après la peine, ces âmes fidèles se reposeront suavement sur la poitrine du Sauveur.

16. Ce n’est pas assez de connaître la volonté du Maître, si on ne l’exécute; au contraire, celui qui la connaîtra et ne la 428 fera pas sera plus sévèrement châtié que celui qui ne la con­naîtra pas. Commençons donc à mourir à nous-même, à toutes nos répugnances, désirs et pensées, et ne cherchons ni ne dé­sirons plus rien, sinon que Dieu fasse de nous selon son bon plaisir, et que notre principale pratique d’humilité soit la simple et sincère obéissance à tout ce qui nous sera ordonné.

17. Affermissez votre courage et l’échauffez en amour à la suite de ce divin Sauveur qui vous appelle à cette ba­taille contre vous-même ; car nul ne sera couronné, qu’il n’ait vaillamment combattu mais aussi son Saint-Esprit a dit qu’il donnera à celui qui vaincra la manne secrète et qu’il héritera sa gloire. Je sais que les âmes pures et épouses ne peuvent regar­der que le contentement de leur chaste Époux et non les récom­penses; néanmoins, il est bon, dans l’effort de ses combats, de penser à ces paroles de l’Écriture, s’encourageant par telles considérations.

18. Il faut avouer franchement et fidèlement nos défauts, s’humilier doucement et tranquillement et surtout s’en amender généreusement faites ainsi, ma chère fille, afin que Dieu soit glorifié en vous, car ce bon Sauveur veut des effets et des actions de vraie vertu, nul bien sans peine. Vous avez vos pas­sions puissantes, c’est pourquoi vous ne devez point vous flatter ni penser d’acquérir la perfection que vous désirez, sans peine. Il faut donc travailler à la mortification et faire jouer la partie supérieure, la tenant au-dessus de tous vos sentiments et aversions comme une reine qui gouverne et régente absolument son royaume.

19. Accoutumons-nous à recevoir des coups de dards des mains qui nous devraient caresser; recevons-les, dis-je ; dans notre cœur, et ne les rendons jamais. Il n’y a guère de 429 plainte plus sensibles que ceux-là; mais ne nous plaignons point, je veux dire ne nous plaignons qu’à Dieu ; déposons entre ses mains tous nos petits sujets d’amertume : nous ne voulons que la volonté de Dieu et la suivre en tout, à la perte même de toutes nos inclinations et satisfactions.

20. Lorsque vous sentez des répugnances et contradic­tions en votre chemin, ne vous en étonnez point, car la vertu se pratique parmi la contradiction et répugnance d’un naturel arrogant et orgueilleux. Oui, les vertus d’humilité, soumission et souplesse d’esprit qui se pratiquent nonobstant ce naturel sont très-solides et très-fortes. Une seule action pratiquée comme cela vaut dix fois le ciel ; que dis-je, le ciel? Elle vaut plus, car elle vaut le Dieu du ciel : courage donc au service de Dieu.

21. Ma fille, nonobstant vos combats, demeurez haut, élevée, dans l’acquiescement du bon plaisir divin; il faut de­meurer là, fermement, et avoir patience en vous-même ; pourvu que vous soyez fidèle à ne point faire de fautes volontaires, il couvrira celles de votre fragilité, desquelles vous ne devez nullement vous affliger, mais en nourrir l’amour de votre abjection dont la pratique est riche devant Dieu.

22. Dieu a coutume de donner aux nouveaux arrivés à son divin service force douceur et suavité; niais quand ils ont franchi les premiers pas de la perfection, alors il se retire, non pour les abandonner, mais pour tirer des preuves de leur fidé­lité, car la solide dévotion ne consiste pas dans les goûts sen­sibles, mais, oui bien dans un parfait anéantissement de notre amour-propre et dans une entière résignation à la volonté divine.

23. La meilleure et plus grande pratique de patience que 430 l’on puisse faire en la vie spirituelle, c’est de se supporter soi-même avec les faiblesses et impuissances de volonté dans lesquelles la pauvre âme se trouve quelquefois de faire le bien. Il y a des âmes qui, pour sentir en elles de bons désirs, croient être des demi-saintes. Oh! Dieu nous garde de nous-mêmes! Il n’y a point de plus dangereux ennemis que l’orgueil et la vanité; l’amour veut des œuvres, et celui qui se termine en des seuls désirs est faux et supposé.

24. Je vous laisse ce partage, mes chères filles : ne vous étonnez point des difficultés de la nature ; combattez-les vaillamment celle qui en tuera le plus sera la plus victorieuse. Mais savez-vous quelle victoire? La patience dans les souffrances, l’amour à l’humiliation, la soumission du jugement et de la volonté, jointe à l’étroite observance et à la constance dans la tentation; c’est ainsi que les amateurs du Calvaire se rendent vainqueurs en terre et jouissants au ciel.

25. Mes filles, si vous avez de la peine à surmonter vos inclinations, regardez le divin Sauveur dans les combats, voyez ce qu’il souffre innocemment afin de vous acquérir la gloire. Si vous l’imitez et faites régner sa divine volonté au-dessus de la vôtre, il vous comblera de toutes ses bénédictions, surtout de cette paix qui surpasse tout sentiment et qui est le bien incomparable des bonnes âmes.

26. L’âme qui aime sa perfection d’un amour sincère ne doit point désirer ceci ou cela, quelque saint qu’il soit, mais recueillir et unir tous ses désirs dans la seule volonté de Dieu, attendu qu’il y a bien plus de perfection et de sainteté à dire de grand cœur avec saint Paul : Seigneur, que voulez-vous que je fasse? Qu’a faire des miracles, à être ravie en extase et à se voir élevée jusqu’au troisième ciel. Il n’y a rien qui puisse 431 mettre une âme en assurance ou la rendre juste, que cette mort de la volonté propre. Tandis que l’âme manquera de le faire, qu’elle sache qu’en matière de perfection, elle n’a fait aucun progrès considérable devant Dieu.

27. Quel bonheur et quel honneur à l’âme épouse du Fils de Dieu, de suivre son Époux par les chemins où il a marché! C’est la vraie joie de suivre son Bien-Aimé, soit parmi les pâturages et les vergers fleuris des consolations savoureuses, soit aux champs et au travail de l’action, soit au doux repos du midi sur sa poitrine sacrée, ou sur la montagne dure, âpre, épi-. flouse de la myrrhe, c’est-à-dire des délaissements, ténèbres et amertumes qui arrivent en la vie spirituelle.

28. Ma fille, il faut retrancher absolument toute sorte de réflexions sur ce qui se passe en nous, ne faisant pas semblant de le voir, quoique nous le sentions bien; ains, demeurer dans la souffrance, douce, patiente, et sans rien vouloir, attendant en paix le bon plaisir de Dieu, et cependant redoubler, s’il se peut, notre fidélité en la pratique extérieure de toutes vertus, selon les rencontres, employant généreusement, et malgré nos répugnances et dégoûts, toutes les occasions que la Providence divine nous présentera pour cela dans chaque moment, sans en faire élection, ni les prévoir de plus loin, et cela comme en trompant votre mal.

29. Si quelqu’un, touché d’un grand désir de recevoir

des faveurs célestes que Dieu communique à ses enfants, demeurait néanmoins content du refus qui lui en serait fait, et se résignait entièrement au bon plaisir divin, celui-là recevrait une plus grande grâce que si on lui accordait ce qu’il désire, car il y a cent fois plus de grâce, de mérite et de gloire dans cette abnégation de sa propre volonté que dans les consolations sensibles. 432

30. Une vraie fille de la Visitation, dans la milice qu’elle doit exercer sur la terre, combat avec générosité, avec liberté et avec de grandes espérances de victoires. Ces dispositions sont nécessaires dans l’âme pour l’établir et l’affermir dans la vraie vertu, afin de ne point, tomber dans le scrupule et d’éviter les écueils qui se rencontrent sur le chemin de la perfection.

31. Si nous sommes fidèles à marcher vigoureusement, en tout temps, après le Sauveur, et par tous les chemins qu’il voudra, sans nous soucier d’autre chose que de cheminer, bientôt il nous fera la grâce de nous fortifier et de nous faire courir. Si nous nous trouvons engourdies en marchant, ne nous décourageons point, mais disons avec un courage résolu : Seigneur, tirez-moi, et je courrai, car, s’il vous plaît que je coure, il faut aussi que vous me tiriez. Ne doutons point que le Sauveur, voyant notre courage à marcher par tous les chemins qu’il voudra, ne nous fasse jouir de l’amoureuse jouissance de sa bonté, et ne nous fasse courir après ses parfums qui rendront notre course facile, délectable, désirable et suave.

.MORTIFICATION, ABNÉGATION DE SOI-MÊME

1er JUIN. Je vous annonce, mes chères Filles, une vérité infaillible : Il est impossible que vous entriez au ciel sans vous faire violence, car Notre-Seigneur a caché le prix de sa gloire dans la victoire que nous remporterons sur nous-mêmes; c’est pourquoi .gravez bien dans vos cœurs cette intime résolution de vous vaincre, et de faire force en tout pour acquérir la sainte vertu, et vous rendre conformes et exactes à ce que la règle ordonne, au péril de toutes vos inclinations. 433

2. Jésus, l’Époux de vos cœurs, vous fait monter et vous attire après soi sur le mont du Calvaire, où, étant couronné d’épines, il se laisse dépouiller, clouer, abreuver de fiel, mépriser à outrance, percer le côté; bref, il endure pour vous mille et mille peines très-âpres et douloureuses à sa sainte humanité, il faut donc que vous y demeuriez de bon cœur, tâchant de l’imiter par une entière conformité.

3. Ruinez-vous vous-même, travaillant courageusement et fidèlement à votre perfection; car, mes Filles, nous venons du monde toutes rudes, mal polies, et pleines de mauvaises inclinations qu’il faut aplanir et retrancher, afin de nous pouvoir unir à Notre-Seigneur. Ce n’est pas à lui de s’abaisser pour se joindre à nous, car il est tout beau et parfait; mais c’est à nous de détruire nos imperfections, pour nous conformer et ajuster à lui.

4. Un moyen fort court pour arriver bientôt à une grande perfection est de renoncer à son choix en tout, sans exception, prendre toutes choses comme de la main de Dieu; car la leçon qu’il faut toujours mettre en pratique en cette vie, c’est de faire, aimer et souffrir; et ce faire est notre passe-port de cette vie à l’autre

5. Dieu a mis ès mains de notre fidélité la perfection de nos âmes, laquelle ne se trouve qu’au bout de la parfaite mortification de notre nature. Ayez acquis toutes les vertus que vous voudrez, si vous ne les conservez par la pratique actuelle, elles périront.

6. Tout arbre porte fruits selon son espèce; s’il ne le fait, il mérite d’être coupé et jeté au feu : ainsi, si l’oraison, tant haute et élevée que vous voudrez, ne produit le fruit de 434 la mortification, elle n’est rien ; car, pour être vraie, il faut nécessairement qu’elle produise ce fruit, c’est-à-dire la pra­tique des vertus, car on ne se mortifie que pour l’acquisition d’icelles, et il ne faut, pour en acquérir la perfection, que bien débrouiller son cœur et se donner vraiment à Dieu. Oh! que nous perdons, pour avoir trop de recherches de nous-mêmes!

7. Vivre selon ses passions et inclinations, c’est vivre en

bête ; vivre selon la prudence humaine, c’est vivre en philosophe ; mais vivre selon les maximes de l’Évangile, en esprit d’humilité et mortification, c’est vivre selon Dieu ainsi qu’ont fait les Saints. Il faut ruiner jusqu’à la racine toutes ces petites inclinations de la nature ; car tout cela ne doit servir qu’à l’exercice de la mortification.

8. La plus grande grâce que Dieu puisse faire à une âme, c’est de lui donner de quoi souffrir 'pour son amour. Si nous savions la valeur des peines et afflictions, soit du corps, soit de l’esprit, nous ne pourrions nous empêcher de les désirer ardemment.

9. L’esprit de Dieu nous porte à la parfaite soumission :

agis en nous doucement et suavement et nous fait préférer l’égalité et conformité de vie et d’actions de nos Sœurs, à toutes ces imaginaires et prétendues vertus que nous pensons rencontrer dans les mortifications extérieures que nous nous forgeons; si donc vous me croyez, vous vous mortifierez à ne vous point mortifier de cette sorte que vous désirez ; et croyez-moi, qu’en cela vous pratiquerez la vraie vertu de mortification et le zèle que Dieu désire de vous.

10. Vivre selon l’esprit et non selon la chair, c’est vivre 435 selon les vérités et clartés de la foi, selon les volontés de Dieu, selon sa loi, selon que Dieu nous enseigne, selon la raison et non selon nos inclinations, humeurs et passions. Le grand Apôtre dit : « Dépouillez-vous du vieil homme pour vous revê­tir du nouveau qui est Jésus-Christ. » Il est vrai, cette vie est une continuelle mort ; je veux dire que continuellement nous sommes aux occasions de mourir à nous-mêmes ; mais quand je vois que c’est pour faire vivre et régner la grâce, je trouve que nous sommes grandement heureuses et avons bien raison d’aimer, louer et bénir le très-doux Sauveur qui nous met en des pratiques de vertu si saintes.

11. Employons fidèlement la sainte mortification, par le retranchement de ce qui se trouvera contraire à notre entre­prise, qui est la perfection religieuse. Anéantissez tant qu’il vous sera possible, ces ardeurs de faire et souffrir ; réduisez tout à la douceur et à bien employer, par pratiques de vertus, les occasions que Dieu vous présente en chaque moment.

12. Tout le bonheur d’une âme, c’est d’avoir trouvé la croix. La crosse ni les honneurs n’ouvrirent jamais le ciel à personne ; mais la croix l’ouvre à tout le monde. En vain vient-on à la Visitation si l’on prétend y trouver autre chose que la vie cachée et humble de la croix, car notre Congrégation même est fondée sur le mont du Calvaire.

13. Nous avons autant d’amour de Dieu que nous nous mortifions et que nous anéantissons notre nature soigneusement, pour l’amour de sa bonté qui nous donne beaucoup, ses béné­dictions étant immenses ; mais par notre lâcheté nous lui don­nons peu, et cependant nous ne serons jamais agréables à Dieu qu’en détruisant notre nature, et nous ne jouirons jamais de la paix intérieure que par l’entier renoncement à toutes nos inclinations. 437

14. Croyez-moi, le ciel vaut bien la peine que nous prenions à mortifier nos inclinations, et puis il faut nécessairement les mortifier pour y aller, car nous n’entrerons point au royaume ni aux noces de l’Agneau, couvertes de nos vieux baillons : il faut la robe nuptiale des saintes vertus. Veillons donc sur nous-mêmes, prenons l’épée en main et jetons l’œil sur notre âme pour découvrir ou retrancher ce qui, directement ou indirectement, serait en nous contre Dieu et le prochain.

15. Laissez-vous mortifier, écorcher et plier le cœur tout ainsi qu’on voudra ; car il ne faut point faire de réserve avec Dieu, il lui faut tout donner par une entière résignation et abandon de vous-même entre les mains de ceux qui vous conduisent; qu’ils vous dépouillent de tout s’il leur plaît, qu’ils contrarient vos inclinations s’ils veulent, qu’ils n’en suivent jamais aucune ; bref, qu’ils vous frappent où vous le sentirez le mieux; si vous résistez, vous ne serez point Épouses de Jésus-Christ crucifié, et n’arriverez jamais à la perfection. Au contraire, si vous vous renoncez et délaissez tout de bon, vous aurez des douceurs nonpareilles au service de Dieu, et ce vous seront des délices de ruiner la nature pour voir régner la grâce.

16. Il faut que la violence dont nous devons user contre nous-mêmes soit douce, selon l’esprit de notre saint Fondateur ; mais également ferme, nous faisant travailler sans cesse d’un travail fidèle, constant, fort et amoureux, puisque c’est pour Dieu et pour l’éternité. Oui, mes Filles, tuez hardiment et courageusement votre ennemi, car par sa mort vous acquerrez la paix et la vie de votre âme.

17. Nous sommes en la vallée des larmes, où il faut combattre, souffrir et travailler pour gagner le ciel. L’Église de 437 Dieu est appelée militante parce que les fidèles qui en sont membres doivent continuellement faire la guerre et se mortifier, assujettissant la nature à l’esprit : Jamais nous ne serons agréables à Dieu que par une forte, violente et persévérante pratique de cette sainte vertu de mortification.

18. Il ne faut pas se mettre en souci de faire sentir à notre nature ou partie inférieure cette résolution que notre âme a d’être toute à Dieu, et de le servir aussi volontiers dans l’affliction et les douleurs comme dans la santé et consolation ; non, car la nature, qui est grossière et matérielle, ne se nourrit pas de mets si délicats; il suffit que la partie supérieure ait cette conformité à la volonté et bon plaisir de Dieu.

19. Il faut vivre avec une vaillance spirituelle, les armes toujours en main, jusqu’à ce que nous soyons parvenues au parfait anéantissement de toutes nos passions et inclinations : c’est une besogne pour toute notre vie. Le ciel souffre violence et les forts le ravissent. Il se faut vaincre et surmonter fortement, et, lorsque Dieu nous appelle à le suivre fidèlement et humblement, opérons Pceuvre de notre salut avec crainte et tremblement, puisque le chemin qui conduit à la vie est si étroit, que peu de personnes y entrent. Pour y bien marcher, il faut agir, souffrir et soutenir, puisque nous ne sommes en cette vallée de larmes que pour fatiguer et endurer, pour souffrir et non pour jouir, pour combattre et non pour nous tenir en repos.

20. L’oraison doit être tellement suivie de la mortification, qu’en même temps que nous avançons en l’oraison, nous avancions à la mortification, et du même pas que nous irons en icelle, aussi avancerons-nous à l’oraison. Il faut que la mortification soit la planche pour entrer en l’oraison. Quoique ce soit à l’oraison où nous recevons de bonnes inspirations, c’est toujours par le moyen de la mortification que cela arrive. 438

21. Dans l’oraison nous nous plaisons en Dieu, et dans la mortification Dieu se plaît en nous. Soyez petite, aimez à être inconnue et abjecte, soyez obéissante, douce et condescen­dante ; que la lâcheté ne mette point en vous d’obstacles aux desseins que Dieu a de vous sanctifier hautement. Souvenezvous que sa bonté, en vous appelant à la religion, n’a prétendu autre chose que d’avoir une fille très-humble et très-petite en son Église.

22. Avant que j’eusse lu la sainte Écriture, je pensais qu’on pouvait aller au Ciel plus aisément, qu’il ne fallait pas tant de choses ni tant se mortifier; mais, depuis que j’ai vu ce que Notre-Seigneur et ses Apôtres ont dit, je vois bien qu’il ne faut pas vivre selon ses passions et inclinations, qu’il faut pâtir et endurer beaucoup, et qu’il n’y a point d’autres voies pour faire son salut que celle des croix et des souffrances ; qu’il faut enfin vouloir le bien et le faire, car le Ciel n’est rempli que de bonnes œuvres. Tout gît donc en cela.

23. Avançons tous les jours dans ces trois pratiques : renoncer à nous-mêmes par la sainte abnégation, prendre notre croix, c’est-à-dire toutes les occasions mortifiantes, et s’offrir chaque jour à Notre-Seigneur avec une absolue détermination de le suivre dans la pratique de toutes les vertus. Nous ne de­vons ambitionner que ces trois choses : l’amour de Dieu, l’a­mour du prochain et l’abnégation de nous-mêmes.

24. Quand on se livre aux opérations de l’amour, il n’est jamais content qu’il n’ait réduit l’âme dans un total anéantisse­ment d’elle-même. C’est le grand secret de la vie spirituelle de ne point confondre les temps : il faut pâtir quand Dieu veut que nous pâtissions, agir quand il veut que nous agissions enfin, faire en tout sa volonté. 439

25. Il faut être entre les mains de Dieu comme l’argile entre les mains du potier, vous laissant donner la forme qu’il lui plaira, et réduire au néant par l’humiliation, l’abjection, la défaillance : c’est là le creuset dans lequel Dieu éprouve l’âme, comme l’or par le feu, afin que, convaincue (le sa cor­ruption, elle y ensevelisse sa propre estime et ne se regarde qu’avec frayeur, ne s’attribuant aucun bien, mais rendant gloire à Dieu. Il faut en venir là pour faire une heureuse course et continuer d’éprouver les effets merveilleux de la divine misé­ricorde.

26. Correspondez fidèlement aux grâces que Dieu fait à votre âme par une constante mortification et un vrai anéantis­sement de tout ce qui n’est point Dieu, afin que vous ne viviez plus à vous-même et à vos propres inclinations, mais que l’es­prit de Jésus vive et opère en vous selon ses désirs; car n’ou­bliez jamais que pour avoir la perfection que Dieu demande de nous en notre vocation, il faut être parfaitement mortifiée de corps, de cœur et d’esprit; se perdre toute soi-même avec ses recherches et intérêts, ne rien vouloir que ce que Dieu veut, et être entièrement abandonnée à sa bonté.

27. L’âme qui désire que Dieu vive en elle ne laisse rien en soi qui puisse déplaire à ses yeux divins, qu’elle ne mor­tifie et passe outre; car, pressée de ce désir, elle se violente de si bonne façon qu’elle meurt heureusement à elle-même, afin que Dieu vive éternellement en elle.

28. Les deux ailes de la vie spirituelle sont : un grand amour à l’oraison et une grande affection à la mortification; une fidélité grande à nous bien occuper à la première, et une constance inviolable à nous exercer en la seconde. L’oraison ne va point sans la mortification; l’amour de l’oraison s’étend 440 encore au recueillement. La mortification s’étend à ranger et à dompter nos passions sous la domination de la raison, et à mortifier les affections de notre cœur et toutes nos inclinations naturelles, à retrancher toutes sortes de réflexions, et à dire, à l’imitation de Notre-Seigneur : Je ne suis pas venue ici pour faire ma volonté, mais celle du Père céleste.

29. Enfin, après avoir tourné et viré tout le monde, nous verrons qu’il n’y a point de vertus si nous ne mourons à nous-mêmes, si nous ne tuons nos inclinations et humeurs pour ranger tout notre être sous l’obéissance et étendard de Notre-Seigneur, qui est la sainte croix. Ayons toujours en notre mémoire que si le grain de froment qui est notre cœur, tombé et semé en la terre de la religion, ne meurt, il ne portera point de fruits.

30. La récompense que Dieu promet aux vainqueurs de la nature est magnifiquement exprimée dans ces paroles : Je leur donnerai, dit-il, d’une manne cachée, et dès qu’ils en auront goûté ils ne se soucieront plus de toutes les délices de la terre. Mais remarquez qu’il faut être vainqueur pour goûter cette manne, car elle n’est pas pour les lâches ; mais elle est gardée pour les âmes vaillantes, courageuses et fortes, qui se déterminent d’abattre tout ce qu’elles connaissent en elles contre Dieu, contre ses volontés et ses divines intentions; qui ne se réservent rien et donnent tout, qui ne laissent rien en vie et tuent tout, et aussi tout sera pour elles. 441

.OBÉISSANCE

1" JUILLET. Souvenez-vous, mes chères filles, de ces paroles de la sainte Écriture : L’obéissant racontera ses victoires. Vous avez tant d’ennemis visibles et invisibles, que pour être victorieuses, il faut sur toutes choses que vous ayez l’obéissance établie dans une parfaite abnégation de votre propre volonté, afin que vous puissiez très heureusement vaincre en terre, pour triompher glorieusement au ciel, et rendre compte à Notre-Seigneur et à Notre-Dame de vos victoires.

2. Rendons-nous exacte et promptes aux obéissances, voire, aux plus petites, car être obéissante, c’est être religieuse, et être religieuse, c’est être obéissante. Le Fils de l’homme a été obéissant tout le temps de sa vie, et encore davantage en sa mort, qui ne fut pas une mort commune, mais la mort pénible, rude et honteuse de la croix.

3. La perfection d’une vraie religieuse consiste en une véritable et sincère obéissance rendue indifféremment à toutes sortes de supérieurs pour Dieu, et au parfait anéantissement de soi-même, car par l’obéissance nous enrichissons NotreSeigneur, et, quand nous y manquons, nous l’appauvrissons en tant qu’il est en nous.

4. Je ne ferais, certes, nul état d’une fille, pour sainte qu’elle paraisse, si je ne la voyais disposée à tout ce que l’obéissance voudra d’elle, et à être envoyée au bout du monde si besoin était; car, si elle est attachée au lieu où elle sert Dieu, 442 c’est signe qu’elle aime plus le lieu et la consolation qu’elle y reçoit, que le Dieu qu’elle y sert.

5. Laissons-nous entre les bras de la divine Bonté, et laissons-lui la liberté de nous porter à droite ou à gauche; qu’il nous suffise d’être au soin de ce grand Dieu, et laissons-nous conduire en quel lieu il voudra, puisque partout où sa main nous posera nous accomplirons son adorable volonté, par le moyen de la sainte obéissance.

6. Nous ne sommes pas appelées à porter dans les pays sauvages la croix de Notre-Seigneur et à faire les grandes œuvres apostoliques; niais, au moins, soyons toujours prêtes pour aller, pour venir, pour demeurer et pour retourner où Dieu et nos supérieurs le voudront ; autrement, je vous déclare que vous n’êtes pas des vraies Épouses du Fils de Dieu, et que votre vertu n’est que dans votre idée, et non réelle et subsistante en Dieu.

7. Tout ce qui se fait par la règle de l’obéissance est fait pour Dieu ; c’est pourquoi il nous doit être indifférent d’être occupé e ou d’être en repos dans la cellule. Pourvu que nous fassions ce qui nous est ordonné, avec pureté d’intention de plaire à Dieu, cela suffit pour nous élever à une grande sainteté.

8. Ce sont nos austérités que cette grande obéissance. Que serait-ce sans cela? C’est donc là la perfection qui nous est propre, et que nous devons aimer et pratiquer invariablement, que de quitter notre propre volonté et liberté, pour vivre dans cette amoureuse sujétion de notre Institut qui tend à la mortification de l’esprit.

9. Le fruit de l’amour, c’est Vobéissance, car Notre-443Seigneur a dit : « Celui qui m’aime garde mes paroles. » O Mon Dieu ! que nous serions heureuses si nous pouvions nous faire reconnaître par l’exacte pratique des solides vertus de notre vocation, comme le Fils de Dieu, en ce monde, se faisait connaître par les œuvres de sa mission! La nôtre, c’est la parfaite obéissance.

10. Nous devons être fort soigneuses de redresser souvent notre intention, et purifier nos obéissances, en les faisant purement pour Dieu, parce que c’est sa volonté, en laquelle doit être notre contentement; et en cette façon d’obéir consiste notre bonheur, notre gain et notre perfection.

Il. Conservez invariablement la lumière de regarder Dieu, ou qui que ce soit qui vous conduise de sa part, et d’y avoir une égale soumission; encore que vous n’y puissiez pas avoir une sensible confiance, pourvu que vous ayez une vraie obéissance, vous ne laisserez pas d’expérimenter combien Dieu a pour agréable que l’on se fie et repose en la fidélité de ses paroles.

12. Tout ce qui se fait en la religion et qui est ordonné par la sainte obéissance, pour petite que soit la chose, est d’un grand prix et valeur, et tout devrait être regardé et pratiqué d’un œil de dévotion tout adorable. C’est la seule vraie dévotion des filles de la Visitation que celle qui les rend ponctuelles, et exactes jusqu’aux moindres petites choses et plus petites observances qui soient en l’Institut, et toute dévotion qui ne donne point cette attention est indubitablement fausse.

13. L’obéissance est la couronne du religieux, c’est son rempart et son soutien, sa paix, son repos et son assu-444rance. Le seul obéissant vit dans la sainte liberté des enfants de Dieu; il aime que l’on commande des choses âpres et diffi­ciles, et les fait exactement ; il reçoit de bon cœur les choses moindres et les fait fidèlement; il se réjouit des menues, pénibles et abjectes obéissances, et les exécute soigneuse­ment.

14. Oh ! que bienheureuse est l’obéissance qui nous dépouille, dénue de toutes consolations et appuis sur la terre, car alors l’âme est conduite à Dieu son seul et unique trésor, où elle trouve des richesses abondantes pour subvenir à toutes ses nécessités. Celui est trop avare à qui Dieu ne suffit. Bien­heureuse nécessité qui nous fait reposer en Dieu seul !

15. Si nous venions jamais à regarder à notre propre intérêt dans notre obéissance, nous serions bien malheureuses d’en perdre ainsi le mérite, qui est d’autant plus grand, que nous obéissons avec plus de répugnance et à des personnes . moins parfaites, parce que nous avons alors plus d’égard d’o­béir purement pour Dieu, où gît la perfection de la pratique de cette vertu. Le vrai obéissant obéit avec autant de joie, de soumission et d’indifférence, au moindre comme au plus relevé. 445

16. Occupons-nous sérieusement à considérer l’obéis­sance de notre bon Sauveur, lequel s’est humilié et a été fait obéissant jusqu’à la mort de la croix, de sorte qu’il a mieux aimé perdre la vie que l’obéissance : regardons ce divin exem­plaire, et considérons l’imbécillité et imperfection de nos obéis­sances au prix de la sienne.

17. Nous devons accoutumer, petit à petit, notre volonté à suivre celle de Dieu, par les sentiers où il lui plaira nous 445 faire marcher, et faire en sorte que cette volonté se plie et se soumette sans raisonnement lorsque les supérieurs diront : Pieu le veut! et peu à peu les répugnances que vous sentez si fortes s’affaibliront, et la vertu d’obéissance, qui nous doit être en si grande recommandation, établira son règne dans votre âme à tel point que plus rien ne saurait vous agréer, si ce n’est l’obéissance.

18. Pour bien obéir, il ne faut pas s’appliquer l’obéis­sance, ruais il faut se laisser appliquer l’obéissance; ainsi, si vous observez votre règle parce qu’elle vous est agréable et conforme à votre sens et à votre jugement, vous vous appli­quez l’obéissance; mais si vous l’observez parce que Dieu le veut et l’ordonne, sans avoir égard à ce que votre raison vous dicte, vous vous laissez appliquer l’obéissance, et c’est cette dernière sorte d’obéissance seulement qui sera récompensée au ciel.

19. Nous nous sommes embarquées volontairement dans le grand vaisseau de la sainte obéissance; il faut voguer au gré de la sainte et divine volonté, qui doit être le fondement de notre soumission. Que de joie à nos cœurs s’ils 'pouvaient dire à l’heure de la mort : Seigneur, vous savez que je n’ai consi­déré que vous en la personne de mes supérieurs

20. Il me semble que j’aurais plus de satisfaction d’o­béir à la moindre Sœur qui ne ferait que me contrarier, me commandant d’une façon dure et sévère, qu’à la plus capable et expérimentée de tout l’Ordre, car où il y a moins de la créature il y a plus du Créateur, et cette dernière sorte d’obéissance est plus solide, pure et simplement pour Dieu.

21. Celle qui obéira de tout son cœur à quelque supé‑446rieure que ce soit peut dire hardiment : Le Seigneur me gouverne, je n’aurai besoin de rien, car, certes, elle a de la vertu, et montre assez, par la promptitude et religiosité de son obéissance, qu’elle a vaincu son plus redoutable ennemi; car si c’est quelque chose de terrasser un adversaire puissant, c’est bien plus rare de se vaincre soi-même; cette dernière victoire achève la gloire d’un combattant, les dépouilles en sont plus riches, la proie bien plus illustre, et les trophées plus glorieux.

22. Si nous ne sommes soumises et obéissantes, nous ne serons que des fantômes de religion ; car quiconque est voué à l’obéissance et après se mêle de soi, de son emploi, de son séjour et de sa direction, se retire de son vœu ; et après être mort pour Dieu, se laisse misérablement ressusciter par l’amour-propre, pour vivre en soi-même.

23. L’Époux céleste nous fait monter après lui sur le mont du Calvaire, où il se laisse déshabiller, clouer, couronner d’épines, abreuver de fiel, mépriser à outrance, bref, initie indignités âpres et douloureuses à sa sacrée humanité. Il faut être ainsi, mes filles, au pouvoir de l’obéissance, vous laissant écorcher, dépouiller et plier le cœur tout ainsi que l’on voudra. Si vous résistez, vous ne serez pas de vraies Épouses de Jésus crucifié.

24. Si l’on veut qu’un ménage soit béni du ciel, il faut que l’époux et l’épouse n’aient qu’une même volonté et un même jugement. Je vous dis de même, mes chères filles, que vous ne serez point vraies Épouses du Fils de Dieti qu’autant que vous crucifierez votre propre volonté, votre jugement et vos inclinations, pour les rendre toutes conformes à votre Époux crucifié. 447

25. Quelquefois nous pensons rendre une obéissance bien pleine et parfaite, à cause que nous la faisons franchement et de bon cœur ; mais quand Dieu l’examinera, il la trouvera peut-être toute vide, parce que nous l’aurons faite, poussée de notre inclination, ou du seul amour et estime que nous avions des supérieurs, et non pour Dieu.

26. Pensez souvent, mes chères filles, que vous êtes religieuses, non pas pour faire votre volonté, mais celle de celui qui vous a adoptées pour ses cohéritières éternelles. Unissez vos cœurs, par une sainte soumission, à celui du Sauveur, lequel, enté sur la divinité, sera la racine de l’arbre dont vous serez les branches, et vos amoureuses obéissances en seront les agréables fruits.

27. Dépouillez-vous du prétendu droit de juger et désirer ce qui vous semblerait meilleur, laissant entièrement ce soin à qui il appartient de vouloir pour vous, et vouloir de vous tout ce qui plaira à Dieu. La vraie obéissance ne discerne point ni le précepte, ni le motif de la loi, et l’âme ne sait pas juger si elle sait bien obéir.

28. Obéissez religieusement, afin de vivre toutes en celui par lequel vous êtes créées, et pour lequel vous êtes baptisées et élevées à la sublime dignité d’Épouses de Jésus-Christ : qu’on connaisse dans vos obéissances que ce n’est pas pour la créature que vous vous soumettez à la créature, mais pour l’amour du Créateur que vous regardez en la créature.

29. Le souverain degré de perfection que notre Bienheureux Père et Fondateur exigeait de ses premières filles, était une obéissance aveugle, semblable à celle de saint Paul au moment de sa conversion qui lui fit dire : Seigneur, que faut-il que je fasse? Notre Bienheureux Père voulait qu’on fît la 448 volonté de Dieu avant que de l’avoir écoutée, ou pour le moins avant que de l’avoir examinée; et, selon une pensée de saint Augustin, il voulait que l’âme fidèle aux sacrés devoirs de la sainte obéissance eût les yeux comme la chaste colombe du Cantique des cantiques, trempés et lavés dans le lait, lequel, ne rendant point les images des objets, nous marque la précieuse obscurité dune âme qui se blanchit sous les voiles de la foi et sous les ténèbres de la loi, quand elle obéit aveuglément, sans rien voir et sans connaître autre chose que Dieu en la per­sonne de celui ou celle qui commande.

30. La volonté de Notre-Seigneur et celle de ceux qui nous tiennent sa place n’étant plus qu’une même volonté, ce divin Seigneur vit et règne par elle en nous, et nous fait vivre et subsister en lui, de sorte que l’on peut dire hardiment : Sei­gneur Jésus, c’est maintenant que vous ayant offert tout ce que nous avons, nous vous immolons tout ce que nous sommes, liant notre liberté sur le bûcher de votre croix, afin qu’elle soit victime agréable de votre bon plaisir, pour mourir et brûler dans une exacte obéissance, par le glaive et le feu de votre saint amour.

31. Mettez toutes vos affections entre les mains de Dieu, afin qu’elles soient purifiées et façonnées à son gré, et selon son bon plaisir; en ce point consiste la très parfaite obéissance, laquelle n’a pas besoin d’être excitée par menaces, récom­penses, loi ni commandement, car elle prévient tout cela, se soumettant à Dieu et pour Dieu, à cause de sa seule très par­faite bonté, par laquelle il mérite que toutes les volontés lui soient soumises, et à qui il plaira c’est pourquoi notre Congré­gation (où chacune quitte sa volonté, et où il n’y en a plus qu’une qui anime les cœurs et les esprits) porte cette devise et ce nom d’honneur : La volonté de Dieu en elle. 449

.HUMILITÉ

1er AOÛT. ll n’y a point de perfection sans humilité, et nous avons autant de degrés de perfection que nous en aurons en l’humilité, et non plus. La vertu se cache aux yeux de ceux qui l’ont et se découvre à ceux des autres. Le moyen d’avoir la paix intérieure, c’est d’avoir une véritable et très sincère humilité, car le vrai humble n’a rien qui lui fasse de la peine.

2. L’humilité et la charité sont mères des vertus : l’une nous abaisse jusqu’au néant par la propre connaissance de ce que nous sommes, et l’autre nous élève jusqu’à l’union de nos âmes avec Dieu. Toutes les autres vertus suivent ces deux, comme les poussins suivent leur mère. L’humilité est une pré­cieuse monnaie pour acquérir le ciel.

3. L’humilité de cœur n’est autre chose qu’une véritable connaissance que nous ne sommes rien, que nous ne pouvons rien, et désirer d’un vrai désir que les autres nous tiennent et traitent pour tel : c’est ce qui s’appelle humilité de cœur, la­quelle fait encore que nous nous anéantissons en tout, sans exception, et que nous nous estimons toujours mieux traitée et plus estimée que nous ne méritons. Nous portons peu de fruits, parce que nous ne nous anéantissons pas assez en nous-même, et cependant si l’homme ne se mortifie et ne se fait violence, il ne portera jamais le fruit de la volonté de Dieu en soi.

4. Soyons humbles, niais surtout de cette humilité généreuse qui ne craint que le péché, qui ne dépend et ne tient qu’à la volonté de Dieu, qui embrasse les humiliations avec 450 joie, qui méprise les honneurs, qui fuit les louanges. Sans cette vertu toutes les autres ne sont que des ombres ; en un mot, l’humilité rend heureux dès ce monde-ci tous ceux qui ne veulent se glorifier qu’en la croix de Jésus-Christ.

5. L’accusation franche de ses fautes est une des plus vraies marques d’humilité en une âme; comme, au contraire, l’excusation de ses défauts et manquements est le signe évident d’un très grand orgueil; et il est impossible d’avoir la paix, au moins une vraie paix intérieure et des vertus, que par le moyen de l’humilité sincèrement pratiquée. Par l’humilité on surmonte toutes les tentations. Enfin, mes Sœurs, l’humilité est la princesse et la reine de toutes les vertus. Je désire que vous soyez toutes des saintes, mais saintes d’une très pure pureté et d’une très profonde humilité.

6. humiliez-vous fidèlement et fervemment, et lorsqu’on vous humiliera, souffrez-le courageusement ; laissez-vous ès mains de Dieu et de l’obéissance; qu’on nous tourne d’un côté et (l’autre, il faut laisser en tout cela faire de nous comme d’un peu de boue qu’on foule aux pieds, qu’on pétrit, qu’on défait et qu’on repétrit tout comme l’on veut : cela est une vertu solide.

7. L’humilité est la clef des trésors de Dieu; si l’âme se présente devant lui sans cette clef, elle n’aura rien de tout ce qui est dans les coffres éternels et demeurera misérable et pauvre. Bienheureuses sont les âmes qui descendent si bas dans l’abîme de l’humilité qu’elles en perdent la terre (le vue, car_ Dieu bénit telles âmes et toute leur conduite et entreprises.

8. Prenons garde de ne nous point tant amuser à réfléchir et regarder l’excellence de l’humilité, craignant que nous ne 451 tombions insensiblement au labyrinthe du plus subtil et arrogant orgueil qui se puisse trouver. L’Écriture ne dit pas que l’humble s’exaltera, mais qu’il sera exalté; car aussitôt qu’il le ferait il ne serait plus humble. Il ne faut guère de spéculation pour la pratique de la véritable humilité, mais une grande démission et soumission d’esprit.

9. Si nous ne visions qu’à acquérir la vertu d’humilité, y travaillant fidèlement, et que nous fussions fermes, constantes et invariables en cette résolution, nous ferions beaucoup, car ayant l’humilité nous aurions toutes les vertus : nous serions souples et obéissantes, bien aises d’obéir à tous, et ne trouverions jamais que l’on eût tort de nous commander ceci ou cela ; nous ne nous plaindrions de personne, nous verrions que l’on a toujours raison de nous contrarier et mortifier, et que nous en méritons bien davantage.

10. L’humilité se nourrit plus facilement dans l’abjection et le mépris attaché aux charges basses, d’autant que ces choses-là d’elles-mêmes nous humilient et nous portent au rabaissement.

11. Il faut bien prendre garde de ne s’enorgueillir pas d’avoir beaucoup quitté pour Dieu, ni penser d’avoir fait grand'chose pour lui, d’être entrée eu Religion pour y vivre en humilité, pauvreté et obéissance : car l’orgueil fait des embûches aux bonnes œuvres mêmes, afin qu’étant faites elles périssent. Certes, en ce choix de la Religion, nous faisons beaucoup plus pour nous que pour Dieu, elle don de cette vocation ne se peut jamais assez reconnaître.

12. Entre toutes les vertus, je vous recommande surtout la vraie et parfaite humilité tant devant Dieu que devant les créatures, ruais non pas une humilité d’actions apparentes ou 452 qui s’arrête aux simples paroles, mais une humilité de cœur véritable et sincère, et partant d’un sentiment anéanti en sa propre estime et opinion. Je vous souhaite aussi cette vertu de la douceur et support du prochain avec la très sainte sim­plicité.

13. C’est de l’humilité de se glorifier en son infirmité, se reconnaître faible, infirme, et aimer qu’on le connaisse et que l’on nous traite telles que nous sommes, c’est la vertu de Dieu. C’est une âme humble celle qui se tient toujours pour la moindre et dernière de toutes, et souffre qu’on la tienne et traite pour telle.

14. Il nous est bon de trouver des misères en nous, cela nous enfonce dans le saint mépris de nous-mêmes, et nous élève à une plus parfaite confiance en Celui qui tient en soi-même tout notre bien : je l’aime mieux en lui qu’en moi-même.

15. O Dieu ! quel bonheur de bien voir et connaître notre néant et pauvreté, pourvu que nous soyons toutes à Dieu et à notre Institut! Certes, ma fille, je désire que nous n’ayons d’autres richesses, car cette disposition nous fera posséder l’unique trésor du ciel et de la terre. Que s’il nous fallait dé­sirer quelque chose, dont Dieu nous garde, il me semble que ce devrait être des humiliations et souffrances pour ce divin Sauveur, comme le plus assuré partage qui nous puisse arriver en cette vie.

16. Examinons incessamment devant Dieu si nous pouvons dire avec vérité que nous sommes soumises à tout ce que l’on veut de nous, recevant tout comme venant de la main du Dieu Très-Haut qui voit le fond de nos cœurs; car faire bonne mine à l’extérieur et ne pas se soumettre à l’intérieur, ce n’est pas avoir l’humilité. Quoiqu’il semble aux créatures qui ne voient que l’extérieur que ces âmes soient humbles, il n’ en est rien, et Dieu qui voit tout ne fait point d’état de cela; il faut soumettre l’entendement et la volonté pour être humble.

17. Qui en doute que toutes nos actions soient mélangées de mille imperfections? Nous devons croire cela et nous en hu­milier, mais non jamais nous étonner ni fâcher, mais promp­tement s’en détourner après avoir fait l’acte intérieur de l’hu­milité et abaissement de soi-même en Dieu, nous tenant en sa présence comme un vrai rien.

18. Il n’y a que les vrais humbles qui seront exaltés, dit la sacrée Vierge; mais les esprits hautains, fiers, présomptueux, seront ravalés, rabaissés en l’abîme profond. Humilions-nous donc et ne servons point Dieu avec négligence; aies tâchons d’employer vigoureusement toutes nos forces pour acquérir la véritable humilité de cœur et l’esprit de soumission.

19. Dans l’exercice des vertus chrétiennes, nous sommes comme un oiseau qui n’a point d’ailes pour voler et qui n’a point de pieds pour marcher. Nous ne pouvons pas seulement prononcer le nom de Jésus sans une assistance particulière de Notre-Seigneur : c’est l’apôtre qui le dit. C’est la souveraine pratique d’humilité que celle d’aimer notre abjection, de bien aimer qu’on ne tienne point compte de nous, que l’on nous laisse là comme une personne inutile qui n’est propre à rien et qui n’est digne d’aucune considération.

20. Que le fondement de la véritable humilité est solide! Qui a bâti là-dessus ne laisse pas d’être agité des vents de la tempête; mais, à mon avis, il ne plie pas jusqu’aux actes.

21. L’humilité n’est autre chose que le mépris et démis‑454sion de soi-même et de sa volonté, et d’aimer son néant, misère et abjection; de souffrir et de vouloir doucement, gaiement et amoureusement qu’on nous tienne et traite pour ce que nous sommes. C’est aller bien avant que d’en venir là, car cette connaissance de nous-mêmes n’est que le premier degré de l’humilité, l’humilité produit aussi la générosité et confiance en Dieu.

22. La vraie humilité tend au mépris de cette estime propre, et nous fait aimer d’être tenue pauvre, ignorante, petite et imparfaite, dans l’oubli de toutes les créatures. En un mot, nous ne serons jamais humbles que lorsque nous nous tiendrons nous-mêmes pour des petits néants; et lorsque nous serons parvenues à ce degré d’aimer d’être tenue et de nous estimer nous-mêmes comme la souillure de la maison, nous serons très humble et très grand devant les yeux de Dieu.

23. La connaissance de nous-mêmes ne consiste point dans le sentiment de notre pauvreté et bassesse, ni à faire de grandes considérations sur icelles, mais à le croire comme une vérité de foi : je veux dire que nous devons croire en la pointe de notre esprit avec une grande certitude de foi, que nous ne sommes rien, que nous ne pouvons rien, que nous sommes faibles, infirmes, fragiles et imparfaites, remplissant notre entendement de cette croyance, et affectionnant notre volonté à aimer notre pauvreté et misère.

24. Les biens immenses des richesses de Dieu ne se donnent et ne se dispensent qu’aux âmes pures, c’est-à-dire humbles et basses qui sont dénuées de leur propre estime.

25. Si nous nous abaissions avec une profonde humilité de cœur, le Tout-Puissant s’abaisserait jusqu’à nous et nous 455 remplirait de son esprit et de sa grâce : c’est ce qu’il fait en nous donnant Jésus-Christ pour vrai maître de l’humilité, et qui ne se plaît que dans les âmes humbles, petites et anéanties, si nous l’écoutons bien, nous entendrons les leçons divines qu’il nous donnera; mais si nous ne l’écoutons point, il ne daignera plus se communiquer à nous, et malheur s’il cesse de nous apprendre !

26. II faut anéantir les pensées de complaisance et vaine satisfaction, s’humilier et chercher son abjection, donner la gloire à Dieu de tout et reconnaître que de nous-mêmes nous ne pouvons rien ; en un mot, il faut être fidèlement fidèle et humblement humble : cela veut dire qu’il faut, en toutes choses, ne chercher que la gloire de Dieu, ne rien faire que pour lui plaire, rien pour nous ni pour les créatures, niais tout pour Dieu.

27. C’est une belle sainteté qu’une profonde humilité et soumission, accompagnée d’une sainte joie, dans la vie commune.

28. La pratique de notre bienheureux Père, de ne rien demander et de ne rien refuser, est au-dessus de toutes sortes de pratiques d’humilité. Il est vrai que Dieu veut que nous soyons extrêmement humbles mais par les voies qu’il a choisies pour nous, et non par celles dont nous ferons élection. Employons donc bien les mépris, les calomnies et toutes les occasions que sa Providence nous présentera, tant en nous-mêmes que de la part des créatures, et soyons assurées que c’est l’unique moyen d’avoir l’humilité véritable et solide que Dieu veut de nous.

29. O Dieu, que c’est une rare pièce qu’un cœur vrai-456ment humble, parce qu’on le trouve toujours plus bas qu’on ne le saurait mettre! C’est posséder un trésor et une monnaie propre à acheter le ciel et le Cœur de Dieu que d’avoir la possession d’un grain de vraie humilité.

30. Le comble de la parfaite humilité gît en l’absolue et entière dépendance et soumission de tout ce que nous sommes, à la sainte volonté de Dieu et de nos supérieurs, et d’aimer cordialement notre abjection et le mépris de nous-même ; non un mépris recherché, mais un abandon à Dieu, dans une entière indifférence d’être aimée ou non, honorée ou méprisée, ou que l’on nous ait en bonne ou mauvaise estime.

31. Enfin, le soin principal de l’âme doit être de s’humilier, et entre toutes les Religieuses qui sont en l’Église de Dieu nous avons une spéciale obligation de nous exercer en cette sainte vertu, nous étant commandé de faire toutes choses en esprit de profonde, franche et sincère humilité.

.ORAISON MENTALE

1er SEPTEMBRE. La plus grande chose que nous ayons à faire depuis que nous sommes entrée en religion, c’est de nous occuper à aimer Dieu; tout le temps que nous n’employons pas à cela, nous le lui dérobons. La fin de ceux qui travaillent, c’est le repos, ainsi la fin de ceux qui cherchent Dieu, c’est de se reposer en lui; et partant quand ils en jouissent, ils peuvent bien dire avec l’Épouse : J’ai trouvé Celui que mon cœur aime ; je le tiendrai, et ne le laisserai point aller. » 457

2. La simplicité est tout à fait requise à cet exercice (de l’oraison). Qui marche simplement, marche assurément. Il faut donc chercher Dieu en la simplicité de nos cœurs, par une pure intention et familière conversation avec sa divine bonté, accompagnée d’une grande et sainte révérence, car les industries de l’esprit humain ne font que nuire, nous faisant marcher par nos voies et non par celles de Dieu.

3. Le grand secret de l’oraison, c’est d’y aller à la bonne foi, fort simplement, suivant l’attrait intérieur. Or, les âmes qui vont le chemin de la simple présence de Dieu, qu’elles y correspondent par une grande pureté de cœur, abandonnement d’elles-mêmes à la divine volonté et fidélité à la pratique des vertus.

4. Pour l’oraison, il est grandement nécessaire d’y suivre l’attrait qui nous est donné. Mon Dieu ! qu’il y a un grand nombre d’âmes qui se peinent autour de leur oraison pour la pouvoir bien faire ! et cependant il n’y a rien à faire ; il ne faut que suivre l’attrait ; et plus l’oraison est pure, simple et dénuée d’objets, plus elle est excellente, car Dieu est esprit et une essence très-simple, c’est pourquoi, plus l’âme traite délicatement et simplement avec lui en l’oraison, plus elle est rendue capable de s’unir à lui. Pour peu que Dieu nous attire à cette oraison de simple remise en lui, nous soustrayant le discours de l’entendement, nous devons suivre son attrait, car aussi bien nous nous romprions la tète de vouloir faire autre chose.

5. Il ne faut jamais se porter de soi-même à cette oraison de simple présence de Dieu ; mais il faut être fidèle d’en suivre l’attrait, dès que Dieu le donne, avec grande humilité et soumission, car il porte et affectionne grandement les âmes qui 458 l’ont, à la pureté de cœur, à l’exacte observance, à un grand renoncement d’elles-mêmes, à l’humilité, simplicité, mais sur­tout à un grand abandonnement de tout soi-même à la divine Providence, et j’estime que cet attrait est tellement celui des filles de la Visitation, que je ne pense pas qu’aucune en puisse bien avoir l’esprit, si elle n’a cet attrait d’heureuse et sainte simplicité.

6. Il n’y a point de doute que cette difficulté, de ne point raisonner à l’oraison, est un acheminement à une oraison plus simple148, et pour peu que l’âme se sente accoisée et facilitée à se tenir en révérence devant Dieu, elle se doit affermir en cette voie, où Dieu l’appelle sans doute. Et bien qu’elle pâtisse des pauvretés et distractions, elle ne s’en doit éloigner, mais patienter, et demeurer paisible devant Dieu, ne s’arrêtant point volontairement aux distractions, ains, quand elle est fort tra­versée, elle doit dire de fois à autres des paroles de soumission, d’abandonnement, de confiance et d’amour en la divine volonté, mais cela sans effort et fort suavement.

7. Les âmes qui sont attirées à la simplicité en l’oraison doivent avoir un grand soin de retrancher un certain empresse­ment qui donne souvent envie de faire et multiplier les actes, parce que c’est une pure recherche de nous-même, qui nous donne cette ardeur, laquelle nous prive de cette simple atten­tion et occupation de notre âme en la présence de Dieu, car l’oraison n’étant autre chose que cette intime communication de 459 l’âme avec son Dieu, les paroles intérieures ou actes que l’on veut faire pour accroître ce sentiment et le rendre plus sen­sible sont ce qu’il faut soigneusement retrancher.

8. Cette variété d’état que vous ressentez en l’oraison n’est que bonne, et, voire, nécessaire; mais quand vous y serez con­solée, ne vous amusez point curieusement à regarder d’où pro­cèdent vos consolations, pourvu qu’elles produisent en vous des bons effets, qui sont : l’humilité, la mortification, la douceur et la sainte joie, contentez-vous de cela ; et quand vous y serez aride et désolée, aimez vos désolations, pour le respect de Celui qui vous les envoie ou permet qu’elles vous arrivent, et unissez amoureusement votre volonté à la sienne.

9. Quand Dieu trouve en une âme un entendement ané­anti, il lui fait de grandes grâces, et lui communique des lu­mières et faveurs fort spéciales, voire même, cet anéantissement est l’une des plus grandes grâces qu’une âme puisse recevoir.

10. Si nous avions les yeux ouverts pour voir, et le goût intérieur disposé pour savourer les fruits de l’humilité et anéantissement, nous serions dans des continuels bonheurs, puisque c’est cela seul qui nous peut rendre riches et agréables à Dieu, devant lequel tout ce qui n’est pas vertu n’est rien.

11. Soyons fidèles à demeurer auprès de Notre-Seigneur, et ne le quittons point, sinon pour voir et faire ce qu’il nous commandera, puis retirons-nous promptement, et nous re­mettons en cette sainte et simple attention et occupation auprès de lui. Cette pratique est un grand moyen de faire toutes nos actions avec perfection.

12. Qu’à jamais ce doux Sauveur vive et règne dans nos âmes parmi les désolations et ténèbres. Il est notre lumière, et 460 puisqu’il nous conduit, ne craignons rien, car il ne nous manquera jamais; encore que nous ne le voyions ni sentions point à l’oraison, il n’importe, il est avec nous, et, sur ce fond aride, il faut bâtir la solide foi, la ferme confiance, et l’amour efficace d’une parfaite soumission. Tout sèchement il lui faut dire : Je crois, j’espère plus fermement que si j’abondais en lumières et suavités ; je me plais à n’en point avoir, et veux dire sans goût ni sentiment quelconque : Vous êtes mon Dieu et je suis nitre ; et après cela demeurer en paix.

13. Il se trouve peu de personnes parfaitement dénuées, parce que, pour l’être parfaitement, il faut être dégagé de tout intérêt propre qui nous peut provenir tant de la nature que de la grâce. Il y a peu d’âmes qui veulent entreprendre, et qui se déterminent à bon escient à ce total renoncement d’elle-même.

14. Les fruits d’un bon cœur, que Dieu arrose et fait fleurir par sa grâce, c’est un oubli profond de son intérêt propre, un grand amour de l’anéantissement de soi-même, et une joie universelle des biens et bonheurs que l’on voit au prochain, sans exception.

15. Qui ne sait que les goûts, les lumières et agilités spirituelles ne sont pas en notre pouvoir, et que nous n’y avons que le seul acte de la volonté? De quoi donc nous tourmenter, quand nous ne pouvons agir ? Mais Notre-Seigneur ne nous laisse pas de fort loin ; dans nos sécheresses, il nous donne toujours de quoi passer chemin ; que cela nous suffise, et ne nous regardons point tant.

16. Nous voyons trop ce qui se passe en nous; nous devrions recevoir le bien et le mal, la consolation et la désolation également, sans y vouloir prendre garde, ains tenir simplement 461 notre esprit attentif à Dieu, en sorte que nous ne voyions ni sachions dire ce que c’est.

17. Lorsqu’il advient que Dieu nous soustrait la douceur de sa présence, et qu’il semble nous avoir délaissé comme son divin Fils en la croix, de telle sorte que nous ne sentions plus ni force ni secours, c’est alors qu’il ne faut point perdre courage, ni chercher de consolation en aucune créature mortelle, mais demeurer ferme dans sa désolation, et s’appuyer sur les paroles de Jésus-Christ où toute notre force est cachée. Fiat voluntas tua! Oh! que cette parole est agréable à Dieu! Heureuse l’âme qui la peut dire de cœur en cet état!

18. À l’égard des sécheresses, où il semble à l’âme que toutes les connaissances sont éclipsées, et ses forces si faibles, qu’elles ne tiennent plus à rien, il faut alors reconnaître que la divine Providence, par des motifs de justice ou de miséricorde que nous ne saurions comprendre, permet cette variété d’état pénible pour mettre à l’épreuve la fidélité de ses serviteurs, pour leur faire produire, sous les ténèbres et la tempête de l’aridité, le baume de l’humilité, de la résignation, de la patience et du véritable mépris de soi-même, et enfin pour faire connaître ce que Dieu et son secours sont à une âme, au fond de laquelle le soleil de la grâce se retire.

19. Les sécheresses, que les commençants en la vie spirituelle peuvent appeler grâce insipide et cachée, sont plus précieuses que les plus grandes consolations, parce que l’expérience nous apprend que toutes les vertus croissent sous les aridités et les épreuves, comme le blé sous la neige, et que, sous ces ténèbres, Dieu cache sa main pour corriger efficacement les négligences, et pour faire faire un notable progrès dans toutes les vertus. 462

20. À l’égard des pensées, des sentiments et des mouve­ments qui se produisent d’eux-mêmes, il faut se rappeler cette grande vérité tant inculquée par notre Bienheureux Père, savoir : que les pensées, sentiments et mouvements, quels qu’ils puissent être, ne nous peuvent rendre coupables devant Dieu, à moins que l’on y consente librement.

21. Les révoltes que la créature souffre en elle-même lui sont laissées par une miséricordieuse disposition de la Pro­vidence, pour lui servir d’exercice de fidélité et de pénitence ; ainsi, bien loin de nuire, l’âme qui les aura combattues sera couronnée, non pas pour avoir anéanti ces pensées, mouve­ments et sentiments, car cela n’est pas en son pouvoir, mais pour n’y avoir point donné de consentement.

22. Notre-Seigneur ôte ordinairement aux âmes qui l’offensent volontairement, quoiqu’en choses légères, la suavité de la dévotion, demeurant sèches et arides, sans aucun goût de Dieu en leurs oraisons et exercices spirituels ; mais, outre cela, elles contreviennent aux vœux de leur profession qui les obligent de tendre à la perfection. Notre Bienheureux Père a dit qu’une personne qui nourrirait volontairement une imperfec­tion en son âme ne parviendrait jamais à la perfection qu’elle ne s’en soit affranchie.

23. Une vraie fille de notre Bienheureux Père se présente à Dieu avec un esprit humble et confiant, parce qu’elle sait que la diversité et multiplicité des pensées qui fatiguent son esprit ne dépendent pas de sa liberté, et que tout ce qu’elle peut faire, c’est de prier avec une volonté droite et sincère de plaire à son Dieu, en chassant le mieux possible les distractions.

24. Il est certain que les distractions se multiplient d’or-463dinaire selon les degrés de la vivacité de l’esprit, et qu’il S. a des esprits si agités qu’ils sont distraits tout le temps d’un Office, sans que leur volonté en soit plus coupable que des songes qui leur viennent dans le sommeil. La patience dans ces rencontres, la continuelle aspiration vers Dieu, renouvelée de temps en temps, vaut souvent plus, je veux dire, est plus pro­fitable à Pâme, qu’une attention fort paisible, calme et sa­voureuse.

25. Nous devrions prendre toutes nos délices à traiter avec Notre-Seigneur dans l’oraison, et être indifférentes que les siennes en nous fussent de nous donner de la consolation et suavité, ou bien des distractions, des peines ou travaux. Pourvu que son bon plaisir s’accomplisse, il nous doit suffire.

26. L’essence de la vraie oraison n’est autre que d’être toujours prête à recevoir toutes sortes d’obéissances, et à tenir notre âme unie à la volonté de Dieu, autant qu’il nous est possible : voilà en quoi consiste la vraie oraison.

27. Je ne sais rien de plus heureux que l’âme intérieure et d’oraison qui sait traiter avec Dieu et s’unir à lui : elle a trouvé, ainsi que nous l’a souvent dit notre Bienheureux Père, la sacrée alchimie, pour changer toutes ses misères en l’or d’une très ardente charité ; et goûtant les suavités divines, elle expérimente qu’il n’y a rien d’égal à ces délices, de vivre à Dieu et à soi, désoccupé e des choses créées.

28. Quand je parle des grâces et faveurs que Notre-Sei­gneur communique à ses Épouses, je ne veux pas que vous entendiez seulement les caresses intérieures qu’il donne sou­vent aux âmes religieuses ; mais bien plus faut-il entendre les croix, les mortifications et les souffrances, car ce sont 464 là les vraies odeurs que nous devons suivre, et qui nous doivent attirer.

29. Une âme totalement perdue en Dieu ne veut avoir ni de vertu, ni de perfection, que ce que Dieu veut qu’elle en ait. Elle travaille fidèlement, parce que Dieu le veut, mais elle lui laisse tout le soin de son travail, et ne se met pas en peine de chercher des moyens nouveaux de perfection, ains ne s’applique qu’à bien employer ceux que la Providence lui fournit, et qu’elle lui présente à chaque occasion.

30. Une âme perdue et anéantie devant Dieu est toujours contente de ce que Dieu fait dans elle et hors d’elle. Tout ce qui lui arrive la satisfait; l’affliction lui plaît, elle la regarde sans se troubler, parce qu’elle dit : J’ai perdu toute consolation dans celle d’être perdue en Dieu ; elle ne tient plus à rien, parce qu’elle s’est toute donnée et perdue dans Celui qui doit faire son bonheur et sa gloire, et l’on ne saurait rien lui ôter qu’elle n’ait perdu et voulu perdre elle-même.

.AMOUR DE LA VOLONTÉ DE DIEU / ABANDON A SA PROVIDENCE

Ier OCTOBRE. Nous devons vivre de la seule volonté de Dieu. Oh! qu’une âme serait heureuse si elle faisait cette entreprise de regarder et suivre en toutes choses cette divine volonté, car elle jouirait d’une profonde paix en sa résignation, parce qu’en tout elle trouverait cette divine volonté, et l’aime-465rait autant en une chose qu’en une autre, parce qu’elle ne mettrait pas son contentement ès événements, ains en la volonté de Dieu qui les veut et les permet.

2. Quant à la volonté du bon plaisir de Dieu que nous ne connaissons que par les événements, s’ils sont de quelque prospérité, il faut, bénissant Dieu, nous unir à cette divine volonté qui les envoie; de même devons-nous faire dans l’événement des choses pénibles, qui nous sont fâcheuses au corps et à l’esprit, joignant amoureusement notre volonté à l’obéissance de ce bon plaisir divin, nonobstant les répugnances de la nature ou de l’esprit humain, dont il ne faut tenir nul compte, pourvu qu’avec la pointe de notre volonté nous fassions simplement le très saint acquiescement à celle de Dieu, disant (c O mon Dieu, je le veux, parce que tel est votre bon plaisir. »

3. C’est une grande consolation de savoir que rien du tout ne saurait arriver que ce que Dieu voudra, et qu’il voudra tout bien pour nous qui ne voulons que sa volonté ; ainsi la santé ou la maladie nous doivent être indifférentes, puisque tout part de cette source d’incomparable miséricorde. Que peuvent donc craindre les âmes qui sont tout à Dieu, puisque rien ne peut leur ravir leur cher trésor et que l’extrémité du mal de cette mortelle vie, qui est la mort, nous donne entrée en la vie bienheureuse?

4. Dans les temps d’afflictions, surtout des maladies corporelles, où bien souvent le cœur est fort alangouri [alangui] et ne peut prier, ne vous efforcez pas de le faire, car les simples acquiescements à la volonté de Dieu, faits de temps en temps, suffisent, outre qu’une souffrance portée dans la volonté, avec douceur et patience, est une continuelle et très puissante oraison devant Dieu, nonobstant les plaintes et inquiétudes de la partie inférieure. 466

5. Quand sera-ce que nous savourerons la douceur de la volonté divine, en tout ce qui nous arrivera, n’y voyant que son bon plaisir qui nous départ, avec un amour égal et incompréhensible, les prospérités aussi bien que les adversités, le tout pour notre mieux ?

Habituons-nous à regarder tout ce qui nous arrive dans la volonté de Dieu : toutes choses, grandes et petites, nous viennent de cette part, car c’est un baume précieux que ce divin vouloir, qui nous doit rendre toutes sortes d’événements doux et suaves.

6. Soyons toujours prête à faire et à souffrir tout ce que Dieu veut de nous, ne disant jamais, c’est assez de peines, de mépris et d’abnégation; mais, me voici toute soumise et prête à faire votre bon plaisir. Parler ainsi, c’est vivre selon l’esprit, et non selon la partie inférieure qui n’entre point en participation de cette façon d’agir si parfaite.

7. Il faut tout réduire aux simples acquiescements de vouloir et faire le bien sans ardeur, mais par le seul motif de la volonté de Dieu; et de même, acquiescer amoureusement à cette divine volonté, quand elle aura permis que nous ayons omis quelque bien ou fait quelques manquements, nous résignant même à ce à quoi nous ne pouvons nous résigner si entièrement et généreusement que nous désirons, ou qu’il nous semble que Notre-Seigneur le désire de nous, c’est-à-dire qu’en tous nos biens, nous nous unissions à la volonté du bon plaisir qui les veut, et en nos misères et imperfections, nous nous unissions à la volonté de Dieu qui les permet, et tout cela avec paix et douceur d’esprit.

8. Préparez votre âme et l’ouvrez devant Dieu, afin qu’il la remplisse de lui-même et de tout ce qu’il lui plaira, soit-il 467 doux ou amer à notre goût, espérant qu’il nous fera la grâce que sa sainte volonté nous servira de toute consolation.

La vraie paix et tranquillité de cœur consiste à adhérer à Dieu, tournant notre volonté en toutes choses selon la sienne, à ne lui point limiter le temps, mais à attendre celui que sa Providence a destiné pour nous consoler.

9. Enfin nous sommes à Dieu! Que ce qui sera trouvé bon à ses yeux soit fait rien n’est si utile pour nous que cette douce volonté de Dieu ni rien de si doux à nos cœurs. Il importe peu de quel mal nous mourions, pourvu que nous montions à la bienheureuse éternité. O sainte Mère des enfants de Dieu, quand reposerons-nous sur votre sein et entre vos bras immortels? Nos âmes devraient défaillir en ce désir; mais non, je me reprends : attendons doucement l’heure que le divin Sauveur a marquée pour nous combler de ce bonheur, et cependant n’ayons qu’un seul désir, celui de lui plaire.

10. Nous voyons qu’on fait passer l’eau des plus belles sources par des canaux de fer, de plomb et de bois; cette même eau, passant par ces canaux, vient toujours de sa source pour s’introduire aux lieux où on la désire ; de même, toutes nos adversités et contradictions viennent de l’agréable et première source de la Divinité; bien qu’elles passent par les créatures, qu’elles nous viennent d’elles comme par des canaux, il ne faut jamais regarder les moyens par lesquels ces eaux amères nous viennent, mais adorer la source d’où elles dérivent, jetant toujours les yeux en Dieu dans nos peines et adversités pour les recevoir de sa main adorable.

11. Moins nous sentons de capacité en nous, d’autant plus nous devons-nous serrer et attacher à Dieu, nous confiant totalement à son assistance, laquelle il ne manquera pas de nous 468 donner, pour nous acquitter de notre devoir, si nous sommes remplies de défiance de nous-mêmes, car il est tout assuré que nous ne pouvons chose quelconque de nous; mais c’est la vérité qu’en Dieu toutes choses nous sont possibles.

12. Nous ne sommes pas assez attentives à cette vérité, que rien n’arrive que par la volonté de Dieu et l’ordre de sa Providence. Que cette vérité nous tienne en repos parmi toutes sortes d’événements, et prenons soin de bien vivre, laissant le soin de notre mort à Notre-Seigneur, comme faisait notre Bienheureux Père.

13. Dieu nous éprouve par de petites afflictions, afin de nous mieux faire connaître son assistance, et nous donner plus de goût dans l’entier abandonnement que nous avons fait de toutes choses entre les mains de sa Providence. Oh! quel repos et assurance d’être logée sous ce tabernacle ! Dieu vous doit suffire pour toutes choses. L’unique bien de l’âme, c’est d’être seule avec son Dieu. Demeurez en cette simplicité et nudité.

14. Il faut tout perdre plutôt que de manquer à la fidé­lité que nous devons à Dieu et à notre propre âme. Sa bonté saura bien conserver ce que nous abandonnerons pour lui et nous le multiplier au centuple. Servir Dieu (comme on dit) au péril de tout le reste, c’est régner et s’acquérir les vraies richesses, et s’assurer par les mérites du Sauveur la béatitude éternelle, dont un moment de jouissance vaut mieux que la possession de mille mondes.

15. Il faut nous contenter de savoir par la raison que Dieu est notre lumière, notre unique prétention, et partant demeurer en un parfait abandonnement de tout notre être entre ses mains, et en esprit de parfaite confiance. L’infinie Bonté 469 n’est-elle pas notre unique prétention et repos ? Quelle autre assurance est-il besoin d’avoir? Demeurons là toutes abîmées et anéanties. Nous serons bien heureuses de vivre aveugles sans connaissance, ni sentiment aucun.

16. Quel bonheur si les âmes savaient bien se livrer à Dieu! elles expérimenteraient ses faveurs bien autrement que nous ne faisons. C’est un don très-précieux de la souveraine Bonté, que cet entier abandonnement et remise de vous-même entre ses mains. Puisqtt'elle vous a fait la grâce d’être affranchie des réflexions superflues sur vous-même, tenez ferme pour ne jamais laisser embarrasser votre esprit, car c’est l’un des plus grands empêchements qui soient en la vie spiri­tuelle.'

17. Si vous êtes attaquée de la défiance de vous-même, ne vous en étonnez point. Jetez-vous à ]'aveugle entre les bras de la divine Providence; dès qu’une fois nos cœurs ne cher­chent que Dieu et son bon plaisir, le divin Sauveur les remplit d’une si grande abondance de son Esprit que l’on n’y voit plus que bénédiction et perfection.

18. Le parfait abandonnement de nous-mêmes entre les bras de la divine Providence, l’acquiescement amoureuse à tout ce qu’il lui plaira faire de nous et de toutes choses, la sainte affection de lui plaire par les actes de toutes les vertus selon les occasions, surtout de la très sainte charité et humi­milité, tout cela est le bois qui entretient le feu sacré du céleste Amour.

19. Tâchons de parvenir à la totale destruction de nos sentiments humains et à la ruine de la prudence humaine, pour voir d’un œil pur, à la lumière de la foi, la beauté et 470 bonté des afflictions, des souffrances, des pressures de cœur, des dérélictions et maladies. Le monde ne s’attache qu’à l’apparence et ne va pas jusqu’à voir la moelle cachée sous la douleur de la Croix; il ne voit que l’écorce, qui paraît rude et fâcheuse, mais il ne pénètre point jusqu’au dedans, où l’on goûte plus de plaisir, si l’on aime bien Dieu, que l’on n’en trouvera jamais dans la jouissance des faux et vains contentements que ce pauvre monde peut donner.

20. Nous serons bien heureuses, si nous nous quittons nous-mêmes par amour et pour accomplir la volonté de Dieu. Nous ne perdrons rien en ce traité, car sa bonté est riche en miséricorde pour tous, mais spécialement pour les personnes qui travaillent à purifier et perfectionner leurs âmes qui lui sont dédiées.

21. Les vraies servantes de Dieu se doivent toujours tenir disposées, pour recevoir avec indifférence toutes sortes d’événements et la mort même; car, puisque nous sommes assurées que rien ne nous saurait arriver que par sa volonté, cela nous doit servir pour toute consolation, et nous faire bénir Dieu en tout événement.

22. Servez Notre-Seigneur comme il lui plaît, et tandis qu’il vous tiendra au désert, servez-l’y de bon cœur : il y tint bien ses chers Israélites quarante ans, pour faire un voyage de quarante jours. Soyez là de bon cœur et vous contentez de dire, quoique sans goût : Je veux être tout à Dieu, et jamais point ne l’offenser, et quand il vous arrivera de chopper, comme il sera sans doute, fût-ce cent fois le jour, relevez-vous par un acte de confiance ; marchez comme aveugle dans cette divine Providence; croyez qu’elle vous conduira bien.

23. Le divin Maître vous conduit à un entier dépouille-471ment et anéantissement de vous-même et de toute propre satisfaction; il veut que vous cheminiez comme aveugle sous sa protection et conduite; vous n’avez à faire qu’à suivre fidèlement ses lumières, et vous reposer en sa bonté, car c’est un grand bonheur que le parfait anéantissement de soi-même à la volonté de Dieu. Hélas! c’est l’unique gloire des âmes dédiées au saint Amour : faisons bien cette pratique, et pour cela ne faisons rien selon nos humeurs et inclinations, mais tout selon la raison et la vraie piété, soit en faisant ou souffrant.

24. Mon Dieu, que je souhaite que par-dessus toutes vues et sentiments, nous soyons toujours amoureusement et humblement soumises à tout ce que sa Bonté veut et voudra à jamais faire de nous, et cela allègrement selon l’esprit! Quand notre esprit est arrêté auprès de lui, ne devons-nous pas nous contenter ?

25. La vraie manière de servir Dieu est de marcher par un chemin que l’on ne connaît point, et lorsqu’il semble que tout est bouleversé sens dessus dessous dans l’âme, pourvu qu’elle demeure fidèle parmi tout cela à la pratique des vertus, elle ne se doit point mettre en peine pour connaître quelle est sa voie, ni même y penser, mais marcher simplement en ce parfait abandonnement et renoncement d’elle-même à Dieu. Oh! que nous sommes heureuses de souffrir, si on le fait avec amour !

26. Humilions-nous profondément sous la très sainte main de notre bon Dieu, afin que nous nous laissions conduire dans les voies de son bon plaisir, et ne lui résistions en rien du tout, de ce qu’il lui plaira faire de nous, mais correspondons de notre part à sa grâce, par la suite du bien que sa Providence nous montre dans les occasions. Cette pratique 472 était infiniment estimée et pratiquée par notre Bienheureux Père.

27. Oh! que l’état du parfait dénuement est excellent devant Dieu! Ne tenez à rien, qu’à Dieu seul. Qui n’aimera, qui ne se confiera, qui ne se fondra toute entre les bras de la divine Providence, qui nous fait tant de biens? Vraiment, il faudrait être de bronze et du tout insensible. Je ne vous saurais dire ce que mon cœur ressent envers Dieu, pour les grâces qu’il nous fait ! Dites, et annoncez continuellement combien Dieu est bon, suave et abondant en ses miséricordes, à l’endroit des âmes qui s’abandonnent et confient entièrement en lui.

28. Oui, demeurons douces, humbles, tranquilles, en l’état où Dieu nous mettra; en la peine, patienter ; en la souffrance, souffrir; en l’action, agir; en la jouissance, jouir humblement, sans penser que nous faisons faute à ceci, à cela, car ce n’est que l’amour-propre qui fait cette réflexion, mais demeurez doucement confuse et abaissée devant Dieu.

29. Les âmes qui vivent exposées à tout ce que Dieu veut faire d’elles et en elles, sans soin ni désir de chose quel­conque, sinon de se tenir proche de lui, et faire et souffrir fidèlement les choses que sa Providence leur présentera dans chaque moment, font en cela une excellente pratique.

30. Pour ce qui est du document, ne demandez rien, ne refusez rien, ce n’est autre chose qu’une parfaite indifférence, non seulement pour les choses extérieures, mais encore plus pour les intérieures, ne désirant ni refusant les consolations, suavités, peines, sécheresses, désolations, délaissements et tentations; ne recherchant pas d’être aimée, estimée, ni d’être en cet état ou en cet autre, d’aller par le chemin de celle-ci 473 ou de celle-là, d’avoir de la satisfaction ou non; enfin, c’est ne vouloir que le seul bon plaisir de Dieu.

31. C’est le vrai point de là plus haute et sublime per­fection que d’être entièrement dépendante et soumise aux événements de la divine Providence. Si nous nous y sommes bien abandonnées, il nous serait indifférent d’être humiliée ou exaltée, en sécheresse, aridité, tristesse et privation, ou d’être consolée par la divine onction et dans la jouissance de Dieu. Bref, nous nous tiendrions entre les bonnes mains de ce grand Dieu comme l’étoffe en celles du tailleur, qui la coupe en cent façons pour l’usage qui lui plaît et auquel il l’a destinée, sans qu’elle y apporte d’obstacle : ains nous endurerions que cette puissante main de Dieu nous coupe, martèle, cisèle, tout comme elle veut que nous soyons faites, pour une pierre propre à parer son édifice, et les afflictions comme les délices ne nous seraient qu’une même chose.

.SIMPLICITÉ. PUR AMOUR

1er NOVEMBRE. La parfaite simplicité consiste à n’avoir qu’une très unique prétention en toutes nos actions, qui est de plaire à Dieu en toutes choses. La pratique de cette vertu, c’est de ne voir que la volonté de ce grand Dieu en toutes les choses qui nous arrivent, soit prospérité, soit adversité : par ce moyen, aimant cette volonté adorable, notre âme sera toujours tran­quille en tout événement, même dans le retardement de notre perfection, ne laissant pas d’y travailler fidèlement.

2. Les filles de la Visitation doivent avoir une si grande 474 affection à la simplicité, que si la nature leur dérobait quelque chose en la pratique d’icelle, il faut tout soudain que la grâce leur en fasse regagner promptement les occasions par une sainte et fidèle attention à la pratiquer; et pour cela, nous devons marcher continuellement devant Dieu et devant nous-mêmes.

3. Nous ne devons avoir que Dieu pour fin de toutes nos actions, et ne chercher en tout ce que nous faisons que l’accomplissement de sa volonté toute sainte, tout aimable, ainsi que notre Bienheureux Père nous l’a enseigné, nous disant que c’est le caractère et la marque des vraies filles de la Visitation.

Il n’y a rien qui nous rende plus semblable à Dieu que la simplicité : qui l’a vraiment est parfait.

4. Notre grand soin pour acquérir la perfection doit être un soin qui ne soit point soucieux, ains [mais] doux et amoureux, attendant ses fruits avec une patience sans limites, et de la seule grâce de notre bon Dieu, nous confiant qu’il nous les donnera, quand il sera requis pour sa gloire.

5. Notre-Seigneur a plus agréable notre soumission dans les soulagements qui sont requis à notre corps et à notre esprit, que toutes ces petites appréhensions de ne pas faire assez. Dieu ne veut que notre cœur : notre inutilité et impuissance lui agréeront davantage, quand nous les chérirons pour l’amour et révérence que nous portons à sa très sainte volonté, que si nous nous brisions et fissions de plus grandes œuvres pénales. Enfin, le haut point de la perfection gît à nous vouloir comme Dieu veut que nous soyons.

6. La vraie dévotion consiste principalement à s’abandonner à Dieu et donner entièrement soi-même avec tout ce 415 qui en dépend, et après cela, lui laisser le soin de tout ce qui nous regarde, n’en ayant point d’autre que de nous remettre et abandonner continuellement et sans aucune réserve à son bon plaisir.

7. O Dieu! quel bonheur à une âme de n’avoir, au milieu de ses désolations et afflictions, autre soutien que celui de son Dieu, par la foi nue et simple ! Notre souverain bien est en sa volonté toute sainte. Qu’il nous mène donc par les voies de crainte ou d’espérance, selon qu’il lui plaira : il nous sera tout, car en l’un et en l’autre nous ne voulons chercher que son bon plaisir, sans nous amuser à regarder le chemin par lequel il nous conduit.

8. L’âme simple bannit et ne veut point avoir tant de réflexions ni sur le passé ni sur l’avenir, ni même sur le présent; mais à chaque occasion, elle demande conseil à Dieu en élevant sa pensée à lui; car nous devons prendre toutes nos délices à traiter avec Notre-Seigneur, et devons être indifférentes que les siennes, en nous, soient de nous donner de la consolation ou désolation, des distractions, des peines ou travaux ; pourvu que son bon plaisir s’accomplisse, il nous doit suffire.

9. Une fille ne serait pas simple, qui aurait son extérieur bien composé et tout son intérieur dissipé, ni celle qui ferait toutes ses actions pour les yeux des créatures et non pour Dieu seul, qui est et doit être l’unique objet de l’âme simple, laquelle ne prétend, en tout ce qu’elle fait, que l’accomplissement du bon plaisir de Dieu. La simplicité forclôt toute subtilité et recherche de nous-mêmes, toute composition et multiplicité de pensées et d’actions inutiles. C’est une certaine candeur qui nous montre telle au dehors que nous sommes au dedans, éloignée de toute finesse, cachette et de toute équivoque. 476

10. Le cœur qui est parfaitement conforme aux volontés de Dieu peut dire qu’il a trouvé le moyen d’unir et ramasser toutes les vertus ; car, qu’est-ce que Dieu veut de nous, sinon que nous aimions et pratiquions l’humilité, la patience, la cha­rité, et toutes les autres vertus nécessaires à la sanctification ?

11. La vraie et solide vertu est de ne s’attacher qu’à Dieu, de ne vouloir que Dieu, de ne chercher que Dieu et de ne dé­pendre que de lui, et le servir constamment et persévéramment en quelque état qu’il nous mette, soit que nous soyons en prospérité ou en adversité, en consolation ou désolation, en santé ou en maladie, en sécheresse ou suavité, car le défaut de goût et de plaisir aux bonnes actions que nous faisons n’ôte point ni le pouvoir d’en faire, ni le mérite d’icelles ; au con­traire, elles sont plus agréables à Dieu lorsqu’il y a moins du nôtre, parce qu’alors nous agissons plus purement pour Dieu qui cache ses trésors dans l’abîme des tribulations.

12. Le fruit de la perfection chrétienne et religieuse est de s’abandonner toute à Dieu et de se reposer entre ses bras comme un enfant sans souci. Non, ma fille, n’appréhendez ja­mais rien et n’occupez pas votre esprit aux réflexions, quelques bonnes apparences qu’elles puissent avoir; faites avec fidélité ce que Dieu vous présentera en chaque moment et lui laissez le soin du reste : cette pratique vous apportera une grande paix et liberté d’esprit.

13. Toute notre vie et nos exercices étant pour l’exalta­tion de la sainte Église, le salut du prochain et notre union avec Dieu, il ne se faut pas mettre en peine de faire aujourd’hui ce que nous faisons pour la sainte Église, et demain pour les infidèles, ni moins dresser nos intentions pour faire chaque exercice pour ceci ou cela; non, mes chères filles, contentez-477 vous des exercices qui nous sont marqués, et faites-les bien sans vous en imposer de nouveaux et extraordinaires. L’esprit hu­main est tant amoureux de ces inventions que c’est chose étrange ; croyez-moi, faisons ce qui nous est marqué et qui nous a été enseigné par notre Bienheureux Père, et nous satisferons assez à l’obligation que nous avons d’aider par prières et bonnes œuvres la sainte Église et le salut du prochain.

14. Cette diversité d’état intérieur où vous vous trouvez est excellente, car cela tient l’âme plus dépouillée et plus sain­tement unie à son Dieu, en quoi consiste tout notre bonheur. Je vois aussi que les souffrances ne vous manquent pas : tenez cela pour une nouvelle grâce, car c’est le creuset dans lequel Notre-Seigneur vous épurera entièrement. Toute votre corres­pondance intérieure ne doit être que simplicité et délaissement; et l’extérieure, humilité, douceur et suavité.

15. L’âme qui aime sa perfection d’un amour sincère ne doit point désirer ceci ou cela, quelque saint qu’il soit, mais recueillir et unir tous ses désirs dans la seule volonté de Dieu, parce qu’il y a bien plus de perfection et de sainteté à dire de grand cœur avec saint Paul : Seigneur, que voulez-vous que je fasse? qu’à faire des miracles, à être ravie en extase, et à se voir élevée jusqu’au troisième ciel. Il n’y a rien qui puisse mettre une âme en assurance, ou la rendre juste, que cette mort de la volonté propre. Tandis que l’âme manquera de le faire, qu’elle sache qu’en matière de perfection elle n’a fait aucun progrès considérable devant Dieu.

16. L’âme qui est vraiment simple et dévote ne s’appuie que sur le secours de la grâce, et demeure aussi étroitement unie à la volonté de Dieu dans la pauvreté que dans l’abon­dance, dans la désolation que dans la consolation. Dans tous 478 les événements cette âme se trouve également paisible et contente de Dieu, soit qu’il dispose de ses jours et de ses moments contre son gré ou selon ses inclinations : tout lui est indifférent, pourvu que le bon plaisir divin vive et règne en elle.

17. Retenez bien ceci : Allez à Dieu de bon cœur et de bonne foi, avec plus de simplicité que de subtilité. Dans les doutes raisonnables qui vous viendront sur quelques sujets considérables, demandez avis avant que de rien faire; mais pour le reste, où vous ne voyez rien d’opposé aux instructions qu’on vous a données, allez votre chemin avec l’intention résolue de plaire à Dieu, sans écouter vos craintes; car si vous y prêtiez une fois l’oreille, ce ne serait jamais fait.

18. En l’état d’impuissance, de ténèbres et de tentations, l’âme simple, à la façon de notre Bienheureux Père, se laisse très simplement à la merci de la divine miséricorde, par un simple acquiescement à tout ce que sa Bonté voudra faire d’elle, sans le vouloir même sentir ni en faire l’acte; ains avec la suprême pointe de l’esprit elle se borne à résister au mal en méprisant ce qu’il suggère, et garde ainsi la paix, se contentant de savoir que Dieu est son Dieu, et que rien ne lui arrivera qui ne parte de son Cœur adorable, infini en bonté, puissance et amour.

19. Les tentations servent d’aiguillon à la vertu : celles qui en sont travaillées doivent prendre des ailes de colombe et voler aux pertuis de la pierre angulaire, ès plaies de Jésus-Christ, se tenant là à recoi, sans regard, sans dispute, et sans répondre un seul mot. Bref, les vertus sont une chaîne mystique qui doit être tissue par la prudence, les voies de laquelle il faut demander à Dieu, comme notre Mère la sainte Église nous enseigne : mais pour la bien pratiquer, on doit mêler dix mille onces de simplicité avec une de prudence. 479

20. J’aime mieux que l’on se tienne simplement attentive à recevoir tout ce qui nous arrive de la main de Dieu, selon l’ordre que sa Providence nous présente les choses, que d’occuper continuellement son attention à choisir ce qui nous mortifie le plus. Mais s’il y a quelques rencontres [d]esquelles il faille choisir, alors il faut prendre ce qui répugne le plus; car, à mesure que nous nous vidons de nous-mêmes, Notre-Seigneur nous remplit de ses dons et de sa grâce.

21. Une seule chose est nécessaire, qui est d’avoir Dieu; plus nous le possédons nûment et simplement, plus nous sommes forts. Contentons-nous donc de le posséder par les saintes et invariables résolutions d’être toute sienne et de ne jamais l’offenser à notre escient : travaillons ainsi par la pointe de l’esprit, c’est-à-dire sans goût, sans plaisir, joie ni consolation, et cela vaudra mieux que si nous versions des larmes de suavité.

22. Une seule action de vertu, faite avec le seul motif de la foi nue et simple, vaut mieux que mille faites par les sentiments de Dieu. Notre chemin, c’est la croix; ne sommes-nous pas bienheureuses de cheminer avec notre saint Époux, la croix sur le dos, et dans le cœur le pur amour de sa sainte volonté?

23. O Dieu! que la simplicité est admirable, et qu’une âme qui marche simplement marche assurément! Quand il semble que tout est perdu, que tout est renversé sens dessus dessous, c’est alors qu’il faut, comme Abraham, espérer contre l’espérance, et se confier que Dieu pourvoira et aura soin de tout, et demeurer ainsi en paix et en repos dans la divine Providence de notre bon Père céleste.

24. Pour avoir la simplicité de vie, il faut être simple en 480 toutes choses, comme aussi en ses affections, volontés, inten­tions et prétentions. Dieu est le trésor de l’âme pure et fidèle; quand donc elle a trouvé son trésor, qu’elle en jouisse sans dé­sirer autre chose.

25. Plus les choses de Dieu sont simples, paisibles et éloignées des sentiments sensibles aux sens même intérieurs, plus elles sont excellentes.

26. La conversation des Épouses de Jésus-Christ doit être toute simple, tout innocente, toute pure et tout angélique, comme devant toujours être dans les cieux et avec Dieu même. Ainsi, à l’imitation des anges, une vraie religieuse ne doit respirer que pureté et simplicité, mais une simplicité qui ne vise qu’à contenter Dieu, et à dire en toute occasion : Dieu seul, Dieu seul !

27. La parfaite simplicité n’est autre que le pur amour qui ne peut rien souffrir dans le cœur qu’il possède qui ne soit pour Dieu, et l’âme qui en est vivement touchée n’adhère plus à la nature.

28. L’âme vraiment simple ne regarde que Dieu en tout ce qu’elle fait et se tient toute resserrée dans elle-même, pour s’appliquer à la seule fidélité de l’amour de son souverain Roi, par l’observance de ses devoirs, sans épancher ses désirs à chercher des moyens de faire plus que cela.

29. L’âme qui possède la parfaite simplicité croit ne rien faire, et, de cette manière, sa sainteté est cachée à ses yeux et à sa connaissance. Dieu seul la voit et se plaît dans cette divine simplicité, par laquelle elle ravit son Cœur, en s’unissant à Lui par un amour tout pur, tout simple et tout fidèle. Une telle âme 481 jouit d’une paix toujours tranquille ; elle peut dire qu’elle est libre pour s’élever au-dessus de soi, par la possession de l’union divine.

30. C’est une chose inimaginable que l’amour dont la souveraine Bonté entoure les âmes simples qui se donnent et se complaisent à sa merci, et qui n’ont point de plus grand souhait que de faire tout ce qu’elles peuvent et pensent être agréable à ce bon Dieu, lui laissant le soin de tout ce qui les concerne pour en faire au temps et à l’éternité selon son bon plaisir.

.ESPRIT DE L’INSTITUT

1er DÉCEMBRE. L’esprit de l’Institut n’est autre que celui de Notre–Seigneur, vraiment humble, vraiment simple, droit, sincère et joyeux dans la sainte innocence et liberté. Il n’y a que les humbles qui glorifient et honorent Dieu comme il faut, parce que, reconnaissant que d’eux-mêmes ils ne sont rien, ne peuvent rien de bon, ils rendent à Dieu la gloire et l’honneur de tout ce qu’ils font de bien, connaissant et confessant qu’il est la source et l’origine de toutes grâces et vertus, et Dieu se plaît de faire de grandes choses par les âmes humbles et vrai­ment humbles de cœur.

2. L’esprit de notre Congrégation est un esprit de dou­ceur, de petitesse, de simplicité et pauvreté; il ne s’en faut point départir, ains y assujettir tellement nos inclinations, qu’elles nous portent même au mépris du monde et de nos 482 propres intérêts, et que la douceur et l’humilité surnagent toujours entre nos paroles et actions, par une affabilité généreuse, sans composition ni affectation, et pour cela il ne faut qu’être humble et naïve.

3. Les desseins de Dieu, en établissant la Visitation, ont été que nous fussions petites et véritablement humbles. Si nous ne sommes telles, nous anéantirons les desseins de son Cœur amoureux, et nous privera des grâces qu’il nous a destinées, si nous ne correspondons par l’amour de la bassesse. Ainsi, quand le monde nous méprisera, ne nous contentons pas de recevoir ce mépris comme gage très-aimable de la bonté et Providence divine, mais encore comme chose très-convenable et très-propre à notre petitesse.

4. Nous devons regarder l’éclat de notre Institut et l’estime que l’on en fait, non en nous, mais en celui duquel Dieu nous a fait naître et d’où il provient, et ne nous jamais départir, pour tout l’éclat du monde, de l’amour de notre petitesse, vileté et abjection.

5. C’est une chose grandement mauvaise en une religieuse de la Visitation, que l’amour de sa propre réputation et la crainte que quelques grains d’icelle ne nous en soient ôtés, parce que cela prouve un manque d’abandon à la Providence de Dieu, sans la permission de laquelle rien ne nous saurait arriver. L’essence de l’humilité consiste à avoir une volonté entièrement soumise à la volonté de Dieu.

6. Toutes les filles de la Visitation sont obligées, par leur vocation, de chercher en toutes occasions leur humiliation et abjection, car Dieu ne favorise que les humbles et ceux qui se confient entièrement en lui. La plus grande abjection et vileté 483 qui puisse être en une âme après le péché, c’est d’être sans vertus.

7. Il ne faut point nous exalter ni louer au-dessus des autres (Ordres), ni même à l’égal des autres, mais confesser franchement que la Visitation est, en sa naissance, des dernières en l’Église de Dieu, aussi n’y est-elle que comme une petite violette de mars, qui n’a nul éclat en sa couleur, mais qui ne cesse et ne cessera jamais, Dieu aidant, de rendre une très suave et agréable odeur à son divin Créateur, tandis qu’elle demeurera dans la connaissance et amour de sa bassesse et abjection.

8. La vraie dévotion des filles de cet Institut consiste dans cet esprit de force et de générosité qui nous fait opérer selon l’esprit de la grâce, nous faisant puissamment mortifier toutes nos tendretés, nos humeurs, passions et inclinations, et qui nous rend constantes et fidèles parmi les dégoûts, sécheresses, tentations et répugnances, afin de faire régner la raison et la volonté de Dieu au-dessus de tout cela.

9. La perfection solide et puissante que Dieu requiert de nous, c’est une patience exercée parmi les injures, souffrances et contradictions ; une humilité vraie et profonde pratiquée parmi les humiliations, abjections et mépris; une douceur et égalité d’humeur dans l’inégalité des sentiments, des événements, multitude d’affaires et tracas ; une obéissance prompte et simple accomplie parmi les répugnances, dégoûts et difficultés, et ainsi des autres vertus.

10. Notre Bienheureux Père disait que le grand moyen de prendre l’esprit de notre vocation était de bien pratiquer les instructions qui sont en icelle, et vous savez que les principales 484 sont l’humilité, l’anéantissement de soi-même, et la sainte simplicité, qui retranche toutes sortes de vanités et propres recherches de satisfactions de soi-même. Si vous pratiquez bien cette sainte vertu d’humilité, elle paraîtra en toutes vos actions et paroles ; et surtout je vous désire, mes chères Filles, la simplicité qui est l’ornement des Filles de la Visitation ; car, pour vous dire ce petit mot en passant, je souhaite que ces saintes vertus reluisent en nos esprits, paroles et actions, et qu’il n’y ait rien qui ressente le bien dire, le bien écrire, le bien parler, et telles autres choses bien polies; voire, je désire que nous paraissions plutôt grossières en toutes ces choses-là, que gentilles d’esprit.

11. J’estime grandement la pratique intérieure des vertus qui ne sont connues que de Dieu ; ce sont les meilleures pour nous, qui devons être toutes cachées aux yeux du monde c’est en cet amour intérieur seul et en la parfaite douceur et simplicité que nous devons exceller, c’est-à-dire nous approfondir de plus en plus en notre petitesse, et en l’anéantissement de notre propre jugement et volonté, et enfin de tout ce qui nous est propre.

12. Si Dieu veut que nous demeurions douces, tranquilles et toutes soumises à sa volonté; que nous soyions des plus petites et humbles religieuses de son Église, qui nous peut mieux servir à cela que les mépris qui ne nous manquent pas, et qui n’ont jamais manqué aux commencements des plus saintes Institutions? Rien ne doit être plus cher; n’est-ce pas notre esprit que d’aimer les mépris et la bassesse?

13. Ce que je désire spécialement aux Filles de cette petite Congrégation, c’est une grande fidélité pour servir amoureusement notre bon Dieu, par l’exacte observance de toutes 485 les choses de l’Institut, une douceur cordiale pour aider et supporter le prochain suavement, et une entière dépendance en la conduite de la divine Providence sur nous et sur toutes choses, nous unissant amoureusement à la volonté de son bon plaisir dans tous les événements, et cette pratique nous sera d’autant plus utile, qu’elle nous conduira au sacré recueillement et à la familiarité avec Dieu.

14. C’est une grande perfection de se tenir dans une grande bassesse et dans cette pratique de la véritable humilité. Notre Bienheureux Père dit que les Filles de la Visitation sont appelées à la plus haute perfection qui se puisse trouver ici-bas, parce que l’Institut les porte à la plus profonde humilité et anéantissement qui se puissent pratiquer. Cette vertu en est l’âme et la vie.

15. Tenons-nous amoureusement cachées sous les larges feuilles de notre petitesse et abjection, et à ne vouloir paraître en chose aucune. C’était le grand sentiment de notre saint Fondateur, que nous fussions grandement amoureuses de notre petitesse, et pour cela il nous donne ce saint document de parler toujours bassement de notre Congrégation, sans exagération de louanges, sans comparaison aux autres Ordres.

16. L’esprit de la Visitation est d’une haute perfection, laquelle est d’autant plus excellente qu’elle est plus intime; ce n’est autre chose qu’une mort de la nature, pour établir solidement le règne de la grâce, et voilà une perfection d’amour à quoi nous devons tendre, en s’adonnant à la perpétuelle observance de ces règles.

17. Vous savez bien que la perfection de la Visitation 486 n’est pas fondée sur des choses extraordinaires, mais sur des solides et vraies vertus : la profonde humilité, la douce charité, le cordial support, la prompte et simple obéissance, la sincé­rité envers les supérieurs, la franche accusation de ses fautes, la suave et douce conversation, et l’attention à la présence de Dieu.

18. Tant que l’union, le recueillement et la simplicité régneront dans l’Institut, tout ira fort bien. Pourvu que nous nous tenions bien petites, Dieu ne manquera pas de se glorifier en notre bassesse; je crains tant la perte de cet esprit, et que nous n’aimions que le haut bout à l’avenir, que je me voudrais fondre pour empêcher ce mal.

19. Je demande incessamment à Notre Seigneur, de toutes les forces de mon âme, la vraie grandeur pour les Filles de la Visitation, qui est la très sainte petitesse et le vrai anéantissement, et rien de tout ce que le monde estime grand et éclatant. Que vos affections se tiennent dans l’In­stitut, car tout y est, je dis tous les plus excellents moyens de la perfection. Dieu nous fasse la grâce de ne les point chercher ailleurs; c’est ce qui remplira vos cœurs de son saint amour.

20. Si nous savions l’humilité que Dieu requiert des Filles de la Visitation, et combien les âmes qui s’élèvent et font parade de vanité contrarient l’esprit de Dieu, nous deman­derions que le feu du ciel pût consumer celles qui y contre­viendraient.

Je voudrais pouvoir graver cette maxime de mon sang, qui maintiendra, si elle est observée, tout l’Institut en union et conformité.

21. Plût à Dieu que l’on me perçât les lèvres d’un fer 487 rouge, et qu’à jamais la bouche des Filles de cette Congréga­tion fût fermée à la moindre parole contre l’humilité, rien n’étant plus capable d’abréger mes jours que de voir la vanité entre elles!

22. Ne nous réjouissons nullement des bons accueils qu’on fait à notre Institut ; mais humilions-nous et en glorifions Dieu ; car être vraie Fille de SAINTE-MARIE c’est estimer le mépris et mépriser l’honneur. Hors l’humilité solide, il n’y a que des ombres et simples images de vertu.

23. Ce que nous devons ambitionner, c’est l’humilité et l’amour de notre propre abjection. Je supplie toutes nos chères Sœurs de mettre leur unique gloire et satisfaction en cela, et d’avoir toujours devant les yeux ce que notre Bienheureux Père a tant de fois dit, que pendant que nous conserverions l’affec­tion à la petitesse et abjection, les bénédictions de Dieu abon­deraient sur nous, et que sitôt que nous nous élèverions par­dessus les autres, les grâces cesseraient.

24. Si nous lisions et pratiquions fidèlement nos règles, que nous serions heureuses ! Elles nous guériraient de tout. C’est notre voie : cheminons-y sans nous en détourner, quelques difficultés qui nous puissent arriver. Si nous cherchions bien dans ce petit livret, nous y trouverions tous les re­mèdes.

25. Oh ! que bienheureuse est l’âme qui peut dire en vérité à Dieu : Vous savez que tous les manquements que je fais contre ma règle, c’est par pure faiblesse et infirmité, et non volontairement, car c’est chose assurée que ces manquements-là ne nous feront pas grand mal. Mais une âme qui en ferait volontairement et fréquemment, quoique légers, je vous assure 488 qu’elle serait en disposition de faire de grandes fautes, si elle en avait l’occasion.

26. Notre excellence est de voir la volonté de Dieu en toutes choses et de la suivre. Cette vie cachée nous conduit à l’union divine, à la séparation de toutes les choses créées, et à une parfaite pureté de cœur qui plaît infiniment à Dieu. Sa Bonté ne nous a ainsi cachées au monde que pour nous faire vivre de lui et en lui.

27. Pour avoir la perfection que Dieu demande de nous en notre vocation, il faut être parfaitement mortifiée de corps, de cœur et d’esprit, ne chercher plus ses propres intérêts, se perdre entièrement soi-même et ne rien vouloir que Dieu seul.

28. Enfin, l’esprit de l’Institut est un esprit droit, épuré, sincère esprit qui ne cherche que Dieu, qui tend perpétuellement à l’union de son âme avec Dieu, qui est indépendant de toutes choses hors de Dieu et de son bon plaisir, qui vit par-dessus soi-même, qui ne vit qu’en Dieu, qui aime Dieu et le prochain, qui ne s’amuse point à tant de niaiseries de vouloir être aimée, caressée, estimée.

Bref, la perfection intérieure de laquelle nous faisons profession, et qui nous doit être en singulière recommandation, consiste en la pratique exacte du dernier document que notre Bienheureux Père nous a laissé et inculqué mille et mille fois par ses paroles et par ses écrits : Ne demandez rien, ne refusez rien.

29. Si les Sœurs de notre Congrégation sont bien humbles et bien fidèles à Dieu, elles auront le CŒUR DE Jisus, leur Époux crucifié, pour demeure et séjour en ce monde et son palais céleste pour habitation éternelle.

30. J’ai eu une lumière d’esprit fort grande, que sa divine Bonté accordait à ce cher Institut un grand don de vie intérieure, cachée et souffrante amoureusement avec Jésus en croix, mais que les grâces préparées aux âmes fidèles seraient, comme les grâces du Fils de Dieu (à proportion de notre néant), cachées en Dieu, et leur manifestation pour l’éternité. Enfin c’est mon sentiment, comme c’était aussi celui de notre Bienheureux Père, que Dieu voulait que les Filles de cette Congrégation fussent les adoratrices et imitatrices des bassesses de son divin Fils et de sa vie parfaite, intérieurement toute cachée en Dieu et toute commune devant le monde.

31. En somme, on ne saurait mieux définir l’esprit de l’Institut qu’en rappelant ces paroles qui résument celles de notre Bienheureux Père : « Les Religieuses de la Visitation qui seront si heureuses que d’observer leurs règles fidèlement, pourront véritablement porter le nom de FILLES ÉVANGÉLIQUES, établies particulièrement en ce dernier siècle pour être les imitatrices des deux plus chères vertus du SACRÉ CŒUR du Verbe incarné, la douceur et l’humilité, qui sont comme la base et le fondement de leur Ordre, et leur donnent ce privilège particulier et cette grâce incomparable de porter la qualité de FILLES DU CŒUR DE Jésus. »

[…]










































.Marie des Vallées, Choix







La Vie Admirable



Choix établi et présenté

par Dominique et Murielle Tronc







Arfuyen







Préface



« Je vous crucifierais, dit-elle au Seigneur, je frapperais à grands coups de marteau sur les clous, je vous mettrais même en Enfer, si la Divine Volonté me l’ordonnait ». Voilà qui est parler, et que nous sommes loin des timides façons du christianisme ordinaire ! … Que cette sainte me plaît. Elle parle à Dieu presque d’égal à égal, et elle a l’air d’avoir perdu la tête au moment où son bon sens de paysanne est le plus fort »149.



Marie des Vallées (1590-1656), exerça une profonde influence sur le cercle mystique normand, auquel appartenaient Jean de Bernières (1602-1659) et son jeune associé Jacques Bertot, la mère fondatrice Catherine de Bar, François de Montmorency-Laval futur évêque de Québec, saint Jean Eudes, le baron de Renty... Certains membres du cercle de l’Ermitage de Caen allaient chaque année passer plusieurs jours auprès de « la sainte de Coutances », lui faisant part de leurs difficultés les plus intimes.

Son souvenir resta présent chez leurs successeurs et l’on se recueillit longtemps sur sa tombe. Ce réseau mystique s’étendit jusqu’à Paris et pénétra la Cour peu après le milieu du XVIIe siècle par l’intermédiaire de M. Bertot ; et Mme Guyon, qui s’y rattache, écrit à la fin du siècle au fidèle duc de Chevreuse :

« …pour Sœur Marie des Vallées, les miracles qu’elle a fait depuis sa mort et qu’elle fait encore en faveur des personnes qui l’ont persécutée, la justifient assez. C’est une grande sainte et qui s’était livrée en sacrifice pour le salut de bien des gens. Elle était très innocente, l’on ne l’a jamais crue dans le désordre mais bien obsédée et même possédée, mais cela ne fait rien à la chose »150.

Cette confidence résume une vision juste d’une mystique par une autre : l’« innocente » servante, obsédée par la crainte, voire la conviction d’être possédée, à une période où l’on brûle les sorcières par milliers, s’est jetée sans réserve à Dieu. Elle s’est aussi dangereusement « livrée en sacrifice » pour le rachat de ses persécuteurs. Ce don a renforcé des épreuves à l’issue incertaine. On apprécie mieux aujourd’hui le risque d’une telle offrande à porter le mal d’autrui. Le jeune jésuite Surin arrive à Loudun en 1634, l’année où Marie émerge du « mal de douze ans » et va de même entreprendre un étrange voyage intérieur151.

« Cela ne fait rien à la chose » ? En effet la sainte servante parvient à un état spirituel permanent qui lui permet de venir en aide à ses visiteurs. L’un d’entre eux, (le futur saint) Jean Eudes, note soigneusement ses « dits ». Son texte est resté dans l’ombre, en vue de le préserver pour permettre sa canonisation, car il fut pris à partie dans une méchante querelle où l’on chercha à le discréditer en rapportant sa dépendance envers la « sœur Marie ».

Signe de vénération, une copie du texte accompagna Monseigneur de Laval au Canada, sur une coquille en bois, dans les conditions aventureuses d’une des traversées maritimes si bien décrites par Marie de l’Incarnation. Redécouvert, le manuscrit revient en France deux siècles plus tard, cette fois sur un bateau en fer. Ayant ainsi traversé avec succès deux fois l’océan, il repose aujourd’hui aux archives eudistes de Paris : cette Vie admirable mérite enfin d’être reconnue. Nous faisons suivre des extraits, qui forment la plus grande partie de ce petit volume, par un bref aperçu des Conseils d’une grande servante de Dieu, oublié, lui aussi, au sein d’un recueil mystique publié tardivement152. Ce bref résumé de la voie mystique vécue dans toute son exigence jette un éclairage vivant sur les entretiens par lesquels la sœur Marie, âgée, rayonnait sur ses visiteurs.

Marie fut ainsi « sauvée » et authentifiée deux fois et dans deux directions différentes : par le premier évêque de Québec, qui emporta de France le manuscrit de la Vie admirable rédigé par Jean Eudes ; puis près d’Amsterdam, par l’éditeur protestant des œuvres de M. Bertot où sont inclut les Conseils.

Certaines pages paraissent aujourd’hui étranges parce qu’elles mettent en évidence l’esprit du temps vécu par une fille de la campagne normande qui a traversé des épreuves intimes extrêmes et se croit possédée, suivant en cela l’opinion de ses proches. Mais le témoignage pénètre plus profond, car sœur Marie atteint le cœur de la vie mystique. Elle se révèle positive et moins portée à la crédulité que certaines des figures religieuses de son époque. Elle présente une « figure de résistante » qui surmonte toute épreuve. En ce qui concerne la forme, la véracité d’une nuit mystique est restituée sur un mode très coloré, souvent proche de celui des visionnaires du Moyen Age. S’en détachent des « songes » de toute beauté.

Le témoignage est admirable par la trajectoire héroïque dans et par une passiveté qui sortira victorieuse du bourbier des sens. Ses « dits » sont à comparer, par leur droiture devant la grandeur divine, à ceux de la grande Catherine de Gênes. De multiples dialogues magnifiques dans leur profondeur transcendent le ciment d’un rapporteur trop sensible aux rites de la piété d’antan. Nous les avons dégagés de leur gangue pour les présenter ici.

Il s’agit bien d’une œuvre maîtresse dont le mérite est de traduire l’élan « implacable » nécessaire à l’achèvement du chemin mystique153. L’appel, qui reste à vivre aujourd’hui sous des formes qui ont évoluées, témoigne d’un Invariant qui transcende époques et croyances. Achevons par un bref aperçu biographique :



La sainte de Coutances

Marie des Vallées naît dans un village de Basse Normandie de parents pauvres. Orpheline de père à douze ans, elle devient servante. Demandée en mariage, elle refuse et se trouve victime, au plan du vécu psychologique, d’un sort jeté sur elle. On la conduit à Rouen auprès de l’archevêque pour des exorcismes solennels :

« On lui fit faire fort souvent des choses fort pénibles, comme lorsqu’on lui ordonna d’apporter un réchaud plein de feu dans lequel on lui faisait mettre quantité de soufre mêlé avec de la rüe hachée menue, et qu’on lui commanda de tenir sa bouche ouverte sur le réchaud pour recevoir la fumée qui en sortait et lors qu’on lui faisait boire des douze verres d’eau bénite tout de suite ».

La rüe, plante médicinale d’un goût âcre et amer, à l’odeur très persistante, était en effet utilisée contre les ensorcellements.

« Ensuite de quoi elle fut rasée partout. Ce qui se fit le matin, et l’après-midi, il vint six ou sept des messieurs du Parlement avec des médecins et des chirurgiens en la présence desquelles elle fut dépouillée pour la seconde fois ; et ce fut alors qu’elle fut piquée par tout le corps avec des aiguilles et des alènes »154.

L’absence de douleur était un signe suspect : telle était la pratique d’époque des procès en sorcellerie. Rouen héritait d’une Inquisition rodée. Après six mois de prison vécus dans des conditions atroces, elle est déclarée vertueuse et devient servante au service de l’évêché de Coutances. Elle se croit toujours possédée, car « à son époque, dans le contexte de la polémique avec les protestants, mettre en doute la réalité d’une possession pouvait être interprété comme un manque de foi 155 ». On devine l’effet pervers qui peut s’ensuivre.

A vingt-cinq ans, le 8 décembre 1615, elle accepte héroïquement un « échange de volonté » (ce qui peut être comparé à la prise en charge par Surin d’âmes en perte). Trop volontaire, elle vit le désespoir des damnés qui sont les objets de « l’Ire de Dieu » et connaît deux épisodes terribles qu’elle nomme « l’Enfer » (1617-1619) et « le Mal de douze ans » (1622-1634) 156 : « Elle dit qu’une des plus grandes peines des damnés, c’est l’ennui qui est si grand que les heures leur semblaient des siècles ». (V 2.4 157)

Sortant lentement de cette nuit, elle vivra encore vingt-deux années. Sur ordre de l’évêque, le père Eudes l’exorcise « en grec » en 1641. Puis elle deviendra la conseillère d’un grand nombre de visiteurs. Ainsi « l’an 1653, au mois de juin, quelques personnes de piété étant venues voir la sœur Marie pour la consulter sur plusieurs difficultés qu’ils avaient touchant la voie par laquelle Dieu les faisait marcher, qui était une voie de contemplation, ils demeurèrent quinze jours à Coutances, la voyant tous les jours et conférant avec elle sur ce sujet, deux, trois, quatre, et quelquefois cinq heures par jour. » 

D’une grande sagesse, elle évoque pour eux la diversité des chemins spirituels :

« Ce n’est pas à nous de choisir cette voie et nous ne devons pas y entrer de nous-mêmes et par notre mouvement. C’est à Dieu de la choisir pour nous et nous y faire entrer. On n’en doit parler à personne pour la leur enseigner car si on y fait entrer des personnes qui n’y soient point attirées de Dieu, on les met en danger et grand péril de s’égarer et de se perdre […] Il ne faut point s’imaginer qu’il n’y ait que ce chemin qui conduise à l’anéantissement de nous-mêmes et à la perfection. Les uns y vont par la contemplation, les autres par l’action, les autres par les croix, les autres par d’autres chemins. Chaque âme a sa voie particulière. »

« Comme ils voulaient continuer à lui parler, elle leur dit : La porte est fermée, je n’entends plus rien à ce que vous me dites. »158, faisant ainsi écho à un Ruusbroec (1293-1381) qui renvoyait parfois ses visiteurs lorsqu’il sentait la grâce d’inspiration absente.

Les dits que l’on va aborder utilisent des images vives, voire luxuriantes. Ils traduisent une culture visuelle typique de qui n’est pas intellectuel, en utilisant la représentation médiévale du monde qui perdure dans les campagnes. Ces images demeurent ici très bien organisées et veulent assurer la fonction enseignante de paraboles mystiques.

Hors image, le dit demeure sobre, une « flèche de feu » comme chez Catherine de Gênes - sûr indice de la véritable vie mystique opposée à la seule imagination visionnaire : si la « sœur Marie » rapporte un songe c’est pour l’interpréter allégoriquement en vue d’un enseignement spirituel. Et ses réactions vis-à-vis de clercs, ses interactions sociales, etc., révèlent un solide bon sens et même un sens souvent critique : ne travaille-t-elle pas pour venir en aide aux ensorcelés de toutes origines ?

La vie admirable159.



Possession160

Lorsqu’il demeura constant que la sœur Marie était possédée des malins esprits et qu’elle vint à le savoir161, elle commença, par le raisonnement du Saint Esprit, à parler ainsi en soi-même :

« Pourquoi est-ce que je suis possédée ? D’où vient cela ? Je suis bien certaine que je ne me suis pas donnée à l’esprit malin. Je suis bien assurée que mes parents ne m’y ont pas donnée, car je ne leur en ai jamais donné le sujet. C’est donc que Dieu l’a voulu ainsi, oui sans doute. […] Mais il me faut bien prendre garde à ce que je dois faire pour plaire à Dieu et pour me sauver en l’état où je suis. Me voici entre les mains de l’Église, laquelle n’a point d’autre intention que de me délivrer des démons, si c’est la volonté de Dieu. Que faut-il que je fasse de mon côté ? Il faut que j’obéisse promptement et exactement à tout ce que l’Église me commandera, sans examiner ce qui me sera ordonné et sans me plaindre jamais des choses qui me seront commandées, pour difficiles qu’elles puissent être. »

Rêve de l’Enfer. Sa miséricorde162.

Elle se trouva en esprit enfermé un espace de temps dans une salle où il n’y avait aucune ouverture, par conséquent ni porte, ni fenêtre, et au milieu était l’embouchure de l’enfer, c’est-à-dire un gouffre et un abîme au fond duquel elle voyait le feu de l’enfer. La voilà saisie d’une frayeur et d’une angoisse extrême ; elle crie à Notre Dame : « Hélas ! où sommes-nous ? »

Notre Dame se rit et témoigne qu’elle est bien aise de la voir là et dit : « Je vous y ai mise mais je ne vous en retirerai pas. »

Les frayeurs continuaient, lesquelles pourtant ne paraissaient que dans la maison où elle était. Chaque jour le lieu où elle était fondait peu à peu sous ses pieds, et le puits de l’abîme s’augmentait jusqu’à tant qu’il n’était qu’un petit rebord qui était à la muraille et une petite pièce de bois percée à jour et détachée de la paroi, à laquelle elle passait son bras pour s’empêcher de tomber dans l’abîme.

Elle criait à Notre Dame : « Est-ce là le chef-d’œuvre de votre puissance ! Quelle cruauté ! Ah ! Je ne puis plus demeurer en cet état. » Enfin quand tout fut fondu sous ses pieds, elle se trouva délivrée. Cela représente l’état malheureux des sorciers, ils sont à présent dans l’état du péché sans en pouvoir sortir, si ce n’est par miracle, tellement que mourir pour eux et tomber en enfer c’est la même chose. Et cette peine qu’elle endurait était pour obtenir de Dieu la conversion des sorciers.

*

Une autre fois comme elle priait pour une pauvre femme ensorcelée, qu’il plut à Notre Seigneur et à Notre Dame la délivrer, il lui fut dit : « Représentez-vous une mère qui a deux enfants malades, l’un n’est malade que d’une fluxion qui lui découle du cerveau et lui cause de grandes incommodités, le médecin lui baille une médecine qui le guérira absolument. Il n’a qu’à souffrir les tranchées163 de la médecine. L’autre est malade d’une grosse fièvre qui lui ôte la raison et le jugement. Il n’a que les paroles et les actions d’un désespéré. Le médecin le regarde comme ne voyant aucune disposition en lui de se servir d’aucun remède et n’y attend que la mort, si Dieu n’y fait un miracle de Sa miséricorde. Le premier est malade par ignorance et fragilité qui procède du péché d’Adam comme du chef, et celui-ci est en état de salut, et partant, il ne faut point s’inquiéter pour lui. Telle est cette pauvre femme. Le second est transformé en diable. Il n’a point d’autre volonté et d’autre intention que celle du diable, et tout ce qu’il fait, c’est pour lui plaire. Celui-là représente les sorciers. » Notre Seigneur ajoute : « Voyez lequel des deux est le plus malade et le plus digne de compassion. » Il dit encore : « Il faut tarir la fontaine, et il n’y aura plus de ruisseau. Il faut convertir les sorciers, et il n’y aura plus de sortilège. »



Une descente en Enfer164.

La sœur Marie […] pria instamment Notre Seigneur qu’Il fît en sorte que les maléfices que les sorciers devaient jeter sur d’autres filles, tombassent sur elle, afin de les en préserver.

« Parce que, disait-elle, me voici entre les mains de l’Église qui m’en délivre par le moyen des exorcismes et des prières qu’elle fait pour moi. » Deux mois ou environ après cette prière, un jour qu’elle ne se souvenait plus de l’avoir faite, Notre Seigneur lui parla en cette façon :

« Voici bien des gens qui vous apportent des présents et qui s’appauvrissent pour vous enrichir.

- Je n’ai que faire de leur présent, dit-elle, ni de leurs richesses ; Vous m’êtes suffisant. Je ne veux rien que vous : mais prenez-les, Vous, les présents en paiement de ce qu’ils Vous doivent.

- Ce n’est pas paiement que cela, dit Notre Seigneur, ils ont mérité des peines éternelles. » Et en disant cela, Il lui fit connaître que ces gens étaient des sorciers qui venaient à elle pour lui jeter des sortilèges et qui s’appauvrissaient par les péchés qu’ils commettaient pour l’enrichir par les souffrances qu’ils lui faisaient porter. Alors toute embrasée du feu céleste de cet amour divin qui est fort comme la mort et inexorable comme l’enfer, elle dit à Notre Seigneur :

« Ils ont mérité, dites-vous, des peines éternelles ; je m’offre à vous pour les souffrir en temps afin qu’ils en soient délivrés pour l’éternité.

- Mais ils ont mérité l’Ire de Dieu, » ajouta Notre Seigneur.

- « Je la porterai bien aussi, répartit-elle, et mille enfers, s’il en est besoin afin que vous leur fassiez miséricorde.

- Oh ! Tu ne sais ce que tu demandes, dit le Fils de Dieu.

- Pardonnez-moi, répondit-elle ; je sais bien ce que je demande, je demande mes frères qui se perdent. J’ai une connaissance certaine que Vous cherchez quelqu’un qui veuille souffrir pour eux les peines d’enfer et l’Ire de Dieu, afin de leur donner l’éternité - car je voyais tous les jours l’Amour divin qui cherchait quelqu’un pour cela - Me voilà ! Prenez-moi ! »

Mais d’abord Notre Seigneur la rebutait comme en la méprisant, mais tant plus Il la méprisait, tant plus elle s’offrait à Lui et Le priait avec plus de ferveur de l’accepter :

« Oh ! disait-elle, si vous saviez le très grand désir que j’ai de souffrir, vous ne diriez pas que je ne sais ce que je demande. Je crains bien que vous n’ayez pas assez de tourments à me donner. »

En ce temps-là, étant un jour dans la chapelle de l’évêché, elle vit en esprit les bons anges des sorciers et elle les entendait pleurant et disant : «C’est grande pitié de voir tant d’âmes qui se perdent : il faudrait dire à leur intention les sept Psaumes pénitentiaux. » Elle sut peu après que par les sept Psaumes, il fallait entendre les peines d’enfer qu’elle devait souffrir. Ensuite de cela, elle continua environ deux ans à prier Dieu avec toutes les instances possibles, qu’Il lui fît souffrir les peines d’enfer, afin d’en préserver les sorciers et pour obtenir ce qu’elle demandait, elle suppliait les saints de prier avec elle et faisait d’étranges pénitences : le tout pourtant, par l’ordre de la divine Volonté, quittant entièrement les linges, se ceignant d’une ceinture de crin portant un cilice, ne mangeant que du pain et ne buvant que de l’eau.

Un jour qu’elle priait avec une grande ferveur pour impétrer de Dieu la grâce susdite touchant les peines de l’enfer, une flamme de feu descendit du ciel sur sa tête en signe qu’elle était exaucée : ce qui fut aperçu par deux hommes dignes de foi165 qui étaient présents et qui l’ont ainsi attesté. Ensuite de quoi elle sentit son cœur embrasé d’un désir très véhément de souffrir les peines susdites.

Sur la fin de ses deux ans166, elle fut huit jours dans de grandes consolations, ensuite de quoi, un jour, comme elle mangeait son petit morceau de pain au retour d’un petit pèlerinage qu’elle venait de faire, lassée de fatigue qu’elle était selon les sens, elle commença à dire en soi-même : « Encore s’il m’était permis d’avoir quelque petit rafraîchissement avec mon pain. »

Elle entendit une voix qui lui dit en esprit d’un ton et d’un accent terribles : « Ce n’est pas tout, il faut bien passer outre, il faut mourir aujourd’hui et descendre en enfer. » Ce qui l’épouvanta étrangement, car alors il ne lui souvenait point du tout ce qu’elle avait demandé à Dieu sur ce sujet.

Elle dit ce qu’elle avait entendu aux ecclésiastiques qui avaient soin d’elle et qui étaient présents, lesquels la voulaient consoler, lui disant que cela ne serait pas : « Si, dit-elle, cela sera : il faut mourir et descendre en enfer, car cela m’a été dit si fortement et en une manière si certaine, que je n’en puis douter. Mais pourtant aidez-moi à prier Dieu qu’Il me donne quelque temps pour faire pénitence. » En disant cela, elle souffrait les angoisses d’une âme qui va être damnée : tout cela dura bien trois heures ou environ. Là-dessus, ils se mettent en prières et elle aussi.

À la fin de la prière, il lui sembla qu’on lui tirait un rideau noir et obscur qui cachait celui qui lui avait prononcé cette horrible sentence, qui était Notre Seigneur, lequel lui dit d’une voix aussi douce et aimable comme la précédente était épouvantable : « Allez, c’est moi qui vous y envoie ! » À cette parole la voilà remplie d’un courage et d’une force si grande qu’il lui semblait qu’elle était capable de porter les tourments de mille enfers. En même temps, elle se trouva d’esprit en enfer, où elle vit les tourments effroyables des damnés et entendit leurs cris et leurs blasphèmes. Néanmoins les trois premiers jours elle ne souffrait rien, mais elle allait et venait en esprit de la terre en enfer et de l’enfer sur la terre, et étant en enfer elle entendit les damnés qui disaient entre eux : « Qui est cette âme qui vient en enfer, et qui en sort aussi ? Nous n’avions jamais vu rien de semblable. » Et là-dessus ils vomissaient mille malédictions contre elle167.

Au bout de trois jours, les diables s’assemblèrent en enfer et amenèrent au milieu d’eux une monstrueuse bête d’une grandeur énorme et d’une laideur épouvantable qu’ils tirèrent du fond de l’abîme. Elle fut présentée devant ce monstre et les démons commencèrent à l’accuser de tous les crimes des sorciers. Cependant elle ne faisait autre chose que de dire : « Dieu véritable, vous savez qu’ils ne disent pas vrai et que je n’ai rien fait de tout cela. » Nonobstant les esprits malins insistent à l’accuser et dire qu’on la leur bâille pour prendre sur elle la satisfaction et le paiement des peines dues à tous ces crimes, si bien qu’elle fut condamnée par cette horrible bête à souffrir tous les tourments que méritent tous les forfaits dont on l’accusait.

Cette sentence ayant été prononcée, voilà qu’elle commença à souffrir premièrement en son esprit et peu après en son corps l’Ire de Dieu et toutes les peines de l’enfer qu’elle désirait en cette façon.



Les peines de l’esprit et la Colère de Dieu168.

La première peine qu’elle souffrit en son esprit, ce fut l’Ire de Dieu qu’elle assure être le plus grand supplice de l’enfer, et que tous les autres quoique très terribles sont néanmoins si légers en comparaison de celui-là que les damnés voudraient souffrir dix mille feux tels qu’est celui de l’enfer pour être délivrés du tourment de l’Ire de Dieu, lequel consiste en ce qu’ils voient Dieu tout embrasé d’Ire et de colère contre eux. Tant plus ils sont damnés, tant plus ils voient Dieu ainsi irrité et courroucé contre eux, ce qui leur cause un supplice inexplicable, et dont la grandeur est autant incompréhensible que celle de l’Ire d’un Dieu. Les saints voient Dieu et sont en Dieu comme dans un feu d’amour et de charité qui les pénètre, les anime et les enivre du torrent de ses délices inénarrables. Les bienheureux voyant en Dieu comme dans un miroir immense toutes les créatures qui contribuent toutes à leur félicité, les damnés voient aussi en Dieu comme dans un miroir toutes les choses créées qui sont toutes en fureur contre eux. […]

« Je voyais, dit-elle, la terre qui regardait fixement la divine Volonté, comme lui demandant si elle avait agréable qu’elle s’ouvrît pour m’abîmer. Je voyais la mer qui la regardait aussi et qui lui demandait si elle avait agréable qu’elle se divisât en autant de parties qu’elle a de gouttes d’eau, afin que chacun pût exercer sur moi un tourment particulier. Je voyais toutes les autres créatures qui en faisaient de même jusqu’au moindre atome : il n’y en avait pas un, pour petit qu’il fût, qui ne se tint assez fort pour m’écraser et pour me réduire en poudre, si la divine Volonté lui en eût donné l’ordre, afin de venger sur moi les injures faites à son Créateur, c’est-à-dire pour les péchés dont elle s’était chargée. »

Elle voyait même dans le pain qu’elle prenait, l’Ire de Dieu, comme une fourmilière de vers qui seraient dans une pièce de bœuf pourrie. À raison de quoi, ce qu’elle mangeait pendant qu’elle était en enfer, et plusieurs années après, lui causait de grandes douleurs.

« Tous ceux qui sont en enfer, dit-elle, sont aussi animés de l’Ire de Dieu les uns contre les autres, de sorte qu’ils sont remplis d’une haine et d’une fureur implacable qui les rend bourreaux les uns aux autres et qui les porte à se maudire continuellement, à se déchirer et à se torturer les uns les autres.

« Cette même ire de Dieu les anime contre eux-mêmes : elle anime les sens contre l’esprit et l’esprit contre les sens ; ce qui les rend furieux et enragés contre eux-mêmes et fait qu’ils se haïssent, de telle sorte qu’ils sont insupportables à eux-mêmes et qu’ils s’écraseraient et s’anéantiraient s’il était en leur pouvoir.

« Les misérables damnés sont toujours vivants et immortels. Tant plus ils sont damnés, tant plus ils sont vivants, parce qu’ils sont davantage animés de l’Ire de Dieu qui est l’âme des damnés. Elle les anime et vivifie de telle sorte qu’il me semblait que quand on aurait coupé et haché toutes les parties de mon corps aussi menu que sont les grains de sable de la mer, je ne serais point morte pour cela, mais que chaque partie aurait été aussi pleine de vie comme le tout ensemble.

Si une piqûre d’épingle, dit encore la sœur Marie, était de la nature des peurs d’enfer, elle causerait un mal plus grand que ne seraient tous les maux et tous les tourments que tous les hommes et tous les diables pourraient faire souffrir en ce monde, quand ils emploieraient toute l’étendue de leur fureur et de leur force. La raison est parce que cette piqûre d’épingle serait animée de l’Ire de Dieu ; or l’Ire de Dieu surpasse infiniment toutes les colères et fureurs de tous les hommes et tous les diables, de sorte que, comme la moindre joie du ciel surpasse incomparablement tous les contentements de ce monde, ainsi la plus petite peine de l’enfer surpasse tous les supplices de cette vie.

« Enfin, si un damné paraissait sur la terre, dit-elle encore, et qu’on lui dit : « Vous voilà bien malade et bien affligé, mais savez-vous bien le mal que vous souffrez ? Quel est-il ? » Il répondrait : « Je ne le sais point, je ne le puis dire, car pour le bien connaître et pour l’expliquer, il faudrait pouvoir comprendre ce que c’est que l’Ire de Dieu : « Quis novit potestatem irae tuae et prae timore tuo iram tuam dinumerare ? 169»

Peu de temps après qu’elle fut entrée dans ces supplices, elle vit son esprit qui sortit de l’enfer, en étant revêtu d’une force divine qui lui fut donnée, s’en alla par tout le monde mettre à mort un nombre infini d’ordes bêtes170 qui représentaient les péchés mortels. Puis il revint en son corps à qui il communiqua ses peines. Et ce fut alors que le corps commença à souffrir.

Le plus grand supplice qu’elle souffrait après l’Ire de Dieu, était de la vue qu’elle avait de l’état horrible de son esprit. Elle le voyait si effroyable que ce lui était un tourment indicible de se voir unie avec un monstre si hideux. Elle assure qu’elle eût beaucoup mieux aimé être animée du plus horrible de tous les démons : parce que le plus affreux de tous l’était beaucoup moins que son esprit à cause de tous les crimes dont il s’était chargé et qu’il avait en quelque sorte rendus siens. De là procédaient mille reproches qu’elle faisait lui disant : « C’est toi qui est cause que nous sommes ici ! » Mais elle [le] voyait quelquefois levant un voile dont sa face était couverte, et lui disait avec un visage gai et content et qui était fort beau : « Nous sommes ici, mais c’est Dieu qui nous y a mis. » Alors elle demeurait satisfaite pendant que cette vue durait, mais elle passait bientôt.

Voici une autre peine de l’esprit, laquelle il communiquait aux sens, qui est épouvantable : c’est le désespoir, qui provient, dit la sœur Marie, de ce que les damnés voient que Dieu est éternel et que son Ire demeurera éternellement sur eux et que tous leurs autres tourments dureront autant qu’il sera Dieu et par conséquent qu’ils ne finiront jamais. C’est ce qui les fait désespérer et enrager au dernier point.

Le désespoir, dit-elle, est le roi de l’enfer, parce qu’il règne sur tous les damnés et que c’est en quelque façon le plus grand de tous les supplices de l’enfer, parce que c’est comme un résultat, un composé et un consommé de tous les autres. C’est le père et la source de tous les blasphèmes de l’enfer. Elle le voyait en esprit sous la figure d’un lion enragé qui la tenait toujours enchaînée par le col avec une chaîne de fer, et de fois à autre, il entrait dedans elle par la bouche. C’est pourquoi elle s’adressait à Dieu promptement, lui protestait qu’elle renonçait de tout cœur à tout ce que la langue allait proférer, et le suppliait très instamment de la garder de rien dire en quoi Il fût offensé et de faire en sorte qu’on lui arrachât plutôt la langue de la bouche que de permettre qu’elle proférât aucune parole qui lui déplût. Sitôt que ce monstre était entré en elle, il proférait par sa bouche plusieurs blasphèmes, mais elle n’y avait aucune part puisque c’était malgré elle et contre sa volonté. Et cela ne se faisait jamais devant personne qui en pût être scandalisé, de sorte que s’il entrait un enfant seulement au lieu où elle était, tout cela cessait. Car ce qui est bien remarquable dans toutes les choses étranges qui se sont passées en elle, soit dans l’enfer, soit dans le mal de douze ans171 ou dans les autres maux, jamais Dieu n’a permis qu’il se soit dit ou fait aucune chose capable de scandaliser qui que ce soit. Voilà les peines que l’esprit souffrait dans l’enfer.



La Tentation172.

Durant tout ce temps-là, elle était pendant le jour avec les deux honnêtes ecclésiastiques en la garde desquels elle avait été mise par Mgr de Coutances, et le soir on la menait dans l’évêché où il n’y avait personne du tout, et où elle passait la nuit toute seule. […] Alors elle se résolut de se tuer. Pour cet effet, elle prend un couteau, étend le bras pour se l’enfoncer dans la poitrine. Mais en même temps le bras lui demeura raide comme un bâton, la main lui fut ouverte et le couteau tomba par terre.

Là-dessus Dieu lui ouvrant l’esprit pour un peu de temps, elle commença à faire réflexion sur elle et à discourir ainsi à elle-même :

« Qu’est-ce que ceci ? Où suis-je ? Et en quel état ? Sans doute, je ne suis point encore tout à fait perdue et abandonnée de Dieu. Il a encore soin de moi, puisqu’Il m’empêche de me tuer. »

Puis regardant et considérant le lieu où elle était, elle disait aussi :

« Je suis encore au monde, voici une table, un coffre, un lit. Je suis en une chambre, je suis encore en la terre et par conséquent je puis me sauver. »

Ensuite de cela, elle se met à genoux et fait cette prière et vœu à Dieu :

« Mon Dieu, je m’offre à vous pour porter toutes les peines de l’enfer et tous les tourments que vous avez préparés au péché, et fais vœu de les souffrir en temps173 afin que vous en délivriez mes frères dans l’éternité. »

Ayant fait cette prière, Notre Seigneur la prit en sa main comme l’on prendrait une balle et avec une fureur et impétuosité incroyable, la jeta dans le plus profond de l’enfer. Dans cet instant, la vue qu’elle avait d’être encore au monde et l’espérance de se pouvoir sauver lui furent ôtés et elle s’écria ainsi : « Ah ! C’est maintenant que je suis damnée tout à fait ! » Et alors tous les tourments redoublèrent.



Le colombier d’eau et de feu174.



Durant tout le temps qu’elle fut en enfer, elle ne vit point de quelle manière il était fait quant à la forme et figure extérieure, mais seulement quand elle en sortit. Et voici comme elle le vit et comme elle le représente :

« Imaginez-vous, dit-elle, un puits extrêmement large et profond, dans lequel il y a de l’eau et du feu. L’eau est au milieu en figure ronde, et qui s’élève en haut comme l’eau d’un puits, sans être appuyée ni soutenue tout autour d’aucune chose, demeurant ferme et solide comme une colonne sans qu’il en tombe une seule goutte, et cette eau est horriblement vilaine, puante et froide extrêmement, et plus que toutes les glaces imaginables.

« Le feu est tout autour de l’eau comme si c’était une muraille qui l’environnât : si bien que représentez-vous une muraille de feu tout autour de cette eau, dans laquelle il y a depuis le bas jusqu’au haut, quantité de sièges ou de places disposées comme sont les trous d’un colombier. C’est dans ces sièges de feu qu’elle appelle des chaises que sont les damnés, et les mêmes sièges sont plus ou moins ardents pour chacun d’eux, qu’ils ont plus ou moins commis de péchés. Et après qu’ils ont été quelque temps dans le feu, les démons les prennent et les jettent dans l’eau, et peu après, ils les rejettent de l’eau dans le feu, les faisant ainsi passer d’une extrême chaleur à une extrême froideur. Chaque damné demeure dans le siège de feu qui lui est destiné, ceux qui sont plus damnés dans les places plus basses et ceux qui le sont moins en celles qui sont plus hautes. »

Le lit interdit175.

Avant que la sœur Marie entrât dans le mal de douze ans, elle se vit toute nue au pied d’une très belle couche dont la couverture était blanche comme de la neige. Cette couche n’avait point d’autre dessus que le ciel. Elle vit quant et quant176 l’Amour divin qui travaillait en un même temps en un nombre innombrable de divers ouvrages, et il lui dit : « N’entrez pas, ma fille, dans cette couche sans appeler votre Epoux : appelez-Le et s’Il ne vient, je L’appellerai moi-même et Il viendra assurément. Vous ne Le déparagerez177 pas. Votre père est aussi noble que le sien et je vous doterai richement. » Alors elle L’appelle plusieurs fois par de beaux versets de la Sainte Écriture, mais Il ne venait point. Elle tremblait de froid au pied de cette couche. Après L’avoir appelé longtemps, voyant qu’Il ne venait point, elle le va dire à son Père l’Amour divin, lequel L’appelle lui-même, et Il vient aussitôt. Étant arrivé, Il dit à la sœur Marie : « Si vous étiez entrée toute seule dans cette couche, c’est-à-dire dans le mal de douze ans qu’elle figurait, vous y auriez été consumée aussi promptement qu’un brin de paille dans une fournaise ardente. »

Les armes du combat178.

Un jour, pendant ce même temps, étant entièrement enflammée de colère contre le péché, elle se leva sur les pieds et dit : « Donnez-moi des armes offensives et défensives pour combattre le monstre et pour le faire mourir. » Ayant dit cela, elle se trouva armée en esprit d’une longue pertuisane à deux pointes d’or, la poignée d’or et le manche de fer. […] La poignée d’or est l’Amour divin et la Charité divine. Le manche de fer, c’est la sœur Marie et ses souffrances, laquelle est possédée et conduite par l’Amour divin et la Charité, et c’est cette verge de fer dont il est fait mention en ces paroles : « Reges eos in virga ferrea, et tanquam vas figuli confringes eos179 » et dont l’amour et la charité se serviront avec Notre Seigneur et sa sainte Mère pour briser et anéantir le péché.

Le mal de douze ans180.

Il commença en la mi-Carême et comme un carreau de foudre qui lui entra dans le cœur inopinément et lorsqu’elle y pensait le moins, et avec une violence non pareille, ce qui l’étonna étrangement, mais elle se consolait disant en soi-même que ce mal ne serait pas de durée puisqu’il était si violent.

Ce carreau de foudre était l’Ire de Dieu, ainsi qu’elle a su depuis. Le tourment qu’elle lui a fait souffrir était principalement dans l’esprit qui l’avait désiré ardemment. Il était si terrible et si véhément que bien souvent on la voyait pâmée de douleurs et privée de l’usage de ses sens comme une personne qui était enivrée de fiel et qui ne savait où elle était ni ce qu’elle était, ni ce qu’elle faisait, quoique pourtant elle ne fît jamais rien d’extravagant ni qui fût capable de blesser ou de mal édifier personne. Elle dit que ce mal, c’est un enfer tout nouveau que l’Amour divin a fait pour elle, qui surpasse incomparablement en sa rigueur et en ses supplices l’enfer des damnés.

*

Il est rapporté dans la vie de sainte Catherine de Gênes, qu’un jour Dieu lui fit voir la laideur du moindre péché véniel et que cette vue ne dura qu’un moment, mais qu’elle assurait ensuite qu’elle avait vu une chose si effroyable que le sang lui glaça dans les veines, qu’elle fut réduite en l’agonie et qu’en effet elle serait morte de frayeur si Dieu ne l’avait préservée par miracle, afin de raconter aux autres ce qu’elle avait vu. Que si la vue seulement de la difformité de péché véniel opère des effets si étranges, que serait-ce de voir l’horrible monstre du péché mortel ? Et qu’est-ce non seulement de voir, mais de boire à longs traits le venin de tant d’aspics et le fiel de tant de dragons, et d’être accablé sous le faix d’autant de monstres épouvantables comme il y a de péchés au monde, dont le nombre est plus grand que celui des gouttes d’eau et des grains de sable de la mer.



Elle porte les péchés d’autrui181.

Le samedi d’après le jour du saint Rosaire 1646, elle se vit entortillée d’un horrible serpent qui faisait trois tours autour d’elle et élevait sa tête vis-à-vis de sa bouche, et jetait son souffle droit dans sa bouche. Notre Seigneur dit que le serpent représente l’infidélité et que son souffle représente le désespoir duquel elle se trouvait toute remplie. Cinq jours après il ne souffla plus, mais il ouvrit sa bouche et tira sa langue, et il avait les yeux comme hors de la tête et fort enflammés, et la langue et la bouche étaient noires et les dents blanches. Sa langue et sa bouche noires signifiaient que la plupart des paroles des infidèles ne sont que péchés. Les yeux rouges et enflammés pour montrer que l’infidélité n’a d’autre visée que de mener les âmes en enfer ; et les dents blanches pour montrer que leur vie licencieuse qui les dévore leur semble belle et blanche. Outre cela elle vit son cœur entouré de mourons182, de crapauds, de vipères et autres serpents inconnus qui la mordaient, piquaient et dévoraient. Ces ordes bêtes sont les péchés des prêtres qui sont le cœur de l’Église. De plus sa couche lui sembla toute remplie de ces mêmes bêtes de toutes sortes qui ne la mordaient pas ni piquaient mais qui l’infectaient de leur ordure et puanteur, étant couchées avec elle. Ce sont les péchés du commun peuple.

*

Le jour de saint Matthias, Notre Seigneur lui dit : « Mon amour divin vous a chargée des péchés des âmes, il vous a enchaînée de leurs chaînes et liée de leurs liens. Il n’y a que moi seul qui vous en puisse délier par ma puissance absolue. Je brise vos chaînes et romps vos liens. »

*

Le 3 février 1646, elle dit à Notre Seigneur : «Pourquoi est-ce que j’ai une si grande frayeur qui me suit partout ? Quel sujet ai-je de craindre ? J’ai toujours dit la vérité, je n’ai jamais dit un mot que je doive dédire.»

Notre Seigneur lui dit : « Quand je me charge des péchés des hommes, je me charge aussi des appartenances du péché qui sont la frayeur, la crainte, l’ennui et la tristesse, et de là vient qu’il est dit de moi : « Coepit pavere, taedere et moestus esse183 ». C’est que l’âme qui est en péché mortel devrait avoir une grande frayeur de loger chez elle un monstre si épouvantable. Oh ! Qu’elle devrait avoir un grand ennui d’être dans un état si misérable ! Oh ! Qu’elle devrait avoir une grande tristesse d’avoir offensé un si bon Père comme est Dieu ! Mais parce qu’elle est morte, elle est insensible à ses maux.

Quand je vous ai donné les péchés d’autrui, je vous ai donné les appartenances du péché, qui sont ces quatre choses. Il ajoute : « Oh ! Que l’âme qui est en péché mortel est digne de grande compassion. »

Les désolations184.

Un jour, comme la sœur Marie se plaignait à Notre Seigneur de ce qu’il donnait de son vin aux autres, c’est-à-dire de la consolation par le moyen des choses qu’elle dit, et qu’à elle Il ne lui donnait rien : « C’est qu’il est jeûne pour vous, lui dit-il. Quand une dame jeûne en sa maison, elle ne laisse point de donner à boire et à manger aux autres. Vous jeûnez jusqu’au soir : c’est la veille de Noël. »

Une autre fois Notre Seigneur lui dit qu’elle était comme un vaisseau de terre qui est plein d’une précieuse liqueur, mais il ne la sent ni ne la goûte point.

*

Durant le mal de douze ans elle vit deux portes à une chambre. L’une de ces portes était à l’Orient, l’autre à l’Occident. Celle qui était à l’Orient était belle, grande et à deux panneaux, mais elle était fermée. Celle de l’Occident était petite et ouverte, et elle, voyant quantité de personnes qui rentraient en foule et avec empressement par cette porte dans cette chambre, on lui fit entendre que l’Orient signifie les consolations, et l’Occident les désolations, et que, quand la Passion de Notre Seigneur était venue chez elle, elle avait fermé la porte d’Orient et ouvert celle de l’Occident, c’est-à-dire qu’elle avait fermé la porte à toutes sortes de consolations divines et humaines et qu’elle l’avait ouverte à toutes sortes de croix, de souffrances et d’angoisses. La porte des consolations est grande et celle des désolations petite pour montrer que quand le temps de consolation sera venu, Dieu sera bien plus libéral à nous consoler qu’Il n’a été à nous affliger.

*


Entre quantité de maux185 et de tourments que Notre Seigneur a envoyés à la sœur Marie, le plus grand de tous c’est le désespoir qui lui a ôté la foi et l’espérance et qui la tourmentait horriblement. « C’était, dit-elle, un monstre épouvantable qui me rongeait le cœur continuellement. » Pendant plus de trente-cinq ans, elle en a été travaillée. Elle se trouvait souvent environnée de ténèbres si épaisses et si horribles qu’elle ne savait où elle était, ni ce qu’elle était, ni s’il y avait une religion, une foi, un Dieu, et ce mal lui a pesé jusqu’à la mort.

Notre Seigneur lui a dit que c’était le plus grand don qu’Il lui eût fait.



« Je hais l’honneur »186.

Un jour la sœur Marie dit : « Notre Seigneur me fit voir une salle dont les murailles, le pavé et le plancher étaient d’or. Contre les murailles étaient des enrichissements d’azur. Dans cette salle étaient plusieurs Ethiopiens qui travaillaient : les uns filaient, les autres tissaient, les autres teignaient, les autres taillaient et cousaient des habits. Ils viennent à moi et me présentent une belle chemise bien blanche, secondement une robe de damas blanc, troisièmement une robe de pourpre. Je les renvoie bien rudement et me retire près de la cheminée et me mets à pleurer de douleurs de ce qu’on m’avait offert ces robes.

Là-dessus, Notre Seigneur vint qui me dit : «Pourquoi avez-vous refusé ces robes ? J’ai fait ces oeuvres d’un royaume étranger, pour l’amour de vous, prenez-les !

- A moi, répondis-je, telles robes ! Je ne les prendrai point. C’est comme si vous en vouliez revêtir un âne, cela n’est pas à mon usage. Vous avez tant de belles princesses dans le ciel à qui elles conviendront mieux qu’à moi. Donnez-les à quelques-unes.

- Elles sont faites pour vous.

- N’importe, je ne les prendrai point.

- Prenez-les pour l’amour de moi, dit Notre Seigneur, si vous ne les prenez pas, vous ne m’aurez pas pour époux.

- Je ne vous aurai donc point, telles robes ne me sont pas propres.

- Je revêtirai votre âme, dit Notre Seigneur, de la lumière de gloire, moyennant laquelle ces robes vous siéront fort bien.

- Je subirai plutôt de n’aller jamais au ciel que de consentir que j’en sois revêtue. Ne savez-vous pas bien combien je hais l’honneur et les choses qui paraissent et éclatent ? »

Là-dessus, Il s’en va aux ouvriers leur disant : « Ne les lui présentez plus. Tels sont les enfants de mon père : ils veulent bien aller au combat mais ils ne veulent point de récompense. »

Un peu après, Il revient : « Pourquoi ne prenez-vous point ces robes ? Je veux par ce moyen donner une joie accidentelle à mes saints. »

Je persiste à dire que je n’en veux point. Là-dessus il me mène en esprit au ciel. Je m’adresse à tous les saints et les prie d’intercéder pour moi auprès de Notre Seigneur à ce qu’Il ne me commande point de prendre ces robes. Ils me répondent que telle est Sa volonté, à raison de quoi je consentis à les prendre.

*

La salle, c’est le cœur de la sœur Marie. La chemise, c’est son innocence, la robe rouge, c’est le martyre qu’elle a souffert, la robe blanche, c’est la pureté virginale. Les Ethiopiens sont les diables qui, par les souffrances qu’ils lui ont fait endurer, ont servi à teindre et embellir ces robes. La robe blanche qui signifie la pureté virginale, laquelle est extrêmement agréable à Dieu, suit l’Agneau partout où il va. Mais les moindres choses qui lui sont contraires, la salissent.



Trois degrés de perfection187.

« Notre Seigneur me fit voir trois degrés de perfection, dit la sœur Marie.

Le premier. Je me voyais debout et encore toute vivante, et j’entendais Notre Seigneur qui me disait avec un visage tout riant : « Venez, mon épouse, je vous donnerai mon repos et vous couronnerai de gloire. » Mais jetant les yeux pour découvrir à sa contenance ce qu’Il désirait le plus de moi, ou que j’allasse au ciel ou que je descendisse en enfer, je reconnus qu’il avait plus agréable que je descendisse en enfer pour y souffrir pour sa gloire, à quoi je me résolus, et Notre Seigneur témoigna grande joie de l’usage que je fis en ceci de ma volonté pour faire cette élection. Et voilà le premier degré de perfection qui consiste en une parfaite conformité de notre volonté à celle de Dieu en tout ce qui lui est le plus agréable.

Le deuxième degré. « Je me voyais quelques années après comme une personne malade, languissante et agonisante, à la mort. Je voyais toutes les choses qui étaient en moi agoniser et mourir l’une après l’autre. L’esprit s’en alla le premier, la mémoire suivit après, puis l’entendement ; et tous avant que de s’en aller, venaient dire adieu à la volonté comme à leur reine et lui disaient qu’ils allaient trouver l’époux. La volonté partit ensuite et depuis je ne les ai plus revus, je ne sais où elles se sont. Pendant que j’étais dans cet état d’agonie, Notre Seigneur me disait : « Mon épouse, voulez-vous quelque chose, voulez-vous demeurer comme vous êtes ou si vous voulez, venir en ma gloire ? » Mais à tout cela je répondais que j’étais bien malade et que je n’étais point en état de faire aucun choix et qu’Il choisît pour moi ce qu’il Lui plairait. Et c’est le deuxième degré de perfection, dans lequel la volonté est encore vivante, mais elle ne fait plus d’élection : elle ne produit plus aucun acte comme étant déjà fort malade d’amour, mais elle laisse agir Dieu pour elle ainsi qu’il Lui plaît.

Le troisième degré. « Quelque temps après, je n’avais plus de vie ni de sentiments de rien. Je ne me voyais plus et je disais à Notre Seigneur : « Je ne sais ce que cela veut dire : vous me promettez, vous me donnez, dites-vous, les plus belles choses du monde et je n’en sens rien, je n’en vois rien et je n’en crois rien !

- Est-ce que vous êtes, dit-il, dans le néant ?

- Qu’est-ce que être dans le néant ?

- Je m’en vais vous le dire. Imaginez-vous un roi qui est mort. On le mène dans une chambre bien tapissée et pleine de fleurs et de senteurs très agréables avec un appareil royal : il n’en voit rien, il n’en sent rien. On le prend, on le porte dans un cloaque ou bien on le jette aux chiens et aux corbeaux qui le déchirent et le mangent : il ne sent point tout cela non plus qu’auparavant. Quand on le porterait dans le ciel et qu’il serait au milieu des délices du paradis, il serait insensible à tout cela. Voilà ce que c’est que d’être anéanti. Voilà l’état dans lequel vous êtes, qui est le troisième degré de perfection. »

Depuis ce temps-là, je ne me suis point retrouvée : je ne sais où je suis, si je suis morte ou vivante, en la terre ou au ciel. »

Le dénuement188.

Un jour elle vit Notre Seigneur et Notre Dame qui étaient prêts de partir pour aller quelque part. Je commençais à dire à Notre Seigneur que je voulais aller avec eux.

- Non, me dit-il, vous ne viendrez point.

- Pardonnez-moi, j’irai partout où vous irez. [106v]

- Vous ne pourriez nous suivre à pied, répliqua Notre Seigneur, car je vais à cheval et je porterai ma mère en trousse.

- Si ferai, répondit la sœur Marie, je vous suivrai bien.

- Je vous assure, dit le Fils de Dieu, que si vous ne pouvez suivre, je vous attacherai par les cheveux à la queue de mon cheval.

- Comment, disait la Sainte Vierge, attacher une épouse à la queue de votre cheval par les cheveux ?

- Oui, je l’y attacherai, aussi pourquoi veut-elle venir ? Faut-il dit qu’elle nous suive partout où nous allons ?

- N’importe, redisais-je, faites ce que vous voudrez, mais je vous suivrai partout où vous irez. »

Voici l’explication de cette figure que Notre Seigneur en donna : « Ce cheval est mon Amour divin qui m’a apporté en la terre et qui m’a fait faire tout ce que j’ai fait. Je porte ma mère en trousse, car elle m’a suivi partout en mes divines vertus et perfections. Personne ne nous peut suivre parfaitement, s’il n’est attaché à la queue de mon cheval, comme je vous y ai attachée par les cheveux, car j’ai attaché toutes vos pensées, désirs et inclinations et affections représentées par les cheveux, aux pensées, désirs et inclinations de mon Amour divin. »



Le don du Cœur189.

Un jour Notre Seigneur lui [109] ayant donné un rosaire à dire, Il lui parla en cette façon : « Je vous ai donné un rosaire : mais que me donnez-vous ?

- Je vous donne mon cœur, dit-elle.

-Vous me donnez votre cœur, dit Notre Seigneur. Il est à moi : ce n’est point d’aujourd’hui que vous me l’avez donné : il y a longtemps que j’en ai pris possession et que j’y fais ma demeure. Mais vous êtes semblable à un pauvre à qui le roi a donné une pièce d’or, en suite de quoi il lui dit : « Voilà un don que je vous ai fait : mais vous, que me donnez-vous ? - Sire, répond le pauvre, je vous donne votre palais royal. - Le roi réplique : Il est à moi, vous ne me donnez rien - Il est vrai, sire, il est à vous, mais s’il était à moi, je vous le donnerais. »



Anéantissement mystique190.

Un jour voyant son bon ange, elle le pria de demander pardon à Dieu pour elle de ses péchés. Notre Seigneur et Notre Dame y étaient qui disaient : « Il faut qu’elle meure. » Elle demanda temps de faire pénitence. Mais ils disaient toujours : « Il faut qu’elle meure. » Elle sut par après que cela s’entendait de la mort à soi-même.

*

Ç’a été dès le commencement de ses souffrances qu’elle a commencé d’entrer dans la mort et dans l’anéantissement. Toutes les puissances de son âme, les passions, les sens intérieurs et extérieurs furent malades et ensuite vinrent à mourir. L’esprit qui est la partie suprême de l’âme qu’on appelle mens, fut le premier qui s’en alla dans le néant, puis la mémoire et par après la volonté, puis les passions, l’irascible et la concupiscible, les sens intérieurs et extérieurs. La raison fut la dernière qui s’en alla.

« Lorsque la mémoire était malade et que je l’appelais, dit la sœur Marie, ou que je me voulais ressouvenir de quelque chose, quelquefois Notre Seigneur répondait pour elle ; quelquefois aussi lorsque je parlais à Notre Seigneur, la mémoire répondait pour Lui, afin de montrer par là qu’elle était transformée en Lui. Et le même arrivait à l’entendement et à la volonté ; mais depuis qu’elles sont mortes et qu’elles s’en sont allées, je ne les ai ni vues ni ouïes, non plus que les passions et les sens. »

Cette mort, et anéantissement de toutes ses puissances, consiste en ce qu’elles n’ont point d’action par elles-mêmes, non plus que si elles n’étaient point, n’agissant plus que par l’esprit de Jésus-Christ souffrant, qui est en elle vivant. À raison de quoi, elle dit que la Passion de Notre Seigneur est l’âme qui l’anime. Lorsque la raison s’en alla, elle l’entendit parler ainsi à Notre Seigneur : « Mon créateur, je vous ai servi [118v] et honoré dans l’enfer : si vous avez agréable, j’irai vous servir et honorer dans le néant. » Et ayant dit cela elle s’en alla au néant et anéantissement de toutes ses puissances. Cela ne s’est pas fait tout d’un coup, mais en plusieurs années, y ayant beaucoup de temps et d’intervalle entre chaque puissance.

*

Pendant ce même temps, il se fit un jeu entre l’amour divin et la même volonté. C’est le nom que lui-même a donné à ceci qui consistait à ce qu’elle disait à Dieu comme saint Augustin : « Si j’étais Dieu et que vous fussiez ce que je suis, je me voudrais dépouiller de ma divinité pour vous la donner, et ainsi cesser d’être Dieu pour être ce que je suis, et que vous cessassiez d’être ce que je suis pour être ce que vous êtes. » Et ceci s’appelle un jeu parce que, lorsque l’âme entre dans la déification et que l’amour divin l’anéantit en elle-même, il se joue d’elle, parlant en sa personne et disant : Si j’étais Dieu ... etc. Et ceci est une des choses desquelles il lui est impossible de douter qu’elle ne soit véritable, laquelle fait voir la transformation en Dieu et la déification.

*

Le 20 juillet 1653, j’ai entendu la sœur Marie, laquelle toute enivrée d’amour vers la divine Volonté, parlait ainsi191 : « Je me suis donnée à la très adorable volonté de Dieu. Je veux aller partout où il Lui plaira. Si elle a agréable de m’envoyer au néant, me voilà toute prête de partir pour y aller, mais il n’est pas nécessaire qu’elle m’y mène, c’est assez qu’elle me commande d’y aller. Je lui obéirai de bon cœur et avec joie. J’ai pourtant une requête à lui présenter avant que de partir : c’est que je demande un peu de temps pour rendre grâce à Dieu de l’être qu’Il m’a donné, de tous les dons qu’Il m’a faits depuis que je suis au monde. Cela étant fait, je suis toute prête de partir pour aller au néant. On me dira que je sais bien que Dieu ne m’y enverra pas, mais je répondrai que non, que je ne sais point cela. Qui aurait cru qu’Il m’aurait envoyée en enfer toute vivante ! Il est tout-puissant. Il fera ce qu’il Lui plaira de moi. Je n’ai qu’une chose à faire, obéir à la très adorable volonté de Dieu. »

Là-dessus, Notre Seigneur lui fait plusieurs interrogations : « Si vous allez au néant, n’avez-vous point de regret de quitter ma mère ?

- Nenni.

- N’avez-vous pas bien de la peine à ne plus voir la divine Justice que vous aimez tant, l’Amour divin, la Charité et les autres divins attributs ?

- Nullement.

- La divine Volonté pour laquelle vous avez tant de tendresse ne vous donnera-t-elle pas quelque regret de la quitter pour jamais ?

- Non, pourvu que je lui obéisse, c’est tout ce que je veux.

- Mais ne voulez-vous pas que je la prie de vous laisser dans l’être ?

- Non, car je désire qu’on la laisse dans sa pleine liberté de faire de sa créature ce qu’Il lui plaira. Je n’ai rien à faire que de lui obéir exactement. C’est mon paradis, tout le reste ne m’est rien, je n’ai ni goût, ni affection, ni sentiment pour aucune autre chose, non plus que si j’étais une pierre. » Elle disait toutes ces choses avec une vérité très cordiale, très profonde et très solide, ce qui fait voir comment elle est dépouillée de soi-même de toutes choses et en quelle manière la divine Volonté est régnante.

*

L’an 1654, le 30 mars, ce qui avait été prédit le 20 juillet de l’année précédente touchant l’expiravit des sens fut accompli192. Ensuite de quoi la sœur Marie demeura morte à soi-même et à toutes choses, même selon les sens d’une manière merveilleuse et inexplicable.

« Je ne sais ce que je suis devenue, je suis tout à fait perdue », disait-elle. « Je ne sais d’où je viens et où je vais, je ne sais où je suis ni ce que je suis, si je suis une créature ou un néant. Il n’y a que Dieu seul qui sait le lieu où je suis. »



La bague fontaine de lumière193.

Une autre fois, Notre Seigneur lui fit voir son beau verset194 sous la figure d’une pierre précieuse enchâssée dans une bague. Cette pierre précieuse est le Saint-Sacrement, la bague c’est la sœur Marie. Elle vit la très Sainte Trinité qui arracha la pierre de la bague, mit la bague dans le feu et dans la pierre précieuse une fontaine de lumière, et après que la bague fut purifiée dans le feu et raffinée jusqu’à vingt-quatre carats, la Sainte Trinité remit dans la bague la pierre précieuse avec la source de lumière, et redonna la bague à la sœur Marie.

Lorsqu’elle l’eut, elle dit à Notre Dame : « J’ai un beau présent à vous faire, c’est une bague digne de la Mère de Dieu. »

Notre Dame lui dit : « Gardez-la : j’en ai une semblable que mon époux l’Amour divin m’a donnée.

- Vous en aurez donc deux, dit la sœur Marie, car je vous la donne.

- Non, dit la Sainte Vierge, vous ne pouvez pas la donner car elle tient au bras.

- Coupez-le, dit la sœur Marie.

- Nenni, dit Notre Dame : le bras est à moi, c’est celui de mon Fils, il m’appartient premier qu’à vous. »

Alors la sœur Marie demeura confuse, et connut en effet que c’était le bras de Notre Seigneur où était la bague, qu’elle croyait être le sien.



Un grand feu caché sous la cendre195.



Pendant qu’elle était prisonnière dans un cachot à Rouen, quelqu’un se présenta devant la petite fenêtre du cachot, se moquant d’elle. Auquel elle répondit en cette façon : « Là, là, dit-elle, il y a pourtant un grand feu caché sous la cendre. Lorsqu’il sera découvert, il embrasera tout. » Elle dit ceci sans entendre ce qu’elle disait, mais environ quarante ans après, Notre Seigneur lui dit qu’un grand torrent d’eau a passé par-dessus le feu et sur la cendre, sans la mouiller en aucune façon, que le feu a toujours pris accroissement sous la cendre, que le temps est venu que l’on le va découvrir, qu’il reste encore quelque peu de moiteur, qu’il sèchera en un instant, et que ce feu est l’amour de la charité qui est en elle. La cendre est la honte, l’ignominie et le mépris qu’elle a souffert, le torrent c’est l’Ire de Dieu qu’elle a portée.



Un petit ver196.

Un jour, comme elle cherchait ce qu’elle était, car « encore suis-je quelque chose », disait-elle en soi-même, Notre Seigneur lui voulant faire connaître qui elle était, lui fit voir en esprit un petit ver de terre dans son petit trou, lequel de temps en temps faisait sortir sa petite tête hors de son trou, disant à Dieu : « Je vous adore, mon Créateur, et je vous remercie de ce que vous m’avez donné l’être et la vie : ayez pitié de l’ouvrage de vos mains. » Puis il se retirait. «Voilà ce que vous êtes selon la chair et les sens », dit Notre Seigneur, car selon l’esprit vous n’êtes point ce que le petit ver est entre les animaux pour l’estime dans l’esprit des créatures raisonnables, c’est-à-dire que comme c’est le plus contemptible et le dernier de tous les animaux, ainsi est-ce de cela. Mais, dit la sœur Marie, une vérité infaillible est comme un article de foi. L’être et la vie, c’est Notre Seigneur Jésus-Christ que Dieu nous a donné. Car il n’y a que Lui qui soit et qui vive et il est notre être et notre vie car sans Lui nous ne sommes rien.



Trois oiseaux197.



Notre Seigneur lui fit voir une fois trois oiseaux qui représentent le parfait usage qu’on doit faire des trois puissances de son âme. Le premier était un paon qui étendait et regardait ses plumes, puis venant à jeter les yeux sur ses pieds, il les resserrait. Le second était un aigle qui regardait fixement le soleil, et lorsqu’il voyait ses petits aiglons dans quelque danger, il venait fondre en terre pour les ramasser et pour les délivrer du péril. Le troisième était une colombe qui était sans fiel et qui se paissait sur le bord des torrents.

Le paon, c’est la mémoire des serviteurs de Dieu qui regardent et contemplent Ses dons, grâces et bienfaits, représentés par les belles plumes du paon. Mais après cela, ils jettent les yeux sur leurs pieds, c’est-à-dire sur leur néant, ensuite de quoi il resserrent leurs plumes et réfèrent tout à Dieu. L’aigle est leur entendement, qui regarde Dieu fixement par la contemplation de Ses mystères et de Ses divines perfections ; mais lorsqu’il voit ses petits, c’est-à-dire ses sens, être en péril de tomber dans quelque faute, il vient fondre en terre, c’est-à-dire, il s’abaisse pour les retirer du danger. La colombe, c’est leur volonté qui est sans fiel, c’est-à-dire sans péché et qui se paît sur le bord des torrents des peines et des souffrances de cette vie. Et j’entendais Notre Seigneur qui disait qu’Il aimait mieux sa colombe que les deux autres. « Ô ma colombe, disait-il, ô ma colombe sans fiel. » Tout ceci représente l’état de la sœur Marie quoiqu’elle ne le dise pas.

Le chandelier d’or198.

L’an 1645, la sœur Marie vit dans la main droite de Notre Seigneur un chandelier d’or à trois branches en forme de triangle. En chacune des branches il y avait un cierge blanc. Sur l’un de ces cierges, ces paroles étaient imprimées : Ecce nova facio omnia. Sur le second : Veritas Domini manet in aeternum. Sur le troisième : Voluntas Dei quodcumque voluit fecit199. Au milieu de ce triangle il y avait un encensoir fort noir et si épouvantable à voir qu’on ne le pouvait regarder sans frayeur. On ne voyait point de feu dans cet encensoir, mais bien une grosse fumée composée de toutes sortes de parfums aromatiques, laquelle sortant de l’encensoir, se recueillait et ramassait ensemble et faisait comme une verge fort droite et partout égale qui s’élevait tout droit au ciel. Il ne s’en séparait ni écartait aucune partie, demeurant toute ramassée sans que personne sentît rien de la bonne odeur qui était dans cet encensoir ni dans cette fumée. Mais lorsqu’elle entrait dans le ciel, elle s’épandait de tous côtés et y rendait une odeur extrêmement agréable à tous les habitants du paradis. Il lui fut commandé de mettre le chandelier sur la tête de celui que Notre Seigneur a choisi pour être son vicaire200 en disant ces trois versets :

La bonté qui sans fard en simplesse chemine

Accourt devant la foi, sa compagne divine.

La paix d’autre côté

Tient justice embrassée et la baise et la serre,

La blanche vérité germera de la terre

Et justice du ciel épandra sa clarté201.

[…]

La paix ses trésors versera

La lune plus ne sera202.

Il vient juger la terre et gouverner le monde.

Par sa droite

A tous les habitants de la machine ronde

Suivant la vérité.

Coudre le ciel et la terre203.



Une autre fois, elle vit Notre Seigneur enfiler une aiguille d’une fort longue aiguillée de fil et elle lui demanda : « Qu’en voulez-vous faire ? »

Il dit : « C’est pour coudre le ciel et la terre, mais il faut que ce soit vous qui les cousiez. »

Elle dit : « Je ne saurais faire cela. »

« Il faut donc que ce soit ma Mère », dit Notre Seigneur. Mais la Sainte Vierge s’en excusa aussi. Alors Notre Seigneur dit à la sœur Marie : « Vous ferez bien cela. Tenez, voilà l’aiguille : je vous conduirai la main et ma mère tiendra la couture droite : et ainsi nous coudrons tous trois»



« Ô Amour ! »204.



Une nuit la sœur Marie ne pouvant dormir, Notre Seigneur lui dit : « Disons quelque chose.

- Dites ce qu’il vous plaira », dit la sœur Marie.

Alors il commença à dire : « Ô amour ! »

Et il lui faisait répondre : « Ô excès ! »205. Ils dirent ainsi longtemps, puis Notre Seigneur changea et dit : « Ô excès ! » Et lui fit répondre : « Ô amour ! »

Et la plus grande partie de la nuit se passa en disant cela.



L’Abbaye de perfection et ses règles206.



Le deuxième jour de décembre [1644], Notre Seigneur lui proposa une forme d’abbaye dont l’abbesse était la divine Volonté. La maîtresse des novices était Notre Dame. Les âmes qui y sont venues sont exercées durant leur noviciat à la connaissance d’elles-mêmes et par conséquent à la pratique de toutes les vertus qui est déjà une grande perfection. Car ce que l’or est entre les métaux, la connaissance de soi-même l’est entre les moyens qui conduisent à la perfection.

Les âmes qui sont en ce noviciat ne font profession que quand elles sont entièrement dépouillées d’elles-mêmes. Lorsqu’elles font profession, elles sont au pied de la montagne de perfection sur laquelle s’acheminant, elles commencent de se déifier peu à peu, et en cet état elles ont à pratiquer les excès de l’amour divin qui contient sept articles :

Le premier est d’allumer le feu dans l’eau.

Le second de marcher sur les eaux à pied sec.

Le troisième d’habiter parmi les couleuvres, serpents et autres bêtes venimeuses, sans en être endommagé.

Le quatrième de vivre dans la mort.

Le cinquième de faire la guerre à Dieu et Le vaincre.

Le sixième d’être chargé de chaînes et de liens pour aller plus vite.

Le septième de s’abstenir de toute nourriture pour être plus fort et plus gras.



Voici l’explication que Notre Seigneur lui a donnée de ces choses : allumer le feu dans les eaux, c’est conserver l’amour divin dans les souffrances. Plus les souffrances s’augmentent, plus l’amour divin s’augmente et s’embrase.

Marcher sur les eaux à pied sec, c’est mépriser et fouler aux pieds les plaisirs licites et illicites sans y toucher. Les plaisirs sont signifiés par les eaux parce qu’ils s’écoulent comme l’eau et non point d’arrêt.

Habiter parmi les serpents sans être piqué, c’est se trouver parmi les occasions de pécher et y être assiégé de tentations sans y consentir.

Vivre dans la mort, c’est entrer dans l’enfer si Dieu le voulait et y conserver la charité de Dieu et du prochain.

Faire la guerre à Dieu et le vaincre, c’est s’opposer à Dieu fortement quand Il veut châtier les pécheurs et le fléchir à miséricorde.

Être enchaîné pour mieux courir, c’est porter la peine du péché d’autrui pour aller promptement à Dieu.

S’abstenir de tout aliment pour se mieux engraisser et fortifier, c’est se priver de toute consolation divine et humaine pour être plus agréable à Dieu.

Toutes ces choses surpassent la nature, dit la sœur Marie. Il n’y a que Dieu seul qui les puisse opérer dans l’âme. Aussi Notre Seigneur a dit que dans ce chemin, Il soutient l’âme pour la faire marcher et que Notre Dame ne la quitte point. Il a dit aussi que pour garder cette règle, il n’y a qu’une chose à faire qui est d’avoir toujours les yeux fixés sur la [149] divine Volonté et ne regarder ni le ciel ni la terre. C’est ce qu’a toujours fait la sœur Marie et c’est ici la règle que l’Amour divin lui a toujours fait garder très exactement.

Le froment du chemin207.

L’an 1644, le 30 mai, la sœur Marie étant devant le Saint Sacrement, Notre Seigneur après plusieurs autres discours lui dit : « Si je vous disais que les grands chemins abondent en froment et que les campagnes sont stériles, que diriez-vous ?

- Je vous dirai, dit-elle, que ce serait un grand miracle.

- J’entends, dit-Il, les grands chemins par où passent les carrosses, les charrettes, les hommes et les bêtes.

- Mais si on voyait ce froment, répartit-elle, passerait-on ainsi par-dessus ? »

Notre Seigneur répondit : « Les hommes sont aveugles et ne voient point que ce froment a pris la nature de la palme. Plus on l’abaisse et on le foule au pied, et plus il s’engraisse, se relève plus haut et en rapporte plus de fruits. »

La Force divine, la Grâce et la Joie208.



Un jour elle entendait trois dames qui chantaient mélodieusement ces paroles de la Genèse : « Terribilis est locus iste, non est hic aliud nisi domus Dei et porta coeli209» Ces trois dames étaient la Force divine, la Grâce et la Joie. Après avoir chanté, elles dirent qu’elles iraient ainsi chanter à toutes les âmes dans lesquelles le péché était, que la force divine le briserait par la contrition, que la grâce le jetterait dehors et que la joie le mettrait à la voirie. Elles ajoutèrent que le lieu où elles étaient alors, c’est-à-dire la sœur Marie, était terrible parce qu’on y massacrait le péché, que ce lieu était la maison de Dieu, parce que Dieu y était honoré et loué comme dans son temple et y résidait actuellement et effectivement, et qu’il était la porte du Ciel parce que l’entrée du Ciel serait donnée par son entremise.

L’étable aux pourceaux, la maison du soleil, le château de Jésus210.



L’an 1644, le deuxième jour de l’Avent, la sœur Marie dit à Notre Seigneur : « Je scandalise plusieurs et plusieurs me troublent : mettez-moi en lieu où cela ne soit plus. »

Notre Seigneur lui répondit : « Je vous donnerai un lieu que les hommes ne connaissent pas, et défendrai à toutes les créatures de vous éveiller. »

Cependant Il lui fit connaître la cause de ce trouble par cette similitude : « Un roi met son trésor dans une étable à pourceaux. Il y met un coffre de bois, il y enferme sa couronne, ses plus riches pierreries et grande quantité de pièces d’or. Le roi y vient avec la reine, laquelle a la clé du coffre. Les courtisans en entendent parler ; ils s’en étonnent, demandent à la porchère si elle a vu le roi et la reine entrer dans cette étable. Elle assure que oui et qu’elle n’en peut douter, tant ils ont de majesté. Les courtisans n’en croient rien et disent que c’est un plaisant qui, pour la tromper, et par elle plusieurs autres, lui donne cette illusion. Elle croit plutôt ces courtisans que son jugement et c’est ce qui la trouble.

L’étable à pourceaux est son corps ; les pourceaux sont les démons. Le coffre, c’est son cœur ; la couronne, c’est la Passion de Notre Seigneur en elle ; les pierreries sont ces paroles que Dieu lui dit, et les pièces d’or sont les dons faits et à faire à plusieurs.

Un jour étant devant l’autel de Notre Dame du Puits, elle pleurait et se plaignait à Notre Seigneur, lequel lui dit : « Ah ! Que j’ai bien choisi et que j’ai bien mis mon trésor en lieu d’assurance : Je l’ai mis dans l’étable à pourceaux, personne ne l’y viendra chercher.

Un jour la Sainte Vierge parlant à la sœur Marie lui dit : « Qui êtes-vous ?

- Je n’en sais rien », répondit-elle.

- « Vous n’en savez rien, mon épouse ? », répliqua Notre Seigneur, « Je m’en vais répondre pour vous ».

Alors Notre Dame demanda derechef à la sœur Marie : « Qui êtes-vous ?

- Je suis, dit-elle, la maison du soleil.

- Qui êtes-vous encore ?

- Le château de Jésus.

- D’où venez-vous ?

- Du Liban.

- Qu’en venez-vous de faire ?

- Je viens d’un grand festin où mon époux et moi étions invités.

- Quelle viande y avait-il ?

- Des consommés.

- Qu’est-ce qui servait à table ?

- Les excès.

- Où est maintenant votre époux ?

- Il s’est aller coucher sur sa couche nuptiale.

- Quelle est sa couche nuptiale ?

- C’est moi qui suis sa croix, car c’est lui qui souffre en moi.

- Ô, dit la Sainte Vierge, voilà trois beaux noms : la maison du soleil, le château de Jésus et sa couche nuptiale. Quand se lèvera-t-il ?

- Je n’en sais rien.

- Allez donc lui demander. »

Et revenant à Notre Dame, elle lui dit : « Ma mère, Il m’a dit qu’Il se lèvera au chant du coq. »

Alors Notre Dame toute ravie de joie commença à dire : « Au chant du coq. Rendez-lui grâce, ma fille, de ce qu’il se lèvera au chant du coq et dites pour cette fin à nud-genoux trois fois le Magnificat. » Ce qu’elle fit. La Sainte Vierge continuant lui dit : « Qui est-ce qui vous a menée au Liban ?

- C’était mon père.

- Qui est votre père ?

- C’est l’amour divin.

- Désirez-vous rien de moi ? Que me demandez-vous ?

- Je vous demande toutes les roses de votre jardin.

- Qu’en voulez-vous faire ?

- Je veux en faire de l’eau de rose, afin d’en faire des salades avec des pommes et du vin pour me guérir d’une maladie incurable.

- Je vous donne la clé de mon jardin et toutes les roses qui y sont. J’en serai très aise que vous soyez guérie. »

La salle du château211.



Le 18 février 1645, […] Notre Seigneur lui demanda : « Voulez-vous voir ce que Je fais ? » Elle répondit : « Nenni. » Nonobstant cela, Il dit à Notre Dame : « Ma mère, faites-la entrer. »

Étant entrée, elle vit une salle carrée qui était dans un château. Le plancher, le pavé et les murailles étaient rouges. Sur le pavé il y avait une croix bleue. Au milieu de la salle était une table ronde, couverte d’un tapis de satin blanc. La table était soutenue au milieu d’une colonne de marbre gris et de trois autres pieds qui étaient d’albâtre, disposés en triangle, et la table était d’aimant. Tout alentour de la salle il y avait des bouteilles depuis le pavé jusqu’au plancher, en divers étages. Depuis le bas jusqu’au milieu, elles étaient de terre remplie d’eau-de-vie, et celles d’en haut étaient de cristal remplies d’eau de rose. Le tapis était tout couvert d’écriture, laquelle était de trois sortes : la première ligne était des OO en lettres d’or, dont l’encre était prise dans un cornet rouge ; la seconde ligne était de chiffres et lettres d’azur dont l’encre était prise dans un cornet de lumière ; la troisième ligne était des AA en lettres rouges dont l’encre était prise dans un cornet d’azur. Notre Seigneur écrivait lui-même toutes ces choses avec son doigt. On voyait dans la salle cinq portes pour entrer dans cinq appartements, et sur chacune il y avait un beau pot de fleurs. Notre Dame lui dit que dans ce château, il y avait une fort belle chapelle qu’elle ne vit point, que dans cette chapelle il y avait trois encensoirs d’or enrichis de perles et cinq autres d’argent qui étaient toujours fumants, et que Notre Seigneur avait le plus beau chasuble du monde. Elle dit aussi qu’il y disait tous les jours la messe et se sacrifiait lui-même pour le salut des âmes.

Ensuite Notre Dame donna cette interprétation :

La table d’aimant représente l’humanité de la sœur Marie qui attire les âmes à la pénitence. La colonne de marbre représente la foi, les pieds représentent l’espérance, l’humilité et la crainte de Dieu. Les trois puissances étaient représentées par les trois cornets : le rouge la volonté, le lumineux [l’or] l’entendement, et le bleu la mémoire. Le rouge de la volonté représente l’embrasement de l’Amour divin. La lumière de l’entendement représente la connaissance de la divine Volonté. Le bleu de la mémoire représente que la mémoire ne se remplit que de choses célestes. Les OO en lettres d’or représentent l’amour. Les AA en lettres rouges représentent les souffrances, et les chiffres bleus représentent les excès de souffrances tant en qualité qu’en quantité, et le grand nombre de ceux qui en doivent recevoir les fruits.

Les bouteilles d’en-bas qui sont de verre, remplies d’eau-de-vie, représentent la contrition qu’auront les personnes du commun que Notre Seigneur appellera à pénitence, et celles d’en haut de cristal, remplies d’eau de rose, représentent les personnes des qualité qui se convertiront et attireront par la bonne odeur de leur conversion tout le monde. Les cinq pots de fleurs qui sont sur les cinq portes de la salle, sont les cinq sens de la sœur Marie, le reste n’est point expliqué. Mais il est assuré que la chapelle et les autres choses qui sont dans cette figure représentent l’état de la sœur Marie selon le corps et selon l’esprit.

La main noire212.

Un peu après, comme elle passait devant le Saint-Sacrement, Notre Seigneur lui dit : «Venez, venez ici, Je vous veux donner quelque chose. » Alors elle vit dans le Saint-Sacrement une main extrêmement noire et épouvantable qui lui donna une grande frayeur. Cette main était serrée et elle tenait en soi quelque chose qui était dans une enveloppe beaucoup plus noire et épouvantable que la main. Notre Seigneur ayant levé un coin de cette enveloppe, elle aperçut une pierre précieuse cachée là-dedans, grosse comme un petit oeuf qui jetait des rayons de lumière extrêmement brillants. Cette pierre précieuse était entourée de bandelettes qui pourtant ne la couvraient pas toute, et elle vit que cette pierre précieuse voulait sortir et comme s’échapper pour aller ailleurs. Mais cette main la retenait dedans soi.

« Qu’est-ce que tout cela, dit la sœur Marie. Qui est cette main qui est si noire ? - C’est la mienne, » dit Notre Seigneur, et il ajouta au nom de sa main : « Je suis noire, mais je suis belle.

- Mais qu’est-ce que votre main ? - C’est mon divin Amour, répondit Notre Seigneur

- Mais d’où vient qu’il est si noir ? - C’est le gant dont elle est couverte qui est ainsi noir.

- Quel est ce gant ? - C’est l’Ire de Dieu.

- Qu’est-ce que cette pierre précieuse que vous tenez en votre main ?

- C’est votre beau verset213, c’est une fontaine de lumière, c’est la Sapience éternelle que vous avez vue autrefois marcher dans votre chair et dans votre sang avec des démarches si belles et si ravissantes qu’il n’y a ni esprit humain ni angélique capable de les exprimer. Enfin, cette pierre précieuse c’est Moi-même, car Je suis en vous, Je vous soutiens comme cette pierre précieuse porte et soutient ces petites bandelettes. C’est moi qui souffre en vous et qui vous porte et soutient au milieu de tous vos maux qui sont tels qu’ils vous consumeraient et anéantiraient en un moment si Je ne vous soutenais.

- Qu’est-ce que cette enveloppe qui couvre cette pierre précieuse ?

- C’est la coulpe du péché dont vous êtes couverte et environnée, que l’Ire de Dieu, représentée par ce gant, regarde et poursuit perpétuellement. Car il y a cette différence entre la Charité et la Miséricorde, la Justice et l’Ire de Dieu, que la Charité couvre et cache le péché, afin qu’on ne le voit point, et la Miséricorde ne le regarde point du tout, mais elle excuse tout. La Justice regarde la peine due au péché, lorsque la coulpe est effacée par la pénitence et elle demande d’être payée, et elle poursuit toujours le péché jusqu’à ce qu’elle soit satisfaite.

Mais l’Ire de Dieu regarde la coulpe partout où elle est, et la poursuit sans cesse et sans rémission jusque dans l’enfer et à toute extrémité, de sorte qu’il y a une guerre continuelle entre le péché et l’Ire de Dieu qui est Dieu même. Car le péché veut anéantir Dieu, et Dieu veut détruire le péché ou du moins le persécuter sans cesse, lorsque le pécheur empêche par sa malice qu’il ne soit détruit. De là vient que l’Ire de Dieu représentée par ce gant qui couvre la main de Notre Seigneur est noire et épouvantable au péché et au prochain. Mais le péché qui est représenté par cette enveloppe dont la pierre précieuse est couverte, est presque infiniment, dit la sœur Marie, plus noir et plus effroyable que l’Ire de Dieu. Car l’Ire de Dieu est infiniment belle, bonne et sainte, et la coulpe infiniment laide, horrible, maligne et détestable.

- Mais où est-ce que veut aller cette pierre précieuse qui veut sortir et s’échapper ?

- Elle veut retourner d’où elle est venue, dit Notre Seigneur, c’est-à-dire au sein de mon Père éternel.

- Et lorsqu’elle y retournera, y portera-t-elle ces petites bandelettes ?

- Oui, elle les y portera. » Ces bandelettes sont les sens de la sœur Marie.

- « Et que fera-t-on de cette enveloppe si noire et si effroyable ?

- Nous la jetterons dans le feu de l’Amour divin dans lequel tous les péchés du monde seront brûlés et consumés au temps de la grande mission de conversion générale.



« Où est votre cœur ? »214.



L’an 1652, comme on célébrait une messe solennelle en l’honneur de la B. Vierge, lorsque le prêtre vint à dire : « Sursum corda », Notre Seigneur parlant à la sœur Marie qui assistait à cette messe lui dit : « Où est votre cœur ?

- Je n’en sais rien, dit-elle, et je ne sais pas même si j’en ai un.

- Je m’en vais vous le faire voir », ajouta Notre Seigneur, et en disant cela il tira un cœur de sa poitrine, qui était tout embrasé et entouré de flammes. Le tenant en sa main et le montrant à la sœur Marie, Il lui dit : « Voilà votre cœur.

- Non, dit-elle, ce n’est point le mien, c’est le vôtre.

- Il est vrai, dit Notre Seigneur, c’est le mien et c’est celui de ma sainte Mère, et c’est le vôtre aussi car je vous l’ai donné.

- Oui, dit la Sainte Vierge, c’est le cœur de mon Fils et le mien tout ensemble, car mon Fils et moi nous n’avons qu’un même cœur. Mais c’est votre cœur pareillement, car mon Fils et moi nous vous avons donné notre cœur.

- Mais, dit la sœur Marie, je n’ai pas de cœur.

- Qu’en avez-vous fait ? », répliqua Notre Seigneur.

- « Je l’ai donné aux hommes, répondit-elle, et ils l’ont tout couvert de glace, et même ils l’ont tout converti en un glaçon, et le soleil venant à darder ses rayons sur ce glaçon, il l’a fait fondre en eau et l’a anéanti si bien qu’il n’y est rien demeuré, et ainsi je n’ai point de cœur.

- Il est vrai, j’ai donné mon cœur aux hommes, dit Notre Seigneur, et vous leur avez aussi donné le vôtre quand vous vous êtes offerte à porter leurs péchés, et il a été changé en un glaçon par ces mêmes péchés, et le soleil de l’Amour divin l’a fait fondre et liquéfier en larmes de contrition et l’a anéanti ; mais je vous ai donné le mien en la place, et celui de ma sacrée Mère.



Les aveugles font le procès au soleil215.



Un jour Notre Seigneur dit à la sœur Marie : «Les aveugles se sont assemblés pour faire le procès au soleil. Ils disent pour leur raison qu’il a perdu sa lumière et qu’il faut le chasser du ciel parce qu’il occupe inutilement la place qu’il y a.

- Je vous prie, ayez pitié d’eux, car ils ne savent ce qu’ils disent, et leur donnez un arrêt favorable.

- Oui, dit Notre Seigneur. Je m’en vais terminer ce procès et lui donnerai arrêt en l’excès de mon Amour. » Et en même temps Il prononça l’arrêt en cette sorte : « Je condamne le soleil de donner des yeux aux aveugles pour le connaître et pour voir sa lumière. »



Les états par lesquels elle a passé216.



Animée et embrasée de joie, elle marche à grands pas, elle entre en cette rue et passe généreusement à travers les épines, broussailles et ronces, qui déchirent son habit de toutes parts et son corps et le mettent tout en sang. En marchant elle se tourne quelquefois vers la divine Justice qui la tient par la main, et lui parle ainsi : « Tu me sers de parois, de garde et de franchise, ta droite me soutient, ta faveur m’autorise, tu m’ouvres les chemins assurés désormais, tu fais que mes talons ne vacillent jamais. »

Elle s’avance et vient au commencement d’une rue pleine de fournaises ardentes au travers desquelles elle passe sans se soucier ni des flammes ni des brasiers qui la brûlent et la mettent toute en feu. Elle trouve l’Amour et la Charité déguisés mais d’une autre manière, à qui elle demande : « N’avez-vous point vu celui que mon cœur aime ? » Ils lui répondirent : « Personne n’a passé ce chemin depuis lui. Si vous vous fussiez hâtée d’un pas, vous le teniez. » Elle s’avance toujours et la divine Justice la tient sous les aisselles avec une grande douceur. À la sortie de ces fournaises, dans une campagne, elle trouve derechef l’Amour et la Charité toujours déguisés, à qui elle demande son bien-aimé. Ils lui répondirent qu’ils le venaient de voir passer et qu’elle vît ses vestiges. Pendant qu’elle était dans cette campagne, elle n’entendait pas la voix de son époux. Ayant passé outre, elle arrive à un grand étang dont l’eau était pleine de serpents, mourons, crapauds et toutes sortes de bêtes venimeuses. L’Amour et la Charité marchaient sur les eaux, qui passaient bien à leur aise et toujours déguisés en quelque autre manière.

À l’autre côté de l’étang, elle vit Notre Seigneur qui l’appelle et lui dit plusieurs fois : « Ne passez pas au travers de cet étang, mais prenez le tour. » Il disait cela quasi more invitantis217 :

« Je n’ai que faire de prendre le tour, je veux aller tout droit à vous.

- Je vous assure, dit Notre Seigneur, que jamais personne n’a passé par là que moi.

- Puisque vous y avez passé, répliqua-t-elle, je passerai aussi » et ayant dit cela, elle se jette dans cet étang comme une folle. Sitôt qu’elle y est, elle se voit en esprit toute environnée de bêtes venimeuses depuis les pieds jusqu’à la tête, au- dedans et au-dehors, en sorte qu’il n’y avait aucune partie en elle qui n’en fût toute couverte.

Elle sort de l’étang et se voyant en cet état, elle souffre un tourment indicible, on la remet dans l’étang : elle le traverse et arrive au bord là où la Justice, l’Amour et la Charité l’amènent à la chambre de Notre Seigneur. On lui change ses habits ; Notre Seigneur la fait asseoir à table auprès de Lui, et après le repas on la mène dans un cabinet pour y prendre son repos.

Voilà un abrégé et une figure des états dans lesquels elle a été, dont voici quelques explications : la rue pleine d’épines, de ronces et de broussailles, ce sont les sortilèges de cinq ans. Les fournaises sont l’enfer. La campagne où elle se repose un peu, ce sont les trois ans qui ont précédé le mal de douze ans. L’étang plein de bêtes venimeuses, c’est le mal de douze ans durant lequel elle a porté les péchés d’autrui représentés par les bêtes. Le reste n’est point expliqué.



« Le soleil a été condamné »218.



En l’année 1653, au mois de juin, Notre Seigneur parlant à la sœur Marie lui dit : « J’ai un petit secret à vous dire.

- Je [ne] désire point le savoir, vous me ferez grand plaisir de garder vos secrets, car je crains de les profaner.

- Pourtant je veux vous le dire. » Deux jours après, Il lui dit : « Mon secret est que je veux vous faire connaître.

- Me faire connaître ? , dit-elle, ne vous amusez point à cela, mais, je vous en prie, faites-Vous connaître Vous-même, car on ne Vous connaît point.

- Oui, Je me ferai connaître à tout le monde selon le grand désir que vous en avez, car Je suis la vérité que vous désirez tant de connaître : le grand désir que vous en avez est pour tous ceux qui ne la connaissent point. Votre désir sera accompli, ils la connaîtront. Le soleil a été condamné à donner des yeux aux aveugles. Les aveugles sont tous ceux qui ne Me connaissent point : je leur donnerai des yeux par lesquels ils connaîtront le soleil et verront sa lumière.

- Qu’est-ce que ces yeux et qu’est-ce que cette lumière du soleil ?

- Ces yeux, répliqua Notre Seigneur, c’est Ma divine grâce que Je donnerai à tous, et la lumière du soleil, c’est la foi. Me promettez-vous pas de croire, ajouta le Fils de Dieu, quand j’aurai donné des yeux aux aveugles ?

- Oui, répondit la sœur Marie, je vous promets de croire, je croirai assurément. » Ensuite de quoi, elle demeura deux jours exempte des frayeurs qu’elle a d’être trompée et dans une grande certitude que tout ce qui se passe en elle est de Dieu.

Elle Lui arrache les foudres219.



L’an 1655 durant le mois de février, la sœur Marie se vit dans un petit sentier fort étroit par lequel personne n’avait jamais passé. Elle crut qu’il y avait une fournaise ardente au bout de cette sente. On lui dit que c’était la fournaise de l’Amour divin et qu’elle passerait au travers. Que lorsqu’elle en serait sortie, elle verrait Notre Seigneur en qualité de roi, assis sur son lit de Justice, ayant les mains pleines de carreaux de foudre pour les lancer sur la tête des pécheurs. Qu’elle se présenterait devant lui après avoir passé par cette fournaise, et que, la voyant embrasée de son divin Amour, Il l’appellerait à Soi, qu’elle irait à Lui sans aucune crainte, qu’elle Lui arracherait les foudres des mains, qu’elle les lierait ensemble avec une chaîne d’or, qui représente toutes les vertus enchaînées les unes avec les autres, et qu’après tout cela, elle entonnerait un cantique si charmant qu’Il en demeurerait tout ravi, et qu’Il oublierait tous les châtiments qu’il voulait exercer sur les pécheurs.

Les excès220.

L’an 1643, le 10 décembre, comme elle venait de complies des pères Jacobins, passant proche l’église cathédrale, elle demanda permission à Notre Seigneur d’y entrer. Il le lui commanda et de dire un beau verset :

- « Quel est ce beau verset ? » Lui dit-elle. [189]

- « Cherchez-le et vous le trouverez », répliqua Notre Seigneur.

Elle cherche dans son esprit et tout à coup elle s’avise de dire ces paroles qui lui furent mises dans l’esprit et dans la bouche : « Mon époux vient et je m’en vais au-devant de lui. » Et elle s’en va disant et redisant sans cesse ces mêmes paroles, jusqu’à ce qu’elle soit devant l’autel de sainte Anne.

« Il est vrai, dit Notre Seigneur, votre époux vient et vous le rencontrerez assurément dans une petite sente où il vous attend et où il se tient caché pour vous surprendre en passant, et lorsque vous y penserez le moins. 

- « Fidelis et verax sponsus meus in omnibus promissionibus suis221 », répliqua-t-elle.

- Mais quel chemin prendrez-vous pour aller au-devant de votre époux ?

- J’y vais, répondit-elle, par les excès !

- Et quelle est votre monture ? , dit le Fils de Dieu.

- Ce sont les épines, les ronces et les chardons. »

- Il est vrai, les épines sont l’Ire de Dieu dont les piqûres sont les malédictions. Les ronces sont les hommes qui vous affligent, les uns par les honneurs et par les louanges, les autres par le mépris et par les blâmes qu’ils vous donnent ; pour les chardons... Vous ne saurez pas encore l’explication. »

La destruction du monstre pécheur222.

L’an 1644, le 23 octobre, la sœur Marie étant dans l’église cathédrale de Coutances, durant les prières que l’on chantait en une procession publique, fut surprise subitement d’un désir ardent de faire un vœu, à savoir de ne partir point de cette vie que péché ne fut anéanti par tout le monde. Et elle pria Notre Seigneur et Notre Dame de faire ce vœu-là pour elle, mais ils ne le firent point et l’empêchèrent de le faire.

Là-dessus la divine Volonté survint, qui dit : « Je marcherai à la tête de l’armée, je dévorerai ce monstre, je lui écraserai la tête, je jetterai sa cervelle au chien, je lui arracherai le cœur et le jetterai dans le feu. » La divine Justice dit : « Nous ne faisons qu’attendre l’Amour et la Charité pour partir et aller contre ce monstre. » Notre Dame dit à la sœur Marie : « Vous êtes le carrosse dans lequel sont ces dames ». La sœur Marie demanda qui était le carrossier. Notre Dame dit que c’était la Vérité. Elle dit que jamais elle n’avait vu la Justice et la divine Volonté assises dans sa tête jusqu’à ce coup, et qu’elle y avait vu une fois la Toute-puissance. La Sainte Vierge lui dit que le baiser que la divine Justice lui avait promis ci-devant était le désir d’anéantir le péché et d’ôter toute laideur.

*

Un jour223 la sœur Marie vit en esprit un feu composé de plusieurs flammèches ou étincelles qui s’éparpillaient et tombaient en terre au commencement, puis après elles se ramassaient comme en forme de plusieurs essaims de mouches à miel qui donnaient droit de la terre au ciel et allaient lécher la voûte du ciel. Après cela, elles se séparaient les unes des autres, environ d’une coudée de distance.

Le 3 janvier 1645, on lui donna l’interprétation de ce feu et Notre Seigneur dit que ce n’est point le feu de l’Amour divin qui est dans l’esprit, ni le feu de la tribulation, mais que c’est le feu de la haine du péché qui est dans l’irascible par laquelle on s’embrase de colère contre le péché pour l’anéantir. Ce feu est grand ou petit dans une âme à proportion que l’Amour divin y est grand ou petit. Voilà pourquoi ce feu dans les commencements de la vie de la sœur Marie s’éparpillait et regardait le péché dans quelques âmes particulières seulement, lorsque l’Amour divin n’était pas si parfait en elle ; mais quand l’Amour divin s’y est perfectionné, ce feu s’est rassemblé pour regarder le péché en général.

Le bois dont ce feu s’entretient, c’est la charité divine que l’on a pour le salut des âmes. La fumée qui en sort sont les prières par lesquelles on demande à Dieu l’anéantissement du péché. Il lèche la voûte du ciel sans y entrer, parce que l’on voudrait bien que tous les habitants du ciel fussent embrasés de feu pour venir fondre ici-bas et anéantir le péché. Le brasier de ce feu, c’est l’irascible de celui qui en est épris. La cendre qui en procède, c’est une profonde et abyssale humilité, avec laquelle et les larmes de la contrition, se fait la lessive pour blanchir les âmes qui sont en péché. Les flammèches maintenant ramassées se sépareront dans le temps que Dieu a déterminé pour aller dans les âmes particulières y mettre le feu de la haine du péché.

Les armées et leurs combattants224.

L’an 1645, le 5 mai, Notre Seigneur dit à la sœur Marie : « Mon amour divin va lever des armées pour faire la guerre au péché. Il a commandé à toutes les vertus de lever chacune une armée. Toutes les vertus se sont présentées devant la sainte Trinité pour lui demander des dons, des grâces et des bénédictions et des inspirations, comme autant de soldats : ce qu’elles ont obtenu. Après cela, elles se sont adressées à chacun des saints qui ont excellé en elles, pour obtenir le secours de leur prières et de leur mérites comme autant de soldats.

À la tête de l’armée, marcheront deux amazones et braves guerrières, qui sont la grâce prévenante et la grâce efficace. La grâce prévenante frappera à la porte du pécheur : si on lui ouvre, elle entrera et fera entrer les vertus contraires aux péchés qui sont dans son âme avec toute son armée. Mais si l’obstination et l’endurcissement barrent la porte, la grâce efficace viendra, qui étant armée de la force divine brisera la porte et entrera et fera entrer les vertus susdites avec son armée, et étant entrée, elle tuera tous les péchés qui seront dans l’âme et y établira son règne. Notre Seigneur dit encore que saint Michel aurait la conduite de toutes ses armées et que saint Gabriel aurait seulement la charge des canons.

Une autre fois, la sœur Marie vit trois vertus qui tenaient conseil pour aller attaquer leurs ennemis et pour les détruire. L’Humilité parla la première et dit qu’elle n’aurait point de repos qu’elle n’eût terrassé l’Orgueil sous ses pieds et qu’ensuite elle le mangerait et le tournerait en sa substance, de sorte que quand on le chercherait, on ne trouverait plus que l’Humilité, et que l’Orgueil régnait par tyrannie, mais que pour elle, elle est la fille légitime du roi.

La Pureté virginale parla ensuite et dit qu’elle était altérée du sang de son ennemi et que jamais sa soif ne s’étancherait qu’elle ne l’eût bu. Et la Chasteté dit qu’elle avait grande faim de la chair de son ennemi et qu’elle ne rassasierait point qu’elle ne l’eût mangé et converti en sa substance et que là où on le chercherait on n’y trouverait plus que la chasteté. Mais elles conclurent qu’il leur fallait des armes à feu pour combattre de loin, parce que cet ennemi a l’haleine si puante que l’on ne saurait si peu l’aborder qu’elle n’infecte. Après, la Sobriété dit qu’elle dévorerait aussi son ennemi et le tournerait en sa substance.

La sœur Marie vit un jour une grande troupe de belles filles de quinze ans qui allaient en procession à deux choeurs depuis la chambre où elle était jusqu’à la chapelle Notre Dame de la Roquette, avec des couteaux à la main, disant qu’elles allaient tuer le péché. Devant elle marchait l’Amour divin avec une faux pour faucher tous les plaisirs qui ne sont point de Dieu, et la Charité avec une fourche pour les ferrer. Ces jeunes filles ce sont les douleurs qui la doivent quitter pour aller trouver ceux qui seront en péché mortel, afin de le tuer en eux.

L’an 1645, le 11 novembre, elle s’offrit à Notre Seigneur comme instrument de la grâce divine pour faire ce qu’il lui plairait. Notre Seigneur lui dit : « Si j’étais en l’état où vous êtes, pour servir à la grâce divine d’instrument, Je voudrais être une flèche empoisonnée dont elle se servît pour transpercer le péché. » Notre Dame dit : « Moi, je voudrais être une fournaise ardente dans laquelle tous les péchés fussent jetés et consumés comme des épines et broussailles. »



Conversion générale225.

Un jour la sœur Marie étant détenue au lit, elle vit Notre Seigneur et sa sainte Mère qui apportaient une femme morte et « qu’ils mirent en mon lit auprès de moi. » Et s’en étant allés,  ils amenèrent une seconde femme qui se donnait plusieurs coups de couteau à pain dont elle se tuait.

La sœur Marie leur dit : « Empêchez-la qu’elle ne se tue pas. »

Ils répartirent : « Elle est libre qu’elle se tue si elle veut ; faites-lui place auprès de vous. »

 « Et ils la mirent dans le lit auprès de moi. Ils en amenèrent encore une troisième qui avait les pieds et les mains percés et dirent que le diable et le péché l’avait mise en croix, dont ils l’avaient descendue. Et ils me commandèrent aussi de la mettre auprès de moi dans mon lit avec les deux autres. Après cela je vis un ange portant une bûche de bois fendue en trois parties dont une partie était sur son épaule droite avec une pochette226 de charbon pendue au bois, une autre sur son épaule gauche avec une semblable pouchette de charbon, la troisième sur sa tête sans charbon. Étant arrivé, il mit ses trois bûches sur ces trois femmes et une de ces pouches de charbon à la tête, l’autre aux pieds. Et Notre Seigneur et sa sainte Mère dirent qu’il y fallait mettre le feu pour refondre les trois femmes et n’en faire qu’une des trois. »

La première femme est la gentilité qui est morte à Dieu. La deuxième, c’est l’hérésie qui se tue d’un couteau à pain, c’est-à-dire, de la science avec laquelle on distribue le pain de l’Ecriture sainte et qui lui devrait servir de pâture, laquelle science est représentée par le couteau avec lequel les pères distribuent le pain à leurs enfants. La troisième, c’est l’Église qui est crucifiée pour les péchés de ses enfants, mais Notre Seigneur et sa sainte Mère la détacheront de cette croix.

La première bûche qui est mise sur la première femme, c’est l’Amour divin avec lequel Notre Seigneur la convertira. La deuxième, c’est la Charité divine avec laquelle Il convertira la seconde. La troisième bûche qui est mise sur la troisième femme, c’est-à-dire sur l’Église, c’est la divine Justice avec laquelle Dieu la purifiera. Il n’y a point de charbon avec celle-ci parce que l’Église sera sévèrement punie. L’ange qui porte le bois, c’est l’ange du grand conseil.

Ces trois femmes sont mises dans mon lit qui représente la Passion et la croix de Notre Seigneur, c’est-à-dire qu’elles seront mises dans la tribulation pour y être purifiées. Les deux sacs sont l’Amour divin et la Charité divine qui refondront ces trois femmes. On met le feu à tout cela pour les purifier et consumer et pour n’en faire qu’une de trois, ce qui signifie que Notre Seigneur ne fera qu’une Église de tout le monde et qu’il n’y aura qu’une foi et une loi.



Un message aux quatre éléments227.

L’an 1644, le dernier de décembre, Notre Seigneur commanda à la sœur Marie d’aller faire un message de sa part aux quatre éléments. Aussitôt se trouvant animée extraordinairement en son esprit, elle s’en va aux quatre éléments et leur parla en cette façon et en ces mêmes termes: « O terre, ô eau, ô air, ô feu ! Celui qui est m’a envoyé vers vous pour vous dire qu’Il vous commande que vous prépariez ses voies parce qu’Il veut venir faire la visite de Ses créatures.

- Nous connaissons bien Celui qui est, mais qui êtes-vous qui vous dites envoyée de Sa part ?

- Je suis, répondit-elle, une flèche empoisonnée qui vient pour faire mourir le péché.

- Ô, que vous êtes la bienvenue, » dirent-ils.

« Il a fait un grand ravage dans ce pays ici. Il a congelé, dit la terre, et refroidi mes parterres, mes campagnes et mes prairies. Peu de fleurs ont échappé228 sa froidure : il a empoisonné la racine de mes arbres. La plupart en sont morts, les autres se vont desséchant, peu ont échappé son poison.

Il a troublé mes ondes, dit l’eau : au lieu de laver, elles salissent. Il a empoisonné mes fontaines et les a rendues amères et mortifères.

Il a empesté, dit l’air : ceux qui me respirent en meurent. Peu en échappent.

Par son souffle, dit le feu, il a éteint mes flammes : il a jeté du soufre dans mes brasiers qui les rend puants et infects. »

Après cela, la sœur Marie dit à la terre : « Celui qui est vous commande de faire reverdir vos parterres, vos campagnes et vos prairies et de les diaprer d’une infinité de fleurs, afin qu’elles embaument l’air de leur suaves odeurs. Il vous commande de revêtir vos arbres de feuilles, de fleurs et de fruits, depuis le plus haut cèdre du Liban jusqu’à la moindre ronce. Et vous, eau, Il vous commande de laver tout ce qui est sale et de le rendre blanc comme de la neige et de mettre du bois dans vos fontaines pour les rendre douces et potables. Et vous, air, Il vous commande de dissiper vos nuages et de vous rendre clair, luisant et serein. Et vous, feu, il vous commande de purifier l’or et l’argent et de brûler la paille. »

Les habits229.

Le 9 février 1645, la sœur Marie se trouva dans une salle où elle vit Notre Seigneur tailler des habits de plusieurs sortes, à savoir de toile, de laine grise et de laine blanche.

Ceux de toile sont pour les laboureurs, c’est-à-dire pour ceux qui labourent leur terre et la disposent à recevoir la semence de la grâce par diverses œuvres de mortifications extérieures, et ne travaillent pas tant à leur intérieur. Ceux-là ne seront revêtus que de grosse toile. Les autres seront vêtus de laine grise, ce qui signifie la mortification extérieure et intérieure. Les autres de laine blanche, ce qui signifie les vertus.

Notre Dame faufilait230 les habits, et les Vertus les cousaient. L’Humilité était assise sur le pavé où elle cousait et taillait des souliers. La Foi et l’Espérance forgeaient, celle-là des couteaux, des poignards et des épées, et celle-ci des éperons dorés et argentés, de cuivre et de fer blanc. Les trois Puissances de l’âme de la sœur Marie forgeaient aussi.

L’Amour divin présentait à l’entendement des lames d’or, qui sont des afflictions, et l’Entendement les présentait à la Volonté pour en faire de la monnaie, et la Mémoire soufflait le feu en ce qu’elle fournissait quelques exemples des souffrances de Notre Seigneur et des saints. Et ensuite, la Volonté présentait les pièces de monnaie pour la rédemption des captifs.

Dans la même salle, il y avait des monstres qui avaient une forme humaine depuis la tête jusqu’à la ceinture, et en bas ils étaient velus et avaient une queue de bête. Leurs pieds et leurs mains étaient armés de griffes. Ils avaient des cornes à la tête et des yeux étincelants de fureur et de rage. Ils lui dirent : « Votre Epoux nous a commandé de faire des disciplines pour discipliner nos religieux, c’est-à-dire les sorciers. »

Il y avait encore des petits Ethiopiens qui grinçaient les dents et qui jetaient leurs yeux hors la tête et faisaient des gestes de folie. Ceux-ci lui dirent : « Votre Epoux nous a commandé de faire des verges pour châtier les rageants231. »

Les habits dont il est parlé ci-dessus sont les dons et les grâces dont Notre Seigneur revêtira ceux qui seront convertis.

La Divine Volonté232.

Un jour, elle vit la divine Volonté comme une grande dame très majestueuse, mais d’un visage fort austère, et auprès d’elle, il y avait une vieille femme fort triste qui tenait une écuelle de bois à la main. Au même temps elle aperçut Notre Seigneur et sa sainte Mère, et au milieu d’eux, une jeune fille fort belle, agréable et d’un visage très gai et très joyeux, qui partit d’avec Notre Seigneur et Notre Dame pour venir à elle, mais la sœur Marie lui tourna le dos comme aussi à Notre Seigneur et à Notre Dame, et s’en va vers la vieille qui était au pied de la divine Volonté, laquelle remplissant son écuelle d’eau, la baille à la sœur Marie qui la but entièrement.

Cette vieille représente la tristesse et l’affliction, et la jeune fille, la joie et la consolation. L’écuelle pleine d’eau représentait les larmes que la sœur Marie avait à répandre. Elle quitte Notre Seigneur et Notre Dame avec les consolations, pour suivre la divine Volonté parmi les désolations. Elle dit quelquefois à Notre Seigneur : « Je vous aime bien, mais pourtant si vous m’envoyiez maintenant votre paradis et que vous ne commandassiez d’y entrer pour y être éternellement avec vous et pour y jouir de toutes les joies et félicités que vous y possédez, et que la divine Volonté me dit que j’allasse en enfer, je vous assure que je vous quitterais vous et votre paradis, et que je me jetterais tout à l’heure au milieu des feux de l’enfer.

- Vous ne m’aimez donc point ?, dit Notre Seigneur.

- Si ce n’est point vous aimer que de faire ainsi, répondit-elle, je ne vous aime donc point, car je ferais cela, et je ne puis avoir d’autres sentiments.

- Non ! répliqua Notre Seigneur, ce n’est pas que vous ne m’aimiez, mais c’est que vous aimez davantage ma divinité que mon humanité, car la divine Volonté, c’est ma divinité, et c’est elle qui règne sur moi et à laquelle je suis assujetti aussi bien que vous. »

*

Notre Seigneur lui dit un jour : « Faites un vœu.

- Et de quoi ? Lui dit-elle.

- De faire en tout et partout la divine Volonté, répliqua-t-il.

- Oui, mais je crains, ajouta-t-elle, de ne la connaître pas toujours.

- Vous ne serez point obligée à ce vœu, répartit Notre Seigneur, que quand vous la connaîtrez si clairement qu’il vous sera impossible d’en douter. »

L’an 1641, en la fête de tous les saints, elle entendit Notre Seigneur criant à haute voix : « O ma Mère, l’excès de mon amour ne me permet plus de retenir mes secrets.

- O mon Fils, répondit Notre Dame par trois fois, gardez-vous bien de dire vos secrets, sans en demander conseil à votre épouse. »

Alors il se retourna vers moi disant par trois fois : « O épouse, voulez-vous que je vous dise mes secrets ?

- A quoi je répartis aussi par trois fois : « Fiat voluntas tua.

- O Me voilà arrêté, dit-il. Quoi ! Ne voulez-vous point savoir mes secrets ?

- Non, je ne veux rien savoir que ce qu’il plaira à votre divine Volonté que je sache. » Là-dessus Il se tut pour cette heure-là. Mais peu de jours après Il me déclara ses secrets et me recommanda de les dire à quelqu’un, et me dit qu’il fallait lever entièrement le voile de dessus ma face, afin que celui-là connût la beauté de son épouse.

Notre Seigneur dit quelquefois à la sœur Marie233 : « Regardez-moi en face.

- Je ne sais ce que c’est que de vous regarder en face.

- Me regarder en face, répondit le Fils de Dieu, c’est regarder ma divine Volonté pour la suivre partout.

- Toutes les créatures nous font cette leçon, dit-elle, et même celles qui sont inanimées et insensibles » (car Dieu lui a fait voir plusieurs fois qu’elles regardent toutes, fixement et perpétuellement, la divine Volonté, attendant ses ordres pour les exécuter ponctuellement et au moment qu’elle a déterminé, et qu’elles haïssent tout ce qu’elle hait et aiment tout ce qu’elle aime, tant elles ont de conformité à ses divines dispositions, parce qu’il n’y a point de péché en elles qui les détourne ou éloigne un tant soit peu de leur premier principe, qui est la très adorable Volonté de Dieu.) »

*

Se plaignant un jour à Notre Seigneur de l’état où elle était, Il lui dit : « Si j’étais à votre place, que feriez-vous ?

- Attendez, dit-elle, je vous assure que je vous ferais tout ce que l’adorable Volonté de Dieu voudrait que je vous fisse.

- Mais si l’adorable Volonté de Dieu voulait que vous me crucifiassiez ?

- Oui, je vous assure, je vous crucifierais et je frapperais à grands coups de marteau sur les clous pour vous crucifier.

- Et si elle voulait que vous me missiez en enfer avec les diables, m’y mettriez-vous ?

- Je vous assure qu’oui.

- Et si elle voulait que vous m’y laissassiez plusieurs années parmi des tourments rigoureux, m’y laisseriez-vous ?

- Oui, je vous y laisserais.

- Ne vous étonnez donc pas si je vous y laisse, répliqua Notre Seigneur, car je ne fais rien que ce que la divine Volonté m’ordonne. Après cela, si elle voulait, dit encore Notre Seigneur, que vous me fissiez tout plein de petites promesses sans les accomplir, le feriez-vous ?

- A cela, dit-elle, je ne sais que répondre, sinon que je n’ai jamais rien promis à personne que je ne l’ai accompli.

- Aussi ne vous ai-je rien promis qui ne soit véritable et qui ne s’accomplisse. Mais ma divine Volonté a suspendu plusieurs effets de mes promesses qui s’accompliront en leur temps. »

*

L’an 1646, le 22 janvier, Notre Seigneur lui dit234 : « Ceux qui me donnent leur cœur pour y faire ma demeure, je leur donne mon paradis pour y faire la leur. Ceux qui se donnent à moi, je me donne à eux. Ceux qui me donnent leur volonté, je leur donne la mienne, mais il y en a très peu qui me la donnent.

- Tant de religieux et de religieuses qui font vœu d’obéissance, ne vous la donnent-ils pas ?

- Ils me la donnent pour me servir à gages et pour avoir les couronnes et les dignités du paradis, et travaillent à qui pourra atteindre plus haut. Mais les plus parfaits me donnent leur volonté, non pour m’en servir, mais pour la détruire et pour l’anéantir, de sorte que quand leur volonté se présente en quelques-unes de leurs actions pour y avoir part, ils l’écrasent sous leurs pieds ; et ceux-là ne regardent en tout ce qu’ils font que ma divine Volonté et ne craignent rien que de lui déplaire, et n’ont aucun égard au paradis ni à l’enfer, et c’est à ceux-là que je donne ma divine Volonté pour la leur.

*

Il lui arrive souvent235, ainsi qu’il est aisé de remarquer en ses écrits, qu’elle dit beaucoup de choses par des mouvements extraordinaires qui ne sont point d’elle, sans qu’elle y puisse résister, et quelquefois sans entendre ce qu’elle dit et même sans savoir ce qu’elle a dit par après.

Or un jour ayant demandé à Notre Seigneur d’où venait cela, Il lui dit : « Vous êtes comme un luth qui ne dit mot si on ne le touche, et qui ne dit que ce qu’on lui fait dire ; c’est la divine Volonté qui vous anime, qui vous fait parler et qui vous fait dire ces choses236. »

Le jardin de l’Amour divin237.



La sœur Marie assure qu’il n’y a rien de si terrible que l’Amour divin et que tout ce que la divine Justice lui a fait souffrir n’est rien en comparaison des tourments que l’Amour divin lui a fait porter : « J’aime, dit-elle, tendrement la divine Justice, car je la trouve douce, belle, agréable. Mais l’Amour divin est sévère, rigoureux et terrible. Il rit toujours, mais Il frappe bien rudement. Je tremble quand je Le vois. Quand on se plaint à Lui, Il ne fait qu’en rire ; on ne sait où Il va ni où Il mène ; Il se fait suivre à l’aveugle. »

Environ le temps des sortilèges qui durèrent cinq ans238, l’Amour divin que la sœur Marie appelle son père et qui la menait toujours par la main comme un père mène son petit enfant, lui donna un beau jardin tel qu’il est ici décrit : la forme et la figure de ce jardin est un triangle et comme un cœur. Il est environné tout autour d’une haie de grosses et piquantes épines fort hautes et épaisses. La porte est de bois de cèdre dont la serrure et la clé sont d’or. Tout autour de la haie, par dedans, il y a quantité de violettes. Au deçà de la violette, il y a quinze beaux pommiers, cinq de chaque côté, tous chargés de belles pommes, et en si grande abondance qu’il y paraît plus de pommes que de feuilles. Au deçà des pommiers il y a quinze palmiers. Entre tous ces palmiers il y a une vigne attachée à des échalas239 toute chargée de raisins. À un des côtés du jardin, devant la porte, il y a un très beau rosier. À l’autre côté, il y a un olivier chargé d’olives. Au pied de l’olivier une fontaine ou lavoir. Au milieu du jardin il y a un sépulcre dans lequel est un mort : de la tête de ce mort sort un cèdre qui est merveilleusement haut.

Ce jardin s’appelle le jardin de l’Amour divin, parce que c’est lui qui l’a planté par la sœur Marie. Ce cœur dont il porte la figure, c’est son cœur. Les épines représentent les douleurs et les peines qu’elle a souffertes. La violette, c’est le symbole de l’humilité. Les pommiers chargés de pommes signifient les païens qui se convertiront et qui porteront beaucoup plus de fruits après leur conversion que ne font pas les chrétiens. Le raisin de la vigne signifie l’amour et la charité.

Les palmiers, ce sont les prédicateurs qui travaillent à la conversion des âmes, comparés à la palme, parce qu’ils remporteront le victoire sur le péché. Mais pour monter à la palme, c’est-à-dire pour prêcher efficacement, il faut être enivré de l’amour de Dieu et de la charité du prochain : c’est ce qui est signifié par le raisin qui est au pied du palmier.

L’olivier, c’est la miséricorde que Dieu exercera vers les pécheurs. Le lavoir, c’est la pénitence ; le rosier qui paraissait couvert de glace et de neige comme au temps d’hiver, et qui sera tout couvert de roses au temps de la conversion générale, c’est la vérité des choses qui se passent en la sœur Marie. Lesquelles seront comme autant de belles roses qui s’épanouiront lorsque Notre Seigneur manifestera son ouvrage et qui embaumeront tout le monde de leur suave odeur.

Le corps mort qui est dans le sépulcre, c’est la sœur Marie qui est dans un état de mort et d’anéantissement. Le cèdre qui sort de sa tête, c’est la divine Volonté qui est vivante et régnante en elle. La porte, qui est de bois de cèdre et incorruptible, c’est la grâce divine. La serrure, c’est la Charité divine, et la clé c’est l’Amour divin sans lequel on ne peut entrer dans ce jardin.

*

Un jour la sœur Marie étant animée de la charité, s’écria240 : « Ô terre, terre, pourquoi me tiens-tu prisonnière dans ce monde ? » Il lui semblait qu’elle voyait la terre comme le fond de sa main et qui lui semblait comme un cachot.

Après cela on lui répondit : « Le ciel est fermé.

- Je parlerai donc à la terre. »

On répliqua : « Le silence est imposé à la terre. »

« Ensuite je vis la divine Justice qui venait du ciel pour visiter ses fermes en ce monde ici et faire payer ses fermiers de quantité de deniers dont ils lui étaient redevables. Elle était suivie du torrent de l’Ire de Dieu pour submerger tout le monde à cause de ses péchés. Elle avait un glaive, des flèches et un foudre qu’elle portait à la main. Au même temps, je vis la Charité divine qui allait au-devant et qui la pria de venir faire la collation chez elle. Elle y alla, et la Charité enivra la Justice de son vin, si bien qu’elle s’endormit. Pendant qu’elle dormait, la Charité alla aussitôt mettre des bondes à son torrent, afin d’empêcher qu’il ne se débordât pour noyer tout le monde.

Elle prit son glaive et ses flèches et les enivra de sang innocent, les ayant plantés dans le cœur de la sœur Marie. Elle lui arracha aussi le carreau de foudre qu’elle tenait à la main et elle le donna à l’Amour divin qui le bénit et le convertit en un flambeau d’amour. […]

Qu’est-ce que tout cela ? C’est que la divine Justice était prête de perdre tout le monde à cause de ses péchés ; mais la divine Charité lui a fait une collation, qui sont les souffrances de la sœur Marie, du sang de laquelle le glaive et les flèches de la divine Justice ont été enivrés. Le foudre, c’est l’Ire de Dieu que méritent les pécheurs. Le torrent, c’est celui dont il est parlé ailleurs, qui contient sept rivières. Lequel représente les peines et les coulpes tout ensemble, dont les deux bondes seront levées après que Notre Seigneur l’aura béni et converti ainsi qu’il est dit en son lieu, pour inonder toute la terre d’un déluge de grâces et de bénédictions.



Avec la divine Justice241.



En la même année, le 19 octobre, étant aux Complies aux Jacobins dans la chapelle du saint Rosaire, la divine Justice lui vint en mémoire. Elle l’adora et la remercia de toutes les faveurs qu’elle lui avait faites.

« Que demandez-vous ? dit la même Justice.

- Je n’ose rien vous demander de peur de vous déplaire.

- Demandez et vous recevrez.

- Je vous demande une quittance pour quelqu’un qu’elle nomma.

- Oui, dit-elle, je vous la donnerai, mais il faut qu’il lui en coûte quelque chose. »

Elle ajouta : « Disposez-vous, je veux venir demeurer avec vous.

- Vous avez demandé : avec moi ?

- Je veux demeurer avec vous.

- J’aime ceux qui m’aiment, c’est une chose bien rare de m’aimer uniquement et sans crainte. Les bons me craignent et les méchants me haïssent. Disposez-vous.

- Je ne sais aucune disposition.

- Levez-vous, dit la divine Justice, comme une belle aurore qui appelle le soleil»



Le jardin du Saint Sacrement242.



L’an 1645, le douze janvier, Notre Seigneur et Notre Dame étaient dans un jardin […] voyez comme elle le dépeint.

La porte est de fin or pour [montrer], ainsi qu’on lui a expliqué, que ceux qui sont dans le Saint Sacrement sont déifiés ; car on reçoit Notre Seigneur en soi par la communion, mais on est reçu en Lui par la déification, et c’est ce qui est signifié par ce jardin dans lequel entrent ceux qui sont déifiés. Aussi y a-t-il écrit sur la porte : « Il n’entre ici que des rois, c’est-à-dire des personnes revêtues de la royauté et des divines qualités de Jésus par une parfaite transformation et véritable déification. » Près de la porte du jardin il y a une table ronde de jaspe, qui représente le Cœur de Notre Seigneur. Les anges mirent dessus un doublier243 qui représente le cœur de Notre Dame. Sur le doublier, ils mirent un beau pain blanc qui représente la Divinité de Notre Seigneur. Autour du pain, ils mirent trois coupes d’or qui représentent les trois puissances de son âme. Autour des trois coupes, cinq vases de cristal qui représentent les cinq sens intérieurs. Autour des cinq vases, cinq autres de cristal, plein de vin vermeil, qui représentent les cinq sens extérieurs. Aux deux côtés, deux vases de terre blanche pleins de vin blanc, l’un desquels bouillonnait, qui représente l’Irascible, et l’autre le Concupiscible.

Les divins attributs s’assoient à cette table. La divine Justice dit, parlant à Notre Seigneur de la sœur Marie : « Faites approcher cet enfant, et qu’on lui donne son repas. » Mais l’Amour divin dit : « Elle jeûne aujourd’hui. » Et la Volonté divine dit à Notre Dame : « Allez la mener au jardin : on lui donnera demain son repas. » Elle la mena à l’entour du jardin dont la clôture est de rosiers tous chargés de roses rouges et blanches. Le fond du jardin est tout semé de fleurs de toutes sortes et fort odoriférantes. Dans ce jardin il y a sept ceintures d’arbres.

La première est d’un arbre fort haut et droit, les fruits duquel sont gros comme des pains d’un sou, et comme de couleur de pourpre dont le goût et si délicieux que ceux qui en mangent meurent à tout autre goût du ciel et de la terre. Dans ce fruit il y a trois pépins qui se mangent insensiblement avec les fruits, et étant mangés, ils germent dans le cœur, y prennent racine et y fructifient. Ces trois pépins sont la force divine, la grâce divine, la patience divine. Manger ce fruit, c’est désirer ardemment les souffrances. Notre Dame nomme cet arbre l’arbre de vie.

Les quatre ceintures suivantes sont de pommiers dont les pommes sont douces et amères, pâles d’un côté et rouges de l’autre, qui signifient mourir à soi pour vivre à Dieu.

La sixième ceinture est de palmes qui représentent la victoire. Au pied de ces palmes, il y a des vignes chargées de raisins dont on ne fait point de vin mais qui contiennent toutes les délices du paradis, et dont un seul grain est capable de ressusciter les morts. Les raisins représentent les communions.

La septième ceinture est de sept cèdres, lesquels représentent la divine Volonté.

Au milieu du jardin, il y a une belle fontaine dont l’eau représente la Sapience divine, et de cette fontaine partent sept ruisseaux qui sont les sept dons du Saint-Esprit, et chaque ruisseau va donner à chaque cèdre et arrose tout le jardin. A l’entour de la fontaine et des deux portes des ruisseaux, il y a des lys blancs qui représentent la pureté.

Cela n’est point expliqué, mais il est aisé à conjecturer que ce n’est autre chose que l’état de la sœur Marie qui est écrit en tout ce jardin.

*

L’an 1646, le dixième de septembre, comme la sœur Marie était à une messe haute qui se disait devant Notre Dame du Puits, la Sainte Vierge lui dit244 : « Suivez-moi ! » Et à l’instant elle se trouva dans un grand jardin carré, lequel était fermé d’une grande haie d’épines noires. Au-dedans, tout autour du jardin, il y avait une double haie de rosiers chargés de roses. Auprès, il y avait tout alentour un grand bordage245 tout rempli de toutes sortes de belles fleurs bien épanouies et bien odoriférantes. Le fond du jardin était tout d’argent poli. Aux quatre coins, quatre belles fontaines d’eau vive, et au milieu une belle fontaine d’or, laquelle était enchâssée dans de l’or, où il y avait deux grands tuyaux, dont l’un jetait le vin, droit en haut, et l’autre était recourbé en bas, et le vin tombait en plusieurs bassins d’or qui étaient autour de la fontaine.

Les quatre fontaines d’eau vive envoient chacune un ruisseau qui se vont communiquant l’un l’autre en forme de croix, faisant un doux murmure qui compose une musique fort agréable. Puis après s’être communiqués, ils se viennent tous rendre autour de la fontaine du milieu et lui demandent de son vin, et la fontaine libérale abaisse tous ses bassins et verse tout son vin dans ces quatre ruisseaux qui s’en vont ainsi, chargés de vin, à leur fontaine, dans le même ordre qu’ils sont venus, chantant toujours très mélodieusement. Ces quatre fontaines, après avoir reçu ce vin, renvoient derechef leurs ruisseaux d’eau pour demander encore du vin, ce qu’elles continuent toujours de faire, et elles ont chacune un tuyau d’argent par le moyen duquel elles communiquent l’eau et le vin mêlés ensemble à ceux qui sont hors du jardin. […]

Elle vit encore de belles jeunes filles revêtues de toutes sortes de couleurs qui s’en allaient boire à la fontaine de vin, et Notre Seigneur leur disait : « Buvez et vous enivrez, il n’y a point d’excès. » Après cela tous ces personnages disparurent, et Notre Dame aussi, qui les lui avait fait voir, si bien que la sœur Marie demeura toute seule près de la fontaine de vin. Mais Notre Seigneur lui parut derechef, revêtu de blanc avec le jeune homme revêtu de fin lin, et elle vit aussi un personnage revêtu de noir, ayant un voile noir sur la tête, qui passait par devant elle. Elle demanda à Notre Seigneur qui était ce personnage qui passait.

Notre Seigneur répondit : « C’est votre esprit.

- Pourquoi est-il revêtu de noir en ce lieu-ci ? »

Notre Seigneur répondit : « C’est qu’il porte le deuil de ses frères qui sont morts. Il s’en va à son oratoire prier Dieu pour eux. »

Elle lui demanda aussi : « Qui est ce beau jeune homme revêtu de fin lin ?

Notre Seigneur répondit en souriant : « C’est l’honneur. »

Elle répliqua : « L’honneur de notre pays n’est pas fait comme celui-là ; il n’est pas si beau. »

Il répondit : « Il y a autant de différence entre l’honneur du monde et celui-ci, qu’il y a entre le vrai Dieu et les idoles. »

Elle pria Notre Seigneur de lui donner une petite goutte de vin de cette fontaine, et Il la rejeta en souriant et pourtant lui disant : « Retirez-vous d’ici », mais plus elle s’approchait de Lui.

Voici l’explication que Notre Seigneur lui donna de toutes ces choses : le jardin carré représente l’humanité sainte de Notre Seigneur contenue dans le Saint Sacrement de l’autel. Les épines noires qui ferment le jardin représentent les châtiments et les malédictions de ceux qui s’en approchent indignement. Les roses des rosiers représentent l’amour et la charité, et toutes les autres fleurs représentent les autres vertus qui sont renfermées dans le Saint Sacrement.

Le fond du jardin d’argent poli représente la pureté de l’humanité de Notre Seigneur. Les quatre fontaines d’eau vive représentent les quatre plaies des mains et des pieds ; la cinquième, de vin, représente la plaie du cœur. L’eau vive représente les grâces, dons et bénédiction que Notre Seigneur nous a mérités par sa Passion, et le vin représente le grand Amour et la grande Charité de Notre Seigneur. Le tuyau qui est en haut, c’est l’Amour qu’il a pour son Père ; celui qui se recourbe en bas, c’est la Charité qu’il a pour nous.

Les ruisseaux d’eau demandent du vin pour enivrer d’Amour et de Charité ceux qui communient dignement qui sont hors le jardin, c’est-à-dire tous les chrétiens qui ne sont pas dans la déification. […] Les frères de ce personnage vêtu de noir sont les âmes mortes par le péché. L’habit noir représente la peine due à leurs péchés, dont il est chargé. Son oratoire, c’est son corps, et ses prières sont ses souffrances.

Tant plus que Notre Seigneur la rejetait, tant plus elle s’approchait de Lui, ce qui signifie que plus il semble rejeter les âmes qu’il aime, plus il les attire à soi, et plus elles s’approchent de Lui.



L’arbre émondé246.



Un jour la Sainte Vierge dit à la sœur Marie : « Allons, ma grande basse247, travailler au bois. » La Sainte Vierge avait une faucille, une hache et une échelle dont les échelons étaient de corde, et une petite bêche. Elle la mena à l’entrée du bois où ce n’était qu’épines et broussailles. Elle lui bailla la faucille et lui commanda d’essarter248 toutes ces épines. Elle le fait et voyant ses mains ensanglantées, elle dit à la Sainte Vierge : « Ma mère, j’ai mes mains tout ensanglantées. » La Sainte Vierge répartit : « Mon Fils ne m’a jamais demandé de mitaines ». Elle continue, fait la même plainte plusieurs fois et entend la même réponse.

En essartant, elle arrive à un bel arbre touffu qui jetait de belles branches de tous côtés. La Sainte Vierge lui dit : « Frappe, ma grande basse, frappe sur ces branches ». Elle frappe, il en sort du sang.

Elle en a frayeur et se veut retirer. La Sainte Vierge lui dit plusieurs fois avec colère : «Frappe, il occupe la terre. » Elle coupa ses branches tout autour, c’est-à-dire celles du bas. Elle lui commanda d’essarter comme devant, avec les mêmes plaintes et les mêmes réponses, et elle disait ce verset :« Sequar quocumque ierit »249. Et elles arrivèrent à un bel arbre tout émondé auquel il ne restait qu’une petite branche en haut pour soutenir une colombe. Elle y monta jusqu’en haut par le moyen des estocs250 qui y étaient restés après avoir été émondés, et ne trouvant rien pour s’appuyer, elle fut saisie de frayeur, mais elle fut changée en colombe et devint aveugle et bien effrayée, ayant peine à s’appuyer et ne sachant où voler ailleurs, à cause qu’elle était aveugle.

Elle se trouva après cela au pied de l’arbre, près de la Sainte Vierge. Cet arbre émondé avait des rejetons de feuilles et elle se servait des estocs comme d’échelons pour monter. Quand au premier arbre, la Sainte Vierge lui bailla l’échelle qu’elle avait apportée, dont les échelons étaient de cordes et les deux côtés de bois, pour monter. Elles passèrent outre, et toujours la Sainte Vierge lui commanda d’essarter. Elles arrivent à un arbre tout sec. La Sainte Vierge lui donna sa hache, et elle, avec sa bêche, commença à fouiller la terre pour découvrir les racines de loin tout autour, et lui commande de couper les racines avec sa hache.

Quand elles furent coupées, la Sainte Vierge donna un coup de pied à l’arbre et le fit tomber, le sommet le premier, en bas, dans un profond abîme qui se trouva là. Elle demanda à la Sainte Vierge ce que voulaient dire toutes ces énigmes ; mais on ne lui a point expliqué. La sœur Marie dit que ce grand arbre signifie le Saint Sacrement, et un grand buisson de ronces qui étendait ses branches extrêmement loin, un grand seigneur très méchant qui avait des intrigues et correspondances fort éloignées.



Les saints au travail251.

On l’a vue plusieurs fois toute enflammée et toute transportée, parler en cette façon : « Oh ! Si la porte du Paradis m’était ouverte, j’y entrerais, non pas pour y jouir de la gloire et pour y demeurer, mais pour en faire sortir tous les apôtres et tous les saints, et pour les faire venir en ce monde afin de s’employer à détruire ce monstre qui est le péché et à sauver les âmes. » […]

Quelque temps après cela, étant à l’Église, elle dit à Notre Seigneur : « Permettez-moi de saluer le Saint Sacrement.

- Oui, dit-il, je vous le permets. » Et au même temps, il ajouta : « Voici mes deux apôtres saint Pierre et saint Paul que vous menacez tant de faire sortir du Paradis.

- Mais aussi, c’est grande pitié, dit-elle, de voir tant d’âmes qui se perdent. Qu’est-ce que tous vos apôtres, vos saints font qu’ils ne viennent nous aider à faire mourir le péché et à sauver les âmes ?



Catherine de Gênes & Gertrude252.



La sœur Marie assure qu’elle a expérimenté en soi beaucoup de conformité avec ce qui est écrit de sainte Catherine de Gênes en sa Vie, excepté qu’il y avait en cette sainte beaucoup d’amour sensible, ce qui n’est point en la sœur Marie. Elle a passé ainsi, dès le commencement, par les plus hauts degrés de la contemplation que sainte Thérèse écrit dans ses livres, ainsi qu’il sera rapporté plus amplement dans le livre suivant. « Sainte Thérèse va doucement et s’avance peu à peu, mais je suis trop précipitée, dit la sœur Marie, je marche à la désespérade (c’est son mot) : témoins ces grands désirs que j’ai eue de l’enfer ».

Sainte Gertrude demande quelquefois des récompenses et des consolations ; cela est insupportable à la sœur Marie.

Mais sainte Catherine de Gênes ne veut rien que ce que Dieu veut, elle ne veut pas même des Indulgences. Demandez-lui comme elle veut être : « Comme je suis, dira-t-elle, et non autrement, parce que Dieu veut que je sois ainsi. » Et voilà ce que la sœur Marie aime. C’est pourquoi elle dit que sainte Catherine de Gênes est sa bonne sœur. Cette sainte haïssait l’amour-propre plus que l’enfer et disait qu’un seul grain d’amour-propre, quoiqu’il n’y en eût pas plus gros qu’un grain de moutarde, serait capable d’empoisonner tout le monde. Elle disait aussi que si une seule goutte d’amour divin tombait dans l’enfer, il le changerait en un Paradis et convertirait tous les diables en des anges.



L’Église et l’état où elle est253.



Un jour, la sœur Marie entendait Notre Seigneur qui disait : « Le soleil s’est éclipsé, la lune s’est couverte d’un voile noir, les étoiles ont perdu leur lumière. » Il dit ensuite que ce soleil dont Il parlait était tous les ecclésiastiques depuis le premier jusqu’au dernier, que la lune signifiait les nobles et les officiers, et que les étoiles représentaient tous ceux qui sont attachés par la foi au ciel de l’Église.

*

Un jour, ayant la messe en la chapelle des vicaires, Notre Seigneur lui parut fort triste et lui dit254 : « Mon épouse est devenue lépreuse. Je lui dis qu’elle s’aille laver sept fois au fleuve du Jourdain et qu’elle deviendra belle et blanche comme un petit enfant. Voici une belle chemise que ma mère m’a donnée, allez [la] lui porter et qu’elle la revête à la sortie de l’eau. »

Ensuite Notre Seigneur lui expliqua ceci en cette façon : son épouse, c’est l’Église ; la lèpre, c’est le péché ; le Jourdain, c’est la pénitence ; elle doit s’y laver sept fois pour y être purgée des sept péchés mortels. La chemise, c’est l’humanité de Notre Seigneur ; elle se revêt de cette chemise à la sortie de l’eau, c’est-à-dire après la pénitence par le don de la grâce méritée par la Passion de Notre Seigneur. Lui porter cette chemise, c’est lui aider à faire pénitence par prières, jeûnes, larmes et souffrances : c’est ce que fait la sœur Marie.

Pour sauver tout le monde255.



- Mais si, pour sauver tout le monde, dit Notre Seigneur, il fallait consentir un péché, ne le feriez-vous point, vous qui avez tant d’amour pour les âmes ?

- Non, dit-elle, quand il faudrait racheter une infinité de mondes.

- Mais si j’étais moi-même dans l’enfer, ne le feriez-vous point, pour m’en retirer ?

- Non, je n’en ferai rien.

- Si à faute de cela Mon humanité devait être anéantie, souffririez-vous qu’elle le fût ?

- Oui, je le souffrirais, plutôt que de contrevenir en la moindre chose du monde à la divine Volonté.

- Mais quoi ! dit Notre Seigneur, s’il y allait de Dieu même, que feriez-vous ?

- Je vous dis, répliqua-t-elle, que, quand par impossibilité Dieu devrait être anéanti, je ne pourrais pas consentir aucun péché, si petit qu’il fût, c’est une chose impossible.

- Ô, dit Notre Seigneur, voilà le « clamans voce magna ». Il ne reste plus que ce mot « expiravit».256

*

Elle a été un temps257 dans un désir extrême de la mort qui faisait qu’elle l’appelait sans cesse : « O mort, ô belle mort, venez, venez, promptement, ô glorieuse mort, ô triomphante mort. » Elle ne savait pourquoi elle avait ce désir, car ce n’était ni par ennui de souffrir, ni par désir d’aller en Paradis. [302] Faisant réflexion là-dessus, elle dit à Notre Seigneur : « Pourquoi est-ce que je désire tant la mort, d’où vient ce désir ?

- C’est moi, dit-Il, qui vous l’ai donné : c’est ma Passion qui désire en vous la mort de tous les péchés, car c’est le fruit de ma Passion qu’ils soient tous détruits et anéantis avec tous les plaisirs, vanités et autres choses qui sont contraires à ma divine Volonté. »

Un jour Notre Seigneur lui ayant demandé ce qu’elle désirait le plus :

« La Vérité », dit-elle.

- « Ce n’est point cela », dit Notre Seigneur.

- « C’est donc vous », dit-elle.

- « Non, ce n’est point moi que vous désirez le plus. » Le lendemain, Il lui dit que ce qu’elle désirait le plus, était l’anéantissement du péché, et elle connut en vérité que cela était ainsi.



Contre l’orgueil258.



Elle a connu une femme qui employait son bien en œuvres de miséricorde, à ensevelir les morts, visiter les malades et à nourrir et assister les pauvres. Elle jeûnait si austèrement qu’elle ne prenait qu’un repas en deux jours, et ce, de pain et d’eau. Elle faisait grand nombre de prières et y employait souvent tout le jour et une grande partie de la nuit. Elle ne portait point de linge. Elle recevait des injures en pleine rue sans aucun ressentiment, et un jour une bien pauvre femme lui bailla un soufflet qu’elle souffrit avec une grande patience.

La sœur Marie pria pour elle et, dans ses prières, on lui fit connaître qu’elle était coupable d’orgueil et en état de perdition, et que le sujet de son orgueil était ses austérités à cause desquelles elle s’estimait beaucoup. Elle demanda pardon pour elle et on lui demanda ce qu’elle voudrait faire pour l’obtenir. Elle se soumit à tout faire pourvu qu’elle lui obtînt la grâce de communier dignement. On la lui accorda à condition que de nuit elle ferait la procession autour la cathédrale à nu-genoux et qu’elle souffrirait tous les mauvais traitements qui lui devaient arriver à cette occasion : ce qu’elle fit et souffrit d’être huée de tout le monde comme quelque loup-garou ou sorcière, parce qu’elle avait la tête enveloppée de peur d’être connue. Elle y fut plus d’une heure.

Ensuite de cela, cette femme ne put plus faire ses austérités accoutumées, particulièrement ses jeûnes de deux jours. Elle jeûna les jeûnes de l’Église, reprit le linge et ne fit plus tant de prières et le tout d’elle-même, parce qu’elle devint infirme et perdit cette dévotion sensible qui lui faisait faire tant de prières. Notre Seigneur lui envoya cette infirmité qui lui ôta le pouvoir de jeûner, afin de lui ôter la vanité et son orgueil. […]



Contre l’amour-propre, la vanité et l’orgueil259.



Notre Seigneur a dit à la sœur Marie que l’amour-propre, la propre excellence et la vanité font de grands dégâts parmi les personnes qui font profession de dévotion et que l’orgueil en damne plusieurs. […]

La vanité ne cherche qu’à empoisonner et faire mourir Notre Seigneur. Elle l’empoisonne, l’affaiblit et le rend malade par les actions qu’elle fait faire à l’âme par esprit de vaine gloire, et elle le fait mourir lorsqu’elle le conduit jusqu’à l’orgueil. Voilà les âmes dans lesquelles Notre Seigneur est vivant et non régnant, car Il est en elles en qualité de pensionnaire seulement et non pas comme maître de la maison. C’est l’amour-propre et la propre excellence qui y dominent et qui en sont les maîtres.

Mais l’âme fidèle prend un grand coutelas qui est la haine de soi-même, et d’un seul coup elle tranche la tête à tous deux, et alors la vanité s’enfuit. Le diable la voulant faire rentrer par une autre porte vient là-dessus et dit à l’âme : « Ô que vous avez bien fait ! » Mais comme elle l’aperçoit, elle le connaît et le chasse promptement en s’humiliant dans le plus profond de son néant, et référant à Dieu tout l’honneur et toute la gloire.

Les âmes dans lesquelles Notre Seigneur est vivant et régnant, ce sont celles qui ne désirent rien en ce monde et en l’autre que de suivre en tout et partout Sa très adorable Volonté, et dans lesquelles l’amour-propre et la propre excellence et la vanité sont anéantis, ou pour le moins tellement affaiblis qu’ils ne dominent pas, mais Notre Seigneur qui est le maître de la maison et qui y règne plus ou moins, selon les divers états de grâce et d’amour qui s’y rencontrent, car où il y a plus d’amour divin et moins d’amour-propre, il y règne plus parfaitement.

Ceux qui font de bonnes actions avec intention non de plaire à Dieu, mais d’accroître leur mérite, ils auront récompenses comme serviteurs. Ceux qui font bien sans espoir de salaire sont comme mes enfants qui auront part à ma gloire, comme qui mettrait une goutte d’eau en la mer aura part à la mer, mais ceux qui se vantent de ce qu’ils n’ont pas fait, Il se vengera d’eux comme ceux qui dérobent l’eau de la mer.



Une femme fort éplorée260.



L’an 1646, le samedi de Pâques, on lui fit voir une femme fort éplorée et affligée. Elle fit ce qu’elle put pour se détourner de cette vue, mais il lui fut impossible. Elle vit donc cette femme qui avait la mamelle droite extrêmement enflée et enflammée, laquelle elle regardait en pleurant amèrement et disant qu’elle lui causait une grande douleur.

La sœur Marie demanda à Notre Dame d’où venait cette enflure et cette inflammation qui faisait souffrir tant de douleurs à cette femme. «C’est, dit-elle, qu’elle a la mamelle pleine de sang. » Alors Notre Dame prit une grande feuille verte, la bailla à la même femme et lui dit : «Prenez cette feuille et la mettez sur votre mamelle, elle en ôtera l’inflammation et la douleur et en fera sortir le sang, et quand elle sera vide de sang, je la remplirai de lait. » Cette femme ayant mis cette feuille sur son sein, Notre Dame la lui enveloppa d’un beau linge blanc.

Ensuite de cela, la sœur Marie demanda à Notre Dame quelle était cette femme. « C’est l’Église », dit-elle.

« Qu’est-ce que la mamelle de l’Église ?

- Ce sont tous les ordres religieux qui sont dans l’Église. Au temps qu’ils étaient unis ensemble par l’amour et la charité et qu’ils n’étaient qu’un cœur et une âme, ils remplissaient la mamelle de l’Église de lait, ce qui signifie le bon exemple qu’ils donnaient en ce temps-là par la sainteté de leur vie, et l’Église en allaitait les pécheurs et les attirait à pénitence et dévotion. Mais maintenant, ajouta Notre Dame, ô malheur ! Une harpie est entrée dans tous les Ordres qui leur ôte le pain de la main et de la bouche et les fait languir de faim, et la plus grande partie en sont morts. Cet harpie est l’envie qu’ils ont les uns contre les autres, laquelle leur ôte l’amour et la charité qui sont le vrai pain de vie qu’elle leur arrache de la bouche et de la main, en leur ôtant de la bouche et de la main les paroles et les actions de charité qu’ils devraient dire et faire les uns au regard des autres, et elle y met à la place la haine et l’animosité, et c’est le sang dont cette mamelle est remplie. »



Le sucre de monsieur de Bernières261.



Dans un voyage que M. de Bernières fit à Coutances, pendant qu’il y fut, il alla souvent prendre son repas chez M. Potier où était la sœur Marie. Or l’un et l’autre firent dessein d’envoyer quérir du sucre et quelque autre petite délicatesse, afin de le mieux traiter ; mais lorsqu’il était présent, ils ne s’en souvenaient point du tout ; et quand il était parti, ils étaient fâchés d’y avoir manqué ; mais pourtant ils oublièrent encore par après, excepté un soir qu’ils l’attendaient et qu’ils se souvinrent bien, mais cette fois il ne vint point.

Ensuite de cela, comme la sœur Marie se plaignait de leur peu de mémoire, Notre Seigneur lui dit : « C’est ma divine volonté qui en a ainsi disposé. Elle veut que vous lui aidiez à marcher dans le chemin de la perfection. Toutes ces choses ne sont que des retardements, excepté quand on en use par infirmité ou par quelque autre bonne raison. »



Le monde262.



Un jour Notre Seigneur fit voir à la sœur Marie un arbre qui était au milieu d’une belle plaine herbue et verdoyante. Il était fort haut et s’élevait en pointe. Au bas il était fort touffu et étendu. Les feuilles en étaient parfaitement belles, mais au derrière il y avait un hameçon caché et toutes les feuilles tremblaient. Cet arbre, c’est le monde, les feuilles sont les voluptés différentes dont le diable se sert pour accrocher les âmes. Elles sont tremblantes parce qu’elles sont honteuses. Ce fut Notre Seigneur qui donna cette explication.

En l’année 1644, elle disait souvent : « Hélas ! Où sommes-nous ? Nous sommes dans un désert où on ne voit personne, où on n’entend que des bêtes qui hurlent. » On lui fit entendre que ce désert, c’est le monde parce que l’on n’y voit plus que fort peu d’hommes et qu’il n’est presque plus habité que de bêtes, c’est-à-dire de personnes qui mènent une vie brutale.



Mon esprit s’en est allé au néant263.



L’an 1653, le 29 juillet, la sœur Marie, étant animée extraordinairement, parla en cette sorte : « C’est une chose très certaine que mon esprit s’en est allé au néant et qu’il a épousé la divine Volonté. Ce n’est point une rêverie ni une imagination. C’est une vérité véritable, de laquelle il m’est impossible de douter. Il y a quelque temps que Notre Seigneur m’avait dit qu’Il me donnerait un baiser de Sa divinité, et Il m’a dit depuis que ce grand amour de mon esprit au regard de Sa divine Volonté est le baiser de Sa divinité. Aujourd’hui Il me disait : « Si votre esprit revenait, le voudriez-vous point ?

- Non !

- Pourquoi cela ?

- Parce que je ne le puis aimer.

- Pourquoi cela ?

- Parce que je ne veux aimer que Dieu seul. Quand j’aurais l’amour de tous les séraphins, de tous les saints et de toutes les créatures, je n’en voudrais pas donner la moindre étincelle à mon esprit.

- Mais si je vous commandais de l’aimer ?

- Vous ferez ce qu’il Vous plaira, mais il m’est impossible de donner à une créature l’amour qui n’est dû qu’au Créateur, et je sais bien que vous ne commandez jamais des choses impossibles.

- Mais si Je disais que Je veux votre esprit et que Je ne vous veux pas si vous ne voulez le recevoir et l’aimer, et qu’ainsi il faut que vous vous en alliez au néant si vous ne voulez pas l’aimer ?

- Je vous dirai que j’aimerais mieux aller au néant que de lui donner la moindre étincelle de l’amour que je dois à Dieu seul. Je veux bien vivre avec lui pour le servir et lui obéir, et non pas pour l’aimer, si ce n’est en la manière que j’aime les saints et que j’aime toutes les bonnes choses, mais non pas de l’amour duquel je dois aimer Dieu. C’est un amour déiforme qui n’appartient qu’à Dieu seul. Il n’y a que Dieu seul qui le puisse donner et par une très pure bonté : car cet amour ne se peut mériter par aucune bonne œuvre ni souffrance quelles qu’elles soient, quand elle égalerait celles de l’enfer, voire même quand une personne souffrirait tous les tourments que toutes les créatures qui ont été, sont et seront, pourraient endurer, elle ne pourrait jamais le mériter. Il n’appartient qu’à Dieu seul, car il n’est pas permis d’aimer de cet amour-là ni les anges, ni les saints, ni la Sainte Vierge, ni même Notre Seigneur en tant qu’homme, ni aucune chose créée quelle qu’elle puisse être.

Je l’appelle un amour déiforme parce qu’il est marqué du caractère de Dieu. Il porte les signes et les sceaux de Dieu, et ces sceaux sont les divins attributs dont ils portent l’impression, afin qu’on sache qu’il n’appartient qu’à Dieu et à ses divins attributs. Cet amour est dans les sens, et néanmoins il n’est point sensible : c’est un des effets de mon beau verset qui m’a été donné depuis un si long temps et qui ne m’a été donné que pour mes sens. Ce sont ces belles démarches de la divine Sapience dans ma chair et dans mon sang que j’ai vues il y a si longtemps et desquelles j’étais bien assurée qu’il était impossible qu’un autre que la Sapience éternelle en peut faire de semblables. Elle a fait ces démarches dans ma chair et dans mon sang, lorsqu’elle en a pris possession. C’est elle qui a mis cet amour déiforme dans mes sens et qui les marque de ses signes et de ses sceaux. C’est ce baiser de l’humanité de Notre Seigneur qu’Il avait promis de donner à mes sens, car c’est ainsi que les sens aiment la Divinité. C’est la plus haute disposition qu’ils puissent avoir pour se préparer au mariage divin qui se doit faire entre les sens de Notre Seigneur et eux. Je n’eusse jamais cru que les sens eussent été capables de choses si grandes. Aussi ils sont tout honteux et tout tremblants de voir qu’on les veuille élever à une chose si grande, et s’en excusent et disent qu’ils n’aspirent pas là, qu’ils ne demandent pas cela, qu’ils ne le désirent [340v] pas. Mais Dieu fait ce qui Lui plaît. Ce sont ici des vérités véritables dont je porte une impression si forte qu’il m’est impossible d’en douter ni de parler autrement. »

La sœur Marie a dit toutes ces choses en la façon qu’elles sont ici écrites.

*

Notre Seigneur lui a fait connaître la différence entre celui qui agit par amour propre et celui qui agit pour l’amour de Dieu264, c’est-à-dire qui ne désire autre chose que de Lui plaire et Le suivre en tout et partout Sa divine volonté. Celui-là ressemble à un voyageur qui, dans un chemin beau et droit, court promptement et se dépouille tout nu pour aller plus vite ; et celui qui agit par intérêt, ressemble à un homme qui marche dans un dédale et qui avec cela se charge de tout ce qu’il rencontre qui lui peut être utile en toutes les occasions qui s’offrent. Il ne regarde pas ce qui est plus agréable à Dieu, mais ce qui lui sera plus utile et plus méritoire. Tous les chemins lui sont bons pourvu qu’il y ait à gagner pour lui. Un tel homme avance fort peu et travaille beaucoup. Ceux qui marchent par le premier chemin sont vrais enfants de Dieu. Ceux qui marchent par le second sont des serviteurs à gages.



Dévotion sensible & sécheresse265.



Le 17 novembre 1645, Notre Seigneur lui ordonna de dire un rosaire. Ce qu’elle fit. Quand elle l’eut dit, Il revint et lui dit : « Vous n’avez point de dévotion.

- Non, dit-elle, car vous ne m’en avez pas donné. »

- Ensuite de cela, Il lui dit : « Je veux vous faire voir la différence qu’il y a entre deux âmes dont l’une prie avec dévotion sensible, l’autre avec sécheresse, par cette similitude. Représentez-vous deux peintres auxquels un roi a ordonné de remettre en couleur deux siennes images que lui-même avait peintes, mais elles avaient été salies, gâtées et décolorées. Il leur a donné à tous deux de l’eau qui est nécessaire pour les décrasser ; il leur donne aussi à chacun une pièce d’or pour acheter des couleurs nécessaires, et à chacun un pinceau pour les appliquer. Mais il y a entre eux cette différence, que leur roi loge l’un de ces peintres dans son palais, le fait manger à sa table et l’honore souvent de sa présence pendant qu’il travaille, et lui donne la consolation de son entretien. L’autre peintre travaille tout seul en son logis au cœur de l’hiver et dans la rigueur du froid. Ils font également bien l’un et l’autre. Lequel est-ce des deux qui mérite plus de récompense ? Sans doute c’est le dernier. »

Les images sont les âmes souillées du péché. L’eau, c’est la contrition. La pièce d’or, c’est le franc arbitre. « Ô la belle pièce d’or », disait Notre Seigneur. Les couleurs sont la vraie foi, la vraie espérance et les autres vertus. Le pinceau, c’est la grâce. Le premier des deux peintres, c’est celui qui en bien faisant a une dévotion sensible, le second est celui qui travaille avec sécheresse. Lequel est-ce des deux qui plaît davantage à Dieu ? C’est le second. Mais malheur à celui qui jette le pinceau et qui laisse fouler au pied l’image du grand roi !



Contemplation266.



Auparavant qu’elle vînt à Coutances, elle ne savait pas lire, mais lorsqu’elle y fut, on lui apprit à lire. En ce temps-là, Notre Seigneur lui fit avoir un livre qui s’appelle la Règle de la Perfection, qui est divisé en trois parties267. La troisième partie traite de la plus haute contemplation et les deux premiers enseignent les moyens dont on peut se servir pour y arriver.

Lorsqu’elle eut ce livre, elle ne savait que lire très imparfaitement, en épelant et en hésitant. Néanmoins lorsqu’elle vint à l’ouvrir, elle lisait tout courant et sans broncher dans la troisième partie, et qui plus est, elle l’entendait fort bien. Mais elle ne pouvait lire dans les deux autres, d’autant qu’elle n’en avait que faire, Dieu ne l’ayant point fait passer par ce chemin-là pour la conduire à la perfection où elle était arrivée et qui était décrite dans cette troisième partie.

*

Un jour qu’elle était dans l’église environnée d’enfants qui faisaient du bruit et qu’elle s’en plaignait, Notre Seigneur lui dit268 : « Allez-vous en à la porte du chœur, là où tout le monde passe : Je vous y parlerai avec autant de tranquillité que si vous étiez dans une profonde solitude. » Elle y alla et quoiqu’elle fût environnée, poussée, pressée et heurtée de tous côtés, Notre Seigneur lui parla, et elle L’entendit avec autant de paix que si elle avait été ravie, pour donner à entendre qu’avec l’aide de Dieu on peut être recueilli en tout lieu et en tout temps, et que sans lui tous nos efforts sont vains.

*

Étant allée un jour à Notre Seigneur pour lui demander quelque chose, Il lui dit269 : « Retirez-vous », c’est-à-dire, détournez votre esprit de cela. Elle s’en va.

Il la rappelle, disant : « Venez ici : J’ai un mot à vous dire. »

Elle revient : « Eh bien ! Que demandez-vous? Voulez-vous que je vous donne la méditation ?

- Nenni, dit-elle, ce n’est pas cela que je veux.

- Voulez-vous la contemplation ?

- Non.

- Quoi donc ?

- Je demande la connaissance de la Vérité !

- Savez-vous bien à qui vous ressemblez ? A un pèlerin ou voyageur qui est tellement lassé qu’il ne peut faire un pas qu’il ne demeure sur la place, tellement altéré qu’il est prêt de mourir de soif si on ne lui donne à boire, tellement affamé que la faim lui va étouffer le cœur si on ne lui donne à manger. Cependant voici venir quelqu’un qui lui dit : « Mon ami, voulez-vous voir un beau jardin qui est ici proche ? Vous y verriez de belles allées, de belles salles vertes et des parterres tout pleins de fleurs dont la vue et l’odeur sont bien agréables.

- Hélas ! dirait-il, ce n’est pas ce qu’il me faut à moi, qui ne fais qu’attendre le repos, le repas ou la mort.

- Mais je ne sais ce que c’est que tout cela, dit la sœur Marie, qu’est-ce que c’est que cette méditation et cette contemplation ?

- La méditation, c’est la considération des oeuvres de Dieu et de ses Mystères représentés par les allées et salles vertes du jardin. La contemplation est représentée par le parterre plein de fleurs. Et il y en a de trois sortes. La première est la spéculation des divins attributs que l’entendement présente à la volonté, laquelle se porte à les aimer ardemment ; mais celle-ci est fort périlleuse car souvent l’amour-propre et la vanité s’y mêlent : la vanité flatte les contemplatifs et leur fait croire qu’ils sont bien plus saints que les autres, et lorsqu’il se présente quelque occasion de faire ou de souffrir quelque chose de grand pour Dieu, l’amour-propre leur fournit des raisons fort subtiles pour s’en excuser, comme : « Je perdrais ma réputation », ou : « Je ne crois pas que ce soit la volonté de Dieu que je fasse cela », et autres semblables défaites.

« La deuxième contemplation est beaucoup meilleure, plus sûre, plus parfaite et plus agréable à Dieu. Celle-ci consiste à regarder toujours la divine Volonté pour la suivre partout, à l’exemple du Fils de Dieu qui a très parfaitement accompli en toutes choses la Volonté de son Père, sur lequel il faut souvent jeter les yeux, considérant comme Il a suivi la divine Volonté en la pratique de toutes les vertus et en toutes ses pensées, paroles et actions, afin de l’imiter en cela. Il n’y a jamais de péril en cette contemplation. La première a un plus beau visage, mais celle-ci est plus noble, plus riche et plus parfaite.

« La troisième contemplation, c’est lorsque la propre volonté est entièrement anéantie et transformée en la divine Volonté.

*

L’an 1653, au mois de juin, quelques personnes de piété étant venues voir la sœur Marie pour la consulter sur plusieurs difficultés qu’ils avaient touchant la voie par laquelle Dieu les faisait marcher, qui était une voie de contemplation ; ils demeurèrent quinze jours à Coutances, la voyant tous les jours et conférant avec elle sur ce sujet, deux, trois, quatre, et quelquefois cinq heures par jour270.

Il est à remarquer qu’elle n’est pas maintenant dans cette voie, étant dans une autre incomparablement au-dessus de celle-là par laquelle elle a passé autrefois, mais il y a si longtemps qu’elle ne s’en souvient plus. C’est pourquoi, lorsqu’ils lui parlaient de cela, au commencement elle leur disait que ce n’était pas là sa voie et qu’elle n’y entendait rien. Mais peu après Dieu lui donna une grande lumière pour répondre à toutes leurs questions, pour éclaircir leurs doutes, pour lever leurs difficultés, pour parler pertinemment sur l’oraison passive, pour en découvrir l’origine, les qualités et les effets, pour faire voir les périls qui s’y rencontrent, pour donner les moyens de les éviter et pour discerner la vraie dévotion d’avec la fausse.

« Cette voie est fort bonne en soi, leur dit-elle, et c’est la voie que Dieu vous a donnée pour aller à lui, mais elle est rare : il y a peu de personnes qui y passent, c’est pourquoi il est facile de s’y égarer.

« Ce n’est pas à nous de choisir cette voie et nous ne devons pas y entrer de nous-mêmes et par notre mouvement. C’est à Dieu de la choisir pour nous et nous y faire entrer. On n’en doit parler à personne pour la leur enseigner, car si on y fait rentrer des personnes qui n’y soient pas attirées de Dieu, on les met en danger et grand péril de s’égarer et de se perdre. Si quelques-uns en parlent, il faut les écouter. Si on reconnaît à leur langage qu’ils marchent en ce chemin, alors on peut s’en entretenir avec eux. Cette voie est pleine de périls, il y faut craindre la vanité, l’amour-propre, la propre excellence, l’oisiveté et perte de temps.

« Il ne faut pas s’imaginer qu’il n’y ait que ce chemin qui conduise à l’anéantissement de nous-mêmes et à la perfection. Tous chemins vont en ville. Il y a une infinité de voies qui vont à la perfection : les uns y vont par la contemplation, les autres par l’action, les autres par les croix, les autres par d’autres chemins. Chaque âme a sa voie particulière. Il ne faut pas penser que la voie de la contemplation soit la plus excellente : celle des croix est bien plus noble et plus royale, parce que c’est celle par laquelle le Roi des rois a marché. Il est vrai que celle-là est toute couverte de fleurs, et celle-ci d’épines, mais celle-ci est bien plus courte que celle-là. »

[…]

La sœur Marie, ayant dit ces choses et plusieurs autres aux personnes susdites et ayant répondu et satisfait suffisamment à toutes leurs propositions durant 15 jours, comme ils voulaient continuer à lui parler sur le même sujet, elle leur dit : « La porte est fermée, je n’entends plus rien à tout ce que vous me dites.

« Et en effet, dit-elle, il me semblait qu’ils me parlaient un langage étranger. Je n’y entendais plus rien et n’y voyais plus goutte, parce que la lumière qu’on m’avait donnée pour leur parler, s’était entièrement retirée. »



Le jardin des contemplatifs271.



Un jour272, la sœur Marie se sentant fort pressée de la faim qui n’était pas naturelle, elle s’en va à sa mère la Sainte Vierge pour la prier de lui donner quelque chose à manger. Elle la voit venir qui lui apporte une branche de cerises qu’elle met sur la table. C’était une figure de plusieurs personnes de piété qu’elle lui devait bientôt amener. La sœur Marie lui demande : «D’où venez-vous ?

- Je viens, dit-elle, de mon beau jardin.

- Où est-il ? , dit la sœur Marie.

- Il est au terroir d’Eden, répond Notre Dame.

- Je voudrais bien y aller, ajouta la sœur Marie.

- Venez, répartit la Sainte Vierge, je vous y ferai entrer.

Ayant dit cela, elle marche devant, la sœur Marie la suit. Elles arrivèrent à la porte que la Sainte Vierge ouvrit, puis entre la première et la sœur Marie après elle. Étant entrée, elle le contemple, et voici ensuite comment comme elle le décrit :

« Il y a des cerisiers et des pruniers chargés de prunes et de cerises. Au-delà des cerisiers et pruniers sur le bord du jardin, il y a une haie d’épines, de ronces et broussailles, et au-dehors rien que ténèbres et horreurs. Au pied des pruniers et cerisiers, il y a quantité de framboises. Au-deçà des pruniers et des cerisiers, il y a une grande allée qui environne le jardin et qui est toute couverte de violettes. Dans le jardin, il y a trois autres allées couvertes semblablement de violettes, mais de violettes doubles, qui sont bien plus doubles et odoriférantes que celle de l’allée qui est tout autour du jardin. Il y a un pommier chargé de belles pommes. Il y a aussi plusieurs parterres dans lesquels il y a des carreaux de toutes sortes de fleurs, comme de roses, de lys, d’œillets et autres semblables.

Les divins Attributs se promènent dans le jardin de cette façon. La Justice et la Miséricorde se promènent ensemble dans une allée. Dans une autre allée la Toute- Puissance et la Divine Volonté ; et l’Amour divin avec la Charité divine dans une autre. Et tous ces divins Attributs prennent un grand contentement à marcher sur les violettes dont les trois allées qui sont dans le jardin sont toutes couvertes, et à mesure qu’ils les foulent de leurs pieds sacrés, elles se rehaussent et deviennent plus belles et plus odoriférantes qu’auparavant.

« Notre Seigneur et Notre Dame se promènent ensemble dans l’allée qui environne le jardin, la Sainte Vierge étant appuyée sur le bras de son Fils, et tous deux cheminent avec des démarches si belles et si agréables que cela ne se peut exprimer, et s’en vont chantant : « Fulci me floribus quia amore langueo273 » et disant aux cerises : « Engraissez-vous et mûrissez afin que nous vous mangions et convertissions en notre substance. » Les divins Attributs jettent aussi plusieurs regards sur les cerises et sur les prunes. » 

« Le jardinier de ce jardin, c’est la Sapience Éternelle qui a trois travaillants pour lui aider, à savoir : la Force, la Grâce et la Patience divine. La Force divine fouit et remue la terre pour la disposer à recevoir la semence. La Grâce divine la sème et la Patience l’engraisse, la herse et couvre la semence. »

Voilà la forme et la figure de ce jardin, dont l’explication ne fut point donnée aussitôt mais quelque temps après. Notre Seigneur la donna en cette façon qui n’est point la principale mais la littérale, et dit qu’il y en avait bien d’autres plus relevées qu’Il n’a point dites. Ce jardin est le jardin de Notre Seigneur et de Notre Dame et le jardin des Contemplatifs. Il est situé au terroir d’Eden, c’est-à-dire dans une terre grasse et fertile, proche d’un autre jardin qui s’appelle le Paradis terrestre ainsi qu’il sera dit à la fin.

La branche de cerises que la Sainte Vierge apporta, représente le père E[udes] et ses frères qui ont été amenés ici par elle et qui furent tirés alors du cerisier pour passer au prunier, c’est-à-dire, qui furent confirmés en grâce, car les cerises sont les figures des bons chrétiens qui commencent à entrer à la perfection.

La chair de la cerise représente le corps qui est extrêmement fragile et facile à corrompre. Le noyau signifie l’âme qui est plus forte à résister aux tentations. Lorsqu’ils quittent le monde, ils montent au cerisier et Notre Seigneur leur aide à monter. La cerise a une petite aigreur qui la rend plus agréable au goût, ce que marque la peine que les bons chrétiens ressentent en quittant le monde auquel ils étaient attachés, ce qui les rend d’autant plus agréables à Dieu qu’ils ressentent davantage de peine à y renoncer pour l’amour de Lui.

Pendant qu’ils demeurent dans le cerisier, ils sont comme dans le noviciat de la vie chrétienne, mais pour faire profession, ils passent dans le prunier et deviennent prunes, c’est-à-dire, ils sont profès dans la vie et perfection chrétienne et sont confirmés en grâce, ce qui est signifié en ce que les prunes sont beaucoup plus fortes et plus fermes que les cerises. Ceux qui passent des cerisiers aux pruniers commencent à entrer dans la transformation et lorsqu’ils sont bien mûrs, Notre Seigneur et Notre Dame les mangent et les convertissent en leur substance, et ainsi ils entrent dans la déification, n’ayant plus qu’un esprit, qu’un cœur, qu’une volonté avec Dieu et étant revêtus des qualités et perfections de Dieu.

Les framboises sont les petites [actions] faites pour Dieu avec bonne intention, desquelles Notre Seigneur et Notre Dame se repaissent. Aussi les épines et les ténèbres qui sont hors le jardin sont les méchants qui sont en péché mortel.

Les trois allées qui sont dans jardin sont les trois puissances de l’âme de Notre Seigneur et de Notre Dame. La violette, c’est leur humilité dont ils sont remplis.

L’allée qui environne le jardin et qui est comme l’extérieur du jardin représente les sens intérieurs et extérieurs du Fils de Dieu et de sa sainte Mère. La violette n’est pas ici si belle comme dans les trois allées parce que ce qu’on a de l’extérieur de l’humilité de Notre Seigneur et de Notre Dame, était beaucoup moindre que ce qui était dans leur intérieur.

L’allée dans laquelle la divine Justice et la divine Miséricorde se promènent, c’est la mémoire, d’autant que la Justice et la Miséricorde comprennent toutes les œuvres de Dieu et que la mémoire les doit aussi contenir et conserver. La Toute-Puissance divine et la Volonté divine se promènent dans une autre allée qui signifie l’entendement, car c’est le propre de l’entendement de contempler les choses grandes et hautes comme sont la Toute- Puissance et la Volonté divine. L’allée dans laquelle l’Amour divin et la Charité sont, c’est la volonté, parce que c’est le propre de la volonté d’aimer. […]



Le soin du prochain274.



Un pauvre homme de Coutances se rompit le col en descendant la montée de sa maison et mourut à la place sans recevoir aucun sacrement. La sœur Marie l’ayant su, elle s’en alla prier Dieu pour lui ; et Il lui fit connaître qu’il était sauvé parce qu’Il approuvait les bonnes actions. Et en effet s’en étant informée de ses voisins quelle était sa vie, ils lui dirent que c’était un bon simple homme qui prenait plaisir à voir faire des actes de dévotion à ses voisins et qui disait ordinairement : « Dieu leur fasse la grâce de faire prière qui Lui soit agréable. » Sur quoi Notre Seigneur dit à la sœur Marie que cela était cause de son salut et que ceux qui se réjouissent de voir les autres faire des actions de vertu et qui les approuvent, participent au fruit de leurs bonnes œuvres.

*

Notre Seigneur a aussi fait connaître qu’une pauvre fille de Coutances nommée la Bouffonne, et qui avait été vilaine et ivrognesse, serait sauvée pour avoir assisté une petite orpheline de cinq à six ans que des religieux avaient fait enlever de devant leur porte croyant qu’elle avait la peste, et il lui fut dit que ceux-là avaient refusé une belle robe rouge et l’avaient laissée prendre à cette pauvre fille par cet acte de charité qu’elle avait pratiqué.

*

Lorsqu’elle était en enfer275, dans un intervalle de huit jours, elle vit l’Amour divin qui était caché derrière un rideau, d’où il lui fit voir un doigt seulement avec lequel il lui montra un nombre innombrable d’âmes telles qu’elles sont quand elles sortent de la main de Dieu avant que de tomber dans le péché originel, et elle les voyait ornées d’une si grande et admirable beauté que tous les hommes de la terre ne sont point capables de la comprendre ni de l’exprimer. « Ô, disait-elle alors, je ne m’étonne pas si Dieu est descendu du ciel pour racheter de si belles créatures ! » Elle eût voulu et elle demandait à Dieu de souffrir toutes les peines d’enfer jusqu’au jour du Jugement et au-delà pour empêcher qu’une seule de ces âmes ne tombât dans le péché originel, - à quoi on ne répondit mot, - tant elle était enivrée de cette beauté : elle lui semblait si ravissante qu’à peine pouvait-elle croire, par manière de dire, que la beauté même de Dieu fût plus grande.

Cette vision était seulement intellectuelle et elle dura huit jours sans interruption, durant lesquels elle disait : « Ô beauté incompréhensible des âmes, ô admirable beauté ! Tout ce qu’il y a de beau et d’éclatant dans toutes les créatures n’est que ténèbres et laideur en comparaison. Ô quelle est cette beauté ? Est-elle comme celle du soleil et des étoiles ? Non, ce n’est rien dire que cela ! Qu’est-ce donc ? Je n’en sais rien, car elle est si merveilleuse qu’il n’y a point de paroles ni de comparaisons capables d’en exprimer la moindre partie» , et cette vision lui est une vérité infaillible et dont elle ne peut douter.

*

Un jour276, se plaignant à Notre Seigneur de ce qu’elle avait extrêmement faim de souffrir pour Son amour et pour le salut des âmes, Il lui dit qu’Il lui voulait faire une collation. Au même temps elle vit une table couverte de mets très délicieux, Notre Seigneur étant assis d’un côté et la Sainte Vierge au bout. Il lui dit : « Mettez-vous de l’autre côté vis-à-vis de moi.

- Non, dit-elle, je ne m’y mettrai point.

- Pourquoi ? répondit Notre Seigneur.

- C’est que je ne veux pas qu’il y ait rien entre Vous et moi, je veux être auprès de Vous.

- Il n’y a que la table entre nous deux, dit le Fils de Dieu.

- Je le sais bien, répliqua-t-elle, et ce que c’est que Votre table. Ce sont des consolations, mais je n’en veux point, je n’en veux pas. Je Vous aime uniquement et tout seul, et non point Vos douceurs et Vos délices ; car quand Vous n’auriez que les peines d’enfer à me donner, je Vous aimerais mieux seul avec les peines que cent mille paradis sans Vous.

- Le moyen donc de faire, ajouta Jésus-Christ, si vous ne voulez pas vous mettre en cette place, car il n’y en a point d’autre. Voulez-vous que Je fasse lever ma sainte Mère pour vous mettre à sa place ?

- Non, dit la sœur Marie.

- Voulez-vous être au-dessus de moi ?

- Non.

- Quoi donc ? dit Notre Seigneur.

- Je sais bien ce que je ferai, dit la sœur Marie, je me mettrai sous la table à vos pieds et aux pieds de ma Mère, et je les embrasserai et les mettrai dans mon sein. » Ce qu’elle fit aussitôt.

Alors Notre Seigneur dit : « Je jure par moi-même que vous ne serez point là. » Ce qui marque l’anéantissement qui fait que l’on n’est point, mais que c’est Notre Seigneur qui est tout.

Au même temps, elle se retira, disant toujours : « Je ne me mettrai point vis-à-vis de Vous, mais je sais bien où je me placerai, j’irai derrière Vous.» Ayant dit cela, elle s’en alla derrière Lui. Ensuite elle entendit qu’être derrière Notre Seigneur, c’est être en enfer, qui était ce qu’elle désirait, d’autant que la divine Volonté l’y appelait, et qu’elle aimait mieux être en enfer avec la divine Volonté que d’être proche de Notre Seigneur avec toutes les consolations représentées par la table ; comme aussi qu’embrasser Ses pieds et ceux de Sa sainte Mère et les mettre en son sein, signifiait qu’elle avait mis en son cœur les affections et les désirs, représentés par les pieds, que Lui et sa sainte Mère ont pour le salut des âmes.

*

Un jour étant dans l’Église des Jacobins277, en la chapelle du Saint Rosaire, elle commença à dire par un mouvement extraordinaire, parlant à Notre Seigneur : « Ô que me donnerez-vous, mon Époux ? Ô que me donnerez-vous ?

- Et qu’avez-vous trouvé, mon épouse, qui soit à moi ? » répondit le Fils de Dieu.

Là-dessus, elle demeura muette, ne sachant que dire. Elle s’en va à la Sainte Vierge lui dire ce que son Epoux lui avait dit et qu’elle ne savait que lui répartir.

« Ma fille, dit la Sainte Vierge, dites-Lui que vous avez trouvé sa couronne.

- Et où l’avez-vous trouvée ? » répliqua le Fils de Dieu. Ne sachant encore que répondre, elle eut recours à sa mère qui lui dit : « Dites-lui que vous l’avez trouvée dans la mer.

- Ma mère, je ne lui dirai point cela.

- Dites-lui donc que vous l’avez trouvée dans l’abîme et dans la mer.

- Je ne dirais point encore cela.

- Allez, répartit la Sainte Vierge, dites-lui que vous l’avez trouvé dans la mer, dans l’abîme et dans le néant.

- Il est vrai, dit le Fils de Dieu, je l’y avais perdue.»



Sa charité278.



- Elle est bien savante, dit Notre Seigneur. Mais voici une troisième question qui est plus difficile que les autres. Lorsqu’un homme a promis à une femme de l’épouser, s’il en veut épouser une autre, il fait un présent à la première et si elle le quitte volontairement, il est libre d’épouser l’autre. Il est vrai que Je vous ai promis de vous épouser, mais si vous me voulez quitter volontairement, Je vous ferai un présent. Or Je vous demande ce que vous aimez le mieux, de moi ou de mon présent ?

- Quel est ce présent ? dit la sœur Marie.

- C’est une flèche empoisonnée, dit Notre Seigneur, pour faire mourir le péché, et une grâce efficace par laquelle vous pouvez convertir autant d’âmes que vous voudrez.

- C’est ce que je veux, répliqua-t-elle, et cela étant, je les convertirai toutes.

*

Un homme et une femme ayant été surpris en adultère279, et tout le monde et même les prêtres s’étant assemblés pour les voir passer, comme on les menait en prison, pour se moquer d’eux au lieu d’en avoir compassion et d’être devant le Saint Sacrement prier Dieu pour leur salut, la sœur Marie vint à passer par là et voyant cela, elle fut saisie d’un mouvement extraordinaire de charité et s’en alla à l’église prier Notre Seigneur qu’Il leur pardonnât et Lui protester qu’elle ne partirait point de là qu’Il ne l’eût assurée de leur salut, ce qu’Il fit.



Partages280.



Un jour, après la sainte communion, durant le temps des sortilèges, se trouvant tout enivrée de l’Amour divin et de consolations célestes, elle commença à dire à Notre Seigneur par un mouvement extraordinaire : « Attendez, je vous prie, j’ai peur de m’en faire accroire et de m’attribuer ce qui ne m’appartient pas. Faisons des partages afin que chacun sache ce qui est à lui et ne s’approprie rien et ne dérobe rien du bien d’autrui. Prenez ce qui est à vous et me donnez ce qui est à moi

- Oui-dà, dit le Fils de Dieu, Je m’en vais vous donner ce qui vous appartient. Vous avez trois partages. Le premier est le néant duquel vous êtes tirée. Le second, c’est le péché car de vous-même et comme fille d’Adam, vous êtes capable de toutes sortes de péchés et même vous n’êtes rien que péché. Le troisième est l’Ire de Dieu et les peines éternelles qui sont dûes aux péchés que vous auriez commis, si Dieu ne vous en eût préservée. Voilà ce qui est à vous. Tout le reste est à moi, c’est-à-dire tout ce qu’il y a de bon en la nature, en la grâce, en la gloire, m’appartient. »

Depuis cela, quand Notre Seigneur lui dit : « Vous êtes ceci, Je vous donnerai telle ou telle grâce, Je vous ferai telle ou telle faveur », elle lui répond aussitôt : « Attendez, je vous en prie ; je m’en vais un peu voir mes partages. Mon premier partage est le néant, le second est le péché, le troisième est l’Ire de Dieu et les peines éternelles. Au reste je suis l’ouvrage de vos mains : l’ouvrier qui a fait un ouvrage ou le peintre qui a fait un tableau, le peut embellir, orner et enrichir comme bon lui semble. Aussi vous ferez de votre ouvrage tout ce qu’il vous plaira. À vous seul en sera la gloire. Pour moi, je proteste en la face du ciel et de la terre que je n’ai rien de quoi je me puisse glorifier, sinon le néant, le péché, l’Ire de Dieu et les peines éternelles. »



La violette281.



Un jour, elle vit le Roi se promener dans ses parterres et qui marchait sur des violettes très belles et très odoriférantes, entre lesquelles s’étant baissé, il en prit une et la mit dans son sein. Ce que voyant [402v] plusieurs lys, roses et autres belles et grandes fleurs, elles s’en scandalisèrent, disant que si le roi avait à cueillir quelques fleurs, ce devait être des leurs qui étaient plus grandes et plus belles. L’œillet qui voyait tout ce qui se passait, disait que le Roi était le maître de son jardin et qu’il était libre de faire de ces fleurs tout ce qu’il lui plairait.



Contre l’honneur282.



Elle a une haine inconcevable contre l’honneur. Un jour Notre Seigneur lui disait : «Vous haïssez beaucoup l’honneur. Je vous veux accorder ensemble.

- Non, dit-elle, je ne veux point d’accord avec lui.

- Mais l’honneur, répartit le Fils de Dieu, est mon homme de chambre qui m’accompagne partout et je ne veux pas qu’il y ait de haine entre mes domestiques. Je désire vous réconcilier ensemble.

- Point du tout, dit-elle, je ne veux jamais de réconciliation avec l’honneur. »

Notre Seigneur lui parla ainsi afin que par ses réponses l’on connaisse ses dispositions.

Un religieux de grande vertu ayant écrit à la sœur Marie une lettre dans laquelle il se plaignait de la propre excellence et estime de soi-même, la priant de demander à Dieu qu’Il le gardât de cette tentation, comme elle eut entendu la lecture de cette lettre, elle dit à Notre Seigneur : « Mais que veut dire que ces grands personnages se plaignent de leur propre excellence ? Ceux qui enseignent les autres ne savent-ils pas bien qu’ils ne sont rien ?

- Oui, lui répondit-il, ils savent bien cela, et me réfèrent les grâces qu’ils ont reçues de moi. Mais néanmoins chacun d’eux pense ainsi en soi-même : « Encore suis-je l’instrument de Dieu et un instrument libre qui pourrait résister. » Et par ces pensées, ils prennent quelque complaisance en eux-mêmes et en l’honneur qu’on leur fait, et de leur dire qu’il faut fouler l’honneur aux pieds et l’avoir en horreur, c’est comme qui dirait à un homme qu’il essuyât ses souliers avec de la soie, car les honneurs et applaudissements sont doux comme de la soie, de laquelle ils ne peuvent pas facilement se persuader qu’il faille toucher ses souliers.

- Je vous assure, disait-elle là-dessus, que je ne voudrais pas toucher mes souliers de l’honneur, car pour faire cela, il y faudrait toucher avec mes mains. Mais j’y voudrais sauter avec mes pieds pour l’écraser comme un serpent.

Se revêtir du soleil283.



L’an 1646, le 26 février, Notre Seigneur parla ainsi à la sœur Marie : « Oh ! Qu’heureuse est l’âme qui se dépouille des ténèbres pour se revêtir du soleil !

- Qu’est-ce, dit-elle, se dépouiller des ténèbres et se revêtir du soleil ?

- C’est sortir de son ignorance et entrer en la connaissance de Dieu. De la connaissance de Dieu procède une lumière par laquelle l’âme se connaît soi-même : plus elle connaît Dieu, plus elle L’aime, et plus elle se connaît soi-même, plus elle se hait.

*

Un certain ayant prié la sœur Marie de lui obtenir trois vertus, elle s’adressa à Notre Seigneur pour les lui demander. Voici ce que Notre Seigneur lui répondit : « Quelqu’un passant par devant un fruitier demanda au jardinier du fruit de trois arbres de son jardin. Le jardinier lui en donna. Mais n’eût-il pas mieux fait de demander la clef de ce jardin pour prendre de tous les fruits du fruitier à son appétit et pour en manger à son aise ? » Le fruitier sont toutes les vertus. Ne demander du fruit que de trois arbres, c’est ne demander que trois vertus. Il vaut mieux aller au jardinier qui est Jésus-Christ et lui demander la clef du fruitier, qui est la vraie connaissance de soi-même. Celui qui l’a, possède toutes les vertus.



Humilité284.



En une autre occasion, Il lui dit encore : «Voulez-vous savoir ce que vous faites et de quoi vous servez à Mon oeuvre ? Vous y servez autant qu’un petit enfant de deux ou trois ans qui voyant charger un tonneau dans une charrette, va pousser au bout avec une petite buchette, puis il dit qu’il a mis le tonneau dans la charrette, et cependant il a bien plus apporté d’obstacle qu’il n’a servi, incommodant et retardant ceux qui chargeaient le tonneau, parce qu’ils avaient crainte de le blesser. »

« La vraie et parfaite humilité […] tient à sa main droite un grand miroir et à sa main gauche des balances. Quand elle est assise à la contemplation, elle voit dans ce miroir que Dieu est tout et qu’elle n’est rien. Quand elle est debout en action, elle tient ses balances où il y a écrit dans les deux bassins : « Celui qui s’exalte humilie Dieu, celui qui s’abaisse exalte Dieu. »



De la perfection285.



Notre Seigneur dit un jour à la sœur Marie que dans le chemin de la perfection, il y a un grand nombre de degrés à monter pour y arriver ; qu’elle consiste à se dépouiller de soi-même et entrer en son néant, que le néant est la maison des parfaits ; qu’appeler quelqu’un à la perfection, c’est lui aider à se dépouiller et à s’anéantir et qu’il y a peu de gens qui y arrivent, parce que la plus grande partie meurt en chemin.

L’an 1645, le 14 janvier, Notre Seigneur lui dit : « J’ai un anneau au doigt qui me blesse, je le jetterai au feu. » Il lui dit que cela s’entendait de tous les ordres religieux de l’un et l’autre sexe qui doivent être purifiés dans le feu de la tribulation. Ensuite il dit d’une voix fort élevée : « O ma Couronne ! Les pierres précieuses s’en désunissent et détachent ! » Puis il ajouta que Sa couronne était Sa divinité et que les pierres précieuses sont certaines âmes choisies qui s’unissent à Lui par une droite intention : premièrement, de ne regarder que Dieu seul en toutes leurs actions ; deuxièmement, de n’aimer que Dieu seul ; troisièmement, de ne désirer que Lui seul. Et qui dans cette union se cimentent lorsque, se regardant elles-mêmes, premièrement elles se haïssent, deuxièmement elles se dépouillent, troisièmement elles s’anéantissent. Et dans ces six choses : premièrement ne regarder, deuxièmement n’aimer, troisièmement ne désirer que Dieu, quatrièmement se haïr, cinquièmement se dépouiller, sixièmement s’anéantir, consiste l’abrégé de la perfection par laquelle les âmes se transforment en Dieu et se déifient. Or les susdites pierres précieuses se désunissent et se détachent de ladite couronne lorsqu’elles aiment quelque chose avec Dieu.

*

En la même année 1645, le 29 janvier, Notre Seigneur lui dit encore286 : « J’ai donné cette médecine à mes apôtres et à mes meilleurs amis. Elle est composée de trois ingrédients : donner, recevoir et demander. Donner à Dieu sa vie humaine et recevoir Sa vie divine, laquelle on reçoit à mesure qu’on lui donne la sienne. À mesure que l’homme meurt à soi-même, c’est-à-dire à son esprit, à sa volonté, à ses passions et à ses sentiments, il vit de Mon esprit, de Ma volonté, de Mes passions, de Mes sentiments. Et quand il est tout à fait mort à soi-même et à la vie humaine, il ne vit plus que de Dieu et il n’y a plus rien en lui que de divin ; et quand cela est, il se présente à Dieu ayant en soi Ma vie et tous Mes mérites, et lui demande hardiment le salut du prochain et tout ce qui est nécessaire pour le procurer. Voilà le plus court chemin de la perfection. »

*

Dans le chemin de la perfection, dit la sœur Marie, il y a autant de différence entre ceux qui cheminent, comme il y a entre ceux qui ont la qualité de nobles, car comme il y a des gentilshommes fort pauvres et d’autres fort riches, ainsi y en a-t-il dans le chemin de la perfection qui ont peu de richesses spirituelles et il y en a qui en ont beaucoup.

Mais il y a cette différence entre ceux qui tendent à la perfection et les gentilshommes qu’entre ceux-ci il y a des comtes et des barons, des marquis, des ducs et très peu de rois, car il est impossible que tous soient rois. Mais tous ceux qui tendent à la perfection peuvent devenir rois, car à mesure qu’ils perdent leur vie, ils vivent de la vie de Dieu et quand ils sont tout à fait morts à eux-mêmes, ils ne vivent plus que de la vie de Dieu et pour lors ils sont rois.



Quatre degrés d’union287.



Le premier est de ceux qui sont tantôt en grâce, tantôt en péché. Ce sont des serviteurs qui vont et viennent, c’est-à-dire qui quittent leur maître après l’avoir servi un temps. Puis étant revenus, ils s’en retournent derechef et demeurent toujours ainsi dans cette inconstance. Cela s’appelle non pas union, mais comme union, quasi-union.

Le deuxième qui s’appelle union est de ceux qui sont en grâce et qui ne retournent point au péché, figurés par des serviteurs qui se donnent à leur maître pour toujours, mais pour le servir en ministres communs et ordinaires.

Le troisième qui se nomme transformation est pour les plus avancés, c’est pour les domestiques du Roi qui approchent sa personne de plus près et qui participent à la dignité royale représentée par l’eau mêlée avec le vin, laquelle participe beaucoup aux qualités du vin, mais qui n’est pas encore changée entièrement en vin, elle ne s’en peut plus séparer.

Le quatrième qui s’appelle déification, est pour les âmes parfaites. Elle est représentée par le changement entier de l’eau en vin. C’est le lit qui n’en peut plus tenir qu’un ; ce sont les épouses du roi qui entrent dans sa couche royale et qui ne sont qu’un avec lui : « Qui adhaeret Deo bonus sponsus est. » Dans la transformation, l’âme n’est pas encore détruite, elle s’y trouve encore. Dans la déification, tout est anéanti : il n’y a plus que Dieu.

*

L’an 1647, la sœur Marie entendit une voix qui criait en elle288 : « Audience, audience, ô grande mer d’Amour. C’est une petite goutte de rosée qui demande d’être absorbée dans vos ondes, afin de s’y perdre et de ne se retrouver jamais. » Cette voix cria ainsi presque trois jours durant continuellement.

La sœur Marie demanda : « Quelle est cette voix?

- C’est la voix, dit Notre Seigneur, d’une âme qui est arrivée à la perfection, laquelle est dépouillée d’elle-même et de tout ce qui n’est point Dieu, et qui est revêtue et embrasée d’Amour et de Charité, et qui crie par les grands désirs qu’elle a d’être tout à fait transformée et déifiée ; mais Je la laisse dans ce divin feu, afin de la purifier encore davantage. »

La goutte de rosée montre combien l’âme, pour sainte et parfaite qu’elle puisse être, est petite au regard de la mer immense de la Divinité ; et ce que Dieu la laisse encore dans ce feu nonobstant la grande pureté qu’elle a déjà, - qui est signifiée par la rosée, - donne à entendre combien il faut que l’âme soit pure pour être entièrement transformée en Dieu et purifiée.













Conseils289



Cette Servante de Dieu étant consultée par un Serviteur de Dieu, elle lui dit d’avoir courage, qu’il n’est point arrivé, mais qu’il est en chemin ; qu’il faut laisser aller les personnes qui ont des lumières et des beaux sentiments, que ce n’est point là sa voie. Elle l’a connu par son discours, c’est le tout pur rayon290. Il faut bien se donner de garde de ruiner son corps. Il y a peu d’âmes arrivées au divin rayon ; quelquefois l’union est couverte de cendre par les actions extérieures et autres choses : ce n’est rien, on n’est point désuni pour cela. Que c’est une chose rude aux pauvres sentiments de tirer de leur opération naturelle et de passer en Dieu.

*

Elle a dit qu’elle ne peut rien faire ni penser, sinon demeurer dans sa maison qui est le néant. Il lui prend des désirs de connaître la vérité, mais elle est mise en sa maison : elle ne saurait prier, ni rien faire que comme on le veut. Les Dames, qui sont le mépris et la souffrance, etc., préparent la maison pour l’anéantissement, et elles ne s’en vont pas : quoi qu’il soit fait, elles demeurent comme en Notre Seigneur Jésus-Christ.

*

Elle m’a dit quantité de fois : « Vous voilà en beau chemin, Dieu vous y conduise. Que voilà un beau chemin ! Que Dieu est bon ! » Elle m’a dit que l’anéantissement est très long ordinairement, et que bien souvent on ne sait où on est ; et que l’on n’a pas moins pour cela : au contraire l’incertitude et les peines font bien avancer ; enfin c’est une grande grâce que l’anéantissement.

Les sécheresses sont dans les sens, et Dieu est dans le fond qui est immobile, et ne se retire pas. Et comme Dieu ne se retire pas du commun, que par le péché mortel, aussi ne se retire-t-il pas quand il a donné le don, et les obscurités n’empêchent pas que Dieu n’y soit, et par conséquent que l’oraison n’y soit : Dieu, par le don d’anéantissement, se donne, mais peu à peu il croît en l’âme dans l’anéantissement […] La vraie demeure de l’âme, c’est la maison du néant, où il y a rien.

Il lui fut dit que la chambre du Roi était l’humilité, et que la fenêtre par où venait la lumière divine dans la chambre, était la connaissance de soi-même. Nous avons parlé du pur amour, et que l’âme qui aime, a tout […] Plus on s’anéantit, plus on se transforme ; et il n’y a qu’à laisser Dieu faire.

*

Elle ne peut ni prier ni rien faire ni penser, sinon comme on lui fait faire : il faut qu’elle demeure dans son néant, et qu’elle souffre tout. Elle approuve que l’âme aille très souvent dans ce néant : l’âme n’y a rien et fait l’oraison dans son néant et son rien. Nous avons eu grande joie ensemble, en parlant de cet état. C’est un lait dont Dieu repaît notre âme, c’est un bonheur inestimable ; mais il ne faut pas vouloir y faire entrer les autres. Car comme c’est une opération de Dieu, si Dieu ne les y appelait, Il n’y opérerait pas, et par conséquent on serait inutile.

*

La sœur Marie nous a assuré derechef que notre foi est de Dieu, que c’est un don et un grand don, et rare ; peu de personne marchent en ce chemin. Elle l’appelle voie miraculeuse, l’âme y expérimente les excès du divin Amour. […] Que les âmes sont mal instruites de croire perdre leur union dans l’état obscur et nu, c’est au contraire où elle s’augmente.

*

Au commencement, Jésus-Christ se communique dans les sens, et puis dans le fond, où il réside spirituellement, et le pur esprit de l’homme demeure caché en lui, les sens n’apercevant pas cette demeure de Dieu, et ne recevant aucune communication sensible : on les enferme dans la maison du Néant, où ils vivent dans une désolation et sécheresse extrême. […] Il est aisé de remarquer quand une âme y est arrivé : elle est contente de son Néant, il lui est toutes choses, et sa nourriture est de Dieu seul qui prend et plaisir et goût singulier de l’instruire de cet état ; enfin Jésus-Christ se manifeste à elle. Quand une âme s’aperçoit qu’elle est arrivée à Dieu, elle devient extrêmement humble car les grands dons de Dieu humilient grandement ; et comme en cet état on le connaît beaucoup, on se connaît aussi beaucoup soi-même.

*

Comme je lui ai parlé de mon changement d’état pour le prochain, elle m’a dit que c’est que mon état intérieur se retire vers le saint et pur Esprit, et qu’au contraire les sens s’épanouissent vers le prochain ; ce que j’ai vu être très véritable. […] Dieu donne à l’âme dans cet état un désir et une faim au commencement de le trouver, et ensuite de se perdre et consommer en lui, qui ne se perd et éteint jamais ; et plus elle va, plus elle croît, et c’est la goutte d’eau qui lui fut montrée, désirant se perdre dans l’océan ; et Dieu cependant la fait souffrir et désirer davantage, afin de la faire plus perdre et abîmer. Elle dit qu’il n’y a rien qui soit capable d’éteindre ni d’adoucir les désirs qui sont en cet état, que la possession de la chose : quand vous convertiriez tout le monde, et feriez toutes les belles choses, si vous ne venez à posséder, ce n’est pas une paille dans un incendie.





NOTE SUR LE PRÉSENT TEXTE

Jean Eudes rencontre Marie des Vallées en 1641. Elle a entamé la paisible et dernière partie de sa vie. Le visiteur relate en détails les révélations de la « voyante de Coutances » dans sa Vie admirable en 10 livres rédigée en 1655. Le « manuscrit de Québec », intitulé La vie admirable de Marie des Vallées et des choses prodigieuses qui se sont passées en elle… est une copie de cette première relation perdue. Il n’a jamais été édité par crainte de voir la réputation de son rédacteur mise en cause. Quelques extraits utilisés par des biographes modernes satisfont surtout une curiosité envers l’étrange, ce qui a fait méconnaître la grandeur de la mystique. Ils sont abondants au seul début d’un manuscrit par ailleurs difficile à déchiffrer. D’autres sources existent dont le manuscrit Renty 3177 de la Mazarine, intitulé Admirable conduite de Dieu, l’Abrégé rédigé en 1653 par le P. Eudes, etc. L’étude comparative entre toutes les sources reste à faire. Nous éditerons prochainement le « manuscrit de Québec » complet.

Nous adjoignons en fin du présent volume de brefs extraits des « Conseils d’une grande servante de Dieu ». Ils figurent en annexe du vol. II du Directeur mystique préparés par madame Guyon et édités en 1726.





































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.JEANNE DE CAMBRY 1581-1639





.Une recluse au dix-septième siècle

. Textes mystiques choisis

.Abrégé de la vie

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Textes présentés et annotés par

Dominique Tronc

(2019)





Ce Dossier constitué autour de

Jeanne de Cambry (1581-1639) contient :



Introduction

Comtesse Henri de Boissieu

Une Recluse au dix-septième siècle

(J. Duculot à Gembloux 1934)



Choix d’écrits mystiques de Jeanne de Cambry

L’Exercice de l’amour, La Ruine de l’amour propre I à IV, Le Flambeau mystique

(édition in-folio de 1665)



Pierre de Cambry

Abréggé de la vie de Dame Ienne de Cambry

(édition augmentée de 1663)



Annexes



Textes présentés et annotés par Dominique Tronc

(2019)

.INTRODUCTION



Découvrons une inconnue aux éditions rares291.

Mon but est spirituel et de lui laisser être la première à exposer des incompréhensions-oppositions rencontrées par toutes les mystiques femmes du temps (depuis Marie des Vallées jusqu’à Madame Guyon en passant par Maria Petyt). Elles sont ici exposées vues de l’intérieur et pour la première fois à ma connaissance.

Dame de Cambry est intellectuellement outillée pour la tâche, tout en révélant un caractère « introverti » probablement difficile, des croyances en visions, en diableries, etc.

Mais elle est aussi proche et toute moderne par une indépendance d’esprit comme de nature qui lui permirent d’affronter un confesseur médiocre puis de trouver la (seule?) solution-liberté d’être recluse, devenant une ermite par ailleurs fort visitée.

Deux volets dans notre ouvrage. Ils couvrent des espaces comparables :

(1)  une vue interne par mon choix de textes mystiques. Il correspond au quart de l’oeuvre imprimée.

(2) une vue externe grâce à deux sources – apparemment les seules mais de grande qualité : Une Recluse au dix-septième siècle, beau travail de la Comtesse Henri de Boissieu, l’Abreggé de la Vie rédigé par son frère Pierre qui complète mon choix de textes de Jeanne. Son regard offre une vue intérieure  par de nombreuses lettres adressées au confesseur, aux autorités, à tel confident, à lui-même.

§

Je commence par présenter en première section « Une recluse au dix-septième siècle ». L’ époque est ancienne et de plus le vécu se situe en province. Cela nous rapproche par certains traits d’un moyen âge encore vivant ; il favorise des représentations qui étaient déjà jugées caduques sous des cieux plus éclairés. Le vécu est mystiquement valide mais Ienne de Cambry l’objective : elle le projette en présentant anges et diables comme des entités extérieures. Elle n’est pas la seule ! Par ignorance des modèles d’antan nous sommes tentés de rejeter le fond sans décoder ces modes expressifs. L’auteure de Boissieu nous introduit avec intelligence et finesse à notre héroïne. Elle réfère à de solides auteurs tel Ruusbroec.

Je peux alors proposer la partie de son œuvre qui nous intéresse mystiquement :

Après le bref Exercice de l’amour je privilégie la Ruine de l’Amour propre livrée ici pour plus de la moitié de son étendue292. Puis je poursuis par de brefs extraits d’une œuvre qui fut appréciée peut-être plus pour son titre que pour son contenu, la Flamme… résumant la RuinePrenant peut-être des précautions, les autres ouvrages sont d’usage généraliste. Ils sont rédigés dans un esprit de service à rendre à tous, les visiteurs étant devenus nombreux. Ils sont ici oubliés.

Si l’Abreggé de la Vie rédigé par le frère Pierre ne présente pas une belle figure mystique accomplie, mais une pèlerine en marche 293, sans guide mystique autre qu’indirectes (influences écrites) ou verticales (« Dieu seul »), partageant les défauts du temps,

Si l’exposé est coloré comme celui d’un témoin extérieur même s’il est de même sang, nous disposons d’un récit vivant du drame 294. Il éclaire les nombreuses lettres de la mystique livrées soigneusement dissociées du ciment qui les relient.

Malheureusement manquent des témoignages 295 qui nous éclaireraient sur les quinze dernières années vécues par la recluse mystique : ont-ils été détournés puis détruits ou simplement omis par prudence ? 

Une silhouette de la Dame de Cambry mystique ouvre les Annexes techniques.

§

Dame Jeanne [« Ienne »] de Cambry (1581-1639) vécut à la charnière liant deux siècles. L’esprit des béguines du moyen âge était encore vivant en Flandre espagnole mais devait bientôt laisser place à un nouvel esprit, celui de l’âge classique qui verra en France une « invasion mystique ».

Je n’entreprend pas ici une nouvelle étude sur sa vie : elle serait qu’une glose hâtivement conduite. L’ouvrage sorti sous la plume de la Comtesse de Boissieu est probablement aujourd’hui oublié comme ce fur le cas de son héroïne pendant trois siècles : il mérite d’être exhumé 296 !

Boissieu ressucita, avec bienveillance et intelligence éclairée certainement par expérience, une nature indépendante partagée entre des modèles contradictoires au sein du monde catholique.

j’en résume quelques traits en y associant l’éditrice canadienne297 de sa Correspondance par quelques citations le plus souvent mises en notes. La « tresse » – un bref aperçu de l’histoire de Tournai sur les quinze années qui précèdent la naissance de Dame Ienne de Cambry & [Boissieu] & [Smeaton] est ouverture incitant à lire l’excellente redécouverte par une âme sœur qui ouvre le dossier.

§

En novembre 1581 « naissait à Douai la fille de Michel de Cambry, premier conseiller de la Ville de Tournai. La femme de ce dernier, Louise de Guyon, était venue accoucher là, fuyant Tournai assiégé depuis six semaines par le duc de Parme. La ville ayant capitulé, le calme se rétablit et les Cambry revinrent chez eux avec l'enfant, qui s'appelait Jeanne. 298» 

.Tournai

En effet rien n’était calme lors des quinze dernières années de l’histoire de la « Genève du Nord », située non sans risques à la frontière des deux « religions », protestante et catholique, et aussi de deux pays, Flandre espagnole et France :

«Siège de Tournay 1581 . Au milieu du XVIe siècle, la Réforme recueillit une large audience à Tournai, malgré les efforts de Philippe II pour l'éradiquer. En 1566, une grande partie de la population était acquise au calvinisme. Les 23 et 24 août, les églises et les établissements religieux catholiques furent saccagés. Le gouvernement envoya Philippe de Montmorency, comte de Hornes, rétablir l'ordre. Jugé trop peu zélé, il fut rappelé à Bruxelles et remplacé par Philippe de Noircarmes, qui inaugura une période de répression. De septembre 1567 à fin novembre 1569, 152 personnes furent exécutées sur la Grand-place de Tournai et de nombreux protestants tournaisiens choisirent l'exil.

« À partir de 1568, les Pays-Bas connurent une longue période de troubles. En 1576, les États-généraux des Pays-Bas, exaspérés par la lourdeur des impôts et les exactions des troupes espagnoles, signèrent un traité connu sous le nom de Pacification de Gand, puis en 1577, un autre, appelé Union de Bruxelles, auxquels Tournai adhéra. En 1576, les États-généraux avaient nommé comme gouverneur de Tournai, un homme qui leur était dévoué, Pierre de Melun. À la suite de la Pacification de Gand, de nombreux protestants rentrèrent à Tournai. En 1579, la situation dans le pays se compliqua : les «Malcontents» catholiques des provinces méridionales, inquiets face à la montée du protestantisme, fondèrent l'Union d'Arras. Les protestants répliquèrent par la création de l'Union d'Utrecht. Le nouveau gouverneur-général des Pays-Bas Alexandre Farnèse tira parti de cette fracture pour rétablir l'autorité du roi d'Espagne et s'allia aux Malcontents. Pierre de Melun, quant à lui, tout en s'efforçant d'administrer Tournai dans un esprit de conciliation entre protestants et catholiques, était foncièrement anti-espagnol et resta fidèle aux États-généraux.

En 1581, Farnèse profita de son absence pour venir mettre le siège devant Tournai, dont la position stratégique ouvrait l'accès à la Flandre et aux provinces du nord. Alors que la situation de la ville, qui ne disposait que d'une maigre garnison face aux 16 000 fantassins et aux 5 000 cavaliers de Farnèse, semblait désespérée, les défenseurs furent galvanisés par Christine de Lalaing, princesse d'Epinoy, l'épouse du gouverneur Pierre de Melun. Animée d'une haine féroce contre le roi Philippe II, elle s'opposa aux notables qui souhaitaient négocier et encouragea les défenseurs par sa présence sur les murailles. Au bout de deux mois ponctués par 23 combats et 12 sorties des assiégés, la ville, n'espérant plus aucun secours, dut se résoudre à capituler le 30 novembre 1581. Farnèse se montra généreux : il autorisa les défenseurs à quitter la ville avec armes et bagages et tint à saluer à cette occasion Christine de Lalaing qui avait suscité son admiration. Les protestants, dont beaucoup comptaient parmi les citoyens les plus actifs de la ville, s'exilèrent à nouveau. Leur départ contribua au déclin économique de la ville. Ruinée par la guerre, celle-ci ne se remit que très lentement sous le règne des archiducs Albert et Isabelle. » 299

.Une vie difficile

Les ancêtres de Michel de Cambry exerçaient depuis deux cents ans dans cette ville des charges importantes dans la magistrature. Sa fille bénéficiant d’une solide éducation deviendra une intellectuelle introvertie de grande densité d’expression et peut-être300 une mystique enfin épanouie. La pèlerine n’édifie pas trop et ne transporte pas : elle témoigne et cela est particulièrement bienvenu car c’est un cas unique pour l’époque avec une telle franchise. Surtout, avec intelligence, style, l’expérience continue de la méditation à la contemplation est remarquablement rendue. Et les compte-rendus d’épreuve ou d’opposition horizontales sont corrigé « à la verticale »301.

C’est unique de voir exprimer à l’orée du monde moderne et si précisément ce qui se produit en « plongées » aujourd’hui comme hier, mais n’est pratiquement jamais décrit car les mystiques sont généralement des plus discrets (par exemple Madame Guyon bavarde parfois mais ne livre rien d’intime au niveau d’expériences profondes car cela n’entre pas dans la nécessité de son temps, de deux générations ultérieures). Pour la recluse c’est justifié par le but qu’elle se propose de confirmer et rassurer les « chères âmes » qui la consulte et auxquelles elle adresse des encouragements.

Certes bien nécessaires ! µcar on devine l’angoisse d’un tempérament introverti et semble t-il pas facile, menaçé de sorcellerie ou presque à une époque qui voit des milliers de femmes brûlées. S’y associe bonne culture et bon style. Et le caractère unique et improbable d’une correspondance intime d’origine féminine datée de ~1618.

Elle se situe en avant les autres témoignages féminins intimes rédigés en français : la quasi contemporaine Marie des Vallées nous apporte des « dits » fixés par le « copiste » Jean Eudes ; la première Marie de l’Incarnation carmélite aurait tout brûlé ; Marie Petyt, « béguine » rédige mais en flamand ; la seconde Marie de l’Incarnation « du Canada » rédige tardivement ; il faut attendre Madame Guyon pour disposer d’écrits féminins délivrés des diables et de bien des croyances, ouverte à « l’autre » Religion, la réformée ! Seul Surin livre un parallèle d’angoisses intimes, mais il est homme et longtemps resté déséquilibré.

Le témoignage de Dame Ienne l’emporte par sa véracité expérimentale plutôt que par un achèvement accompli mystiquement. Il est en effet regrettable qu’elle n’ait pu bénéficier d’un directeur mystique à la différence de Maria Petyt dirigée par le grand carme Michel de Saint Augustin, ou de Madame Guyon dirigée par Monsieur Bertot.

« Cerise sur le gâteau », nous avons une Vie302 rapportée par son frère, intime proche de sa sœur et probablement converti par elle à une vie intérieure plus profonde. Je l’édite après le choix de textes de Dame Ienne, ce qui évite les gloses et qui livre la plus grande partie de la Correspondance avec confesseurs, avec confidents, avec Pierre.

On trouvera résumé une Chronologie à la fin de la présente section. Passons l’enfance largement présentée dans la Vie .

« ...à l'âge de vingt-trois ans elle entra chez les Augustines des Prés Porchins (nov. 1604). […] Chassées par l'incendie allumé par les Gueux (1566) elles avaient cherché-un refuge dans l'intérieur de la ville et rebâti leur monastère sur un terrain près des remparts, au Floc à Brebis. L'emplacement en est la rue Floc à Brebis actuelle303. »

Parmi ses confesseurs,

« Le Père Nicolas304 fut d'un grand secours à Jeanne dans les premières années de sa vie religieuse. Durant son noviciat, époque très importante au point de vue de sa vie spirituelle, il la protège des indiscrétions de compagnes plus ou moins curieuses. Jusque là il l'avait menée fort doucement. Elle lui demanda de la conduire à la perfection. Veut-il l'éprouver ? il lui répond cette fois que sa demande vient de l'orgueil. Alors elle songe à s'en remettre à Dieu, qui lui conseille la mortification. Elle avait alors une plaie au coeur, grande comme la main, dit Pierre de Cambry ; ses ravissements étaient fréquents et le Père Nicolas dut défendre qu'on l'en fît sortir. Une extase fort longue cette année-là eut un retentissement considérable dans sa vie. Sa maîtresse des novices, qui y assista, ne douta point que cette faveur vînt de Dieu et en fut profondément frappée et édifiée. C'est sur ses instances que Jeanne écrivit, au sortir du noviciat, son premier ouvrage : Petit exercice pour acquérir l'amour de Dieu, qui toutefois ne parut que quinze ans après. Pendant ou après cette même extase, Jeanne eut l'ordre de Dieu d'écrire un livre sur la défaite de l'amour de soi. Elle donnera à cet ouvrage, écrit en grande partie aux Prés mais plus tard, le titre de : Traité de la Ruine de l'amour propre et du bâtiment de l'amour divin305.

« Elle fit profession aux Prés — le monastère du Floc à Brebis garde tout de même ce nom — en novembre 1605 et probablement l'évêque de Tournai, Michel d'Esne — fils de Bonne de Lalaing —assista à la cérémonie. C'était un ami des Cambry, il avait Jeanne en grande estime et voulut, au bout de deux ou trois ans, la nommer prieure. Elle s'en défendit, et il nomma la personne désignée par elle.

« De grandes délices spirituelles suivirent sa profession, et durèrent six ou sept ans306.

« Se sentant si joyeuse (peut-être de se trouver enfin à l'écart du monde seculier?), Jeanne "commenca d'estre tellement abstracte, & avoir des visions & lumieres celestes, avec des enivrements d'esprits, tels qu'elle ne savoit plus lire, ou prononcer le nom de JESUS, [ ... ] qu'elle ne tomboit en des extazes, & ravissements, qu'il la falloit porter ou mener hors de l'Eglise."

« Cette manifestation fortement visible déclencha malheureusement pour Jeanne un réveil brutal : elle se voyait maintenant confrontée a la curiosité de ses consoeurs, curiosité qui allait par la suite se transformer en méfiance et enfin en antipathie307. »

« Puis ce furent pendant quatre ans de grandes ténèbres, de grandes épreuves intérieures. Qui lui vint alors en aide ? Il ne semble pas que ce fût le Père Nicolas et sa désolation intérieure n'en est que plus grande. Quelques fissures se produisent dans l'unité et la discipline du monastère, qui augmentent sa peine. Elle est en proie à des terreurs la nuit, croit l'enfer ouvert devant elle, réveille sa voisine. Tout cela est visible dans le livre III de La Ruine. De plus, Dieu lui reproche son inaction : elle n'a pas commencé le fameux livre. Michel d'Esne l'encourage de son mieux, elle le voit quelquefois, mais peu après la pose de la première pierre de l'église (1613) il meurt (1614). Son successeur, Maximilien de Gand et Villain, lui sera également favorable et nous le verrons à l'oeuvre plus d'une fois. Comme Michel d'Esne, comme son confesseur, il la presse d'écrire. D'autre part le diable la trouble, la dérange, « touillant ses papiers ». Enfin elle s'y met et écrit vite et d'affilée les trois premiers livres de [17] La Ruine. Le quatrième date de Sion, monastère où elle ira plus tard.308

« A une question du Père G., qui lui demanda un jour si elle croyait avoir passé par les états spirituels décrits dans cet ouvrage, elle répondra de Sion (5 avril 1621) qu'elle a tout expérimenté, mais sans en avoir conscience sur le moment, ce qui est assez plausible. Elle expliquera que Dieu lui ayant intimé l'ordre d'écrire, elle découvrit d'un coup d'oeil rétrospectif toutes les phases de sa vie intérieure, qu'elle put alors décrire.

[...]

« Elle croit en tous cas être approuvée de Dieu et s'enhardit au point de dire à ses compagnes d'un air assuré, qu'elle souffrira tout plutôt que d'agir contre l'évêque. Son confesseur, quel qu'il soit, semble pris entre le marteau et l'enclume. L'évêque alors lui permet de s'adresser à un « docteur en théologie » qu'elle a connu et apprécié autrefois et qui, huit ans avant, l'avait déjà aidée à voir clair dans sa vie spirituelle. Sur son conseil elle se met en prières. Va-t-elle entrer au Carmel, ou encore chez les Capucines ? Il existe des religieuses de l'ordre des Observantins qui mènent en Espagne une vie austère, sous la règle de saint Augustin. Dieu voudrait-il qu'elle les introduise en Belgique ?

[...]

« Les fruits de ses communions sont tels qu'à eux seuls elle reconnaîtrait la marque divine. Elle en vient à tâcher de se distraire des opérations divines, qui attireraient l'attention, et pour cela elle remplace l'oraison par des prières vocales, dites en se promenant. La veille de Noël 1618 « notre Dieu s'apparut à elle, écrit Pierre, son sacré côté ouvert »

[...]

« La mère de Jeanne est morte depuis deux ans (1617) et Michel est remarié.

[...]

« De doctes personnages la prisent fort. Jean Boucher, archidiacre de Tournai, qui la connaît depuis douze ans, écrivait l'année précédente (1618) à Pierre de Soto, confesseur de l'Infante et commissaire de l'Ordre des Frères Mineurs aux Pays-Bas,vantant la netteté de ses idées bien qu'elle fût de « peu de propos », très réservée. Dans le monde laïque elle a des clients spirituels309.

« Pour régulariser la situation des protégées de Jacques Bosquillon, l'évêque Michel d'Esne leur [25] donna l'habit religieux (1609) et convertit la maison en monastère sous la règle de saint Augustin. Michelle Barbieux fut nommée prieure.

[...]

« [Elle] apprécia Jeanne, ainsi que la plupart des religieuses. Cependant quelques-unes, dont la sous-prieure, restaient méfiantes, la voyaient sans aménité, assurant qu'elle se disait inspirée mais qu'elle copiait ses livres — la fin de La Ruine —, et faisant des « troux » dans le mur de sa cellule pour l'épier. Elles la tiennent pour un peu sorcière. Jeanne sent évidemment que ce n'est pas une très bonne note que d'être sortie de son premier couvent. Elle confie tout cela par lettre à son frère, alors absent310.

[...]

« Elle a des cris d'angoisse, des appels ardents d'amour. Ses livres, là-dessus, sont certainement moins éloquents, moins spontanés que ses lettres. Son style, dépouillé d'images, dépourvu d'emphase, en est par moments pathétique. La plus belle de ses lettres est peut-être celle qu'elle écrivit au « docteur en théologie », à la suite d'un entretien et qui date de cette première année à Sion (1620). Elle semble résumer, pour le destinataire, quelques phases de sa vie intérieure d'alors.

« […] Un soir la Prieure, apercevant de la lumière dans sa cellule, lui demanda si elle avait rallumé sa chandelle. Jeanne, inconsciente de cette clarté, répondit qu'elle n'avait pas de quoi la rallumer. La Prieure alors fut édifiée sur sa jeune pensionnaire.

[...]

« Quoi qu'il en soit, le Père G.311 paraît dès le début fort embarrassé de sa pénitente. Et rien n'est curieux comme cette correspondance, où, hélas, manque sa part à lui. Les lettres de Jeanne retracent des malentendus, des quiproquos, des curiosités aussi, dont on ne sait si elles sont un coup de sonde ou un souci humain du Père G. à l'égard de ses propres intérêts éternels. Ce sont parfois les rôles renversés, car Jeanne n'hésite pas à tancer sans ménagement son confesseur, si elle le trouve bon, lui disant d'âpres vérités. Les doutes du confesseur à l'égard de Jeanne sont-ils vrais ou feints ? Tout porte à croire qu'ils étaient vrais et cela plongeait la pauvre Jeanne dans de grandes peines.

[...]

« Puis les oscillations intérieures reprennent et c'est de nouveau l'alternative : Dieu ou le diable. Les hésitations du confesseur la mettent au supplice.



« Le dernier livre de La Ruine est écrit, l'ouvrage est fini312. Mais Jeanne ne va pas pour cela se reposer, la recluserie est loin !

[...]

« Probablement à la requête d'André Catulle, qui l'estimait fort capable, Maximilien de Gand la nomme prieure de l'hôpital de Menin, dans l'idée de réformer ce monastère qui marchait fort mal313. Elle fut pleurée à Sion. La Sous-prieure, Jeanne Damyde, lui écrira un jour que tout le couvent la réclamait314.



« Entre Courtrai et Lille se trouve en Belgique le petit village de Menin ; vers le sud il change de nom et devient Halluin, qui est en France.

L »e pauvre Menin n'a plus que quatre religieuses. Lassé, l'évêque veut y mettre plutôt des religieux, mais lesquels ? Les Jésuites ? Les Oratoriens ? Mais voilà : il y a déjà des Capucins, et surtout les autorités tiennent à leurs nonnes. Menin, [42] sans les Hospitalières, ne serait plus Menin. L'évêque propose d'installer des Récollets et fera une pension aux six femmes qui s'en iront ailleurs. Mais celles-ci devront alors lâcher la maison du Saint-Esprit qu'elles possèdent aussi, et qui abrite les pauvres ? Nouvelles protestations des magistrats (1624) et sans doute ils eurent gain de cause puisque les religieuses sont restées dans la place 8.Dans l'intérieur du couvent, un couloir donne accès à un étroit escalier de bois, aux degrés usés par de pieux lavages ; on monte, et ce sont les cellules. Celle qui porte le numéro 6 est celle de Jeanne. Son reclusoir n'a pas dû être très différent de cette chambrette badigeonnée de chaux bleuâtre qui a pour mobilier un lit de bois, une chaise, une armoire basse servant de toilette, un crucifix, des images du Sacré Coeur et de la Sainte Vierge, un bénitier. Une petite fenêtre s'ouvre sur un paysage gris.

« L'hôpital Saint-Georges nous intéresse à un point de vue spécial. Là seulement subsistent des souvenirs de Jeanne. Le choeur des religieuses, séparé de la chapelle publique par une grille donnant sur l'autel, est celui où elle pria. Vingt-quatre stalles en vieux bois de chêne, que le temps et les soins polissent chaque jour, sont adossées aux murs. C'est la stalle du milieu que Jeanne occupa, c'est là qu'elle s'assit, s'agenouilla.

« Le livre de La Ruine parut (1623) alors que Jeanne était à Menin, par les soins de son père, Michel de Cambry. L'ouvrage comptait alors cent trois chapitres, qui seront augmentés de quatorze, approuvés également, dès la seconde édition (1627).

« Depuis un an, l'idée de la réclusion a pris corps : des amis, dont Catulle, ont pris la chose en main ; Jeanne aura son reclusoir. Il est décidé maintenant que le dit reclusoir sera bâti non à Tournai mais à Lille, ou plutôt dans un faubourg de Lille, contre l'église Saint-André. […] L'histoire des anciens reclus lui est familière, et elle n'ignore pas qu'ils étaient encore en grande faveur voici deux cents ans. […] Il y a en effet, des recluses à Malines, Gand, Bruxelles, Louvain, Anvers, où s'élabore un nouveau réglement à leur usage, en bien d'autres villes encore315.

.Recluse316

« Comment est-elle, cette recluserie ? D'après quelques passages de la biographie on peut la reconstituer ainsi : un rez-de-chaussée comprenant l'oratoire avec lucarne sur l'église, un parloir, peut-être une cuisine ; au-dessus une chambre et peut-être un autre oratoire. Et dans la clôture, une petite cour, où un jour il y aura deux poules.

« Jeanne eut-elle une servante ? Nulle part il n'y est fait allusion. La seule phrase qui inclinerait à. le penser est le passage d'une lettre à son frère, auquel elle songea tout à coup un soir qu'elle lisait « avec ma compagne, la table d'un livre »317. Cette pensée lui vient « le dernier dimanche de novembre de l'an 1625 », et la lettre est du lundi. Or en consultant le calendrier, nous voyons que ce lundi est le 24, la veille par conséquent de son entrée en réclusion. Il s'agit donc d'une compagne de Menin, à Menin même.

« Quinze jours après son entrée en réclusion elle rend compte à son directeur de l'emploi de ses journées. Le matin, récitation des Heures canoniales, des Heures de Notre Dame, ensuite, oraison. Elle a sans doute eu la messe. L'après-midi, travail manuel jusqu'à vêpres, et le reste du temps, oraison. L'évêque lui a permis la communion quotidienne. On la lui donne par la fenêtre qui s'ouvre sur l'église. Elle paraît s'accommoder de sa vie ; elle a bien encore des préoccupations matérielles, les ouvriers qui ont travaillé à la logette ne sont pas entièrement payés. Puis, vivant d'aumônes, elle a déjà manqué de nourriture. Mais Dieu lui donne, semble-t-il, à l'égard du temporel un coeur nouveau318.

[...]

« Par moments elle est prise de terreur qu'on l'oublie. Un certain 3 novembre (1626) cette femme qui a écrit des livres spirituels, prêché la mortification, glorifié la pénitence, exalté l'abandon, est assiégée par la pensée que son petit manger va lui manquer, et cela l'humilie affreusement. Crainte et humilia[61]tion sont trop compréhensibles ! Et Dieu la laisse à elle-même, toute la journée, devant ses fautes et ses faiblesses, vue si horrible, avoue-t-elle, qu'elle eût choisi mille morts plutôt que d'y jeter un second coup d'oeil.

[...]

« Cela se comprend fort bien. Ces fameux discours sont en substance les quatorze premiers chapitres [67] du livre qu'elle intitule le Flambeau mystique, paru en 1631, et qui détaillent en long et en large des conseils sur le choix d'une direction, et aussi des avis, fort librement exprimés, aux directeurs eux-mêmes. Ses propres rapports avec ses confesseurs passés et présents sont à peine déguisés, laissant voir des malentendus qui risquent de s'accroître, et qui s'accroissent en effet.

[...]

« Elle note encore un de ces malentendus (13 décembre 1927). Le Père G. doute du salut de sa pénitente qui se prévaut trop, à son avis, des grâces reçues et lui rappelle l'orgueil de Lucifer, « me mettant plutôt à un désespoir que de m'inciter par une vraie charité à m'en garder ». Pendant quinze jours elle est déchirée entre cette possibilité d'être damnée, que la tentation a vite fait de transformer en certitude, et une invincible confiance dans la grâce [76] divine et puis aussi, une certaine sécurité opposée aux doutes d'un homme dont elle sait les jugements timorés. Elle en souffre, d'autant que le capucin se montre fort sévère dans ses lettres, peut-être dans ses entretiens, auxquels succèdent de nouvelles lettres d'elle.

« Dans le courant de janvier 1628, elle semble accepter de laisser faire, obéir et souffrir, puis elle explique (5 mars 1628) que le directeur doit, dans ce qu'elle écrit, faire la part de Dieu et sa part à elle. Mais le quiproquo s'accentue.

.Influences reçues

« Le titre du Flambeau mystique, ou adresse des cimes pieuses ès secrets et cachés sentiers de la vie intérieure rappelle un livre du capucin Constantin de Barbanson : Secrets sentiers de l'amour divin, qu'elle peut avoir lu, cet ouvrage ayant été approuvé en 1617 par les docteurs en théologie de Tournai et de Douai — les mêmes qui ont approuvé les siens. — Et surtout ce livre s'inspire beaucoup du franciscain Harphius, disciple de Ruysbroeck. Il ne paraît pas que la direction du Père G., ait été assez subjective pour contrebalancer en influence la doctrine augustinienne de Jeanne. Elle n'y prétendait d'ailleurs nullement. [...]

« Après saint Augustin, la direction de Rouge-Cloître a certainement donné un grand développement à la doctrine spirituelle de Ruysbroeck. Un auteur protestant fort averti de la fin du dix-septième siècle a noté très justement des rapprochements entre Jeanne de Cambry et le célèbre contemplatif de Groenendael. L'ordonnance de La Ruine a en effet des similitudes avec celle de l'Ornement des noces spirituelles ; le cadre cher à Ruysbroeck des quatre saisons de l'année, correspondant aux états de perfection de l'âme, est celui que Jeanne a choisi pour y placer sa doctrine. [...]

« Il est possible que Jeanne de Cambry se soit inspirée aussi d'un petit traité italien, paru à la fin du seizième siècie et qui porte le même titre : La Ruine de l' Amour propre par l'Abnégation intérieure, composé par une dame milanaise [Isabelle Bellinzaga]. Un autre livre de cette même dame : Abrégé de la Perfection chrétienne, a plus d'une analogie avec les idées de Jeanne. [...]

« Voit-on des attaches franciscaines ? Cela se concevrait à la rigueur, de la pénitente d'un capucin. Le titre du Flambeau mystique, ou adresse des 'cimes pieuses ès secrets et cachés sentiers de la vie intérieure rappelle un livre du capucin Constantin de Barban-son : Secrets sentiers de l'amour divin, qu'elle peut avoir lu, cet ouvrage ayant été approuvé en 1617 par les docteurs en théologie de Tournai et de Douai — les mêmes qui ont approuvé les siens. — Et surtout ce livre s'inspire beaucoup du franciscain Harphius, disciple de Ruysbroeck. Il ne paraît pas que la direction du Père G., ait été assez subjective pour contrebalancer en influence la doctrine augustinienne de Jeanne. Elle n'y prétendait d'ailleurs nullement.

[…]

« Les lettres de Menin et de Lille donnent l'impression plutôt d'une épreuve qui persiste que d'un état de repos et de récompense. Songeons aussi que Jeanne expose souvent dans ses lettres des phases intérieures passées, soit pour justifier sa vie, soit pour mettre son directeur au courant d'un passé qui expliquerait le présent.

« Enfin il faut penser que dans ce quatrième état, comme elle le dit elle-mparés, mais que dans la vie spirituelle ils se mélangent, se compénètrent sans cesse. Même sur un plan élevé, l'âme a des hauts et dême, on doit toujours « profiter » et qu'en somme les troisième et quatrième états ne sont pas rigoureusement sées bas. Il peut tomber de la neige en avril et de la grêle en septembre.

« Sur l'accord de la pensée et des lettres, nous nous sentons plus satisfaits à la lecture du Flambeau mystique. Nous suivons son âme à la fois dans les lettres et dans le livre, encore que celui-ci revienne sur des matières déjà traitées dans La Ruine, et sur les malentendus passés avec ses directeurs ; mais ces malentendus n'avaient pas cessé, non plus que les peines intérieures qu'ils causaient.

[...]

« Comme l'a fait Ruysbroeck, c'est sur le coeur à coeur avec Dieu qu'elle insiste surtout : Dieu seul avec l'âme seule.319.

.La vie s’achève

«Le premier fevrier, 1638, Jeanne termine ainsi ce qui sera peut-etre la demiere lettre adressee a son frere : Je sens, que je m'en vay ama fin, & je ne pense point que je passeray le Caresme [ ... ] si Dieu ne fait miracle. J'ay jeune le jour des Cendres, & j'en suis encor si malade, que j 'en ay pense mourir cette nuict, je vous en advise, que, si on me trouvoit mort, je m'en vay ala terre, & mon ame aDieu, si il luy plaist. [ ... ] Je prieray lors pour vous, & vous seray plus proche que maintenant, que le corps m'empesche. Lors je voleray, & vous seray un second Ange gardien, s'il plaist anostre espoux JESUS, & ala Vierge sa bonne Mere. Je m'en vay toute nue devant Dieu, si j'avois fait toutes les bonnes oeuvres, de tous les Saincts de Paradis,[ ... ] j'estimerois de n'avoir riens fait. S'il y a quelque chose, que vous n'entendez point,234 mandez le moy, avant ma mort. C'est au cas que Dieu me guarisse, [ ... ] car estant vie[i]lle & cassee, je ne le puis faire longue, & crains de mourir subitement, comme j'ay failly par diverses fois.320

« Jeanne de Cambry allait en effet survivre encore un an et demi; le 19 juillet 1639, "elle est decedee [ ... ] dans son Reclusaige, [ ... ] eagee de cinquante huict ans & huict mois »

[...]

« Personnage controversé dans son temps, Jeanne de Cambry fut largement oubliée dans les siècles subsequents. Selon ce que révèlent ses lettres et le témoignage de son frère, Jeanne était une femme prise, pour ainsi dire, entre deux mondes. Enflammée par une vision mystique qui lui aurait bien servi a l'epoque médiévale (où son comportement exalté aurait été probablement vu d'un oeil moins soupçonneux), elle semble avoir eu également un entendement presque moderne de son droit a l'autodétermination321. »

.Chronologie

Age Dates Evénements

0 1581 15 nov naissance

1604 nov vesture Augustines Prés Porchins

24 1605 nov profession

30/31 1611/12 fin du « chemin de délices »

1614 Michel d’Esne évêque de Tournai et ami de la famille meurt

35 1616 fin de la déréliction

1617 mort de sa mère, son père se remariera bientôt.

« clients spirituels »

1619 nov entrée à Sion (2 années)

36/37 1619/20 achèvement de la Ruine de l’amour propre.

1618-21 pic de Correspondances

40 1621 nov Hospitalières de Menin (Hôpital Saint-Georges)

1625 mars fin du priorat de l’hôpital

44 1625 13 nov entrée dans le reclusoir

1626 prise d’autonomie / confesseur

1631 écrit à un Père Capucin

1638 écrit « récapitulatif » à son frère

58 1639 19 juillet décès. Foule, miracles, etc.



.Comtesse Henri de Boissieu

.UNE RECLUSE AU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE.

LIBRAIRIE S. FRANÇOIS D'ASSISE, 4, RUE CASSETTE, PARIS

LIBRAIRIE J. DUCULOT, ÉDITEUR, GEMBLOUX (BELGIQUE)

1934 322

.CHAPITRE I. Jeanne de Cambry, son enfance, sa jeunesse. — Les Prés Porchins. — Jeanne commence à écrire ses ouvrages ascétiques. — Épreuves spirituelles.

Jeanne de Cambry a retenu l'attention de divers auteurs d'histoire religieuse pour plusieurs raisons, deux surtout : d'abord elle a écrit de nombreux ouvrages, en partie ascétiques, en partie mystiques, dont le principal eut deux éditions du vivant même de l'auteur. Ensuite cette femme, née en 1581, religieuse augustine pendant vingt ans à Tournai et à Menin, vécut les quatorze dernières années de sa vie, et mourut, dans une recluserie bâtie pour elle à Lille, sur sa demande, par les soins de l'Évêque de Tournai, dont Lille relevait alors.

Outre cela, cette figure est réellement attachante. même pour une époque où tant de courants spirituels se partagent déjà notre intérêt. Jeanne de Cambry est très élevée dans la voie de la perfection. C'est une contemplative, une « amie de Dieu ». [6]

Sa puissante personnalité nous paraît peut-être, avec le recul, plus grande qu'aux yeux de ses contemporains. Sa vie spirituelle a été étayée, purifiée, formée par Celui qui pétrit les vases d'argile et les façonne à sa divine fantaisie. Sa vie de communauté d'abord, puis sa vie de solitude, ont aidé à ce travail pénétrant ; des maîtres y ont collaboré, d'une manière providentielle aussi. On entend souvent par là des dispositions humaines où la Providence paraît le moins. Mais au-dessus des contingences extérieures, au-dessus des maîtres, on sent la direction persistante, exclusive de Dieu. C'est donc à. cette direction qu'il faudra rattacher les diverses phases, les diverses périodes de l'histoire de Jeanne.

Celle-ci semble avoir eu dès les premiers temps de sa vie religieuse le désir d'une intimité plus grande avec Dieu dans une existence solitaire. Il lui fallut un certain courage pour l'obtenir. Souffrant des rivalités qui nuisaient à la paix de son monastère, elle put laisser croire, et croire elle-même, que des motifs humains la poussaient à en sortir. En fait, elle passera par trois couvents. Tout en comprenant qu'elle aspire à la paix, on s'étonnera peut-être qu'elle songe sérieusement à la réclusion volontaire. Cette pratique en effet, courante au Moyen-âge et jusqu'au seizième siècle dans nos pays d'Occident — si peu occidentale fût-elle d'origine — était en France au dix-septième siècle, tombée depuis longtemps en désuétude. Beaucoup d'auteurs citent Jeanne de Cambry comme une exception. A la vérité, elle [7] n'est pas la seule, car cette curieuse forme de la piété avait encore des fidèles dans plusieurs parties très différentes de la Belgique. Mais rien ne faisait prévoir un tel avenir dans la jeunesse de Jeanne, dont nous allons parler.

En novembre 1581 donc, naissait à Douai la fille de Michel de Cambry, premier conseiller de la Ville de Tournai. La femme de ce dernier, Louise de Guyon, était venue accoucher là, fuyant Tournai assiégé depuis six semaines par le duc de Parme. La ville ayant capitulé, le calme se rétablit et les Cambry revinrent chez eux avec l'enfant, qui s'appelait Jeanne.

Où habitaient-ils ? Possédaient-ils encore au Roduy (Réduit des Sions actuel) la maison achetée par Guillaume de Cambry, vers 1460 ? Selon toute probabilité leur paroisse était Saint-Quentin. En tous cas cette église renferme, et renfermait déjà alors un monument intéressant pour nous : un tableau où figurent Jean de Cambry, mort en 1509, sa femme Jeanne Fournier, morte en 1538, et leurs vingt-cinq enfants : quinze fils et dix filles.

Mais ils remontent plus haut, car, originaires du nord de la France actuelle, ils vinrent à Tournai en 1408, et Pierre de Cambry, biographe et frère de Jeanne, dit que ses ancêtres exerçaient depuis deux cents ans dans cette ville des charges importantes dans la magistrature 1323. On en compte, en outre, au moins deux dans les ordres : un premier [8] Michel (qui est un des vingt-cinq enfants) veuf de Marie Grenut ; et un second Michel, fils du précédent, qui devint prêtre en 1551 († 1562).

Celui-ci avait eu deux enfants naturels, Michel et une fille. Ce troisième Michel, légitimé ainsi que sa soeur par Philippe II, est le mari de Louise de Guyon et le père de notre Jeanne. Il mourra en 1632 assisté de religieux de tous ordres, et passera trois jours en purgatoire. Il eut de Louise de Guyon au moins quatre enfants : Jeanne née en 1581, Catherine (1584), Isabeau (1586) mariée à Martin Goudt, Pierre né en 1587, mort en tous cas après 1671. Lui aussi entra dans les ordres. Nous le verrons souvent puisqu'il nous guide le long de la vie de Jeanne.

Ajoutons que d'un second mariage avec Marie Huon en 1618 Michel de Cambry eut encore trois enfants 2.

Du côté maternel, Jeanne est petite-file de Féry de Guyon, sorte de spadassin condottiere dont les Mémoires ont été publiés cent ans après par Pierre de Cambry. C'est un récit qu'auraient pu faire bien des gens de cette époque tourmentée, dont les faits d'armes tiennent moins de la carrière militaire que de la vie d'aventures. On en jugera par son curriculum vitae. Né dans le Comté de Bourgogne (1507) il sert, comme page du seigneur de l'Estoile, le Connétable de Bourbon passé à l'ennemi. Il voit la mort de Bayard et à ce propos raconte que le duc de Bourbon fit transporter Bayard dans [9] le camp des Impériaux et le fit visiter par tous les médecins et chirurgiens qu'on put trouver. Il prend part à la bataille de Pavie, fait le pillage de Rome, perd à Tunis le reste de son argent. Avec Charles-Quint il est à Gand, à Augsbourg, en Italie, à Alger. On le retrouve maquignon à Compostelle. De là il remonte à. Douai où il épouse Jeanne de Saint-Raagon qui lui donnera neuf enfants. Il sert Lamoral d'Egmont et lui offre à Gravelines quarante-cinq prisonniers français qu'il a au préalable copieusement dépouillés. Bailli d'Anchin, il repousse les briseurs d'images à Marchiennes — peut-être bien parce qu'ils menaçaient Anchin, lequel était, comme Marchiennes, une riche abbaye. Marguerite de Parme l'en récompense par le don d'un cheval de ses écuries joint à cinquante écus, et pour d'autres faits d'armes en Hollande, lui octroie le gouvernement de Bouchain. Mais sur ces entrefaites, il meurt 3.

Cette fin soudaine de Féry de Guyon, dira plus tard un ami de Jeanne, André Catulle, eut son dédommagement dans les biens spirituels départis à ses descendants, à sa petite-fille surtout.

L'histoire de Jeanne a été écrite sous le titre de : Abbrégé de la Vie de Dame Jenne de Cambry. Elle a ceci de particulier qu'elle a pour auteur Pierre, son frère. Celui-ci lui survécut longtemps. Il avait collationné de longue date les documents nécessaires, dont les pièces essentielles sont, à l'inverse de ce qui arrive en général, les lettres de Jeanne à ses direc-[10]teurs spirituels. Il cite un grand nombre de ces lettres, en entier ou par fragments, puis un certain nombre de notes d'elle, et il y en aurait bien davantage. Pierre nous avertit en effet qu'un coffret contenant des écrits de sa soeur, entre 1632 et 1638, année qui précède la mort de Jeanne, lui a été volé.

En revanche, point de lettres de ses directeurs.

A-t-elle détruit elle-même leur correspondance ? Lui ont-ils écrit souvent ? Sans aucun doute, bien qu'elle paraisse avoir écrit plus qu'eux. Et rien de surprenant à cela. Outre que les directeurs sont, d'ordinaire, moins loquaces que les pénitents, les siens désiraient, en plus des entretiens, avoir des notes, des compte-rendus de sa vie spirituelle qui pussent rafraîchir leur mémoire, guider leurs avis. L'étonnant, c'est qu'ils les aient gardés.

Mais ces directeurs eux-mêmes, qui sont-ils ?

Là-dessus, hélas, la discrétion de Pierre est déplorable. Un seul est nommé, un Père Nicolas, jésuite, qui la suivit en tous cas jusque vers 1605 et probablement beaucoup plus tard encore. Sur celui-là comme sur les autres, les détails manquent, mais on pourrait, sans trop forcer les dates, l'identifier avec quelque chance de vérité.- Ce serait le Père Nicolas de la Buchère, ecclésiastique du diocèse de Namur, entré, déjà prêtre, chez les jésuites de Tournai et qui demeura dans cette ville de 1590 à 1622.

Malheureusement ce n'est pas le plus important des confesseurs de Jeanne. Au Père Nicolas succède [11] un docteur en théologie, puis un capucin, le Père G. qu'on ne désigne pas autrement. Il semble avoir résidé d'abord à Tournai, puis à Lille. Comme nous le verrons, c'était un homme de grande vertu, à la fois sévère et timoré, déconcerté, hésitant sur la voie à suivre et il y avait de quoi !

Comment expliquer le mutisme de Pierre à l'égard des confesseurs ? Vivaient-ils encore lors de la publication de l'Abrégé ? Non, puisque Pierre n'a eu les « écrits » de Jeanne en main qu'après leur trépas », dit-il lui-même. Et par « écrits » il faut entendre les lettres et notes intimes et non la matière de ses livres.

D'autre part, nous savons que dès 1626, treize ans avant la mort de Jeanne, sa vie était déjà écrite ! On a là-dessus le témoignage de Pierre dans la préface de son ouvrage, et celui moins formel il est vrai du Père Gamaliel, capucin, qui écrivant à l'archidiacre Boucher, conseille de publier les livres de Jeanne, mais d'attendre pour la Vie. — On est sans peine du même avis.

De tout ceci il faut retenir surtout le regret de ne pas savoir le nom de ces directeurs, le dernier surtout, car enfin si c'est toujours le Saint-Esprit qui dirige les âmes, nous eussions été heureux de savoir quels furent ses mandataires... Consolons-nous cependant. A défaut de leurs lettres, les réponses de Jeanne nous édifieront sur leurs questions, leurs embarras et leurs jugements.

La jeunesse de Jeanne de Cambry s'écoula dans [12] un Tournai pacifié. On sait que la ville, conquise par Henri VIII (1513), rachetée par François Ier (1517), prise par Charles-Quint (1521) était incorporée aux Pays-Bas depuis le traité de Cambrai (1529). La révolte passagère des Tournaisiens en 1581 n'avait pas résisté, on l'a vu, à l'assaut d'Alexandre Farnèse. La ville devait vivre ainsi sous le régime espagnol dans un calme relatif jusqu'à son annexion par Louis XIV (1667).

On aimerait se représenter la vie que les gens d'alors pouvaient y mener. Des quartiers entiers ont disparu. Mais l'admirable cathédrale romane est restée telle quelle, flanquée de ses cinq tours, baignée à l'intérieur de cette atmosphère tranquille, fraîche, sombre, un peu funèbre peut-être, mais recueillie et fermée aux bruits du dehors. Le beffroi est le plus ancien de la Belgique. A l'époque dont nous parlons, la grand'place depuis longtemps ne voyait plus défiler des Flagellants, elle servait plus prosaïquement de marché. A l'opposé du beffroi s'ouvrait le portail de Saint-Quentin, et cette église, rebâtie déjà depuis cinq cents ans, était comme aujourd'hui une des plus remarquables de la cité.

L'Escaut partageait inégalement la ville, mais quand on l'a connu en liberté, pour ainsi dire, aux environs d'Anvers, on a de la peine à le reconnaître. Encore près de sa source, il est ici étroit, endigué, mal à l'aise, aspirant aux plus larges espaces. Il quitte la ville par le Pont des Trous, ouvrage massif dont on voit les restes et qui remonte, dit-on, au [13]  treizième siècle. Près de là s'élevait jusqu'en 1566 une immense abbaye de religieuses Augustines, dite des Prés Porchins.

Les habitations étaient encore en bois, ou plutôt on laissait subsister les maisons de bois, sans en construire de nouvelles. Le chaume disparaissait. Les pignons de bois trilobés étaient pittoresques, les fenêtres garnies de vitres en losange serties de plomb, étaient protégées par des auvents recouverts d'ardoises. Cà et là, des maisons de pierre bleue ou blanche, mêlée à la brique rouge, mettaient une note gaie. Des girouettes dorées, des ancres en fer, forgées sur le devant des maisons, rompaient la monotonie. De grands chiffres de fer battu, apparents, marquaient la date des constructions 4.

Tout enfant, Jeanne fut pieuse. A l'âge de trois ans elle se servait de cailloux pour compter ses ave, et quand elle connut le chapelet, vers six ou sept ans, s'engagea à en dire deux par jour. Elle faisait déjà son oraison et toute jeune encore fit voeu de virginité entre les mains de son confesseur, le Père Nicolas.

Elle alla dans le monde et marqua « de la curiosité aux habits ». Son père chercha à la marier mais ses goûts de bonheur terrestre cédèrent vite à l'appel de Dieu. Déjà, pour réparer ses mondanités, elle faisait « du pavement de sa chambre son lit mollet ». Enfin à l'âge de vingt-trois ans elle entra chez les Augustines des Prés Porchins (nov. 1604). [14]

Cette fondation, appelée Notre Dame du Bon Conseil et issue de la Congrégation de Saint-Victor à Paris, remontait au treizième siècle. Établies d'abord à Haspre, dans le diocèse de Cambrai, où l'endroit s'était trouvé trop malsain, les religieuses avaient émigré presqu'aussitôt, sous l'égide de Walter de Marvis, évêque de Tournai, sur la rive gauche de l'Escaut, au-delà du Pont des Trous. On leur avait donné là une maison appelée maison des Filles-Dieu de la Providence, située dans des terrains communaux dits Prés Porchins, parce qu'ils servaient de pacage aux pourceaux, d'où le nom du monastère. Cependant le pacage à son tour, prit le nom.des religieuses et de là vient qu'on l'appelle aussi Prés aux Nonnains. La première abbesse est Alix d'Auxy, dont la famille existe encore.

Mais à l'époque de Jeanne les Augustines n'étaient plus aux Prés Porchins. Chassées par l'incendie allumé par les Gueux (1566) elles avaient cherché-un refuge dans l'intérieur de la ville et rebâti leur monastère sur un terrain près des remparts, au Floc à Brebis. L'emplacement en est la rue Floc à Brebis actuelle. Les bâtiments n'étaient pas terminés quand Jeanne y entra. Commencés par l'abbesse Véronique d'Antighem, ils furent continués par Bonne de Lannoy qui lui succéda et qui fit le dortoir. Marguerite de Boufflers, l'abbesse suivante — c'est elle qui reçut Jeanne — y mettait rondement la main malgré ses soixante-quatre ans et fit consacrer l'église en 1613. L'abbesse d'après, Marguerite le Clercq, devait ache-[15]ver le tout. Disons tout de suite que l'abbaye fut supprimée à la fin du dix-huitième siècle, l'église et les bâtiments claustraux furent entièrement démolis 5.

Le Père Nicolas fut d'un grand secours à Jeanne dans les premières années de sa vie religieuse. Durant son noviciat, époque très importante au point de vue de sa vie spirituelle, il la protège des indiscrétions de compagnes plus ou moins curieuses. Jusque là il l'avait menée fort doucement. Elle lui demanda de la conduire à la perfection. Veut-il l'éprouver ? il lui répond cette fois que sa demande vient de l'orgueil. Alors elle songe à s'en remettre à Dieu, qui lui conseille la mortification. Elle avait alors une plaie au coeur, grande comme la main, dit Pierre de Cambry ; ses ravissements étaient fréquents et le Père Nicolas dut défendre qu'on l'en fît sortir. Une extase fort longue cette année-là eut un retentissement considérable dans sa vie. Sa maîtresse des novices, qui y assista, ne douta point que cette faveur vînt de Dieu et en fut profondément frappée et édifiée. C'est sur ses instances que Jeanne écrivit, au sortir du noviciat, son premier ouvrage : Petit exercice pour acquérir l'amour de Dieu, qui toutefois ne parut que quinze ans après. Pendant ou après cette même extase, Jeanne eut l'ordre de Dieu d'écrire un livre sur la défaite de l'amour de soi. Elle donnera à cet ouvrage, écrit en grande partie aux Prés mais plus tard, le titre de : Traité de la Ruine de l'amour propre et du bâtiment de l'amour divin. [16]

Elle fit profession aux Prés — le monastère du Floc à Brebis garde tout de même ce nom — en novembre 1605 et probablement l'évêque de Tournai, Michel d'Esne — fils de Bonne de Lalaing —assista à la cérémonie. C'était un ami des Cambry, il avait Jeanne en grande estime et voulut, au bout de deux ou trois ans, la nommer prieure. Elle s'en défendit, et il nomma la personne désignée par elle 8.

De grandes délices spirituelles suivirent sa profession, et durèrent six ou sept ans. Puis ce furent pendant quatre ans de grandes ténèbres, de grandes épreuves intérieures. Qui lui vint alors en aide ? Il ne semble pas que ce fût le Père Nicolas et sa désolation intérieure n'en est que plus grande. Quelques fissures se produisent dans l'unité et la discipline du monastère, qui augmentent sa peine. Elle est en proie à des terreurs la nuit, croit l'enfer ouvert devant elle, réveille sa voisine. Tout cela est visible dans le livre III de La Ruine. De plus, Dieu lui reproche son inaction : elle n'a pas commencé le fameux livre. Michel d'Esne l'encourage de son mieux, elle le voit quelquefois, mais peu après la pose de la première pierre de l'église (1613) il meurt (1614). Son successeur, Maximilien de Gand et Villain, lui sera également favorable et nous le verrons à l'oeuvre plus d'une fois. Comme Michel d'Esne, comme son confesseur, il la presse d'écrire. D'autre part le diable la trouble, la dérange, « touillant ses papiers ». Enfin elle s'y met et écrit vite et d'affilée les trois premiers livres de [17] La Ruine. Le quatrième date de Sion, monastère où elle ira plus tard.

A une question du Père G., qui lui demanda un jour si elle croyait avoir passé par les états spirituels décrits dans cet ouvrage, elle répondra de Sion (5 avril 1621) qu'elle a tout expérimenté, mais sans en avoir conscience sur le moment, ce qui est assez plausible. Elle expliquera que Dieu lui ayant intimé l'ordre d'écrire, elle découvrit d'un coup d'oeil rétrospectif toutes les phases de sa vie intérieure, qu'elle put alors décrire 7.

Cependant le mécontentement persiste dans le couvent. Jeanne voit en esprit les troubles qui devaient suivre la mort de Marguerite de Boufflers. En effet, l'élection de Marguerite le Clercq ne calma pas les esprits, montés contre les supérieurs, « le tout, dit Jeanne, causé par des ambitions de grandeur et dignités ». Le conflit est, à la vérité, entre l'abbesse et l'évêque, les religieuses tenant pour l'abbesse.

Jeanne est toute secouée, elle est du côté de l'autorité, c'est-à-dire de l'évêque, mais se tait par crainte du scandale, peut-être aussi a-t-elle un peu peur, seule contre toutes. Sa grande peine est le manque de soutien. Elle le dira expressément plus tard : « ... je ne pouvais parler à personne de ma conscience qu'au Pater [faut-il entendre ici l'aumônier ?) qui n'était pas capable de conduire des âmes auxquelles Dieu donnait les grâces extraordinaires, qui ont besoin d'être communiquées à des gens doctes [18] et illuminés... » Rappelons qu'elle écrit longtemps après avoir eu conscience de ces grâces, sans quoi l'on pourrait croire qu'elle ne trouve personne à sa hauteur. Elle ajoute qu'elle a été alors six ans sans pouvoir se confier entièrement à quelqu'un. Son tourment était d'autant plus vif qu'effrayée des divisions intérieures des Prés, elle songeait à sortir du monastère. Mais où aller ? changer de maison ? chercher la solitude ? et on voit ici poindre la future recluse. Elle croit en tous cas être approuvée de Dieu et s'enhardit au point de dire à ses compagnes d'un air assuré, qu'elle souffrira tout plutôt que d'agir contre l'évêque. Son confesseur, quel qu'il soit, semble pris entre le marteau et l'enclume. L'évêque alors lui permet de s'adresser à un « docteur en théologie » qu'elle a connu et apprécié autrefois et qui, huit ans avant, l'avait déjà aidée à voir clair dans sa vie spirituelle. Sur son conseil elle se met en prières. Va-t-elle entrer au Carmel, ou encore chez les Capucines ? Il existe des religieuses de l'ordre des Observantins qui mènent en Espagne une vie austère, sous la règle de saint Augustin. Dieu voudrait-il qu'elle les introduise en Belgique ? Elle y est toute prête, aimant l'esprit de sa Règle. Et si elle fondait elle-même un Ordre, ou une branche d'Ordre ? Cette idée se précise à la suite d'une vision. Elle en voit le but, qui serait d'honorer la Sainte Vierge, le costume même, en drap « couleur de laine crue » et jusqu'à « la forme du parloir ». Une étoile, à laquelle il manque un morceau, lui appa-[19]raîtra deux fois en cette année 1618 et l'Ordre qu'elle imagine lui semble indiqué comme comblant cette lacune. Une gravure dans l'Abrégé de Pierre, rappelle confusément cette vision. L'on s'étonne un peu de cette ambition, peu conciliable avec son goût de la solitude.

Elle tombe malade d'être si troublée. Ne pouvant voir son confesseur, elle confie au médecin son mal moral, s'assurant de sa discrétion et les remèdes ne sont prescrits que pour la forme, pour le qu'en dira-t-on.

Deux grandes grâces lui sont données à cette époque. C'est d'abord l'avertissement intérieur de fautes à peine perceptibles, de fautes même non délibérées ; une sorte d'agitation se produit, nuisant à l'union à Dieu, et à ce signe elle reconnaît ces imperfections, et s'en repent. La seconde grâce, très importante, est une vue intérieure des péchés du monde. Les ténèbres, l'engourdissement où vivent les pécheurs, lui donnent un désir très vif de satisfaire, d'expier pour eux. Elle conçoit tout à coup le besoin qu'ils ont de secours, besoin beaucoup plus grand que les âmes du Purgatoire assurées de leur salut, et comprend en même temps que les conversions dont le monde s'étonne, sont dues le plus souvent aux prières d'âmes inconnues. Elle rêve d'être de ces âmes, non qu'elle estime ses prières efficaces, mais elle pense, et très justement, que versées dans le trésor immense de l'Église, et en vertu de la communion des saints, Dieu les rendra telles. [20]

Sa vie intérieure est très fervente. Les fruits de ses communions sont tels qu'à eux seuls elle reconnaîtrait la marque divine. Elle en vient à tâcher de se distraire des opérations divines, qui attireraient l'attention, et pour cela elle remplace l'oraison par des prières vocales, dites en se promenant. La veille de Noël 1618 « notre Dieu s'apparut à elle, écrit Pierre, son sacré côté ouvert »1. Elle y colle sa bouche, ce n'est pas du sang qui en sort, mais une suave liqueur. Ses compagnes se moquent d'elle et l'abbesse doit être également un peu sceptique, se gardant de ce que sainte Chantal, parlant de ses religieuses, appellera le « trafic des révélations » 9. Cela renforçait peut-être ses préventions contre Jeanne. Et tout cela accroît en celle-ci les désirs de la solitude.

Michel de Cambry se préoccupe des difficultés dont souffre sa fille, si grandes qu'elle est réduite à peu près « au pas de la mort »10. La mère de Jeanne est morte depuis deux ans (1617) et Michel est remarié. Jeanne verra un jour en esprit sa mère, qui n'endura pas de grandes peines de corps au Purgatoire, mais resta longtemps privée de la vue de Dieu, écrit Pierre, « pour quelque petit reliquat qu'elle avait à purger ». Michel reste un père très tendre pour les enfants de son premier mariage. Il s'occupera des livres de Jeanne et en attendant va lui-même trouver l'évêque et le met au courant des ennuis de sa fille 11. Et l'Évêque décide de transférer Jeanne au monastère de Notre Dame de Sion, [21] fondé dix ans avant, sous la même règle de saint Augustin. Elle y sera « en pension ». Là, elle sera en paix.

Une religieuse au moins, Catherine Lelong, la regrettera ; elle en parlera à Michel comme « d'un magasin de toutes les vertus » avouant que le monastère était indigne de l'avoir jamais comme abbesse.

Malgré tout, sa valeur spirituelle s'affirme au dehors. De doctes personnages la prisent fort. Jean Boucher, archidiacre de Tournai, qui la connaît depuis douze ans, écrivait l'année précédente (1618) à Pierre de Soto, confesseur de l'Infante et commissaire de l'Ordre des Frères Mineurs aux Pays-Bas,vantant la netteté de ses idées bien qu'elle fût de « peu de propos », très réservée. Dans le monde laïque elle a des clients spirituels. Elle révèle au médecin de sa famille, le docteur van Oncle, venu soit en consultation soit en visite, un secret intérieur connu de lui seul, et cela lui donne l'occasion, et le droit, de l'admonester vertement. Cette même année (1619) ses prières guérissent — et on le sait — un certain du Plessis, prêtre et jurisconsulte de Paris, malade à Tournai. Et le brave homme dit sa reconnaissance dans un petit livre dont le titre sent bien son temps : Dévots soupirs à saint Piat. Saint Piat est un des patrons de Tournai.

Son intervention s'exerça encore en faveur d'un certain Pontus, tragiquement mêlé à. une affaire que nous raconterons dans le chapitre suivant.

.CHAPITRE II. Le monastère de Sion. — Jeanne écrit Le Flambeau Mystique. — Désirs de solitude. — Le Père G. — Epreuves intérieures. — L'Hôpital de Menin. — Jeanne y passe quatre ans.

Le monastère de Notre Dame de Sion était situé au Roduy, aujourd'hui Réduit des Sions, dans les environs immédiats, par conséquent, d'une ancienne demeure des Cambry. Cette demeure même fut peut-être englobée dans le couvent. Le monastère supprimé par Joseph II, n'a laissé aucune trace.

L'origine en est curieuse et nous rappelle ce qu'était la vie pieuse de certaines femmes à cette époque.

Des filles dévotes de la paroisse Saint-Piat, encouragées par Jacques Bosquillon, prêtre, chapelain et administrateur de l'hôpital de Marvis, décidèrent de se réunir, (1605) sous le nom de Filles de Sion, sous la direction des Jésuites. Elles s'installèrent au nombre de six, rue de la Gaine (l'actuelle rue des Filles Dieu) en face des Repenties. Parmi elles était Anne Bosquillon, nièce de Jacques.

L'état de filles dévotes tombait un peu en discrédit. La vie relativement libre, intermédiaire entre [24] le mariage et le couvent, pouvait prêter à des abus. Il y avait déjà des béguinages, à quoi bon de nouvelles associations ? Quelques essais de groupements laïques ne semblaient guère heureux. A cette même époque précisément (1609), des filles pieuses s'associaient à Saint Omer sous une direction féminine et laïque, celle de Mary Ward, sous la règle féminisée de saint Ignace et ne voulant relever que du pape. Cette institution, si célèbre plus tard, traversait alors de mauvais jours. Leurs ennemis les appelaient Jésuitesses, bien gratuitement ; en réalité les Jésuites ne voulurent pas se mêler de leurs affaires.

Il y avait aussi des vraies Jésuitesses, embryon d'ordre calqué sur les Jésuites et supprimé par le Saint-Siège en 1631. Et cela fait penser aux ennuis que saint Ignace eut lui-même avec une dame espagnole et sa femme de chambre qui s'étaient engouées de sa règle, au grand désespoir du saint, lui causant plus d'embarras que sa Compagnie... 1

Le point névralgique de ces tentatives est en réalité la qualité de religieuses non cloîtrées des femmes. L'opposition de certains hommes d'Église fut bien formelle sur ce point puisque saint François de Sales se vit contraint de cloîtrer ses Visitandines. Beaucoup de prêtres, séculiers ou religieux, avaient la même suspicion à l'égard de cette semi-liberté, pensant comme Nicolas Pick, un des martyrs de Gorcum, « qu'il faut à la fille un mari ou un mur ». 2 Pour régulariser la situation des protégées de Jacques Bosquillon, l'évêque Michel d'Esne leur [25] donna l'habit religieux (1609) et convertit la maison en monastère sous la règle de saint Augustin. Michelle Barbieux fut nommée prieure. Mais deux de ses compagnes quittèrent l'habit et la maison pour retourner « en Égypte », écrit Jacques de la Porte indigné, « se farcir le ventre de poireaux et d'oignons » et ce fut heureux car l'une d'elles, ajoute-t-il crûment, « est une malicieuse garce » qui joue aux boules tout le jour.

Les religieuses quittèrent bientôt la rue de la Gaine et c'est encore Jacques Bosquillon qui acheta (1613) le terrain du Roduy et en grande partie la maison. Michel d'Esne y célébra la première messe le 23 juin 1613, veille du jour où il posait la première pierre de l'abbaye du Floc à Brebis.

Jacques Bosquillon avait une soeur, religieuse à. l'hôpital de Marvis. C'était un saint homme dont toute la fortune passait aux oeuvres. Pour réparer une faute de jeunesse, il s'imposait encore, devenu vieux, des pénitences. Il s'attacha à ce monastère de Sion et demanda par testament (6 fév. 1619) qu'on l'enterrât dans la galerie du dortoir.

Un jour, pour un travail de maçonnerie à l'hôpital on embaucha un ouvrier nommé Jacques Pontus. On sut depuis que ce vilain personnage avait abandonné toute une famille à Cambrai, volé dans quinze maisons à Arras, Cambrai et autres lieux, débauché une femme à Amsterdam. Locataire d'un brave homme à Middelbourg, il pilla ses coffres et l'assomma d'un coup de couteau qui le tua net. Les gens [26] d'église devinrent sa proie, il choisissait l'heure des offices pour les dépouiller. Appelé à l'hôpital de Marvis pendant la semaine sainte le fourbe demande à se confesser à Bosquillon lui-même, mais sa qualité d'étranger fait que Bosquillon refuse et le renvoie à son curé. Le jour de Pâques. il se glisse dans le jardin, c'est l'heure du souper, il entend des voix : c'est Jacques Bosquillon, répondant à un compagnon invisible qu'il est prêt à endurer la martyre s'il le faut. A huit heures et demie, muni d'une hache qui traînait par terre, il attend que Bosquillon soit seul, l'assomme, traîne le corps contre le mur, s'empare de trois mouchoirs, un chapelet, un agnus Dei et cent francs, enterre son butin et n'osant sortir se couche dans le lit de sa victime, décidé à tuer le premier arrivant. A minuit enfin, sûr de n'être pas vu, il s'enfuit.

Mis en prison, il voulut « dévorer son gardien », et fut condamné à avoir les poings coupés, la tête assommée avec l'outil du crime, le corps mis sur une roue et brûlé vif (17 mai 1619) 3.

Jeanne de Cambry, alors aux Prés, eût les échos de ce drame. Désolée de la révolte de cet homme, elle prit sur elle la contrition de l'assassin, dont les derniers jours furent repentants et résignés. L'émotion au monastère de Sion était à peine dissipée quand Jeanne y entra (novembre 1619).

Il est à présumer qu'elle trouva là, en effet, un grand repos. Elle priait en liberté. La prieure était [27] encore pour quelques mois Michelle Barbieux et apprécia Jeanne, ainsi que la plupart des religieuses. Cependant quelques-unes, dont la sous-prieure, restaient méfiantes, la voyaient sans aménité, assurant qu'elle se disait inspirée mais qu'elle copiait ses livres — la fin de La Ruine —, et faisant des « troux » dans le mur de sa cellule pour l'épier. Elles la tiennent pour un peu sorcière. Jeanne sent évidemment que ce n'est pas une très bonne note que d'être sortie de son premier couvent. Elle confie tout cela par lettre à son frère, alors absent.

Ses colloques avec Dieu sont aussi fréquents qu'aux Prés, aussi chauds. Mais ici, comme là bas, pour éviter qu'ils transparaissent et scandalisent, elle s'en retire, prie Dieu de s'éloigner. Elle souffre, et les souffrances, dans cette gradation subtile, à peine perceptible, que Dieu met dans l'effusion de ses grâces, la creusent et la purifient. Elle a soudain conscience de sa solitude de coeur, de l'incompréhension de son entourage, du jouet qu'elle est entre les mains de Dieu. En même temps une terreur la saisit, un doute sur la réalité des grâces qu'elle reçoit. Que sait-elle après tout, de son état spirituel ? Ses guides la comprennent-ils, sont-ils eux-mêmes éclairés ? Elle tâche, nous l'avons vu, de les mettre au courant le mieux possible, et plus d'une fois leur répétera les mêmes choses. Mais elle peut mal s'expliquer, elle peut les tromper involontairement. Comment sortir de là, car enfin ils ne peuvent la connaître que par ce qu'elle leur dit. Partagée entre la [28] certitude et le doute sur son état, se sentant tour à tour appelée et rejetée de Dieu, elle a des cris d'angoisse, des appels ardents d'amour. Ses livres, là-dessus, sont certainement moins éloquents, moins spontanés que ses lettres. Son style, dépouillé d'images, dépourvu d'emphase, en est par moments pathétique. La plus belle de ses lettres est peut-être celle qu'elle écrivit au « docteur en théologie », à la suite d'un entretien et qui date de cette première année à Sion (1620). Elle semble résumer, pour le destinataire, quelques phases de sa vie intérieure d'alors. On nous pardonnera d'en donner de larges extraits.

« Mon Père en notre Seigneur... il ne se passe [pas de] jour, que je ne sois trois ou quatre heures en des abstractions et autres opérations intérieures, qu'il est impossible de vous dire. Je sens un feu qui me brûle et va consumant. Je meurs en vivant, et vivant je meurs et néanmoins ce feu est si suave, que me consumant il me rend aussi la vie. Mais une chose manque à ce feu intérieur qui assiège mon âme, c'est que l'altération qu'il me cause... ne me peut rassasier en cette vie, n'en pouvant ici jouir selon

mes désirs... » Elle continue éperdue : « Au moins si en ces flammes, en ces accès violents, je pouvais avoir une seule personne qui m'entende, à qui je pourrais dilater mon coeur, et parler de cette présence de Dieu qui me cause ces assiègements intérieurs, ce me serait un rafraîchissement : mais non, il faut que je travaille à resserrer ce feu, de crainte [29] que l'on ne le voie à l'extérieur, ou bien, si je pouvais donner lieu à l'intérieur, je jouirais de Dieu autant qu'on le peut en cette vie. Mais non, il m'en faut retirer avec violence, comme on tire un enfant des bras de sa mère, et ce, d'autant [plus] qu'il me faut converser avec les créatures, qui ne comprennent pas ma maladie, et auxquelles je servirais plutôt de scandale que d'édification. Faut-il donc que je complaise aux créatures puisque je n'ai d'autre désir que de plaire au Dieu vivant ? Faut-il que je converse entre les hommes, puisque ma conversation est au ciel ? Faut-il que je nourrisse ce corps, puisque je n'aspire qu'à celui qui peut sustenter et rassasier mon âme ? Mon Père, je vous dis qu'à la dernière fois que je vous ai parlé, [et] durant la messe, [et] devant et après la communion, je sentis une telle flamme en l'intérieur, que je me pâmais. Je ne sais si j'ai bien fait, je me fis tant de violence pour résister au Saint-Esprit, afin que V. R. [votre Révérence] ne vit pas l'extérieur comme j'étais au-dedans, parce que si cela avait duré, nous n'eussions pu traiter des affaires et choses que nous avions à nous dire, parce que quand je suis dans ces accès, je ne puis traiter d'autre chose de ce que je sens à l'intérieur, et ne pouvant communiquer à personne, je suis contrainte de le passer en silence.

« Ce feu cause diverses opérations, je suis quelquefois en telle ardeur, qu'il me faut escrier pour trouver un peu de soulagement. Quant à présent, je n'ai pas si souvent des extases, je veux dire que je sois [30] perdue : mais c'est le plus souvent que je sens sensiblement comme une plaie au coeur, procédante des désirs de l'âme enflammée d'amour de Dieu, et puis cette plaie cause une défaillance d'haleine, ou un torrent de larmes qu'il n'est en ma puissance de retenir. Ce qui fait que l'on pense que je suis triste, et il n'est pas en ma puissance de le cacher. Je ne sais plus ce que je ferai, on ne l'entend pas, et on en dira merveille, ou il faut que je me retire tout à fait du monde.

« Permettez, mon Père, que je me dilate un peu le coeur, en vous disant mon intérieur…

« J'ai encore un autre feu, qui est la charité au prochain... » et ici elle revient sur l'Ordre qu'elle se croit appeler à fonder, et qui sera l'expression de cette charité.

« Au moins si la chose ne réussit pas, et si ce n'est pas la volonté de Dieu que de mon vivant je voie la chose accomplie... je ne me soucierai plus de rien — car j'aime mieux vivre austèrement cinq à six ans et puis aller vivre la sus au ciel, en parfaite jouissance de mon Dieu, puisqu'en cette vie je ne fais rien pour Dieu, et suis inutile ».

« Elle rappelle que sainte Jeanne de Valois dût relancer souvent son directeur pour la fondation des Annonciades.

« Vous pourrez me dire, mon Père, qu'elle était sainte... mais encore que je suis misérable, si est ce que c'est un même effet, et toutes deux tendantes [31] à la gloire de Dieu, et la fin en est semblable... si Dieu veut se servir de moi indigne ».

De cet Ordre en gestation dans son esprit, elle a écrit les règles dont Maximilien de Gand (1620) voulut bien se faire l'introducteur auprès du cardinal Gallo en les accompagnant de quelques notes sur Jeanne écrites à cette intention par son directeur. Tout cela, en vue d'une approbation de Paul V qui fut d'ailleurs refusée. Jeanne recluse prendra néanmoins le nom et l'habit de cet Ordre et plusieurs auteurs la représentent sous ce costume. Cela devait s'appeler la Présentation de Notre-Dame, et honorer spécialement la Sainte Vierge dans cet épisode évangélique. La robe était de laine grise naturelle, le scapulaire violet orné d'un médaillon, le manteau bleu, le voile noir, la guimpe blanche.

Il y eut cependant — et il y a encore — plusieurs congrégations de ce nom dans l'Église, dont une fondée précisément à la même époque (1626) à Senlis, par Nicolas Sanguin et le Père Guerri, ordre enseignant, selon la règle de saint Augustin, et qui ne connut que le seul monastère de Senlis, disparu d'ailleurs à la Révolution.

Toute sa vie, Jeanne gardera le regret de son projet manqué. Elle ne croira pas pour cela s'être trompée. Une inspiration en effet peut être bonne, vraie et venir de Dieu, même quand la réalisation ne se fait pas au gré de nos désirs. C'est une épreuve de notre foi, et souvent, dans la mesure où le prochain est en jeu, un exercice de notre charité. [32]

Jeanne a certainement plus de liberté pour prier. Un soir la Prieure, apercevant de la lumière dans sa cellule, lui demanda si elle avait rallumé sa chandelle. Jeanne, inconsciente de cette clarté, répondit qu'elle n'avait pas de quoi la rallumer. La Prieure alors fut édifiée sur sa jeune pensionnaire. La Sous-prieure elle-même désarma, plusieurs religieuses lui ouvrirent leur âme.

Sa conscience, plus attentive, devient plus avertie de ce qui déplaît à Dieu. Un jour, s'attardant à une affaire du dehors qui pouvait se traiter en quelques mots, elle éprouve un malaise, une agitation de conscience, une sorte d'écran entre son âme et Dieu qui « lui ôtait la familiarité » habituelle dans ses rapports avec Notre-Seigneur. On reconnaît l'avertissement donné jadis sur les fautes d'inadvertance. Cependant le divin Maître eut encore besoin d'insister et la « corrigea vertement ». « Quand Dieu s'unit à l'âme, écrira-t-elle à son directeur (mars 1621), l'opération en est secrète et intime ». Mais parfois le même doute se pose : est-ce Dieu ? Elle a au fond d'elle-même la certitude que oui, certitude à peine distincte pourtant. Qui va la guider dans ces chemins obscurs, où l'illusion la guette ?

C'est vers ce moment qu'apparaît le capucin, le Père G., qui la dirigera désormais. Qui le lui envoya ? On ne sait. Il semble qu'elle l'ait connu déjà aux Prés, et aussi qu'elle soit restée en rapport avec ses confesseurs précédents, puisque Pierre parlera de [33] notes écrites par Jeanne (1621) « pour l'apaisement de ses directeurs ». Quoi qu'il en soit, le Père G. paraît dès le début fort embarrassé de sa pénitente. Et rien n'est curieux comme cette correspondance, où, hélas, manque sa part à lui. Les lettres de Jeanne retracent des malentendus, des quiproquos, des curiosités aussi, dont on ne sait si elles sont un coup de sonde ou un souci humain du Père G. à l'égard de ses propres intérêts éternels. Ce sont parfois les rôles renversés, car Jeanne n'hésite pas à tancer sans ménagement son confesseur, si elle le trouve bon, lui disant d'âpres vérités. Les doutes du confesseur à l'égard de Jeanne sont-ils vrais ou feints ? Tout porte à croire qu'ils étaient vrais et cela plongeait la pauvre Jeanne dans de grandes peines.

On voit très bien ce qu'elle éprouve. Bien qu'ayant dû discuter avec le docteur en théologie, son coeur s'ouvrait mieux avec lui, elle sentait qu'il la croyait. Il faut maintenant exposer, pour la troisième fois, son âme à quelqu'un de nouveau, et cette fois elle n'a pas l'impression d'être comprise. Pis encore, peut-être discerne-t-elle que sa sincérité même est en question. Les instructions données lui semblent contradictoires ou mal définies : « Je suis, mon Père, contrainte de vous écrire la peine intérieure que je sens, depuis la dernière fois que je vous ai parlé, d'autant que vous me laissez toujours en doute, si c'est Dieu ou le diable qui me gouverne ». Voilà la grosse question. « Mon Père, si c'est le diable, toute l'oraison que j'ai faite depuis trente sept ans [34] et plus ne vaut donc rien » et maintenant, si vous pensez que c'est le diable, dois-je laisser l'oraison ?

Vous me dites de la continuer, mais alors ce m'est insupportable de voir celui que je crois Dieu, quand c'est le démon, « posséder mon coeur en telle sorte, qu'il est plus à moi que je ne suis à moi-même, ressentant ses opérations à tous moments dans mon intérieur sans aucune relâche... Que faut-il donc que je fasse ? Le diable aurait-il bien tant de puissance sur moi ? Serait-il possible que l'ennemi de mon Dieu possède mon coeur et mon âme ?... Tous mes désirs et volontés sont et ont toujours été de plaire à Dieu, l'aimer et servir. Et l'amour cependant agite tellement mon âme, que je meurs en vivant, et en mourant je vis ». Déjà elle s'est exprimée ainsi, dans sa lettre au docteur en théologie. « ...Aidez-moi donc, Père, car je suis fort en peine... Celui qui possède mon coeur me dit qu'il est Dieu, mais quand je vois que Votre Révérence doute, je tombe aussi en scrupules » 4. Plusieurs fois elle revient sur le terrible dilemme : Vous dites que c'est peut-être le diable qui me parle et que je dois continuer l'oraison. Alors j'adore le diable ? d'autre part si c'est Dieu : en vous écoutant je le crois diable ?









C'est à peine si elle ose parler de ses inspirations, elle sera, pense-t-elle, plus troublée encore de n'être pas comprise. « Examinez le tout, mon Père, et délivrez mon âme de ces intrigues. Je vous dis mes peines de conscience, et vous demande secours... » Je veux bien souffrir de votre silence « mais si au [35] contraire il est besoin que j'aie votre avis, comme ilme semble du tout nécessaire, je vous prie prosternée en terre, d'avoir soin du salut de mon âme ».

D'elle-même elle décide, à grand tort d'ailleurs, de supprimer son oraison. Comment ne consulte-t-elle pas le Père G. ? Elle se repentit bien de sa décision. « Pensant fuir le diable, elle le suivait, dit Pierre ; et il la trompait ; car les grâces de Dieu la quittèrent durant ce temps-là, qu'elle ne faisait plus d'oraison » et ne revinrent qu'au bout d'un an où elle la reprit.

Ayant laissé sa haire aux Prés, elle en demande une autre et, répondant à une pensée de son confesseur, elle ajoute : non pas « pour aucune tentation du corps, car je n'en ai jamais eue, et n'ai jamais à me confesser de toutes ces choses-là » et bientôt elle se sent toute réconfortée, le Père G., étant enclin à la croire dans la bonne voie. C'est tellement rare, qu'on est surpris d'un ton plus apaisé, détendu, presque dilaté : « Mon Père, je suis extrêmement consolée, d'autant que c'est l'esprit de Dieu qui opère en moi en mon âme : j'aurai l'occasion de m'enflammer de tant plus la volonté et désirs d'amour de Dieu, et de m'abandonner plus librement, pleinement et sans aucune crainte en cette fournaise d'amour divin... ». Encouragée à revenir sur sa vie passée pour exposer les grâces reçues elle lui confie la douleur de sa plaie au coeur, douleur physique pendant dix ans, qui ensuite «s'est changée en des opérations et effets plus spirituels, mais aussi [36] plus sensibles », ce qui peut signifier plus contrôlables, plus certains.

Puis les oscillations intérieures reprennent et c'est de nouveau l'alternative : Dieu ou le diable. Les hésitations du confesseur la mettent au supplice. Elle pense : ce qui tire vers le trouble, vers le désespoir, vient du démon ; ce qui rend l'âme paisible, fortifiée, vient de Dieu. Notre Seigneur a dit quelque chose d'approchant à sainte Catherine de Sienne. Oui, c'est vrai en principe, et, pourrait-on dire : sur le papier. Mais ce désespoir, cette paix, sont-ils nettement définis, reconnaissables, ne sont-ils pas plus humains que spirituels ? Les inspirations ne sont pas délimitées au cordeau, le bon et le mauvais se pénètrent l'un l'autre, cent fois plus difficiles à démêler que l'ivraie et le bon grain, et si le maître du champ s'y trompe, comment la pauvre âme s'y reconnaîtra-t-elle ?

Le Père G. avait cependant confiance en elle. Pierre nous raconte là-dessus un incident qui prouve du reste que tout n'était pas parfait dans le monastère. Jeanne eut, de son ange gardien, l'inspiration de prier pour que son directeur parlât aux religieuses — nous sommes toujours à Sion — pour les mater. Elle pria. Son confesseur la fit appeler un jour et comme en réponse à sa prière, la mit au courant de ses remontrances. Efforts par le fait infructueux, les religieuses méfiantes ont tenu leur langue, ne contant que des broutilles, des « menutées, couvertes [37]324 néanmoins de beaux masques, pour leur donner quelque relief » 5.

De Sion datent encore des lumières intérieures importantes.

Celle-ci : l'essence de l'humilité est le néant de l'homme. Jeanne eût aimé conserver cette vue, mais son directeur la persuade de ne pas s'y essayer. Ces vues momentanées éclairent une vérité, on peut se les rappeler, on peut en vivre mais on ne peut pas les garder à volonté.

Celle-ci encore : parmi les millions d'hommes qui peuplent la terre, cinq ou six par « province » — veut-elle dire un pays ? — sont parfaits dans leur conformité à la volonté divine. C'est peu, mais en vertu de ces âmes, la province entière est soutenue. Le miracle des pains se renouvelle chaque jour dans l'ordre spirituel.

C'est le plus souvent après la communion que viennent à Jeanne les plus grandes grâces et que ses prières, ses intercessions sont le plus efficaces. S'en rend-elle compte, ou est-ce une réflexion de Pierre ? Tout semble en ce moment la plonger dans la détresse et elle s'écrie : O Dieu, Vous m'êtes bien un Époux de sang.

Et c'est ici que Jeanne fait devant le Saint Sacrement une sorte d'examen de son âme, de protestation pour l'apaisement de ses directeurs passés et présents « sur le doute qu'ils avaient de quelque tromperie en son fait ». Dans quatre longues pages elle exhale des plaintes véhémentes, coupées de [38] gémissements. Elle voudrait décharger son âme forcer ses « juges » à reconnaître au moins la pureté de ses intentions. Sa méfiance paraît-elle exagérée ? L'on devine cependant comment une première déception, dans cet ordre d'idées, surtout suivie de tant d'autres, devient facilement une idée fixe : « Mon Père, mon créateur, mon juge et mon sauveur, je me prosterne à vos pieds, moi indigne créature, petit vermisseau... j'ai péché... Je vous demande pardon de toutes mes offenses... Mon Dieu, vous savez que de mes plus jeunes ans, j'ai eu le péché en abomination et que je l'ai encore... Soyez maintenant, par votre bonté, mon défenseur... Vous savez, mon Dieu, que toutes les opérations spirituelles... que les livres que vous m'avez commandés, l'institution de l'Ordre nouveau, et tous les écrits des grâces spirituelles, je les ai montrés et communiqués à vos serviteurs et fidèles amis, non à autre dessein que pour en avoir avis ; afin qu'étant reconnus venir de vous, mon Dieu, en donner gloire à Votre Majesté, et sinon », dans le cas où ils « viendraient du diable, que je sache comment je m'y dois comporter pour le chasser... Vous connaissez, mon Dieu, la pureté de mon âme, préservez-moi à présent, comme bon et miséricordieux, et montrez aux hommes que ce que jusqu'ores vous avez fait en moi est de vos oeuvres. Si c'est de vos oeuvres, comme je le crois, n'y ayant rien du mien, achevez-les contre tous ceux qui y veulent mettre empêchement, m'abandonnant à tout travail d'âme et de [39] corps à votre service, et avancement de votre gloire ». Et elle finit : « Je vous prie.., qu'il vous plaise faire connaître à vos fidèles serviteurs qui ont connaissance de mon âme, la vérité de vos adorables volontés, et la pureté et l'intégrité de toutes mes intentions en tout cet écrit... » 8.

A un moment donné, il est question que le Père G. quitte Tournai. Il demande à Jeanne de prier pour savoir ce qu'on fera de lui. C'est sans doute, pense Pierre, pour sonder l'esprit qui la conduit. Elle obéit simplement. Elle sut que le Père demeurerait encore cette année-là à Tournai, ce qu'elle lui communique aussitôt, tout en pensant qu'il est souvent plus sage de ne pas chercher à savoir ces choses. Par la suite, il alla à Lille.

Elle songe toujours à la solitude ; à bien des amis elle a parlé de son idée de réclusion. L'évêque ne demanderait pas mieux, on a l'impression que les obstacles viennent plutôt de son clergé, bien qu'elle eût de ce côté de sérieux appuis, ainsi du reste que dans le monde séculier, mais de ceci, elle estimait qu'il ne fallait pas tenir compte, et que c'était de la « pure fiente ».

Elle attendra quatre ans avant de voir son voeu réalisé.

Notons que c'est pendant le séjour à Sion que parut, en 1620, le Petit exercice pour acquérir l'amour de Dieu, écrit jadis aux Prés. Et à propos des Prés, nous croyons pouvoir placer ici un incident : Marguerite de Boufflers, qui avait donné l'habit à [41] Jeanne, lui apparut (en tous cas après 1617, année de sa mort) dans des tourments atroces, lui faisant comprendre que sa faiblesse envers ses religieuses, venue de la peur de leur déplaire, et ceci souvent contre sa conscience, était cause de ses souffrances. Sans leur dire la raison de ces peines, Jeanne fit prier ses consoeurs. L'abbesse au bout de quelque temps n'apparut plus.

Le dernier livre de La Ruine est écrit, l'ouvrage est fini. Mais Jeanne ne va pas pour cela se reposer, la recluserie est loin ! Probablement à la requête d'André Catulle, qui l'estimait fort capable, Maximilien de Gand la nomme prieure de l'hôpital de Menin, dans l'idée de réformer ce monastère qui marchait fort mal. Elle fut pleurée à Sion. La Sous-prieure, Jeanne Damyde, lui écrira un jour que tout le couvent la réclamait 7.

Entre Courtrai et Lille se trouve en Belgique le petit village de Menin ; vers le sud il change de nom et devient Halluin, qui est en France. Le voyageur qui y arrive l'automne traverse un pays travailleur et triste. La Lys s'en va doucement, avec des airs de canal, le pâle soleil a des reflets d'étain sur les eaux lentes, deux moulins tournent à l'horizon. A la tombée du jour, la marche dans l'obscurité qui vient si vite est plus lourde sur la terre glissante et noire. Les gens vous croisent, leurs gestes sont volontaires, leurs visages fermés, durcis par l'âpreté de la vie ; un serrement de coeur vous étreint à l'idée qu'en un point quelconque de la terre le labeur peut être gai325.

C'est peut-être par un soir semblable que Jeanne arriva à l'hôpital Saint-Georges. Cette maison très ancienne, puisqu'elle existait au moins en 1273, qui vit encore et sous le même nom, était occupée comme aujourd'hui par des religieuses hospitalières de l'ordre de saint Augustin, mais était destinée primitivement à recevoir gratuitement les voyageurs et les pèlerins. Les iconoclastes l'anéantirent en 1566. Cependant des religieuses d'Harlebeke, appelées par Jean de Vendeville, évêque de Tournai, reconstituèrent l'hôpital en 1591, mais sur un autre terrain (c'était, au moins en 1881, les 46 et 48 rue de Lille). En 1610 la prieure Marie de Brauwere, de concert avec Michel d'Esne, décida de rebâtir l'hôpital sur le terrain primitif et la nouvelle église fut bénite par Maximilien de Gand en 1616. Marie de Brauwere était une femme pieuse et zélée qui eut probablement des difficultés avec ses religieuses. A sa mort et quand vint Jeanne de Cambry, deux d'entre elles, Marie Catry et Jeanne de Vos s'insurgèrent. Jeanne leur dépêcha des religieux pour les exhorter, peine perdue. Il fallut les envoyer à. Harlebeke, cependant que Menin promettait de fournir leur entretien. Le pauvre Menin n'a plus que quatre religieuses. Lassé, l'évêque veut y mettre plutôt des religieux, mais lesquels ? Les Jésuites ? Les Oratoriens ? Mais voilà : il y a déjà. des Capucins, et surtout les autorités tiennent à. leurs nonnes. Menin, [42] sans les Hospitalières, ne serait plus Menin. L'évêque propose d'installer des Récollets et fera une pension aux six femmes qui s'en iront ailleurs. Mais celles-ci devront alors lâcher la maison du Saint-Esprit qu'elles possèdent aussi, et qui abrite les pauvres ? Nouvelles protestations des magistrats (1624) et sans doute ils eurent gain de cause puisque les religieuses sont restées dans la place 8.

L'hôpital Saint-Georges nous intéresse à un point de vue spécial. Là seulement subsistent des souvenirs de Jeanne. Le choeur des religieuses, séparé de la chapelle publique par une grille donnant sur l'autel, est celui où elle pria. Vingt-quatre stalles en vieux bois de chêne, que le temps et les soins polissent chaque jour, sont adossées aux murs. C'est la stalle du milieu que Jeanne occupa, c'est là qu'elle s'assit, s'agenouilla. Là, durant les épreuves, Notre-Seigneur lui apparut, dit la tradition, lui montrant dans le coeur divin le nom de ses religieuses. Un guichet s'ouvre dans la grille pour la communion. Très haut, au-dessus de l'autel, qu'on aperçoit à travers la grille, se dresse une statue de la Sainte Vierge, à qui Jeanne confiait ses peines. Le dallage noir de la chapelle publique se prolonge hors de la porte jusqu'à une pièce surélevée (le deux marches, d'où les malades pouvaient suivre la messe. A droite et à gauche de ce passage, par terre, des dalles de marbre blanc, posées de biais comme serait un carreau, rappellent le nom d'anciennes religieuses défuntes. [43]

Dans l'intérieur du couvent, un couloir donne accès à un étroit escalier de bois, aux degrés usés par de pieux lavages ; on monte, et ce sont les cellules. Celle qui porte le numéro 6 est celle de Jeanne. Son reclusoir n'a pas dû être très différent de cette chambrette badigeonnée de chaux bleuâtre qui a pour mobilier un lit de bois, une chaise, une armoire basse servant de toilette, un crucifix, des images du Sacré Coeur et de la Sainte Vierge, un bénitier. Une petite fenêtre s'ouvre sur un paysage gris.

Il n'est pas d'usage de la montrer, mais on le fait volontiers pour ceux qui s'intéressent à l'hôpital. En descendant on est repris par l'intense vie de la maison. La prieure actuelle, à la tête de soixante religieuses, est dans la maison depuis quarante-sept ans. Elle dirige noviciat, hôpital, maternité, pensionnat, externat, classes d'enfants pauvres. Les religieuses ne disent pas le grand office, mais la maison a gardé le nom de monastère comme autrefois.

La pauvre prieure nouvelle se débattit donc au milieu des difficultés, tant celles du dehors que celles du dedans. L'évêque, vraiment, lui rendait un bien mauvais service en l'envoyant là. Et l'on songe avec un sourire, qu'il eût bien écrit, comme Bossuet à Henriette de Lorraine, abbesse de Jouarre : Donnez vos ordres de manière que je ne sois pas obligé d'en donner aucun 9.

Comme à Sion, des gens viennent la consulter. L'un d'eux la prie d'obtenir pour lui des consola-[45]tions sensibles, non pour son agrément, assure-t-il mais pour mieux servir Dieu et les âmes. Hélas, Dieu fait savoir à Jeanne ceci : cet homme n'a pas eu la peine, il n'aura pas la joie. Il revient la voir et sans parler de rien elle le questionne. Il raconte que partout il n'a goûté qu'estime et éloges, et Jeanne y va de son petit sermon. Depuis lors elle reçoit d'autres lumières : oui, cet homme pourrait bien, par les épreuves, mériter un grand amour de Dieu, car cela s'achète, et aussi des consolations, mais il n'est pas appelé à une vie suréminente ; son travail personnel, en vue de cette fin, lui obtiendrait la gloire accidentelle mais non la gloire essentielle, pour n'y être pas destiné par Dieu. Toutefois Jeanne ne juge pas utile de le lui dire, et se contente de l'exhorter à servir Dieu de tout son coeur.

Ces sortes de vues intérieures sur les autres lui sont habituelles. Une jeune religieuse, tentée de quitter l'ordre, est appelée par Jeanne qui lui décrit sa tentation, mais elle se bute. Laissée à elle-même elle pense que la prescience de sa prieure est inspirée de Dieu. Jeanne, en effet, avait tout dit, sauf quelques points qu'elle connaissait, mais qu'elle avait tus pour ne pas humilier la religieuse. Celle-ci, finalement, resta dans le monastère.

Les lettres à son directeur se poursuivent.

A Pâques 1622, pendant la messe, elle éprouve une violente « abstraction » suivie de beaucoup d'autres. [45]

« Mon Père, j'ai bien de la peine à vous décrire les abstractions d'amour divin, depuis que je suis ici. Je ne sais comprendre ce que Dieu veut de moi. Je me trouve continuellement en mon intérieur. Le plus intime de l'âme, l'esprit et toutes les puissances n'ont d'autre commencement, milieu ni fin que l'amour. Tout mon corps et sentiments extérieurs ne respirent qu'amour, en sorte que si toutes les parcelles de mon corps étaient converties en langues, toutes crieraient continuellement :Amour, Amour. Me trouvant ainsi... ce m'est une peine incroyable de converser, négocier, ou vaquer aux affaires temporelles, pour auxquelles entendre il faut que je me retire de Dieu par contrainte ; mais aussitôt que je m'en puis dépêtrer, ou les ayant achevées, retourner à moi, je retrouve mon Époux divin sans aucune recherche [effort] au milieu de mon coeur.

« … Je ne suis rien, je ne vaux rien et ne mérite que l'enfer, je ne mérite pas d'aimer Dieu, et cependant je ne puis [rester ainsi ?] languissante de son saint amour, qui me fait vivre en martyre. Amour doux et cruel, plus que toute sorte de délices. Amour cruel plus que la mort. Oui, mon Père, l'Amour divin est doux et cruel. Il est doux à l'esprit, cruel à la nature qui n'est pas capable... d'en supporter les opérations amoureuses et toutes divines.

... Je veux vivre et mourir en la croix, je tiens [47] la croix pour ma mère, ma bien aimée, ma familière et meilleure amie... »10.

On lui demande ce qu'elle entend par ces mots Dieu est tout. De longues missives se succèdent, tout en s'espaçant, en janvier 1623, puis le 8 octobre. La veille de Noël 1624 elle a connaissance du salut éternel de son confesseur — heureux Père G. ! — et le lui dit. Son Père spirituel traverse lui-même une passe difficile, douloureuse. Ces épreuves se prolongeront un an. Peut-être Jeanne eut-elle mission pour l'aider, en tous les cas elle va prier pour lui, le soutenir, l'encourager, et bien des pénitents pourraient faire leur profit de ce qu'entend le directeur. « Comment, écrit-elle, me cachez-vous votre affliction spirituelle ? Comment, mon Père, le seul souvenir du néant vous cause-t-il ces appréhensions ? Vous empêchera-t-il d'entrer in terrain sanctam ?. Non, non, mon Père. Parlons maintenant de ce tout, et du néant qu'est le péché. Or nous sommes tous pécheurs, et vous savez mieux cela que moi, que le péché est lavé par la confession. Quant à moi, si j'avais fait autant de péchés mortels qu'il y a de gouttes d'eau dans la mer, et de grains de sable au fond d'icelle, les ayant une fois tous confessés, je me mettrais de bonne sorte devant Dieu crucifié, et là, avec une vive contrition, je les laverais tous dans le sang de la sacrée plaie du côté de Jésus crucifié, et puis je me mettrais entre ses bras amoureux,. et m'abîmant dans son amour, j'y brûlerais tous mes péchés sans plus m'en ressouvenir. Et si Satan me [47] les remet tous en mémoire, et m'en donnait des appréhensions pour me séparer de Dieu, je me rirais de lui et lui dirais : Va, Satan, tu n'auras que mes péchés pour ta part, va brûler avec cette paille, tu n'auras rien de moi, car je suis à mon Dieu.

« Prenez courage donc, mon Père, si Dieu votre amour, vous exerce par ces appréhensions, il vous sera méritoire : mais dorénavant ne pensez plus au passé. Lisant votre lettre j'ai eu une violente abstraction, en laquelle notre bon Dieu m'a fait sentir les flammes de son amour brûlant, telles que toute la nuit et encore le lendemain j'en fus toute abattue, et dans ces accès, j'ai encore eu une telle assurance de votre prédestination que je n'en saurais aucunement douter »11. Plus tard une vision lui découvre la plaie du coeur de Jésus et lui montre son confesseur purifié, ainsi qu'elle-même, par le sang divin. Le confesseur n'est pas absolument convaincu et voudrait bien un signe sur la valeur de cette vision. Elle répond le 20 septembre :

« Sachez mon Père, que Dieu ne veut plus donner cette connaissance, et ne veut plus que je prie pour avoir des révélations : il suffit pour votre assurance de mon intérieur, que je l'aie vu une fois par obédience, Dieu ne l'a pas oublié, et il vous en peut souvenir... » Autrement dit : Ne demandez pas de signe tangible, croyez-en la parole qui m'a été donnée comme prix de mon obéissance et que Dieu n'oubliera pas. Quant à elle, elle ne tient pas à en savoir davantage « non plus de vous que de moi, [48] si ce n'étant que vous voyant en peine et doute, Dieu m'a donné pour votre consolation particulière l'assurance de votre prédestination ».

Sur la demande encore de son directeur, elle précise en des termes assez osés une forme de l'union à la volonté divine. L'âme veut tout ce que Dieu veut. Cette adhésion à la volonté divine lui fait voir les choses du monde à un point de vue surnaturel, bien différent de nos vues charnelles. Elle juge les choses autrement, de plus haut, sur un autre plan, d'après les intérêts et les vues de Dieu, qui laisse souvent se dérouler les événements selon les causes secondes provoquées par les hommes, lesquels paraissent contredire celles de Dieu, et cependant aboutissent à la fin voulue de Lui. L'âme qui juge de cette façon, est persuadée que tout concourt à la gloire de Dieu. C'est ainsi qu'elle ne s'étonne ni ne s'émeut, et qu'elle se réjouit même de voir en enfer les damnés qui satisfont à la justice divine, ces damnés fussent-ils des amis et même des proches. Jeanne a expliqué ceci aussi dans La Ruine, livre IV, ch. 18.

Le livre de La Ruine parut (1623) alors que Jeanne était à Menin, par les soins de son père, Michel de Cambry. L'ouvrage comptait alors cent trois chapitres, qui seront augmentés de quatorze, approuvés également, dès la seconde édition (1627).

Depuis un an, l'idée de la réclusion a pris corps : des amis, dont Catulle, ont pris la chose en main ; [49] Jeanne aura son reclusoir. Il est décidé maintenant que le dit reclusoir sera bâti non à Tournai mais à Lille, ou plutôt dans un faubourg de Lille, contre l'église Saint-André. Sans doute Catulle a-t-il demandé pour elle les autorisations nécessaires de l'évêque. Et probablement sur son conseil elle a écrit à Maximilien de Gand il y a déjà quelques mois, pour le remercier, peut-être aussi pour prévenir un revirement possible, bien que peu à craindre, dans ses dispositions bienveillantes. « Monseigneur, dit-elle, nie prosternant à vos pieds, je demande votre bénédiction, remerciant très humblement Votre Seigneurie de la faveur qu'elle m'a faite de m'accorder l'état et vocation de Recluse, et un Reclusage que j'ai si longtemps demandé et désiré. J'ai exercé la charge de prieure de cette maison de Menin par obédience, vaquant la plupart du temps aux affaires temporelles mais, Monseigneur, mon coeur était à tout moment attiré au ciel. On me retirait à tout propos des colloques de mon Dieu, pour affaires de la maison, ainsi que l'on tire un enfant des bras de sa mère, quoique d'ailleurs j'aie été contente de suivre en cela l'obédience de V. S. Mais puisque notre bon Dieu a eu pitié de moi, je puis dire que la solitude sera mon Paradis, le jeûne ma nourriture, les veilles mon repos, et le silence, un profond parler avec Dieu ».

Son directeur à son tour, s'assure encore de ses dispositions. Elle lui répond : « ... Pourquoi tant de saints personnages tels que saint Paul, saint [50] Antoine et autres, ont-ils cherché des solitudes ?.. Si ces saints ont quitté ce monde pour mieux faire, moi qui suis pécheresse, pourquoi ne puis-je les imiter, m'y sentant attirée de Dieu qui les a inspirés ? Elle demande la solitude « non pas pour quitter ou fuir la croix, mais pour m'en donner une plus sensible, qui est l'amour divin, ou l'effet de l'amour et le martyre, qui est bien plus que toute autre croix, quoique l'amour est autant grand à présent quant à la volonté : mais il est couvert des cendres de continuelles occupations temporelles et distractions. Pour ma sensualité, je ne saurais désirer l'hermitage mais bien pour suivre l'esprit et pour Dieu qui m'y attire ».

Ces raisons furent approuvées. Le confesseur se rendait compte de la solidité de cette vie intérieure, dont les effets, par suite de la fragilité du corps, transparaissaient même au dehors.

A la fin du printemps de 1625 elle harcèle ses amis, car rien ne semble fait. Sait-elle qu'une correspondance s'engageait pourtant à son sujet entre l'évêque et le curé de Saint-André ? Elle écrit à Catulle en le pressant (16 mars 1625) : « ... il ne gèle plus, on peut bien maintenant bâtir, la chose n'est pas grande, faites-moi ce bien, Monsieur, afin que je puisse passer le reste de mes jours entre les morts, pour, à ma mort, aller vivre entre les vivants * et, pour prévenir les objections renaissantes : « Dieu aura soin de ma nourriture, que l'on laisse tous respects {tous motifs allégués]. Je dirai avec la [51] Cananée, que les chiens ont les miettes de pain qui tombent de la table de leurs maîtres. Ainsi j'espère que les bonnes gens me donneront les morceaux qui tomberont de leur table » 12.

Ai mois d'octobre, la petite cellule est bâtie et à peu près terminée ; Jeanne va s'y enfermer, vivre là quatorze ans et mourir. Elle a maintenant quarante quatre ans.

Sait-elle bien quelle vie sera désormais la sienne ?

Une vocation mûrie de longues années suppose qu'elle en connaît des exemples. L'histoire des anciens reclus lui est familière, et elle n'ignore pas qu'ils étaient encore en grande faveur voici deux cents ans. Elle doit savoir, bien que Pierre n'en dise rien, que de son temps même il en existe. Comment sans cela, l'idée lui en serait-elle venue comme d'une chose après tout faisable ? Il y a en effet, des recluses à Malines, Gand, Bruxelles, Louvain326, Anvers, où s'élabore un nouveau réglement à leur usage, en bien d'autres villes encore.

Il faut dire quelques mots de cette existence malgré tout exceptionnelle.

Le principe de la réclusion religieuse est le besoin de recueillement, partant, de la solitude. Les reclus, qui foisonnaient au quinzième siècle, vivaient dans une logette, et seuls. La porte était condamnée à tout jamais, parfois des maçons la muraient, d'étroites ouvertures donnaient de l'air, du jour, le tout avec parcimonie. Le reclus ne voyait personne ; on pouvait lui parler cependant à des heures réglées, [52] mais sans le voir327. Il vivait en prières, sa nourriture lui était apportée en aumône, et de fait, on n'en voit guère qui soit mort de faim.

La pratique de la réclusion n'est pas une idée occidentale. La Perse, l'Inde, l'Égypte ont eu des solitaires, et si les Pères du désert, ermites, stylites, reclus, observent cette pratique, soit dans la forme contemplative, soit dans la forme ascétique, c'est par un reste d'influences, de traditions d'un plus lointain orient, qui après eux ont pu se prolonger, sous un mode très atténué, dans nos climats, de l'Espagne à l'Islande, et jusqu'à des époques rapprochées de nous.

L'idée de solitude, même envisagée comme plus propice à la contemplation, n'est pas non plus une idée exclusivement chrétienne. Les solitaires de l'ancienne Asie sont bouddhistes ou mahométants. La pensée de l'Église tend plutôt à la charité active, — entendons par là une charité qui n'est pas exclusivement personnelle — à la vie de communauté. Mais qu'on ne s'y méprenne point. L'Église n'exclut pas pour autant la vie contemplative, la muette prière de Marie à Béthanie. Au contraire, peut-être veut-elle justement sauvegarder le Solus Soli, le seul à seul avec Dieu, le dégager de soucis temporels harcelants, le maintenir dans sa pureté, le garder d'un individualisme qui irait à l'encontre de la tradition apostolique, et en général de l'enseignement chrétien.

La vie de reclus qui parait, quant au mobile et [53] à l'application, plus contemplative qu'ascétique, reste donc une exception. C'est ce qui explique la prudence de l'Église à l'autoriser. Si elle l'a fait — sans jamais, à proprement parler, l'encourager — c'est qu'elle a vu l'édification qu'en retirait le peuple si croyant du Moyen âge, et les fruits évidents de sainteté qu'elle a produits au cours des temps. C'était un honneur pour les villes d'avoir leur reclus ou recluse, car hommes et femmes pouvaient se succéder dans la même recluserie. Plus tard, la charité s'étant refroidie, les reclus durent songer eux-mêmes à leur subsistance et travailler pour vivre, tout en restant enfermés, bien entendu. Ce fut souvent le cas au dix-septième siècle. On lira plus loin les détails sur leur vie. *328 [* Pour ne pas couper le récit, nous donnons à la fin du volume seulement, et sous forme d'annexe, un aperçu de la vie des reclus en général, et plus spécialement de ceux de Belgique au dix-septième siècle].

Certaines coutumes peuvent exciter la curiosité, aiguiser notre sens du pittoresque, notre goût de l'original. Mais on se tromperait lourdement en n'en voyant que le côté excentrique, par ailleurs secondaire. Il faut s'en rappeler avant tout le sens élevé, religieux, efficace et édifiant. C'est un renoncement perpétuel, un dépouillement. Cela, on le voit, est profondément sérieux. La solitude a ses tentations et ce n'est pas de gaieté de coeur ou par dilettantisme qu'on s'enfermait dans le dénuement. « Personne, pas même saint François d'Assise, ne met sa main spontané-[54]ment dans celle de la pauvreté. Il faut que Jésus les unisse » 13. C’est donc un vrai appel. D’ailleurs on éprouvait longuement les candidats, et nous voyons que Jeanne de Cambry a eu des répondants qualifiés329.

.CHAPITRE 3. Jeanne de Cambry recluse. — Sa correspondance avec son directeur. — Epreuves et purifications spirituelles.

Dans ce qui était alors un faubourg de Lille, la recluserie n'attendait plus que sa future cliente. On sait que Lille a fait partie jusqu'en 1801 du diocèse de Tournai. Jeanne restait donc dépendante de Maximilien de Gand.

Pourquoi la logette tant désirée ne fut-elle pas bâtie à Tournai ? On se le demande d'autant plus que l'église Saint-Jean, à Tournai même, eut une recluserie habitée par soeur Marie-Claire de l'Enfant Jésus, dont le testament date du 3 juillet 1678. Sûrement elle n'existait pas au temps de Jeanne ; serait-ce précisément le cas de Jeanne qui la fit bâtir plus tard ? C'est probable, sans quoi Pierre en eût parlé.

Saint-André se trouvait alors à deux cents mètres environ de l'église actuelle de ce nom, elle-même l'ancienne chapelle des Carmes, dans la rue Saint-André actuelle, près de la porte Saint-André. Ce quartier fut englobé dans l'enceinte de Lille en 1670 et l'ancien Saint-André démoli en 1784. [56]

Contrairement à ce que pensait Jeanne, l'évêque, nous l'avons vu, s'occupait d'elle depuis longtemps. Dès le mois de mai, il reconnaît et accepte la modique rente annuelle — deux florins ! — faite par Pierre de Cambry au nom de sa soeur, en échange du reclusoir qui devait se bâtir dans le cimetière. Dans la même lettre, il ordonne que la recluserie reste la propriété de l'église, pour servir à d'autres recluses, selon la convenance des autorités. A la mort de Jeanne, pourtant, il modifiera ceci.

Six mois après (30 octobre 1625), une lettre au curé Jean Carpentier le prévient que le lundi suivant Jeanne se rendra « par delà pour entrer en son reclusage » et lui enjoint de veiller à ce que les fenêtres sur l'église « tant en haut pour l'oratoire qu'en bas pour le communicatoire » soient prêtes et que les vitres y soient « prestement » mises. Et, ajoute l'évêque, « comme j'entends que faussement se sèment beaucoup de calomnies contre la dite Cambry, vous n'aurez autre chose à dire, sinon qu'il vous suffit (sans y ajouter foi) que j'ai satisfaction et contentement de ses actions et déportements ». Voilà une approbation bien nette, car ce mot de déportements n'a pas ici le sens préjoratif qu'on lui donnerait de nos jours 1.

Les vitres eurent-elles du retard ? toujours est-il que Jeanne entre dans sa nouvelle demeure le 25 novembre seulement.

Maximilien de Gand, escorté de son secrétaire, du curé de Saint-André et du chapelain du bégui-[57]nage l'attendait à la porte. Elle arrive de Menin, vêtue non pas en religieuse augustine, ni même en costume de recluse. Elle porte l'habit des soeurs de la Présentation qu'elle a voulu fonder et dont elle prend le nom et la règle : robe grise de laine crue, alias naturelle, non teinte, voile noir, scapulaire violet *[* On peut voir ce costume en couleurs dans HELYOT : Histoire des ordres religieux et militaires, Paris, 1792, tome IV, P. 338].

Les cloches sonnent comme à un enterrement, les gens pleurent. L'évêque reçoit ses voeux de perpétuelle clôture, bénit les effets qu'il lui passe, aidé de son secrétaire, lui donne le nom de soeur Jeanne Marie de la Présentation, fait une allocution et l'introduit dans la recluserie, le visage couvert du voile noir. On chante le Veni sponsa Christi.. Et après une dernière bénédiction, l'évêque l'enferme dans sa logette. Celle-ci fut-elle murée ou simplement cadenassée ? On ne le dit pas. Plusieurs recluseries de cette époque ont leur porte simplement fermée à double tour dont trois personnes ont la clé : l'évêque, le curé et le supérieur quand il y en a un.

Comment est-elle, cette recluserie ? D'après quelques passages de la biographie on peut la reconstituer ainsi : un rez-de-chaussée comprenant l'oratoire avec lucarne sur l'église, un parloir, peut-être une cuisine ; au-dessus une chambre et peut-être un autre oratoire. Et dans la clôture, une petite cour, où un jour il y aura deux poules. [58]

Jeanne eut-elle une servante ? Nulle part il n'y est fait allusion. La seule phrase qui inclinerait à le penser est le passage d'une lettre à son frère, auquel elle songea tout à coup un soir qu'elle lisait « avec ma compagne, la table d'un livre »2. Cette pensée lui vient « le dernier dimanche de novembre de l'an 1625 », et la lettre est du lundi. Or en consultant le calendrier, nous voyons que ce lundi est le 24, la veille par conséquent de son entrée en réclusion. Il s'agit donc d'une compagne de Menin, à Menin même. Nulle part ailleurs, il n'est question de servante, ni même de chambre de servante. Faut-il en déduire que Jeanne n'en eut pas ? On peut pencher pour la négative, bien que ce ne soit guère l'usage à cette époque quand les reclus sont des femmes.

La seconde moitié du livre que Pierre de Cambry a consacré à sa soeur, a trait aux quatorze dernières années de Jeanne. Et même beaucoup moins, car il y a une solution de continuité dans ses notes, la partie volée avec le coffret330.

Cette dernière moitié de la biographie représente donc huit ans de l'existence de Jeanne. Elle traite à peu près uniquement de sa vie intérieure. C'est assez en dire le développement magnifique.

C'est aussi un témoignage unique, car si le Flambeau mystique nous en donne des échos, c'est par des lettres mêmes de Jeanne, citées par Pierre que nous voyons le jaillissement spontané, vivant et infiniment précieux de sa pensée. [59]

Quinze jours après son entrée en réclusion elle rend compte à son directeur de l'emploi de ses journées. Le matin, récitation des Heures canoniales, des Heures de Notre Dame, ensuite, oraison. Elle a sans doute eu la messe. L'après-midi, travail manuel jusqu'à vêpres, et le reste du temps, oraison. L'évêque lui a permis la communion quotidienne. On la lui donne par la fenêtre qui s'ouvre sur l'église. Elle paraît s'accommoder de sa vie ; elle a bien encore des préoccupations matérielles, les ouvriers qui ont travaillé à la logette ne sont pas entièrement payés. Puis, vivant d'aumônes, elle a déjà manqué de nourriture. Mais Dieu lui donne, semble-t-il, à l'égard du temporel un coeur nouveau. Elle supporte mieux la pauvreté. Si la demeure du corps, la recluserie, est étroite, celle de l'âme, la plaie du côté du Christ, est immense. « Je prie le Créateur, mon Père, qu'il vous brûle et moi tellement de son amour, que nous ne pensions plus que l'amour, que nous ne parlions plus que d'amour, que nous ne vivions plus que d'amour, et nous ne mourrions d'autre mort que d'amour, pour éternellement revivre en cet amour divin, vivants ici [bas] au coeur amoureux du doux Jésus crucifié, mourants au coeur de sang, et vivants au coeur d'or de Jésus. Mourants à nous mêmes au coeur de sang crucifié d'amour, et vivants à Dieu au coeur d'or et d'amour de Jésus ».

Un mois après, envoyant au même des voeux tout spirituels, elle dit avoir obtenu la conversion de Michel de Cambry. Elle a tellement pleuré les [60] péchés de son père « qu'un seau ne suffirait pas pour mettre mes larmes » 3. Et n'est-ce pas que l'image est touchante de ce seau, aussi difficile à remplir et plus mesurable que l'océan classique Elle voit du monde, on la consulte sur des choses spirituelles, un sablier marque le temps dévolu aux visites. Elle a envie de manger moins, de supprimer oeufs et poisson, mais ces velléités de pénitence sont réfrénées par son directeur, qui craint la fatigue causée à l'estomac par des jeûnes précédents. Pour une fois le diable prend parti pour elle, le pot du potage se casse, lui abîme la main, elle ne pourra pas cuire ses carottes331. De forts maux de tête la retiennent au lit quatre jours durant. Cela lui est égal, écrit-elle à Pierre, que son corps tombe « par pièces et lopins », pourvu que le coeur tienne bon pour aimer Dieu. Mais ayant une plaie aux gencives, avec hémorragie buccale, elle a une peur affreuse que ce soit un cancer. « On m'a ordonné de l'huile de doux », sans doute une huile contre les furoncles, et toute tourmentée, elle veut que Pierre consulte là-dessus le docteur van Bacle, qui est en réalité van Oncle, celui que nous avons vu admonester un jour par Jeanne.

Par moments elle est prise de terreur qu'on l'oublie. Un certain 3 novembre (1626) cette femme qui a écrit des livres spirituels, prêché la mortification, glorifié la pénitence, exalté l'abandon, est assiégée par la pensée -que son petit manger va lui manquer, et cela l'humilie affreusement. Crainte et humilia-[61]tion sont trop compréhensibles ! Et Dieu la laisse à elle-même, toute la journée, devant ses fautes et ses faiblesses, vue si horrible, avoue-t-elle, qu'elle eût choisi mille morts plutôt que d'y jeter un second coup d'oeil. Des saints ont frémi à cette révélation d'eux-mêmes. Nous savons que l'un d'eux *[* Le Curé d'Ars], après l'avoir demandée et obtenue, dut implorer la grâce de l'oublier. Cette épreuve ouvre à Jeanne un horizon sur l'adorable pureté de Dieu. Elle comprend clairement que l'âme se jetterait plutôt dans mille purgatoires que de paraître devant Dieu avec la plus petite tache. Et aussi que les damnés, même avec l'affreuse et claire conscience de leur état, choisiraient plutôt mille enfers que de paraître devant Dieu chargés de péchés 4. Elle a lu évidemment les paroles de sainte Catherine de Gênes : « Cette divine essence est d'une telle pureté — elle l'est bien plus que nous ne pouvons l'imaginer — que l'âme qui a en soi le moindre atome d'imperfection se précipiterait en mille enfers plutôt que de demeurer avec une tache en la présence de la Majesté infinie. Trouvant donc le purgatoire disposé pour lui enlever ses souillures, elle s'y élance, et elle estime que c'est par l'effet d'une grande miséricorde qu'elle découvre un lieu où elle peut se délivrer de l'empêchement qu'elle aperçoit en elle »5.

Pour compenser cette douloureuse lumière sur elle-même, Dieu lui fait voir l'amour qu'il a pour [62] les âmes engagées depuis longtemps â son service, et la valeur de leurs péchés. Ceux-ci ont, en effet, l'apparence des fautes ordinaires. Pourtant ce ne sont que des fautes accidentelles, fortuites, elles n'ont ni le poids ni la malice des péchés d'habitude dénotant une intention encore vicieuse. L'âme s'en relève immédiatement.

Comme corollaire, elle a une vue sur la nature humaine dont la malignité lui inspire une conclusion aussi consolante qu'inattendue : cette nature est si mauvaise, si perverse, que Jeanne s'étonne beaucoup moins des péchés qui se commettent que de ceux qui ne se commettent pas. Elle pense que la puissance « des diables » serait cent fois pire si Dieu ne les retenait pas, et s'écrie dans un transport de reconnaissance : « O Dieu, ô amour, qu'ai-je mérité, que vous me faites voir ainsi votre amour ? j'en suis indigne ». Et elle entend cette réponse : « Il faut que l'Épouse voie les secrets de l'Époux ».

Fit-elle cette année-là la connaissance d'Engelbert des Bois, alors prévôt de Saint-Pierre à Lille ? En tous les cas, une vue intérieure le lui montre futur évêque et elle se mit à prier pour cette élection. Tandis qu'elle communiait à cette intention, elle vit les démons furieux s'attaquer à elle allant « jusques à me tirer du haut en bas de notre montée [escalier] sans me pouvoir retenir : je me trouvai en l'air sur la montée, jusques en terre : mais ils n'eurent pas la puissance de me blesser, sinon (sauf la révérence) au gros doigt du pied, qui en fut tout [63] noir et brûlant, et on y voyait la griffe du diable dessus, ce qui me faisait quelque peu effrayer... » On voit la pauvre femme précipitée du haut des marches. L'élection achetée si cher par la recluse eut lieu. Engelbert des Bois, trois ans après, était nommé évêque de Namur et la prédiction de Jeanne est consignée dans la chronologie des évêques de cette ville 6.

Cette même année Jeanne composa un livre qui ne parut qu'en 1665 : La Réforme des abus du mariage. Il est dédié, nous dit-on, à Jacqueline de Lalaing, marquise de Trazegnies 7. Cela ne veut pas dire qu'il ait été écrit pour elle, mais seulement que Pierre de Cambry, en le publiant, l'a dédié à cette dame. C'est évidemment la mise au point de bien des recommandations faites à la suite de confidences entendues. Nous y reviendrons plus tard. Cela prouve en tous les cas que les gens du monde n'hésitaient pas à prendre conseil d'une recluse pour l'éducation de leurs enfants ou la paix de leur ménage.

On la suit mieux dans l'exposé qu'elle fait de sa propre vie intérieure. Nous sommes à la fin d'octobre 1626, onze mois après son entrée en réclusion. Répondant à des questions de son confesseur, elle dit qu'elle n'a pas précisément de méthode, de forme d'oraison, parce que son oraison est continue. Cependant aux heures prescrites pour cet exercice, elle se conforme à une sorte de petit plan, se confondant devant Dieu, s'excitant à considérer son [64] néant. Cela n'est pas difficile : par elle-même elle ne produit rien de bon, et même les actes bons ou qui semblent tels, paraissent, en regard de Dieu, entachés de quelqu'élément charnel — au sens paulinien du mot, dirions-nous : terrestre, humain — et cette vue claire est très utile à l'âme, elle lui donne « un si grand amour de Dieu, et une si grande connaissance de notre néant, qu'il semble être impossible de se pouvoir enorgueillir ». Ceci, dit-on, est une marque authentique de l'action du Saint-Esprit. Pour l'âme qui a pleinement réalisé la différence, l'abîme entre Dieu et elle, l'orgueil n'a plus d'objet et devient impossible. D'ailleurs l'humilité n'est-elle pas la vérité ?

Tout cela, c'est l'exercice de l'oraison. Le principal, c'est l'amour dans le silence et l'on se sert d'une comparaison, qu'il nous est loisible de commenter à notre idée :

Un roi épouse une paysanne, lui enlève ses « cotillons » pour la vêtir de belles robes, dignes de lui. De même, Dieu ôte à l'âme en quelque sorte ses vertus naturelles, humaines, intéressées, et la revêt de ses grâces divines qui sont tout don, toute libéralité. Ici tout vient de Dieu, l'âme reçoit tout. Mais sa passivité n'est pas l'état de « gnose » où l'âme n'a plus besoin de pratique et qui sera si cher, dans quelques années, à madame Guyon. L'abandon que requiert ce revêtement de grâces suppose au contraire un travail d'abnégation complète, acquise ou entretenue. On pourrait peut-être résumer la [65] pensée de Jeanne en disant que l'âme et ses vertus naturelles sont dépassées, englouties, absorbées, couvertes de la grâce infuse332. Et l'âme ainsi vêtue a moins de honte à se présenter au Bien Aimé.

Plus loin, sur la façon dont Dieu commande une chose, Jeanne explique : parfois c'est une vue, une impression nette de ce qui est demandé ; parfois aussi ce sont des paroles, mais entendues par l'esprit, et non par l'intermédiaire des sens. Elle a détaillé cela dans La Ruine. Durant cette impression, ou vue, il est impossible de douter que la chose vient de Dieu. Cela peut ne durer qu'un moment, après quoi on est libre de croire ou non que l'inspiration est divine.

Cependant elle est en proie à de grandes tribulations intérieures. Il s'y ajoute une tristesse si intense que son directeur s'en inquiète ; repris de timidité, il craint que de telles ténèbres entravent son amour de Dieu. Cette seule pensée la fait bondir : Non, cent fois non, « j'aime autant Dieu et si passionnément en la montagne du Calvaire qu'en celle du Thabor » et elle poursuit avec véhémence : « Je l'aime à présent en la montagne du Calvaire, pendu en la croix. Je l'aime déplayé [en plaies ?], déchiré, couronné d'épines. Je l'aime en ses douleurs de l'âme, abandonné de Dieu son Père quant aux sentiments de la consolation spirituelle. Je l'aime aux blasphèmes, jugé de ses créatures. Je l'aime, me jetant entre ses bras tout confit en douleur, et enfin à la mort : ou je désire de mourir avec lui, [66] cloué en croix entre ses bras. Je l'aime en l'obscurité des éléments, du soleil et de la lune obscurcis. Je l'aime au tremblement de terre et enfin je l'aime en toutes les ténèbres advenues à sa mort sacrée.

« J'aime ce Dieu d'amour aussi bien aux ténèbres qu'à la lumière, aussi bien aux afflictions qu'aux consolations : aussi bien quand il me coupe, qu'il me hache, qu'il me tranche, que quand il me caresse par ses divines consolations, allèchements et par ses divines illuminations et grâces glorieuses... »

Ces assurances ne calment pas le Père G. Il reste ébranlé, indécis, anxieux. Il laisse croire à sa pénitente qu'il doute encore de sa voie. C'en est trop. Cette fois, au lieu de se défendre, elle prend l'offensive et écrit sans vergogne : « Mon Père, l'Époux m'a commandé de vous demander si vous savez bien parler le langage de Paradis. Il sait bien si vous le savez ou non, mais il veut que je vous le demande, et que nous parlions tous deux ce langage... »8.

Non seulement cela, elle « fait un discours » dit Pierre, qui renforce tout ceci, une sorte d'historique de sa vie spirituelle, destiné peut-être à son directeur, mais certainement aussi au public. Dans le moment, le directeur dut être fort mécontent et paraît avoir gardé par devers lui ces « discours » de sorte que Jeanne eut à les refaire et les classer elle-même.

Cela se comprend fort bien. Ces fameux discours sont en substance les quatorze premiers chapitres [67] du livre qu'elle intitule le Flambeau mystique, paru en 1631, et qui détaillent en long et en large des conseils sur le choix d'une direction, et aussi des avis, fort librement exprimés, aux directeurs eux-mêmes. Ses propres rapports avec ses confesseurs passés et présents sont à peine déguisés, laissant voir des malentendus qui risquent de s'accroître, et qui s'accroissent en effet. Elle n'y cache point que les âmes qui vont par voie de crainte tombent parfois sur un directeur attiré à Dieu par cette même voie333, et que ceci constitue un grand dommage pour ces âmes, car il est tenté de suivre son sentiment personnel et de les conduire d'après cela. Dans les grandes épreuves, dans les détresses spirituelles, il doit au contraire consoler les âmes, supporter leurs amertumes. Disciples et maîtres doivent être patients et doux. Quelques directeurs rudoient les âmes, et au lieu de les sortir de leur détresse, les y plongent plus avant en leur laissant croire que leurs tristesses sont des péchés et que si elles ne s'en affranchissent pas, c'est de leur part obstination et orgueil. Alors elles sont tout près du désespoir.

Jeanne dépeint cet état en grand détail et sans peine, c'est sa douloureuse expérience qu'elle met ainsi à nu, avec une précision qui ne laisse pas de doute sur le chemin suivi. Et on reconnaît le ton de sa dernière lettre dans ce cri de détresse, auquel se mêle, malgré tout, de l'amour : « Mon Dieu je vous aimerai au jardin des Olives... je vous aimerai crucifié... je vous aimerai mourant entre deux lar[68]rons, attaché à la Croix... je vous aimerai mort et enseveli, la terre tremblante et les astres et le soleil obscurcis, en souffrant volontiers les tremblements de cette terre, de ce pauvre corps agité... de pauvreté, de disette, persécuté et déchiré des créatures au dehors, et au dedans assailli de démons et comblé de délaissements... »9. Et ces accents inégaux, cahotés, ne sont que le faible écho des peines demeurées au tréfonds même de l'âme, tels ces récifs à peine émergés dont la hauteur réelle est cachée à nos yeux. En fait, que pense de Jeanne son confesseur ? Il paraît maintenant assailli par un doute plus sérieux encore que celui de sa voie spirituelle proprement dite. C'est sa vocation même qu'il met en question, un peu tard ! Mettons-nous à sa place. Voilà une pénitente qui pendant dix ans a mené une vie bien instable pour une aspirante recluse : les Prés, Sion, Menin... La réclusion n'est peut-être pas son fait. Elle aime la solitude, son appel paraît réel, mais il peut s'y être mélangé une lassitude trop humaine, un besoin de paix qui ne vient pas uniquement de Dieu. Elle est triste, triste. Cette vie ne lui convient sans doute pas. On ne peut guère prévoir en effet, les réactions d'un tel isolement sur une âme, fût-elle poussée par un attrait purement divin. La beata solitudo n'est pas qu'un repos. Elle peut même être pleine d'embûches. Vae soli, dit l'Ecclésiaste. C'est au désert que Notre-Seigneur a été tenté. Il l'a voulu pour apprendre à ses amis les solitaires, depuis Antoine l'ermite jusqu'au [69] Père de Foucauld, qu'ils le seraient aussi, et souvent, et aussi qu'ils vaincraient le diable par la prière. Jeanne en viendra-t-elle à bout par le même moyen ?

Elle trouve que son confesseur n'a guère pitié d'elle. Elle n'a pourtant cherché que Dieu. Ce n'est pas pour avoir sa liberté qu'elle est sortie de son premier couvent. Comme elle a fui autrefois le mariage, elle a fui de Sion, elle a « refui » de Menin où on l'honorait, tout cela par amour de la pauvreté dans la solitude. C'est vrai qu'elle est pleine d'imperfections, elle n'y peut rien et gardera sa nature imparfaite jusqu'au tombeau. « Dois-je perdre courage, si je vois mon guide, celui qui doit me mener au ciel, en peine de mon état ? » Il vient la voir, d'où s'ensuit un résumé nouveau de sa vie depuis deux ans (1625-1627). Cela ne suffit pas et pendant quelques mois elle a l'impression que Dieu va d'un côté, son directeur de l'autre. On peut croire qu'ils souffraient tous deux de cet « état de chose » et l'incertitude où se débattait le Père G. fut sans doute une tentation, parmi les épreuves spirituelles que traverse le confesseur et les « filets » que les diables lui tendent, que Jeanne verra aussi.

Sur ces entrefaites paraît une seconde édition de La Ruine, augmentée sur la première de quatorze chapitres. On avait songé à faire cette réimpression sur papier blanc, papier de luxe. Mais, paraît-il, des obstacles d'ordre pratique s'y opposent et Jeanne veut y voir la volonté d'en haut que son [70] livre reste dans le domaine du commun — commun bien relatif ! — et l'on reprend le papier « gris », celui de la première édition. Comme celle-ci en 1623, la nouvelle paraît par les soins de Michel de Cambry et est dédiée de même, et par lui, à Isabelle Claire Eugénie, infante d'Espagne. C'est la veuve de l'archiduc Albert d'Autriche.

Jeanne n'est pas rassérénée. Ses lettres sont douloureuses, pressantes ; en les lisant on souffre soi-même de ce qui semble un désaccord persistant.

Son ange gardien la réconforte, la conseille, lui dit de ne plus se contrister des rudesses de son confesseur, sinon elle en viendrait à faire le jeu du diable. Elle doit appartenir à Dieu par la foi, or il n'y a pas de foi dans ce qu'on voit et goûte, et son céleste ami aurait pu lui rappeler le mot de saint Jean de la Croix : la foi, c'est la possession à l'état obscur.

Désormais, au lieu de chercher une consolation dans celui qu'elle considérait comme un être à part, elle le verra « du côté de l'âme comme ange, et du côté de l'homme, comme homme ». Son ange à elle la soutient mais sans la ménager non plus beaucoup. Il sait qu'elle voudrait éviter le purgatoire ; mais l'avertit qu'en ce cas elle devra le faire ici-bas,

et elle frémit tout en le désirant. Cela lui remet en mémoire les âmes qui souffrent déjà là-haut. Elle est transportée parmi elles en esprit. Dieu lui commande qu'après avoir prié pour ces âmes en général, et pour les pécheurs, elle prie pour tirer chaque [71] jour une âme du purgatoire et convertir chaque jour un pécheur, sans se préoccuper desquels, le choix demeurant « au secret de Dieu ». Mais elle comprend qu'une telle charité est très agréable au divin maître.

Il faut qu'elle recoure à son directeur pour une question de dehors et craint les foudres toujours menaçantes. Il s'agit du Flambeau mystique. Elle hésite donc beaucoup à parler de faire paraître ce livre, bien que Dieu lui commande « de dire sans aucun respect à mon confesseur que c'est sa volonté » et l'on pense bien qu'elle le dira crûment, malgré sa gêne.

L'ange gardien de son confesseur, croit-elle, se nomme Uriel, c'est à-dire : clarté de Dieu, et « comme il (le confesseur) s'en allait ce jour-là même aux champs, hors la ville de Lille » et ne pouvait venir la voir, elle se recommande à l'ange. Le sien s'appelle Orietur, ce qui veut dire, lui explique-t-on, Surget, ou : Il s'élèvera.

Elle lit quelques auteurs solides, fortifiants, saint Augustin sur le mystère de la Trinité et nous verrons combien son grand patron, de tous temps, l'a pénétrée de son esprit ; saint François d'Assise et ses effusions sur la passion. Elle nomme aussi saint Antoine, le grand modèle des ermites, il s'agit probablement de sa Vie, par saint Athanase, à laquelle elle fait allusion dans un de ses livres.

On vient la voir, on sait qu'il y a un temps pour cela. La curiosité y est bien parfois pour quelque [72] chose, mais Jeanne la déjoue souvent. Un jour, six demoiselles de Lille arrivent à sa fenêtre. Ah oui, dit Jeanne, vous venez « pour voir ce que sait dire la recluse ». Protestation des filles : Non, non, c'est seulement pour entendre quelque chose de bon. Jeanne sourit derrière son rideau : Eh bien voici... et elle leur dit toutes leurs pensées, à chacune son paquet, assez claire pour être comprise, assez vague pour que l'une ne reconnaisse pas l'autre. Les filles pâlissent, rougissent et la dernière qui s'en va, la plus « huppée et gaillarde », prise d'un bon mouvement, la remercie.

André Catulle fut un de ses plus fidèles visiteurs.

Dieu ne la laisse pas en repos. Doit-elle réparer devant Dieu quelque négligence, quelque imperfection de son directeur ? En tous cas elle est chargée — sûrement pour lui — d'un message. « Mon ange me dit en esprit que j'aie à dire à quelque personne d'être vigilant, et de ne cesser de travailler tant qu'il vienne à la perfection où Dieu l'a prédestiné, qui est grande. Et comme je pensais comment lui donner à entendre, vu qu'il a assez de désirs de cette perfection, me semblait-il, ayant de grands talents, grâces et vertus, sauf ce feu d'amour brûlant qui est une grande aide pour parvenir à la perfection », l'ange lui suggère de se servir d'une parabole : comme le marchand dès le matin pense à son négoce, ainsi nous devons veiller à nos devoirs et faire de notre mieux pour faire fructifier [73] notre talent. Quatre jours après (26 septembre 1627) elle lui écrit sans ambages : « Je vous ai dit mon Père, que Dieu m'a commandé de vous dire que V. R. n'a pas suivi la fin, pour laquelle Dieu vous a ici envoyé, qui était pour traiter tout de bon de Dieu et de notre perfection, et que cela a déplu à Dieu ; sachez que c'est avec grand amour que Dieu vous le fait dire, qui sait les parties adverses que vous avez eues, et sait nos forces... » Pour atténuer un peu cette franchise, elle continue : « N'ayez pas de peine, mon Père, si Dieu me le montre. Soyez aussi sur vos gardes, et faites la sentinelle ; car le diable veut vous cribler, aussi bien que moi... J'ai vu votre bon ange, et Dieu m'a enchargée par lui d'avoir soin particulier de votre âme ». « Vous avez la mienne que Dieu vous a donnée en charge, je suis votre enfant à jamais, et en toute telle qualité que ce soit, je me tiens indigne d'être le marchepieds [là] où vous devez marcher. Mais en l'ordre de la charité que Dieu m'a aussi donné soin réciproque de votre âme, si désormais... je vous parle de votre intérieur, ou état de votre âme, que Dieu m'inspirera, ou me commandera, ou sera selon la raison, n'en soyez émerveillé car se sera pour notre perfection... » D'ailleurs son ange lui recommande de demander là-dessus le consentement du confesseur lui-même, et comme elle se plaint des remontrances qu'elle, pénitente, doit lui faire, Dieu répond que son désir est qu'il en soit ainsi. A la fin de la lettre : « O mon Père, si je vous savais dire ce que [74] je vois, et le bien qui nous eût revenu, si passé un an nous eussions été [par] la courte voie que Dieu voulait. Néanmoins, j'espère que Dieu fera tout venir à bien, et V. R. et à moi ; car l'obédience aveugle est agréable à Dieu et je vous ai toujours obéi comme à Dieu, bien que je voyais ce qu'il voulait, contraire au procédé de V. R. ».

Même jugement, en plus sévère, dans ses notes particulières : « Le 4 octobre (1627)... Dieu me donna connaissance de tout ce qui est arrivé par l'ordre et le travail que le Père de mon âme prenait pour conduire mon âme à Dieu... où je vis de terribles secrets, et admirant comme Dieu nous avait conduits tous les deux... » Son âme est une nacelle, dont le pilote est son confesseur. La tempête s'élève, le bateau heurte les rochers menace de sombrer. Et je voyais, dit-elle, « le Père de mon âme faire tous ses efforts pour empêcher qu'elle allât à fond, tendant toutes ses cordes pour la lier, tantôt haussant les voiles pour la conduire... elle courait grand risque et péril, parce qu'elle n'était pas menée et conduite par où Dieu voulait la guider... ». La pauvre petite barque est sauvée tout de même.

A ces tourments s'ajoute l'opinion dénuée de bienveillance de certains gens, contre laquelle elle voudrait précisément l'appui de son confesseur (15 octobre 1627).

Mais un soir, Dieu lui fait comprendre que ces peines diverses sont pour elle son purgatoire et que si elles dépassent sa dette, le surplus ira soit aux [75] pécheurs, soit aux âmes qui se purifient déjà dans l'autre monde 1. Comprenant cette grâce immense, elle bénit Dieu et l'écrit aussitôt à son confesseur, en y ajoutant une sorte de ligne de conduite à tenir, à peu près ceci : Vos premières rigueurs ont été agréables à Dieu ; mais vous n'avez pas su discerner le moment de les cesser,. et vous avez contristé, en les continuant, Dieu et votre bon ange. Il faut maintenant sortir de cette voie de purification, et laisser Dieu opérer dans l'âme et l'âme en Dieu.

Par ailleurs elle a l'assurance qu'elle a bien fait d'obéir (octobre 1627). N'est-ce pas un fait curieux : elle sait par des lumières surnaturelles ou qu'elle tient pour telles, que son directeur se trompe souvent. Elle le prévient de ses maladresses ou de ses erreurs, l'en reprend même et souvent. Malgré cela elle le garde, le consulte, le vénère et ne met pas en doute que Dieu le veut ainsi. Elle fait d'ailleurs la part des tentations et peines qu'il éprouve, et le considère comme un saint, un futur saint — puisqu'elle est sûre de son bonheur éternel.

Elle note encore un de ces malentendus (13 décembre 1927). Le Père G. doute du salut de sa pénitente qui se prévaut trop, à son avis, des.grâces reçues et lui rappelle l'orgueil de Lucifer, « me mettant plutôt à un désespoir que de m'inciter par une vraie charité à m'en garder ». Pendant quinze jours elle est déchirée entre cette possibilité d'être damnée, que la tentation a vite fait de transformer en certitude, et une invincible confiance dans la grâce [76] divine et puis aussi, une certaine sécurité opposée aux doutes d'un homme dont elle sait les jugements timorés. Elle en souffre, d'autant que le capucin se montre fort sévère dans ses lettres, peut-être dans ses entretiens, auxquels succèdent de nouvelles lettres d'elle.

Dans le courant de janvier 1628, elle semble accepter de laisser faire, obéir et souffrir, puis elle explique (5 mars 1628) que le directeur doit, dans ce qu'elle écrit, faire la part de Dieu et sa part à elle. Mais le quiproquo s'accentue car le lendemain sa lettre commence ainsi : « Mon Père, voyant que V. R. prend si mal tout ce qui m'advient de vous, j'étais en souci, j'ai prié, et su qu'un jour vous connaîtriez mon vrai état ; en attendant je dois vous parler en toute charité... ».

Peut-être cette direction, à certains moments, n'était-elle qu'un moyen de mettre Jeanne à l'épreuve, car les capucins de Lille, en général, semblent l'avoir tenue en grande estime. L'un d'eux, le Père D., — ici encore nous n'avons qu'une initiale — lui envoya un jour une cliente en peine ; celle-ci n'osait trop s'avancer ; à la troisième visite pourtant (février 1628) elle demanda sa bénédiction.

Mais Jeanne, qui ne fait pas ces choses sans permission, l'envoya simplement à la messe, où la tentation la quitta si bien. que la jeune fille s'entendit dire par le diable : « J'enrage, la bougresse de Recluse me confond » 11.

En mai, elle reçoit une grâce. C'est l'inspiration [77] de renoncer à avoir l'assurance de son salut. Cette pensée ne vient pas sans déchaîner de nouvelles tentations. Elle voudrait s'appuyer sur quelqu'un. Enfin elle comprend qu'elle ne doit pas chercher cette assurance par voie humaine, c'est-à-dire par ce que pourrait lui dire son directeur. Quant à la voie divine, elle doit la suivre en adhérant à la justice de Dieu et en se plongeant dans sa miséricorde.

Les difficultés temporelles la reprennent, la tracassent, sa nourriture est insuffisante, les aumônes sont mesurées et cependant elle est jeune et peut dépendre des autres encore de longues années. Alors elle se décide à travailler de ses mains pour pourvoir à ses besoins. « Sur la fin des Avents de l'an 1629 » elle écrira que Dieu lui pardonne ses péchés de fringale, quand ils sont sans malice. Mais, ajoute-t-elle bien vite, « il ne faut pas dire cela à tout le monde, de crainte qu'on n'en abuse ».

Les lettres s'espacent encore et nous voici en novembre 1631. Le Flambeau mystique a paru, peut-être lui a-t-on écrit à ce sujet, car elle est en correspondance avec un autre capucin, le Père C. —probablement le Père Cyprien — et lui ouvre son âme très simplement, sans préjudice aucun pour son directeur. Elle lui écrit (15 novembre) : « … il se passe peu de jours que la pointe de mon esprit ne reçoive de Dieu quelque lumière, voire lumière sur lumière, et... que je ne voie mon Dieu, uni à mon âme. Je le vois dans une lumière claire et assurée, où je reconnais des vérités qu'il m'est impossible [78] de dire : et au fond de mon âme, je sens mon coeur continuellement agité d'amour à Dieu, qu'il semble à tous moments, devoir briser d'amour... ». A cela se joint une vue « de l'état déplorable de tout le monde, [tel] que Dieu me commande de prier pour en détourner sa justice...

« Tout le reste, c'est-à-dire les puissances de l'âme qui sont au-dessus de cette suprême partie, endurent avec la nature des peines incroyables. Je suis... abîmée dans une mer de toute désolation et amertume, assaillie d'une guerre violente des diables.

« A l'extérieur, attaquée de persécutions étranges de toutes créatures, n'y en ayant que deux qui ont pitié de moi [son frère sans doute, et peut-être son confesseur ?] Je suis néanmoins contente en tout cela et ne voudrais un seul moment être autrement, tant que Dieu le voudra, parce que je vois en ces ténèbres inférieures, le soleil de justice reluire au sommet de mon esprit, qui fait pénétrer ses rayons jusqu'au fond de l'âme et y fait fructifier son amour. Je vois à chaque fois que la nature tombe sous le faix, le bon Dieu, par son ardent amour, mettre sa bénigne main sous mon chef, [pour] que je ne sois blessée... ».

Son correspondant l'ayant consolée de calomnies qui se répandent sur elle — d'où viennent-elles ? qui les lui a rapportées ? — Jeanne le remercie longuement et lui parle encore de son âme. Deux vues, dit-elle, se partagent son regard spirituel : la malignité de la nature humaine et la beauté de [79] l'âme à l'image de Dieu. Elle est pleine de tendresse pour l'âme rachetée par Notre-Seigneur, mais la perversité humaine lui perce le coeur ; elle en souffre pour le Maître chéri, car son amour pour lui est indicible ». Quant à son oraison, elle est continuelle. « Si je travaille, si je mange, si je parle aux gens ou me promène dans la chambre, si je fais mon petit ménage, mon esprit est toujours en Dieu... Voilà qui met la vie contemplative à la portée de chacun. Elle mange debout et en marchant, parce « qu'assise ou à genoux, si peu que je mange, voilà mon esprit élevé en Dieu », autrement dit ravi en extase. Elle voudrait faire cinq ou six heures d'oraison, mais se contente de deux, car il lui faut travailler, parler à ceux qui apportent les aumônes.

Comme elle a toujours été très préoccupée du purgatoire, elle a beaucoup réfléchi et médité là-dessus. Nous l'avons vue très effrayée des peines à subir. Elle consigne ici, pour son usage personnel, le fruit de ses réflexions sur la purification qui peut se faire ici-bas. Si petit que soit le péché, il faut en faire pénitence... « Or notre Dieu me montra que, si nous voulons éviter les horribles peines du purgatoire et la sentence de Dieu, il nous faut être juges de nous-mêmes, et de nos péchés, en cette vie. C'est-à-dire que, comme à la mort, le pécheur se voyant devant Dieu, se juge soi-même et se jette volontairement dans la juste justice de Dieu, et se condamne, dans la volonté de Dieu, aux peines que sa justice lui ordonne de souffrir pour satisfaction [80] de ses péchés, tant qu'elle soit purgée et nettoyée, pour après entrer dans le royaume de Dieu. Cette même sentence se peut faire en cette vie, à chaque fois que nous tombons au péché. Il nous faut aller avec amour vers Dieu, nous confondre et jeter éperdus dans sa juste justice, avec un grand regret et amour filial, lui remontrant l'amour grand que nous lui portons, qui ne permet pas que nous soyons séparés de lui par le péché, l'amour ne souffrant pas qu'il y ait rien de souillé entre Dieu et nous. Or se voyant ainsi, il se faut condamner soi-même et d'une même volonté à celle de Dieu, accepter la peine que Dieu lui envoie pour purgatoire de ses péchés, et après avoir ainsi conçu et formé un regret et douleur autant grande que faire se peut, jeter un déluge de larmes amoureuses d'avoir offensé Dieu. Etant à noter qu'à l'avenant qu'est grande la douleur amoureuse, autant se purge la peine due au péché, par l'acceptation amoureuse de la justice de Dieu, par laquelle l'âme revient à l'union parfaite de son Dieu, comme en son enfance, par une pureté parfaite.

« J'ai vu qu'une âme peut purger en un jour ou deux, voire en une heure, en cette vie, autant qu'en un grand nombre d'années en Purgatoire, selon que l'amour, le regret, l'abandon à la justice de Dieu est grand ou petit, parce que maintenant nous sommes en lieu de mérite, et cette oeuvre étant volontaire, est si méritoire et agréable à Dieu, qu'il est impossible de dire ; [en tous les cas] là ou en l'autre monde, c'est de nécessité qu'il faut purger. [81]

« Dieu est si bon, qu'il ne juge pas deux fois ; si nous nous sommes jugés nous-mêmes en cette vie, il nous pardonnera sans doute à la mort, et oubliera les péchés, dont nous aurons fait pénitence.

« Notez bien que ce que je dis, c'est avec la confession sacramentelle, s'entendant de la peine due au péché ; car la confession efface la coulpe : mais point toute la peine, si ce n'est que par le moyen que dit est. Toute pénitence efface : mais c'est ordinairement avec longue durée. Il faut donc toujours joindre la pénitence extérieure avec l'intérieure, d'autant que joindre toutes deux ensemble avec cet amour, est plus parfait » 12. L'on voit qu'en somme elle s'est beaucoup pacifiée sur ce point. Elle pense que nous tenons en nos mains notre purgatoire non seulement par la pénitence, mais encore et surtout par le parfait amour, qui consume dans sa fournaise tout ce qui doit disparaître de nos âmes.

Ici se trouve dans les papiers de Jeanne, la solution de continuité dont nous avons parlé plus haut. Pierre après la mort de sa soeur et celle de ses directeurs, avait gardé ses notes, lettres, écrits dont une partie, allant de la fin de 1632 à 1638, se trouvait dans le fameux coffret volé à Tournai en 1646. Cette liasse disparue contenait entr'autres un récit de la maladie — qu'elle apprit d'une façon surnaturelle —, de la mort de Michel de Cambry (12 novembre 1632), et des peines qu'il subit durant trois [82] jours au purgatoire. Il contenait aussi le testament de Jeanne (1638) recommandant à Pierre la pratique de certaines vertus. Pierre est chanoine de Notre-Dame de Tournai depuis 1635. Enfin il y avait des notes de Jeanne sur sa forme d'oraison au cours de 1638. De celles-ci on retrouve cependant un passage, daté de la veille de la Chandeleur et continué sans doute les jours suivants. Il est destiné, comme tant d'autres écrits, à Pierre. Rappelons que ce dernier fut une des grandes amitiés de Jeanne. Le soin qu'elle prend de lui est touchant, son âme la préoccupa longtemps et beaucoup. C'était entre eux une union d'idées surnaturelle, et bien des fois elle sut, par une vue intérieure, ce qui arrivait à son frère très loin d'elle. Les petits faits de ce genre sont fréquents334. Pendant qu'elle était à Menin elle le vit en danger et mit ses nonnes en prière. En effet, entre Louvain, qu'il avait quitté à sept heures du matin, et Bruxelles, il avait été assailli par des malandrins et tout près d'être tué. Une autre fois, étant à Courtrai pour les affaires de son Ordre avec Marie le Clercq, elle dit à celle-ci vers midi : retournons à Menin, où mon frère va venir. Cependant il la prévenait toujours de ses visites. Elles s'en retournèrent. En chemin un exprès envoyé de Menin à Courtrai par Pierre les avertissait qu'il était au monastère et l'attendait.

Un moment il fut question de son mariage avec une personne de Lille et Pierre en fit part à sa soeur. C'est au moment de l'entrée en réclusion de Jeanne ; [83] le lendemain même elle lui écrivait les intentions de Dieu, l'exhortant à servir le divin Maître car celui-ci a fait entendre à Jeanne le passionné et redoutable appel : « Ne veut-il pas embrasser la couronne d'épines ? vous repentez-vous de l'avoir embrassée ? » Plus tard elle priera pour que Pierre se consacre entièrement à Dieu. Elle le verra en esprit à genoux devant Notre-Seigneur fait homme, et recevant cette consécration. Elle offrira à Dieu leurs deux coeurs, à Pierre et elle (13 mars 1628) et entendra d'austères paroles : « Si tu veux que je prenne le coeur de ton frère, il faut qu'il soit crucifié avec le vôtre et le mien, pour en faire un holocauste à Dieu mon Père » et encore ceci : ...« Votre frère aura moyen de me servir ». Jeanne ne sait trop à ce moment ce que cela veut dire, bien qu'elle espère toujours pour lui l'état ecclésiastique.

Jeanne parle de lui dans les dernières pages que nous avons d'elle. On sent qu'elle veut entraîner dans son sillage ce frère plus jeune qu'elle de six ans et pour lequel tant de prières ont assiégé le ciel. Ces pages sont un peu un testament. « Je m'en vais vous dire mes pratiques au court... je ne m'appuie en rien sur moi-même... je me défie de toutes mes actions extérieures à savoir au boire, au manger, aux conversations. Je me défie de toutes mes pénitences, de mes propres oraisons... Il faut, cher frère, que vous en veniez là sans vous appuyer en rien sur vous même. Et cette défiance... donne à l'âme le plus grand bien que l'on puisse obtenir... [qui est [84] de] se dépouiller du vieil homme, dont beaucoup de gens parlent et ne l'entendent point, ne sachant ce que c'est. On le prend pour quitter le monde [autrement dit : on croit qu'il s'agit de quitter le monde], et nous avons [pendant ce temps-là] en nous-même notre plus grand ennemi...

« Je sens que je vais à ma fin et je ne pense point que je passerai le Carême (ceci [ajoute Pierre] est du 14 de février du dit an 1638) si Dieu ne me fait miracle. J'ai jeûné le jour des Cendres* [Ici se pose un petit problème historique. D'après le texte, les Cendres sont passées le 14 février. Pierre aurait raison d'après le calendrier Julien où les Cendres eussent été le 7 février. Mais en 1638. le calendrier réformé depuis 1582 était en usage dans les Pays-Bas et indique les Cendres au 17 février. Pierre —ou l'imprimeur — s'est-il trompé et a-t-il voulu dire le 24 février ?]

et j'en suis encore si malade que j'ai pensé mourir cette nuit... Quand je serai morte, je vous en avise, que si on me trouvait morte, je m'en vais à la terre, et mon âme à Dieu, s'il lui plaît. Quand je serai morte, priez pour moi, mon frère, recommandez-moi aux prières des bonnes gens, afin que si je ne suis retenue en purgatoire mais j'aille bientôt en Paradis. Je prierai lors pour vous et vous serai plus proche que maintenant, que le corps m'empêche... [je] vous serai un second ange gardien, s'il plaît à notre Époux Jésus, et à la Vierge, ma bonne Mère.

« Je m'en vais toute nue devant Dieu ; si j'avais fait toutes les bonnes oeuvres de tous les saints du Paradis, et enduré toutes les peines et tourments [85]335 de tous les martyrs, qu'ils ont enduré tous ensemble, j'estimerais de n'avoir rien fait.

« Il ne faut jamais estimer ses bonnes oeuvres, pour saintes et vertueuses qu'elles puissent être en ce monde, et Dieu nous donnera ce qu'il lui plaira, tout vient de lui.

« Ne pensez jamais à vos bonnes oeuvres, mais à Dieu, et à vos imperfections ; car en nous il n'y a rien que pauvreté.

« S'il y a quelque chose que vous n'entendez pas, mandez-le moi, avant ma mort. C'est au cas que Dieu me guérisse, quoique je ne le pense point, si je ne suis autrement soignée ; car étant vieille et cassée, je ne le puis faire longue [vivre longuement ?] et crains de mourir subitement, comme j'ai failli par diverses fois ». 13

Pierre était-il prêtre alors ? Jeanne le vit-elle dans les ordres, comme elle l'avait tant désiré ? Sûrement non. Pierre reçut les ordres en 161i ou 1646, il y a entre les deux éditions de l'Abrégé, à des occasions différentes, un écart sur cette date, de deux ans. Sa consécration sacerdotale se fit, et il le dit lui-même, après mille traverses et difficultés. Sans doute il faut entendre par là, en grande partie, les ennuis suscités par Jean Boucher, cependant un ami, un fougueux ami, il est vrai. Jean Boucher, dès 1628 et moyennant pension, cédait à Pierre, alors simple clerc, un canonicat résigné par lui. L'entrée en possession fut retardée jusqu'en 1631, et Boucher l'accusa longtemps d'avoir obtenu son [86] canonicat subrepticement et par voie simoniaque 14. Pierre fut chanoine à Notre-Dame de Tournai en. 1635, à Saint-Hermès de Renaix en 1641 ou 1644. Rappelons qu'il n'était pas nécessaire d'être prêtre pour être chanoine et dans bien des endroits, les jeunes chanoines — tels Bossuet, Rancé et d'autres — n'étaient même que tonsurés. Jeanne morte en 1639, n'a donc pas vu son frère prêtre.

Dans les écrits de cette courte et toute dernière période de sa vie, il manque, semble-t-il, quelque chose. Un trou s'est fait. Et l'on s'aperçoit qu'elle ne parle pas, non plus que Pierre, du Père G. Le coffret contenait-il des lettres adressées à lui ? Tout porte à croire, plutôt, qu'à la mort de Jeanne il avait quitté Lille depuis plusieurs années, et cessé de la diriger.

Le guide éminemment dévoué, vertueux, désintéressé lui manque certainement beaucoup. Le gardant, eût-elle progressé encore ? C'est un autre point de vue. En se mettant sur un plan surnaturel, on a l'impression qu'ayant achevé d'apporter sa part prédestinée à la sanctification de Jeanne, il pouvait disparaître de sa vie. Il arrive à des conducteurs d'âmes que leur mission soit remplie. Cela ne veut pas dire qu'ils s'en rendent toujours compte, ni que les pénitents eux-mêmes n'en souffrent pas. Aux uns et aux autres, la foi doit venir en aide336.

Jeanne semble heureusement apaisée, s'acheminant sans heurts, et seule, vers la fin de son pèlerinage terrestre. Ses regards se portent vers le passé, sans amertume, mais tout de même chargés d'expérience. A-t-elle traité de son âme, par intervalles, avec le curé de Saint-André, Michel Carpentier ? On peut le penser. C'était un ami sûr et c'est à lui, en tous cas, qu'elle a écrit sa dernière lettre. Celle-ci est un résumé un peu mélancolique, mais extrêmement touchant, de sa vie de solitude, et les instructions qu'on y lit à l'usage des futures recluses donnent à penser que si Jeanne n'a jamais regretté sa vocation, et qu'au contraire elle en a retiré un grand bien, elle engage les candidats éventuels à réfléchir mûrement avant de suivre son exemple.

Nous la donnerons dans son entier, tant parce que c'est la dernière lettre qu'on ait d'elle que par son intérêt au point de vue de la réclusion.

« Monsieur, pour vous satisfaire, je dirai en bref, que pour être recluse il faut une grande humilité pour vaincre les diables et toutes sortes de difficultés qui se rencontrent en la solitude.

« Il faut l'esprit de solitude, que l'âme si ait [s'y soit] éprouvée par longues années, si elle est contente, si la solitude la récrée plutôt que toute autre conversation.

« Il faut qu'elle ait, (soit homme, soit femme), l'esprit de l'oraison mentale, aussi bien que vocale, pour s'entretenir en paix dans la solitude, et par ce moyen passer le temps aux louanges divines.

« Elle doit avoir l'esprit de mortification, et qu'elle y ait été exercée par longues années, et qu'elle ait éprouvé tous les détroits de la vie intérieure, les [88] soustractions, les dégoûts divins et semblables : car si elle ne sait ce que c'est des sécheresses spirituelles, et que Dieu la vienne sevrer en la solitude, que fera-t-elle, si elle n'est bien fondée en tout cela ?

« Il faut qu'elle ait passé [par] les persécutions des créatures, délaissements des amis, et tout ce qui advient à une âme que Dieu éprouve et attire à soi. Elle doit aussi avoir un dénuement de l'appui des créatures, soit corporels soit spirituels, sinon en tant que besoin y soit, pour le temporel ou pour le spirituel.

« Qu'elle met son appui en Dieu ; si elle est affligée qu'elle puisse plutôt trouver soulagement allant à Dieu par l'oraison, recourant plutôt à Dieu qu'aux créatures, sinon en tant que Dieu le veut pour l'humilier, afin que quelquefois elle voie qu'elle est encore en danger des créatures : mais soit pour l'âme soit pour le corps, il faut qu'elle ait force et courage aidée de la grâce de Dieu, que tout son soulas soit en Dieu par-dessus toutes créatures. Et s'il faut qu'elle parle plus souvent qu'elle désire, il ne lui sera à contre coeur, la faisant pour la seule gloire de Dieu et salut du prochain.

« Il faut un courage résolu, et point timide, qu'elle ne s'épouvante point pour les algarades des démons, si par aventure ils l'assaillent.

« Il est bien à propos qu'elle ait des moyens pour vivre, sans être en danger des séculiers ; car cela nuit fort à une âme solitaire, quand tout son soin serait de servir à Dieu, et que contre son gré, il faut [89] qu'elle dépende des créatures pour avoir sa pauvre vie.

« Il faut qu'elle ait un naturel joyeux ; car la mélancolie nuit fort à une âme solitaire.

« Il y a encore beaucoup de choses qui requièrent un plus long discours : mais il suffit si on trouve tout ceci en une âme pour l'admettre à l'état solitaire, qui est un heureux état, plus qu'aucun autre : mais n'ayant pas ces conditions, il est dangereux de l'embrasser sans y être disposé. Heureux qui s'y dispose et l'embrasse avec un constant courage, et confiance en la grâce de Dieu ». 15

On démêle très bien les points essentiels que Jeanne note avec un grand bon sens. L'esprit de solitude, l'esprit d'oraison, l'un et l'autre aidés, soutenus par la mortification ; l'abnégation, exercée, entretenue par les « dégoûts divins », les dégoûts surnaturels, dont Dieu est la source adorable ; une certaine gaieté, car il y a en vérité des jours de mélancolie et de détresse. Et pour ce qui regarde la vie matérielle, éviter que celle-ci soit par trop précaire, les moyens de vivre étant, dans certains cas, nécessaires à assurer la liberté intérieure, seule bonne condition pour servir Dieu. C'est d'ailleurs parfaitement compatible avec une vie très austère.

Et maintenant, avant de parler de la mort de Jeanne, il serait bon de jeter un coup d'oeil sur ses oeuvres et d'étudier au moins les grandes lignes de sa spiritualité.

.CHAPITRE IV. Les livres de Jeanne de Cambry, leurs éditions- —Ruine .... ouvrage principal. — Analyse de La Ruine — Ses oeuvres répondent-elles à sa vie ? — Influences subies par Jeanne, ses lectures. — Sa doctrine spirituelle. — Ses lecteurs.

Jeanne de Cambry est citée dans un grand nom de dictionnaires d'histoire religieuse comme la dernière recluse connue, et c'est certainement à titre qu'elle a intéressé les écrivains du dix-septième siècle qui se sont occupés d'elle. Elle est cependant un auteur spirituel, approuvé par beaucoup de ses contemporains, sans quoi ses livres n'auraient pas vu le jour. Son ouvrage principal La Ruine de l'Amour propre a été édité quatre fois (1623 -1627 - 1645 - 1665) en quarante ans, et résumé ainsi que les autres, à la veille de la Révolution] par un dominicain. Arnauld, le grand Arnauld, a donné le dernier chapitre à la fin de sa Tradition de l'Église sur le sujet de la Pénitence et de la Communion (3me éd. Paris, Vitré 1645). Et que l’on considère cette date : 1645. On peut penser qu' Arnauld ne connaissait pas, de La Ruine, l'édition [92] parisienne de Louis Boulanger parue cette même année 1645. Non seulement il n'y fait pas allusion mais il donne comme source l'édition de Tournai 1627 ; c'est, nous le savons, la seconde de l'ouvrage. A Port-Royal on avait donc lu cette édition tournaisienne. Arnauld cite le témoignage de Jeanne après celui de beaucoup d'auteurs anciens, saint Augustin, saint Jean Chrysostome, etc., mais parmi un très petit nombre de modernes : sainte Thérèse, Baronius, Jean d'Avila, saint Charles Borromée, saint François de Sales, choix flatteur et voisinage rassurant ! Cela prouve le cas que l'Érudissime seigneur Antoine Arnauld, comme l'appelle Pierre 1, fait, sur certains points au moins, de la doctrine de notre recluse. On verra par ailleurs que la pureté de cette doctrine n'autorise pas à prendre le jugement d'Arnauld pour un brevet de jansénisme !

Nous indiquerons les oeuvres de Jeanne avec l'époque de leur composition quand c'est possible, et celle de l'impression.

C'est d'abord le Petit exercice pour pouvoir acquérir l'amour de Dieu, en sept chapitres, écrit aux Prés, on se le rappelle, sur les instances de la maîtresse des novices, vers 1605, édité chez le célèbre Quinqué à Tournai en 1620, puis en 1656, joint cette fois, mais sans son nom, au Traité de l'excellence de la solitude. Desmaisières, dans sa Bibliographie tournaisienne, en indique une en 1657. Peut-être est-ce la même. Quinqué était alors le plus connu des imprimeurs tournaisiens. Il demeurait rue aux Rats. [93]

Sa maison faisait partie de la demeure de ses actuels successeurs, les Casterman.

Puis vient le Traité de la Ruine de l'Amour propre et Bâtiment de l'Amour divin, écrit également aux Prés, vers 1616 pour la plus grande partie, achevé à Sion, publié chez Quinqué en 1623 sous le nom de D. I. D. C. (Dame Jeanne de Cambry) par les soins de Michel, père de Jeanne. Cette première édition a cent trois chapitres et comprend quatre livres dont nous reparlerons. Un précieux exemplaire, petit in-8, que possèdent les Archives de Tournai est dans les tout premiers qui aient été mis en circulation ; on y lit cette note à l'encre, à la première page, probablement de la main de l'acquéreur généreux : « Bastienne Vervenne at donné ce livre aux capucins de Tournay, priez pour elle, 29 de Mars 1623 ». Et qui sait ? l'aimable donatrice est peut-être, comme Jeanne, une pénitente du Père G. ? Les trois premiers livres avaient été lus et approuvés par l'abbesse des Prés Porchins Marguerite de Boufflers, et par Michel d'Esne. Le dernier fut écrit sur l'ordre de Maximilien de Gand.

Une seconde édition, augmentée de quatorze chapitres, parut aussi du vivant de Jeanne, en 1627, chez le même éditeur, dédiée comme la précédente par le même Michel de Cambry à Isabelle Claire Eugénie, Infante d'Espagne.

Une troisième vit le jour à Paris en 1645, chez Louis Boulanger, dédiée à Dominique Séguier, évêque de Meaux. [95]

Les ouvrages suivants sont écrits une fois Jeanne recluse : Le Flambeau mystique, ou adresse des âmes pieuses ès secrets et cachés sentiers de la vie intérieure, in-12 ; composé au début de sa réclusion il ne parut qu'en 1631, toujours chez Quinqué.

Le Traité de la réforme des abus du mariage, écrit vers 1628, publié et dédié par Pierre de Cambry à Jacqueline de Lalaing marquise de Trazegnies —c'est du moins ce que nous dit Waucquier — paru en 1655 chez la Veuve Quinqué. Il existait aussi des exemplaires datés de 1656.

Le Traité de l'excellence de la Solitude, Tournai, Veuve Quinqué, 1656 ; enfin :

La Lamentation funèbre de l'âme captive dans son corps mortel, Tournai, Veuve Quinqué 1656.

Pierre nous avertit qu'un Traité du Triomphe de la Croix a été commencé mais jamais achevé.

Ajoutons que tous ces livres ont été réunis et publiés de nouveau par Pierre de Cambry en un gros in-quarto, ouvrage devenu rare, sous le titre Œuvres spirituelles de Soeur Jenne Marie de la Présentation... dédiées à Marie Ferdinande de Croy comtesse d'Egmont, Tournai, veuve Adrien Quinqué 1665 * [*Nous nous sommes servi, pour l'analyse de ces CEuvres, de l'exemplaire de la Bibliothèque de Tournai.],

ce qui porte en somme à quatre éditions au moins le Petit exercice... et à quatre, en tous cas, le Traité de la Ruine.

Ils ont tous été analysés brièvement à la suite d'un résumé très succinct de la vie de Jeanne sous [95] ce titre : « Abrégé de la vie de Jeanne de Cambry religieuse de l'abbaye des Pretz, à Tournai puis recluse... Inorte en odeur de sainteté... à Tournai et se trouve chez tous les libraires de Lille, 1785 ». Il n'y a pas de nom d'auteur mais on sait d'une façon à peu près certaine qu'il est du Père Charles-Louis Richard, dominicain de Lille.

Le Traité de la Ruine de l'Amour propre et Bâtiment de l' Amour divin est l'ouvrage de Jeanne qu'on cite le plus souvent et qui donne l'idée la plus objective de sa doctrine spirituelle.

Nous en résumerons les traits principaux, nous chercherons ensuite les influences qui ont pu agir sur la formation de l'auteur, et qui se retrouvent dans son enseignement.

Comme l'indique le titre, l'ouvrage est divisé en deux parties. La première comprend le livre I, la seconde les livres II, III, IV. L'auteur suppose que l'âme en quête de perfection parcourt un cycle correspondant à ces quatre livres, qu'il assimile aux quatre saisons de l'année en commençant par l'hiver. Il l'explique lui-même à la fin, et en citant le passage nous aurons le cadre du traité : « ... Nous avons montré que la première saison, qui est l'hiver, est l'état des pécheurs ; la deuxième qui est le printemps représente l'âme convertie et profitante, qui jouit des divines consolations mais encore imparfaitement ; au troisième [état] qui est l'été, où l'âme est en état de privation du sentiment de la douceur et grâce divine ; au quatrième qui est l'au[96]tomne, est le dernier état de perfection, où l'âme jouit du fruit des vertus... » (Livre IV ch. 20, p. 299 des Œuvres).

Dans l'ensemble et en gros, les développements rentrent à peu près dans les divisions tracées ; mais ils sont loin d'être aussi nettement délimités qu'on pourrait le croire ; le deuxième état surtout — printemps — est entrecoupé de discours tirés du Cantique des Cantiques dont on ne voit pas l'utilité directe. Le reste est parfois mélangé de réflexions, de détails hors de proportion avec le sujet, ce qui en rend la lecture un peu fatigante, voire fastidieuse par moments.

Le livre I, intitulé comme la première partie du titre : De la Ruine de l'amour propre, représente donc l'état de l'âme dans l'hiver, qui équivaut au premier degré de perfection. Il décrit les ravages de l'amour de soi « subtil, pénétrant et cauteleux ». Cet amour et l'amour de Dieu ne peuvent vivre dans le même être, car, dit le prophète, le lit est étroit, tellement que l'un des deux tombe, et le manteau court ne peut vêtir les deux. Dans chaque état de vie on retrouve la même lutte. L'amour de soi se déguise sous le manger, sous l'habillement, s'exerce sur les mêmes sujets que chez les mondains, avec souvent plus d'âpreté. Pour excuser le vêtement par exemple, la fille dira : Mes parents le veulent ainsi ; la femme : mon mari l'aime. Que dira la nonne ? « Elle sera plus [97] curieuse en ses habits que ne seraient les séculiers même. »

Et l'on se rappelle la fameuse querelle des surplis blancs, des surplis noirs.

Pour expliquer l'amitié on s'autorise du bien spirituel, on en arrive à prendre des défauts pour des qualités, et l'inverse. Et d'une façon subtile, un peu perverse, le jugement sur autrui se déforme.

Vis-à-vis des ennemis, l'amour de soi entraîne à des fautes : pour en espérer quelque bien ou une opinion favorable, on leur fait des avances, des concessions que la conscience réprouve d'abord, pèse ensuite, puis finit par accepter.

N'y a-t-il pas ici une allusion très discrète au gouvernement de Marguerite de Boufflers ?

Aimer ses ennemis en Dieu est bien différent et autrement désintéressé. On s'y exercera en songeant que le Christ est mort pour eux comme pour nous.

Il arrive aussi qu'on se recherche soi-même dans le désir des sacrements, des grâces extraordinaires, au lieu de se contenter de la dévotion commune, la plus sûre, qui ne trompe pas et qu'on reconnaît à ceci : la conformité de la volonté à celle de Dieu. Pour s'y aider, on a la communion sacramentelle. Si elle fait défaut, l'âme communie par l'union à Dieu. L'union est le prinipal, le sacrement, pris en lui-même, n'est qu'un moyen de l'entretenir. On a aussi l'oraison. L'oraison doit être « dressée à la gloire de Dieu ». Ainsi, pas de crainte d'illusion, d'intérêt personnel. On tâchera d'être indifférent [98] aux faveurs spirituelles qui d'ailleurs, les grands maîtres nous le disent, sont des accidents de la vie intérieure, des dons extra, en dehors, qui n'en sont pas l'essentiel. Quant aux affaires temporelles, elles sont négligeables : « Si on faisait requête à un roi de la terre pour obtenir un denier, il se sentirait offensé de cette requête : de même demander à Dieu des biens terrestres, ce n'est point la valeur d'un denier ».

Jeanne sait-elle, en écrivant cela qu'elle aura bien peur, un jour, de manquer de victuailles ?

Pour ce qui est de la pénitence, on l'exagère parfois, sous couleur d'imiter les saints. Le système est détestable. On se débilite, on se relâche, on finit par ne pas même faire le nécessaire, l'obligatoire. On renoncera à la petite gloriole de faire pénitence plus qu'un tel. Et en tous cas, ne jamais se tendre, ne jamais se bander l'esprit sur ce point. L'âme perméable à l'esprit bon sent quand il faut faire pénitence, et quand il faut s'en abstenir. D'ailleurs tout le monde n'est pas fait pour les mêmes austérités : « Tout sera mesuré au pied de l'amour ».

N'y a-t-il pas une pensée analogue dans la grande recluse anglaise Juliane de Norwich ? et aussi dans saint Augustin : Aime et fais ce que tu voudras.

Si un religieux trouve que son état de religion n'est pas assez parfait pour son goût, il peut changer d'ordre, mais il faut une grande prudence.

Jeanne devait y songer en écrivant.

A propos de la contrition des parfaits, elle a des [99] réflexions qui rappellent ses lettres, et qui laissent entrevoir les abus qui se glissaient dans la vie de communauté. Cette contrition purifie les âmes comme le ferait le purgatoire. Quelles fautes pleureront-elles ? Sera-ce les distractions — volontaires bien entendu — dans la prière ? Que non. Elles en ont si peu qu'en huit jours et plus on les compterait aisément. Ces distractions seront celles produites dans les conversations, dans les affaires, où elles perdent la présence de Dieu, dans l'exercice de la charité, etc.

En général, sur les grâces reçues, la pénitente consultera le confesseur, et ne se trompe pas en lui obéissant. « Quand bien même le confesseur n'y connaîtrait rien, pour n'être ni fondé ni expérimenté en la vie spirituelle et lui donnerait des avis contraires. Elle, de sa part, ayant fait son devoir... Dieu lui enverra en son temps... la connaissance de la vérité... » En dévoilant son for intérieur, qu'on laisse les vains scrupules. C'est au confesseur d'éclairer l'âme. S'il reste muet par excès de prudence c'est très regrettable, l'âme se replie sur elle-même, se ronge. Les retours sur soi sont très souvent le fruit d'une direction défectueuse.

Quant à l'oraison sur laquelle Jeanne revient : il faut laisser tomber les dissertations de notre cru — notre pauvre cru ! — souvent savantes, curieuses, aussi creuses que belles. Il ne faut pas, en priant, espérer trouver du goût et de la dévotion sensible ; ces choses sont bonnes quand Dieu les donne. Mais [100] qu'on se rappelle ceci : un instant de travail fait dans l'âme par Dieu vaut un an d'effort personnel. Il est donc bon de le laisser agir et c'est là tout le secret de la vie contemplative. Toutefois il y a un écueil dans cette vie : c'est une sorte de repos des sens en Dieu, sorte de paresse, de bien-être sensible et physique. Jeanne sait que les maîtres de la vie spirituelle, redoutant ce danger, entretiennent la contemplation par la vie habituellement mortifiée, par l'exercice de l'abnégation. Mais si cela fatigue, si l'âme y est tendue, eh bien on la laissera, on donnera de la corde, on passera à la prière vocale, et cela non comme une défaite craintive et molle, mais hardiment, d'une façon délibérée. Et l'oraison mentale sera reprise plus tard. Jeanne parle souvent de cette détente nécessaire.



Le livre II ouvre la seconde partie du Traité, c'est-à-dire le Bâtiment de l'Amour divin, bâtiment qui s'élève normalement sur la ruine de l'amour propre. Il s'intitule : Le saint repos de l'âme, fidèle épouse de Jésus-Christ *[*Les sous-titres sont sans importance pour les références, qui indiquent toujours La Ruine..., avec l'indication du livre et du chapitre.]. C'est le deuxième état de l'âme, le printemps.

L'âme est dans sa première ferveur. La conversion amène une douceur spirituelle, sorte de repos, de halte après la décision prise, componction sensible, ferveurs imparfaites, lait de l'âme. Une direc-[101]tion s'impose, à laquelle on obéira, de peur que « l'amour propre ne s'y fourre » par des pénitences indiscrètes, car l'âme, dans les temps de renouveau, a besoin et envie de pénitence, « si vous en faites trop ou trop peu ce sera la faute du directeur et non la vôtre ». Et s'il dit noir pour blanc, obéissez encore. Cela parait singulier, mais Jeanne semble trouver que dans la vie spirituelle on n'est jamais au bout de ces surprises.

Si l'âme n'a pas un guide avisé, elle s'en passera et le Saint-Esprit veillera sur elle. Dans cette période de formation elle aura des lumières incertaines, ses péchés lui paraîtront les mêmes qu'autrefois, mais il n'en est rien. La faute est sans doute la même, mais autrefois on péchait par malice, maintenant c'est par faiblesse. Elle ne s'en rend pas compte mais c'est bien différent.

L'oraison est plus facile, mais il faut garder son esprit de trop d'activité.

Sur la trame du Cantique des Cantiques, Jeanne développe dans les quinze chapitres suivants les désirs de l'âme et les dangers qu'elle court dans sa poursuite de Dieu. Attention à la vaine gloire, aux petits renards qui dévastent la vigne ! L'âme va soupirant après Dieu « mais ne pouvant mourir, il faut qu'elle vive en mourant ». Ce « feu d'amour la purge en cette vie comme le purgatoire en l'autre » mais bien plus parfaitement, pour ce que celui du purgatoire est de nécessité... ». On trouve la même [102] note dans les lettres de Jeanne, écrites après tout ceci (voir supra p. 76 et Ab. 195).

L'oraison continue est à présent l'état habituel de l'âme. Ses aspirations sont plus pures ; elle ne sent plus tant l'amertume du péché, elle sent bien plus la privation du soutien divin. Vis-à-vis du monde elle devient incorruptible.



Le livre III s'appelle : Le secret purgatoire de l'âme fidèle et l'on nous prévient qu'il n'est pas à l'usage des gens de peu de progrès. C'est l'été, troisième état ou degré de perfection, période de déréliction.

L'âme éprouve des délaissements douloureux. Chérie de Dieu, elle ne jouit pourtant plus de la familiarité divine. Elle est tentée de tous côtés, privée de tout. Si elle pouvait juger de son état elle verrait dans ces « admirables ténèbres intérieures » l'oeuvre de la grâce, mais elle ne le saura pas. Et cette ignorance qui paraît préjudiciable, ô merveille de l'économie divine, est aussi une grâce, bien qu'ignorée comme tant d'autres que nous recevons, qui nous purifient pour ainsi dire à notre insu.

Ce délaissement, cette solitude sont encore une grâce en ce sens qu'il nous sont un purgatoire, affreux et bienheureux purgatoire d'ici-bas, pire que le vrai parce que le corps le ressent aussi, mais qui expie, mérite et nous fait augmenter en grâce. Les péchés, les imperfections, même inconnus, sont consumés dans cette fournaise. Et sur ce feu redou-[103]table, la recluse wallonne, pour ne citer ni sainte Thérèse ni saint Jean de la Croix, pense comme eux.

De temps en temps paraissent quelques lueurs, mais simplement pour donner la force nécessaire contre la tristesse qui envahit l'âme. La vie de communauté est un grand remède contre cette tristesse, et les supérieurs doivent veiller aux diversions indispensables. Au milieu de ces tribulations « l'amie de Dieu » sera patiente. « Pour justifier une seule âme » Dieu en vient quelquefois à « renverser » des communautés en y faisant des changements notables.

Une des pires épreuves est celle qui vient des gens de bien ; remuer le doigt, manger un pain devient sujet de remontrances. Les gens critiques ont beau jeu à tourmenter la pauvre âme sans défense, d'autant que rien ne la distingue des autres. Elle est en effet pareille à toutes, pierre précieuse qui est de verre aux doigts gourds du paysan et que seul un connaisseur évaluera son prix. La différence de l'âme commune et de l'âme élue n'est pas dans leurs actes, qui sont les mêmes, mais dans l'axe de leurs pensées, et un directeur éclairé le sentira tout de suite.

Et s'il n'est pas éclairé ? évidemment cela retarde l'âme, mais celle-ci peut, en certains cas, se servir de son expérience personnelle, compter sur un conseil meilleur et en attendant, vivre d'humilité.

Il faut des grâces surnaturelles pour supporter [104] les épreuves surnaturelles. L'eau bouillante brise le verre, l'amour divin briserait en s'y déversant, le coeur laissé à ses seules forces humaines.

Dans ce troisième état de perfection, le péché est facilement pardonné parce que l'état habituel de l'âme est bon et aimant, et que le péché n'y est qu'à l'état d'accident et ne demeure pas. Au reste Dieu laisse à l'âme purifiée ses imperfections, avec le poids et l'intime sentiment de son impuissance. Ainsi elle restera humble, et la grâce demeurera secrète.



Le livre IV porte comme titre : Le sacré cabinet du très pur amour divin. Nous verrons, dans cette saison d'automne, dernier état de l'âme, les fruits du labeur passé.

L'âme peut avoir connaissance de ces fruits, et le repos qu'elle goûte n'est certes pas de l'oisiveté. Les opérations de Dieu se poursuivent si secrètement que rien n'en transparaît. Si elle ne rencontre pas le guide qu'il lui faut, elle se rabattra, encore un coup, sur la voie commune, excellente et sûre. Avant tout, qu'elle soit fidèle. L'âme fidèle peut être favorisée d'une vue de Dieu plus élevée même que les anges. En ce quatrième état elle a une assurance plus grande des grâces qu'elle reçoit. Croit-elle se tromper ? Réitérant les avis précédents l'auteur affirme : cela n'est pas mauvais pourvu qu'elle en réfère à un directeur éclairé qui jugera en ses lieu et place ; si le directeur fait défaut, ou [105] s'il manque d'expérience, alors que l'on consulte des livres sûrs et surtout que l'on examine l'effet des visions et grâces. Il faut les étudier : ce langage de Dieu est presque toujours intellectuel, se fait entendre au-dedans de l'âme, comme des mots prononcés mais qui n'auraient pas de résonnances. Toutefois l'impression en est telle qu'on y croit, qu'on s'y attache fermement * [* Jeanne a écrit aussi dans ce sens, un jour, à son directeur.. Voir supra, p. 61 et Ab. 141.]

même s'il s'agit de choses futures. Remarquons que si Dieu prédit l'avenir, il le fait d'une manière sage, c'est-à-dire sans préciser ni quand ni comment. Là-dessus il laisse agir les moyens humains. Il peut aussi découvrir à une personne l'âme d'une autre, mais sans que ce don s'exerce à tout coup ; d'ailleurs ce genre de grâces n'est pas à désirer. Ce ne sont pas celles-là qui rendent agréable à Dieu. Tout au plus en conclut-on un certain contact amical de Dieu et de l'âme, une certaine familiarité de l'âme avec Dieu.

On rappelle ici l'oubli de soi pour ce qui touche au temporel, voire même au spirituel, et ceci, parce que l'âme pourrait s'attacher à certaines grâces pour elles-mêmes. Quant au corps, il est là surtout pour servir l'âme.

Il y a, il y aura des défections, des imperfections partout. Il semblerait, au premier abord, qu'une charité sans bornes pût s'exercer sans limites. Hélas on se heurtera à des mécontentements, à des incom-[106]préhensions, à des rebuffades. Est-ce étonnant ? les créatures sont toutes différentes et nous ne pouvons prendre toutes les formes. Comment ne serions-nous pas impuissants quand malgré ses discours, ses bienfaits, ses miracles même, le Fils de Dieu, qui avait pourtant pris sur lui toute notre humanité, « n'a pu contenter toutes les créatures », et à peine ses douze apôtres, pourrions-nous ajouter...

Un avis judicieux : ne pas voir de mauvais oeil ceux qui font plus, et mieux que nous. C'est un grand écueil de la vie de couvent. On les critique parfois par jalousie, on les envie. Et si c'est nous qui faisons ce plus, ce mieux ? Eh bien supportons qu'on dise : c'est pour faire la sainte. Après tout la règle est faite pour la moyenne, libre à chacune, bien dirigée, de faire moins ou plus.

Pour ce qui est de la durée de l'oraison, au début on est effrayé de deux heures, « mais si on s'habitue à persévérer trois ou quatre heures, on y demeurera bien après six ou sept heures et le temps semble après si court que cinq, six, sept heures ne lui semblent pas une heure », et qu'est-ce donc une heure pour les amants du monde ? On doit se perdre en Dieu ; la chambre nuptiale, le banquet de noces e c'est cette large plaie ouverte du côté de Jésus ». C'est là la chambre de la bien-aimée. Sur le seuil, le monde est mort. Chacun peut vivre de la vie d'union. Les gens mariés la pratiqueront, l'enseigneront à leurs enfants ; les imparfaits, en en parlant [107] deviendront meilleurs, les « paillards » aussi y gagneront, à délaisser leurs paillardises.

Les derniers chapitres du livre, sorte de cantique de l'amour, nous redisent que Dieu est amour, qu'à cet amour tout se rapporte. Mais il finit en rappelant la manière de le conserver quand il a été acquis. Voici d'abord le faux amour : « Dieu ne demande que notre coeur, il ne demande point le sang. Il ne faut pas tuer, il faut supporter le corps pour supporter les opérations de l'amour divin... Il vaut mieux vivre vingt-ans que dix, c'est plus de mérite d'aimer Dieu beaucoup d'années, qu'abréger sa vie, par trop de pénitences ; il ne faut point avoir de si délicates consciences, c'est toute bigot-terie ou menutée. Ainsi dit-on, voilà qui va bien. Nous irons en Paradis tout délicatement... ».

Eh non, ce n'est pas ainsi qu'on y va. Jésus-Christ lui-même ne crie que pénitence et pauvreté, les saints aussi, après lui. Il « n'y a d'autre chemin que la croix et [il] faut que l'amour soit crucifié. Pour avoir le parfait et pur amour, il faut garder les moyens de l'acquérir. Et ne pensez pas avoir l'amour parfait de Dieu en vivant délicieusement, mignotant le corps, et lui donnant toutes ses aises... ». Du reste, si les ménagements se trouvent nécessaires, l'exception ne fait que confirmer la règle.

On comprend que cette page ait eu les suffrages du grand solitaire de Port-Royal. Il a même pris soin de marquer en majuscules plusieurs passages [108] dont ceci : il n'y a d'autre chemin que la Croix et il faut que l'amour soit crucifié.

Des pages nombreuses de la Ruine rappellent à ceux qui connaissent la vie et la correspondance de Jeanne les états spirituels qu'elle a traversés. Elle a pris soin de nous dire (voir p. 13) que Dieu lui avait mis sous les yeux, au moment d'écrire, toute sa vie intérieure qu'elle n'avait pas jusque là comprise, récapitulée, ramassée dans son ensemble.

Un doute vient cependant à l'esprit. Cette Ruine elle l'a écrit toute jeune encore ; les trois premiers livres, les plus importants, étaient terminés bien avant sa sortie des Prés, qu'elle a quitté à trente-six ans. Or ses lettres, depuis les Prés, témoignent très souvent d'états déjà décrits dans l'ouvrage. Aurait-elle donc rétrogradé au point de vue spirituel ? ou aurait-elle écrit sans expérience personnelle ? a-t-elle copié d'autres auteurs ? Ces suppositions ne sont guère probables337. Voici donc ce que nous pouvons en penser.

Évidemment l'action divine a la part prépondérante dans la spiritualité de chacun. Mais elle se manifeste d'ordinaire par des influences humaines et Dieu lui-même, sans précisément s'adapter à l'âme, tient compte cependant de ses dispositions et de ses attraits. La jeune religieuse si soigneusement épiée par les trous de sa cellule de Sion et soupçonnée de copier des livres spirituels qu'elle ferait passer comme siens — supposition puérile [109] car on n'aurait eu qu'à les lui enlever — a eu des maîtres spirituels338.

Le monastère des Prés Porchins était dirigé au seizième siècle par les chanoines augustins réguliers de Rouge-Cloître et il est probable que cette direction s'est continuée à Tournai. C'est ainsi que Jeanne s'est imprégnée tout d'abord de saint Augustin. C'est dans la tradition de son ordre. L'opposition si nette, dans le livre I de La Ruine, entre l'amour de soi et l'amour de Dieu, le titre même de l'ouvrage indiquent une action profonde de la pensée augustinienne. Elle le cite extrêmement souvent. Ici, c'est presque le début des Confessions : « Saint Augustin... dit qu'il a cherché en toutes choses et n'a trouvé le vrai repos si ce n'est en Dieu seul » (Livre I, ch. 24). Ailleurs, sur la difficulté de se faire entendre des gens les mieux intentionnés : « Que toute âme qui s'achemine à la perfection, s'exerce à désirer d'être méprisée et vilipendée, et dise avec saint Augustin : Que les plus débordés diables d'enfer dressent donc maintenant, et tant qu'il leur plaira, leurs filets et embûches. Qu'ils préparent leurs tentations à souhait. Voire que les jeûnes matent mon corps tant qu'ils voudront, mes vêtements pressent ma chair, les par trop grands labeurs m'aggravent, les veilles me dessèchent, bref que toute pourriture entre dedans mes os. Tout cela m'est moins que rien ; pourvu qu'au jour de la grande tribulation je monte au ciel avec tout le peuple de Dieu » (Livre III, ch. 18). Bien d'autres [110] passages encore sont tirés de « mon glorieux Père saint Augustin » (Livre IV, ch. 25).

Les citations peuvent n'être pas textuelles, Pierre dit bien quelque part que les passages « cottés par elle, « ce fut Dieu qui les lui enseigna, et comment elle les devait appliquer, sans en avoir tiré d'ailleurs aucune explication » 2. Il tient à dégager sa soeur du soupçon de copie. L'on peut prendre ce qu'il dit au sens large, et admettre que les citations sont des réminiscences de lectures, placées ici ou là selon le sujet et l'inspiration du moment, d'ailleurs sans prétention à une citation, non plus qu'à une traduction textuelle.

Après saint Augustin, la direction de Rouge-Cloître a certainement donné un grand développement à la doctrine spirituelle de Ruysbroeck. Un auteur protestant fort averti de la fin du dix-septième siècle 3 a noté très justement des rapprochements entre Jeanne de Cambry et le célèbre contemplatif de Groenendael. L'ordonnance de La Ruine a en effet des similitudes avec celle de l'Ornement des noces spirituelles ; le cadre cher à Ruysbroeck des quatre saisons de l'année, correspondant aux états de perfection de l'âme, est celui que Jeanne a choisi pour y placer sa doctrine. Ce n'est pas qu'elle copie Ruysbroeck, pas plus qu'elle n'a copié saint Augustin ; elle est originale dans ses développements et revient trop souvent sur certains points semblables à ceux de ses lettres pour que nous doutions que ses expériences soient person[111]nelles. De plus, ce qui montre qu'elle n'a pas Ruys-broeck sous les yeux, c'est qu'elle a placé dans l'été la période de déréliction que Ruysbroeck place dans l'automne, autrement dit la marche vers la perfection commence chez Ruysbroeck au printemps, chez Jeanne à l'hiver. Mais il reste que le cadre de Ruysbroeck est manifestement le sien, et quelques développements sont avec évidence inspirés aussi par lui.

Voilà donc, semble-t-il, les deux influences prépondérantes. Et nous n'avons rien dit de l'Écriture sainte elle-même, tant cela va de soi et il est facile de s'en rendre compte, rien qu'à feuilleter le livre. Il y en a d'autres encore. Elle a lu évidemment la Vie de saint Antoine par saint Athanase, elle en rapporte des épisodes. Ainsi à propos de l'esprit tendu par la pénitence ou par l'oraison, elle rappelle ceci : saint Antoine — c'est l'ermite — menait ses disciples aux champs. Un paysan se scandalise : Comment, c'est ce saint ? et il distrait ses disciples ? Antoine lui donne un arc, le lui fait bander une fois, deux, trois, quatre fois, toujours plus. Mais il rompra, s'écrie le paysan. Eh bien c'est l'image de mes religieux, etc... (Livre I, ch. 12).

Elle fait aussi de fréquentes allusions à sainte Catherine de Sienne. Elle rappelle ce trait bien connu : la sainte assaillie de tentations épuisantes dit ensuite à Dieu : Où étiez-vous alors ? — Dans ton coeur. — Est-il possible, dans un lieu si rempli de•mauvaises pensées ? — Dis-moi ma fille — nous [112] laissons à Jeanne la responsabilité de la traduction —« ces sales cogitations qui nichaient dans ton âme, occasionnaient-elles tristesse ou plaisir ? amertume ou délectation ? » — Une grande douleur, certes. — Qui est celui qui causait cette tristesse, sinon moi, caché au fond de ton coeur ? Si je n'avais été là, tu y aurais pris plaisir, ton âme se serait gâtée. » (Livre III, ch. 14).

L'on remarque des réminiscences de saint Bernard. Le passage « Otez-moi l'amour propre, il n'y aura plus de péché. Otez-moi l'amour propre, il n'y aura plus d'enfer... » (Livre I, ch. 2) semble une adaptation du mot bien connu : « Que cesse la volonté propre et il n'y aura plus d'enfer » (Troisième sermon de saint Bernard pour le temps de la Résurrection). La conception de l'amour propre selon Jeanne de Cambry, est assez voisine de la définition de la volonté propre telle que la donne au même endroit saint Bernard. De même les considérations sur la nécessité d'avancer dans la vie spirituelle «... en la vie spirituelle on ne peut demeurer en un état : ou on recule, ou on avance... » (Livre IV, ch. 1).

Il est possible que Jeanne de Cambry se soit inspirée aussi d'un petit traité italien, paru à la fin du seizième siècie et qui porte le même titre : La Ruine de l' Amour propre par l'Abnégation intérieure, composé par une dame milanaise339. Un autre livre de cette même dame : Abrégé de la Perfection chré tienne, a plus d'une analogie avec les idées de Jeanne. 4

Voit-on des attaches franciscaines ? Cela se concevrait à la rigueur, de la pénitente d'un capucin. Le titre du Flambeau mystique, ou adresse des âimes pieuses ès secrets et cachés sentiers de la vie intérieure rappelle un livre du capucin Constantin de Barbanson : Secrets sentiers de l'amour divin, qu'elle peut avoir lu, cet ouvrage ayant été approuvé en 1617 par les docteurs en théologie de Tournai et de Douai — les mêmes qui ont approuvé les siens. — Et surtout ce livre s'inspire beaucoup du franciscain Harphius, disciple de Ruysbroeck. Il ne paraît pas que la direction du Père G., ait été assez subjective pour contrebalancer en influence la doctrine augustinienne de Jeanne. Elle n'y prétendait d'ailleurs nullement.

Notons que les livres écrits après La Ruine n'ont pour ainsi dire plus de citations, sa bibliothèque de recluse était peut-être réduite à la plus simple expression.

De tout ceci on peut conclure que tout en s'inspirant des maîtres, Jeanne a pu rester elle-même et tirer de son cru, et de son expérience, le développement de sa doctrine.

Quant à se demander si, d'éprouver des états déjà décrits elle a rétrogradé au point de vue spirituel, il faut répondre sans hésiter par la négative.

Observons d'abord que si le livre IV s'étend sur les récompenses présentes ou futures, il insiste [114] encore beaucoup sur les moyens de conserver l'amour de Dieu. Les récompenses sont décrites comme une conséquence logique des dérélictions passées ; mais elles sont promises encore plus que décrites. Jeanne les a peut-être moins goûtées qu'elle n'a goûté l'amertume dépeinte avec tant de véhémence dans les autres livres. Les lettres de Menin et de Lille donnent l'impression plutôt d'une épreuve qui persiste que d'un état de repos et de récompense. Songeons aussi que Jeanne expose souvent dans ses lettres des phases intérieures passées, soit pour justifier sa vie, soit pour mettre son directeur au courant d'un passé qui expliquerait le présent.

Enfin il faut penser que dans ce quatrième état, comme elle le dit elle-même, on doit toujours « profiter » et qu'en somme les troisième et quatrième états ne sont pas rigoureusement séparés, mais que dans la vie spirituelle ils se mélangent, se compé-nètrent sans cesse. Même sur un plan élevé, l'âme a des hauts et des bas. Il peut tomber de la neige en avril et de la grêle en septembre.

Sur l'accord de la pensée et des lettres, nous nous sentons plus satisfaits à la lecture du Flambeau mystique. Nous suivons son âme à la fois dans les lettres et dans le livre, encore que celui-ci revienne sur des matières déjà traitées dans La Ruine, et sur les malentendus passés avec ses directeurs ; mais ces malentendus n'avaient pas cessé, non plus que les peines intérieures qu'ils causaient.

Sa doctrine spirituelle a comme points essentiels, [115] nous semble-t-il, l'amour de Dieu fondé sur la haine de soi, l'obéissance au directeur même s'il se trompe, la mortification intérieure, le détachement, l'abnégation intérieure. Tout cela est très simple, très sûr, et très élevé.

L'idée apostolique transparaît peu dans son oeuvre et dans sa vie. Elle a eu, à plusieurs reprises, des vues intérieures sur le purgatoire, et sur les péchés du monde. Une de ses inspirations (1621) a bien été de consacrer deux jours par semaine de prières et de pénitence aux pécheurs, deux aux morts, le reste étant réservé à son propre salut. En admettant qu'elle ait suivi le programme indiqué, cette réserve de trois jours sur sept dénote déjà que l'apostolat n'est pas son idée dominante, encore qu'on puisse supposer que les prières d'un petit nombre paient pour une multitude. Mais ce n'est pas même un intérêt de première nécessité.

Comme l'a fait Ruysbroeck, c'est sur le coeur à coeur avec Dieu qu'elle insiste surtout : Dieu seul avec l'âme seule. Ses dévotions préférées sont le coeur de Jésus que sainte Marguerite-Marie appellera plus tard le Sacré-Coeur, les plaies de Jésus, et ce coeur est un coeur de chair, ces plaies sont des plaies de chair, vivantes et qui saignent. Elle n'en voit pas cependant le côté douloureux, la pensée rédemptrice, mais plutôt l'aspect glorieux, fécond, enivrant. Les saints qu'elle vénère le plus sont les grands amoureux ou les grands solitaires : Jean-Baptiste, Paul et Antoine ermites, Jean l'Apôtre, Anne, Marie-[116]Madeleine, Bruno, Catherine de Sienne. Quelques anges aussi, Gabriel, Michel, son propre ange gardien, celui de ses amis. Elle aime tendrement saint Augustin, auquel elle se plaint comme une fille à son père.

Que dire de ses austérités corporelles ? Nous n'avons pas présenté Jeanne comme un pénitent de haut vol et par le fait c'est plutôt comme soutien de la vie intérieure qu'elle envisage la mortification habituelle ; et si l'on songe au petit réglement hebdomadaire cité plus haut, il faut entendre ses pénitences comme une pratique courante qui serait offerte, dédiée, pour ainsi dire, à telle ou telle intention. La vie de recluse à elle seule est déjà une pénitence.

Insistons sur un autre point, assez important pour l'intelligence de cette âme d'élite. Si sa correspondance est pleine de ses mésententes avec son confesseur, il ne faut pas en conclure que cela seul constitue le fond de sa vie spirituelle. Comme tous les pénitents et avec raison, elle insiste sur les points, fussent-ils secondaires, qui la font souffrir et qui sont toujours les mêmes. Ses plaintes portent sur l'incompréhension de son entourage, sur ses propres déficiences, sur ses scrupules mal interprétés. Ceci cependant n'est que la trame de sa vie. Le fond reste son vrai et pur amour de Dieu, absolument désintéressé, acquis et conservé, dont elle parle moins, peut-être parce qu'elle en est sûre. Elle estime qu'il n'y a pas à revenir là-dessus, qu'il est donc [117] inutile d'en entretenir ses supérieurs. Mettons donc les choses à leur plan réel, ce serait une grave erreur de prendre l'incident pour le fond.

Nous savons les maîtres qu'elle aimait. A fréquenter des auteurs aussi solides, son style a gardé ou pris une simplicité relative. Ce n'est pas la clarté ni la netteté, évidemment, du Bossuet des lettres de direction, mais elle est loin des fioritures, des symbolismes fatigants, des mièvreries de beaucoup de ses contemporains. Et c'est sa personnalité qui fait son style « tel sur le papier qu'à la bouche », tant dans ses livres que dans ses lettres. Cela paraît-il démodé ? Oui, en un sens, mais c'est le cas de rappeler la pensée de Goethe, que celui qui a été de son temps est de tous les temps.

Quels furent ses lecteurs ? on peut supposer que des monastères d'Augustines connurent et apprécièrent ses ouvrages. Les exemplaires que nous connaissons ont appartenu en général à des couvents ou à des religieuses. Des notes manuscrites sur la page de garde indiquent par exemple pour La Ruine de 1645 une soeur Marie Corrard ; pour un Flambeau mystique, les religieux solitaires de la forêt de Sénart. Pour les Œuvres spirituelles... les Jésuites de Tournai * [* Appartient actuellement à la famille de Cambry de Bau-dimont]. Un autre exemplaire était « à l'usage » du Frère Bernard Baelan, de l'Abbaye de Saint-Martin, à Tournai (1750). Un Abrégé... de la vie [118] par Pierre de Cambry, 1659, maintenant à la Bibliothèque de cette même ville, a appartenu jadis aux Carmes déchaussés, toujours de Tournai. Un autre — celui de la Bibliothèque Royale à Bruxelles — au Collège des Jésuites de Tournai ; un exemplaire de la seconde édition (1663), que possède la Bibliothèque de Lille, a été donné au Collège des Jésuites de Malines et porte l'ex libris de van den Block, prêtre de Sainte-Gudule à Bruxelles.

Ajoutons que La Ruine a été, dans sa plus grande partie, traduite en anglais en 1691 par Agnès Moor pour les Bénédictines anglaises de Cambrai ; l'ouvrage, en vingt cahiers, n'est que manuscrit, il est de la main d'une soeur Suzanne Phelyppes.

.CHAPITRE V. Mort de Jeanne. — Son enterrement. — Exhumation en 1784. - Le Père Charles-Louis Richard. — Transfert du corps chez les Dominicains de Lille. — Les successeurs de Jeanne dans la recluserie. — Ses portraits.

Jeanne reçut l'extrême onction et mourut le 19 juillet 1639, à l'âge de cinquante-huit ans et quelques mois.

Le reclus du Moyen âge creusait parfois sa tombe, et une tradition voulait qu'homme ou femme fût inhumé dans sa cellule même.

Mais ces temps ne sont plus. Quatre béguines portèrent Jeanne, le lendemain de sa mort, à Saint-André où elle resta exposée vêtue de son habit de religieuse. Pendant deux jours ce fut une affluence énorme de gens de Lille et des environs, venus vénérer une dernière fois la pauvre recluse. 1

On l'enterra dans l'église, contre l'entrée de la chapelle du Sépulcre, la première à gauche 2, mais il ne paraît pas qu'on y eût marqué l'endroit. Plus tard, les Cambry prièrent André Catulle, devenu archidiacre et chanoine de Tournai, d'y mettre une pierre commémorative. Catulle vint à Lille en 1659, [120] fit ouvrir le tombeau par Jacques Waas, « fossier de l'église », en présence du curé Michel Carpentier — peut-être un parent de Jean Carpentier qui présidait à l'entrée en réclusion ? — et de plusieurs autres témoins 3. Le corps n'était pas décomposé entièrement et il s'en dégageait une odeur suave.

Une seconde exhumation eut lieu en juin 1784, lors de la démolition de Saint-André. Qu'allait-on faire du corps ? Les Dominicaines de l'Abiette, qui habitaient alors la rue de ce nom — sur l'emplacement actuel de la gare — entrèrent en pourparlers avec les magistrats et le prince de Salm-Salm, évêque de Tournai, afin d'avoir chez elles la précieuse dépouille. Pendant les négociations, celle-ci était confiée aux Dominicains de Lille. Finalement les Dominicains la gardèrent dans leur église à eux, rue Basse — la rue a gardé son nom — et une cérémonie très solennelle eut lieu dans cette église le 3 mai 1785, où on l'ensevelit au milieu du choeur près du sanctuaire, dans un caveau fermé par une dalle de marbre blanc avec l'inscription : Cy gît Soeur Jeanne de la Présentation. L'Abiette, pour se dédommager, sollicita et obtint d'avoir la main gauche de Jeanne. Le corps n'avait pas été très endommagé puisque la main, au témoignage du Père Richard, était « encore toute couverte de sa peau très bien conservée » 4.

C'est lors de cette translation que ce Père Charles-Louis Richard, dominicain de Lille, qui devait être fusillé sous la Révolution, fit le panégyrique de [121] Jeanne ; c'est à lui qu'on doit l'édition de sa vie dont nous avons parlé et à laquelle on a joint le dit panégyrique (1785).

Malheureusement l'église des Dominicains d'alors est détruite, elle aussi. Des immeubles sont construits qui recouvrent sans doute les sépultures anciennes, ce sont les Nos 20, 22, 24 de la rue Basse, propriété actuelle de la Treille.

Que devient après Jeanne, la recluserie ?

Une lettre de l'évêque de Tournai, écrite à Lille et datée du 24 juillet 1639, cinq jours donc après a mort de Jeanne, revient sur sa première décision d'en réserver l'usage exclusivement à des recluses. Toutefois il laisse la recluserie à la libre disposition de l'église, à. cette condition, que les dettes de jeanne soient payées. Pierre de Cambry nous dit, dans la seconde édition de la vie de sa soeur (1663), que plusieurs personnes, hommes et femmes, y vécurent successivement. L'une d'elles fut le curé même de Saint-André, qui y mourut « en opinion de sainteté » et l'on peut penser qu'il fut heureux de demeurer là où la pieuse recluse avait habité ; il le dit lui-même dans une lettre (1er août 1659) à Barbe Goudt, probablement une nièce de Jeanne : « Je ne sais assez admirer la vie de celle qui a vécu tant d'années exemplairement au milieu de tant de signalées persécutions, en une petite, mais gentille cellule laquelle depuis sa mort a été occupée par diverses matrones vertueuses, et à présent par deux prêtres, accompagnés par deux autres... ». 5 [122]

Ces indications montrent qu'après Jeanne les occupants furent des personnes de grande piété mais nullement des reclus ou des recluses.



1663 — au moins l'exemplaire de la Bibliothèque nationale à Paris ; l'ouvrage est d'ailleurs fort rare — et une gravure des Estampes, à Paris —celle-ci n'est pas datée, mais elle est pareille —montrent toutes deux un même portrait qui semble être, en retourné, à l'envers, mais présenté en carré, celui des CEuvres spirituelles, qui est, lui, présenté en ovale. Est-ce le même ? de menues différences prouvent que si c'est la même personne, ce n'est pas la même gravure. On peut donc présumer que Corneille van Caukercken, en 1665, s'est inspiré de documents utilisés avant lui et que l'on retrouvera peut-être quelque jour.

On a de Jeanne des portraits, qui n'ont pas étéfaits de son vivant. Le premier en date semble bien être la gravure reproduite dans la première édition de la vie écrite par Pierre de Cambry, que nous avons citée si souvent et dont voici le titre complet : Abbrégé de la vie de Dame Jenne de Cambry, premièrement religieuse de l'ordre de Saint-Augustin à Tournai et depuis soeur Jenne-Marie de la Présentation recluse lez Lille (Anvers, Mesens 1659). Elle a son costume de recluse, celui de l'ordre qu'elle avait rêvé et tient de la main droite un livre — sont-ce les Constitutions ? — de l'autre un crucifix. Upe banderole sort de son col avec ces mots : Anio?meus crucifixus est. La gravure n'est pas signée. Quelques exemplaires de l'ouvrage, dont celui de la Bibliothèque nationale, à Paris, n'ont pas cette gravure.

Un portrait analogue, mais gravé et signé par Corneille van Caukercken (né vers 1625, mort en 1680), se retrouve dans les Oeuvres spirituelles...Tournai, 1665. Il a pu être inspiré du premier, mais, outre de notables différences, il est d'une tout autre facture, infiniment plus distingué, plus fin, plus personnel. Il a de la race.* [* Nous le donnons en tête de la présente étude.]

Entre les deux, la seconde édition de l'Abrégé… - au moins l’exemplaire de la Bibliothèque nationale à Paris ; l’ouvrage est d’ailleurs fort rare – et une gravure des Estampes, à Paris - celle-ci n’est pas datée mais elle est pareille – montrent toutes deux un mêm eportrait qui semble être, en retourné, à l’envers, mais présenté en carré, celui des Oeuvres spirituelles…, qui est, lui, présenté en ovale. Est-ce le même ? De menues différen,ces prouvent que si c’est la même personne, ce n’est pas la même gravure. On peut donc présumer que Corneille van Caukercken, en 1665, s’est inspiré de documents utilisés avant lui et que l’on retrouvera peut-être quelque jour.

Un autre portrait encore, de dimensions plus petites, fut gravé dans le courant du dix-huitième siècle par un artiste connu de Lille, Jean-Chrysostome-Donat Merché (1715-1759) et a servi à l'édition abrégée du Père Charles-Louis Richard. Jeanne se présente, comme dans l'Abrégé... 1663 en retourné, mais n'a pas de banderolle. D'autres détails manquent aussi. L'oeuvre est très jolie et fine. Elle est signée.

Merché est mort en 1759, sa gravure figure dans un livre de 1785. On s'intéresse donc à Jeanne dans le courant même de ce dix-huitième siècle. La gravure de Merché devait-elle illustrer une publication antérieure au livre du Père Richard, vie ou oeuvres, et restée en suspens ? C'est plus que probable.

Hélyot, et d'après lui Tiron, dans leurs dictionnaires des Ordres religieux et militaires, ont donné [124] des portraits de Jeanne en pied, comme représentante, quoiqu'unique, de son ordre de la Présentation de Notre-Dame. Celui de Tiron (1845) est en couleur, faussement indiqué d'ailleurs comme visitandine en Flandre.

Celui d'Hélyot est plus intéressant par la date : 1715 (Hélyot : Dictionnaire ... Paris, Coignard 1715, tome IV, p. 338). Sous le titre : Religieuse de l'ordre de la Présentation de Notre-Dame en Flandre, Hélyot donne une gravure de Duflos ; le visage est quelconque comme tous ceux du livre, mais l'attitude est celle que nous connaissons, crucifix dans la main droite, livre dans l'autre. Elle est en pied. Hélyot tient Jeanne pour une visionnaire puisque l'ordre n'a pas existé, mais il en parle tout de même, l'habille comme elle était, et la gravure, sans être un portrait, ne peut s'appliquer qu'à sa personne propre. L'édition de 1792 donne la même gravure —plus fine, semble-t-il — sur laquelle on a passé quelques couleurs.

Sera-t-elle un jour béatifiée ? A-t-elle fait des miracles ? Pierre en signale un en 1660, entre les deux éditions de sa biographie, la guérison d'Isabeau Platteau, veuve de Nicolas Desmarets, malade depuis vingt et un ans d'une hernie ; des enquêtes médicales à Lille, Renaix, Ath, Courtrai, concluent à une intervention surnaturelle. L'intérêt pour nous est ailleurs. Les miracles peuvent être des signes de sainteté, ils n'en sont pas les signes essentiels et principaux 6. Ceux-ci restent toujours les mêmes : [125] l'abnégation, la conformité à la volonté de Dieu, dont on a parlé et dont on parlera, tant qu'il y aura des âmes à sanctifier. Il est clair qu'on ne naît pas ainsi. « La sainteté demeure toujours une âpre conquête, et ne se trouve pas, comme la royauté, dans le berceau des dauphins » 7. Et même quand l'âme a tout conquis elle est encore accablée par le sentiment de son indigence, par la crainte du jugement, de la justice immuable et parfaite de son créateur. Elle aime Dieu, mais, parce qu'elle ne sent pas qu'elle aime, elle croit que Dieu n'en est pas touché. Dieu, dit-elle, nous a faits à son image : que penserions-nous d'un ami très cher qui viendrait à nous sans la tendresse et sans l'élan qui sont l'expression naturelle de tout amour humain ?

Si Dieu nous a faits à son image — image bien déformée depuis, avouons-le ! — ne faisons-nous pas Dieu à la nôtre ? Non, non, l'âme ne sent pas qu'elle aime, mais elle le sait. Elle se répète et elle sait que c'est bien à lui qu'elle a livré sa volonté, sa liberté et sa vie. C'est tout ce qu'elle possède, et Dieu n'en demande pas plus ! C'est vraiment là ce qui a fait les saints, ce qui peut faire de chacun de nous des amis de Dieu. Et c'est de ce don de soi qu'a parlé le pauvre petite recluse d'autrefois dans un mot lumineux : « Tout sera mesuré au pied de l'amour ».



.ANNEXE

.La réclusion religieuse en général. — Les recluses ei Belgique au dix-septième siècle. — Quelques exemples — Marguerite Gramaye à Bruxelles, Suzanne à Anvers Magdeleine de Trazegnies à Gand. — Marguerite vol Luschen à Luxembourg. — Maria a Santa Teresia Malines.

Comme on l'a vu340. la pratique de la vie de solitude est venue d'Orient, et, comparés aux solitaires d l'ancienne Asie, les Pères du désert sont presque modernes. Cette ascèse ne procède donc pas du christianisme, bien que celui-ci ait su en tirer part: et n'est pas une idée proprement chrétienne, bien qu'elle favorise l'état de contemplation, l'esprit de l'Église tendant plutôt vers la prière et la vie en commun.

Saint Antoine, le grand patriarche de la Thébaïde, est devenu le patron des reclus, comme sainte Synclétique, née à Alexandrie, est la patronne de: recluses ; l'un et l'autre vécurent, dit-on, chacun dans son tombeau. Le sable chaud et sec conserva longtemps ces vivants papyrus. Synclétique mourus à quatre vingt quatre ans. [128]

C'est le Moyen-âge qui vit dans nos pays la plus grande efflorescence de cette forme de piété. Solitude, pauvreté, prière, voeu aussi de stabilité, telles en étaient les conditions. L'on pense si l'Église dut être prudente sur la réclusion des fidèles, des femmes surtout. Disons tout de suite que cette pratique a toujours été volontaire — sauf quelques très rares cas de punition — ce qui la distingue de la séquestration. L'Église ne l'a jamais, à proprement parler, encouragée ni proposée en exemple, encore que reconnaissant les fruits de sainteté qu'en retirait le peuple d'alors, elle l'ait tolérée, bénie et même consacrée : l'évêque, en effet, avait droit de juridiction sur le reclus séculier.

Les évêques ne créaient pas au hasard les recluseries. Construites par un premier occupant ou pour lui, elles passaient au successeur homme ou femme. Dans les temps modernes on donnait la préférence à la servante de la recluse si elle en avait envie, ou si la recluse la désignait d'avance. Écartons cependant toute idée de métier, de profession ; on n'était pas reclus comme on est tailleur ou notaire. Les personnes qui se sentaient attirées par ce genre de vie devaient demander, solliciter leur admission, l'attendre parfois des années, et pouvaient très bien se la voir refuser. Certaines subissaient un stage d'essai. On s'assurait ainsi de leur santé, de la solidité de leurs dispositions, de leur degré de résistance à une vie spéciale. Souvent des religieuses finis-[129]saient leurs jours dans la réclusion, et en ce cas y gardaient leur règle.

Cette existence, dans nos pays, tenait de celle des ermites et de celle des béguines 1. Elle répondait à cette nostalgie du recueillement dont souffrent les travailleurs de la pensée même profane341. Les âmes comme les esprits ont soif de ce recueillement, même lorsqu'en apparence elles semblent s'y dérober. Elles ont malgré elles besoin d'une détente qui n'est possible que dans le silence. Cependant ce silence, cette paix ne sont pas un but. Pour le reclus, c'est l'acheminement vers la rencontre avec Dieu, vers l'intimité avec Dieu, plus complète d'être dégagée des accidents extérieurs, vers la fin à laquelle il tend, qui est l'union parfaite. Le reclus se trouvait porté sans effort, dans cette solitude parmi les foules, à prier beaucoup. Il priait de nombreuses heures du jour et de la nuit, gestes et pensées se complétaient dans cet élan continu et naturel à regarder plus haut que soi vers Dieu ; et c'est en ce sens que, selon une jolie et juste pensée, le reclus est un être vertical. 2

Comme dans toutes les relations d'amour entre l'homme et Dieu, l'homme ici n'a rien d'égoïste ; il y a trop peu, dans cette existence, pour la nature, même au point de vue spirituel. Ou plutôt, comme l'observe M. Ernest Seillière au sujet des anthropocentristes chers à Bremond, ils sont égoïstes si l'on veut, mais ils sont singulièrement salutaires à la société dont ils font partie 3. [130]

Encore une fois gardons-nous d'une vaine curiosité, et souvenons-nous du caractère éminemment religieux de cette vocation. Elle n'était ni inhumaine ni exaltée, ne visait pas à tendre à l'excès les ressorts de la nature et de l'âme, et n'aurait jamais été approuvée si elle avait eu pour source une sorte d'auto-suggestion que de lointaines ascendances orientales pourraient évoquer.

Il y avait des degrés dans la sévérité de la réclusion. Le Moyen-âge souvent porté aux extrêmes, en bien et en mal, nous offre des exemples effarants. La solitude du reclus d'alors était telle, malgré qu'on lui apportât des aumônes, qu'il pouvait passer de vie à trépas sans que personne le sût. Le cas a dû se présenter, puisqu'on disait parfois, par anticipation, les formules de l'Extrême-onction à l'entrée en réclusion, ainsi que les prières pour les morts 4.

Une règle, peut-être moins ancienne, invite le reclus à creuser dans sa cellule sa propre fosse 5. D'ailleurs, rites et prières varient suivant les temps et les lieux.

Anciennement les recluseries étaient bâties à l'entrée des villes, à l'entrée des ponts. Toulouse en avait autour d'elle une couronne. Le pont de la Recluse à Riom, ainsi dénommé dans un document de 1592, a son pendant par toute la France. Lyon, Strasbourg, Anvers, Liége, Norwich « entretinrent pendant des siècles une succession de reclus et de recluses » dans les mêmes recluseries 6. Le pont Sainte-Christine à Saint-Flour avait sa reclu-[131]serie que les crues terribles du Lander, un sous-affluent du Lot, coupaient de toute communication. Et cela par des hivers de six mois et comme aujourd'hui des 30 degrés de froid. Un certain Jean Richard y vécut quinze ans. Sa célébrité ne vient pas de là, mais d'un incident unique dans l'histoire des reclus : il en sortit pour écouter une prédication du grand dominicain espagnol saint Vincent Ferrier (1416), fait tellement inouï que les registres de la ville en datent une de leurs dépenses : lo jour que lo Reclus sortit per auzir los sermos de Me Vincens. 7

Sainte Colette fut quatre ans recluse et n'en sortit que par la permission du pape, pour réformer les clarisses. Des cas analogues existent, extrêmement rares : Raban Maur, saint Malachie, etc. 8

De nombreuses règles pour les reclus ont été écrites soit par des évêques, soit par des moines pour des parents, ou des fils, des filles spirituels. Celles faites pour les hommes ont souvent servi aux femmes. La plus ancienne est celle de Grimlaïc, qui aurait vécu dans le diocèse de Metz, vers le dizième siècle. Les plus importantes sont celles du cistercien Aelred, abbé de Rievaulx dans le Yorkshire (t 1167), et un peu plus tard l'Ancren Riwle, la Règle des Recluses, écrite pour trois soeurs par un auteur encore inconnu, et que la récente traduction de Dom Gabriel Meunier a mise à la portée des lecteurs français. Il y eut des réglements postérieurs, des livres même, écrits spécialement pour les recluses, comme ceux de [132] Walter Hilton et de Richard Rolle, au quatorzième siècle, mais il arrive parfois qu'ils sont inspirés de réglements plus anciens.

Les ouvertures des logettes ont beaucoup préoccupé les « faiseurs de règles ». Il ne s'agit pas de la porte, puisque celle-ci est à jamais fermée, soit par l'évêque ou l'abbé qui apposent leur sceau sur le trou de la serrure, soit par le maçon qui le bouche, au moins au Moyen âge 9. Mais il reste les fenêtres. Les supérieurs y voyaient un danger permanent de dissipation. Et l'on se rend compte, à la minutie de leurs instructions aux recluses, qu'ils connaissaient, comme on dit, « le cru et le cuit sur leur compte ». Ces femmes, il s'en faut, n'étaient pas tenues au silence, et alors, gare aux yeux indiscrets ! « Ce n'est pas parce que je regarde un homme que je suis prête à lui sauter au cou ». Hélas ! Dieu sait qu'on a vu pire, ajoutera l'Ancren Riwle. Elles étaient la chose d'une ville, on venait aux heures permises s'entretenir avec elles. Pour les visites, on aveuglait d'un rideau noir à croix blanches le guichet perfide, mais les propos de sacristie pouvaient dégénérer en potins légers et de là, un pas seulement à franchir et un humoriste aura beau jeu à voir dans les recluses du Moyen-âge la matière des fabliaux 10.

L'Ancren Riwle est un véritable traité de perfection, instruisant les recluses sur les vertus, les tentations, la prière, les sacrements. Les soins corporels y ont aussi leur place. Elle permet de se faire couper [133]342 — les cheveux quatre fois l'an, de se faire saigner quatre fois aussi, plus si c'est nécessaire. On peut s'en passer ? eh bien on s'en passera. La saignée faite on ne travaillera à rien de fatigant pendant trois jours. En cas de dépression, malaises, maladie, on prendra carrément le repos voulu, afin de mieux servir Dieu, ajoute le texte, pour les gens trop prompts aux austérités — et aussi pour les autres —. Et quant à la toilette : « Lavez-vous toutes les fois que c'est nécessaire, aussi souvent qu'il vous plaira... » Le bain n'est pas, comme on pourrait le penser, un privilège de l'insulaire, la règle de Grimlaic prescrivant dans les cellules occupées par un prêtre un cuvier pour qu'il s'y baignât 11. Les laïques et les femmes en usaient-ils ? On frémit de la parcimonie probable des ablutions, auxquelles devait suffire, dans bien des endroits, la cruche irrégulièrement remplie d'eau à boire. Du reste, l'exemple n'est pas unique de cette pieuse Irlandaise qui refusait de se laver même la figure 12.

Des réglements existent aussi pour la compagne des recluses, car celles-ci avaient pour la plupart une servante. Le réglement était assez serré, ces personnes devant frayer avec le monde extérieur, quêter au dehors nourriture et aumônes, — ces dernières retournant d'ailleurs aux pauvres. La servante idéale, c'est une pieuse fille qui reçoit comme gages l'entretien, la nourriture — qui est là au pair, dirait-on de nos jours — et la miséricorde de Dieu. Elle a les cheveux tondus, une coiffe qui [134] descend très bas, une collerette qui monte très haut, un voile qui lui couvre le visage quand elle parle à un homme. 13

Les reclus n'ont pas habituellement de compagnons logeant dans la recluserie. L'ami dévoué qui quêtait pour eux s'appelait, en France, « l'homme du bassin ».

Un réglement, déjà fort ancien au temps d'Haeften (1644) qui le transcrit — il paraît être du douzième siècle 14 - s'applique aux reclus d'un monastère bénédictin de Bavière, l'abbaye de Paumburg. Il est probable — l'auteur y fait d'ailleurs allusion — que par de nombreux côtés il s'applique aux recluses qui vivaient anciennement contre les monastères de cet ordre, au Mont Saint-Disibode par exemple, à Saint-Gall, à Verdun et ailleurs. L'abbé seul avait accès auprès d'elles. La recluserie n'est pas en plein vent, elle est accolée au monastère ou à l'église, et n'oublions pas que l'occupant est moine ou moniale de cet ordre. S'il en sort, il s'expose à la damnation. La recluserie (inclusa) doit être en pierre et mesurer douze pieds de long sur douze de large, avoir trois fenêtres : une contre le choeur, pour communier et suivre l'office, une à l'opposé par laquelle on passe les vivres ; la troisième, en verre ou en corne, la seule qui donne du jour, sera toujours fermée. Celle des vivres sera combinée de telle façon qu'on puisse l'ouvrir sans passer la tête au dedans ou au dehors. Le reclus aura à son usage trois récipients : marmite, écuelle et gobelet. Après tierce il passera marmite et gobelet par la fenêtre et les y laissera pour recevoir la nourriture et la boisson. A none, il viendra voir s'ils sont remplis. Si oui, il s'assied à la fenêtre et prend son repas. Si non, eh bien ! il ne mangera pas ce jour-là et rendra à Dieu les mêmes grâces.

Il aura tunique et manteau, voire même une fourrure s'il en a la permission. Il vivra et dormira avec cela — car pour le feu qu'il n'y compte pas, le seul feu permis est celui qui allume sa chandelle. Il aura matelas et oreiller. Il creusera sa propre fosse. Il jeûnera les lundi, mercredi et vendredi au pain et à l'eau, les autres jours mangera quatre fois mais d'un plat seulement — et sans doute du même — pommes et poires sont permises. Les dimanches et fêtes, le lait, grand luxe, est admis. Le reclus gardera le silence, sauf, s'il tient absolument à parler, entre none et vêpres. Comme prières, trois cent cinquante pater, autant de Veni Sancte Spiritus et tout ce que sa dévotion lui suggère en l'honnneur de la Sainte Vierge. La nuit, il récitera les Psaumes s'il les sait, sinon trois cents pater, et communiera le dimanche 15.

Et voilà : une fosse creusée par son futur client n'a pas plus d'importance pour ces natures saines qu'un détail ménager. Dans l'ordre où nos esprits compliqués, oublieux de la vraie vie, ont placé la mort, cela peut paraître une mise en scène sinistre. Mais au fond, n'est-ce pas nous qui avons tort ?

Il a certainement existé des règles flamandes. Cependant on n'en connaît qu'une ancienne, découverte il y a peu d'années par M. l'abbé Prims au hasard de sagaces et patientes recherches, à l'archevêché de Malines. Ce n'est pas faute de reclus, on a au contraire observé que le pays flamand en possédait beaucoup, alors qu'en pays wallon prévalent les ermites. Les réglements se seront peut-être égarés.

Le document en question est une copie, faite au seizième siècle par une main de femme, d'un réglement bien antérieur, remontant peut-être au quinzième siècle. On n'en connaît pas de traduction 16. L'évêque d'Anvers l'a consulté en 1624 et s'en est manifestement servi pour composer des réglements nouveaux, ainsi que nous le verrons plus tard.

Dans cette règle il n'est guère question, comme dans l'Ancren Riwle, de vie spirituelle ou d'instructions sur les voies de Dieu. Elle concerne la recluserie proprement dite et la vie qu'on y mène. Elle est fort longue et nous n'en résumerons que les traits principaux, peu clairs d'ailleurs en certains endroits.

Nulle personne d'un sexe différent de celui du reclus ne stationnera devant la porte, et n'entrera dans la recluserie. A celle-ci sera accolée un petit parloir, sorte de porterie, où le visiteur se tiendra, parlant par la fenêtre de communication sans voir le reclus ni être vu de lui. Et même, il y aura entre ce parloir et le reclus une pièce intermédiaire, interdite au reclus. Le confesseur est assimilé aux visiteurs ordinaires. Cependant en cas de maladie du pénitent il pourra confesser et donner la communion à l'intérieur.

Un travail indispensable pourra être exécuté, avec l'assentiment du curé, ou du supérieur choisi par l'évêque. Mais le reclus évitera de se rencontrer avec les ouvriers ; tout devra se faire par l'entremise du serviteur ou de la servante. Si jamais le reclus entrait chez le serviteur ou la servante, seul l'évêque pourrait l'en absoudre.

A minuit on lira matines. Prime et tierce seront lus ensemble, de même sexte et none, mais vêpres et complies séparément, et à l'heure habituelle.

Silence en été entre le coucher et le lever du soleil. En hiver, c'est-à-dire de la Saint Bavon – ler Octobre — à Pâques, entre les grâces du soir et le lever du soleil.

Avant et après le repas, on dira à genoux trois pater et trois ave.

Pendant le repas, silence. On songera à la Cène. Si on doit parler, ce sera de Dieu. La nourriture superflue ira aux pauvres, et tout de suite, car on ne gardera rien dans la cellule la nuit en fait de vivres, si ce n'est ce que mangerait une mouche ou un moineau.

On n'aura ni pots de cuivre, ni gobelets, ni encriers, godets ou récipients d'aucune sorte. Ce sont des choses terrestres dont le pauvre se passe. Si [138] elles sont données en cadeau à la personne recluse elle les gardera par charité mais n'en usera pas.

Si la recluserie tombe en ruines, la personne enfermée ne peut la quitter sans la permission de l'évêque, ou du chapitre dont elle dépend. Elle restera isolée du monde pendant les travaux. Si on ne fait pas ces travaux, elle tâchera de trouver une autre recluserie. Si elle se rend volontairement libre, tout le temps qu'elle le sera, elle est sous la malédiction du pape.

L'endroit où elle couche ne peut dépasser l'espace de deux bras étendus. Malade, elle pourra coucher dans une pièce plus grande.

La recluserie réglementaire ne peut avoir plus de trois fenêtres, assez étroites pour empêcher le passage de qui que ce soit. L'une sert à la communion, la seconde est celle de la chambre à coucher, la dernière sert de communication avec les gens du dehors.

Devant chaque fenêtre pendra une toile opaque et noire, afin que personne ne voie le reclus, ni lui personne. Ainsi l'on résistera mieux à l'immortification du coeur, aux intrigues du Malin, de la nature, tant — et surtout — extérieure qu'intérieure.

On fera voeu de pauvreté volontaire, les biens spirituels étant plus précieux que les biens terrestres. De ceux-ci on prendra le strict nécessaire pour soutenir le moral et la nature dans le service de Dieu. Le curé veillera de près à la pratique de cette pauvreté avant d'absoudre en confession — car dans [139] plusieurs cas, son absolution serait insuffisante à purifier le pénitent.

Sur la confession il est dit : qu'on pèche gravement en choisissant sans permission un confesseur autre que le curé ou le prêtre désigné par le curé. Il ne faut pas risquer de tomber sur un prêtre indigne, ce qui pourrait fort bien arriver, le diable et la nature étant pleins de malice.

Les personnes recluses mèneront une vie solitaire, isolée, séquestrée, séparée de toute créature. S'il y en a deux sous le même toit elles ne peuvent se voir, se parler, se promener, s'asseoir, coucher l'une près de l'autre.

Et cela finit sur ceci :

Ces personnes se feront lire cette règle par le curé, en principe tous les quatorze jours ; si le curé n'est pas libre, elles devront se faire permettre de la lire elles-mêmes.



On croirait que cette existence isolée, monotone, sédentaire, pesait sur le moral et le physique. Mais non, on est forcé de constater que l'absence de soins corporels ne nuisait en tous cas point à. la santé, et ne raccourcissait pas la vie. Certaines recluseries ont bien paru fatales à leurs occupants, telle celle de Saint-Flour, où vers 1400, il en mourut quatre en quelques mois. C'est l'exception. A Paris, dans la cellule des Innocents, Alix la Bourgotte vécut quarante-six ans (t 1470), dans celle de Chaillot Jean de Houssai vécut également quarante-six ans, il est mort au dix-septième siècle (1609). 17 [140]

A Utrecht, une célèbre soeur Bertke habita cinquante-sept ans une recluserie adossée au Buurkerk (1457-1514) 18. A son propos, les Bollandistes citent en entier une règle latine destinée non à des reclus mais à des chanoines réguliers et des ermites de Saint Adalbert ; cette règle paraît ne jamais avoir été approuvée ; mais le fait qu'elle se trouve là, montre que les savants du dix-septième siècle pensaient que Bertke a pu suivre cette règle, dans ce qu'elle avait d'assimilable à son sexe et à son caractère.

A Louvain, vivait dans la recluserie de Saint-Michel une femme d'Oosterwyck, Jeanne de Beer, qui y était depuis quarante deux ans déjà au moment où Molanus, qui mourut en 1585, la mentionne. Et la soeur Pascale, y avait précédemment passé cinquante ans. A Tongres, la Mère Aleyde mourut après quarante ans de réclusion (1550) dans la recluserie de Saint-Jean 19. Et ceci est en plein seizième siècle, nous sommes loin de l'Orient et de « l'hospitalité du sable », le Moyen-âge même et ses santés de fer sont passés depuis longtemps. On hésite à continuer. Ces chiffres suggèrent une idée de gageure, de record, quelque chose comme une prouesse sportive, et dans cet ordre d'idées trop moderne, finissons par la championne des recluses, une certaine Agnès du Rochier, qui demeura dans la recluserie de Sainte-Opportune à Paris — l'actuel quartier des Halles — de dix-huit à quatre-vingt-dix-huit ans (1403-1483) 20. [141]

En Belgique, l'époque la plus fertile en recluses semble être le quinzième siècle, et cela surtout dans la province de Liége. On les appelait les empirrées, mot wallon qui veut dire empierrée, murée 21. La plus connue remonte au Moyen-âge, c'est une certaine Eve, morte vers 1265, dans la recluserie de Saint-Martin à Liége, après trente ans au moins de réclusion ; elle fut l'amie et le plus ferme appui de sainte Julienne du Mont Cornillon. Elle ne s'était faite recluse que moyennant la visite annuelle de Julienne. Et celle-ci pour ne pas grever le budget de son amie, apportait de quoi manger. Ce n'est pas lourd : quelques pois, dit un vieux biographe, à peine pour un pigeonneau. 22

A Namur, « l'empiérée de Herbatte », signalée dès 1355, avait ses donateurs attitrés : la ville entretenait la logette — dressée contre l'église Saint-Nicolas — les souverains fournissaient le bois de chauffage, le chapitre de Saint-Aubin donnait, pendant le carême, deux pains trois fois par semaine, ainsi que l'indiquent les actes capitulaires de 1490. Dans cette recluserie modèle, les reclus hommes semblent avoir eu une baignoire, ou du moins ils pouvaient en avoir une 23. On rebâtit l'Herbatte au seizième siècle.

Autour de Louvain et dans la ville il a existé cinq recluseries : une à Héverlé, une à Oesterhem, une à Hoven et deux à Louvain : celle de Saint-Michel dont il a été parlé plus haut et celle de Saint-Jacques. [142]

Tout porte à croire que ces reclus et ces recluses vivaient en Belgique comme ailleurs dans des conditions apparemment semblables. Mais alors qu'en France, en Angleterre, en Espagne, les recluseries tombent et peu à peu disparaissent* [* Pavy cite deux reclus en France au dix-septième siècle : Marguerite la Barge morte à Lyon en 1692, dans la recluserie de Saint-Irénée, et Nicolas de la Boissière mort à Paris au Mont-Valérien, en 1669. Il y eut des recluses aussi à Lille, sur la paroisse Sainte-Catherine.],

on voit en Belgique persister les recluseries existantes ; de plus, il s'en consolide d'anciennes, et surtout il s'en construit de nouvelles. Cela surprendra moins si l'on songe qu'à Louvain même, la dernière recluse de Saint-Jacques est morte, non pas au dix-septième siècle, mais à la fin du dix-huitième, en 1789, et que les décrets impériaux de 1783 exigèrent des reclus, comme des moines et des religieux, l'abandon de leur nom, de leur costume et de leurs lieux d'habitation. 24

A Bruxelles, l'église du Sablon eut sa recluserie, bâtie en 1605 par Marguerite Gramaye pour elle-même 25. Plusieurs membres de sa famille ont leur tombeau au Sablon. Ces Gramaye, d'origine piémontaise, vinrent de Savoie à Bruxelles au seizième siècle. Le premier, Pierre, était page de Marguerite d'Autriche. Un de ses petits-fils, Gérard, l'ami d'Antoine van Stralen et de Melchior Schetz, fut au milieu du seizième siècle un des grands spéculateurs d'Anvers. Ruinés par leurs prêts à Philippe II, lui et sa famille moururent presque pauvres. Ils étaient neuf [143] frères et soeurs, dont deux surtout nous intéressent, Jacques et Thomas. Jacques, marié à Marie Stalpaert van de Wiele eut neuf enfants, dont une fille, Suzanne, qui fut recluse à Anvers. Thomas, conseiller et receveur général de Gueldre, eut deux de ses filles enterrées au Sablon ainsi qu'Anne Gielis, sa troisième femme ; une des filles de ce troisième mariage est Marguerite Gramaye, notre recluse du Sablon ; un de ses fils, Jean-Baptiste Gramaye, devint prêtre, historiographe de la cour et cumula toutes sortes de dignités et de prébendes.

Marguerite était demoiselle d'honneur de la comtesse de Bucquoy. Elle obtint de l'évêque l'autorisation requise à la condition qu'on ne tolèrerait pas dans la recluserie plus de trois recluses à la fois. La logette, accolée à l'église (côté du Petit Sablon, alors cimetière) regardait le midi. Démolie jadis, on l'a refaite au siècle dernier, sans toutefois rétablir la fenêtre qui donnait sur la nef. Marguerite Gramaye doit e y demourer sa vie mortelle durante » avec une fille dévote à son service. Ensuite la recluserie pourra être donnée à une fille bonne et dévote, toutefois avec option pour la servante de Marguerite ; puis,à la plus proche parente de la dite Marguerite, enfin elle devra revenir aux soeurs de l'hôpital Saint-Jean, d'où dépendait Notre-Dame du Sablon.

A Bruxelles encore, une ancienne servante ou nourrice des enfants de don Louis de Velasco, Marie Madeleine Hanegrave, déjà recluse, munie de l'assentiment de Mathias Hovius, archevêque de [144] Malines, demanda au chapitre de Sainte-Gudule la construction d'une « cluse » comme on disait aussi, contre la chapelle du Saint-Sacrement de Miracle. Le chapitre refusa (1607). Peut-être jugea-t-il qu'étant recluse déjà, la candidate n'avait pas besoin de changer de maison 26.

Un registre du doyenné de Bruxelles en 1597 mentionne la présence d'une recluse, Marie de Wauzin, et de sa servante, à Schaerbeek 27.

A Anderlecht, faubourg actuel de Bruxelles, il ne reste rien de la logette contiguë à l'église, logette rebâtie en 1607 par une recluse, Élisabeth Parys, morte en 1648. A Saint-Gilles, les recluses habitaient le cimetière et recevaient des religieuses de Forêt deux pots et demi de bière par semaine. Ceci se passe il est vrai au quatorzième siècle. Mais en 1673, la maison du sacristain ayant brûlé, on lui promit l'usage de la recluserie, toujours habitée, sitôt la mort de la recluse 28.

Disons tout de suite que ce n'est pas leur état de sepolte vive qui les rapprochait ainsi des vrais morts. Les cimetières étaient d'ordinaire contigus à l'église : d'autre part les recluseries des temps modernes — relativement modernes — devaient donner sur l'église. De là l'obligation pour les reclus de construire sur le cimetière même.

Dans ce qui est le Hainaut actuel, Belceil eut une recluse carmélitaine, la vénérable soeur Pauline le Petit, morte en 1641 à quatre vingt-deux ans. Une dalle de cuivre conservée à la sacristie rappelle les [145] donations de Jean Moulin, mort en 1617, chapelain de la chapelle castrale de Belceil, en faveur de l'église, des pauvres, de l'école et de la recluse de l'endroit, qui n'était peut-être pas encore, en 1617, la soeur Pauline. A plusieurs reprises, entre 1601 et 1627, des aumônes furent faites à la recluse, à l'occasion d'un décès dans la paroisse.

A Mons on ne connaît que deux recluses, à quatre cents ans d'intervalle. La première était à Cantimpré en 1270, l'autre à Saint-Nicolas en 1607. L'arrivée de celle-ci fut un événement dans la ville. C'est une certaine Constance Middeldoncq. Elle semble être hollandaise, fit ses voeux entre les mains de Buisseret alors doyen de Notre-Dame de Cambrai et depuis archevêque. La première pierre de la recluserie fut posée par Philippe Hannotin, curé de Saint-Nicolas, dans le cimetière de l'église. Constance vécut là vingt ans et y mourut en 1627. Les deux chroniqueurs contemporains qui en parlent l'ont connue, et des actes montrent les dons généreux des chanoinesses de Sainte-Waudru à Constance en 160o, 1601, 1604, 1607 29.

Les évêques variaient à leur gré la manière de vivre des recluses, selon les habitudes locales. Considérées comme des religieuses, elles faisaient, comme d'ailleurs les reclus, les voeux ordinaires de religion, et en plus, celui de clôture perpétuelle. La pauvreté rigoureuse restait prescrite, elles devaient vivre de leur travail ou de la charité publique et si les provisions du jour excédaient le strict nécessaire, la ser-[146]vante, nous le savons, était tenue de donner le sur plus aux indigents. Elles ne devaient recevoir ni lettres ni cadeaux. Cependant, en bien des endroits elles gardaient leur fortune, mais sans en user. Des âmes charitables ont fait pour elles des fondations, suffisantes pour l'entretien de la logette. Au quinzième siècle, le chapitre de la collégiale de Saint-Jean l'Évangéliste à Liége payait une redevance annuelle aux recluses de Saint-Martin-en-Ile, Saint-Servais, Sainte-Catherine, Saint-Thomas, Saint-Re-macle-au-Pont. A Louvain, cent ans plus tard, chacune des cinq recluses dont nous avons parlé recevait par testament d'un pieux donateur, vingt sous par an. On tenait le geste pour élégant. de ces ermites qui vivaient encore dans le Limbourg en 1870 81.

Ces aumônes avaient un caractère privé. Mais à Cologne, une organisation particulière établie pour toutes les recluseries de la ville, fournissait une sorte de dot destinée aux recluses le jour de leur profession 30.

La recluserie de Saint-Hilaire, à Maestricht, est encore habitée en 1632. Celle de Kinrode, dans le Limbourg, l'est à la fin du dix-huitième siècle. C'était un reste du premier couvent de femmes de l'ordre du Saint-Sépulcre, lesquelles avaient dû être jadis transférées à Mazeyck. Notons à ce propos, qu'une recluserie creusée dans une grotte, affectée aux hommes, existait à Bemelen (Limbourg) en 1870 avec cuisine, chambre, four, le dernier reclus y étant mort en 1804. Mais ce reclus semble plutôt avoir été un [147] dde ces ermites qui vivaient encore dans le Limbourg en 1870 31.

A Namur, dans la recluserie de Saint-Nicolas dont il a été parlé, vivait en 1613 Jeanne Goffart ; on le sait par la cession à cette date d'une petite rente qu'elle donna aux soeurs de Saint-François qui s'appelleront plus tard les Récollectines. Et les dernières recluses connues de cette même paroisse sont Yo-lenne de Waha et Catherine Bériot. Elles vivent ensemble, et ici les biens terrestres reprennent leurs exigences : Yolenne après avoir poursuivi en justice le paiement de cinquante florins, laissait un petit bien à ses frères et beau-frère, et un autre, plus consistant, à sa compagne (1651). Celle-ci fit valoir ses droits avec une âpreté toute séculière Il fallut trois ans de pourparlers pour aboutir à une transaction : les parents de Yolenne renoncèrent à leurs prétentions, sous réserve que Catherine leur céderait une autre rente. Catherine resta recluse au moins jusqu'à 1661.

La rue de l'Ermitage, à Gand, rappelle l'existence d'un reclus qui demeura, assure-t-on, jusqu'à Joseph II. Peut-être eût-il eu des successeurs sans les lois d'alors.

On sait par les comptes de la ville que de nombreuses recluseries existaient à Gand autrefois (quatorzième et quinzième siècles). A l'époque qui nous occupe, la recluse la plus connue est une femme du monde, Magdeleine de Trazegnies, fille de Charles de Trazegnies et de Silly, et de Marie de Panant.[148 ] Fille d'honneur de l'Infante Isabelle, elle quitta la cour à l'âge de trente-huit ans et les archives de Gand possèdent la lettre que l'Infante écrivit aux échevins pour leur annoncer d'une part la vocation de Magdeleine, de l'autre son intention à elle de lui assigner « 500 livres du prix de 40 gros de notre monnaie de Flandre, la livre de pension par an sa vie naturelle durant » (18 avril 1603).

Une recluserie existait, contiguë à l'église Saint-Sauveur. Mais Magdeleine, cédant à la fabrique une maison située au chevet de l'église, acheta un terrain où elle fit bâtir, contre l'église aussi, une logette à son idée. Elle vécut là avec Marie Cardon, sa servante, pendant trente-neuf ans et mourut en 1642 en odeur de sainteté. Une épitaphe latine à Saint-Sauveur, dans la chapelle Saint- Joseph, indique le lieu où reposent ses restes. 32

On a lieu de croire que le service de Marie Cardon ne lui fut pas toujours agréable. Elle eut sûrement la permission d'écrire, car sa correspondance avec l'Infante, conservée par Chiflet, prend des porportions considérables. Ses lettres sont à Besançon, ainsi que quelques missives de l'Infante qui lui arrivaient soit par madame de la Feira, soit par son confesseur, qui est probablement Bernard de Montgaillard, abbé d'Orval.

Ces énumérations trop sèches ne sont ici qu'à titre documentaire. Les autres recluses dont nous allons parler à, présent, peu connues aussi, ont cependant [149] leur histoire. L'une habite Luxembourg, les deux autres sont d'Anvers et de Malines.

La première, soeur Marguerite, intéresse à plusieurs titres la Belgique. D'abord c'est à Anvers que s'affermit sa foi catholique. Ensuite la ville de Luxembourg, qui faisait partie de l'archidiocèse de Trèves, relevait au dix-septième siècle, comme les Pays-Bas, du régime espagnol.

L'église du Saint-Esprit — dont l'emplacement a gardé le nom —, contre laquelle se trouvait sa recluserie, n'existe plus et celle des Franciscains, où elle fut inhumée, a subi le même sort. Les restes de Marguerite doivent se trouver sous la place Guillaume actuelle, que le peuple appelle encore Knuod-lergart, ou Knuodler, c'est-à-dire Jardin des Cordeliers, en souvenir des Franciscains. Son histoire est assez curieuse pour nous retenir quelques instants.

Ses contemporains, au moins à Luxembourg, ignorèrent complètement sa personnalité réelle qu'elle tenait à garder secrète. Ce mystère fit courir des bruits étranges. En chaire on l'accusa, tantôt d'être un homme habillé en femme, tantôt d'être une femme de mauvaise vie. Sa vertu fut reconnue, mais c'est quatre ans après sa mort seulement, par une personne venant d'Allemagne, qu'on sut qu'elle était une grande dame.

Elle s'appelait Élisabeth von Luschen et était fille du baron Wolfgang Franz von Luschen et de Poly-xène de Wormbs. Née à. Stuttgart en 1592, elle fut élevée dans la religion luthérienne et résida souvent [150] à la cour de Wurtemberg, où les moeurs étaient fort libres. Un incident fortuit décida sa conversion Elle voyageait sur le Rhin quand éclata une tempête, le bateau faillit couler. Parmi les passagers éperdus, seuls deux capucins priaient et gardaient leur sérénité. Leur calme intrigua Élisabeth, elle leur parla et par eux fut instruite de la religion catholique. La mort de ses parents ne la libéra pas de l'influence protestante. Elle vint habiter chez sa grand'mère et de là, vêtue en paysanne, elle s'échappa un matin de septembre par la fenêtre et gagna la frontière, accompagnée du petit pâtre qui lui avait fourni les habits d'emprunt. Des gens à cheval furent lancés à sa poursuite, mais en vain. Elle descendit le Rhin jusqu'en Hollande, de là vint à Anvers où elle se plaça comme servante chez des catholiques, puis comme demoiselle de compagnie chez la fille de ses maîtres. Un solitaire de l'église Saint-Georges - était-ce un reclus ? — devint le confident de son âme. Elle vendit le peu qu'elle possédait pour faire un pèlerinage à Lorette. Une âme charitable la pourvut d'un habit de pèlerin ainsi qu'un d'un bâton qu'elle garda jusqu'à sa mort, et qu'on voit encore à Luxembourg, pieusement gardé par le couvent de Notre-Dame.

Elle part. Et voici qu'en Suisse, arrêtée par la guerre, qui barre les routes de l'Italie, elle fait halte au monastère bénédictin d'Einsiedeln. Là, confession générale et abjuration. Mais où se fixer ? Elle cherche un pays de grottes, de refuges souterrains. En Es[151]pagne, Catherine de Cardone a pu vivre cinq ans, jadis, dans une caverne, mais ici cela ne se fait pas. Elle pense à Trêves. Comment échoue-t-elle à Luxembourg ? La population catholique l'accueille chaudement. Personne ne lui demande ses passeports. Mêlée aux mendiants elle suit la règle des Franciscains, vit d'aumônes.

Sa nourriture ne coûte pas cher, elle décide que du pain et de l'eau sera très bien, avec, trois fois par semaine, quelques aliments cuits à l'huile. Elle jeûne du vendredi de la Passion à Pâques. Sa vie, c'est la prière: jusqu'à midi elle est à l'église, à genoux, pieds nus, les bras levés au ciel. Elle y retourne à l'heure des vêpres, jusqu'à la fermeture des portes.

Soupçonnée de fraude, elle doit attendre un an l'habit franciscain qu'elle a si envie de porter. Admise enfin à la profession dans le Tiers-Ordre elle n'a plus que deux désirs, le pèlerinage de Lorette et la réclusion. Le voyage se fait et au retour, ô miracle, la charité de ses humbles amis avait dressé contre l'église du Saint-Esprit appartenant aux Clarisses, une petite cellule toute prête déjà à la recevoir. On se figure sa joie en la visitant : une fenêtre, sorte de guichet, donne sur le tabernacle ; par là elle voit et entend la messe. Une autre ouverture, étroite et grillagée, donne sur une pièce très petite qui sera pour sa servante, soeur Jeanne. C'est par là qu'Élisabeth communiquera avec les visiteurs mais sans les voir. La servante est aussi une amie, et du meilleur monde : Jeanne Weysz, professe aussi du tiers-[152]ordre franciscain, fille de Thomas Weysz et apparentée aux Bosch, qui remplissent des charges importantes à Luxembourg.

Le Père Gardien des Franciscains préside à l'entrée en réclusion. Élisabeth, un cierge à la maire, est conduite dans sa cellule le 8 septembre 1623. Elle a trente et un ans et devient la soeur Marguerite. Pendant ce temps-là Jeanne de Cambry, dans le couvent de Menin, aspire au même sort.

Durant cinq ans Marguerite ne mange que pain et légumes. Son directeur est un franciscain, mais elle connaît d'autres prêtres distingués. Le Père Christophe de Wiltheim, jésuite, et son dernier confesseur le Père Bouvier, gardien des Franciscains, témoigneront de la pureté de sa vie.

Plus encore que la curiosité, sa sainteté attira le peuple, et le respect devint de la vénération lorsque des événements, prédits par elle, s'accomplirent, tels l'invasion des Polonais (1635) et la mort du général Beck tué à la bataille de Lens (1648). Et aussi, on avait l'impression qu'elle expiait, par sa vie pénitente, les péchés commis autour d'elle. Le peuple a parfois de ces intuitions, et les manuscrits du temps le remarquent aussi.

Plusieurs femmes, parmi les plus notables, se lièrent avec elle, dont Marguerite de Busbach, femme de Melchior de Wiltheim, qui fonda à Luxembourg un monastère encore existant de la Congrégation de Notre-Dame (1615) *. [* Congrégation plus connue à Paris sous le nom de plusieurs de ses monastères : l'Abbaye aux Bois, les Oiseaux, le Roule.] [ ]

Elle dicta son testament un an avant sa mort, un matin de mai entre sept et huit heures, à travers le guichet que nous connaissons. Elle laisse son petit bien aux Franciscains, avec jouissance à sa compagne. Celle-ci dut être la compagne idéale, discrète et silencieuse. Quinze jours avant de mourir, Marguerite lui parla des visions qu'elle avait eues.

Son corps, exposé dans l'église du Saint-Esprit, fut transporté par les Franciscains dans leur église à eux, et escorté des autorités civiles et militaires. On dut le faire garder par des gens d'armes, sous peine de le voir déchiqueter par de pieux amateurs de reliques. Des manuscrits contemporains décrivent sa pierre tombale qui la proclame morte en odeur de sainteté (21 août 1651). Le Père Christophe de Wiltheim, fils de Melchior, lui rendit un hommage public.

Elle-même avait désiré que sa sépulture fût chez les Franciscains et comme on s'étonnait qu'elle n'eût pas choisi plutôt les Clarisses « du vieux Saint-Esprit », elle avait répondu que trente ans après, l'église serait profanée par les Français, et que leurs chevaux mangeraient leur avoine sur le maitre-autel. En 1684, le monastère, fortifié en effet, fut converti par les troupes de Louis XIV en caserne et l'église devint un magasin de fourrages.

Le corps de la petite recluse franciscaine fut d'ailleurs déplacé peu après, lors de la restauration de l'église, et mis devant l'autel de la Sainte Vierge. Les religieuses de Notre-Dame gardent d'elle outre [154] son bâton de pèlerin, une mèche de ses cheveux, une guimpe, un bonnet, une sandale, et un coffre fait des madriers qui lui servaient de couche.

Vingt cinq ans après Marguerite, c'est Jeanne Weysz qui fait son testament. Elle avait sans doute quelque chose à laisser puisque ses héritiers furent Claude de Gennetaire — un futur gouverneur d'Arlon — et Christophe Ernest Bossche, procureur général du Conseil à Luxembourg, puis Conseiller ordinaire. Elle exprima comme Marguerite le désir d'être enterrée chez les Franciscains 33.

Anvers aussi avait au dix-septième siècle plusieurs recluseries, attenant aux anciennes églises Sainte-Walburge et Saint-Georges, et à Saint-Jacques. Saint-Georges était situé, comme on sait, sur l'emplacement de l'église actuelle, mais orientée autrement, le choeur à la place où sont les tours. On sait le nom des recluses de Saint-Georges ; deux de celles-ci vécurent ensemble : Suzanne Gramaye et Marie de Naen. Voici comment elles s'étaient connues.

Marie de Naen, recluse depuis dix-neuf ans à Berg-op-Zoom, s'était vu chassée par la guerre. Réfugiée à Breda et de nouveau à la merci des événements elle se décida à solliciter de l'évêque d'Anvers l'autorisation de bâtir une recluserie dans le cimetière de Saint-Georges. Il fallut ensuite (4 mai 1590) celle des magistrats. N'ayant pas l'argent nécessaire, elle dut en attendant mendier et les fonds et sa nourriture. L'enquête prescrite par les autorités [155] fut rapide et favorable, car un mois après elle avait ses permissions, sous réserve toutefois que sa présence ne porterait pas préjudice aux pauvres.

Au cours de ses quêtes à Anvers, Marie de Naen rencontra les Jacques Gramaye et se lia d'amitié avec une des filles de la maison, Suzanne. On se souvient de Marguerite Gramaye, la recluse du Sablon. Suzanne était sa cousine germaine.

Elle avait voulu entrer au couvent. Chose inattendue, sa santé délicate la poussa à la réclusion. Elle y voyait la possibilité d'une vie contemplative sans le risque de scandaliser des compagnes par un régime d'exception qu'au surplus on lui aurait peut-être refusé.

D'accord avec Marie de Naen, installée depuis quatre ans dans sa nouvelle recluserie, elle assura que son frère Thomas, gêné d'ailleurs lui-même dans ses affaires, lui donnerait l'argent voulu, soit une pension viagère de deux cents florins. L'évêque lui-même exigeait cette somme, étant donnés les soins requis par une santé très frêle. Elle cédera à Thomas, en échange, sa part d'héritage et si le roi Philippe II paie ses dettes aux Gramaye, la part de Suzanne ira également à Thomas, sauf une petite quantité d'argent réservée à sa compagne ou à la recluserie. Tout paraît prendre corps, Suzanne a 35 ans, Marie de Naen sans doute beaucoup plus, elles s'adjoignent une sorte de consoeur, Digna Spell, mais qui n'est pas recluse.

Les aumônes aidant, elles comptent bâtir un petit [156] hôpital qu'elles laisseront à Saint-Georges, à condition que la fabrique cédera après elles l'usage de la recluserie à quelqu'un qu'elles désignent et qui en a grande envie, Lisken van Ercke, ou à son défaut sa nièce Marguerite.

Un an après, le curé, qui avait assisté comme témoin à ces dispositions, reçut acte du testament de Suzanne. Ce fut lu et signé dans la recluserie même et les témoins furent le sacristain et le fossoyeur (12 avril 1595). Quelques semaines après mourait Suzanne (18 mai 1595). Marie lui survécut dix ans et fut enterrée près d'elle, devant la recluserie (1605).

Barbe van der Kelen qui succéda à Marie de Naen, demanda aussi à l'évêque (22 janv. 1614) que sa servante et amie Anna Borchgrave, ancienne béguine de Bruxelles, continuât de demeurer avec elle et fût titulaire, après sa mort, de la logette. Elle mourut en 1623. Il ne semble pas qu'ensuite Anna y soit restée, elle retourna au béguinage de Bruxelles.

L'évêque Malderus décida que la fabrique de l'église disposerait des revenus de la recluserie, et donnerait un revenu annuel de cinquante florins à Anna, à titre d'indemnité. Mais trois ans après (23 juillet 1626), Marie Christiaens demandait son admission et sollicita de Malderus un statut nouveau, à son usage personnel. Et le plus curieux, le fait nouveau qui peut à bon droit nous étonner, c'est que ce statut fut en effet composé, rédigé à son intention, et approuvé en 1627 (3 décembre). Encore qu'inspiré à coup sûr par d'anciens réglements – [157] celui entre autres dont il a été parlé — il montre que la réclusion était encore considérée à cette époque comme une vocation sortable. Songeons aussi qu'alors Jeanne de Cambry est depuis deux ans à Saint-André-lez-Lille.

Comme le précédent, ce réglement-ci est en flamand, et l'on en doit la découverte également à M. l'abbé Prims. D'après les quelques points qui suivent on en verra le fond assez strict, qui laisse l'application relativement large. Et on se rappellera qu'il est d'au moins deux cents ans postérieur à l'autre :

La recluse ayant terminé son temps d'épreuve demandera à l'évêque sa réclusion perpétuelle et son admission à la profession, autrement dit aux voeux.

Elle jurera la réclusion perpétuelle, à l'abri de toute fréquentation, la chasteté, l'obéissance à l'évêque d'Anvers, la pauvreté volontaire.

Personne n'entrera dans sa cellule sans une nécessité absolue. Personne n'en sortira si ce n'est dans la cour, fermée et à l'abri de tout regard. (La reclu-serie avait, outre la cour, trois petites fenêtres.)

Si la recluse, sous le coup d'une nécessité absolue, doit parler à sa servante ou compagne, ce sera par la fenêtre qui communique avec la chambre de la compagne, et à travers un rideau baissé.

En matière de pénitence, jeûne, abstinence, vêtement, heures de lever et de coucher, la recluse se conformera aux avis des supérieurs et du confesseur. [158]

Elle lira les Grandes Heures de Rome, ou les Heures de Notre-Dame, tous les jours ; entendra chaque jour une messe et en plus, les offices ordinaires de Saint-Georges. Elle tâchera d'être dans le cas de pouvoir. communier tous les jours.

Ni elle ni sa servante ne demanderont l'aumône. mais la servante peut la recevoir. Ce dont on pourra se passer sera donné à de bonnes oeuvres...

Des fragments de statuts semblent avoir été ajoutés, au fur et à mesure des besoins, à ce réglement, soit pour la recluse de Saint-Georges, soit pour d'autres. Ils le complètent, le précisent ou le corrigent.. Ainsi ceci :

La servante habitera le devant de la maison. Elle gardera la porte, servira d'intermédiaire entre les gens du dehors et la recluse.

L'habit de la recluse est celui des capucins, pieds nus avec sandales.

Elle jeûnera sans laitage de la Toussaint à Noël,. durant tout le carême et pendant la période comprise entre l'Ascension et la Pentecôte ; en outre, chaque jour de jeûne d'Église, toutes les veilles de fêtes de Notre-Dame, ainsi que les mercredi, vendredi et samedi de chaque semaine.

Il ne reste pas beaucoup de place pour la viande, dans tout cela. Et l'on songe à ce passage de l' Ancren Riwle : Le coeur du glouton « est dans les plats.... sa vie est dans le tonneau, son âme, au fond du pichet... ». Mais continuons :

La recluse dormira sur une planche à laquelle sera [159] attachée une toile et entre deux de la paille, ou bien sur un lit, pourvu qu'il soit de paille.

Elle se lèvera à quatre heures pour l'oraison, à six heures lira prime et tierce, à sept entendra la messe basse, à neuf la grand'messe, lira en temps voulu le reste de l'office...

Si elle a à parler à quelqu'un, ce sera par la fenêtre,. et cachée par un rideau.

Son confesseur ordinaire sera le curé de Saint-Georges, mais elle pourra en avoir un autre en plus, si elle le désire.

Ce cadre rigide et souple était nécessaire pour des cas individuels et malgré tout peu nombreux.

Marie Christiaens mourut en 1638.

La recluserie de Saint-Georges fut habitée jusqu'en 1642 par une Suzanne Wyckmans qui n'y mourut pourtant pas. C'est la dernière recluse qu'on y connaisse. La logette fut à ce moment louée par la fabrique de l'église, au profit de la paroisse, à deux laïques. L'église même fut détruite en 1799 et la recluserie, qui tenait encore debout, échoua aux mains d'un fripier de Malines. Il n'en reste plus trace 34.



Malines a aussi des recluses contemporaines de Jeanne de Cambry, et qui meurent bien après elle. Parmi ces dernières, Marie Petyt (1623-1677) est, comme Jeanne, une mystique, d'un tempérament peut-être plus affectif. Elle a aussi laissé des écrits [160] spirituels mais en flamand, sorte de journal publié par son directeur le Père Michel de Saint-Augustin, qui a classé à son idée les notes et les lettres de sa pénitente, dans un certain ordre logique où la chronologie n'a qu'une part peu précise. Le tout fait quatre livres en deux forts volumes, parus en flamand à Gand en 1683, un an avant la mort du Père Michel, six ans après celle de Marie, sous ce titre : La vie de la Révérende Mère Maria a Santa Teresia, alias Petyt... écrite par elle par obéissance... extrait de ses écrits et rassemblé etc... Ces volumes compacts ne sont donc que des extraits !343

Les exemplaires de l'ouvrage, jalousement gardés par plusieurs couvents, sont devenus très rares. Il n'existe que le texte flamand, mais la Vie spirituelle en a donné dans ses suppléments (1928-1929) quelques fragments traduits par M. Louis van den Bossche. Ceux de 1928 ont paru, avec deux chapitres nouveaux, sous le même titre de Vie mariale, chez Desclée, 1928.

Marie Petyt née à Hazebrouck le 1er janvier 1623, dans un milieu de commerçants riches et pieux, eut une jeunesse déconcertante. Pieuse, elle l'était certainement, puisqu'à douze ans elle passait deux heures en oraison. Mais enfin à seize ans elle fait un pèlerinage pour obtenir d'être jolie et de plaire. Dieu ne l'exauce point. Le pèlerinage la fixe au contraire dans la voie la meilleure et chez son père, dans sa famille, elle trouve moyen d'avoir et de garder l'esprit de recueillement. Pendant des années [161] elle hésite entre la vie religieuse et la vie de solitude. Ses maîtresses de classe, tertiaires régulières de Saint-François, essaient de la fixer chez elles. L'idée ne lui plaisait pas. Elle songea aux chanoinesses régulières de Saint Augustin, établies à Gand. Mais elle se heurta au refus de ses parents et à l'impossibilité de fournir la dot d'usage, son père étant à demi ruiné par l'invasion des troupes françaises. Enfin elle y entre, mais sort après cinq mois, une faiblesse des yeux l'empêchant de suivre l'office.

Au Petit Béguinage de Gand où elle s'établit, Dieu lui révèle une voie intérieure très pure, très haute. Entrée alors en contact avec un carme chaussé, elle vit peut-être plus clairement se dessiner sa route. Reçue dans le tiers ordre du Carmel, elle se retire dans une petite maison de Gand avec une autre tertiaire et la mère de celle-ci, pratiquant, ainsi que ses compagnes, un réglement de vie tracé par leur confesseur commun.

Un jour elle vint à connaître le carme Michel de Saint-Augustin (van Ballaer) qui orienta définitivement son âme. Cet homme eut un grand rayonnement spirituel sur la province flamande des carmes, tant comme prieur que comme provincial. Sa première messe (1645) avait été servie par son frère cadet qui fit le même jour profession également chez les Carmes. Ses six autres frères furent tous prêtres ou religieux. De Malines, où il fut deux fois prieur, il continua à diriger Marie, qui s'y fixa en 1657 dans une maison appelée « l'Ermitage » [162] près de l'église des Carmes. Maison et église ont disparu, elles étaient situées dans l'actuelle rue des Carmes, où est aujourd'hui le couvent des Frères Mineurs.

Là, elle vécut, avec quelques compagnes choisies, la vie de recluse. Cloîtrée, elle ne fut pas murée. Elle prit le nom de Maria a Santa Teresia, sous lequel on la connaît désormais.

Son journal est jusqu'en 1657 une sorte d'autobiographie. Après son entrée en réclusion, il se compose, comme nous l'avons dit, de notes et lettres toutes spirituelles, sorte de compte rendu de son âme, qu'elle écrivit pendant vingt ans, jusqu'à sa mort. Celle-là, comme Magdeleine de Trazegnies, comme Jeanne de Cambry, avait un encrier.

Michel de Saint-Augustin était carme de la « stricte observance », dérivée elle-même de la célèbre réforme de Touraine de Jean de Saint-Samson. Ses ouvrages spirituels sont importants, et M. Louis van den Bossche, le biographe récent de Maria, pense, que loin d'avoir influé sur sa pénitente, il en aurait plutôt pris l'empreinte, sur bien des points. Ce qui n'empêche pas de la rattacher elle-même très nettement à l'école carmélitaine. Sa spiritualité en a les traits essentiels : l'esprit de contemplation infuse et par voie de conséquence l'esprit érémitique. Si la vie en plein vent est difficile à mener pour les femmes dans tous climats, que dire des nôtres ! sans compter les risques et les dangers qu'elle comporte. Mais la vie de recluse se prête excellem-[163]ment au but poursuivi. Hé quoi, dira-t-on, les Carmes sont un Ordre mendiant, et leur idéal est la contemplation ? Hélas, c'est à leur arrivée en occident que leur vie, sous des influences multiples, s'est trouvée modifiée. Mais toutes les réformes, précisément, ont pour objet de les ramener à leur vocation première. Ils ont des oeuvres et des missions, mais comme l'observe judicieusement un ami de leur Ordre, l'apostolat actif est vraiment dans leur vie une fleur à l'état sporadique et dont l'apparition est si rare, que malgré tout, on verra toujours dans le carme un ermite.

Maria a Santa Teresia a-t-elle aussi des attaches franciscaines ? On l'a pensé, parce qu'elle revient toujours à la spiritualité évangélique, mais elle aurait plutôt tendance, bien que nettement affective, à se rapprocher de l'école dominicaine. En tous les cas sa doctrine mystique est tout-à-fait carmélitaine et le genre de vie qu'elle a choisi est en rapport direct avec des aspirations lointaines, restées à l'état latent, mal connues d'elle ou insuffisamment définies, mais très réelles.

Pour en finir avec les reclus des temps plus ou moins modernes, citons deux exemples, donnés par Dom Louis Gougaud sur la foi de témoignages oraux : vers 1888 vivait à Valkenberg, dans le Limbourg hollandais, un reclus allemand du Tiers ordre de saint François, et tout récemment une Américaine menait dans le Pays de Galles, à Talacre Abbey, la vie des recluses 36.

.NOTES

DU CHAPITRE I*

[* La provenance et la cote des livres cités ne sont indiquées que pour les manuscrits ou les ouvrages rares.]

(1) PIERRE DE CAMBRY : Abbrégé de la vie de Dame Jenne de Cambry, premièrement religieuse de l'ordre de Saint-Augustin à Tournay, et depuis Soeur Jenne-Marie de la Présentation recluse lez Lille, Anvers, Mesens 1659, p. 45.

Il y a deux éditions de cet ouvrage, la seconde imprimée à Tournai, Quinqué 1663. Celle-ci est très rare ; on la trouve cependant à la Bibliothèque Municipale de Lille, et à la Bib. nationale, à Paris (Ln 27 3463A). Quand il s'agira de la première édition nous dirons : Ab. et le n° de la page. Pour la seconde nous mettrons Ab. 2 et le n° de la page.

(2) Sur ces généalogies on pourra consulter HOVERLANT : Essai chronologique pour servir à l'Histoire de Tournai, Tournai 1805-1834, tome 28, p. 126-182. FÉLIX-VICTOR GOETHAELS : Dictionnaire généalogique et héraldique des familles nobles du royaume de Belgique, Bruxelles 1849. P. A. DU CHASTEL : Etudes d'archéologie généalogique sur les familles Croquevillain, de la Foy et de Cambry, (Mémoires de la Société historique et littéraire de Tournai, tome 23, p. 402-530).

(3) Mémoires de FÉRY DE GUYON avec commentaire historique par A. P. L. de Robaulx de Soumoy, Bruxelles 1858.

(4) E.-J. SOIL DE MORIAMÉ : L'habitation tournaisienne du XIe au XVIII° siècle (Annales de la Société historique et archéologique de Tournai, nouvelle série tome 8, Tournai 1904).

(5) Sur les Prés Porchins voir : Gallia Christiana, Paris 1725, tome III, p. 301-302 et d'après cela un article des Bulletins de la Société historique et littéraire de Tournai, tome 10, Tournai 1865, p. 329-330.

(6) Ab. 2 p. 14.

(7) Ab. 2 p. 284.

(8) Ab. 2 p. 52. La 1re édition donne la date de 1619.

(9) HENRI JOLY : Psychologie des Saints, Paris, Lecoffre, 1905. P. 93.

(10) Ab: 2 p. 56.

(11) Ab. 2 p. 58.



NOTES DU CHAPITRE II

(1) J. F. FOPPENS : Histoire ecclésiastique des Pays-Bas, mss. 10441, Bib. royale de Belgique, p. 269 et suiv. et TERWE-COREN (Précis historiques, Bruxelles, année 1856, p. 344-345). et aussi Ctesse DE COURSON : Mary Ward (article de La Croix 4, 6 avril 1929).

(2) JACQUES DE LA PORTE : Chroniques du Monastère de N. D. de Sion... composées l'an 1644, mss. II 3096 Bib. Royale de Belgique, p. 7.

(3) JACQUES DE LA PORTE : id. p. 70-76.

(4) Ab. 84-85.

(5) Ab. 2 p. 295.

(6) Ab. 96-98.

(7) Sur le monastère de N. D. de Sion on peut consulter JACQUES DE LA PORTE, manuscrit cité ci-dessus, et JEAN COUSIN : Histoire de Tournai... Douai, 1619, p. 353.

(8) Sur l'hôpital Saint-Georges et l'arrivée de Jeanne de Cambry, voir REMBRY-BARTH : Histoire de Menin, Bruges, 1881, tome 3, p. 325-360.

(9) Cité par La Croix, 14 Janvier 1929.

(10) Ab. 107-108.

(11) Ab. 114-116.

(12) Ab. 2 p. 124, 125.

(13) HENRY BORDEAUX : Discours sur les prix de vertu. 1928.



NOTES DU CHAPITRE III

(1) Ces lettres ont été publiées - celle d'octobre 1625 est même reproduite en fac-simile - par J. DEWEZ : Histoire de la paroisse Saint-André, à Lille. Lille 1899, p. 6g-72, d'après les documents originaux du dépôt paroissial de Saint-André. Ce dépôt, mis en Belgique à l'abri des Inventaires (1906), a brûlé pendant la guerre de 1914-1918 avec la maison qui les contenait.

(2) Ab. 219.

(3) Ab. 128.

(4) Ab. 139-140.

(5) Sainte Catherine de Gênes et le Purgatoire ch. VIII : OEuvres de Sainte Catherine de Gênes, traduction Vte de Bussières, Paris, Tralin, 1913.

(6) H. SAINTRAIN : Vie admirable de Jeanne de Cambry... Tournai, Casterman, 1899, p. 363.

(7) Manuscrit WAUCQUIER, p. 29. Ce manuscrit est conservé à la Bibliothèque de Tournai.

(8) Ab. 2 p. 169.

(.9) JEANNE DE CAMBRY : Le Flambeau mystique, ch. XV.

(10) Ab. 175.

(11) Ab. 209.

(12) Ab. 195 et suiv.

(13) Ab. 203.

(14) VOS : Les dignités et les fonctions de l'ancien chapitre de N. D. de Tournai. Bruges, 1988, tome I, p. 322.

(15) Ab. 2 p. 307-309.



NOTES DU CHAPITRE IV

(1) Ab. 4.

(2) Ab. 2 p. 283.

(3) Pierre Poiret, dans l'édition anonyme de la Théologie réelle, vulgairement dite la Théologie germanique, avec... une Lettre et un Catalogue sur les Ecrivains mystiques, Amsterdam, 1700. Bibl. Nat. Paris, D177.61. Il a deux pages utiles sur Jeanne de Cambry, au chap. XIII, n° 83, p. 96, de la Lettre, qui a une pagination à part.344

(4) Ces deux traités, dont une traduction française, en tous cas, a été approuvée à Arras en 1599, peuvent se lire dans un ouvrage anonyme aussi, de Pierre Poiret : La Théologie du coeur, ou recueil de quelques traités...345 Cologne, 1696, 1697. Bibl. Nat. Paris, Di77.45.

(5) Ab. 2 p. 300.



NOTES DU CHAPITRE V

(I) Ab. 2 p. 343.

(2) J. DEWEZ : Histoire de la paroisse de Saint-André à Lille, Lille, 1899, p. 75.

(3) Ab. 2 p. 354.

(4) Abrégé de la vie de Jeanne de Cambry, religieuse de l'abbaye des Pretz, à Tournai, puis recluse à Lille en Flandre... Tournai, 1785. Ce petit livre a pour auteur le P. Charles-Louis Richard, dominicain de Lille.

(5) Ab. 2 p. 348, 349.

(6) HENRI JOLY : Psychologie des saints. Paris, Lecoffre, 1905, p. 86.

(7) A. AUFFRAY : Le Bienheureux Don Bosco. Lyon, Paris,1929, p. 73.



NOTES DE L'ANNEXE

(1) Dom CABROL : Mystiques anglais. (article de La Croix, 29 nov. . 1928).

(2) E. SAINTE-MARIE PERRIN : Le reclusage en France au Moyen lige. (Revue hebdomadaire, 19 juillet 1911).

(3) ERNEST SEILLIERE : La métaphysique des saints. (article du Journal des Débats, 5 décembre 1928).

(4) Dom Louis GOUGAUD : Etude sur la réclusion religieuse. (Revue Mabillon, janvier, avril 1923. Janvier 1923, p. 38, 39). Ce beau travail éclaire toute la question ; on peut le compléter par : Ermites et reclus, voir note 6.

(5) HAEFTEN : Monasticarum disquisitionum. Anvers, 1644 libri XII, Tractatus I, p. 84.

(6) Dom Louis GOUGAUD : Etude sur la réclusion religieuse (Revue Mabillon, janvier 1923) et : Ermites et reclus (Collection : Moines et monastères, n° 5, Ligugé 1928, p. 6o).

(7) MARCELLIN BOUDET : La recluserie du Pont Sainte-Christine à Saint-Flour. Aurillac, 1902, p. 28.

(8) Dom PIOLIN : Notes sur la réclusion religieuse (Bulletin monumental, tome 45, 1879, p. 48o).

(9) Dom Louis GOUGAUD : Ermites et reclus, p. 75.

(10) JUSSERAND : Les contes à rire et la vie des recluses au XIIe siècle (Romania, tome XXIV, 1895, p. 122-128).

(11) Dom Louis GOUGAUD : Ermites et reclus, p. 92.

(12) Id.

(i3) Dom GABRIEL MEUNIER : La Règle des Recluses (Collection : Mystiques anglais, [Tours] Marne, 1928, p. 389).

(14) Dom Louis GOLIGAUD: Ermites et reclus, p. 63.

(15) HAEFTEN: Monasticarum disquisitionum. Anvers, 1644, Libri XII, tractatus I, p. 84.

(16) Ce document est signalé et publié par Flor. PRIMS : Kluizen, Kluizenaars en Kluizenaressen in Brabant (Collect. Bijdragen tot de Geschiedenis, décembre 1923, p. 616-625).

(17) PAVY : Les recluseries de Lyon, Lyon, 1875, p. 158, 162.

(18) E. VAN WINTERSHOVEN : Recluseries et Ermitages

(19) M. T. THYS : Quelques notes sur la recluserie de Saint-Jean à Tongres, (Bulletin de la Société scientifique et littéraire du Limbourg, tome 16, 1884, p. 113).

(20) SAINTFOIX : Essais historiques sur Paris, 3e éd. Paris, 1763-1766, tome I, p. 20, 316.

(2i) CRULS : Le Saint-Sacrement à l'église Saint-Martin à Liège, Liège, 1881, p. 182. Étude très utile sur les recluses p. 182-235 que le lecteur complétera heureusement par REUSENS : Notes et documents relatifs aux ermitages anciennement adossés aux églises. (Analectes pour servir à l'histoire ecclésiastique de la Belgique, tome V, Louvain, 1868, p. 205-216 ; ce dernier article n'est pas signé).

(22) JOSEPH DEMARTEAU : La Bienheureuse Eve de Saint-Martin, Liège, 1895, p. 27, 29.

(23) Sur les recluses de Namur, on pourra lire : CH. WILMET : Histoire des Béguinages de Namur (Annales de la Société archéologique de Namur, tome VI, p. 57-58) et HENRI FALLON : La recluse de Saint-Nicolas (Annales... de Namur, tome 24, p. 401-424).

(24) A. VAN WERVEKE : Reclus et Recluses, article de La Flandre libérale, 19 novembre 1924.

(25) HENNE et WAUTERS : Histoire de la ville de Bruxelles, Bruxelles, 1845, tome III, p. 413 et voir sur Marguerite Gramaye : Analectes pour servir à l'histoire ecclésiastique de la Belgique, tome 4, 1867, p. 324-325).

(26) REUSENS : Notes et documents... voir note 21,

(27) E. M. (Ernest Matthieu), article de Jadis, tome X, 1906.

(28) Sur Anderlecht et Saint-Gilles voir ALPHONSE WAUTERS, Histoire des environs de Bruxelles, Bruxelles, 1855, tome 1, p. 68 et tome III, p. 554.

(29) Sur les recluses de Belceil et de Mons, voir ERNEST MATTHIEU : Les recluseries de Cantimpré et de Saint-Nicolas à Mons (Annales du cercle archéologique de Mons, tome 38, 1909, p. 257-263).

(30) JoHANNEs ASEN : Die Klausen in Kôln (Annalen der Historischen Vereins für den Niederrhein insbesondere die alte Erzdiezese Kan, no Heft, 1927, p. 180-201).

(3i) Jos. HABETS : Kluizen en kluizenaars in Limburg (Publications de la Société historique et archéologique dans le duché de Limbourg-Ruremonde, tome VII, 1870, p. 351-362).

(32) A. VAN WERVEKE : Magdeleine de Trazegnies, une recluse noble, article de La Flandre libérale, 28 oct. 1927.

(33) HUBERT WEBER : Leben der gottseligen Schwester Margaretha der dritten orders der hl. Franziskus, Klauserin an dem hl. Geist Kloster in Luxemburg, Luxembourg, 1855, et J. WILHELM : Luciliburgum sacrum (Publication de la section historique de l'Institut Grand Ducal de Luxembourg, tome LXII, 1928, p. 279, 347, 385, 386, en allemand).

(34) FLOR. PRIMS : Geschiedenis van Sint Joriskerk te Antwerpen, Anvers, 1924, p. 188-195 et 469-470.

(35) Dom Louis GOUGAUD : Etude sur la réclusion religieuse (Revue Mabillon, janvier 1923, p. 30).









.Choix d’écrits mystiques de Jeanne de Cambry

.



.



.EXERCICE DE L’AMOUR





PETIT EXERCICE



POUR POUVOIR ACQUERIR



L'AMOUR DE DIEU



COMPOSE



PAR DAME IENNE DE CAMBRY



RELIGIEUSE DE L'ORDRE DE S.AUGUSTIN



A L'INSTANCE D'UNE SIENNE COMPAIGNE



DU MEME ORDRE346



.CHAPITRE I Combien il est nécessaire pour acquérir l'Amour divin, de s'exercer à la mortification tant intérieure qu'extérieure.

(1) Ma très chère et bien-aimée Soeur, il nous est très nécessaire, pour acquérir un parfait amour de Dieu, de nous exercer à la mortification : voire je dis plus, qu'il est comme impossible que nous puissions atteindre un si haut degré de perfection, qui est un parfait et entier amour de Dieu, sans préalablement que nous nous soyons exercées à une profonde humilité et mortification entière de toutes nos imperfections.

A gens qui sont de petit courage, cecy347 semble fort difficile. Mais bon courage, très chère Soeur, ne vous tenez du rang de ces coüards et de petit coeur. Embrassez joyeusement cette très heureuse mortification. Croyez moy348 en vérité, que la mortification n'est pas si cruelle que l'on l'estime ; encor349 que quelques fois350, pour les passions qui sont en nous très vives, il nous faille faire si grande violence, qu'il semble même que notre corps se doit briser en pièces, de la force du combat que fait notre âme contre ces passions. Néantmoins351, au milieu de ce combat, l'espoir que nous avons par la grâce de Dieu de remporter la victoire de nos ennemis, (2) nous rend la peine du combat très douce et facile. Voire même je puis dire, par l'expérience que j'en ay euë352, que la peine de la mortification n'est pas si grande que celle qu'on endure ayant ses passions.

Dites moy, je vous prie, quelle peine endure la personne qui est tourmentée d'une passion colericque353 ? Ou enflée d'orgueil, ou cherche icy354 quelque affection sensuelle des créatures ? Voyez quelle peine, combien de chagrin et de tristesse, combien d'aliénation contre notre prochain, voire même contre ceux desquels nous cherchons d'être aymez355. Mais au contraire, quel contentement est-ce qu'une personne reçoit après la mortification, lors qu'elle356 se trouve avec une très profonde humilité ? Quel contentement, quelle tranquillité, quelle paix intérieure, voire au milieu des plus grandes tribulations, des injures et mocqueries357 que l'on nous fait ? Quel heureux échange que nous faisons quand ayant mortifié et quitté notre amour propre et l'amour des créatures pour embrasser un brûlant et languissant amour de Dieu, nous y sommes parvenus. Et lors qu'une personne ayant quitté tout l'amour des créatures, est comme passionnée (s'il faut ainsi dire) du seul amour de son Dieu ? Tant s'en faut qu'elle ait amoindry358 celuy359 des créatures, que même elle l'augmente, et ce qu'elle aymoit360 auparavant imparfaitement, elle l'ayme maintenant parfaitement, car tant plus nous aymons Dieu, tant plus nous aymons notre prochain.

Et afin de vous montrer ce que j'ay dit être véritable, je vous diray361 une petite similitude : si une personne avoit362 les yeux chassieux et tous couverts d'ordures, qui luy causeroient363 grande douleur, si en tel état elle vouloit364 regarder la clairté365 du soleil attentivement, aussi bien qu'un autre qui auroit les yeux nets et très clairs, elle seroit bien trompée, car au lieu d'avoir la veuë366 propre, la trop grande clairté du soleil lui esbloüyroit367 tellement les yeux qu'elle en deviendroit plutôt aveugle. Tout de même est-il de notre âme si nous voulons avoir un parfait amour en Dieu. Je dis que ce feu brûlant d'amour n'est autre chose que (3) le vray soleil de justice, qui est Dieu même, que nous possédons en notre âme. Et si nous voulons joüyr368 de ce clair Soleil et de ces rayons étincelants d'Amour divin, il nous faut ôter les chassies et ordures qui font és369 yeux de notre âme, c'est-à-dire toutes nos imperfections ; car si nous pensons parvenir à la contemplation sans la mortification, nous nous trompons. Nous appuyans370 sur la douceur de telle contemplation, il entre en notre âme une vaine complaisance de nous-mêmes, et nous sommes tellement aveugles que nous n'en avons point la cognoissance371

Je ne dis point cecy par emprunt ; car je l'ay éprouvé au commencement que j'avois embrassé la vie spirituelle : j'avois en moy de si grandes douceurs et m'adonnois tant à la contemplation que bien souvent j'étais des apres disnées entières372 en tel contentement, mais à la vérité mal fondée. Par ce que373 je pensois atteindre le dernier échelon de l'échelle de la perfection, sans avoir monté le premier. Je pensois voler sans ailes, car après telle contemplation, la première occasion que se présentoit, j'étois aussi impatiente et orgueilleuse que paravant.374 Je m'adonnois seulement à la mortification extérieure, et je laissois la racine de mes passions dans mon coeur : mais je croy375 que notre Bon Dieu a eu pitié de mon ignorance par ce que je ne sçavois376 ce que c'était de la vraye mortification, et n'y avois point encore été enseignée.

Je dis cecy pour montrer combien ce chemin est trompeur et que pour avoir un parfait amour de Dieu, il nous faut avoir une parfaite mortification.

Entendez ce que j'ay dit, encore que j'ay dit que la contemplation sans la mortification nous rédroit377 plutôt aveugles à cause des raisons que j'ay alléguées, ce n'est point à dire qu'il faut quitter la contemplation, tant s'en faut, que mêmes nous ne pouvons atteindre à une vraye mortification, sans la contemplation et méditation. Je dis que pour atteindre à un parfait amour de Dieu, ces deux exercices sont tellement liez378 ensemble qu'ils ne peuvent l'un sans l'autre.

(4)Je trouve deux occasions principales pourquoy la mortification ne peut sans l'oraison. La première est par ce que la méditation nous sert d'arme très forte pour vaincre et suppediter379 nos ennemys. Pour exemple, si quelque soldat vouloit aller à quelque grande bataille sans armes ny bâton, rien que son corps tout nud380, on diroit que celuy-là seroit un grand fol381. Tout de même est-il de nous, si nous voulons entreprendre de vaincre toutes nos imperfections par la mortification, sans la méditation, c'est vouloir aller à la guerre sans armes. Voila la première occasion.

La seconde est afin que nous puissions avoir une parfaite cognoissance de Dieu. Voyez que la fin et le but de la mortification est (sont) pour avoir un parfait amour de Dieu. Et croyez-moy, très chère et bien-aymée soeur, que nous ne pouvons bien aymer sans cognoistre. Et pour cognoistre cette divine Majesté, ce grand Dieu immortel, il nous le faut contempler, tans en ses oeuvres qu'en soy-même. De cette contemplation vient la cognoissance de sa grandeur et une intime et mutuelle familiarité entre Dieu et notre âme dont s'engendre l'amour et de la cognoissance de sa grandeur, une sainte crainte. Voilà la mortification. C'est icy le degré parfait d'amour où après avoir tout travaillé, telles âmes reposent continuellement par un très suave et très doux sommeil de contemplation, sur la très sainte et sacrée poitrine de Notre Epoux Jésus, ainsi que faisoit ce très glorieux Saint Jean, le jour de la Cène.

On pourroit dire que nous n'avons présenté la Sainte Humanité de Jésus-Christ, pour nous reposer comme faisoit Saint Jean. N'importe, car notre Dieu ne laisse de faire382 cette même grâce, comme il faisoit à ce très glorieux saint, encore que nous n'ayons pas la sainte Humanité présente. Le très saint ravissement ou le très saint et suave sommeil de parfaite contemplation que Saint Jean eut alors, n'étoit point seulement que sa tête reposoit sur la sainte poitrine de Jésus-Christ, mais c'étoit que son âme reposoit et contemploit la sainte Divinité, de la très sainte Trinité et son âme étant comme abysmée au milieu de cette sapience (5) infinie de Dieu très puissant. Là il recevoit le secret céleste, qui jamais n'avoit été montré aux hommes. Et c'est ce même sommeil et repos que Dieu nous peut donner maintenant, sans que nous ayons l'Humanité de Jésus-Christ présente. Et c'est icy cette très sainte Montaigne383 de perfection, au couppeau384 de laquelle je vous désire de tout mon coeur, très chère soeur, et moy avec, et tous les hommes du monde, pour laquelle je désirerois d'être tout mon corps couppé385 et déchiqueté tout en pièces et de revivre encor après, et endurer encore la même peine, afin que toute créature raisonnable peut avoir ce parfait degré d'amour, qu'il ne tient toutefois qu'à eux d'avoir : mais par leur négligence ils en sont privez386. Et ce grand désir que j'ay, est seulement par ce que Dieu mérite d'être aymé de toute créature en telle perfection. Et encore que tous hommes du monde seroient venus à tel degré, c'est bien peu de chose, ou plutôt rien, au regard de ce que Dieu mérite d'être aymé

.CHAPITRE II De certains moyens pour parvenir à un parfait degré d'amour de Dieu

Pour parvenir à ce parfait degré d'amour, je trouve trois choses nécessaires : la première est une continuelle mortification intérieure et extérieure. La deuxième, une continuelle recherche de toutes les vertus, avec la plus grande perfection qu'elles puissent être. La troisième est une continuelle méditation : mais quoy, ce n'est assez de dire que la mortification et la méditation continuelle nous est (sont) nécessaire(s) : il faut savoir la manière, comment il se faut mortifier, et quelle doit être cette méditation continuelle. C'est ce que tant de fois vous m'avez importuné que je vous écrive ; demande à la vérité trop grande, par ce qu'il ne convient pas à un riche de demander l'aumône à la (6) porte d'un pauvre, comme je suis : ny à moy, qui suis aveugle, de vouloir montrer le chemin à une qui voit très clair : ny à une simple et idiote de vouloir enseigner une sage : mais toutefois votre trop grande humilité me contraint de faire ce que je ne veux. Je sens en moy un combat. D'un côté l'humilité me dicte que ce n'est pas à moy à faire, de vouloir enseigner. D'autre côté, la charité surmonte l'humilité, quand je vois votre humilité accompagnée d'un saint désir d'embrasser une vie plus parfaite. Puis donc que je croy387 que Dieu en sera d'avantage aymé, j'obéïray388 à votre désir, selon qu'il m'en fera la grâce, ne pouvant rien de moy-même, non que j'ignore que vous ne fçachiez389 plus que je ne fçaurois390 écrire : mais toutefois je vous prie de le prendre en patience et m'excuser si je ne vous satisfais pas si bien, comme vous le désirez et méritez.

.CHAPITRE III De quelques pratiques de mortifications extérieures, des cinq sens de nature

Or sus391 donc, très chère soeur, pour parvenir à ce parfait degré d'amour, j'ay dit que la mortification, la recherche des vertus et la méditation nous est (sont) nécessaire(s).

Premièrement, je dis qu'il nous faut mortifier et l'extérieur et l'intérieur continuellement : la mortification extérieure est qu'en toutes nos actions nous ne faisions rien qui soit désagréable à Dieu, ny à notre prochain. Il nous faut garder notre oüyr392 que nous n'écoutions jamais rien qui diffame notre prochain, quelque chose qui soit contre la gloire de Dieu.

Si quelqu'un nous conte quelque chose qui soit contre notre prochain, ou contre son honneur, ou de ses imperfections, nous le devons excuser et montrer à celuy qui détracte, que nous ne devons dire mal de celuy que nous voyons tomber en quelque péché, (7) par ce que si Dieu ne nous gardoit, nous en ferions beaucoup d'avantage, et montrer ainsi la fragilité de notre condition, excusant le prochain. Mais nous devons dire cecy avec la plus grande douceur qu'il nous est possible. Que si nous voyons que par cette douce admonition il en pourroit venir plus grand mal, par ce que d'aventure telle personne ne seroit point bien disposée, il vaut mieux de nous taire et ne répondre ny bien, ny mal. Et afin que nous n'oyons393 ce qu'ils disent, il nous en faut détourner notre esprit, et penser à quelque chose de Dieu. Cependant, l'autre parle tant qu'il voudra, quand il aura tout dit, nous n'aurons rien ouy de ce qu'il aura dit, notre esprit étant ainsi occupé en Dieu. Voilà comment nous devons mortifier notre ouïe.

Nous devons aussi mortifier nos yeux, lors que l'on nous dit quelque chose qui ne nous plait point. Il advient quelque fois que l'on jette des regards âpres et audacieux, tellement que l'on voit à tel regard furieux combien le coeur est plein de passion, il faut mortifier tel regard, par un regard doux et colombin, et pour l'ordinaire tenir notre veüe dévotement abbaissé394, la divertissant de tout objet curieux et qui nous pourroit causer quelque impression ou image en notre esprit, nuisible ou non profitable.

Il nous faut aussi mortifier notre langue, afin que nous ne parlions jamais de chose qui soit contre la gloire de Dieu, ny contre notre prochain, tant soit la chose petite, car ce qu'il semble petit à nos yeux, est souvent très grand devant Dieu. Nous ne devons jamais parler sur les imperfections de notre prochain, ny murmurer, ny user de quelque parolle d'impatience, mais parler toufiours395 avec une très grande douceur. Nous devons toufiours garder une modestie extérieure, n'est que soyons surpris d'un trop grand excez396 d'amour de Dieu : alors je fçay397 bien que l'amour n'a point de refrain, ny intérieurement devant Dieu, ny extérieurement devant les hommes, car il advient quelques fois que l'on parle comme si on n'avoit point de jugement. Il nous faut garder de ne dire jamais des parolles oiseuses, mais (8) toufiours dresser notre intention, que tout ce que nous disons soit à bonne fin.

Il y a encore beaucoup d'autres choses extérieures à mortifier : mais grâces à Dieu nous n'en avons point les occasions, c'est pour les gens du monde. Pour ce est-il que je les passe légèrement.



.CHAPITRE IV Comment il faut mortifier l'intérieur, et les trois puissances de l'âme

Il nous faut aussi mortifier notre intérieur, qui sont les trois puissances de notre âme, l'entendement, la mémoire et la volonté ; cecy est bien le principal, car c'est icy que se tiennent les racines de nos passions. Si nous mortifions bien notre intérieur, l'extérieur se portera fort bien.

Il faut mortifier notre entendement que jamais il ne s'arrête à comprendre ny à discourir des choses vaines et inutiles. De spécifier toutes les choses qui sont vaines, il seroit impossible, par ce que notre entendement est trop grand, il comprend et discourt plus que je fçaurois écrire et pour ce n'est-il besoin que j'use de si long discours. Mais seulement il nous faut être diligents de regarder continuellement si de ce qui se représente à notre entendement, nous en pouvons tirer ou de la gloire et louange de Dieu, ou du proufit398 pour notre prochain, ou quelque vertu pour notre âme. Que si vous ne fçavez tirer quelque proufit de ce qui se présente à votre entendement, vous le devez tout mortifier,par ce que tout ce dont il n'en vient rien de bon, c'est chose vaine.

Il nous faut aussi mortifier notre mémoire, afin que nous ne pensions jamais à chose qui peut tirer à péché, quelque petit qu'il soit. Il faut mortifier notre volonté, afin qu'elle ne consente jamais (9) à quelque chose qui soit contre la volonté de Dieu. Nous devons aussi mortifier notre jugement afin que s'il advient que quelque chose dont nous n'ayons point la cognoissance de la volonté de Dieu, nous renoncions à ce qui nous agrée, nous soumettant au jugement de celuy qui gouverne notre âme, qui est plus sage que nous, et suivions tout ce qu'il nous conseille. Et si par une vraye humilité nous soumettons ainsi notre jugement, jamais nous ne pouvons être trompés. Il ne nous faut jamais juger témérairement de notre prochain, car de ce vient beaucoup de mal, par ce que souvent l'on juge bien légèrement des personnes et quasi toufiours, on est trompé. Il faut garder cette règle que par tout ce que nous voyons de notre prochain, si nous en pouvons tirer quelque bien, jamais nous ne le devons juger, ny interpréter à mal. Que si la chose est trop claire et évidente, et que nous ne le pouvons changer en bien, alors nous devons considérer la fragilité de notre prochain et prier pour luy et penser que nous ferions beaucoup pis si Dieu ne nous gardoit. Voilà pour la mortification.

.CHAPITRE V Des vertus esquelle399s il convient s'exerceraprès la mortification

Mais quoi très chère Soeur, ce n'est encore assez d'avoir arraché ces mauvaises herbes et laisser la terre seiche400 et oisive, il y faut planter des plantes de fleurs odoriférantes, et des arbres portans fruits401. Je veux dire que notre âme est comme un beau jardin où notre Dieu se retrouve continuellement et lors qu'il le trouve orné de beaux fruits et fleurs odoriférantes, c'est-à-dire que quand notre âme est ornée et embellie de vrayes et solides vertus, alors notre Dieu s 'y recrée car luy-même a dit que c'est tout son plaisir d'être avec les fils des hommes. Alors il luy donne abondamment ses saintes grâces. (10) Ce n'est assez d'avoir des vertus telles quelles, il nous les faut avoir avec la plus grande perfection qu'elles puissent être. La première est une très profonde humilité extérieure et intérieure. L'humilité extérieure est que nous devons fuyr tout ce qui nous peut apporter quelque gloire ou honneur devant les hommes et que disions avec Saint Paul, je n'advienne que je me glorifie, fors qu'402en la Croix de notre Sauveur Jésus-Christ. Il nous faut garder que notre parler et toute notre conversation soit toufiours avec une très grande humilité. L'humilité intérieure est que nous ayons toufiours au profond de notre coeur une continuelle mémoire de notre néant, et nous réputer dignes de toute injure et mocquerie, que les créatures nous pourroient faire : voire même si quelqu'un nous méprise, ou fait quelque tort, en quelque manière que ce soit, nous le devons recevoir pour une très grande grâce de Dieu, voire même nous réputer indignes de telle grâce, comme de fait il est ainsi, et je vous dis du profond de mon coeur, qu'entre toutes les grâces que Dieu m'a fait par sa bonté, il n'y en a nulle dont je fais plus cas, que quand Dieu permet que je sois tancée, méprisée, mocquée, ou que l'on dit quelque chose contre mon honneur, je cognoy403 que cette grâce est si grande, que je ne suis point digne de la recevoir, par ce qu'alors je voy que Dieu rend ma vie semblable à la sienne lors qu'il était sur terre. Humilité apporte quant et soi404 la patience par ce que si nous somme bien humbles, nous serons aussi patientes. Si l'on nous fait quelque tort, si nous sommes humbles, nous considérerons incontinent notre néant, et verrons que nous sommes encore pires que tout ce que l'on dit de nous. Et lors tant s'en faut, que nous soyons impatientes contre notre prochain, ou que nous sentions quelque trouble intérieur, qu'au contraire nous nous resioüirons405 et sentirons une affection particulière contre ceux qui nous veulent du mal. O heureuse vertu d'humilité, puisqu'elle nous ouvre la porte du Ciel et que sans icelle vertu, nous n'y pouvons jamais entrer ! Combien devrions-nous travailler pour l'acquérir puisqu'elle (11) est si agréable à Dieu ? Il nous faut garder cette humilité en ce que jamais nous n'usions de quelque authorité sur les autres en les reprenant, par ce que cette authorité n'appartient qu'aux supérieurs : encore qu'il semble que ce soit charité de reprendre quelqu'un qui fait quelque faute, nous ne devons point user de cette manière par ce que souvent, sous le manteau de la charité, est caché le venin d'orgueil. S'il advient que quelqu'un fasse quelque faute, on le peut bien admonester, mais que ce soit avec une très grande douceur et humilité, luy priant qu'il se garde à l'advenir. Ainsi par cette douceur, on gaigneroit406 quelques fois les plus durs coeurs à contrition. Il nous faut chercher d'avoir une parfaite résignation, en tout ce que Dieu nous envoye, soit prospérité, adversité, ou maladie, soit tout ce que ce soit. Nous devons toufiours nous resioüir407 de faire la volonté de Dieu par ce qu'il n'y a rien qu'il nous advient, hormis le péché, que Dieu n'ait tout ordonné. Voilà pourquoy nous devons toufiours être contents et nous résioüir de tout ce qui nous advient.

Nous devons avoir une prudence intérieure, afin de regarder avant que parler, si ce que nous devons dire peut venir à bonne fin, comme a été dit cy-devant. Nous devons chercher une parfaite charité, tant envers Dieu, qu'envers notre prochain, et envers nous-mêmes, et ainsi de toutes les autres vertus.

Je ne veux point discourir icy des vertus, on les peut rechercher és autres livres, où il en est traité particulièrement, et là apprendre la manière comment on les doit pratiquer.



.CHAPITRE VI De la méditation continuelle, et pratique d'icelle

Après la recherche des vertus, j'ay dit qu'il nous faut avoir une continuelle méditation. Ce n'est point que je veüille dire qu'il faut que notre entendement discourt continuellement ; (12) par ce que cela seroit trop pénible. Il suffit de prendre certain temps pour telle méditation, et préparer la matière. Mais, cette méditation continuelle que je dis, est que nous ayons en nous une continuelle mémoire de la présence de Dieu. Et ce qui ayde beaucoup, pour avoir cette continuelle mémoire de la présence de Dieu, est que tout ce que nous faisons, soit spirituel ou corporel, nous faisions tout pour l'amour de Dieu. Soit que nous prions, soit que nous mangions, ou beuvions, ou besoignions,soit que nous allions, ou reposions, toufiours tout soit pour l'amour de Dieu. Et non point seulement l'offrir au matin à Dieu, mais à chaque moment nous devons renouveller notre intention, et offrir à Dieu cette oeuvre avec un grand amour. Dire « Mon Dieu, je vous offre cecy, je fays cette oeuvre pour votre amour. Si je vays quelque part, mon Dieu, c'est pour votre amour, je vous l'offre, je vous en rends grâce, par ce que si vous ne m'aydiez, je ne pourrois rien faire, voire je ne me pourrois bouger. C'est vous mon Dieu, qui m'en donnez la grâce : c'est raison que je vous l'offre. Si je le pouvois faire un million de fois, je vous les offrirois toutes ». Ainsi dire quelques fois une chose, quelque fois une autre. Il faut suivre en cecy ce que Dieu nous inspire.

Ce qui ayde aussi pour avoir une continuelle mémoire de Dieu, est qu'en tout ce que nous voyons tant au Ciel qu'en la terre, nous devons toufiours penser que Dieu est par tout, comme de vray il est, car il n'y a créature, tant raisonnable qu'irraisonnable et insensible, que Dieu ne soit en chacune d'icelle,mais en l'une plus parfaitement qu'en l'autre. Ainsi, faut-il que nous tenions cette sainte accoutumance toufiours, soit que nous regardions en haut, soit que nous regardions en bas, soit que parlions à quelqu'un, nous devons toufiours considérer comment Dieu est en telle créature, et quelque fois en tirer une affection d'amour, voyant que Dieu est ainsi toufiours avec nous. Autre fois, en tirer une admiration, autre fois, nous humilier profondément, quand nous voyons que Dieu est ainsi par tout devant où nous allons. (13) Autrefois tirer une sainte familiarité ainsi que l'épouse fait avec son époux. Autrefois parler à Dieu ainsi que l'enfant fait à son père, ainsi diversement selon que notre affection s'encline, ou que Dieu nous inspire. Par ce moyen, considérant ainsi Dieu en toutes choses extérieures, elles ne nous donneront nulle ou bien peu de distraction, même elles nous serviront toutes de moyens pour avoir toufiours Dieu présent en notre âme. Vous fçave408z que nous étans409 revêtus de ce corps mortel, nous ne pouvons cognoiftre410 Dieu comme il est en soy-même, n'est que Dieu fasse quelque grâce spirituelle ; ainsi il nous faut chercher de le cognoiftre en ses oeuvres. Voilà pourquoy nous devons toufiours tirer du profit de tout ce que notre Dieu a créé. Si nous allons prendre notre réfection, il nous faut incontinent penser comme Dieu est là, considérer que Dieu a créé ces créatures pour moy, et quelque fois comme du boeuf et du mouton, ou quelques autres créatures qui ont été occis411 pour l'amour de moy. Ainsi penser, mon Dieu, comme suis-je digne de manger telle chose ? Mon Dieu, je n'en suis point digne. Toutefois, puis que vous l'avez créée pour moy, je la mangeray pour l'amour de vous. Ainsi, prenant la réfection corporelle, nous prendrons aussi ensemble la réfection spirituelle, car Dieu ne regarde point tant à la grandeur de l'oeuvre qu'à la grande affection et amour avec et par lequel nous faisons l'oeuvre. Si nous oyons412 quelque belle voix, ou quelque instrument de musique, ou quelque chose de joyeux, incontinent il se faut souvenir que c'est Dieu qui luy a donné cette belle voix. Si c'est quelque musique, on peut considérer le bel accord, la diversité des parties qui chantent, et la diversité des instruments, encore qu'il semble qu'il y ait tant de différence les uns aux autres. Néantmoins, tous font un si bel accord, qu'il semble que ce ne soit qu'un. Ce que nous peut représenter la gloire des Bien-heureux. Là il y a tant de Saints, avec tant de diversité de gloire, les uns plus grands, les autres moindres. Mais toutes ces diversités de gloire qui sont aux Saints étans toutes en Dieu, n'est qu'une seule gloire. Voilà ce que nous (14) peut représenter la musique et quand nous la contemplons en faisant telle et autre considération, il nous en reviendra un grand profit.

Au chant de l'Eglise, il nous faut penser que nous faisons en terre ce que les Anges font au Ciel, et considérer quelque fois les autres comme elles chantent avec un grand amour, et penser que moy seule suis négligente. Et ainsi, par ce moyen nous encourager afin de devancer les autres, et par une sainte envie, ne permettre que les autres ayment Dieu d'avantage que nous. Si nous sentons quelque fleur ou quelque bonne odeur, incontinent il nous faut considérer d'où vient cette odeur, c'est mon Dieu qui l'a créée. Pourquoy est-ce qu'il l'a créée ? C'est afin que je le contemple. Le contemplant, je le puisse admirer. Puis croyant que Dieu par son amour, a créé tant de choses pour moy, je me puisse enyvrer413 saintement en son amour, en le loüant et luy rendant grâces continuellement. Nous devons aussi faire le même, en tout ce que nous voyons de beau, tant és créatures raisonnables qu'irraisonnables, et insensibles. Toufiours y considérer la présence de Dieu et toufiours regarder Dieu en cette beauté. Et puis, chercher quelque moyen pour le loüer en ces créatures. Par ce moyen, par tout où nous irons, nous aurons toufiours la mémoire de la présence de Dieu.

.CHAPITRE VII Comment on peut trouver Dieu és trois puissance de l'âme, et de deux sortes de communions spirituelles

Nous pouvons aussi considérer, comment Dieu est en notre âme et és trois puissances d'icelle. Là nous trouverons Dieu beaucoup plus parfaitement qu'en toutes les autres créatures. Cecy est fort spirituel pour le pouvoir dire. Mais à ceux qui se recueillent souvent en leur intérieur, pour y trouver celuy qu'il (15) ayment, enfin notre Dieu leur donne la connoiffance414 comment ils le pourront trouver. Nous pouvons trouver notre Dieu en notre âme en cette affection que nous y avons, lors que nous aurons mortifié l'affection de tout amour propre ou sensuel, et nous n'aymerons rien que Dieu seul et toute chose pour Dieu. Et lors que Dieu trouve en nous cet amour notre tout pur415 et nous n'aymons rien que sa divine Majesté. Alors notre Dieu unit son amour avec le nôtre, en telle manière qu'il semble que l'amour de Dieu et le nôtre ne soit qu'un. Et lors que nous avons ce pur amour de Dieu, autant de fois que nous rentrerons en nous-mêmes pour contempler l'union de ces deux amours de Dieu et du nôtre, autant de flammes d'amour qui s'élèvent par cette contemplation, autant de fois nous communions spirituellement, en ce que notre amour reçoit en soy l'amour de Dieu, voilà la communion. Car l'amour de Dieu est Dieu même et lors par l'influence des grâces que Dieu fait en notre âme par l'union de ces deux amours, il s'élève autant de nouvelles flammes et en ces nouvelles flammes, autant que notre âme coopère à la grâce de Dieu par ces mêmes flammes, notre Dieu par sa bonté luy donne autant de nouvelles grâces. Tellement qu'en cette communion l'on reçoit quelque fois plus de grâce que quand on communie sacramentellement. Par ce que quelque fois pour la communion sacramentelle, nous ne la faisons point avec si grande charité que cette-cy,mais par notre faute. Nous pouvons aussi trouver Dieu en notre âme, ou és trois puissances de notre âme lors que notre entendement et notre mémoire sont tellement retirées de toutes choses créées, qu'elles n'adhèrent qu'à Dieu seul, par une vraye union que Dieu fait par sa grâce lors qu'il les trouve toutes séquestrées de toute chose, fors que416 de Dieu même, qu'elles reçoivent continuellement, par un brûlant amour, selon qu'il luy plait le communiquer. Ainsi est-il de notre volonté, nous y trouvons Dieu lors qu'elle est tellement mortifiée que nous pouvons dire avec vérité, que notre volonté n'est plus nôtre mais qu'elle est toute à Dieu et lors (16) notre Dieu par sa bonté reçoit notre volonté avec la sienne et les unit tellement par un lien d'amour et de grâce que nous pouvons dire avec joye et extrême contentement, « je ne puis plus faire ma volonté, mais celle de mon Dieu, parce que je n'en ay plus ». Quelle417 joye et contentement reçoit cette affection d'amour ? Quelle nouvelle flamme est-ce qui s'élève lors qu'elle voit que celuy qu'elle ayme a pleine et entière domination sur toutes les puissances et facultés de notre âme ? Icy à chaque moment, elle communie aussi spirituellement car autant de fois que notre âme entre en soi-même pour contempler une oeuvre tant admirable, c'est autans de fois que nous pouvons communier spirituellement. Nous pouvons aussi trouver notre Dieu au plus supérieur de notre âme en la plus suprême partie qui domine pardessus toutes les puissances. Et lors que nous entrerons en nous-mêmes pour aller chercher notre Dieu en cette suprême partie (cecy est si délicat, que nous ny pouvons user de considération, mais seulement l'appréhender par la contemplation et admiration) c'est icy la manière de communier la plus spirituelle qui puisse être, car quand nous contemplons l'union que Dieu fait avec cette suprême partie de notre âme, s'ensuit le ravissement ou l'extase, et ce presque toufiours en quelque excez 418d'amour qui se montre en diverses manières, mais par ce qu'un chacun n'est point encore parvenir à ce degré, il y a une autre manière de pouvoir communier spirituellement laquelle un chacun peut pratiquer, c'est lors que nous fuyons toute distraction, et que par un simple regard que notre âme jette envers notre Dieu, elle le considère toufiours en sa présence. Et lors qu'en oyant419 la messe, on dit au commencement le Confiteor, on doit reprendre et remarquer tous les péchés qu'il nous souvient avoir faits et les confesser à Dieu, ny plus ny moins que si nous les confessions au prêtre, et nous enjoindre quelque pénitence, et la dire ou faire, comme si le prêtre nous l'avoit donnée. Puis tout au long de la Messe, nous préparer, tout ainsi que quand nous devons communier. Et lors r'entrer420 en nous-mêmes, tout ainsi que quand (17) nous communions. Après nous devons rendre grâce à Dieu, tout ainsi que quand nous avons communié. J'ay trouvé que cette manière de communier est fort profitable, je ne l'ay point trouvé une fois, mais plusieurs : Dieu en soit loüé à jamais.

Si d'aventure par notre fragilité ou faiblesse nous ne parvenons à ces degrés de perfection, il ne nous faut pourtant attrister ny aussi nous persuader facilement que nous y soyons parvenus, ou que nous ayons entièrement mortifié notre volonté. Afin de ne nous figurer une totale union avec la divine, qui ne seroit cependant qu'imaginaire et une semence de propre complaisance. Mais toufiours avec une allégresse d'esprit nous convient recognoiftre notre pauvreté devant Dieu et sans cesse profiter parce qu'au Royaume céleste il y a plusieurs demeures.421 Il faut adviser422 toufiours, soit que nous nous mortifions, soit que nous travaillions pour avoir les vertus, que toufiours nous le faisions avec une joye d'esprit car c'est cette joye qu'il nous est très nécessaire d'avoir, afin d'être plus forts pour pouvoir avoir toutes les autres vertus. Dieu nous donne la grâce d'y pouvoir tous parvenir. Amen.



.APPROBATION

Ce petit exercice pour acquérir l'amour de Dieu composé par Dame IENNE DE CAMBRY, religieuse de l'Ordre de S. Augustin, à l'instance d'une sienne Compaigne du même Ordre, se peut imprimer et donner au public. Fait à Tournay, le 3. de janvier 1620.

I. BOUCHER, docteur en théologie, archidiacre et chanoine de Tournay.



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.DE LA RUINE DE L’AMOUR-PROPRE







.Préface de l’auteur.

Ames dévotes qui avez désir de vous sacrifier corps et âme en holocauste au Dieu vivant, par un entier renoncement et abnégation de votre propre volonté, l’anéantissant de toutes parts, tant qu’en elle n’y ait plus aucun mouvement vital procédant de la nature corrompue, ou pour mieux dire aucun dérèglement descendant de la corruption de la nature, pour par cette mort spirituelle de votre amour propre, commencer après à vivre en Dieu, et faire un échange de votre amour terrestre, pour posséder en vos âmes un amour pur, céleste et divin, auquel ne pouvez atteindre si au préalable n’est chassé d’icelles cet amour propre. Sachez et comprenez, chères Ames, que la créature humaine n’a pas de plus grand ennemi que soi-même et son propre amour, et pour ce que chacun de nous est extrêmement enclin à chérir et aimer soi-même, et à chercher en tout et par tout son contentement. Aussi n’y a-t-il guerre si cruelle que d’oppugner soi-même et de suppéditer ce qui nous est naturel. Cause pourquoi j’ai dressé le premier Livre, pour vous faire connaître en vérité, selon qu’il a plu à Dieu de m’en faire la grâce et à mes supérieurs de me le commander, ce que c’est de l’amour propre ; comment il nous prive de tant de biens, et nous cause de si grands maux. Il traite aussi des moyens pour le connaître en toutes nos actions, et comment on le peut et doit mortifier : mais au second où commence le bâtiment de l’amour de Dieu, sera traité succinctement de l’état des pécheurs et de l’âme qui se convertit à Dieu par une entière mortification de ses passions et affections désordonnées pour entrer et s’abîmer du tout au pur et divin amour de Dieu par la pratique des vraies vertus ; puis il y est dit comment l’âme embrasée de cet amour divin jouit à souhait des consolations ½ divines, des extases et ravissements qui est le deuxième état de l’âme dévote. Au troisième est discouru des imperfections secrètes qui sont encor en ce deuxième état, et du total anéantissement d’icelles qui se fait au troisième état par la soustraction et privation des douces grâces et bénédictions dont l’^mae jouissait, qui est le purgatoire spirituel. Au quatrième et dernier,sera traité de la vie suréminente, où l’âme ayant surmonté tout ce qui lui peut donner empêchement de servir à son Dieu en esprit, jouit sans nul entre-deux des visitations divines et très secrètes de son époux Jésus, du quel elle est toute unie et transformée, qui est le quatrième état de l’épouse. Mais d’autant qu’en ce traité il se donnera à connaître plusieurs choses notables qui se passent en la vie spirituelle, et surtout les âmes qui pratiquent vraiment la vie intérieure ; dont plusieurs qui n’ont ni la connaissance ni l’expérience des choses spirituelles, et ne comprennent les secrets jugements de Dieu, pourraient être plutôt scandalisées, qu’édifiées, lisant ce Livre et le regardant à la lettre. Pour ce afin de ne pas s’en fier à leur jugement, qui ne s’étend plus avant que l’expérience ne leur ouvre les yeux ; il sera bon voir nécessaire, qu’il se soumettent pour cet égard au secrets conseils et jugements de Dieu, lequel seul est auteur de tout bien, et l’esprit duquel souffle où il veut ; là où tout ce qui vient de la créature n’est de soi qu’un pur néant ; Mais quant aux âmes déjà parvenues à quelqu’un des états susdits, elles en pourront tirer ce qui leur sera utile. Et il faut noter que tous ne parviennent au deuxième, ni au troisième, ni au quatrième état, pour ce qu’ils ne s’y disposent et ne persévèrent toujours ; les uns demeurant au premier, autres parvenant au second, et les plus fidèles, qui au troisième et quatrième et plus outre. Il nous faut bien travailler de notre part et laisser à Dieu le jugement pourquoi tous ne parviennent au quatrième. Car il est dit en l'évangile, que celui qui reçoit deux talents, doit rendre compte de deux, et celui qui plus, rendra aussi compte de plus : par où je ne vois que Dieu donne autant et à qui il lui plais, et que chacun doit correspondre à l’advenant de ce qu’il reçoit. Or l’intention de ce petit traité, est que le lecteur qui n’aura encore commencé de se donner à Dieu, voyant la difformité et les pernicieux effets de l’amour propre, prenne le cœur au ventre, se quitte soi-même, mortifie ses désirs et affections déréglées, et embrasse la vertu : voyant et entendant les grâces et grands biens que Dieu donne aux âmes de bonne volonté, qui le cherchent en vérité en cet état de vie suréminent (outre qu’il mérite d’être aimé et servi d’une très parfaite manière pour l’amour de lui-même) conçoive le désir véritable et fasse une forte résolution d’y aspirer, et de s’y disposer selon son possible, persévérant jusques à ce qu’il y parvienne, ou bien qu’il meurt en ce saint Exercice : car il ne peut être trompé en l’attente du fruit de son labeur, pour ce qu’il en aura sa récompense, quand il en sera capable, ou à la fin de sa vie par une influence spéciale de grâces surabondantes (selon que le dit saint Bernard) ou après la mort en plus grande gloire. D’autre part ceux et celles qui cheminant en ces voies de l’esprit, n’en ont la connaissance conforme à leurs bons désirs, y pourront trouver beaucoup de contentement, pour les doutes survenants en cet état, pour y avoir des âmes, qui par la grâce et saveur de Dieu, ont expérimenté en elles tout ce que contiennent les trois derniers Livres du Bâtiment de l’Amour divin, lesquels ont été mis en lumière avant ma mort contre mon intention, pour l’utilité et la consolation des personnes, spécialement de mon sexe qui s’étudient à la vie intérieure. Quant à ce qui est du premier Livre, qui tend à détruire l’Amour propre, outre l’espérance que chacun en peut avoir, soit en soi, soit en autrui, il n’y a rien qui se puisse remarquer et trouver au secret des consciences, si en vérité on se met en devoir de bien regarder à soi-même, et d’apprendre à se connaître et renoncer sérieusement à soi-même. Car qui vrille sur son intérieur et sur la réformation d’icelui est bientôt éclairci de tout le piteux état de son âme, que le péché y a établi.





.Extrait du Privilège

Par grâce et privilège du Roy, il est permis à Adrien Quinque, Libraire et Imprimeur en la ville et Cité de Tournay, d’imprimer, vendre et distribuer ce livre intitulé Traité de la ruine de l’Amour propre, et du Bâtiment de l’Amour divin, composé par Dame Jeanne de Cambry, Religieuse de l’ordre de Saint Augustin, dénommé pour ce faire par Michel de Cambry, ayant obtenu privilège à ce servant descendant bien expressément à tous les imprimeurs, Libraires, ou autres, quels qu’ils soient, d’imprimer, ou contrefaire le dit libre, ni ailleurs imprimé, ou contre fait, l’apporter vendre, ou distribuer des dits pays de par-deçà, durant le terme de six ans, sans l’aveu et consentement du dit Quinqué, à peine de confiscation de tout ce qu’en aurait été imprimé, ou vendu ; et en outre de six florins d’amende pour chaque exemplaire, applicable, la moitié au profit de Sa Majesté, et l’autre moitié au profit de l’Imprimeur. Comme plus au long appert par lettres données au Conseil de Sa dite Majesté à Bruxelles.

Signé

Le Compte.

Approbation.

Ce livre intitulé Traité de la ruine de l’Amour propre, et du bâtiment de l’Amour divin, composé par Dame Jeanne de Cambry Religieuse de l’Ordre de Saint Augustin, de puis rendue Recluse, et nommée Sœur Jeanne Marie de la Présentation, et depuis augmenté par elle, qui est une vraie pratique de perfection spirituelle, ne contenant rien qui ne soit conforme à la foi et doctrine de l’Eglise Catholique, Apostolique et Romaine, à la Sainte Ecriture, et aux bonnes mœurs, et plein de bonne édification spirituelle, peut être lu sûrement, et avec fruit spirituel. Fait à Tournay ce troisième Avril 1627.

  1. Boucher, Docteur en Sainte Théologie,

Chanoine et Archidiacre de Tournay.

.Approbation.

Je soussigné certifie avoir lu les quatorze chapitres qui doivent être ajoutés au Traité de la Ruine de l’Amour propre, et du Bâtiment de l’Amour divin, et n’y ai rien trouvé qui ne soit conforme à la sainte doctrine de l’Eglise Catholique, Apostolique et Romaine notre bonne Mère : et par ainsi je juge qu’ils peuvent et doivent voir le jour, et faire corps avec le précédent que j’ai aussi approuvé, et approuve derechef pour cette seconde édition ; pour la consolation et instruction des bonnes âmes, puis que ces discours partent, selon mon petit avis, d’une ^me laquelle a l’esprit de Dieu qui la gouverne de droit fil ; car en effet il y ici plus de pratique, que de théorie, fait à Tournay ce 15 février 1627.

F. Charles Veron Docteur en Théologie, et Définiteur des PP. Augustin es Pays-bas.



.DE LA RUINE DE L’AMOUR PROPRE.

.PARTIE PREMIERE. LE VIF PORTRAIT DE L’AMOUR PROPRE.

.LIVRE PREMIER. Où il est clairement démontré d'où il procède, ce qu'il est, quels sont ses effets, et comment on le peut anéantir. Le tout très nécessaire pour toute personne qui désire parvenir au pur amour de Dieu, livre premier.423

.Chapitre premier. Combien l'âme qui veut parvenir à un pur amour de Dieu est empêchée par l'amour-propre, tant des choses extérieures qu'intérieures.

Dieu de toute éternité se contemplant soi-même (car nul n'est digne ni capable de contempler Dieu tel qu'il est sinon lui-même) en cette sienne divinité, a déterminé aussi de toute éternité de créer quelque créature ; à laquelle il donnerait influence de ses grâces, pour la rendre capable de le louer, l'aimer, et jouir de lui par une divine contemplation. Et ce (2) non pour ce que Dieu ait affaire de quelque autre louangesque de soi ; mais pour ce que son grand amour l'a porté à se communiquer à sa créature. À laquelle faisant part de sa Sapience, il fait en sorte qu'elle le connaît pour son principe et créateur, et souverain bien. Et de cette connaissance vient à l'aimer : l'aimant en une sublime contemplation et jouissance de sa Divinité et louange admirable. Toutes ces grâces ont été aux Anges dès l'instant de leur création sans leur peine ni travail quelconque. Or d'autant qu'en ce petit traité, l'on prétend donner à connaître combien l'amour-propre empêche de parvenir au saint Amour, qui est le pur amour de Dieu ; comme celui qui se fourre partout, tant en l'intérieur qu"en l'extérieur ; tant en l'âme comme au corps ; tant ès actions les plus spirituelles comme est l'oraison et autres actions vertueuses, qu'ès actions les plus communes et externes ; pour n'y avoir action si sainte et héroïque en laquelle l'amour-propre ne se glisse (tant ce venin est subtil, pénétrant et cauteleux) ce qu'il faut croire et supposer en premier lieu, est qu'il y a deux sortes d'amour : l'un saint, juste, droit, simple et vraiment divin, qui est aimer Dieu pour lui-même et toute chose en Dieu et pour Dieu. Ce que nous disons pur amour de Dieu. L'autre méchant, injuste, trompeur, et vraiment diabolique : qui est aimer soi-même, ou quelque créature hors de Dieu. Ce que nous disons amour-propre. Pour ce que ne se rapportant à Dieu, (qui est le seul et unique objet général et commun d'amour, auquel tous doivent viser, comme il est commandé à tous, par celui qui dit non à un mais à tous en général, Tu aimeras ton Dieu de tout ton cœur et de toute ton âme.) Il tend et vise au bien et satisfaction de soi-même, par une adhésion à la créature ; pour y chercher son contentement, plutôt qu'en Dieu et en la gloire de Dieu ; et par ainsi s'aimant plus que Dieu : c'est pourquoi il est dit amour-propre.

Ces deux amours ne peuvent être ensemble, pour être en une âme comme dit le prophète, Le lit étroit, tellement que l'un tombe ; et le manteau court ne peut couvrir l'un et l'autre. Voir, (3) ils sont tellement contraires que plus on est lié à l'amour-propre, moins nécessairement on aime Dieu ; et plus on a en haine soi-même, plus on est uni à Dieu par amour. Et partant de là se voit combien l'amour-propre empêche et détourne les hommes de parvenir à un pur amour de Dieu. Quelle sainteté y a-t-il plus grande (hormis la glorieuse vierge Mère) ou quel esprit a été doué d'une lumière plus céleste, ou quelle contemplation plus divine que n'ont eu les Anges avant que tomber du Ciel ? Néanmoins, au même instant qu'ils étaient abîmés en une tant divine contemplation voyant Dieu en la hautesse de sa Divinité, par une connaissance admirable de sa puissance et beauté et de toutes les perfections divines ; là s'est retrouvé en ces esprits un amour-propre, étant comme un larcin spirituel par lequel ils ont voulu attribuer à soi ce qui était simplement à Dieu, et par orgueil s'élever jusqu'à vouloir être semblables à Dieu, se rendant par ce moyen propriétaires des dons, grâces et beautés que Dieu leur avait départi : tellement que d'Anges ils sont devenus diables et du plus haut du ciel sont tombés au plus profond d'enfer, et celui qui était la plus belle créature du ciel est devenu la plus laide et détestable que Dieu ait jamais créée ; voilà le fruit de l'amour-propre. Que si au plus haut du ciel, Dieu a montré sans délai la rigueur de sa Justice pour en chasser l'amour-propre, combien plus devons nous mettre la main à notre conscience, vu que n'y tombons une fois ou deux, mais par millions de fois ? Car si sur les Anges mêmes, qui était des esprits purs, doués de tant de dons et de grâces, néanmoins l'amour-propre (qui est la racine d'orgueil,) a tant gagné que de les avoir privé à toute éternité de la vision de Dieu : combien plus doit-il donner d'empêchement à l'homme, qui est environné de chair et de qui la nature corrompue est de soi encline à tout mal ?

L'amour-propre est même ès consolation spirituelle, voire en sorte que tant plus ces ressentiments sembleront élevés, tant plus sont-ils dangereux. L'âme s'arrête contentement propre (4) en ces douceurs, et par ce moyen est privé de l'union et heureuse jouissance de la vraie vérité, qui est Dieu pur, dont sera parlé en autre lieu mieux à propos. Étant jusqu'ici suffisamment donné à entendre l'empêchement de l'amour-propre pour jouir de Dieu, voire des lieux plus saints, et des esprits les plus nobles avant la création de l'homme.

Voyant des choses extérieures, auquel il y a exception de ce péril. Les anges étant tombés du ciel, Dieu veut rétablir leur siège. Ayant créé ce grand univers, il crée l'homme, lui donne une âme raisonnable dans un corbeau et parfait, le mais au milieu du paradis terrestre ; lui donne puissance absolue sur toutes autres créatures, lui défendant seulement de ne manger du fruit de l'arbre de science de bien et de mal afin qu'ils reconnaissent qu'il y a un Dieu, à qui il est sujet et lui doit obéissance. Dieu ne se contente de cela ; mais par sa bonté encore il lui donne une compagne : il crée Eve et tous deux quant au corps d'une beauté parfaite sans que rien leur pu nuire ni incommoder leur santé, pour n'être sujet à maladie ni à autres inconvénients qui pu donner tant soit peu de fatigue à la nature. Ils jouissaient quant aux sentiments extérieurs de toutes délices sans aucun empêchement. Quant à l'âme Dieu les avait créés à l'état d'innocence, capables de jouir de Dieu continuellement par une sublime contemplation et union béatifique, sans qu'aucune chose créée leur put donner empêchement ou distraction. Les puissances de l'âme étaient unies à la raison sans que jamais aucune rébellion s'élevât contre la volonté, et les puissances inférieures de l'âme jointe avec la volonté, et le plus supérieur de l'âme était uni à la volonté de Dieu avec une lumière telle qu'à tout moment ils voyaient et connaissaient ce que Dieu voulait d'eux. La fin où tend ce discours est, par ce qu'on ne connaît jamais la félicité qu'on n'ait au préalable expérimenté la grandeur du mal. Nul ne peut connaître le bien de sa santé qu'il n'ait éprouvé ce que c'est que la maladie. Aussi pour connaître le mal qu'apporte l'amour-propre, il faut connaître (5) le grand bien dont il nous prive. Néanmoins tout ce qui se peut dire, écrire ou imaginer, soit de la gloire des Anges avant leur chute, soit de la félicité de l'homme étant en l'état d'innocence, n'est que comme une petite ombre au regard de ce qui est en vérité. A l'opposé, tout ce qui se peut dire de l'amour-propre est le mal qu'il cause n'est rien, si par la lumière intérieure que Dieu donne, on le vient à le connaître, laquelle lumière intérieure ne peut être, sinon par la mortification de cet amour-propre.

Venons donc au principe de notre intention. Voilà Adam et Eve créés en l'état d'innocence, où toute sa postérité eut joui de cette même félicité. Voici cet ennemi mortel l'amour-propre. Dieu défend à Adam de manger de la pomme, chose si petite. Adam l'a regardée; mais non tant la beauté de la pomme ni la bonté du fruit lui cause le désir de la goûter, que l'amour de soi-même, déjà conçu dans sa volonté, pour ne contrister sa compagne, en laquelle l'amour-propre avait déjà gagné et pris place par un secret orgueil, comme dit saint Augustin, Orgueil est le commencement de tout péché. Et qu'est-ce orgueil sinon un appétit d'une perverse grandeur. Laisser le principe auquel l'âme se doit tenir et adhérer, et être fait aucunement le principe à soi-même ? Ceci se fait quand on se plaît par trop ; et l'homme se plaît par trop en soi-même, quand il laisse et abandonne ce bien immuable qui lui devait plus plaire que lui-même à soi-même : ceci est la vive source d'où procède l'amour-propre. Or (dit saint Augustin) le diable n'eût pas gagné l'homme par un péché si évident et manifeste que celui où a été fait ce que Dieu avait prohibé, s'il n'eût déjà commencé à plaire à soi-même pour ne déplaire à celle à qui le serpent dit, Vous serez comme Dieu. Adam ayant déjà conçu dans sa volonté, non sans quelque orgueil, cette complaisance d'amour-propre, perd la lumière de l'âme et demeure en ténèbres ; obéit à la fausse persuasion du serpent ; mange de la pomme ; rompt le commandement de Dieu. Il voit, mais à son malheur : le voilà (6) chassé du paradis terrestre ; le voilà rendu esclave à soi-même ; sujet en l'âme et au corps à toutes ses infirmités. Quant à l'âme, ses passions se révoltent contre la raison, l'esprit n'ayant plus de liberté de s'unir à son Dieu par l'état d'innocence, perd la naïve beauté de son âme créée à l'image de Dieu, l'ayant gâtée et souillée par le péché mortel qui fait perdre la grâce de Dieu. Il était seigneur sur toute créature, il est maintenant esclave à soi-même, voire esclave du péché : ne pouvant opérer une seule bonne action que par travail. Quant au corps, Dieu dit, Tu mangeras ton pain à la sueur de ton visage. En quoi sont compris tous les travaux qui se retrouvent sur la terre. La femme enfante avec douleur ; la terre après être cultivée produit des épines ; les éléments se rebellent, causent des tempêtes et autres incommodités ; bref, il n'y a si petit animal qui ne livre la guerre à l'homme. Quelque grand monarque qu'il fut, il est sujet à souffrir cette misère. Enfin, il n'y a chose au monde qui ne nous donne occasion de douleur. Ce sont les effets de l'amour-propre. Lesquels, et les grands empêchements qu'il cause, tant des contemplations les plus relevés qu'en action externe et les plus basses, se peuvent aisément reconnaître par ce que dit est, autant que requiert ce petit Traité.

.Chapitre 2. Ce que c'est de l'amour-propre, et comment il est souvent caché sous l'ombre de vertu.

L’Amour-propre est une certaine adhésion secrète à soi-même hors de Dieu. Qu'est-ce adhérer à soi-même ? C'est lorsque le supérieur de l'âme se sépare de Dieu, pour se tenir à soi-même, attirant et serrant en soi toutes les autres parties inférieures de l'âme ; tellement que les puissances et facultés de l'âme ne peuvent opérer aucune action, soit interne ou externe, (7) qu'elles ne soient référées à cette suprême partie de l'âme comme à soi-même par une arrogance présomptueuse.

Cette adhésion sépare l'âme de la charité de Dieu et du prochain par un amour-propre qui ne se peut étendre

à autre qu'à soi-même. Amour est une volonté unitive à la chose aimée, et encore que la chose soit absente, l'aimant affectueusement en sa volonté. Donc l'âme demeurant soi-même s'aime soi-même et aussi longtemps qu'elle demeure ou adhère à soi-même ne désire aimer autre chose que soi-même.

Si l'âme ne sortait jamais de soi-même, elle ne voudrait jouir d'aucun bien qui soit au monde que pour soi même ; ni de la gloire des bienheureux, voire de la vision de Dieu, que pour soi-même ; voilà pourquoi tel amour est appelé propre. Amour désire tout bien à la chose aimée, et pour cette cause l'âme s'aimant propriétairement soi-même, désire que tout bien lui soit attribué ; non seulement par jouissance mais aussi par complaisance. Tellement qu'elle voudrait seule être aimée de tous sans qu'elle aimât autre que soi-même ; elle voudrait que toute gloire lui fut attribuée, et voudrais jouir propriétairement de la gloire qui est due à Dieu. L'amour-propre est un abîme de tout mal,. Il semble que l'issue d'une misère soit le commencement d'une autre: tellement que l'amour-propre est une abîme de tout péché. Ôtez-moi l'amour-propre, il y aura plus de péché. Ôtez-moi l'amour-propre, il y aura plus d'enfer. L'amour-propre est donc pire que l'enfer. Si l'âme, par la grâce divine, ne sortait hors de soi-même, pour puis après rentrer en son néant, et voir la vérité de son rien, en la vérité de celui qui est tout, elle ne pourrait jamais opérer aucun bien parfaitement. L'âme propriétaire, ou bien l'amour-propre en sa nature, est si détestable, que s'il était connu absolument, on le chasserait de soi sans le retenir un moment. Pour ce il se cache d'un masque sous ombre de vertu ; il se fait paraître beau : et le fait si subtilement, que souvent il est impossible de reconnaître la vraie (8) vertu, d'arrière [derrière] la vertu apparente : tant cet amour-propre est subtil ; et ne se sert de ce second moyen que lorsqu'ayant une âme surmonté l'amour-propre aux vanités du monde, elle se dédie au service de Dieu, voyant la vérité de ce que dit le Sage, Vanité des vanités et toutes choses sont vanités : ne pouvant être plus séduite par des choses dont les vanités sont si apparentes. Par quoi il se sert de la seconde manière qui sont les vertus. Pour exemple, si l'âme infectée de ce faux amour, prend l'humilité pour se voiler à l'extérieur, elle fera tous les actes d'humilité, voir les plus abjects, se montrera vile, basse en ses comportements, et néanmoins le tout par amour-propre, se complaisant en soi-même, estimant en être loué et estimé. Il ne faut pour ce laisser de mettre en pratique tous les actes qui appartiennent et sont nécessaires pour obtenir la vraie humilité. Ce serait une autre finesse du diable. Que l'âme fidèle à Jésus-Christ die, quand elle sent quelques petits mouvements de vaine complaisance. J'ai c commencé pour vous mon Dieu cette action, je la ferai pour vous et non pour moi, je ne mérite que l'enfer.

Que personne ne se flatte soi-même de penser que ses actions sont si bien dressées que l'amour-propre ne s'y puisse glisser. Croyez que Dieu examine autant de plus près vos actions qu'elles sont héroïques et de grande entreprise : et si en vérité vous entreprenez quelque action pour Dieu, regardez sa fin. Si vous pouvez accomplir une œuvre vertueuse sans y avoir, ni au commencement ni au milieu ni à la fin, reconnu quelque peu d'amour-propre louez Dieu et dites que c'est Dieu qui a opéré en votre action, ou bien craignez que soyez aveugles cause que ne le connaîssiez. Que votre crainte néanmoins ne soit pusillanime mais avec confiance et un courage magnanime. Si vous le reconnaissez, chassez le vitement par la haine de vous-même pour entrer en Dieu et que toutes vos œuvres soient faites en Dieu et pour Dieu : en quoi il faut aussi veiller, pour ce que cet amour-propre est une bête farouche qui dévore tout. Il prendra encore le masque de charité, soit envers Dieu, soit (9) envers le prochain. Si envers le prochain se montrera doux, bénin et élargissant toutes ses facultés pour subvenir au prochain, et le tout pour soi-même, soit qu'il prétend de parvenir à quelque dessein et autorité, ou d'être chéri, aimé et caressé, ou tenu pour vertueux. Et ceci est si subtil, qu'on ne le connaît le plus souvent pour ce que la nature se flatte sous ombre de quelque nécessité ou honnête prétexte, et par ainsi demeure en ténèbres : en quoi on le pourra connaître quand telle charité n'est ferme ni constante, car par ce qu'elle est contrefaite, elle est sujette à changement, variable et inconstante.

D'avantage telle charité feinte n'est égale ou indifférente à tous, mais seulement où elle prétend quelque utilité pour soi ou pour qui elle se laisse emporter par flatterie et respect d'amitié particulière, et par ainsi la pauvre âme travaille en vain sans en tirer autre profit que l'enfer, ou une grosse peine en purgatoire, ne fût que la miséricorde de Dieu l'en retire, par bonnes inspirations et autres moyens dont sa divine bonté use envers les pauvres pécheurs.

L'amour-propre se masque aussi de Dieu, se montrant fervent et zélateur : mais par ce que ce zèle ets pour repaître son même amour-propre, et la complaisance de soi-même ; tels esprits sont plein de jugements téméraires du prochain sujets à troubler et pleins d'inquiétudes, sans paix intérieure. Ce sont les fruits de l'amour-propre, qui se veut masquer de l'amour de Dieu ; en quoi, épouses de Jésus-Christ, pouvez reconnaître la tromperie de notre ennemi domestique, qui nous sépare de Dieu et de l'union et familiarité que devons avoir avec notre Dieu ; car il a dit lui-même, Que c'est tout son plaisir que d'être avec les fils des hommes. Nous contristons le Saint Esprit, lorsque venant à la porte de notre cœur, pour lui élargir ses grâces divines, il a trouve serrée par l'amour-propre qui est un obstacle qui empêche entièrement toute la grâce de Dieu, ou la meilleure partie et influence d'icelle.

Si une âme connaissait ce que c'est de la grâce de Dieu, et (10) le mal qu'elle mérite par l'empêchement qu'elle y met, donnant lieu à cet amour désordonné ; elle ne donnerait repos à ses yeux tant qu'elle l'aurait du tout mortifié et anéanti soi-même totalement sous la main puissante de notre Dieu. De tant plus qu'elle bannira de soi le mensonge, de tant plus jouira-t-elle de la vérité. Et qu'est-ce que mensonge ? C'est tout ce qui vient de la créature qui n'est que l'amour-propre. Qu'est-ce que vérité ? C'est Dieu. Je suis, dit-il, la vérité et la vie, quiconque chemine en vérité est en Dieu. Ayant été montré ce que c'est de l'amour-propre et comment il se cache sous ombre de vertu, il faut voir plus particulièrement en quoi il se retrouve, et comment on le peut connaître pour l'anéantir et mortifier. [Fin du chapitre]

.[...]

(34)

.Chapitre 10. Que nous devons désirer la fréquentation des Saints Sacrements avec un pur amour.

D'autant que tout désir, qui de soi sont très bons, sont rendus désagréables à Dieu, pour ce qu'ils ne sont purs, c'est-à-dire que notre nature y apporte tant d'action ou d'intentions vicieuses causées par l'amour de nous-mêmes qu'elle fait perdre et corrompre tout ce que pouvons faire de bons et vertueux devant Dieu : c'est pourquoi il faut purifier ces bons désirs, ainsi que l'or en la fournaise, purifier dis-je, les désirs procédant d'une grande affection que portons à Dieu, qui cause en nous cette altération de ne trouver aucun bien, si ce n'est en lui, pour nous rassasier ni autre chose qui puisse contenter notre amour que la jouissance de notre bien-aimé. Ne se pouvant trouver familiarité plus grande que le recevant en soi au vénérable Saint Sacrement. Pourquoi ce n'est de merveilles, si une âme vraiment énamourée de son Dieu voudrait tant qu'elle pourrait le recevoir sacramentellement, comme on trouve de plusieurs saints, qui vivaient sans manger, seulement se réfectionnant de ce céleste pain. Tel était la séraphique Sainte Catherine de (35) Sienne, laquelle aucune réfection ne pouvait contenter que la réception de son Créateur ; et même la viande corporelle la rendait malade, ses désirs néanmoins étaient si purs que lors que son confesseur lui défendait, elle obéissait et se contentait encore qu'elle savait ne pouvoir vivre étant privée de celui auquel elle était toute transformée par amour. Son confesseur ayant éprouvé par sa résignation que tel désir était de Dieu, lui accordait la réception plus fréquente. Sainte Catherine de Gênes disait qu'elle eût bien reconnu si on lui eê donné une hostie non consacrée à l'encontre d'une sacrée, tant sentait-elle en son âme les effets de la grâce de Dieu en cette réception. Cette grâce lui était donnée pour sa grande pureté de vie et amour pur, hors de toute propriété corporelle et spirituelle. On pourrait ici demander comment on peut connaître et acquérir cette pureté d'amour. C'est, à mon petit jugement, lorsque tous nos désirs, affections et volontés, tant soit-il saints, ne sont hors de la volonté de Dieu. Mais comment peut-on connaître la volonté de Dieu ? C'est que si Dieu veut que tels privilèges nous soient donnés, il disposera que toutes causes contraires sernt changées à cet effet, et que rien ne nous pourra donner empêchement. C'est en ceci que consiste le vrai et pur amour, qu'à tout moment jusqu'à la fin de notre vie, nous ne voulions ni ne désirions autre chose nous advenir, que ce que Dieu nous envoie à tout moment. C'est en la conformité de cette volonté que consiste le vrai et pur amour. Ayant donc tels désirs procédant de l'amour, lequel toutefois de nous-mêmes nous ne pouvons avoir, ni un seul bon désir, et craignant de résister à la grâce de Dieu, nous pouvons et devons de notre part les découvrir à notre confesseur ou supérieur : mais avec telle indifférence, que s'il nous est accordé ou refusé, nous l'accepterons de si bon cœur, comme venant tout de la main de Dieu. Dieu ne laisse pour ce de nous laisser ce désir, afin que puissions mériter en deux manières. L'une est, qu'ayant le désir (36) et en étant privées sans notre faute, nous avons le mérite comme si le pouvions mettre en effet. L'autre est que nous avons le mérite de l'obédience, en soumettant notre volonté contre tous nos désirs, laquelle soumission humble étant agréable à Dieu que souvent nous lui serons plus agréables par cette humiliation et délaissement de notre volonté, quoique très bonne, qu'en l'action même. Il y en a aucunes [quelques-unes] qui ont ce désir, et leur vie ne montre rien moins que de correspondre à tels désirs par ce que la mortification leur est ennemie. Se garderont bien de grands péchés, mais de chercher la perfection de vie et la mortification, il n'en faut point parler. D'où procèdent donc tel désir sans effet, si ce n'est que la personne chrétienne voit qu'elle doit satisfaire à Dieu, et s'aimant trop soi-même, fuit le travail de la mortification, lui semblant que par la fréquentation des saint Sacrements tout lui sera satisfait ? Il est bon de mettre toute notre espérance aux mérites de notre Dieu. Mais ne faut présumer trop de sa bonté, pour ce que telle fréquentation, comme de jour à autre ou tous les jours, requiert une grande pureté de vie, c'est la préparation la plus nécessaire. Aussi que ceux qui sont conduits de l'esprit de Dieu, et qui de leur part ont t soit tellement purifié leurs désirs par le vrai et pur amour conformé à la volonté de Dieu, que la lumière intérieure qu'ils reçoivent en cette réception, leur fait voir qu'une si petite imperfection est un grand empêchement à la grâce de Dieu : par cette lumière en reçoiven telle horreur, qu'ils ne peuvent plus rien laisser en leur âme qui soit désagréable à Dieu. Tels sont souvent les fruits des vrais et purs désirs ou du pur amour. Et comme on ne peut être en cette vie sans quelque imperfection (au moins naturelle) Dieu est si bon, que quelquefois il la leur cache : par ce que si elles connaissaient en elles telle imperfection, laquelle il n'est en leur puissance de mortifier, ce leur serait une peine insupportable d'approcher du saint Sacrement avec icelle imperfection, pour la pureté qu'elles voient en Dieu. En ceci est une grande bonté de Dieu, qui par son amour supporte sa créature. Or pour ce (37). Car l'âme qui n'aspire à autre chose qu'à son Dieu, ce serait une peine trop grande, si elle ne pouvait jouir de son Dieu que par la communion sacramentelle. La communion spirituelle lui peut servir de nourriture continuellement parce qu'à chaque moment elle peut communier spirituellement. Ceci se peut faire en deux manières. L'une, par les actes et préparations ordinaires que l'on fait en la communion sacramentelle. L'autre, par l'union continuelle qu'elle a avec Dieu ; non seulement de l'union de la volonté, mais encore de l'union appelée par aucun béatifique, de laquelle nous parlerons en la dernière partie de cette œuvre, sera traité du quatrième état auquel Dieu attire l'âme en cette vie. Grâce laquelle est surnaturelle, et néanmoins telle que l'homme s'y peut disposer pour la recevoir quand Dieu nous y attire.

.Chapitre 11. Que notre oraison doit être avec droite intention et quelle chose nous devons demander.

Si nous voulons faire oraison agréable à Dieu, il convient que sur toute chose notre intention soit droite et dressée à la gloire de Dieu. Toutes nos actions seront jugées, non pas selon les œuvres, mais selon nos intentions. Lesquelles si elles sont mauvaises, les œuvres tant soit-il de soi bons, seront jugées mauvais et pervers. Au contraire, si notre œuvre est indifférent ou quelquefois en apparence mauvais, notre intention étant droite et bonne, l'œuvre en sera aussi bon et méritoire. Pourvu qu'il ne soit de soi mauvais : car l'attention bonne ne peut pas faire bonne une action qui est en soi mauvaise. Enfin, l'intention est le chemin pour aller à Dieu : ou bien le chemin que nous préparons, par lequel Dieu vient à nous. Saint Jean-Baptiste étant au désert prêchant la pénitence dit Disposez et dressez (38) les voies du Seigneur. Que veut dire ceci ? Sinon la droite intention par laquelle tous vices sont retranchés et toute nos œuvres sont faits en justice ? Faire que tous nos œuvres soient justes procèdent de la droite intention parlant moralement. Si on veut faire quelque lointain voyage, on cherche le plus court chemin, lequel se trouve en la plus droite voie : car si on va chercher des sentiers égarés hors du chemin, c'est se fourvoyer et se perdre. De même parlant mystiquement, toute notre vie n'est qu'un pèlerinage où nous sommes créés pour aller à Dieu où est notre patrie céleste. À juste raison s'écriait le prophète royal disant : Psaume 119, verset 5. (latin) Hélas combien trop long est le terme de ma vie et ce mien pèlerinage de trop longue durée ! Notre vie donc est un chemin pour aller à Dieu. La droite intention se peut entendre en deux manières. La première est que tous nos œuvres soient fait avec telle intention de ne vouloir offenser Dieu et plutôt mourir. L'autre est qu'en tous nos œuvres nous cherchions la plus courte perfection, c'est-à-dire nous cherchions tous les moyens plus courts pour parvenir à la perfection. Or entre tous nos œuvres, l'oraison est celle qui conduit toutes les autres car sans oraison nous ne pouvons faire chose qui vaille. C'est donc l'œuvre qui surtout doit être fait avec la plus droite intention. Toute notre oraison est généralement comprise en ceci : que toutes nos actions, comme lecture des livres spirituels, méditation des choses célestes, les aspirations intérieures à Dieu, les actes de contrition, les devis intérieur et familiarité avec Dieu, contemplation, les actes d'amour envers Dieu, etc. Tout ceci est tenu pour oraison comme ayant continuellement la présence de Dieu qui est une continuelle oraison. Mais l'autre manière plus particulière et une demande que nous faisons à Dieu : l'une en choses spirituelles, l'autre en choses corporelles. Quant à la première manière d'oraison, dans laquelle sont comprises toutes les actions que j'ai dit ci-dessus, notre intention doit être si droite, que ne devons rien faire pour quelque respect (39) que ce soit, tant soit-il bon, ni pour crainte de l'enfer, ni pour crainte des jugements de Dieu, ni même pour avoir paradis. Je ne dénie pas que faire ses actes ou pour crainte de l'enfer ou pour crainte des jugements de Dieu ou pour avoir paradis soit quelque chose ; et mieux vaut se sauver et faire les lesdites œuvres en l'une de ces façons que ne les faire : mais elles sont si imparfaites et et est un chemin fort long pour aller à Dieu et hors de la pure et droite intention et de fort peu de mérite. Mais la réelle, pure et droite intention, en laquelle Dieu se plaît, est que toutes ces actions soient faites seulement pour l'amour de Dieu, parce que Dieu le mérite et à ce que Dieu seul en soit glorifié éternellement, et tout cela d'un cœur amoureux et enflammé en Dieu. L'autre est la double demande que faisons à Dieu, l'une de ses choses spirituelles, l'autre des choses corporelles. Quant aux corporelles, comme santé ou pour soi ou pour son prochain ou pour quelque nécessité des choses extérieures, il faut que notre intention soit pour la seule gloire de Dieu et que notre demande soit avec telle indifférence, quoiqu'ayons le désir, que si Dieu ne nous la donne, nous soyons contents, disant de tout notre cœur Fiat voluntas tua. Quant aux choses spirituelles, comme sont les grâces de Dieu, les vertus, et autres choses qui servent pour notre salut, quoiqu'il semble que tout ceci soit nécessaire, si est-ce qu'il y faut autant être indifférent et résigné qu'aux corporelles. Si Dieu ne nous les donnait, en être content, et en louer autant Dieu comme s'il nous les donnait. Et même faut que notre intention soit que si Dieu nous mettait en enfer et qu'en cela Dieu fut glorifié, nous soyons plus contents, en ce que Dieu soit glorifié en notre punition, qu'en notre bien, exclus néanmoins le péché. Par ainsi en toutes choses n'y a que cette seule intention qui est la plus grande gloire de Dieu, qui est cause que même en cette vie ne devons désirer les vertus, ni en l'autre le paradis, si ce n'est pour la gloire de Dieu. Veut-on savoir quelles choses on doit demander à Dieu ? Tous les biens spirituels que nous voyons être nécessaires pour notre salut ou (40) pour notre perfection, nous les pouvons librement demander en la manière que j'ai dit ci-dessus. Mais il n'est pas nécessaire de demander toutes choses corporelles pour servir au corps car elles seraient nuisibles. Me souvenant à ce propos de la mère des enfants de Zébédée, laquelle s'adressant à notre Seigneur pour ses deux fils, pensant que le royaume de Jésus-Christ fut un royaume temporel, et lui demanda que l'un fut à sa dextre et l'autre à sa fenêtre. Jésus lui répondit Vous ne savez ce que vous demandez. Puis il demanda aux enfants s'ils pouvaient bien boire avec lui le calice de tribulation. Ils répondirent que oui et leur répliqua C'est bien dit : vous le boirez mais ce n'est pas à moi de vous donner ce que vous demandez mais à mon Père. Les autres dix oyant ces devis les trouvèrent étranges. En ceci est donné à entendre que nous ne devons demander à Dieu des dignités et choses qui tournent en vanité, n'appartenant qu'à ce siècle terrestre. Pour ce que tous les honneurs de ce monde sont les moyens pour brûler éternellement aux enfers. Jésus dit à ses disciples, Les princes terriens prennent plaisir à commander aux autres : mais il n'en sera pas ainsi de vous. Et que celui d'entre vous qui veut être le plus grand soit votre serviteur. Tout ainsi que le fils de l'homme n'est pas venu pour être servi mais pour servir et livrer sa vie pour plusieurs. Demandons donc seulement les choses temporelles nécessaires pour notre vie car demander les honneurs et grades seulement pour régner et commander sans qu'il y ait quelque nécessité c'est comme si nous demandions à Dieu quelque part aux enfers. Et jaçois qu'il y ait quelque bonne fin, c'est chos trop petite pour demander. Si on faisait requête à un roi de la terre pour obtenir un denier, il se sentirait offensé de telle requête : de même demander à Dieu des biens terrestres, ce n'est point la valeur d'un denier aux regards des choses célestes auquel nous devons aspirer sans cesse. Demandons donc ce qui est agréable à notre Dieu et avec la plus grande perfection et droite intention que pouvons, afin que Dieu ne nous éconduise. Si quelquefois il semble que la nécessité nous (41) défaille, il ne faut perdre courage, ni ne nous défier de la bonté de Dieu ; c'est pour éprouver notre patience. Car lui qui a soin des petits oiseaux qui sont en l'air n'aura-t-il pas plus grand soin de sa créature raisonnable ? C'est une chose infaillible que Dieu ne peut oublier l'œuvre de ses mains. Car lui-même l'a dit Que s'il advenait qu'une mère oubliât son enfant, jamais ne nous oublierait. S'il fait tant pour le corps ; que fera-t-il pour l'âme, qui est sans nulle comparaison beaucoup plus digne que le corps ?

[fin du chapitre]

.[...]

.Chapitre 13. Que sous ombre de plus grande perfection, le diable nous tente contre la vocation.

Toute personne religieuse, qui par vœu solennel se sont consacrées au Dieu vivant, n'ont pas fait peu. C'est pourquoi elles en doivent faire grand cas. Ce n'est pas petit péché (48) de faire banqueroute à sa religion : ce qui n'advient qu'à des religieux ou religieuses débauchés. Car d'autres endureraient plutôt la mort que jamais vouloir rompre les vœux qu'ils ont faits à Dieu. Seront néanmoins quelquefois trompés par des tentations subtiles, sous ombre de plus grande perfection. Comme si on voit quelque autre religion qui soit mieux réglée, il leur viendra des désirs de sortir de la leur, afin qu'en cette autre plus étroite, ils aient plus d'occasion de se perfectionner. Il est vrai que Dieu le fait quelquefois, et quelqu'un sortira de sa religion, avec permission du supérieur, pour entrer en une plus austère ; en laquelle il profitera beaucoup plus en vertu : mais c'est une chose particulière et le plus souvent c'est inconstance et tentation, afin de troubler et décevoir l'âme et l'amener à beaucoup d'autres péchés ou imperfections causés par cette première, pour laquelle bien connaître, pour regarder d'où elle procède, et quelle est sa source : si ce n'est pas pour quelque mécontentement, ou que l'on ne peut mettre en effet ses propres volontés, soit des choses corporelles ou spirituelles. Des corporelles, comme n'ayant ce qu'on désire pour ses commodités ; auquel cas il n'y a qu'examiner: car il est clair que ce sont tentations, lesquelles il faut courageusement surmonter. Des spirituelles, convient apercevoir s'il n'y a pas quelque couleur de vertu pour ce qu'il n'y a chose qui puisse donner empêchement à une âme vraiment résolue de servir Dieu, et secondé de sa grâce, fût-elle au milieu d'une maison publique. Comme il s'en est souvent vu qui faisaient leur profit de toutes choses, voire malséantes et qui au milieu du monde sont devenus saints. Mais il faut confesser que ce sont grandes grâces. Et que non seulement ceux qui sont faibles dans la vie spirituelle, mais encore les plus forts, voulant se dédier à Dieu, avant rien faire, doivent bien aviser au choix d'une maison plus réformée, où on garde ce que l'on promet sans difficulté. Mais lorsque les vœux sont déjà faits en une maison, y ayant été appelé de Dieu, il n'est pas conseillable, ni la plus part salutaire, de donner lieu aux désirs d'en sortir pour entrer (49) en une autre. Comme si sous ombre qu'on n'a le temps de faire oraison, ou qu'on trouve de la difficulté d'observer les ordonnances, ou pour ce qu'il n'y aura telle concorde et union entre les frères ou sœurs pour les riottes [disputes] et noises [tapages] qui souvent s'y trouvent, ou qu'il semble qu'il y ait plus de paix en un autre monastère, et qu'à cette cause on y pourrait mieux faire son salut : ce sont toutes fausses persuasions et tentations du diable, pour nous troubler et empêcher un avancement spirituel. Si en commun il n'y a du temps ordonné tant qu'on désire pour vaquer à oraison, il n'y a religion si mal réglée qu'on ait en icelle du temps particulier pour ses petites nécessités, lequel on peut appliquer à oraison continuelle, même en besognant à l'ouvroir ou autrement, rien ne nous peut donner empêchement d'élever notre cœur et affection à Dieu ; même on peut être cause que les autres prendront exemple à vous, et que Dieu touchera leur cœur. Si c'est qu'il y a trop de liberté, et que trouviez des difficultés à garder la Règle et Statut, de votre part sans nul respect gardez ce que vous pouvez. Si vous endurez des piques et brocards pour ce sujet, vous l'endurerez pour Dieu et pour la Justice, et serez bienheureux selon la sentence de notre Seigneur qui a dit Bienheureux sont ceux qui endurent persécution pour la Justice car le Royaume des Cieux est à eux. Et ce sera votre plus grande gloire au ciel. Vous ne pouvez être blâmé de garder ce que vous avez promis devant Dieu. Si toutefois on vous le défend et ne le pouvez faire, vous ne laisserez d'en avoir le mérite. Encore qu'actuellement ne le puissiez observer, gardez-le toujours au moins de volonté. Ce ne sera vous qui en rendra compte devant Dieu mais le supérieur qui est obligé d'être le premier à garder faire garder les règles les statuts, et toute bonne coutume de religion, et avoir soin du salut de ses sujets, pour ce que de chaque âme il en rendra compte devant Dieu pour les avoir eu en charge. Si d'aventure c'est qu'ytrouviez des noises, envies et mé contentements les uns contre les autres ; âmes fidèles à Jésus-Christ, ceci ne vous doit (50) décourager de persévérer en votre religion. Qu'on retourne la maison sans dessus dessous et que le monde se renverse, que vous importe-t-il ? Soyez seule fidèle à votre époux Jésus, et ne vous souciez des autres, si ce n'est pour en avoir compassion et prier Dieu pour leurs âmes. De penser qu'en d'autres monastères vous y trouverez une parfaite paix extérieure, c'est une erreur, car il pourra peut-être que vous y trouverez pis, et plus à redire qu'au vôtre. Il n'y a maison de religion si sainte, qu'il ne s'y trouve des esprits fâcheux ou turbulents. S'en faut il étonner? Vu qu'en la compagnie même de notre Dieu, qui était très sainte, il y a eu un Judas ? On entre en religion, mais on y porte et son corps et ses mauvaises inclinations, lesquelles on n'a toute sa vie travaillé de dompter, et qu'il faut mortifier en religion ; et si on les néglige, elles demeurent et souvent croissent. Si vous supportez patiemment ces esprits, vous en serez tant plus agréables à Dieu. Enfin en religion il convient être aveugle, sourd et muet ; j'entends spirituellement. Être aveugle, vaut autant à dire, que notre âme ne soit distraite à regarder tout ce qui se passe et n'en juger à notre mode. Sourd, pour n'écouter mal parler de nos frères ou sœurs, ni chose qui ne nous touche, quand n'y pouvons apporter aucun remède. Muet, pour ne dire des paroles vaines, messéantes, offensives ni superflues, et ne nous entremettre des affaires sans être commandés et appelés. Ne se bandez avec l'un ou l'autre pour contredire et mépriser les actions d'aucuns ou murmurer et détracter. Quelque faute qui s'y passent, si ce n'est en temps et lieu où nous sommes obligés de parler pour la décharge de notre conscience, nous devons tenir silence. Nous avons vivre en religion comme si nous étions seuls avec Jésus-Christ, afin que tout ce qui s'y passe ne nous donne aucun empêchement. Ne complaire qu'à Dieu seul, et faire tant qu'il nous est possible la charité à l'endroit de notre prochain. Quoi faisant, la religion sera un paradis : là ou au contraire c'est comme un enfer. Ce n'est pas la religion qui nous blesse, ni la mauvaiseté des confrères ou consœurs, mais c'est (51) nous-mêmes et nos imperfections, lesquelles ayant une fois toutes mortifiées, tout nous sera aisé et facile et n'auront aucun désir de changer de religion. Si peut-être il vous semble qu'avez cause légitime, comme ayant des difficultés en la conscience, auxquelles vous n'avez telle aide que voudriez bien, mettez votre conscience en Dieu avec confiance, et Dieu vous enverra plutôt un Ange pour vous aider. Vous pouvez librement requérir vos supérieurs, sans respect humain, ou pour crainte d'être malvenu : car où il va du salut de l'âme, on ne doit avoir égard à chose qui soit ; mais d'accomplir seulement et simplement la volonté de notre bon Dieu. Et ayant recours aux supérieurs pour avoir quelqu'un pour sa conscience, le supérieur ne lui doit refuser voyant la nécessité : car les supérieurs rendraient compte des âmes de leurs sujets s'ils ne leur donnaient moyen de faire leur salut. Et quand tel cas arriverait qu'un religieux ou religieuses aurait des causes et raisons prégnantes suffisantes pour sortir de sa religion et entrer en une autre ; et qu'après avoir parfaitement examiné et consulter le tout avec ceux qu'il appartient, la chose fut trouvée juste et nécessaire, soit pour fuir le péril du salut, et y pourvoir convenablement ; soit pour suivre la vocation divine suffisamment reconnue avec bon et mûr conseil. Sortir en ce cas et semblable de sa première religion, et entrer en une autre par les voies et moyens licites, cen e se pourrait être chose blâmable ; joint la liberté commune à tous de pouvoir entrer en religion plus étroite, selon les Ordonnances de l'Eglise, laquelle comme très sage et très bonne mère régie et conduite par le Saint Esprit, n'ordonne rien qui ne soit juste et pour le plus grand bien des fidèles ses enfants.

.Chapitre 14. Que par une haine indiscrète du péché, on vient à avoir une haine de son prochain.

Entre les gens spirituels il s'y trouve souvent des grands abus, signalement entre ceux qui ne sont encore bien fondés en la vie spirituelle et ne savent encore par expérience que c'est de la vraie mortification et de la vertu, si ce n'est par spéculation. Celui-là qui a une vraie connaissance de la vérité ne s'émerveille des choses qui adviennent au monde, ni même des péchés que les hommes commettent ; pour ce qu'il sait bien qu'il n'y a mal que l'homme ne puisse commettre s'il n'était préservé de la grâce de Dieu. Cause pourquoi celui qui n'a une telle connaissance de la vérité s'il voit une personne tombée en péché ou en quelque imperfection, soudain il s'en scandalise, et même l'aura quelquefois en haine, sous ombre du zèle de la gloire de Dieu, et qu'il ne peut souffrir que Dieu soit offensé. Il est vrai que nous devons tellement être jaloux de la gloire de Dieu qu'au monde nous n'ayons plus grand désir que de la conserver par tous moyens possibles ; et travailler à ce que Dieu soit aimé et glorifié, et qu'il ne soit offensé. Mais Dieu ne veut que nous ayons en haine notre prochain. Voici comme il se faut comporter envers les pécheurs. Nous devons avoir en haine le péché pour ce qu'il est ennemi de Dieu et pour l'injure qu'il fait à Dieu. Mais non pas la créature qui le commet, de laquelle nous devons avoir pitié et prier pour elle afin que Dieu lui donne connaissance de son péché. Car haïr la créature et l'avoir en horreur pour son péché est une pernicieuse tromperie procédant d'une présomption de soi-même encore que ce soit pour le péché. Si nous étions humbles, nous penserions à nous-mêmes premier: croyant que si Dieu par sa (53) bonté de nous préserver, nous serions mille fois pis. Avec cette considération, nous aurons pitié des autres, comme nous voudrions qu'ont eût compassion de nous-mêmes. Par aventure que celui que nous aurons en horreur sera quelque jour plus grand devant Dieu que nous. Car tel peut être au matin Saül qui au soir sera Paul. Les jugements de Dieu sont secrets. Laissons tout à Dieu, sans juger des faits de notre prochain. Peut-être que ses tentations sont si grandes et les occasions si violentes que la fragilité le fait plutôt tomber que la malice. En quoi il ne sera si désagréable à Dieu et s'amendera, plutôt que nous, en quelque petite légèreté faite malicieusement. Voilà pourquoi nous ne devons rien juger. Ne jugez pas, dit notre Seigneur, et vous ne serez pas jugés. Si toutefois le péché est public, qu'on ne puisse l'excuser, il faut prier Dieu qu'il les convertisse à soi. Quant aux actions qui de soi sont indifférentes et peuvent être bonnes ou mauvaises, ou n'y aura ni mal ni bien, comme boire, manger, se vêtir, et ce qui sert à la nécessité du corps : en tel cas il arrive souvent qu'on jugera suivant les choses représentées, que telle personne mangera ou aura mangé par gloutonnerie, ou aura fait quelque autre chose par sensualité, et souvent il pourra être qu'il l'aura fait par mortification, contre son appétit ou affection ; ou bien le fera pour en recevoir quelque mépris, de quoi il en aura grande récompense devant Dieu. Voyez comment on se peut tromper en ses jugements. Les secrets des consciences sont cachés. Pour ce nous devons estimer toutes choses en bien, afin que ne tombions nous-mêmes en péché. On offense en autre manière quelquefois, comme avoir en haine ou mépris quelque Ordre de religion pour quelque désordre qui s'y sera passé. C'est très mal fait, pour ce que nous devons seulement avoir en horreur les péchés qui se sont commis et non pas la religion ; d'autant que toutes maisons de religion sont ordonnées de Dieu et sont très bonnes. S'il s'y commet quelque faute, ce n'est pas la religion ; et s'il y en a des mauvais, il y a aussi des bons partout. Il ne faut pas aussi mépriser (54) les religions desquelles les Institutions ne sont des plus sévères. Je veux que les plus sévères et austères soient en soi de plus grand mérite mais toutes personnes ne sont pas capables de telle austérité. C'est pourquoi Dieu voulant sauver un chacun, en a établi des médiocres [moyennes] et moins austères pour ceux qui ne sont si fort de corps et qui sont moins capables d'acquérir si grande perfection que les autres. Tout sera mesuré au pied de l'amour qu'auront porté à Dieu en notre religion, lequel amour peut être aussi grand en une religion qu'en l'autre. Dieu est partout. Il se trouve aussi des personnes de religion si présomptueuses qu'ils ont en horreur et méprisent l'état de mariage, tenant les mariés comme pour réprouvés et jamais n'en parlerons que par mépris. Il est vrai que la virginité est plus agréable à Dieu et il n'y aura que les vierges qui suivront l'Agneau. Mais l'état de mariage n'est pour ce à mépriser ; vu qu'il est institué de Dieu et qu'il s'y trouve des saints et grands personnages qui ont surpassé plusieurs vierges. Comme aussi n'est-il répugnant que suivant ce que dit quelque ancien, l'humble mariage ne soit préféré à la virginité superbe. On tient que la glorieuse vierge Marie a été plus agréable à Dieu pour son humilité que pour sa virginité. On peut bien entrer au ciel sans virginité mais on n'y peut pas rentrer sans humilité. Gardez vous, ô vierges, que votre présomption ne vous fasse perdre le mérite de votre virginité. Si Dieu vous a donné cette grâce, garder-là bien par la même humilité et le mépris de vous-même, vous tenant les moindres de tout le monde. Par ce moyen votre état avec cette humilité et parfait amour de Dieu, surpassera les autres devant Dieu. Car sans doute quand ces trois vertueuses qualités, virginité, humilité et amour de Dieu sont jointes ensemble, elles sont plus agréables à Dieu que séparées. Garder d'en être ingrates et rendez-en la gloire à Dieu.

.[…]

.Chapitre 20. Comment l'amour-propre nous fait souvent laisser le bien pour les respects humains.

Entre tous les empêchements qui surviennent à l'âme, qui n'aspire à autre chose que de pouvoir parvenir à sa fin, qui est l'union à son Dieu, à laquelle elle ne peut arriver, si ce n'est par un parfait amour, après avoir mortifié et purifié ses péchés par la pénitence et contrition, et la vie austère, montant de vertu en vertu, les respects humains lui donnent encore empêchement. Et souvent une âme aura surmonté avec grande générosité les péchés, aura sur soi acquis de grandes vertus, ne restera plus que bien peu, pour se voir entrer au sacré cabinet de son époux Jésus-Christ : sera néanmoins encore retenue par cette imperfection, qui lui donnera plus de peine à surmonter ces respects, que toutes ses inclinations vicieuses. Âmes fidèles, que si peu de chose ne vous épouvante. Il faut nécessairement si vous désirez parvenir au pur amour de Dieu, que vous surmontiez cette défectuosité, qui est un grand empêchement.

Il y a424 deux sortes de respects humains, à savoir ès actions corporelles et extérieures, et ès spirituelles et intérieures. Les extérieures sont contre le prochain, les intérieures contre Dieu. S'il se présente quelque occasion de secourir le prochain en quelque nécessité que ce soit, corporelle ou spirituelle, et que pour ce on en pourrait faire quelque soupçon, encore qu'en notre action il n'y a que du bien et nul indice de mal, on laisse son prochain en danger pour crainte qu'on dise ou pense ceci ou cela. Crainte qui à la vérité donne un grand empêchement pour parvenir au pur amour de Dieu. Les intérieures sont comme de [73] résister aux aspirations du Saint Esprit et différer de mettre à exécution quelque acte vertueux. Pensant, si je fais ceci ou cela, on pensera que je le fais pour être tenu et dit vertueux, ou pour quelque autre respect humain : comme craignant de déplaire à quelque personne. Si l'on s'examine bien, on trouvera que beaucoup de bonnes actions sont corrompues par ces respects humains. C'est comme un ver qui ronge toutes nos bonnes œuvres. Le remède est, si tôt que nous voyons quelque objet se présenter, soit de Dieu soit des créatures, en quoi Dieu peut être glorifié, soit en soi, soit en sa créature, et que cette action soit en la charité de Dieu ou du prochain : alors nous ne devons retourner à nous-mêmes, mais rentrer en Dieu et que le simple regard de notre âme soit arrêté à la seule volonté de Dieu. Ainsi accomplir toutes nos actions, sans jamais regarder à la créature, afin que notre volonté étant unie avec la volonté de Dieu, nous opérions tout en Dieu. C'est le vrai moyen pour parvenir au pur amour de Dieu.

.Chapitre 21. La manière de prier Dieu avec plus d'efficace pour soi, et pour son prochain.

Tant plus on veut entreprendre une affaire de grande importance, tant plus les préparations doivent être grandes. Si c'est pour s'adresser à quelque grand Seigneur, voire même vers le Roi, il n’y a temps que l'on n'y emploie, ni industrie dont on ne s'avise pour amener à chef425 son entreprise, afin de se rendre agréable. Soit en parler, et bien déduire le discours de son ambassade ; soit autrement, pour mieux et plus facilement obtenir ce qu'on prétend. Si pour choses terrestres et caduques on apporte tant de soin, que doit-on faire pour les choses célestes et éternelles ? Si pour s'adresser à un Roi terrien [74] et mortel, qui ne donne rien de ce qui est sien (car tout est à Dieu) l'on se travaille d'inventer divers moyens, quelle diligence doit-on apporter pour s'adresser au Roi du ciel et de la terre ? À un Dieu immortel, pour obtenir de lui, non des biens terrestres et périssables ; mais célestes et éternels ? Et de tant plus, que s'adresser à Dieu est d'autant plus grande importance qu'il y a de différence entre le Créateur et la créature ? Et néanmoins le mal est ; qu'on n'y fait que bien petite préparation. Non que je veuille dire qu'on y doive apporter une multiplicité d'actions : non. Mais une grande humilité et révérence, par un profond anéantissement de soi-même, avec une foi parfaite et grand amour.

À faute de quoi, si peu obtiennent ce qu'ils demandent de Dieu en leur oraison, Dieu dit, Demandez et vous l'aurez. Mais comment faut-il demander ? Au nom de Jésus. Tout ce que vous demanderez à mon Père en mon nom, il vous sera accordé, dit notre Sauveur Jésus. En tout ce que j'ai dit, il y a deux points nécessaires pour bien faire oraison. L'un est le délaissement de soi-même par humilité ; l'autre est la confiance en la vertu de Dieu, laquelle est entendue en ce que nous demandons au nom de notre Sauveur Jésus. Je ne veux ici discourir de la méthode qu'il faut tenir pour faire oraison ; pour ce qu'il en est traité assez ailleurs.

Mais seulement je veux montrer quelque empêchement plus proche, duquel on ne se donne garde. Il advient souvent, qu'allant faire oraison, après la préparation suivant la méthode ordinaire, on ira avec grand désir au premier coup, s'adressant à Dieu avec grande affection et ferveur, oubliant l'anéantissement de soi-même. Il semble que suivant ses désirs, on doit voler au plus haut des Cieux. Et ordinairement telle oraison fine426 en tiédeur : l'âme demeure en ténèbres, sans remporter aucun fruit. Et persévérera en cette sorte, sans savoir la cause, pourquoi en la fin de l'oraison, on sent cette tépidité427 et refroidissement intérieur, attendu que le Prophète Royal disait, En méditant le feu s'allumera en mon cœur. Il arrive donc que se trouvant enflammé au commencement de l'oraison [75] on finit avec tiédeur, et pour ce que la ferveur sans l'humilité démontre une secrète présomption, cela arrive, Dieu le permettant, afin de nous humilier, et nous faire connaître ce que nous sommes, nous rabaissant sans pouvoir remporter aucun fruit. Si donc vous voulez faire une vraie oraison, et agréable à Dieu : après la préparation brève, rentrez au plus profond de votre néant, vous arrêtant par un simple regard à votre pauvreté, de laquelle sortira une filiale componction et affection en Dieu. Suivant quoi Dieu vous élèvera souvent de cet anéantissement au plus haut degré de l'oraison. Mais il se faut aussi garder de faire cette humiliation seulement par acte, et afin que Dieu nous élève : car ce serait encore une tromperie. Que cette humiliation soit en vérité, comme il est dit en l'Évangile de la Cananée[nne], lorsqu'elle priait Notre Seigneur pour sa fille. Notre Seigneur lui dit : que la viande des enfants ne devait être jetée aux chiens. Elle répliqua, que les petits chiens mangeaient les miettes qui tombaient de la table de leur maître. Quoi que Notre Seigneur l'appelle chienne, la rejetant ; elle néanmoins, par une grande humilité, foi, et affection ardente, persévère, s'estimant pire qu'un chien. Et notre Sauveur meu [ému] de sa grande humilité lui dit : O femme que ta foi est grande. Il soit fait comme tu le veux. Le fondement de la vraie oraison, soit vocale, soit mentale, quelque haute puisse elle être, doit être un anéantissement de soi-même et profonde humilité. Voulons-nous impétrer [obtenir] de Dieu pardon de nos péchés ? Soyons humbles. Voulons-nous avancer en la vertu ? Rentrons en notre néant par humilité, et puis faisons notre demande à Dieu. Voulons-nous être unis à Dieu, et être familiers de lui ; comme de notre Père, notre Epoux, notre Tout ? Voulons-nous jouir de ses embrassements et n'avoir en nous autre contentement qu'en sa familiarité, et que sa présence ne nous soit jamais soustraite ? Soyons humbles, et demandons-le à Dieu par cette humilité et ardente charité. Il ne faut autre théologie. C'est en ceci que gît la vraie science. C'est en quoi se plaît notre bon [76] Dieu. Car lui-même l'a dit, que tout son plaisir est d'être avec les fils des hommes. C'est au milieu d'un cœur humble que Dieu fait sa demeure, comme nous témoigne Isaïe. Il se repose, dit-il, et fait sa demeure avec les simples. Et le Psalmiste, qu'il exauce les prières des humbles et contemple les choses humble soit au Ciel soit en la Terre. C'est ce que je veux dire, que nous ne devons jamais présumer, pour quelque ferveur que ce soit, ou sentiment intérieur en nous, faisant oraison. Et convient bien entendre pour ce que je dis, qu'il n'est toujours nécessaire de sentir par acte l'humiliation, pourvu qu'essentiellement elle soit au fond de notre âme, car lors c'est vraiment Dieu qui nous attire à une action plus relevée, comme est la contemplation et union avec lui. Mais notez qu'il n'y a contemplation si haute, que l'âme ne voit clairement son néant. Car tant plus elle voit Dieu, tant plus elle voit son rien. Et en cette vue, n'y a nulle opération active, comme il sera déclaré en autre lieu. Vu toutefois qui n'appartient à toutes personnes, mais seulement à ceux à qui Dieu fait la grâce de les attirer. Au surplus, il appartient à un chacun, au commencement de l'oraison, détacher de [sic] tout son possible, de rentrer en son néant et du plus profond de son cœur s'humilier au-dessous de Dieu et de toutes créatures. Et puis, avec une grande confiance en Dieu, dire avec le patriarche Abraham, Mon Dieu encore que je sois poudre et cendre, si ne laisserai-je de m'adresser à vous. Et en cette filiale confiance et humilité, Dieu est si bon qu'il ne saurait nous éconduire. Au moins s'il ne nous donne ce que nous demandons, n'étant possible[ment] encore nécessaire, connaissant mieux ce qu'il nous faut que nous-mêmes, il nous donnera autre chose plus nécessaire, ou bien ce que demandons en temps opportun. L'on pourrait ici montrer une manière de prier pour notre prochain, soit en général pour tout le monde, soit en particulier pour quelque âme, laquelle prière fera hors de tout amour-propre, sans nature, ni être induite par la nature ; mais qui vient de la vraie charité. On a de coutume, lors que la charité nous pousse de faire oraison pour le prochain [77] qui est en nécessité, faisant la requête à Dieu, de se représenter en la volonté, voire mêmes en l'imagination, la personne pour laquelle on fait prière à Dieu. Cette forme est plus pour le corps que pour l'âme. Ne voulant dire néanmoins que cette manière de prier soit mauvaise mais qu'elle est imparfaite. Pour ce que c'est plus l'affection naturelle, qui nous induit par une compassion naturelle, procédant plus de la nature que de vraie charité, laquelle Dieu désire de nous. Pour faire donc oraison pour notre prochain, en vraie et ardente charité, purifiée de toute nature, est que nous, étant en la présence de Dieu, devons laisser toute forme et image corporelle de la personne pour qui nous prions, ni même réserver en notre imagination ou mémoire la diversité des personnes, comme de père, mère, frères, cousins, etc. Au moins en tant qu'ils nous seraient représentés par quelque image ou cause procédante de nature. Pour ce que nous ne devons suivre la chair ni le sang, mais la parenté spirituelle. Suivant ce que dit Notre Seigneur : Ceux qui font la volonté de mon Père qui est au niel, sont ma mère, mon frère, et ma sœur. Il fit cette réponse lors que faisant la prédication, on lui dit que sa mère était à la porte, pour montrer qu'il tenait plus sa mère pour l'esprit que pour le corps. Non que ne devons reconnaître l'obligation particulière au père, mère, parents, amis et bienfaiteurs, (car nous sommes plus obligés de les aimer et prier Dieu pour eux que non pas pour autres). Mais que cette reconnaissance soit spiritualisée, et du tout selon l'âme, comme j'ai dit. Pour exemple, quittant toute forme et image, nous représenterons à Dieu avec grande charité l'âme de telle ou telle personne ; priant Dieu de tout notre cœur nous donner ce que lui demandons, et qui lui est nécessaire, soit pour le corps, soit pour l'âme, soit pour la délivrer de quelque affliction corporelle ou spirituelle. Et le tout en Dieu. C'est-à-dire que demandant à Dieu, nous soyons en Dieu, regardant en Dieu la dignité de l'âme pour laquelle nous prions. Tant plus nous regarderons en Dieu la dignité de cette âme, et combien [78] elle mérite d'être aidée de la grâce de Dieu, pour parvenir à la fin pour quoi Dieu l'a créée, tant plus notre oraison sera fervente et persévérante, et la charité augmentera, tant que ne cesserons, que Dieu enfin n'encline428 son oreille à miséricorde vers telle âme. Si c'est pour quelque pécheur, voyant en Dieu la perte de telle âme, par quelque défaut corporel, et combien il importe qu'une âme ne soit séparée de la grâce de Dieu : ou si c'est pour quelque âme avancée à la perfection, et que pour quelque défaut elle est retardée, voyant en Dieu tel désir : toutes ces considérations enflamment tellement l'âme en charité, et en rendent les prières si ardentes, que Dieu est contraint de lui accorder, ou sa demande, ou chose plus grande. On peut en un moment prier avec telle efficace pour tout le monde, ne recevant en soi aucune impression, pour la multiplicité des personnes ; mais comme étant tous en Dieu. Cette manière de prier est fort exquise et nécessaire à toute personne amie de la spirituelle pureté, et désireuse de jouir de la présence et union divine.

.Chapitre 22. Comment une âme se doit comporter recevant quelque illustration de Dieu, ou lumière intérieure.

Une âme qui chemine en vérité devant Dieu, le cherchant en toutes ses actions, soit intérieures ou extérieures, que l'abnégation de soi-même et l'anéantissement de sa propre volonté, ne veut, ni ne cherche que la pure volonté de Dieu, et l'accomplissement d'icelle en elle et par elle. Avec un désir enflammé, que Dieu soit loué, connu et aimé, non seulement en elle mais de tout le monde. De sorte que telle âme pratique en vérité toutes les vertus, non telles quelles, ains [mais] les plus héroïques et relevées, toutes cachées aux yeux des hommes. Car la vertu secrète et inconnue sera la plus reluisante devant [79] Dieu. Telle âme cheminant ainsi en vérité, ignore ce qu'elle fait, non d'une ignorance insensible, mais d'une ignorance abyssale, procédante de la vérité. Connaissant que d'elle-même elle ne peut opérer une seule bonne action. Mais que Dieu le fait en elle et par elle. Je dis donc que telle âme, soit qu'elle soit martelée comme sur une enclume par toutes sortes d'afflictions ; que quant à intérieur elle n'ait une seule minute de repos ; et quant à l'extérieur, toutes les créatures se bandent contre elle par mille mensonges et médisances, la tenant pour très imparfaite ; que les diables se soulèvent et les puissances infernales se bandent à sa ruine : nonobstant tout cela, plus elle est abaissée, plus elle s'élève en espérance en Dieu, embrasse la croix, et se tient tellement serrée avec son Dieu, bien qu'il lui semble quelquefois qu'il l'ait abandonnée pour ses péchés, qu'elle lui dit : encore que j'ai mérité l'enfer, si vous m'y jetez, je vous aime tant, que là je vous embrasserai429 ; au moins je n'y serai sans vous, si unie est son espérance en Dieu. Tant plus elle est foulée aux pieds, tant plus elle rend son odeur devant Dieu ; mais inconnue devant les hommes. Dieu très bon, voyant la constance de sa bien-aimée, lui ouvre le trésor de sa sapience ; l'illumine intérieurement de ses grâces ; lui parle familièrement par son Saint Esprit, et plus familièrement que ne font deux amants ; lui enseigne sa volonté ; la corrige en ses défauts, bien que petits. Elle l'écoute, lui ouvrant la porte de son cœur, Dieu lui envoyant quelque lumière infuse, où l'âme voit au fond de son esprit, la pure vérité de l'objet que Dieu lui montre, comme elle se trouve devant Dieu. De la présence duquel elle ne se sépare d'un seul moment. Par une basse estime de soi-même s'anéantit devant Dieu comme un rien. Et en cet anéantissement, Dieu lui envoie cette lumière infuse, elle voit la vérité de son néant en la vérité de celui qui est tout. En quoi l'âme reçoit un contentement non pareil, de voir qu'elle n'est rien, qu'elle ne peut rien, et qu'en ce rien, celui qui est tout, est glorifié. S'il était possible, que l'âme put demeurer toute sa [80] vie en la lumière de cette vérité, il lui serait impossible de pouvoir offenser Dieu. Mais Dieu ne le permet, parce qu'il nous veut laisser en notre franc arbitre. Car si l'âme jouissait toujours de cette vérité, elle perdrait le mérite du travail qu'elle opère, pour obtenir les vertus qui sont les moyens pour parvenir à la vérité et lumière, en laquelle se trouvant abîmée, ne lui serait plus besoin des moyens pour y parvenir. Quand nous sommes en cette vie, nous sommes obligés de nous perfectionner, et de moment en moment, monter de vertu en vertu, jusqu'à la mort. Mais de jouir de l'essence de la vertu n'appartient en cette vie mais en l'autre bien-heureuse et éternelle. Si donc Dieu tout bon donne quelquefois à l'âme quelque petite échantillon en cette vie de la jouissance du bien que reçoivent les bienheureux en l'autre ; il ne faut penser de nous y arrêter, comme voulait faire saint Pierre, étant en la montagne de Thabor, ayant vu la clarté de notre Dieu en sa transfiguration. Disant : Seigneur, il fait bon de demeurer ici, faisons-y trois tabernacles. Mais tout soudain Notre Seigneur lui parla de sa Passion ; pour montrer qu'en cette vie n'est le lieu de repos. Saint Pierre ignorait encore cette doctrine. De même, si l'âme reçoit quelque lumière infuse, ou intellectuelle, ou même visible, ne doit s'y arrêter, pour y penser demeurer en cette vie, comme plusieurs font à leur grand préjudice. Mais faut savoir comment on se doit comporter en ceci. Car l'âme qui veut servir à Dieu en vérité, et aimer Dieu purement, ne doit jamais désirer telle lumière ou vision. Et au regard de la vision ou lumière, qui apparaît à la vue corporelle, elle est très dangereuse ; pour ce que l'Ange des ténèbres, s'apparaît souvent en Ange de lumière pour tromper les serviteurs de Dieu. Si donc telle lumière s'apparaît, soit en forme d'Ange ou de quelque saint, si tôt que l'âme rentre en son néant, s'humiliant en vérité dit : non, mon Dieu, ce n'est à moi qu'appartient telle lumière, je ne veux autre que vous seul, je vous veux servir en la Croix. Et ainsi s'anéantit au-dessous de la moindre créature. [81] Si cette lumière vient de Dieu, tant plus elle s'humiliera et tant plus elle lui sera agréable. Si du diable, il s'en retournera honteux et n'y reviendra plus. Quant aux visions ou lumières intellectuelles ou imaginaires, elles sont aussi visibles. Et quoiqu'on ait les yeux ferrés, on ne laisse de voir la représentation plus naïvement que des yeux corporels. Encore qu'on s'en voudrait détourner, si n'y peut-on mettre empêchement. On pourra connaître si telle lumière vient de Dieu par les effets d'icelle. Venant du diable, l'âme sent en soi des élévations d'orgueil, ou vaine complaisance de soi-même, procédant d'amour-propre, sans lui souvenir de sa vilité [caractère vil], ni de son néant. Elle pense soudain, sous couleur de reconnaissance des grâces de Dieu, être une petite Sainte. Croyant que Dieu lui fait cette grâce pour ses mérites et pour son travail. Et voudrait être déjà connue et tenue pour vertueuse. Le tout sous ombre de bien, pensant que Dieu doit être glorifié en telle grâce. Mais elle n'apperçoit cependant, que c'est plutôt pour repaître son amour-propre, qui secrètement s'attribue cette louange, plutôt que la rendre à Dieu. Car si soudain elle référait le tout à Dieu, se contenant en une nudité et pauvreté intérieure, n'appropriant à soi chose qui soit, ne voulant que Dieu même, quoiqu'elle serait trompée, pensant que ces lumières viennent de Dieu, le trompeur serait trompé, et retournerait avec sa courte honte. Mais si l'âme prête son consentement, elle sera déçue et trompée. Il faut aussi voir, si on ne recherche ou désire telle lumièr. Car ce désir procède de présomption et souvent Dieu permet pour telle présomption, que l'âme soit trompée. Le diable voyant bien que facilement il fera troubler et tomber telle âme en quelque faute. Au contraire, si telle vision vient de Dieu (car il ne laisse quelques fois de visiter ses fidèles serviteurs par quelque grâce extraordinaire) si tôt que telle grâce, soit lumière ou vision s'apparaît, si même la personne est en péché mortel, ayant le cœur endurci, il vient à se rompre sous la puissante main de Dieu, par une entière conversion, comme il a fait à saint [82] Paul, à la Magdeleine, et tant d'autres saints. Si c'est à une personne déjà entrée en la voie de perfection, elle la rend de tant plus forte, pour s'acheminer au sommet d'icelle, par un anéantissement de soi au-dessous de toute créature. Mais en vérité, avec une sainte crainte, et un désir fondé en une vraie charité en Dieu. Elle voudrait que Dieu fut aimé et loué de toutes créatures, sans que jamais un moment de temps se passât que Dieu ne fut loué d'icelles toutes. Et même voudrait s'anéantir jusqu'au plus profond des abîmes, afin qu'en son anéantissement Dieu soit glorifié. Elle reçoit une charité vers son prochain, se croyant être la moindre de toutes. Et se voudrait laisser soi-même pour le bien de son prochain. Voire même pour ses ennemis, tant elle est embrasée en charité. Voudrait être inconnue de toutes créatures, quant aux grâces reçues de Dieu. Mais quant à ce qu'il y a de vil en nous, elle voudrait en être vilipendée de tous. Ce sont les effets des vraies visitations de Dieu.

La troisième sorte de lumière se fait au fond de l'âme, et cette ci est la moins dangereuse, et la plus profitable, elle est inconnue à celui qui la reçoit. Une âme aura eu cette lumière long temps, non continuelle (car elle dure fort peu) sans avoir eu connaissance que ce soit lumière. Elle l'ignore : mais, comme j'ai dit, d'une ignorance abyssale, procédante d'une nudité intellectuelle. Connaissant bien néanmoins que c'est quelque grand bien. Même que ce soit un suprême degré de la vertu, où il lui semble qu'elle doit par pratique et travail parvenir, se fondant en la grâce de Dieu. Et comme elle croit que telle lumière est le souverain degré de la vertu, lors que cette lumière se retire, elle travaille continuellement, soit par mortification, soit par autre pratique des vertus, afin de parvenir à ce seul degré de perfection qu'elle croit être le centre des vertus, où elle est obligée (ce lui semble) de tendre, et apporter de sa part tous devoirs pour y parvenir. Et lors qu'elle voit, que pour tous ces devoirs, elle ne la peut retenir quelque fois l'espace d'un moment (je dis cette lumière infuse, qu'elle croit être le suprême degré de [83] la vertu) elle s'en contriste, comme si par sa faute elle n'arrivait à telle perfection. Et quand cela arrive, il se faut découvrir à son confesseur (lequel doit être fort illuminé en la vie spirituelle) lui donnant à connaître clairement ce qui s'est passé en sa conscience. Et lors suivre avec grande soumission ce que son confesseur aura conseillé. Et croyez qu'en obéissant, jamais on ne peut être trompé. Quand même le confesseur n'y connaîtrait rien, pour n'être si fondé ou expérimenté en la vie spirituelle, et lui donnerait des avis contraires. Elle de sa part ayant fait son devoir, n'ayant autre moyen pour tirer éclaircissement de son doute : Dieu lui enverra en son temps, par quelque moyen que ce soit, la connaissance de la vérité, si avant qu'elle se soumette, par une vraie humilité, et ce contienne en son néant, avec foi et résignation en Dieu.

.Chapitre 23. Que sous nombre d'humilités on ne doit suivre son propre avis en chose douteuse, et que l'humble soumission fait cheminer en assurance devant Dieu.

S'il advient que l'âme ayant eu quelque lumière de Dieu, se trouve en doute, pour ne pouvoir connaître la cause de ce bien dont elle jouit : ou bien l'ayant perdu, se travaille pour le recouvrer : c'est une grande imperfection de faire cette recherche, ne fut que la basse estime qu'elle a de soi-même, lui fasse ignorer la vérité. Il est nécessaire qu'elle ne tienne rien caché à son Directeur, pour quelque respect que ce soit, mais qu'elle se surmonte soi-même, par une ignorance volontaire, et nudité des puissances de l'âme, n'admettant à soi aucun bien, et se désappropriant de tout ce en quoi elle pourrait trouver satisfaction en soi-même. Par ce moyen elle surmontera tout ce qui la fait retarder de donner à connaître son intérieur. Car souvent [84] il advient, que si on se découvre pour en recevoir avis, il semblera que ce sera pour être réputée vertueuse. Ce sont tous respects procédants d'amour-propre, par une réflexion à nous-mêmes, laquelle il nous faut mortifier, tant que n'ayant plus mémoire de nous-mêmes, si ce n'est en la vérité de notre néant. Que l'âme donc, épouse de Jésus-Christ, embrasse la nue simplicité, et se remettant en Dieu, donne à connaître ses doutes. Si le Père spirituel voit que ce soit grâce de Dieu, et que telle lumière soit inconnue à la personne à qui Dieu l'envoie : s'il est prudent et bien expérimenté, il ne lui doit donner à connaître en la glosant [expliquant]: et ne la doit aussi laisser sans lui donner à connaître, afin qu'elle n'abuse de telle grâce par ignorance. Il lui doit donc dire, que telles choses ne sont point vertus, mais lumières envoyées de Dieu, lesquelles on ne doit chercher ni désirer, mais s'humilier référant le tout à Dieu. Car si le confesseur par trop de prudence à craindre de lui donner à connaître que ce sont lumières envoyés de Dieu et s'en tait : la personne en demeure en grand danger et perplexité. D'une part Dieu ne laisse d'opérer, voyant la nue simplicité de cette âme, et l'abnégation de sa propre connaissance, et lui continue ses grâces. D'autre part l'âme fidèle ne veut en rien contrevenir à la volonté de Dieu ; et n'ignore pas que Dieu l'attire, pour la mettre à un plus haut degré de perfection. Et sachant qu'il donne ses grâces à tout ceux qui s'y disposent, elle y apporte tout son possible. Mais elle travaille en vain, quand elle aspire à cela quoi elle ne peut parvenir en cette vie. Pourtant se contriste, lui semblant qu'elle ne fait ce qu'elle peut ; quoi qu'on ne doive jamais penser qu'on fasse quelque chose de bon. Ainsi ces vaines recherches causent toutes ses imperfections, pour l'opinion erronée qu'elle a, que ces illustrations sont vraies vertus. Et quant elle s'en trouve privée, ne les pouvant conserver, par quelque travail que ce soit, il lui semble impossible de parvenir à la vertu430. Et si elle connaissait que ce serait lumière seulement, elle est si conformée à la volonté de Dieu, qu'elle [85] n'admettrait jamais ces imperfections, de se contrister pour les avoir perdu. Voilà le péril, quand le Père spirituel est craintif, à le lui donner à connaître, et comment elle s'y doit comporter. Je dis, si le confesseur connaît que ce sont vraies illustrations venant de Dieu, lui ayant suffisamment donné à connaître pour l'ôter de sa [sic] doute, comme j'ai dit ; il ne lui en doit faire glose ni exagération : mais la tenir en humilité, l'admonestant néanmoins qu'elle n'en doit être ingrate. Que Dieu ne les lui envoie pour ses mérites, mais de sa bonté pure. À quoi elle doit coopérer de sa part, et tendre de toutes ses forces à la vertu et perfection où Dieu l'attire. Et qu'elle se garde de rechercher, même en la mémoire, telle lumière, comme si Dieu lui avait fait voir en soi-même la vérité de son néant. Car l'âme se trouvant devant Dieu, voit clairement ce qu'elle est en vérité, sans toutefois sortir hors de soi par imagination. Mais au fond de son âme où Dieu est plus présent qu'elle n'est à soi-même. Et lors en un instant l'âme voit en Dieu la vérité de celui qui est tout ; et en cette vérité voit la vérité de son rien, se réjouissant de ce qu'elle n'est rien : et qu'en ce rien, celui qui est tout est glorifié. Encore que l'âme pour être créée à l'image de Dieu, est noble et douée de grande beauté, n'y ayant après Dieu rien de plus beau que sa ressemblance : elle voit néanmoins que tout est à Dieu, et ne s'en approprie pas une seule minute quant à soi-même ; mais demeure nue et simple, quant à l'âme et ses puissances. Si je pouvais trouver des termes propres, pour me mieux expliquer, je m'efforcerai de rendre ce discours plus clair et intelligible : mais mon ignorance ne le permet. Et avec ce, tels secrets ne se peuvent entendre parfaitement par ce qui se peut dire de bouche ou de la plume. Seulement ceux et celles qui en auront quelque expérience pourront voir en peu de mots, et avoueront je m'assure ce que je dis ; m'excusant si je n'en puis donner autre explication. Tant il y a, que cette vue cause à l'âme un très grand bien. Si on pouvait toujours avoir devant soi cette lumière, ou pour mieux dire, [86] se trouver en ses propres ténèbres, absconsé431 dans cette lumière, qui est Dieu : si, dis-je, étant en cette vie, on pouvait n'être séparé de cette vérité ; il serait impossible que l'âme offenserait Dieu actuellement (encore qu'en ce l'homme puisse de soi pécher, si long temps qu'il vit en ce bas monde.) Mais Dieu ne permet cette continuation de lumière interne, pour notre plus grand bien. D'autant que telles grâces sont dons gratuits, et Dieu veut que travaillons de notre part par le franc arbitre, afin que coopérant à la première grâce, il nous donne les secondes, et le tout pour notre plus grande gloire. Après donc que cette vue est ôtée à l'âme, ignorant que ce soit lumière (par ce que immédiatement, elle consiste en la connaissance de soi-même, le tout en Dieu) elle croit que ce soit l'effet de l'humilité. Et pour ce qu'elle sait ne pouvoir plaire à Dieu sans humilité, travaille sans cesse pour recouvrer ce qu'elle a perdu. Et voyant que pour quelque acte d'humilité qu'elle puisse faire, elle ne sait retomber à ce qu'elle a vu, elle se contriste, doutant qu'elle ne parviendra jamais à cette vertu, sans laquelle on ne peut être agréable à Dieu. Mais lors qu'elle l'a recouverte, ou que Dieu lui-même lui en donne la connaissance ; elle laisse cette curieuse recherche, et poursuit sa pratique ordinaire aux vertus, n'ayant plus en soi-même souvenance de ce qu'elle a vu, si ce n'est en Dieu, auquel elle réfère tout.

.Chapitre 24. À quelle fin nous devons chercher les vraies vertus, et comme elles doivent être pures.

Dieu dit par son Prophète : Je mènerai l'âme en la solitude et là je parlerai à son cœur. Quelle est cette solitude, si ce n'est au désert retiré du monde ? Encore que le désert que notre Dieu dit, auquel il veut attirer sa bien-aimée, pour parler à son [87] cœur, soit les lieux retirés du monde, comme les ermitages, et maisons de Religion, où Dieu va visiter les âmes, qui pour son amour ont quitté toutes les commodités corporelles : si est-ce que le vrai désert est plus spirituel. Qui est l'âme ; l'intérieur de laquelle est un désert. Ce qui se fait lors, que ces puissances sont tellement réglées, qu'il n'y a plus aucun bruit turbulent de ses passions et affections déréglées, et à qui l'amour-propre est du tout anéanti. Il y a lors en l'âme un silence continuel. Et quel est ce silence intérieur ? C'est quand l'âme n'est plus occupée à chose créée, ni hors de soi-même, ni en soi-même : se servant néanmoins de toutes créatures, sans aucune opération propre. C'est un silence intérieur, pour ce que l'âme ayant surmonté toutes ses inclinations vicieuses et inférieures, n'est occupée qu'à faire la seule volonté de Dieu, l'aimer, le louer, de toute ses facultés. C'est vraiment à ce désert, que Dieu la veut conduire, pour parler à son cœur, par ces divines aspirations. Car la trouvant seule occupée à son Dieu, il lui ouvre les trésors de ses célestes communications, et lumières intérieures. Je la mènerai en un désert. Mais quel est le chemin, par lequel Dieu nous veut conduire au désert ? Sont les vertus, lesquelles l'âme s'exerce continuellement. Lesquelles doivent être pures, soit en la pratique d'icelles, soit en la fin pourquoi nous les désirons. La fin de toutes nos œuvres, de tous nos désirs doit être Dieu. Toutes ces vertus donc, tant soient-elles héroïques, ne sont pas la fin puis qu'elles ne sont pas Dieu, mais le chemin pour aller à Dieu. Pour ce nous ne devons pas arrêter à la vertu seule, mais passer plus outre. Celui qui a proposé de faire un lointain voyage, ne s'arrête point au chemin, pour beau qu'il soit : d'autant que ce où il prétend arriver, est encore plus à son désir. De même, celui qui aspire au ciel, pour illec432 jouir de Dieu, ne doit reposer tant soit peu, si ce n'est en Dieu. Comme si ayant surmonté de grandes difficultés par patience, on trouve quelque repos, soit en la patience et mansuétude vers le prochain, humilité, force, tempérance (car toutes ces vertus causent un repos [88] en l'âme) il ne faut là subsister, ains [mais] se garder d'arrêter à ce repos, qui procède seulement des vertus.

Quant aux trois vertus théologales, qui sont foi, espérance et charité : pour ce que les trois premières vertus regardent Dieu, et que leur opération se termine en Dieu, il est plus difficile de connaître l'amour-propre en ce repos. D'autant que leur opération étant terminée en Dieu, il ne peut être qu'elle ne trouve aussi en Dieu le vrai repos. Et ce repos est très nécessaire et très bon. Duquel saint Augustin parlant dit : Qu'il a cherché en toutes choses, et n'a trouvé le vrai repos, si ce n'est en Dieu seul. D'où on peut voir que le repos, qui se peut trouver en quelque créature, tant soit elle noble, ni même ès vertus, n'est que faux repos, procédant d'amour-propre. Celui qui goûte le vrai repos en Dieu, connaît bien la tromperie du repos, qui n'est pas purement Dieu433.

Mais celui qui ne l'a encore goûté, et ce que c'est de Dieu, est facilement abusé434. Car ayant mortifié ses passions, et cheminant en la vertu, sans passer plus outre, ils s'arrêtent à ce bien sans regarder sa fin, qui est Dieu et le seul bien parfait. On pourra donc connaître cette tromperie, en ce que l'âme mettant tous ses efforts ès actions internes, soit de toutes vertus, y met toute sa perfection, comme faisait sainte Marthe, qui était plus soigneuse à servir notre Seigneur corporellement que spirituellement, oubliant la vie contemplative. Aussi notre Seigneur lui dit, Marthe, Marthe, tu es pleine de souci, et par après, Marie a choisi la meilleure partie. D'où on peut connaître, que les travaux et œuvres de Marthe envers notre Seigneur étaioent bons et lui étaient agréables : mais non tant que ceux de la Magdeleine. Pour ce qu'ils n'étaient si purs, étant actifs435. Ces deux vies en ces deux sœurs Marthe et Madeleine, nous représentent toutes sortes d'âmes, s'adonnant au service de Dieu. Car on trouve des personnes, qui mettent leur perfection seulement aux vertus actives, et ne parviennent guère à la vie contemplative. Et je dis donc que pour parvenir à la pureté des parfaites vertus, il ne faut jamais quitter la [89] mortification, ni la pratique des vertus. Mais il faut que ces actions procèdent de la volonté, sans opération active de l'intellect ; afin que la supérieure partie de l'âme, ne reçoive empêchement pour opérer les fonctions de la contemplation, et union avec Dieu, dont elle demeure incapable et ne les peut opérer, si avant que ses puissances inférieures, qui sont la mémoire et l'entendement, sont occupés ès actions actives, qui sont les vertus436.

Mais lors que la volonté produits les actions des vraies vertus, et ensemble celles de vouloir opérer au parfait amour de Dieu, encore que la volonté soit inférieure à la suprême partie de l'âme ; comme n'étant que l'une de ses puissances, si est-ce que l'âme ne pouvant opérer en Dieu ses fonctions, sans l'opération de la volonté, d'où procède le franc arbitre : et par ainsi la volonté opérant par le franc arbitre, ès actions actives de la mortification et autre vertus : et ensemble opérant aux partis supérieurs de l'âme, auquel elles s'arrêtent comme à la fin pour lequel elle est créée, qui est de pouvoir contempler la divine Majesté, et ne chercher autre repos qu'en cette union de Dieu, laissant ses parties inférieures occupées ès actions inférieures, lors il adviendra que ce seront ensemble la vie de Marthe et celle de la Magdeleine, à savoir l'active et la contemplative ; et l'une ne donnera empêchement à l'autre. C'est par ce moyen qu'on trouvera la pureté des vertus. Ceux et celles qui n'y sont encore parvenues, ne doivent entrer en scrupule ou défiance de la grâce de Dieu, mais travailler avec [sic] l'humilité, et en demander la grâce à Dieu. Car ce chemin est encore imparfait, eût égard au plus parfait ; combien qu'il semble difficile à ceux qui ne sont là arrivés. [90]

.Chapitre 25. Comment on peut connaître l'amour-propre en la méditation.

En l'Ancien Testament, il est fait récit que Jephté se trouvant en peine en la guerre, fit voeu à Dieu, que s'il gagnait la victoire, il lui sacrifierait la première chose de sa maison qu'il rencontrerait à son retour. Enfin la victoire gagnée, retournant tout joyeux de la guerre : ce qu'il rencontra premier, fut sa fille qui lui allait au-devant avec haubois et autres instruments de musique, accompagné de diverses troupes de filles, bien apprises à chanter, pour le congratuler de la victoire. Ce que voyant Jephté, saisi de grandes douleurs, dit à sa fille, hélas ma fille qui m'a trompé, et toi même aussi, et suivant cela il la sacrifia. Nous devons faire le même : car ce capitaine Jephté, est l'esprit, qui fait toujours la guerre au monde. Et comme il a le dessus de ses ennemis, qui est lors qu'il est parvenu au repos de la présence continuelle de Dieu, par la méditation et contemplation, esquelles l'esprit s'éjouit en Dieu : la chair d'où procède l'amour-propre, tout sautelant [sic] lui va au-devant, par ce qu'elle voudrait être toujours en joie et liesse, quoiqu'elle soit plutôt appelée de Dieu à douleurs et pleurs. Comme donc la chair se veut mêler parmi la joie des victoires spirituelles, il lui faut dire, hélas tu m'as trompé, mais tu t'es trompée toi-même. Tu m'as voulu tromper, me faisant trébucher au péché : tu seras trompée, par la peine et travail que je te donnerai ; car j'ai promis de te sacrifier à Dieu.

Sara femme d'Abraham, ayant rencontré son fils légitime Isaac, jouant avec Ismaël fils de sa servante, s'en indigna grandement, et dit à son mari, chassez-moi cette servante et son fils, il ne fait pas beau voir jouer ces deux enfants ensemble ; car le fils de la servante n'héritera pas avec le fils de la libre437. Dieu le Créateur notre [91] vrai Abraham, père de toutes nations, a deux enfants, l’un est la chair, l'autre l'esprit. Il advient bien souvent que la chair et les sens, représentés par Ismaël fils de la chambrière, se veulent mêler parmi les joies spirituelles. Dont fort indignée, la divine Providence dit au Chrétien, et spécialement à la personne dévote, et retirée de tous plaisirs provenant des créatures. Chassez arrière cette chair par veilles, jeûnes et mortifications : car il ne fait pas beau voir que ta chair se joue ou fasse trêve avec ton esprit. Voire il est impossible, si tu me veux servir, et participer à mes grâces et prérogatives, que ton âme jouisse des fruits de la divine contemplation, si tu ne sépares les sens corporels d'avec les spirituels438 .

Mais d'autant que je n'ai délibéré de traiter ici de tous les empêchements qui surviennent, soit en la méditation, soit en la contemplation, mais seulement de les plus notables, comme l'amour-propre ; je ne veux aussi ici toucher la méthode de méditer ou contempler. Quant aux moindres imperfections, elles n'ont ici lieu, d'autant qu'à une vie ou degré de perfection si relevée, les imperfections sont (et faut ainsi dire) perfections à l'égard d'un degré moindre et inférieur. Ainsi il faut traiter les imperfections suivant l'ordre et le degré auquel l'âme est arrivée. Quoi donc, que la méditation soit une action parfaite, et la contemplation plus parfaite, et même céleste, si est-ce qu'il y a en icelle divers degrés suivants ceux, ou de la grâce que nous pouvons acquérir, coopérant aux grâces de Dieu par le franc arbitre, dont on acquiert là sus au Ciel la gloire bien heureuse : ou bien ceux de la grâce que gratuite, que Dieu donne à qui sa sapience et bonté infinie a déterminé de toute éternité, d'élever à tel degré de grâce telle ou telle âme.

De même est-il au ciel, tout tous contemplent il est, et jouissant continuellement de la claire vision de Dieu. Mais tous n'ont en cette contemplation et vision, si claire connaissance de la grandeur de Dieu, et tous jouissent si parfaitement de la Divinité et des secrets de la Sapience incréée. Sont néanmoins tous contents et rassasiés. Je veux donc [92] montrer, qu'en cette vie nous ne pouvons jouir si parfaitement de la contemplation divine, pour les empêchements que nous donne le corps, et les inclinations mauvaises et imparfaites procédantes de la nature corrompue.

Quand est de la méditation ; pour ce que c'est une action plus basse, que la contemplation, l'amour-propre s'y trouve en diverses sortes. La méditation ou oraison mentale, qui se fait en l'intérieur sans prononciation de paroles, procède de la volonté, puis se termine en l'entendement par les discours, soit sur la vie et passion de Jésus, ou de la Vierge Marie, ou des saints, ou des mystères de la foi catholique, ou sur quelque science et de la Sainte Écriture. Car proprement méditer, c'est discourir en l'entendement des choses Saintes. Se servant de l'imagination, quand on se veut représenter les personnes et les lieux, comme de la Passion et de tous les mystères, que nous voulons méditer. En quoi l'affection s'enflamme en l'amour de Dieu, et des vertus. Opérant des actes de la volonté, pour tirer les affections, suivant les matières sur lesquelles l'entendement aura discouru, ou bien sur quoi Dieu aura opéré par sa grâce en la méditation. Faisant toujours réflexion sur nous-mêmes, pour nous anéantir par la mortification, et ne cesser de nous mortifier, tant que pourront trouver en nous quelque imperfection, tant petite qu'elle soit, dont nous avons connaissance par la méditation. C'est en ceci que consiste le fruit de la vraie méditation439. Et en quoi aussi se trouve l'amour-propre, et où la chair se veut éjouir440 avec l'esprit, comme j'ai dit au commencement de ce chapitre. C'est une chose très délectable, lors que la personne a cette grâce naturelle, de bien discourir en l'entendement. Il advient pour cette grande délectation, qu'elle s'y trouve tomber en ravissement. Et tout ceci peut être avec amour-propre. Sans toutefois rejeter la vraie et pure méditation, qui est de même aussi avec ravissement, mais les effets en sont divers. Lors que l'âme s'arrête seulement à bien discourir, recherchant des curiosités et au concept, elle s'élève plutôt en orgueil [93] qu'à se confondre soi-même. Et tout ceci provient de l'amour-propre, y trouvant néanmoins l'esprit en grand contentement. C'est curiosité de vouloir connaître les choses hautes et profonder [sic] les secrets de la Divinité.

On trouve que Saint Augustin se promenant quelque jour au long de la mer, méditait sérieusement sur le mystère de la Sainte Trinité, ruminant en son esprit des moyens pour comprendre ce haut mystère, auquel la capacité de l'homme ne peut atteindre. Sur cette entrefaite s'apparut [sic] à lui un petit enfant, qui puisait l'eau de la mer avec une cuillère, la mettant dedans une petite fosse : Saint-Augustin le voyant, lui demanda, petit enfant que faites-vous ? Je veux, (ce dit-il) mettre toute l'eau de cette mère dedans cette petite fosse. Sur ce S. Augustin dit, il est impossible que l'eau de la mer puisse entrer dans cette petite fosse. Lors l'enfant, qui était le petit Jésus, s'apparaissant [sic] en cette telle vision, lui répliqua : il est plus possible de mettre toute l'eau de cette grande mer dans la fossette, qu'il n'est possible que puissiez comprendre ce que vous recherchez. Ce dit, il s'évanouit, et S. Augustin rentrant en soi-même, connut lors par cet enseignement, que nous ne devons chercher chose curieuse, surpassant entre notre capacité ; pour ce que cette curiosité procède de notre amour-propre, encore que ce soit vers choses très saintes, et de Dieu même.

Souvent par ce moyen les personnes reçoivent des illusions. Dieu le permettant ainsi. Et le diable voyant notre inclination, s'en sert pour nous tenter et tromper par ses illusions, se transfigurant en Ange de lumière. Puis la nature se voulant joindre avec esprit, et s’éjouir en ses discours, s’y fourre sans aucune pratique de la mortification441 . Et s'il advient quelques petites occasions, d'endurer quelque affliction, ou persécution des créatures venant de la part de Dieu, on ne la sait supporter. Voilà les fruits de telle méditation, lors que l'esprit s'arrête seulement aux discours, sans en rechercher les fruits pour soi-même442, qui sont les actions vertueuses, et anéantissement de soi-même. Il se trouve encore d'autre amour-propre, lors qu'en la méditation on reçoit [94] quelque tendresse. Peut-être procédante de nature : quelques fois venant de la grâce de Dieu, comme sont les larmes et autres tendretés, et semonces intérieures, [l]esquelles443 la nature se veut toujours joindre avec l'esprit, pour se repaître sensuellement des grâces divines, fuyant le travail de la mortification444. Mais il lui faut dire ce que Jephté dit à sa fille, qui nous représente l'âme fidèle à Jésus-Christ. Hélas, ma fille, vous m'avez trompé : et Toi-même es trompé, car je sacrifierai au Dieu vivant, par la continuelle mortification de tes désirs désordonnés et amour-propre, tant és choses spirituelles que corporelles. Car l'amour-propre és choses spirituelles, est plus dangereux qu'és corporelles : par ce qu'il est moins connu, et est sujet à vaine gloire. Le remède donc contre l'amour-propre en la méditation, est que le fondement de notre oraison soit pour trois causes. La première, afin de connaître Dieu. La deuxième, afin de se connaître soi-même. La troisième, afin de pouvoir aimer Dieu de toute notre puissance, le chercher avec pureté d'intention. Ne faire oraison pour trouver le goût et dévotion sensible : mais pour constamment se surmonter soi-même, et par la connaissance de soi-même, venir à la connaissance de Dieu. Non par curiosité de concept, mais en unité de volonté avec celle de Dieu, nous rendant conforme à sa sainte volonté. Et que tous les discours de la méditation sur quelque matière que ce soit, ne soient à autre fin que pour connaître notre virilité, et nous toujours anéantir, et reconnaître que tout bien vient de Dieu seul. En cette connaissance notre volonté s'enflamme en son amour, pour ne chercher que sa gloire en toutes créatures. Mais si Dieu nous élève, et nous donne lui-même notre nourriture spirituelle, comme il fait quelquefois aux humbles et à ceux qui en simplicité colombine, et en pure vérité le cherchent ; si ayant commencé notre méditation, Dieu retire notre âme de la matière préméditée, en quoi nous discourons, nous présentant quelque autre sujet, comme quelque sentence de la Sainte Écriture, ou soit que ce soit chose que [95] Dieu voit nous être nécessaire, il ne le faut rejeter ; mais librement et sans scrupule laisser notre premier sujet et accepter celui que Dieu nous inspire. Car on fera plus de fruit en telle méditation, qu'on ne ferait en un an, en ce qui vient de notre seul travail. Et nous en devons rendre grâces à Dieu, et écouter le Saint Esprit, pour entendant ce qu'il demande de nous, coopérer à ses grâces.

.Chapitre 26. Quel est l'amour-propre qui se trouve en la contemplation.

L'âme qui n'aura expérimenté, ni encore passé plusieurs degrés de la vie spirituelle, trouvera (peut-être) ridicule, qu'en une action si excellente et relevée que la contemplation, s'y trouve l'amour-propre. La contemplation quant à soi-même, pour ce que c'est une action, qui n'a aucune opération active, procédant à des puissances inférieures de l'âme, mais qui seul commence, se termine et finit en Dieu (Dieu étant son seul objet) pour ce, quand à soi-même, elle est très pure et du tout céleste. Mais les accidents qui y surviennent, procédant de nature, soit après, ou bien à l'instant même, que l'esprit est éveillé de ce céleste repos, ne sont pas exemptes de cette imperfection. Je dis quant à l'esprit, qui anime l'âme raisonnable, sensitive et végétative. Car quant à la suprême partie de l'âme, qui est la vraie image de la Sainte Trinité, cette seule partie qui domine par-dessus toutes les parties inférieures, l'entendement, la mémoire, et la volonté, cette seule partie qui agit toujours, et qui seul opère en Dieu, non par quelque action active, ni passive ; mais par une disposition déiforme à la disposition de Dieu445 : à laquelle Dieu l'a trouvant disposée, comme à recevoir cette impression de la grâce surnaturelle, à cet instant demeurent transportée par-dessus soi-même, et absorbée du tout en une claire [96] lumière de la divinité. Jouissant de sa douceur ineffable, contemple cette beauté incréé, qui la fait devenir brûlante et enflammée d'amour comme un Séraphin. Et lors les puissances inférieures demeurent fixes, sans opérer aucune action active, procédant de leurs fonctions naturelles. Ceci se fait, par ce que ce grand tout qui est Dieu, seule domine en toutes les facultés de cette âme, et de ses puissances, voir du corps446. Ceci ne se peut fort bien donner à entendre, si ce n'est à ceux qui en font l'épreuve.

Je me servirai d'une similitude. Lors que le soleil reluit, sans aucun corps ou empêchement opposé à ses rayons, toutes lumières deviennent obscures en celle du soleil ; en sorte que l'on aperçoit, ni lune ni étoiles, ni autres lumières étant sur la terre. Non que tous ces corps lumineux aient perdu leurs naturelles lumières : mais par ce que le soleil qui élargit sa lumière par toute la terre, à sa lueur si grande qu'il offusque la lumière des autres corps, quoiqu'il ne laisse cependant, de faire leurs opérations selon leur nature créée. De même est-il, lors que l'âme, sans aucun entre-deux, envisage face à face, la beauté du vrai soleil de Justice, demeurant absorbée en la jouissance de ce grand Tout. Car alors les puissances inférieures, quo iqu'elles soient nobles en leur nature, comme l'entendement, par ce qu'il comprend ce que c'est de Dieu : la mémoire, par ce que telle en est la vivacité, qu’elle enclôt en soi en un moment le ciel et la terre ; et la volonté, par ce qu'elle peut tout ce qu'elle veut (vraiment puissances très nobles, puisque quant à leur substance et nature, elles sont comme lumière par-dessus toutes autres créatures) étant cette partie plus supérieure, occupée à contempler les perfections divines, de cette lumière incréée qui est Dieu, qui réverbère de sa lueur par-dessus toutes lesdites puissances de l'âme : elle demeurent à cet instant comme du tout anéanties. Non qu'elles perdent leur opération naturelle quant à leur être. Mais elles demeurent fixes et arrêtées, par un consentement universel, laissant seul opérer en l'âme celui qui est Tout. Désappropriant à soi tout ce qui n'est [97] sien, pour servir du tout à son Tout.

Ceci se fait seulement lors que l'extase ensuit la contemplation. Si on pouvait voir l'âme en cet état, on ne verrait que Dieu reluire en toutes ses facultés. Ou toute sa beauté naturelle n'apparaît en la présence de cette grande lumière de la divinité, y étant toute absconsée, tellement qu'elle est comme déifiée. Et en cette contemplation, l'âme en rapporte très grand fruit spirituel. Et pour ce qu'elle est pure, il s'y trouve peu souvent de l'amour-propre. Mais toutefois, pour ce que nous sommes encore en cette nature corrompue, il faut être toujours sur ses gardes, comme j'ai dit, pour les accidents qui y surviennent. Car l'âme ne peut toujours être en cet état, et retournant de cette conversation avec Dieu, entre les créatures, tout lui semble si vil et abject au monde, et lui apportent tant de dégoûtement, que la vue de toutes ces choses créées lui est un continuel martyre, pour ce pur amour qu'elle a acquis en ces trésors célestes.

Mais bien convient d'être, comme j'ai encore dit, sur ses gardes, afin que que l'amour-propre ne vienne à corrompre ce pur amour. Ce qui adviendrait, si contre l'ordonnance de Dieu, elle désirait retourner à cette union et contemplation, sans y être attirée de Dieu. L'âme doit opérer toujours conformément à la volonté de son Tout, aussi bien étant hors de cette union, comme étant absorbée. Et si Dieu l'attire pour quelque temps à la vie plus active, il faut que son amour-propre soit tellement anéanti, qu'elle ne sente en soi aucun désir, de vouloir ou non vouloir, sinon seulement ce que Dieu veut en elle, et en toutes créatures, tant au ciel quand la terre447. Il y a divers degrés de contemplation plus bas, esquels l'âme demeure arrêtée sans aucun discours, et cette manière de contempler Dieu, ensuit souvent le discours. Pour exemple, en discourant mentalement sur quelque matière, soit sur l'humanité de notre Seigneur Jésus-Christ, ou sur quelques considérations de la Divinité, on s'enflamme tellement en l'amour de Dieu, qu'on en tombe en admiration. Et lors le discours finit, et la personne demeure fixe en la contemplation des choses célestes448. Mais d'autant [98] que cette contemplation, quoi que très bonne et louable, arrive immédiatement après le discours, n’y étant aussi l'âme supernaturellement élevée de Dieu, quoique que Dieu y opère aussi (mais non en telle transformation de la créature au Créateur : ains449 seulement par une simple conversion de toutes ses facultés en Dieu, qui néanmoins est aussi très agréable à Dieu) cette contemplation est plus sujette à un amour-propre. Lequel toutefois peut être évité, se tenant toujours en humilité. Donc afin que notre esprit puisse librement vaquer à la contemplation des choses célestes, sans aucun doute des empêchements de l'amour-propre, il faut remarquer quel est l'amour-propre en cette action. Ne parlant ici des autres empêchements, comme sont les images et autres semblables, dont sera traité en autre lieu. Mais seulement de l'amour-propre, qui survient ayant déjà exercé la contemplation, laquelle comme dit est [sic], ensuit souvent la méditation. Comme lors que l'âme médite ou considère profondément quelque matière, en laquelle son affection s'enflamme aux désirs de pouvoir mettre en effet en son temps, le fruit qu'elle tire de ces considérations ou méditations. Puis s'élevant plus haut, l'affection s'arrête sur le premier objet de sa méditation qui est Dieu. Où elle demeure transportée par-dessus toutes ses actions actives, aussi long temps que Dieu opère en elle. Quelquefois cette transportation se fait sitôt qu'elle aura proposé en son esprit le premier sujet de sa méditation. Suivant ce que Dieu opère sans aucun discours. Seulement par un seul désir enflammé, voyant son objet, qui est Dieu, celui qu'elle aime, elle demeur à cet instant fixe en la contemplation, en laquelle elle jouit d'un contentement indicible450.

Voyons maintenant comment subtilement se glisse l’amour-propre en cette simple contemplation. Les sentiments naturels ne sont point privés de leurs fonctions, tellement que la nature, qui ne désire que le repos propre, prend une complaisance en soi-même du repos, que ses sentiments ressentent, par participation du repos que l'âme trouve en Dieu. En sorte [99] qu'elle approprie à sa nature ce qui n'est sien451. Non que je veuille contredire ce que dit le Prophète Royal, Psaume 83. Mon cœur et mon corps sont éjouis en Dieu vivant. Car cette joie de la chair avec l'esprit, dont parle David, n’est pas avec propriété mais en Dieu purement. Quels sont les effets par lesquelles on peut connaître ce faux repos de la nature d'avec le vrai repos ? C'est que s'il advient qu'on retire l'âme de ce repos pour vaquer à quelque autre exercice pour la charité du prochain : si c'est en religion, l'obédience le permettant, elle en sort avec chagrin, se trouve inquiète, fait des petits murmures en soi-même pour ce qu'on la retire de ce repos sous couleur de bien. Lui semble qu'elle est plus parfaite en cette action que la quittant pour faire l'obédience ou la charité au prochain. Tellement qu'elle fait estime de ses actions. Ce qui est contre le vrai anéantissement et humilité. Et telle personne vient secrètement à mépriser les autres, qui ne seront si adonnées à ce repos de contemplation. Une infinité de secrettes amours propres que l'âme expérimentera si elle regarde de près. Mais au contraire, l'âme qui aura surmonté l'amour-propre, si même elle était en extase, où son âme jouissait à son aise des divins embrassements de son céleste époux, et qu'on la vienne éveiller, ou pour l'obédience, ou pour la charité du prochain, sort avec un grand contentement, et désir enflammé de pouvoir mettre en effet les fruits qu'elle a appris en cette divine école de Jésus-Christ. Car plus elle aime Dieu, plus elle aime son prochain, quittant Dieu pour Dieu, ne perdant pour ce la présence de son bien-aimé. Et telle âme tient un grand cas de toute personne, comme étant toute créée à l'image de Dieu. Si elle voit les autres n’être parvenus à ce degré, ne les méprise : mais considère la fragilité, et fait peu de cas de soi-même, attribuant le tout à la bonté de Dieu, et à lui seul en rend la gloire. C'est en cette sorte qu'il faut cheminer en vérité devant Dieu si nous voulons lui être agréables. [100].

.Chapitre 27. Comment on peut aimer toute créature raisonnable d'un pur amour.

Comme il n'y a rien qui plus captive notre affection que ce qui est présent à notre vue : ainsi il n'y a rien qui ne donne plus d'empêchement de parvenir au pur amour de Dieu, que l'objet des créatures. Nous ne voyons pas Dieu visiblement, quoi que la vue de l'âme soit plus vive, quand elle est fichée en Dieu qui est esprit, que non pas la vue corporelle. Mais d'autant que nos inclinations attirent toujours l'esprit à la nature, au moyen quoi nous venons à aimer les créatures, de là vient que l'âme devient aveugle aux choses célestes. Combien que Dieu commande d'aimer son prochain comme soi-même. Voyons donc comment on peut aimer toute créature en Dieu et d'un pur amour. Toutes nos œuvres, toutes les vertus que pouvons acquérir, enfin tout ce que nous pouvons opérer de bon, la consommation de tout, c'est la charité de Dieu et du prochain. Et le seul objet de l'amour que portons à notre prochain, ce doit être Dieu. Or, ce qu'il y a en la créature raisonnable qui nous doit émouvoir à l'aimer, ce doit être ce qui est en elle à la ressemblance de Dieu, qui est l'âme créée à son image. Ne suivant en rien la nature. Par ce que si nous aimons la créature pour quelques grâces naturelles, notre amour sera autant variable que l'objet sera un constant. Si la personne vient à perdre le don de nature qui la rend aimable, soit quelque vertu, de laquelle elle viendra à décliner, incontinent ne voila ébranler ; pensant trouver en la créature ce qui ne peut être trouvé qu'en Dieu seul, qui toujours est bon. Il faut donc regarder en la créature, les yeux de l'âme, l'image du Créateur. Et pour ce que Dieu l'aime, comme étant son image : aussi nous [101] l’aimions fidèlement pour ce seul objet, qu'elle est créée à l'image de Dieu, et par ce que Dieu l’aime. Ainsi voyant sa dignité, nous ne pouvons faire autrement que de l'aimer. Il nous faut donc toujours regarder notre prochain du côté de l'âme, car elle est Ange ; et non pas du côté de la nature, car elle est homme. Et partant fragile, parlant en général, tant pour la femme que l'homme. Car en la Sainte Écriture et devant Dieu, il n'y a aucune différence quant à l'âme, soit de l'homme ou de la femme. Il faut donc laisser tout ce qui vient de nature, et toute attente, tant soit-elle bonne, procédante de nature. Et seulement ficher les yeux de notre âme, à notre premier objet, qui est Dieu, en qui nous devons aimer toutes choses. Et puis de la dépendance de Dieu conformant notre volonté à la sienne, et unissant notre amour à la sienne, aimer fidèlement tout ce que Dieu aime. Et que cet amour du prochain se termine et finisse en Dieu. Je dis finisse, non que la vraie charité prenne fin. Mais finisse, il faut entendre, quant au second objet, qui est la créature ; pour rentrer à son premier objet qui est Dieu : et ainsi que ces deux amours soient tellement unis qu'il ne soit qu'un en Dieu. Il n'y a amour sensuel, tant soit-il passionné, que les forces puissent égaler à ce pur amour. Pour ce qu'aimer toutes les âmes, comme étant les images de Dieu, et ne regarder que Dieu en elle, cet amour est si fort, que l'âme donnerait mille fois sa vie pour l'amour de son prochain452. Tant plus l'âme aime son prochain de ce pur amour, tant plus elle reçoit en soi-même une aliénation de tout ce qu'il y a au monde, qui ne se peut aimer en Dieu, c'est-à-dire de tout ce qui est vanité. À une âme qui aime Dieu et son prochain, de ce purs et divins amours, la terre est un Paradis. Pour ce que si elle trouve des infirmités en la créature à supporter, elle n'en reçoit aucune peine. D'autant qu'elle voit ceci procéder de la nature, en laquelle elle ne s'arrête en rien ; mais seulement à l'esprit, et à la beauté de l'âme. [102].

.Chapitre 28. De l'humilité.

L'humilité est le fondement et la garde de toutes les vertus. Laquelle notre seigneur Jésus, qui en est l'essence et miroir, a spécialement exalté, pour surmonter l'orgueil du diable. Et comme d'un très précieux gage. Il dit, Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur. L'Apôtre l'appelle vertu de Dieu, disant, je me glorifierai de bon cœur en mes infirmités, afin que la vertu de Dieu demeure en moi. Donc la vertu d'humilité essentiellement tient son siège au fond de l'âme. Ses branches paraissent ès trois puissances d'icelle. Par l'entendement elle est illuminée, d'où elle connaît la pure vérité de son néant. Par la mémoire, elle ne perd jamais le désir de retourner à son néant, sans adhésion à choses créées, si ce n'est en Dieu. Par la volonté, d'un courage magnanime, elle embrasse joyeusement tout ce qui lui survient pour l'anéantir, soit de la part de Dieu, soit de la part des hommes. Or cette humilité se fait connaître par ses œuvres. Ès actions intérieures et extérieures. Ès actions extérieures, lors que la personne cherchant toutes choses, soit au manger, accoutrer, converser, parler, bref en tous ses comportements, le plus vil et contemptible, pour en ce être méprisée et tenue pour un néant. Et ce non pour apparaître humble : mais pour être tenu en vérité ce que nous sommes. Le second acte d'humilité est que nous recevions d'un bon cœur et joyeusement toutes les injures, médisances, calomnies ; brefs tous les tourments qui nous peuvent arriver des créatures. Et au même instant, leur montrer toute amitié et reconnaissance de leurs injures. N'attribuant rien à la créature, mais à la bonté de Dieu, qui le permet ainsi, pour nous faire connaître la vérité de ce que nous sommes. Quand aux actions intérieures, c'est un acte intérieur, [103] lors que la personne reçoit volontiers tout ce que Dieu lui envoie. Soit tristesse, tentation, délaissement de tout sentiment intérieur, désolation, toutes sortes d'afflictions internes. Louant Dieu de tout, le remerciant, se connaissant en vérité avoir mérité tel délaissement, et que nous ne sommes dignes de recevoir, soit de la part de Dieu, soit de la part des créatures, quelque bien : mais tout mépris, vitupere, et délaissement de soi, comme étant un rien. Le second acte de cette humilité intérieure, est que l'âme s'estime indigne de recevoir de Dieu quelque consolation intérieure, grâce, illumination, ou autre don spirituel ; et si Dieu lui fait telle grâce, l'âme s'anéantit de tant plus, se reconnaissant indigne de tel bénéfice. Le troisième, est quand Dieu donne à la personne quelque grâce intérieure, soit de vertu, illustration, consolation, et autres dons supernaturels, elle les tient néanmoins cachées aux yeux des créatures, et ne se découvre, si ce n'est à celui qui gouverne son âme. Auquel la même humilité permet qu'on ne lui cache rien, afin de recevoir avis, comment on se doit comporter en telle grâce. Et si le confesseur use de quelque rigueur, pour nous humilier, on la doit accepter de bon cœur. Notre Dame nous a bien montré cet exemple d'humilité, lors que le fils de Dieu avait pris chair humaine dans son ventre virginal, lors qu'elle voyait son cher époux Joseph tout contristé, la voyant enceinte, et n'en sachant le mystère. L'humilité de la Vierge, ne pouvait permettre de lui donner à connaître, jusque à ce que l'Ange lui révélât la pureté de la Vierge, et qu'elle avait conçu par l'opération du Saint Esprit, sans préjudice sa virginité. Le quatrième acte, est qu'étant doué de toutes grâces spirituelles, qui se peuvent départir à créature, la personne veut et désire, même se réjouit d'être estimée et tenue pour fort imparfaite, et grande pécheresse, et être tenue des hommes pour telle. Ne soit que Dieu l'attire à quelque autre fin, où il est nécessaire pour la gloire de Dieu que notre réputation serve de lumière aux autres. Mais en ceci il faut bien connaître la volonté de Dieu. Par ce que sa volonté fait toujours [104] connaître la vérité de notre innocence, lors qu'il le voit expédient. Le cinquième, est quand tout le bien que nous pouvons faire soit intérieur ou extérieur, nous ayons un tel anéantissement, que nous croyons en vérité, que tout ce que faisons, n’est d’aucun mérite devant Dieu. En ce, s'humiliant du profond de notre cœur, le priant ardemment qu'il lui plaise par sa bonté, accepter ce peu que nous lui offrons tant imparfait453. Mais enfin quand nous aurions donné à connaître tous les actes d'humilité et tout ce qui s'en peut dire, ce ne sera encore la vraie humilité. Car cette vraie humilité est cachée au fond de l'âme, et ne se peut prononcer de bouche. Heureuse humilité, car celui qui la possède est le sanctuaire de Dieu et le tabernacle du Saint Esprit. C'est dans ce cœur humble que Dieu prend son plaisir et que du plus haut du Ciel il le regarde, pour lui élargir les trésors célestes de ses saintes grâces.

.Chapitre 29. De la foi nue.

La foi la première des vertus théologales, lesquelles regardent Dieu. Et le propre office de la foi, est d'illuminer l'entendement et l'élever à la ferme croyance de tout ce que Dieu nous révèle par le moyen de son Église.

Encore que ce soit chose difficile et surpassant la raison naturelle. La foi s'appuie sur sa vérité infaillible. Car tout ce que la foi nous propose, ça été Dieu qui l'a révélé, et Dieu est la même vérité. Tellement qu'étant impossible que ce que Dieu dit soit faux, reste que quand la foi nous propose quelque chose contraire à la raison, force est de se résoudre, et dire que la raison humaine est faible et se peut aisément tromper, mais Dieu ne se peut tromper. Partant reste aussi que la foi consiste à croire tout ce que l'Église nous enseigne, comme étant l'Oracle de [105] Dieu. Sans en vouloir avoir aucun témoignage, ou miracle, ou révélation particulière. À ce propos Frère Gilles de l'ordre de Saint-François, comme notre Seigneur lui eut fait cette grâce de se montrer à lui en vision, en forme de petite enfant au Saint Sacrement de l'autel : quoi que ce bon saint aimât Dieu ardemment, si est-ce qu'il se contristait, disant de soi, « Frère Gilles n'a plus de foi, Frère Gilles n'a plus de foi ». Ainsi se complaignait-il. Je ne dis pas que ceux à qui Dieu donne des vraies visions, soient privés du mérite de la foi car cela sont grâces de Dieu. Mais qu'il ne les faut désirer, mais croire d'une vive foi, sans nulle assurance visible. Par ce que la foi consiste à croire ce que nous ne voyons point. Or si nous voyons la vérité, comme de voir visiblement l'humanité du Fils de Dieu au Saint Sacrement de l'Eucharistie, laquelle est cachée sous les espèces de pain et vin, ce ne serait plus une vraie foi, et ainsi des autres mystères. Lors que nous serons au ciel, jouissant de la vision de Dieu, il n'y aura plus de foi : par ce que nous verrons clairement la vérité de tout ce que la foi nous fait croire, étant en cette chair mortelle. Donc il nous faut croire, ce que par notre ignorance nous ne pouvons comprendre, et ce que ne pouvons voir des yeux corporels454. Quant à la foi nue, elle ne consiste pas seulement à croire tout ce que dessus. Mais encore à croire avec grand amour, tout ce qu'il nous advient455. Que Dieu nous voit continuellement, qu'il nous regarde, par un soin particulier, et ne cesse de nous vouloir du bien, et qu'il ne tombe pas un cheveu de notre tête, que Dieu ne l’ait prévu et prédestiné de toute éternité. Si une âme avait vraiment cette foi nue, elle serait heureuse dès cette vie, par ce qu'il n'y aurait affliction, ni perte de biens, ou de santé, ou d'amis, ou chose qu’il lui pourrait arriver, qui la pût ébranler. Pour ce qu'à tout moment elle verrait par cette foi nue, que Dieu est présent, qu'il ordonne tout par sa puissance divine, à sa plus grande gloire, et pour le bien de ses créatures : car il ne veut la mort des pécheurs, mais qu'ils se convertissent et qu'ils vivent. [106].

.Chapitre 30. De l'espérance.

L'espérance est la seconde vertu théologale, laquelle regarde Dieu. Ainsi que nous croyons en Dieu par la foi, nous espérons en Dieu par l'espérance. Et d'autant qu'il n'y a vice plus détestable que le désespoir : aussi la vertu contraire qui est l'Espérance, est très agréable à Dieu. C'est une vertu divine, procédante de la foi. Nous espérons en Dieu, par ce que nous croyons qu'il est bon, et miséricordieux. Or l'espérance consiste en deux choses, ou de la vie éternelle, ou de quelque nécessité qui nous presse en cette vie, soit corporelle ou spirituelle. Quant aux nécessités corporelles, qui est celui qui ne doit avoir une ferme espérance en Dieu ? Puis qu'il n'y a si petite créature, jusqu'à une petite fourmi, que la Providence divine ne pourvoit à sa nécessité, et qu'il n'en ait soin particulier. Ne serait point une confusion à la créature raisonnable : lors que se voyant en quelque nécessité corporelle, elle murmure contre Dieu, oublie la totale Espérance de sa bonté, et semble qu'il doit périr, comme si Dieu l'avait mis en oubli, ou ne le voulait aider ? Quant aux biens spirituels, et surtout de notre salut, qu'y a-t-il que ne devions espérer, puisse que le Fils de Dieu même est descendu du ciel, pour par sa mort nous donner la vie, laquelle au prix de son sang il nous a acquis, et délivré de mort éternelle ? Ou comment craindre que cette bonté soit changée, vu que s'il était nécessaire, il serait prêt (comme il dit une fois au saint évêque Carpus) pour racheter une seule âme, de mourir une autre fois ? Et comme telle est cette bonté, et tel l'espoir qu’y devons avoir, que le danger n'y peut être, que de la part de ceux qui en abusent, se fondant sur la miséricorde pour pécher plus librement, sous couleur que Dieu est bon, sans appréhender sa justice [107] (ce qui lors ne serait espérance, mais présomption téméraire) comment être si misérable, que ce qui est bénédiction, le tourner en malédiction ? Et de ce qui est le salut de tous, en tirer sa perte et ruine ? L'espérance que nous avons en Dieu, fait paraître en nous la créance qu'avons de ses perfections divines. Car espérant qu'il nous sauvera, nous protestons de sa bonté, vu que ne l'avons mérité. Nous protestons de sa puissance, car c'est sans plus lui qui le peut, et qui fait des ténèbres la lumière. Aussi faisons-nous de sa Sapience, qui rehausse ainsi les choses basses. Et plus de sa miséricorde, qui par ce moyen se bâtit au ciel. Et non moins de sa justice, qui rend à un chacun selon ses œuvres. Sa vérité aussi y est avouée : car c'est l'accomplissement de ses promesses. Comme au contraire par le désespoir, on prive Dieu de tous ces beaux titres. Et partant péché sur tous damnable, comme il est fondement des blasphèmes, qui abondent és damnés. Qui sera donc celui qui pourra parfaitement concevoir une vive espérance en Dieu et une parfaite confiance ? Celui qui garde sa conscience nette de tous péchés, selon ce qu'écrit saint Jean, Si notre cœur ne nous reprend pas (il veut dire si nous ne sommes volontairement tombés en péchés, desquels notre conscience nous puisse à bon droit accuser) nous avons grande confiance en Dieu. Quelque chose que nous lui demanderons, il le nous octroiera. Cette confiance croît aussi par le moyen des bonnes œuvres, suivant la doctrine de saint Paul. Ceux qui servent bien, et s'acquittentement de leurs charges et offices, montent en plus haut degré en l'Église de Dieu456, et s'acquièrent une grande confiance en la foi de Jésus-Christ. Celui-là acquiert une grande confiance, qui aime son Dieu de tout son cœur, par-dessus toute créature. Et qui n’aime chose qui soit en de cette vie misérable, qui n'a autre désir, que de se voir uni à Dieu par amour : c'est celui-là qui jouit d'une si ferme confiance, que même pour l'amour ardente [sic] qu'il porte à son Dieu, il ne peut recevoir en son âme quelque doute, qui le puisse affliger, de ce qu'il demande à Dieu. Tant est [108] ferme et solide cette confiance, pour l'amour mutuel qu'il ressent en son âme de la part de son bien-aimé.

.Chapitre 31. De la charité, quant au principal acte d'icelle, qui est l'amour de Dieu.

La charité est la troisième vertu théologale, c'est-à-dire qui regarde Dieu, par ce qu'avec icelle notre âme est portée à aimer Dieu sur toutes choses, non seulement comme créateur et auteur de nos biens naturels, mais aussi comme celui qui donne la grâce et la gloire, qui sont bien surnaturelles. La charité est une vertu infuse et du tout surnaturel : comme celle dont l'acte propre qui est aimer Dieu, est donnée, et croît en l'âme, selon la mesure de la coopération d'icelle, à la grâce qui lui est surnaturellement départie. De sorte que comme icelle coopérant avec la grâce première ou prévenante qui est donnée à tous par cette vraie lumière qui illumine tout homme venant en ce monde : Dieu, qui est cette lumière, lui donne les secondes, et coopérant aux secondes, il lui donne les subséquentes : croissant icelle autant en amour comme elle croît en lumière et connaissance de Dieu : de là advient le parfait don et souverain degré de charité, autant justement infus aux uns, que justement dénié aux autres, qui pour n'avoir profité de ce premier degré de grâce, sont privés d'iceluy même, suivant ce qui est dit : Qu'à celui qui a, sera donné. Et à celui qui n'a point, ce qu'il a lui sera ôté. La charité est la plus grande de toutes les vertus. Et est un si grand bien, que qui l'a, ne peut perdre son salut, si auparavant il ne perd la charité : et qui ne l'a point ne se peut nullement sauver, encore qu'il ait toutes les autres vertus et dons de Dieu. La charité est premièrement en Dieu, puis s'étend à tous les hommes, et à toutes les choses que Dieu [109] a fait. Mais avec cette différence, que l'on doit aimer Dieu à cause de lui-même, étant un bien infini, et toutes autres choses pour l'amour de Dieu. Et particulièrement on doit aimer le prochain pour être fait à l'image de Dieu comme nous. De sorte que par le prochain, on ne doit pas seulement entendre les parents ou amis, mais tout homme, quoiqu'il nous veule être ennemi. À cause que tout homme est l'image de Dieu, et comme tel il doit être aimé. Mais quels sont les actes par lesquels on peut acquérir cette charité ? Le premier, qui est préparatoire, est de quitter tous péchés, et surtout le péché mortel, car icelui nous prive du tout de la charité. Le second, le péché véniel quelque petit qu'il soit, par ce que celui qui néglige les péchés véniels, se dispose aux mortels. Le troisième, une entière mortification de nos passions et affections désordonnées. Le quatrième, une grande haine de nous-mêmes. Le cinquième, la pratique des vertus, tant envers Dieu qu'envers le prochain. Mais la charité y étant déjà introduite, quand l'amour de Dieu a captivé457 notre cœur et notre volonté, lors les actes sont plus relevés. Comme de s'offrir à Dieu en sacrifice de corps et d'âme, et par des désirs ardents nous laisser du tout en la disposition divine, faisant un holocauste de toutes nos facultés, de toute notre âme et ses puissances. Bref de toutes nos actions internes et externes, par un renoncement total, et indifférence de ce qu'il nous arrive, nous laissant du tout conduire par la disposition et volonté de Dieu. Les actes de charité vers le prochain, étant référés à Dieu, et pour Dieu : est que d'un cœur ardent de l'amour divin, nous soyons tout disposé de laisser nos propres biens, honneur, commodité, voir notre propre vie s'il était besoin, pour le secourir en sa nécessité. Voire même dussions-nous nous priver de ce que nous aimons le plus, qui est de jouir de Dieu (comme quitter le repos de la contemplation et familiarité avec Dieu) pour subvenir aux nécessités et besoin de notre prochain. Ceci sont les actes héroïques de la vraie charité, et Dieu se plaît en telles actions. Or en la charité, en laquelle consiste la perfection chrétienne, [110] il faut considérer l'habitude infuse et l'action produite de l'esprit par la même habitude. Par ce que comme enseigne saint Thomas, il est meilleur de bien faire que de pouvoir bien faire. Joint que l'action est la fin de l'habitude. Par quoi la Béatitude éternelle, qui est la dernière perfection de l'homme, consiste en action. D'autant plus donc que fervente est l'action de charité, d'autant plus est grande la perfection de l'homme. Or donc il reste de très grands aide et secours pour parvenir à la perfection de la charité, et qui font le plus à cet effet ; qui sont l'oraison à Dieu et la contemplation des choses célestes, qui rendent cette perfection accomplie de tous points. Il faut donc tenir pour certain que la charité est un don de Dieu. La charité de Dieu, dit l'Apôtre, est épandue en nos cœurs par l'œuvre du Saint Esprit qui nous est donné. Et puis saint Jean. La charité est de Dieu. Saint Augustin. L'esprit donnant vie est en grâce. D'où donc penserez-vous que vient la charité de Dieu et du prochain, communiquée aux hommes, sinon de Dieu même ? Celui, dit saint Augustin, à qui la charité de Dieu est donnée, et celle du prochain pour l'amour de Dieu, certes doit sans cesse faire oraison, à ce que ce présent lui soit donné en telle suffisance, et abondance, que pour l'amour de lui, il vienne à mépriser, non seulement les autres amitiés, mais aussi à supporter toutes sortes de passions. Ce que le même Père témoigne avoir lui-même fait en plusieurs lieux de ses Confessions. Qu'est-ce, dit-il, qui me fera tant de faveurs, que je puisse reposer en vous, et qui me causera ce bonheur, que vous daigniez loger en mon cœur ; que vous l’enyvriez, que j'oublie tous mes maux du passé, et que je vous embrasse et étreigne comme mon seul et unique bien ? Et puis en autre lieu. O mon Dieu que vous êtes haut en vos conseils, et que vous êtes sublime, quand il vous plaît de descendre és lieux profonds ! Vous ne reculez jamais, et néanmoins à peine retournons nous vers vous. Maintenant donc mon Dieu, et mon Seigneur, excitez s'il vous plaît notre paresse, et veillez nous, rompez nous, enflammez nous, brûlez nous, adoucissez [111] nous, faites que dès maintenant nous vous aimions, et que nous courions à vous. Et puis encore en un autre lieu. Donnez vous à moi, vous qui êtes mon Dieu, et faites que je me rende à vous ; voir que je vous aime. Et si cet amour est trop froid ; faites que je vous aime davantage. Je ne sais pas la mesure, pour pouvoir apprendre combien il me défaut d'amour, pour parvenir jusques à tant que j'en aie assez, à ce que ma vie puisse arriver à vos embrassements, et qu'elle ne s'en retire jamais, tant qu'elle se musse [meuve] et face retraite à l'abri de votre face. Seulement sais-je une chose, que tout ce que j'ai, excepté vous, m’est mal. Non seulement hors de moi ; mais aussi dans moi, et toute abondance qui n'est point mon Dieu, n'est de moi réputé que pour indigence et souffreté. Or ne nous est pas seulement nécessaire, de prier pour obtenir l'accroissement de charité, mais aussi pour impétrer du secours et de l'aide suffisamment, et autant qu'il nous est nécessaire, pour pratiquer tant et si grandes vertus, pour surmonter les tentations, mortifier les désordonnées affections et habitudes, nous avancer à la perfection, et pour persévérer en un saint propos et résolution. Le second secours comme nous disions, est la contemplation. Ici nous entendons une soigneuse considération des choses spirituelles, tant divines qu'humaines. Car certes c’est merveille de voir quel avancement fait à la vertu, spécialement à la charité, celui qui vaque comme il doit à la contemplation. De quoi parle saint Basile, qui après avoir discouru de la parfaite renonciation de soi-même, il continue le dire, Quand nous aurons fait ce que nous avons dit ci-dessus, il faut diligemment garder notre cœur, et ne permette que la mémoire de ces merveilles s'écoulent de nos entendements, ou qu'elle soit contaminée par légères et vaines cogitations. Au contraire, il nous faut porter en tout lieu une pieuse souvenance d'icelui gravée en nos âmes, comme un signe ineffable, et marqué de l'obligation que nous avons envers lui. Car à la vérité, c'est la manière par laquelle on a de coutume d'acquérir la charité envers Dieu. Laquelle, comme ainsi soit qu'elle nous [112] provoque à l'observation des Commandements de Dieu : l'observation des mêmes Commandements, la garderont réciproquement, ferme et stable à perpétuité. En après, encore que la contemplation soit de notre labeur et industrie, si est-ce pour tout, que c'est un don gratuit de la divine miséricorde. Car c'est Dieu, dit David, qui illumine nos ténèbres, et selon l'Apôtre, qui reluit et éclaire en nos cœurs. Aussi est-il appelé notre lumière et illumination. Il faut donc entremêler l'oraison et la contemplation ensemble, et les tellement attremper458, qu'il soit difficile de les reconnaître et discerner l'une de l'autre. À la manière que nous avons lu quelquefois chez les Pères. Vous m'avez éclairé, dit saint Augustin, et chassé mon aveuglement. Vous m'avez embrasé, et j'ai commencé à respirer, et voilà que je halète après vous. Je vous ai goûté, et soudain je suis affamé et altéré. Vous ne m'avez fait que toucher, et incontinent je suis venu tout en feu, et au repos qui vient de vous. Et un peu après, ô mon Dieu, prenez pitié de moi. Il y a donc une extrême accointance entre ses trois, oraison, contemplation, et amour. De sorte qu'à grand-peine, se peut-il dire quelque chose de la contemplation, qui ne convienne de même à l'amour et l'oraison.

.Chapitre 32. Remèdes pour aucunes âmes pusillanimes, lesquelles pour quelque nécessité que ce soit, n'osent changer d'exercice, hors de leur temps.

C'est une très louable chose de garder le temps dédié à la louange de Dieu, et à la nourriture spirituelle de l'âme ; puis même que pour le corps on ne s'oublie, en rien de pourvoir à ses nécessités. Et d'autant que l'âme est plus noble que le corps, d'autant plus la diligence est requise, vu que le corps n'est fait que pour servir à l'âme. Outre aussi le soin et diligence, [113] que nous devons porter à servir fidèlement à Dieu. Dont à cet effet on choisit quelque temps tous les jours, pour l'oraison mentale, autre pour l'oraison vocale, le résidu pour l'œuvre manuelle. Ainsi en faisait la glorieuse Vierge Marie, étant au temple avec les autres vierges. Et de même font toutes celles qui veulent imiter sa vie. Mais d'autant que nous sommes sujets à beaucoup d'infirmités, soit du corps, soit de l'âme, il faut observer de tenir tel ordre, que ne venions à gâter notre esprit, voire même notre santé, par trop grande violence. Quand à la mortification intérieure, on ne s’y peut trop exercer. Mais quant à l'esprit, on ne le peut toujours tenir bandé aux actions relevées, comme méditation continuelle ou autre. Et se faut quelquefois donner relâche, afin que l'esprit en soit plus vigoureux par après.

Il se trouve quelques âmes de bonne vie, mais si douteuses qu'elle n'oseraient pour chose qui soit, charger d'action d'un temps à autre. Comme en temps ordonné pour l'oraison mentale, si l'esprit est accablé de quelque pesanteur, ou autre accident, se sentant plus attiré à faire oraison vocale, elles ne s'oseront retirer de l'autre, pour s'appliquer à celle-ci, pour quelque vain scrupule. Et intéresserons plutôt leur santé mal à propos, que de changer d'action.





Ames dévote, tenez ordre en ce qui est à la plus grande gloire de Dieu, en tout ce qui vous peut exciter à l'aimer plus parfaitement, sans limiter votre esprit, suivant les actions. Il est bon de méditer en temps ordonné, et ne le laisser pour cause légère. Mais s'il advient (comme il arrive voire même és âmes les plus parfaites) que l'esprit soit tellement abattu, que vous ne puissiez que par violence faire oraison mentale : si lors, dis-je, vous vous sentez attirer à faire la vocale, et que ceci ouvre votre esprit, et le rende plus propre à s'élever à Dieu : faites-le hardiment. Ou si la lecture de quelques livres spirituels vous peut aider, lisez-le hardiment. Et ainsi passer votre heure459, référant le tout à Dieu. Car l'oraison mentale et vocale, et la lecture des bons livres, tout [114] cela est prier. Dieu ne garde tant à l'action qu'au bon cœur et à la bonne volonté et intention. Mais lors que vous vous portez mieux, reprenez vos premières erres.

.Chapitre 33. De l'amour-propre de chacun en son état et diversité de règles.

L'unité en toutes chose est la perfection de la chose ; fusse même és créatures insensibles, s'il y a division, il n'y a pas d'ordre, ni de règle, où il n'y a pas d'ordre ni de règle, il n'y peut avoir que de la confusion : je me servirai d'un exemple pour prouver mon dire, ne voulant en dire plus, pour ne m'arrêter, mais passer au plus nécessaire. Voyons les mouches à miel, quel ordre elles tiennent dans leurs ruches et petites maisonnettes, où elles font leurs assemblées, où elles produisent leur miel, quel ordre elles tiennent, allant chaque quérir leur sucre, le cherchant dans les fleurs, et le rapportant dans leur ruche, (l'abeille tire le sucre de la fleur, et l'araigne en tire le venin.) Or il y a tel ordre, que si une mouche donne son aiguillon sur quelque personne, les autres la tueront ; et tout est si bien ordonné dans cette petite maison ou ruche, que c’est plaisir de les voir : aussi dit-on que la mouche à miel a cette propriété, qu'elle ne demeure en une maison où il y a division. Si ceci se retrouve és créatures irraisonnables, combien doit-il être plus és créatures raisonnables ; et sans doute il s'y retrouve bien plus parfaitement. À mon regret, qu'il faut que je dise la faute qui se retrouve, non pas petite, entre les personnes dévotes, qui cause une division bien désagréable à Dieu.

Dieu a institué diverses règles et ordres par le moyen de ses fidèles serviteurs, comme Saint Augustin, Saint François, et autres, dont sont à présent tous les ordres de Religion : j'ai traité encore de cette matière dans ce livre, mais il convient que [115] j'en parle plus particulièrement. Or tous ces ordres divers, et saints personnages sont tellement unis ensemble, que comme ils n'étaient qu'une volonté étant en terre, au ciel ils ne sont aussi tous qu'un en Dieu, de même devons-nous être : tous les divers ordres doivent tellement être unis, qu'il ne soit tous qu'un, si nous voulons être tous enfants de notre Père qui a institué notre règle. Et bien que les uns soit plus étroits que les autres, pour la diversité des personnes qui n'ont la force de pratiquer si grandes austérités, les autres à qui Dieu fait la grâce d'embrasser une vie si étroite : tous doivent louer Dieu du bien l'un de l'autre, sans s'approprier à sa propre règle, et mépriser les autres, ou même ne vouloir avoir conférence à autres que de leurs règles. Tous les états et diversité des règles, n'est-ce pas pour aller à Dieu tous ? N'est-ce pas Dieu que nous cherchons ? Si nous cherchons Dieu, pourquoi mépriser ce que Dieu a fait par autre règle, que par celle où Dieu vous a tiré, puis que ce n'est que pour venir à même fin, qui est un seul Dieu. Cela est si commun entre ses fillettes, je suis d'un tel Père, autres, je suis d'un tel Ordre, et semble avec propriété que les autres ne les vaille, méprisant les autres, ce qui cause division, ce qui ne peut être agréable à Dieu. Il y en a de si avancées de dire, parlant de leur ligue et hantise, les unes aux autres, « les oiseaux de même plumage reconnaissent l'un l'autre ». À mon regret qu'il me faut ouïr de tels propos. Si vous êtes enfants de Dieu, vous serez de même plumage des enfants de Dieu, et de celui saint qui est au ciel, qui est fils de Dieu, et a institué la règle et ordre qu'il a laissé en terre, qui est l'union de charité à Dieu et au prochain, et aimer et révérer toutes sortes de Religions qu'il y a, en la sainte Église Catholique.

Les vrais enfants de Dieu cherchent ce qui est de Dieu, et tout pour Dieu, sans s'amuser aux hommes. Il se faut servir, s'humilier et suivre l’ avis des hommes et Pères spirituels, mais en Dieu et pour Dieu, parlant aux hommes, comme tenant [116] la place de Dieu. Je ne dis pas qu'il faut qu'une règle suive une autre règle, il s'en faut bien garder ; mais chacun gardant sa règle, peut conférer amiablement et charitablement avec d'autres, selon les occasions et temps, de la charité de Dieu, des vertus, et de ce qui touche la foi et spiritualité. Toutes lesquelles choses sont communes à toutes, car toutes les règles diverses sont pour venir à la charité, à Dieu et au prochain, et acquérir telle vertu à notre salut. Dieu nous y conduise, priant le lecteur de prendre de bonne part cette petite advertence, car quelquefois, chose qui semble petite, empêche fort la perfection à une âme. Fin du premier livre.

.Le bâtiment de l'amour divin divisé en 3 livres.

.PARTIE SECONDE. Où sont démontrés trois sortes de chemin, que Dieu tient pour attirer une âme à la perfection ; et les difficultés qui se retrouvent ès divers degrés d'icelle. Et comment on s'y doit comporter, tant en l'état des commençants et profitant, que des parfaits. / Avec une explication mystique du cantique des cantiques de Salomon, approprié à ces trois sortes de chemin.

[119]

.le saint repos de l'âme fidèle épouse de Jésus-Christ, ou par un amour béatifique vers son époux, son esprit étant transformé et uni en Dieu, la nature s'anéantit par un divin martyre.

.LIVRE DEUXIÈME.

.Chapitre premier. Comment se retrouve mystiquement en l'homme, qui est un petit Monde, toutes les qualités de ce grand Univers.

Entre tous les miracles de nature, qui se retrouvent en ce grand et vaste Univers, il n'y en a de plus grand et signalé que l'homme. Car si nous regardons la composition du corps de l'homme, nous verrons comment il est composé des quare éléments. Premièrement, il est fait de terre, puis il a la respiration, qui est l'air, puis il a chaleur, qui est le feu élémentaire, il a aussi l'humidité, qui est l'eau. Mais si nous regardons les variétés de la nature, nous verrons qu'au corps humain se retrouvent les variétés des saisons, comme l'hiver, le printemps, l'été et l'automne. L'hiver, nous représente l'homme en son enfance, sujet à toutes sortes d'infirmités, pauvre, débile, ne se pouvant [120] aider ayant besoin de l'assistance d'autrui pour se pouvoir alimenter.

De même que l'hiver est sujet à toutes sortes d'accidents, au froid, neige, jelées, pluies, bref rempli de toutes sortes de calamités. Par le printemps, nous est représenté l'état d'adolescence : car en cet état l'homme commence à fleurir en toute gaillardise et beauté, il est enfin lors en sa pleine liesse, rien ne le peut ébranler, et ne cherche que les plaisirs460. Comme au printemps toutes choses commencent à entrer en leur vigueur ; les arbres à fleurir, la terre à s'émailler de diversité de fleurs, les oiseaux à entonner et dégoiser leur ramage. C'est un plaisir de considérer et voir la terre en cette saison, comme aussi de voir l'homme en son adolescence. L'été nous représente l'homme en l'âge parfait, étant lors en sa perfection naturelle, de sens rassis, tempéré, capable de régir et gouverner, non pas seulement une famille, mais des villes et Royaumes. De même si vous considérez la saison en plein été vous verrez que toutes choses sont en leur perfection, les fruits de la terre sont lors en leur pleine vigueur, pour sustenter l'homme, le soleil donne lors sa pleine chaleur, enfin il n'y a chose que l'homme saurait souhaiter, qui ne se trouve lors sur la terre. Et finalement, considérant ce petit monde, qui est l'homme, lors qu'il est en sa vieillesse, toutes choses lui défaillent. La chaleur naturelle, les forces, et souvent le jugement diminue, accablé de maladies et misères. Mais voyons comme cet âge se rapporte à l'automne, qui est la quatrième saison. Lors la terre devient stérile, les arbres quittent et fruits et feuilles, le soleil retire sa chaleur : bref cette saison se dispose à recevoir toutes les calamités de l'hiver. Voyons aussi comme cet univers est illuminé par ces deux flambeaux lumineux, le soleil et la lune, le premier éclairant le jour, le second la nuit. De même en elle de l'homme, n'a-t-il pas deux flambeaux, qui sont ses deux yeux, par et au moyen desquels il est illuminé, pour cheminer par tout le monde quand il veut. Ce sont lumières à la vérité qui embellissent merveilleusement le corps de l'homme, et qui lui font [121] connaître la beauté de toutes choses ; Elles lui font voir le ciel et la terre de si longue étendue. Mais si nous considérons l'âme qui anime ce petit monde, nous verrons qu'elle surpasse tout ce grand monde, et toutes créatures contenues en icelui. Car toute autre créature n’ont en soi que l'âme sensitive et végétative ensemble, ou la végétative seule : mais l'homme a et la végétative, la sensitive et la raisonnable, par laquelle il connaît son Dieu, et admire ses œuvres. L'homme est donc la plus noble et excellent de toutes les créatures. Je ne veux m'arrêter davantage à particulariser les qualités de ce grand monde, qui se trouve en ce petit monde. Et prie le lecteur de ne s'émerveiller, si je me suis tant arrêté à parler moralement de ce que dessus. Car je lai fait, pour par ce moyen venir à la connaissance de notre Dieu, et pour entrer en une plus parfaite connaissance de ses merveilles, lors que nous montrerons mystiquement la vérité de ce sujet. Voyons, chère âme, la diversité des états, esquels l'âme se retrouve avant que parvenir à sa perfection. Car ici sont encore représentés les quatre saisons de l'an. L'état des pécheurs nous représente l'hiver. Car quelle froidure ou glace se peut-il trouver plus grande quand l'âme pécheresse, en laquelle ne se trouve tant soit peu de chaleur d'amour divin ? Quelles sécheresses ou endurcissement plus grand, se peut-il trouver, au cœur du pécheur endurci, ou en l'âme qui se laisse emporter à bride avalée à toutes ses passions et inclinations mauvaises ? Quelles ténèbres plus épaisses, vu qu'il n'a connaissance en rien des saintes et divines inspirations, ni des vertus ? Si toutefois il est converti à Dieu, il demeure encore quelque temps en ses ténèbres, et tant qu’il ait mortifié toutes ses passions et affections désordonnées. Mais si généreusement il se surmonte, mortifiant ses passions et inclinations perverses, il commencera alors à jouir du printemps, c'est-à-dire de la présence de notre Dieu, de ses divines consolations, des fleurs odoriférantes des vertus, par lesquelles il se rendra agréable à son Dieu, pour en après tant plus parfaitement jouir de ses divins embrassements. [122].

.Chapitre 2. Excellence, bonté, et sagesse de Dieu, objet et cause efficiente de la conversion du pécheur.

Bien est grand et admirable l'œuvre de cette Sapience incréée, quand elle a créé l'univers. Pour n'être ce grand monde rien qu'un miracle, lequel Dieu par sa toute-puissance tira de la nature du Rien même. Miracle d'autant plus grand, que le monde même, qu'il n'y a nulle proportion de son être avec le rien. Et partant d'autant plus que tout autre miracle, que comme dit saint Augustin, Tout ce qui se fait d'admirable au monde, et moindre que tout ce monde, que le ciel, la terre, et autres créatures, que Dieu fit créant le monde. Et quelque autre Docteur, sous le nom de saint Augustin, Ce premier chef d'œuvre, est le fondement principal de tous les miracles qui après se sont fait et feront au monde. Qui fera donc la créature raisonnable, qui n'admirera les œuvres de ce grand Dieu ; et par ses œuvres ne viendra à la connaissance de cette Sapience incréée ? Si je regarde cette grande masse de terre, placé au milieu de l'air, sans se transmuer ni d'une part, ni d'autre, recevant néanmoins sur soi toute les pesanteurs, demeurer fixe en son milieu, et plus encore si je regarde, comme elle est embellie, de tant de variété de fleurs, de tant d'arbres récréatifs et plaisant à la vue de l'homme, de tant d'odeurs, et pierres précieuses ; je ne puis que je n'y trouve un abîme de merveilles. Et encore plus, voyant le ciel qui l'environne à l’entour, azuré et enrichi de ces beaux corps lumineux, le soleil, la lune, les étoiles, qui sans cesse nous ouvrent les yeux de l'âme, pour monter à la connaissance du Créateur, par la beauté de ses ouvrages. N'y ayant si petite créature en icelui, qui ne montre en soi des merveilles, si les hommes avaient les yeux pour les biens apercevoir. Les saints personnages ont heureusement appris [123] à l'école de ces merveilles, à chanter la gloire de Dieu, non la leur. Au nombre d'iceux, est l'humble David, lequel fût qu'il leva les yeux en haut vers le ciel, soit qu'il les jetât bas sur la terre, toujours s'y trouvait ravi ; et ravi prenait toujours occasion de chanter les œuvres et louange du Créateur. Considérant les cieux, leur arroi, leur énorme grandeur, leur excellente beauté, leurs branles mesurés, leur extrême vitesse, et la constante variété de leurs cours, enivré saintement d'admiration et d'amour, entonnait ce beau motet :

Les Cieux racontent aux Humains

De Dieu puissant la grande gloire,

Et le Firmament fait notoire

l'œuvre admirable de ses mains.

Et contemplant la terre, tant en bloc qu'en toutes ses parties, il chantait aussi de même air :

Seigneur Seigneur aimable,

Que ton nom glorieux

Est grand et admirable

sur la terre, en tous lieux.

Mais à quelle fin me sert de dire toutes ces particularités, si ce n'est pour vous montrer que Dieu a fait tout ceci pour l'homme, qui est un petit monde, auquel tout ce qui est en celui-là, se trouve trop plus parfaitement ? Je passe ceci légèrement, pour atteindre le but ou je tends, qui est de montrer que Dieu a mis au corps humain, une âme si noble que d'être créée à son image et ressemblance, l'œuvre en est si admirable que l'homme même ne le peut comprendre. Qui est celui-là, je vous prie, qui peut dire ou connaître vraiment ce que c'est de cette âme, de cet esprit, et de ses trois puissances qui sont en notre âme ? Ces puissances venant à se séparer, qui peut dire, comment cela se fait, n'étant qu'une âme, chacune faisant son opération, tout se passe sans néanmoins à l'intérieur, sans que nous nous en apercevions en chose qui soit ? Mais ce grand Dieu qui seul la connaît comme tel, qui est son ouvrage, la gouverne [124] et régit. Et pour être tombé de sa première perfection par sa chute au péché ; ce bon Dieu ne la voulant perdre, ains la sauver par son amour, la veut remettre en sa première beauté et perfection, et la colloquer au sein de sa divinité, comme il a déterminé de toute éternité. Se servant à cet effet de divers moyens ; ores461 de grandes afflictions, persécutions ou maladies, ores de vives inspirations, visions, ou apparitions des choses de l'autre vie. Comme il advint lors de la conversion de ce grand patriarche Bruno, par l'apparition qui se fit sur le tombeau de ce grand docteur de Paris, que l'on tenait pour saint personnage, et qui se déclara néanmoins publiquement être damné, et adjugé aux peines éternelles ; et autres divers moyens, dont Dieu se sert pour sauver sa créature, dont nous commencerons à parler au chapitre suivant ; mais brièvement, pour passer plus outre, et nous arrêter au discours des états ensuivans celui du pécheur.

.Chapitre 3. Moyens divers de la conversion des pécheurs.

Il se trouve diverses sortes de conversions. Pour exemple, lors qu'une âme étant soudain navrée d'une flèche poignante du divin amour, à ce moment que Dieu l'a frappé d'une vive inspiration, ou d'une voix intérieure, de laquelle il pénètre jusques au fond de cette âme, qui était endormie et abîmée au péché : cette voie est si pénétrative, qu'elle ferait briser un cœur de pierre. À ce moment, se fait une conformité de deux volontés de l'âme pécheresse à son Dieu, et possède à cet instant dans son cœur le feu du divin amour ; mais encore imparfaitement, pour ce qu'elle est encore en l'état de pénitence. Telle a été la conversion d'un saint Paul, lors qu'étant absconsé dans les ténèbres du péché, il persécutait l'Église de Jésus-Christ, et [125] les fidèles chrétiens. Soudain Dieu parlant à son cœur, dit, Saül, Saül, pourquoi me persécutes-tu ? O grand Dieu ! Que fortes sont vos paroles, et qu'heureuse est l'âme, qui est digne d'en être touchée ! Ce cœur qui était plus dur que le diamant, le voilà fondu comme la cire, sous la puissante parole de ce grand Dieu. Cet homme qui était auparavant plus cruel que le tigre, le voilà doux comme un agneau. Que puissante est votre vertu divine, et qu'admirables sont vos secrets jugements ! Cette créature tombant par terre, dit, Seigneur, que voulez-vous que je fasse ? Va, dit notre Seigneur, à Ananias pour être enseigné. Et comme un enfant obéissant, ayant quitté le péché, se laissa instruire en la foi. De grands persécuteurs de l'église, en devint protecteur et grand apôtre de Jésus-Christ. Telle aussi a été la conversion de la Magdeleine, qui était grande pécheresse, de laquelle il est dit que sept diables sont sortis d'elle ; entendant par sept diables toutes sortes de péchés462, tant elle était dissolue. Car ayant ouï parler de Jésus-Christ, et entendu que c'était un personnage du tout accompli en perfection, qui ne s'en pouvait trouver de semblable : et quant à la nature, qu'il ne s'en pouvait trouver de plus beau et gracieux ; la vaine curiosité ou la convoitise de sa beauté, lui fit désirer de le voir ; et de fait se trouver en sa présence. Mais Dieu voyant ses desseins la regarda, non tant de la vue corporelle, que de la vue de l'âme, lui pénétrant son cœur de sa vive voix. Cœur engourdi de concupiscence. La voilà enflammée des flammes du divin amour, et comme toute ivre de l'amour de son Dieu, court partout, pour lui sacrifier son âme, par une parfaite contrition ; son corps par une austère pénitence. Les pleurs amères lui découlent des yeux, ses biens se prodiguent, épandant les boîtes d'onguent, sur le sacré chef de Jésus-Christ. Elle qui était nommée la pécheresse, la voilà servante de Jésus-Christ. Voilà, âme dévote, les œuvres admirables de ce grand Dieu. Ce qui s'est fait vers cette âme, et une infinité d'autres saints, se fait encore continuellement és âmes, dont la conversion est secrète et cachée à [126] nos yeux. Autre sont, qui n'ont été si adonnés au péché : mais ayant passé leur jeune âge aux vanités, sans amour de Dieu, ou bien peu, demeurent tièdes. Ce qui déplaît fort à notre Dieu, pourquoi il dit, A la mienne volonté que vous fussiez ou tout chauds, ou tout froid : mais par ce que vous êtes tièdes, je vous vomirai. Et ces âmes sont souvent aussi difficiles à convertir que des grands pécheurs. Néanmoins le grand amour que Dieu nous porte, fait qu'il ne cesse de sa part d'opérer tous les moyens possibles, pour nous attirer à lui et retirer du péché. Voyez vous, chère âme, les merveilles de ce grand Dieu : et combien ce petit monde, qui est l'homme, est plus noble que n'est-ce tout ce grand Univers ? Vu que pour créer ce grand monde, Dieu n'a fait autre chose que commander ; et par sa seule parole il a été créé ? Mais pour créer et recréer l'homme mort par le péché, notre Dieu n'est-il pas descendu du ciel en terre, et a enduré la mort pour lui donner la vie ? Et le ferait encore pour une seule âme, s'il était nécessaire ? Dieu créant le monde n’y à trouvé de la résistance. Mais voulant sauver l'homme, il y en trouve beaucoup, par ce que l'homme par son franc arbitre ne peut être sauvé s'il ne le veut. Dieu lui ayant donné la liberté de faire le bien ou le mal. Non toutefois que Dieu par sa puissance absolue, ne puisse sauver l'homme contre sa perverse volonté ; car il le peut confirmer en grâce, comme il a fait les Anges. Mais il le veut laisser en sa franche volonté, et veut pour le sauver avoir son consentement pour augmenter sa gloire, qui est encore un effet de la grande bonté de Dieu vers sa créature. Dieu donc par sa Sapience voit jusqu'à la moindre pensée de notre cœur, et le moment auquel l'âme se trouve disposée à recevoir en soi la grâce divine, et se donner du tout à Dieu. Car tout ainsi que lors qu'on veut imprimer le cachet dans la cire, si elle est dure et mal disposée, elle ne recevra en soi l'impression du cachet, mais si elle est molle, elle reçoit aisément toutes les impressions et semblances qu’on lui veut donner ; de même est-il du pécheur, demeurant endurci par le [127] péchés, quoi que Dieu frappe à la porte de son cœur, par tant de saintes inspirations : comme par la représentation des peines d'enfer, par les désirs de la gloire des bienheureux. Bref, par une infinité d'autres moyens, dont il se sert pour attirer cette pauvre âme. Demeurant icelle endurcie, elle ne peut recevoir en soi la grâce de Dieu. Mais si tôt que par la connaissance de soi-même, elle ouvre la porte de son cœur au Saint Esprit, lors fondant comme la cire, sous la puissante main de Dieu, elle reçoit en soi l'impression de la grâce divine ; et dès lors Dieu en prend un soin absolu, se servant de tous les moyens possibles pour la conduire à sa perfection. Si comme donnant puissance au diable de l'affliger, comme il a fait à son ami Job. Va, dit notre Seigneur, éprouve sa patience, je te donne puissance, tant en ses biens qu'en son corps, mais ne touche pas à sa vie, et tu verras comme il sera constant, et combien il m’est fidèle. Et de fait ce saint personnage perd tous ses biens, ses enfants, son corps se remplit de vermine et de pourriture ; tellement qu'étant sur le fumier, on ne pouvait discerner si c'était un homme ou le fumier même. N'ayant plus forme d'homme, tant il était difforme. En cet état néanmoins il remerciait Dieu, et le louer disant, Dieu me les a donné, Dieu me les a ôté, le nom du Seigneur soit béni. Mais après sa longue patience, et le voyant raffiné ainsi que l’or en la fournaise, Dieu lui renvoie toutes ses prospérités463. Ceci nous sert de lumière, ou miroir et exemple pour toutes les âmes qui se convertissent à Dieu, pour se préparer à toutes sortes de tentations, et de toute épreuve que Dieu fera d'elles pour leur plus grand bien. Il y en a d'autres qui toute leur vie chemine en vérité devant Dieu, comme sainte Catherine de Sienne, qui dès l'âge de trois ans avait des visions et extases. Autres dès qu'ils mangeaient encore la mamelle de leur mère faisaient abstinence. Mais ce sont tous coups de la main de Dieu. Aucuns finissent leur vie en péché : car souvent celui qui met Dieu en oubli en son vivant, Dieu le met en oubli à la mort. Non qu'il y ait chose que Dieu ne sache et ne voie. Mais c'est-à-dire que [128] l'âme qui refuse la grâce en son vivant, quand il en pouvait jouir, pour faire bonnes œuvres, Dieu par sa justice la lui dénie, lors que ses forces défaillent, ne pouvant plus prendre ses vains plaisirs. Pour ce avisez, chères âmes, de n'attendre jusqu'à la dernière heure pour votre conversion. Mais lors que Dieu frappe à la porte de votre cœur, ouvrez là lui, et au Saint Esprit. Je vous dis, dit notre Seigneur, qu'il y aura joie au ciel pour un pécheur se repentant, plus que pour quatre-vingt dix-neuf justes, qui n'ont que faire de pénitence. Car le fils de l'homme n'est venu du Ciel en terre, pour appeler les justes, mais les pécheurs à pénitence. Personne donc ne doit désespérer, encore que toute sa vie aurait été en péché ; moyennant qu'en vraie contrition, ainsi que le bon larron en la croix, il demande pardon. Car Dieu est plus grand pardonneur que nous ne sommes grands pécheurs. Mais le plus assuré est de n'attendre jusqu'au dernier. Car qui sait que lors on aura cette contrition, et on ne sera prévenu de quelque mort soudaine ? Pour ce, ô âmes qui êtes créées à l'image de Dieu, ne vous gâtez par le péché ; donnez vous à Dieu, et il se donnera tout à vous.





.Chapitre 4. De la douceur intérieure que l'âme commence à goûter après sa conversion, et des ferveurs procédantes de l'amour, mais encore imparfaites.

L'âme étant convertie à Dieu, après avoir quitté le péché, avec ferme résolution de ne jamais plus retourner, étant navrée de cette flèche d'amour divin, commence à pratiquer l'oraison, en laquelle elle trouve de la douceur intérieure. Et Dieu le permettant ainsi, lui envoie ces petits sentiments. Pour ce qu'étant encore peu fortes pour soutenir les combats intérieurs, il la convient soulager. Et à cette cause notre Dieu même comme [129] un bon père, lui donne du lait, la nourrit comme un enfant. C'est-à-dire, que ces petites consolations et douceur ne sont encore qu'étincelles procédantes de ce feu d'amour divin. Cependant cette âme ne sait où elle se retrouve, pour n'avoir jamais goûté que l'amertume des plaisirs sensuels et terriens ; lui semblant déjà être dans un petit paradis. Mais elle ignore encore la vraie et parfaite consolation, dont jouit l'âme profitante en cette vie spirituelle. Concevant néanmoins de tant plus de contrition pour ses péchés, voyant la grande bonté de Dieu : lors s'ensuivent les pleurs continuels, les regrets de l'avoir tant offensé. Tellement qu'elle peut dire avec le Prophète Royal David, Mes larmes me deviendront pain jour et nuit. Il lui semble que ses yeux ne sont suffisants de pleurer assez abondamment, pour effacer ses péchés, tant elle a de regret d'avoir offensé son Dieu464. Comme il est dit de saint Pierre, qu'il avait tant pleuré pour son péché que ses joues en demeurèrent cavées. Ces pleurs néanmoins ne semblent que douceur, et servent de rafraîchissement à l'âme. Puis les désirs, procédant de l'amour divin, de pouvoir satisfaire pour ses péchés, lui en engendrent d'autres plus fervents, de châtier son corps par veilles, austérités, porter la haire, se donner les disciplines, jeûner, et faire autres abstinences. Mais lors que ces désirs viennent, l'âme doit choisir un Directeur Père spirituel bien expérimenté, et lui découvrir tout ses désirs et ferveur, ne faisant de son propre mouvement aucune pénitence extérieure, soit de jeunes, soit de veille, couché sur la dure, soit porté air, ou faire la discipline, ou autres pénitences que ce soit, sans en avoir demandé obédience du confesseur ou père spirituel. Et lors si le dit confesseur le lui permet, qu'elle suive en tous ces avis, afin que sous ombre de dévotion l'amour-propre ne s'y fourre, ou le diable ne la trompe, pour lui faire faire des pénitences indiscrètes : et par ce moyen la rendre inhabile à toutes bonnes œuvres. C'est la première tentation dont le diable se sert vers l'âme pénitente ; pour ce qu'il sait bien, que s'il l’a tentait de retourner à son péché, il [130] y perdrait sa peine. Car cette âme est liée à son Dieu, par un désir embrasé d'amour divin, qui ne lui donne repos, jusques à ce qu'elle aura satisfait par la pénitence, à ses péchés. Pour ce l'ennemi juré de notre salut, voulant faire guerre à ce nouveau soldat de Jésus-Christ, se sert de plus subtiles tentations. Voyant les désirs très justes de vouloir satisfaire par la pénitence à la dette qu'il doit à Dieu, il prendra ce même sujet pour s'en servir, lui persuadant d'embrasser des austérités, plus que ses forces ne peuvent porter. Et surtout, lui fait entendre de ne rien découvrir de ses désirs à son confesseur, sous l'ombre qu'il ne faut point relever ses bienfaits. Par ce moyen îl déçoit les âmes, lesquelles étant pleines de ferveur, viennent à tant macérer ce corps, qu'il ne peut plus servir à l'âme, tant il est débilité. Chères âmes soyez avisées à ce commencement, de choisir un guide qui soit de bonne vie, et bien expérimenté en la vie spirituelle. Et lors mortifiez en vous tous les respects humains, avec résolutions de vous soumettre avec toute obédience au conseil de votre Père spirituel, soit en choses temporelles, soit en spirituelles ; lui découvrant tous ces désirs de mortification : au moins en ce qu'on veut entreprendre, et lui en demander obédience. Ce que faisant, si vous en faites peu ou trop, ce sera la faute du directeur et non la vôtre. Et celui qui obéit ne peut périr. Aussi Dieu ne permettra que puissiez faillir : par ce que par cette humble soumission Dieu donnera lumière au confesseur pour vous conduire. Et si Dieu ne l'illuminait, ce serait pour quelque plus grand bien vôtre. Toujours cheminerez vous en assurance contre les ruses de Satan. Toutefois si vous y êtes déjà tombés par ignorance, si tôt que vous en aurez la connaissance, ne laissez lors de demander avis : et par cette même soumission recouvrez ce que vous aurez perdu. Et ne devez pas seulement découvrir ce qui touche la pénitence ; mais encore tous les secrets de votre conscience, le tout avec grande confiance, humilité, respect et prompte obéissance, laissant en tout votre propre jugement. En sorte que si le directeur disait [131] que ce qui est noir fut blanc, vous devez tellement assujettir votre jugement, que vous le croyez simplement, et ainsi suivre son avis465. J'ai dit cette similitude, parce qu'elle est propre et convenable à la matière. Car une personne qui est sujette à suivre son propre jugement, si son Directeur lui dit quelque chose suivant la vérité, cette chose lui semblera autant différente à son jugement, que s'il lui disait une chose doit être blanche. Il peut aussi advenir que le Directeur lui dira quelque chose pour l'éprouver, tout au contraire de la vérité ; afin que par cette mortification, l'âme apprenne à acquérir une vraie simplicité, laquelle lui profitera beaucoup en la vie spirituelle466. Quelqu'un me dira, comment pourrais-je croire, que ce que je vois être noir fût blanc ? Je vous dis, qu’en la vie spirituelle, il y a des choses plus contraires à votre jugement, et plus difficiles à croire467 à quoi néanmoins il faut ajouter ferme foi, avec cette défiance de soi-même, penser que nous sommes aveugles, et que nous n'en avons la vraie connaissance. Et ceci est si méritoire à la personne qui soumet ainsi son jugement, qu'elle en peut parvenir bientôt à grande perfection, au moins si le confesseur est expérimenté. Car il faut que de sa part, il soit vraiment le soutien de cette âme, et qu'il l'exerce avec grande dextérité, connaissant toutes ses inclinations. Outre, s'il la voit sans sujet craintive, il lui doit donner courage et la cité à la confidence : et découvrir toutes ces tentations, et tout ce qui touche sa conscience, soit afin de lui donner avis, de l'aider en la mortification. Ceux-là qui tienne des âmes en charge, n'en doivent pas faire peu d'estime. Car d'autant que l'âme est beaucoup plus noble que le corps : ainsi doit-il en avoir plus de soins, que le père naturel de son propre enfant. Mais il convient par même raison, que celui qui s'est ainsi soumis, porte à son directeur le respect, l'honneur, et l'obéissance très sérieuse, et plus, s'il faut ainsi parler, qu'à son propre père. Le tout néanmoins pour Dieu. D'autant que l'honneur qu’on porte au vicaire de Jésus-Christ, est fait à Dieu même468. [132].

.Chapitre 5. Le grand retardement qu'apportent à la vie spirituelle, de n'avoir un Directeur qui donne connaissance comment on se doit mortifier, soit és choses extérieures ou intérieures des trois puissances de l'âme.

Le nouveau soldat de Jésus-Christ, qui ne désire que se rendre fidèle à ce sien époux Jésus, et de surmonter tout ce qui lui peut donner empêchement, à lui être agréable, se trouvant d'une part en l'oraison, il trouve des ressentiments de douceur. D'autre part retournant aux actions, il se voit tomber en ses passions, et en plusieurs petits péchés dont il s'afflige jusqu'à l'extrême. Pour ce qu'il sent sa volonté chercher la pureté de vie, plein de désirs d'amour divin. Pourquoi il propose mille fois de ne plus offenser Dieu. Mais cette résolution n'est pas sitôt faite, qu'il n'y retombe de nouveau. Puis ayant recours à l'oraison, c'est de pleurer sa vie passée. Et ses péchés nouveaux lui semblent plus griefs469 que les précédents, par ce qu'il aime alors son Dieu, et auparavant il n'avait cette connaissance. Cette âme sera ainsi agitée quelquefois plusieurs années sans avancer en la vie spirituelle. Par ce que ne connaissant ce que c'est de l'intérieur, elle chemine comme aveugle. Et ce par faute du confesseur qui la laisse ainsi, sans lui en donner lumière, se contentant de l'entretenir en cette petite dévotion, sans commettre de grands péchés. Ce qui lui semble beaucoup être fait. Et cependant cette âme ne fait que désirer, sans savoir quoi ; pour l'empêchement que lui donnent ses passions, n'ayant instructions pour le mortifier, et même ignore que c'est ce mot de mortification470. S'il se trouve de telles âmes, ce n'est de merveille, car le monde est un ignorant. Pour ce celui qui le suit, n’en peut apprendre qu'ignorance. Cette âme donc ainsi agitée en cette mer du monde, tantôt elle trouve la sérénité, lors que le temps [133] est calme, quand les occasions ne se présentent aux passions de se mouvoir et paraître. Et lors pour les petites douceurs et sentiments intérieurs, il lui semble que tout va bien en son intérieur. Mais aux premières occasions qui se présentent, voilà les tempêtes et les flots qui s'élèvent, c'est-à-dire ses passions indomptées. Le tout à faute de n'avoir une guide assurée, qui lui montre le chemin de la mortification471. À la vérité, c'est une pitié, que ces âmes qui pourraient faire grand profit en la vie spirituelle, sont ainsi retardées faute de lumière. Que doit faire cette âme lors, se trouvant destituée d'humain secours? Invoquer l'aide du Saint Esprit. Et si elle ne peut trouver un Directeur, qui lui sache montrer le chemin de mortification, qu'elle se remette du tout en Dieu, le prenant pour Directeur, Père, et appui. Le priant de lui donner la grâce de la conduire où sa divine bonté la veut appeler. Et puis comme valeureux soldat de Jésus-Christ, elle combattra courageusement contre soi-même. Mortifiant premièrement ses passions irascibles et concupiscibles ; et les tenant tellement sujets à la raison, et par actes contraires les domptant en sorte qu'elles soient toutes mortes. La vérité est, qu'on ne les peut tellement mortifier, que quelques racines n'en demeure : pour être notre nature corrompue par le péché de notre premier père Adam472. Et si les ayant une fois toute mortifiées, on est négligeant de maintenir l'autorité acquise sur icelles passions, elles retournent comme devant. Combien qu'il soit aisé, les ayant surmonté, de les tenir sujette à l'âme et à la raison. Elle doit aussi mortifier toutes ses sentiments extérieurs : comme la vue, le flairer, goûter, toucher, et l’ouïr. Pour ce que ces sentiments extérieurs sont les fenêtres par lesquels la mort entre en l'âme. La vue pour ne regarder choses lascives ou curieuses, ne regarder son prochain par quelque haine ou indignation. Le flairer, afin qu'elle ne prenne trop grande délectation au parfum et senteurs aromatiques, et autres semblables, sans en tirer quelques bonnes considérations des œuvres de notre Dieu. Jouir, pour l'écouter médire du prochain, [134] blasphémer, murmurer contre Dieu, paroles ou chansons malhonnêtes, ni se trop délecter à écouter des instruments musicaux, quoiqu'en soi la musique est très bonne, moyennant qu'on n'en abuse pour son propre appétit sans le référer à Dieu. Le goûter, afin de ne prendre trop grande délectation au manger, et boire choses délicieuses, qui peuvent attirer notre appétit à gloutonnie et à excès en la quantité, qui est le pire. Car Esaü n'a pas quitté sa primogéniture pour de la venaison ni autre manger délicieux, mais pour une esculée [écuelle] de lentille. La gloutonnie [sic] ne consistant point en la qualité des viandes, mais à l'appétit désordonné qui nous les fait prendre. Un pauvre mendiant peut aussi bien être glouton en son écuelle de potage, qu'un autre en des exquis mangers. Il faut tellement régler son appétit, que ce que nous prenons soit pour la pure nécessité du corps, comme étant obligé de le nourrir et substanter. Et si on trouve bon goût aux manger et boire, on doit le tout référer à Dieu, qui a créé toutes ces choses pour l'homme, et ainsi admirer les œuvres de Dieu qui a tant fait pour le corps. Mais combien davantage sera-t-il pour l'âme, qui est incomparablement plus noble ? Il faut aussi mortifier le toucher, afin que jamais il ne nous advienne de commettre quelque chose qui déplaise à notre Dieu. Je passe ceci légèrement ; pour ce qu'au traité de l'amour-propre, il en est parlé assez en divers endroits, et comment toutes nos actions procédant de l'amour-propre doivent être mortifiées. Au surplus, l'âme ayant mortifié tout ses sentiments extérieurs, il lui faut travailler à la mortification de toutes ses passions, qui sont quatre principales : à savoir, amour vain, tristesse vaine, crainte vaine, et espoir vain ; lesquelles on doit soigneusement mortifier, quand elles se bandent contre l'esprit. En après, on doit mortifier les trois puissances de l'âme ; comme l'entendement, la mémoire, et la volonté. Et lors que tout ce que dessus est mortifié en nous, nous avons le chemin ouvert pour arriver au pur amour divin. Mais quelqu'un se pourra émerveiller, qu'à une vie si imparfaite, sujette encore [135] aux péchés, esquels l'âme était accoutumée de tomber avant sa conversion, étant encore embarrassée et esclave de ses passions indomptées, lors que néanmoins elle est en l'oraison, elle reçoit de Dieu des consolations intérieures, et presque toujours à ce commencement, elle a ces ressentiments de douceur en l'oraison. C'est en ceci que plusieurs s'abusent et se trompent, qui pour ces consolations et ressentiments s'estiment fort avancés en la vie spirituelle ; quoiqu'ils sentent encore leurs passions accoutumées. Pour auxquelles ne tomber, ils en évitent les occasions, leur semblant que c'est assez, sans en ôter les causes. Mais nous ne serons pour ce excusés devant Dieu. Il faut donc ôter les causes, qui sont nos passions déréglées, par une vraie mortification, sans s'arrêter et mettre leur fondement sur ces douceurs intérieures. Car les cherchant tant qu'on peut, c'est pour entrer en des présomptions et penser être des petits Saints473. C'est ce qui empêche d'avancer en la vertu. Car tels personnages seront souvent plus arrogants que des grands pécheurs. Mais ceux-là qui vraiment se sont convertis, et ont en haine leur amour-propre, il ne mettent aucun appui sur ces consolations ; mais les reçoivent de Dieu avec humilité, et s'en servent comme de moyens pour se mortifier ; croyant fermement qu'on ne peut être agréable à Dieu, si on est purifiée de tous péchés, et des occasions du péché, qui sont nos mauvaises inclinations et passions désordonnées. Pourquoi l'âme généreuse examinant sa conscience, cherche tous les moyens possibles pour dompter en soi ce qui la retarde de parvenir à sa fin désirée, qui est de se pouvoir unir du tout à Dieu par amour. Il faut noter, que les péchés qui se commettent en cet état, quoiqu'ils semblent semblables à ceux de la vie passée, et avant leur conversion, sont néanmoins bien différents. Par ce que les péchés esquels ils tombaient avant leur conversion, étaient par malice et volontaire. Mais ceux esquels il tombe après la conversion, sont par fragilité et contre leur volonté ; car absolument ils ne veulent offenser Dieu tant qu'ils peuvent. Mais cette volonté de ne point offenser [136] Dieu, quoique que par le franc arbitre, elle puisse ce qu'elle veut, reste néanmoins tellement affaiblie, et dénuée de ses forces, par l'effort de ses passions inférieures, et affections désordonnées de toutes choses créées, que l'âme peut dire avec ce grand apôtre saint Paul, Je sais le mal que je ne veux pas faire, et le bien que je veux faire, je ne le sais pas. Je sens, dit-il, une loi contraire à l'esprit. En quoi nous pouvons voir combien les péchés passés et l'habitude au péché nous empêche de pouvoir tout librement user de notre franc arbitre ; par ce que l'âme avec ses puissances est devenue esclave de ses passions. Ne soit que par une grande générosité, l'âme ait surmontée par continuelle mortification ses affections et passions déréglées ; non quant à la volonté de n'y tomber (par ce que ceci est surmonté à la conversion) mais quant à la rébellion de la nature corrompue contre l'esprit et la volonté. Donc on peut voir en ceci combien il y a des différences entre les péchés d'après et avant la conversion, encore qu'ils soient de même espèce. C'est pourquoi notre Dieu connaissant que les péchés commis par l'âme convertie, sont par pure fragilité, il la gouverne doucement, ne la voulant priver des petites consolations intérieures. L'élevant ainsi petit à petit, avec le lait de sa douceur, jusqu'à ce qu'elle soit plus fortes, pour surmonter ce qui donne empêchement à la perfection, qui sont ces passions turbulentes.

.Chapitre 6. En quelle manière d'oraison l'âme s'exerce en cet état, qui est après la conversion.

L'âme nouvellement convertie à Jésus-Christ, étant encore en l'état de pénitence, auquel elle satisfait continuellement par la contrition (soit és actions extérieures ou intérieures) a ses opérations encore fort actives, pour ce qu'elle ne sait [137] encore la méthode de se conduire, avant qu'elle soit enseignée à l'oraison, et en icelle quelle méthode elle doit tenir et observer. Et cette ignorance est cause, qu'elle suit tout ce qu'il lui semble bon, réduite par ce désir d'amour divin. Ses oraisons néanmoins sont fort ferventes ; mais toutes actives, et l'intellect est toujours arrêté aux images, dont l'âme conçoit tous ces petits sentiments de douceur : et ses prières sont presque toujours vocales, combien que ferventes et brûlantes, et de grande efficace. Pour ce que cette âme y procède avec grande simplicité et droite intention. Tellement que ses prières sont si humbles et amoureuses, qu'elles profondent474 jusqu'au cœur de notre Seigneur. Lequel voyant les bons désirs de cette âme, la favorise de sa grâce : puis petit à petit il l’élève comme un enfant, supportant encore ses infirmités. Car encore qu'elle soit de bonne volonté, si és qu'étant encore aveugle és choses spirituelles, elle met tout son appui ès sentiments intérieurs, aux dévotions sensibles, aux larmes et pleurs ; tellement qu'il lui semble que ses prières ne sont d'efficace, si elles ne jettent abondance de larmes. Et lors que par tous moyens possibles, elle les a procuré, soit par regret de ses péchés, soit par la méditation de la Passion de Jésus-Christ (en laquelle par la représentation imaginative de ses douleurs, elle conçoit une compassion naturelle, dont elle ressent douleur, de laquelle procède ces douceurs qui la font pleurer) lors qu'il lui semble avoir satisfait en aucune façon à ses péchés, par la contrition qu'elle en conçoit, cela lui apporte contentement. Pour ce qu'il lui semble que par ce moyen elle entre en la grâce de Dieu ; celui qu'elle est résolue de vouloir aimer par-dessus tout475.

Mais quand ceci étant un petit plus avancé, elle est enseignée à l'oraison mentale, soit par son Directeur, soit par la lecture des bons livres, soit y étant attirée de Dieu : lors le plus souvent l'âme s'arrête à une multiplicité des discours ; et contraint la partie imaginative, de se représenter tant plus vivement les images des mystères de sa méditation. Le tout pour trouver ces goûts de douceurs intérieures, [138] esquels l'âme même met toute sa fin, dont elle tire une espérance de la grâce de Dieu. Cette âme sera quelquefois plusieurs heures en oraison, avec de très grands contentements, de désirs fervent, et repos intérieur. Mais enfin sortant de l'oraison sans aucun fruit, se trouve aussi sujette à ses passions que devant: pour ce qu'en l'oraison elle ne tire aucune pratique, s'arrêtant seulement aux douceurs ses sentiments sensibles476. Cette âme se comporte tout ainsi qu'un petit enfant ; et Dieu fait de même en son endroit, comme la mère vers son enfant. Auquel si elle présente quelque viande solide et fort exquise, ou du lait, qui est sa nourriture accoutumée, il prendra le lait, laissant l'autre, combien que plus nécessaire, peut-être, pour le fortifier; et pour être le lait plus à son goût, aimant mieux son appétit que ce qui lui est plus profitable. De même est-il de l'âme qui est encore petite, c'est-à-dire peu avancée au chemin de la vertu, lors qu'elle est en l'oraison, qui est la nourriture spirituelle de l'âme. Ici se présente deux sortes de nourriture spirituelle. L'une est la douceur et ressentiment qu'on trouve aux discours ou aux images, dont l'âme s'arrête à ce contentement ; ce qui est représenté par le lait. L'autre est la pratique qu'on tire de la méditation, comme la mortification, la pratique de toute vertu, à l'imitation de la vie et passion de Jésus-Christ, de la vierge Marie et des saints. Or la première consiste ès actes de l'entendement et imagination : puis la partie inférieure s'y repose. Mais la seconde provient des actes de la volonté, que l'âme met en effet, l'occasion se présentant, qui est la mortification et les vertus, vraie et substantielle nourriture de l'âme477. Et pour ce qu'en ce il y a du travail, elle le fuit, s'arrêtant plutôt à ce qui est plus à son goût, mais moins profitable. Et de là vient que l'âme demeure engourdie en ses passions et affections désordonnées. Ce qui lui cause de grandes peines intérieures, d'autant qu'elle en ignore la cause478. Qui est, par ce qu'elle met tout son appui au sentiment qu'elle trouve en l'oraison, sans en tirer la pratique de la mortification. Que doit donc faire cette âme en [139] cet état ? Il faut noter que toutes ces petites consolations ne sont à rejeter, notamment au commencement que l'âme est encore peu forte en la vie spirituelle. Et de fait, notre Seigneur lui donne cette grâce, afin que goûtant ce que c'est de la vie spirituelle, et combien il y a plus de contentement à servir Dieu que le monde, par ce moyen l'âme vienne à se fortifier, afin que les désirs des plaisirs du monde n'entre plus en sa volonté. Voici le moyen dont l'âme se doit servir en cet état. À savoir d'accepter toutes ces douceurs comme moyens pour aller à Dieu, et se fortifier en la mortification. Laquelle courageusement elle doit entreprendre ; sans mettre son appui au sentiment, comme étant sa perfection. Car on n’est non plus parfait, qu'on se surmonte soi-même. Et puis l'âme ne doit faire tant de violence pour recevoir les larmes. Car la contrition consiste en la volonté, et au regret d'avoir offensé Dieu, et si les larmes en procèdent, il n'est pas mauvais. Mais chercher plutôt la contrition des yeux que de la volonté, c'est fort peu de vertu. Il convient donc que l'âme ait cette contrition de cœur et de volonté, sans regarder à ce qui procède de nature. De même est-il, si on médite la Vie et Passion de Jésus-Christ. On doit tirer l'imitation des vertus de Jésus-Christ, son humilité, sa patience, sa charité, et toutes autres vertus. On peut pour s'enflammer la volonté, s'imaginer de voir notre Seigneur aussi tout déplayé479, comme en la flagellation et autre mystères. Mais on ne doit tant forcer la partie imaginative, ains doucement sans faire violence, s'imaginer présent tel et tel mystère. Comme méditant notre Seigneur portant sa croix, on se le doit imaginer présent à notre vue, sans faire en imagination des longues étendues du chemin, pour l’aller trouver en Jérusalem, ou en la montagne. Cette manière de méditer et trop active et peu profitable, pour ce que les sens sont trop divisés. Mais lors que rentrant en soi-même, on se représente devant soi ces mystères ; les parties supérieures et inférieures ont plus de puissance, pour opérer les actions vertueuses tant internes qu'externes. Et l'âme [140] se peut comporter en telle sorte, jusqu'à ce qu'elle soit plus avancée en la vie spirituelle : et Dieu même l'enseignera plus parfaitement que les créatures.

.Chapitre 7. Du désir et amour que l'âme doit porter à la vertu, et à la mortification pour se surmonter soi-même.

Aimer Dieu est une action du tout céleste. Aussi faut-il que celui qui veut être possesseur de l'amour divin, quitte tout ce qui est de la terre. Mais il faut embrasser le milieu, et passer le chemin requis pour y parvenir en vérité, sans penser tout à coup se pouvoir unir au vrai et parfait embrassement de son céleste époux, par la parfaite contemplation. Ne pensez pas, chères âmes, parvenir au sacré cabinet de votre bien-aimé, ni jouir des fruits secrets que l'époux départit à sa bien-aimée, si vous n'êtes revêtues de la robe nuptiale, qui est la pureté de vie : par une perte totale de tout ce qui est le nôtre, et par une acquisition de tout ce qui est agréable à Dieu. Ne pensez pas, dis-je, envisager de l'œil de votre entendement, et élever votre âme pour regarder le vrai soleil de justice Dieu le Créateur, sans avoir ôté de votre âme tous les nuages et empêchements. Craignant qu'il ne vous advienne, comme à celui qui veut regarder le soleil avec la vue débile, et malsaine. Car icelui deviendrait plutôt aveugle, que d'en découvrir la clarté. De même est-il de l'âme vers le Soleil de Justice, qui est Dieu. C’est folie de penser s'unir à Dieu, sans au préalable avoir mortifié et dissipé les nuages de nos passions, tant internes qu'externes. Et pour mieux parvenir à cette divine union de l'âme à son Dieu, il faut lier deux moyens ensemble. Une entière mortification de tout notre intérieur, aussi bien que l'extérieur, avec l'acquisition des vertus, et l'oraison continuelle. [141] et convient que l'âme se résolve courageusement à embrasser, nonobstant toutes les rébellions de la nature perverse, tout ce qui est le plus contraire à icelle, et aimer cette mortification, comme le vrai et unique moyen, pour parvenir à sa fin désirée.

.Chapitre 8. De la résolution absolue que l'âme fait, d'embrasser la parfaite mortification, pour acquérir les vertus, par la pratique d'icelle, et par le moyen de l'oraison.

Cette âme se voyant sans cesse enflammée des désirs de pouvoir être unie avec son Dieu, et se sentant retardée par ses passions et affections désordonnées, se résout courageusement à cette seconde conversion. Qui est de surmonter tous les plus secrets empêchements de son intérieur, et embrasser toutes les vertus, quoique difficiles, mettant tout son appui aux grâces et faveurs de notre Dieu, avec défiance de soi-même. Laquelle on peut acquérir par le moyen de l'oraison continuelle. Cette seconde conversion, ou délaissement de soi-même, se fait en deux manières. Il se trouve quelques personnes, qui prendront une imperfection ou deux pour mortifier, avec une ou deux vertus ; et lors qu'il leur semble avoir surmonté ces imperfections, en prendront une autre. Ce chemin est bon, mais il est si long qu'il faut plusieurs années pour arriver à quelque solide vertu. Car toutes nos passions et imperfections sont liées ensemble comme une chaîne ; tellement que lors qu'on pense en avoir surmonté l’une, l'autre nous retire derechef, tellement que la victoire en est très petite. Comme il est aussi des vertus, elles sont aussi jointes et liées ensemble : et si on pense travailler en l’une, et négliger les autres, croyant les acquérir l'une après l'autre, il arrivera qu'on aura ni l'une ni l'autre parfaitement. Vrai est qu’on aura quelque chose, mais [142] fort imparfaitement, et vaut mieux aux âmes tièdes et de petit courage, de pratiquer ce chemin, que rien. Mais l'âme généreuse, avec défiance de soi-même, et ferme confiance en son Dieu, doit travailler à déraciner toutes ses passions, et les suppéditer480 toutes ensemble, autant qu'elle en connaît, et s'en rendre maîtresse et dame ; et à mesure qu'elle viendra à les surmonter, elle sentira l'accroissement de ses forces. De même est-il des vertus, il est ainsi facile de travailler à toutes, pour ce qu'elles sont liées ensemble : et si vraiment on travaille en l’une, les autres la suivent. Si une personne travaille en l'humilité, et est humble, elle sera patiente, débonnaire, obéissante à tout le monde, et ainsi des autres, qui manque de l'une, manque à toutes. L'âme donc fera une parfaite résolution de se convertir par la seconde conversion. Et comme la première conversion était de quitter les péchés et les vanités du monde, cette seconde sera de se quitter soi-même, par une entière mortification des plus secrets mouvements de son âme, et de ses trois puissances. Puis des parties inférieures, avec une diligente recherche de toutes les vertus en leur plus grande perfection, pour se pouvoir du tout abîmer en l'amour de son Dieu. Mais ne pensez pas, chères âmes, acquérir cette parfaite mortification sans l'oraison. Ce sont les armes pour se vaincre soi-même, l'oraison et la mortification. Et ne se peuvent séparer l'une de l'autre ; et on ne peut faire vraie oraison sans la mortification, ni bonne mortification sans oraison. Car nulle ne se peut bien mortifier, sans la pratique de celle par laquelle il reçoit la force, et acquiert la grâce que l'on sait être l'oraison.

.Chapitre 9. Du premier degré de perfection, qui suis la mortification de ses passions et affections désordonnées, où l'épouse commence à goûter des divines consolations de son époux Jésus, qui est le second état.

Nous avons montré au premier état de l'âme, soit avant, soit après sa conversion, étant encore esclave de ses passions, qu’icelle est en une froideur spirituelle, privée de la parfaite charité de Dieu. Ce que nous avons déclaré être représenté par l'hiver, saison remplie de gelées, ténèbres, et autres calamités. Mais qu’icelui passé, et le printemps venu, toute sérénité, rien que beautés s'apparaissent à notre vue. Le jour commençant à poindre, l'aurore esjouit le cœur, non seulement des hommes, mais encore de toutes créatures qui ont vie. Les oiseaux dégoisent leur ramage, les arbres fleurissent, les fleurs s'épanouissent, les campagnes se tapissent de belles verdures. Bref, il ne se voit en cette saison qu'allégresse et contentement. Mais parlant mystiquement de notre petit monde, qui est l'homme, voyons comment l'hiver étant passé, c'est-à-dire son endurcissement au péché, la grande froideur et les ténèbres causées en son âme par ses passions, l’éloignant de la vraie charité (ce qui apporte à l'âme toute calamité et malheur intérieur) et son Printemps venu, qui est l'état de grâce ; lors que cette âme a généreusement surmonté sa nature, et dompté ses passions et affections désordonnées ; lors, dis-je, s'apparaît la belle aurore, qui commence à illuminer cette âme. C'est la grâce de Dieu, laquelle en toutes ses actions la conduit suivant sa sainte volonté. Et étant parvenue à ce premier degré de perfection, se laisse du tout soi-même, par un contentement conforme à la volonté de son Dieu, seul objet de tous ses désirs, pensées et [144] affection. Bref, Dieu seul est le commencement, le milieu, et la fin de toutes ses actions et opérations, tant intérieures qu'extérieures. Lors apparaissent les belles fleurs des vertus produites de cette âme, qui la rendent plus belle, que toute lumière créée. Lors le chant ramage des oiseaux se fait retentir, par louanges continuelles, accompagnées d'amour divin, par désirs enflammés de pouvoir faire service à son Dieu, par élévation d'esprit et aspirations en Dieu, qu'il soit loué de toutes créatures. C'est un chant ramage qui ne contente pas seulement les hommes, mais encore les Anges, et Dieu même y prend tout son plaisir. Et de fait notre Seigneur se familiarise en telle sorte avec cette âme, qu'elle semble n'être plus qu'un avec Dieu, par une étroite union, non seulement de la volonté, mais encore de toutes ses autres puissances, et du plus pur esprit d'icelle avec son Dieu. De laquelle union elle retire des consolations divines si pénétratives, qu'il ne lui semble plus être en terre. Ne lui souvenant presque de son état naturel, si ce n'est en Dieu, où elle voit toutes choses. Ami lecteur, si on pouvait comprendre les grâces dont jouit cette âme, il n'y a celui qui ne quitterait mille mondes, pour en jouir seulement un jour.

[145]

Ici commence l'explication de plusieurs points du Cantique des Cantiques.

.[Omission des chapitres 10 et suivants]

.[...]

[188]

.LE SECRET PURGATOIRE DE L'ÂME FIDÈLE, QUI SE CONSUME AU FEU DE L'AMOUR DIVIN,

Contenant un troisième chemin de sublime perfection, qui est l'état de soustraction.

.LIVRE TROISIÈME.

.Chapitre premier. L'âme étant parvenue au troisième état de perfection représentée par l'été, lors les tonnerres et orages surviennent, qui sont les grandes afflictions que l'âme endure en cet état.

Nous avons montré au commencement du deuxième livre, que l'homme est un petit monde, pour ce que les qualités qui se trouvent en ce grand et vaste univers, se retrouvent vraiment en l'homme. Mais beaucoup plus parfaitement, si nous les prenons mystiquement. Nous avons approprié les quatre saisons de l'année, aux quatre états de l'âme qui s'achemine à la perfection ; laquelle est maintenant parvenue au troisième état, qui est celui de la privation, c'est-à-dire, auquel notre Dieu délaisse, et se retire de cette âme, lui envoyant des grandes persécutions, soit en l'intérieur, soit en l'extérieur. A l'intérieur, par des grandes sécheresses d'esprit, aridité, indévotion, délaissement de tous sentiments, de grâce, [189] [...]



.[...]

.LIVRE QUATRIEME.

.Le sacré cabinet du très pur amour divin

où l'époux céleste cache le pur esprit, unité de l'âme fidèle en sa divine unité. Où est aussi traité de l'union béatifique de l'âme. Et de la fruition secrète, et transformation de cette âme au plus secret intime de la divinité.

.Chapitre premier. De la noblesse et fin de l'homme. Et comme se doit entendre l'état dernier de la perfection d'icelui en cette vie.

Celui qui est uniquement parfait en soi, et qui seul peut faire d'une puissance absolue et souveraine, toutes choses en leur nature parfaites, et ce grand Dieu, seul Dieu très bon, qui par Sapience infini a mis tel ordre en toutes ses œuvres, que nous ne pouvons faire autrement, que de le reconnaître très bon, et très puissant. La Sapience duquel est incompréhensible aux hommes. Mais si nous ouvrons les yeux de notre entendement, pour voir qu’il a tout fait avec poids et mesure pour l'homme : que toutes créatures irraisonnables et insensibles, le temps, les saisons, sont en leur perfection pour servir à l'homme : qui pourra nier que l'homme ne soit en sa nature incroyablement plus parfait ? Et d'autant plus que c'est la grâce divine qui gouverne et conduit son âme. Toutes les [249] autres créatures sont créées pour l'homme et le service d'icelui. Ce qui nous fait croire la grande perfection de l'homme. Voyons maintenant à quelle fin cet homme est créé. N'est-ce pas pour Dieu ? Dieu n'est-il pas sa fin, son objet, et lequel il doit aimer, honorer, et servir à toute éternité ? Oui certainement, mais s’il est fait pour une fin si noble ; combien faut-il que de sa nature, il soit plus parfait, que toutes les autres créatures de ce monde ? Car notre Dieu ne cesse de lui administrer tous les moyens possibles, pour l'amener à sa dernière perfection. Et ce fait-il avec tel ordre, qu'on voit clairement qu'il en est l'auteur. Or comme nous avons dit ès livre précédent, que l'homme est un petit monde : et parlant plus mystiquement, avons approprié ici quatre saisons de l'année aux quatre états ou chemins, par lesquels Dieu attire l'âme à la perfection des vertus, et union avec lui par une parfaite charité : représentant par l'Hiver l'état des pécheurs ; par le Printemps, l'état de l'âme en sa première ferveur ; par l'Été, l'état de délaissement ou privation de la présence de Dieu ; auquel arrivent grandes tentations et persécutions, ainsi qu'au plus chaud de l'été, les tonnerres, orages, et autres accidents semblables ; par l'Automne, le quatrième chemin de perfection, qui signifie le repos, pour ce que lors l'homme commence à jouir du fruit de ses labeurs : comme aussi l'âme étant entrée en ce chemin, commence à se reposer en Dieu par une union très parfaite ; quand j'ai dit, que ce chemin de perfection est le dernier auquel l'âme peut arriver, étant encore jointe à ce corps mortel, il faut entendre que cette perfection, n'est pas du dernier degré de charité et amour envers Dieu. Car l'âme ne parvient à ce degré dernier qu’à la mort, et y étant parvenue, notre Dieu le vient quérir de ce monde. Que cette perfection est la dernière, à laquelle on peut arriver en ce monde, c'est-à-dire, que l'âme ayant surmonté ses passions, et ayant été anéantie és chemins par lesquels Dieu la conduit, n'ayant plus nuls empêchements, qui la détournent de s'unir à Dieu par amour, entrée qu'elle est en cet état, elle est forte [250] pour supporter et endurer tout pour Dieu. N'ayant plus de besoin des variétés et changements, dont Dieu ce soulait481 servir en elle, pour l'aider à arriver à cet état. Il faut croire, comme il est, que l'âme ne demeure en un même degré de cette perfection, l'ayant acquis. Mais elle augmente toujours en grâce (par laquelle elle acquiert aussi la gloire accidentelle, si elle ne décline par sa faute de cet état) et en charité continuellement jusqu'à la mort. Car en la vie spirituelle on ne peut demeurer en un état : ou on recule, ou on avance. Étant arrivés à quelque degré de perfection, si on ne se veut laisser aller en arrière et à la renverse, il faut nécessairement toujours profiter. Mais en ce dernier état, c'est avec repos et force : et aux plus grandes afflictions, c'est lors que l'âme jouit de tant plus des fruits des vertus acquises, et grâces divines.

.Chapitre 2. Comment notre Dieu ayant été séparé de l'âme, quant au sentiment actuel de l'amour divin, dont elle jouissait étant unie à Dieu, commence à lui redonner cette jouissance unitive ; mais tout en autre manière.

Plus une chose absente est désirée, plus la joie est grande lors qu’on vient à la retrouver. Mais si ce qui nous est absent est de soi très noble ; d'autant plus aussi le désir de le r’avoir est actif, et ne donne repos jusque à ce que l'on en jouisse. Or je dis plus, que si entre la chose désirée, et celui qui la désire, il y a de la sympathie, soit pour quelque ressemblance, soit pour quelque dépendance ; tant plus le désir et la volonté seront embrasés à la rechercher, et le contentement grand l'ayant trouvé. Il y a trois causes qui émeuvent l'âme à rechercher la chose désirée : la première est la ressemblance. Or est-il que Dieu seul est celui semblable à soi-même, et de qui tout être dépend. C'est lui [251] seul, qui sans commencement, et sans fin est de toute éternité. Qui est-ce donc, Dieu très bon, qui est semblable à vous ? C'est vous-même, ô mon Dieu, que nous reconnaissons pour seul Dieu, seul tout-puissant, seul tout bon, seul parfaitement juste et miséricordieux. C'est vous, ô mon Dieu, que nous adorons, aimons, et honorons par-dessus toute créature, comme étant notre Créateur. C'est vous que nous adorons, un seul Dieu en trois personnes, le Père, Fils et Saint Esprit : mais une essence du tout simple et indivisée. Le père de nul, le fils du seul Père, le Saint Esprit procédant de tous les deux, sans commencement et sans fin482. Qui est-ce donc, Dieu très saint qui est à vous semblable ? Vraiment nul ne peut connaître que vous-même tel que vous êtes. Mais si ainsi est, comme il est, quelle ressemblance peut-il avoir, entre vous et nous, entre le Créateur et la créature, entre vous Dieu immortel, et nous créature mortelle ? Sans point de fautes, il y a quelque ressemblance, attendu que nous sommes créés à son image, et n'y a chose qui puissent plus ressembler Dieu que son image. Et comme en la Trinité il y a trois personnes faisant un seul Dieu : nous avons les trois puissances de l'âme, l'entendement, la mémoire, et la volonté, qui trois ne font qu'une âme ; et ceci représente le mystère de la Sainte Trinité. Dieu était esprit, et notre âme est esprit : mais cette ressemblance est quant à l'être naturel, que Dieu nous a donné nous créant. Or notre Dieu requiert de nous choses à lui semblable. Et pour autant que Dieu le Père est la charité, le Fils la dilection, le Saint Esprit l'amour du Père et du Fils : cette charité et dilection requiert de nous quelque chose de semblable : à savoir, une charité, par laquelle comme par un lien de consanguinité nous soyons conjoints et unis à lui. Et cette ressemblance est celle qui embrase notre désir et notre volonté à jouir parfaitement de notre Dieu. La cause seconde est la dépendance. Il n'y a ainsi aveugle, qui ne sache que nous dépendons du tout de Dieu, et que plus la créature et douée de perfection en sa nature, plus elle est dépendante de Dieu. Les créatures [252] sensitives et végétatives, et ce grand Univers sont moins dépendantes de notre Dieu que l'homme, pour ce que seul entre toutes les créatures, il est doué de la raison : pourquoi ayant plus reçu, il est plus dépendant de son bien-faiteur qui est Dieu. Il y a plus, que par-dessus l'être naturel excellent qu'il a reçu de Dieu, il a encore la grâce, par laquelle il dépend immédiatement de Dieu, et sans laquelle il ne pourrait subsister en l’être gratuit et surnaturel. Donc il n'y a rien que nous devons plus désirer, que celui duquel tout notre bien procède. La troisième cause est l’amour, qui est un bien qui attire toujours à soi la chose aimée. Mais quel objet se peut-il trouver plus parfait que Dieu même, duquel nous sommes l'image, et de la puissance duquel nous dépendons ? Vraiment l'amour divin est un lien très fort, qui nous rend inséparables de Dieu, quant au désir. Pourquoi ce n'est de merveilles, si l'âme se trouvant privé de Dieu, le cherche avec désirs ardents de le retrouver. Comme nous avons dit advenir au troisième livre, traitant de la soustraction et séparation de Dieu, quant au sentiment actuel de l'amour divin. Voyons maintenant, comment notre Dieu commence à redonner à l'âme cette jouissance unitive. Combien que toutes ses opérations soient autres qu'au premier chemin, ou l’âme jouissait d'un contentement incroyable par l'union de son Dieu. Mais la nature non assez anéantie, comme elle a été durant l'état de soustraction, était incitée par une dévotion sensible, procédante des parties inférieures de l'âme. Comme serait une joie véhémente procédante de la considération de quelque mystère de la Vie ou Passion de notre Sauveur, de la connaissance des perfections divines, ou autres grâces reçues de Dieu. Cette joie était en l'âme très justement. Mais la nature, non du tout anéantie, se mettait avec l'esprit, causant des émotions au corps : comme battements de cœur et autres altérations. En sorte qu'il était impossible qu'on n’en fit remarque à l'extérieur. Mais quoi que cela se passât aux parties inférieures de l'âme, si est-ce que tout procédait [253] immédiatement de la parfaite union de l'âme avec Dieu, et d'un parfait amour divin dont elle était assiégée. Et quoi que que le corps en reçu des altérations, l'union n'en était pourtant pas moins parfaite. Mais en cet état que la nature a été toute anéantie par la soustraction de Dieu, elle ne ressent plus ces altérations, battements de cœur, et autres événements. Tellement que cette jouissance, dont à présent l'âme est unie à Dieu, se peut cacher, qu'elle ne soit voué à l'extérieur. Si ce n'est que quelque abstraction survienne, laquelle il est impossible de cacher. Si est-ce toutefois qu'on peut bien dompter et réprimer la joie, qui éclate trop fort au-dehors, et la tenir grand renfermée dans l'âme. Mais le corps quelquefois en demeure malade par la violence de l'abstraction.

.Chapitre 3. Comment en ce quatrième chemin de perfection, l'âme commence à jouir du repos de ses labeurs.

Mon bien-aimé est descendu en son jardin, au parquet des choses odoriférantes, afin qu'ils repaissent és verger et qu’il accueille les lys. Au Cantique des Cantiques Chapitre sixième. En cet état, l'âme s'écrit justement, Mon bien-aimé est descendu en son jardin. Le Bien-aimé est notre Dieu, qui repose en l'âme son épouse sa Bien-aimée : où il trouve les parfaites vertus bien purifiées. Dont ayant été long temps absent, vient maintenant à y descendre. Mais quel contentement pourrait-on penser que cette épouse ressent, ayant retrouvé celui de l'amour duquel elle est tant enflammée ? és autre passage elle invite son époux Jésus de venir à soi. Mais à présent elle démontre que notre Dieu y est du tout introduit, l'ayant trouvé disposée par sa grande pureté, acquise par le long anéantissement en l'état de soustraction. Je suis à mon ami, et mon ami à moi, lequel [254] paît entre les lys. Mais comment ô âme épouse de Jésus-Christ, osez vous dire « je suis à mon ami, et mon ami est à moi » ? Quoi petit vermisseau : ce grand Dieu du Ciel est-il à vous ? C'est l'amour qui vous fait parler ; c'est l'amour qui fait cette union, c'est l'amour qui fait de deux, un par union. Oui à la vérité, l'âme qui possède l'amour divin, peut dire, je suis à mon ami, et mon ami est à moi. Aimons donc, puis que par amour nous avons Dieu, nous avons un Dieu d'amour, qui se plaît en amour. Le cœur amoureux est son jardin, les cœurs enflammés d'amour, sont les lys il se délecte. Aimons âme fidèle, aimons, ce Dieu si bon, ce Dieu si amoureux. Que notre cœur se fonde en amour, que notre cœur n'ait jamais de repos que dans ce feu, sinon vivant et mourant dans ses flammes divines, au milieu desquelles nous trouverons notre Dieu. Puis qu'il est à nous, aimons le, embrassons-le au milieu de notre cœur. Puis que Dieu est à nous, son cœur est à nous, allons dans ce sacré cœur amoureux de Jésus. Que dirons-nous dans ce cœur de Jésus ? Ces deux cœur s’entrebaisent, ô baiser amoureux ! Et quel baisé ? Sinon une union parfaite de deux cœurs en amour. Dans cet amour, l'âme parle à son Bien-aimé, il lui dit tous ces secrets, lui montre tous ses désirs, et Dieu lui parle familièrement, l'embrasse, la garde comme sa Bien-aimée. A juste cause l'âme dit, Je suis à mon aimé, et mon Dieu mon Bien-aimé est à moi. De quelle assurance parle l'épouse disant : quelle est à son ami, et son ami est à elle, attendu qu'en cette vie, il n'y a jamais d'assurance ? Il est vrai, mais l'amour donne telle assurance, que l'âme ne saurait douter. Elle dit premièrement, Qu'elle est à lui, pour n'avoir plus de volonté sinon en celle de Dieu : duquel elle ne veut en aucune manière se séparer par quelque péché, ou imperfection volontaire, et moins quant à l'amour. Secondement, Que son ami est à elle, pour la ferme confiance qu'elle a en sa bonté, pour les grâces dont son âme est illuminée, le ferme espoir de sa prédestination ; et encore pour la jouissance que déjà elle ressent du repos, et grande paix intérieure, [255] acquise par la mortification et anéantissement de soi-même. Car l'âme jusqu'à présent a toujours travaillé à la mortification et pratique des vertus. Étant à présent en ce quatrième chemin, reposant du tout en Dieu, avec pleine jouissance du fruit des vertus acquises.

Il ne faut pas penser, chère âme, que le repos dont jouissent ceux qui sont parvenus à cet état dernier de perfection, soit un sentiment intérieur de quelque douceur en l'oraison, ou autres opérations esquels la nature s'arrête et complaît, comme elle faisait au premier chemin. Car cela serait encore imperfection, et tout ce que je traiterai en ce quatrième livre, soit de l'étroite et secrète familiarité de l'âme avec Dieu, soit des excès d'amour divin, soit des abstractions, et autres grâces surnaturelles, encore qu'elles soient semblables à celle du deuxième état, dont est traité au deuxième livre, si est-ce qu'il y a autant à dire comme du jour à la nuit, et du ciel à la terre. Les termes de parler sont toutefois semblables, pour ce qu'il est mal possible d'en trouver des autres significatifs de ce qui se passe en ce chemin.

Cette jouissance donc se fait en trois manières, dont la première procède de la pureté de conscience, où l'âme voit par une lumière intérieure que notre Dieu lui donne, que tout ce qu'elle a passé au chemin précédent, si étrange et inconnu, qu'il lui semblait être abandonnée de Dieu, était pour sa perfection. Elle connaît maintenant la vérité de tout, et comment notre Dieu lui a envoyé ces calamités par un grand amour. Elle aperçoit le profit qu'elle y a fait, et combien notre Dieu en est glorifié. Et outre plus, elle connaît comment Dieu l'a miraculeusement préservé de péché. Car és occasions que notre Dieu lui donnait, voir la tentait lui-même pour l'éprouver, il fallait de l'assistance pour ne tomber. Elle voit les causes pourquoi Dieu a permis tout cela. Elle est délivrée des doutes qu'elle avait que tout cela ne lui fut envoyé pour ses fautes.

La deuxième, est en la force que l'âme reçoit, contre tous ce [256] qui lui survient de contraire à la nature. Mais il convient entendre, que ce repos n'est pas en quelque réflexion sur soi-même, ni à la vertu. Car ce serait encore imperfection, ains il est pur et du tout en Dieu, auquel l'âme agit continuellement par l'union d'amour et de grâce. Et ne se doit aussi entendre en telle sorte, que l'âme soit tellement forte à la vertu, qu'elles doivent quitter le travail de la mortification, et pratique d'autre vertu. Car encore qu'elle soit au souverain degré d'icelle, si est-ce qu'il faut travailler jusqu'à la mort. Mais cela ne se fait plus par violence, la nature étant du tout morte. C'est plutôt une continuation ou augmentation de la chose acquise, de laquelle si on abandonnait la pratique, on retournerait en arrière, et perdrait on se ce qu'on aurait déjà acquis. Par laquelle continuation en la pratique des vertus, lesdites vertus embellissent, et l'âme augmente toujours en grâce, par cette disposition qu'elle se donne coopérant aux premières grâces.

.Chapitre 4. Du parfait repos de l'âme avec Dieu, ou elle est secrètement abîmée dans le très pur amour.

Une chose ne peut être dite parfaite, si elle n'est déjà parvenue à la fin dernière, pour laquelle elle est destinée. Or le repos duquel l'âme jouit en cet état de perfection est du tout parfait, pour ce qu'il est en Dieu, hors duquel n'y a rien de parfait. Dieu donc est notre fin, et nous sommes créés à cette fin, pour reposer en Dieu à toute éternité. Ne soit que volontairement nous nous en distrayons par notre malice. Mais comment, et quand est ce, que l'âme peut jouir de ce parfait repos en Dieu, vu que cette vie n'est pas le lieu de repos ? Qu'ainsi soit, si est-ce qu'il y a quelque repos en Dieu durant cette vie, et d'icelui est parlé és huit béatitudes. Lors que Dieu dit, Bien-heureux [257] sont les pauvres d'esprit, pour ce que le Royaume des Cieux est à eux. Il démontre par ces paroles, que les âmes du tout pauvres, non pas seulement du corps mais d'esprit, possèdent le royaume de paix et de repos spirituel. Ceux-là sont pauvres d'esprit, qui sont tellement mortifiés et anéantis, qu’en toutes leurs actions, ils ne cherchent, ni ne veuillent rien plus opérer qu'en Dieu et pour Dieu ; tant ils sont aliénés de ce qui n'est pas Dieu et d'eux-mêmes. Telles sont ceux qui sont parvenus à ce quatrième chemin de perfection, et à iceux appartient le Royaume des Cieux. C'est-à-dire, que dès à présent ils jouissent du repos et des consolations de Dieu, par un intime absorbement en Dieu, consistant en une parfaite union d'amour divin. Car jaçoit que ces âmes soient pour le présent privées de la claire vision de Dieu, propre aux Bien-heureux ; si est-ce qu'en leur intérieur ils ont une lumière continuelle, qui les guide en toutes leurs actions et opérations. Jointe à ce, une connaissance de Dieu, et familiarité si grande, que par cette jouissance ils ont plus Dieu en eux-mêmes, qu'ils ne sont en eux-mêmes483. Je dis donc, que ce contentement est si grand, que si par la foi on ne croyait qu'il y a un lieu, qui est le Royaume des Cieux, les âmes bien-heureuses jouissent de Dieu après la mort, on penserait déjà être en Paradis. Et ceci les embrase d'autant plus, en cet amour divin, secret et caché, connaissant que si en cette vie mortelle, on jouit de Dieu si parfaitement, et avec tant de contentement, le repos qu'on aura là sus au ciel, doit être incomparablement plus parfait : où il n'y aura plus d'empêchement, péril de tomber en péché, ou d'être à jamais séparé de Dieu. Mon amie tu es belle et suave, délectable comme Jérusalem, terrible comme une armée ordonnée sous les enseignes. Aux Cantiques, chapitre sixième. L'époux céleste notre Dieu, loue l'âme fidèle, pour ses grandes perfections, et lui montre qu'il se délecte tellement en sa beauté, que comme une armée bien ordonnée, elle a la force d'attirer à soi notre Dieu qui par après dit, Détourne tes yeux de moi, car ils me surmontent484. Ce sont les œuvres [258] faites en grande pureté de conscience, et sortantes de ce grand amour de Dieu, qui le contraint de se donner du tout à l'âme, dès qu'elle est encore en cette vie. Étant de soi si bon, qu'il ne se peut séparer de ceux qu'il aime fidèlement. Or un tel repos de l'âme en Dieu, et de Dieu en l'âme, peut être dit parfait, par ce que Dieu est sa fin, auquel étant parvenue, elle en jouit parfaitement, avec un repos parfait quant à l'action mais cette perfection de repos, sera accomplie, lors que laissant cette vie, l'âme entrera au Royaume des Cieux ; où le corps ne donnera plus d'empêchement, pour jouir de la claire vision de Dieu à toute éternité.

.Chapitre 5. Que ce repos cause une union béatifique de l'âme, et qu'elle est cette union.

Quelques âmes imparfaites, et qui n'ont connaissance de ce chemin de perfection, pourrait penser, que ce repos serait quelque contentement intérieur, ayant toutes choses à désir, et rien contrariant à la nature, ou quelque calme intérieur, avec dévotion et goût spirituel ; qui serait plutôt une certaine oisiveté en l'âme, se complaisant ainsi en soi-même, avec croyance d'être déjà bien uni à Dieu. Il se faut donner garde, de s'arrêter à telle imagination et persuasion, par ce que cela ferait de beaucoup retarder l'âme de sa perfection. Car demeurant là arrêtée, elle serait sans poursuivre en avant, pour cette croyance d'être venu au sommet de sa perfection, par cette paix intérieure, procédant de la nature, et pour n'avoir rien contre sa volonté, et par ainsi se délectant en ces petites douceurs intérieures, comme ayant le don de pleurer, ou quelque ferveur bouillante, qui incitent la nature, ou plutôt la blesse, par une trop grande violence faite à icelle, pour acquérir cette dévotion sensible, [259] penseront que ces accidents soient excès d'amour et abstractions, et s'estimeront être toutes parfaites. Mais voici la tromperie, laquelle on pourra reconnaître, quand on verra que la personne s'estimera être parfaite, fera cas de soi, désirera qu'on la trouve telle, se contristera quand on ne fera pas cas de ses dévotions. Et tout ceci est une preuve suffisante, que tout ce qui se passe en elle ne sont pas abstractions, ou consolations venant de Dieu, étant bien éloignée de la perfection, dont nous traitons à présent.

Les âmes donc dont je parle, et qui sont en ce quatrième chemin, quoiqu'elles connaissent en elles des grâces admirables de Dieu, lesquelles elles ne peuvent nier venir de Dieu pour les effets, vu qu'elles ne les procurent en rien qui soit selon la nature ; mais s’y disposent par la mortification, ne s'estiment jamais parfaites, ains en vérité les plus misérables du monde, avec cette créance, que si notre Dieu départissait telles grâces aux plus grands pécheurs, ils en feraient mieux leur profit. Voir désirent toujours être cachées et inconnues aux créatures, fors leurs Directeurs, auxquels elles veulent bien donner à connaître les opérations de Dieu en leurs âmes, pour être ce, nécessaire, afin qu'il les puisse conduire sûrement, et que par ainsi les grâces du Saint Esprit en elles ne soient étouffées. Et telles âmes ont tant de peine, pour leur grande humilité, de donner à connaître ces grâces, qu'ils leur serait plus facile de dire tous les péchés du monde, s'ils les avait commis, que de les dire. Et s'il advient qu'on en ait connaissance, et que les gens impies s'en servent de risée et moquerie, cela leur est toute joie en tant que Dieu, et ce qui touche la gloire d'icelui, n'en soit pas offensé et méprisé. Attribuant à eux le mépris et la confusion, et la gloire à Dieu seul. Mais en ceci se convient encore donner garde d'une tromperie, que sous ombre de la gloire de Dieu, on ne cherche la sienne propre. Il faut donc que le tout se fasse en vérité, et que le désir de la gloire de Dieu soit avec mépris et confusion de soi-même, qui sont les vrais effets de cette union béatifique. [260].

Mais quelle est donc ce repos ou union ? Il ne se doit entendre des suaves ressentiments que l'âme trouve en l'oraison ou en la vertu. Ce n'est encore l'action de la contemplation. Combien que les âmes cheminant en cet état, ne soit privées de ces ressentiments tant pour l'oraison, pratique des vertus, que contemplation. Car encore que tout cela soit très bon, si n'est-il que le milieu entre Dieu et l'âme, qui conjoint l'une à l'autre. Ce sont dons de Dieu, mais non pas Dieu même. Si quelqu'un épouse terrestre se plaisait plus és dons de son époux, comme és chaînes, bagues d'or, ou autres choses précieuses, qu'à son époux propre ; elle mériterait qu'il la délaissa du tout, pour la dignité commise par elle en son endroit. De même, les grâces tant naturelles que surnaturelles, de Dieu à l'âme, comme, parfaite contemplation, extases, excès d'amour, abstractions, révélations, lumières intérieures, ne sont que dons de l'époux céleste à l’âme fidèle. Laquelle si elle s'arrêtait plutôt à ces dons qu’à Dieu même, elle mériterait d'être abandonnée de Dieu. Ce repos donc est en Dieu même, auquel elle est unie en cet état, c'est-à-dire, qu’à présent tous les empêchements qu'elle avait, les autres états précédents sont dissipés. Ayant pour l'heure telle liberté de traiter et communiquer aussi familièrement avec Dieu, comme un ami avec son ami. Et cette union est béatifique, par ce qu'on ne peut être plus voisin de Dieu, ne soit que l'âme séparée du corps par la mort, vienne à jouir de la claire vision d'icelui, par une jouissance admirable de Dieu là sus au Ciel. Mais s'il fallait dire quel est ce repos et contentement en Dieu, ou ce que c'est de Dieu, il est autant impossible, qu’aux âmes bien-heureuse, de nous dire ce que c'est de leur gloire, et de Dieu ; dont ils ont pleine jouissance là haut au Ciel.

Si l'âme pouvait dire de bouche, ou par écrit, ce qu'elle connaît et goûte de Dieu, en la jouissance qu'elle en a, en ce quatrième état, Dieu ne serait pas Dieu. Car il est incompréhensible, bon sans fin, qui ne se peut comprendre par nos sens, et l'âme seule qui en jouit, le connaît en soi-même, et en ceci est [251] ce repos, qui se peut dire déifique. Telles âmes sont contraintes de ne parler beaucoup de Dieu, ains garder une taciturnité, par ce que si elles en parlaient comme leur cœur pense, leurs propos seraient si obscur, qu'on ne les pourrait entendre. Je dis obscurs, pour ceux qui ne savent en vérité ce que c'est de Dieu. Et ce silence qu'elles sont forcées de garder, leur est une grande peine, pour l'amour grand de Dieu, qui les embrase à en parler, et discourir à telles personnes, qui pour le plus ordinaire, ne les entendent.

L'époux céleste considérant son épouse, tant embrasé de son amour, recommence à louer comme il a fait au premier état de la contemplation. Ta chevelure est comme un troupeau de chèvres, lesquelles sont apparues de Galaad. Tes dents sont comme un troupeau de brebis, qui sont montés du lavoir ; chacune portant deux agneaux, et n’y a aucune stérile entre elles. Tes joues sont comme une pièce de pommes de grenades sans tes secrets. Combien que les louanges que Dieu fait de son épouse, soit semblables en termes à celles qu'il faisait, étant icelle au premier état de perfection, si ne laissent-elles d'être plus relevées, d'autant qu'il la loue à présent, principalement pour deux causes ; qui surpassent en excellence toutes les actions procédant des vertus. L'une est l'amour divin, qui agit continuellement en l'âme. L'autre est l'acte de la contemplation, procédant de l'amour divin. Or les actions semblaient être égales au premier état de perfection, comme au deuxième, par ce que l'amour est aussi actif en ses opérations, et la contemplation aussi extatique en l’un, comme en l'autre. Mais il y a cette différence, qui consiste aux parties inférieures de l'âme, pour les imperfections qui étaient cachées en la nature, laquelle donnait au premier état de perfection, empêchement aux actions d'amour et contemplation, lors qu'elle opérait en Dieu. Et ces deux actions ne pouvaient durer, pour être imparfaites par la variété, causée par la nature. Laquelle étant purifiée, par la soustraction, l'âme agit continuellement son amour l'élève, par la contemplation de son Dieu485. [262]

  1. il y a soixante reines et quatre-vingt concubines, et un nombre infini de jeunes filles. Ma colombe est unique, et ma parfaite, elle est seule à sa mère, et élevée de celle qui l'a enfantée. D'autant que nous approprions le texte des Cantiques aux âmes, qui s'acheminent à cette perfection, comme faisant fort à propos au sujet de notre discours, quand l'époux céleste dit : Il y a soixante Reines, (celles-là seule peut régner qui s'est surmontée soi-même) il entend par ces Reines les vertus, sourdantes486 immédiatement de l'âme, par le parfait anéantissement, et rendant l'âme victorieuse en tous advenemens487. Les concubines sont les actions vertueuses, qui ne se peuvent produire, sans contracter avec la nature. Comme font tout ce qu'il faut donner au corps, pour l'entretenement d'icelui et sa conversation. Ce que combien que fait avec anéantissement, si est-ce que tant que l'âme est au corps, elle retient toujours quelque imperfections naturelle, dont les saints mêmes n'ont été exempts. Pourquoi ces vertus-là sont comme concubines, ne pouvant être si pures, que celles qui procèdent immédiatement de l'âme. Les jeunes filles, mais une seule a sa mère, se sont toutes les vertus, qui sont produites en pureté de conscience, lors que l'âme est par sa bonne vie, sans macule de péché. Mais entre toutes, la charité seule à sa mère ; laquelle vertu procède seul de Dieu, et appartient à Dieu : car il est la charité même, et l'âme qui a charité, a Dieu en soi. Et cette vertu est celle qui unit l'âme à Dieu, est Dieu à l'âme. Les filles de Sion l'on vue, et les Reines l'ont estimée bien-heureuse, les Reines et les concubines l'on louée. Que veut dire ceci ? Ce sont les esprits bien-heureux, qui reconnaissant la beauté de l'âme parfaite, la viennent à louer. Et puis encore les âmes vivantes en ce corps moins parfaites, entendues par les concubines, qui reconnaissent les rares vertus et perfections d'icelle.

Qui est celle qui apparaît comme l’Aube du jour, belle comme la lune, pure comme le soleil, terrible comme une armée équipée de bannières ? Je suis descendu en mon jardin, pour voir les pommes des vallées et voir si la vigne était fleurie, et si les pommes de grenades [263] était boutonnées, je n'en ai rien su. Mon âme m'a troublé, à cause des chariots d'Aminadab. Retourne toi, retourne-toi Sulamite, retourne-toi, retourne-toi, afin que nous te contemplions. L'époux céleste accompare [sic] son époux à l'aube du jour, pour sa beauté. Le vrai jour, la vraie lumière c'est notre Dieu, qui illumine toutes les ténèbres ; et c'est lui qui donne lumière à l'âme. Mais par l'aube du jour, peut être entendue l'âme fidèle, en ce quatrième état de perfection, qui comme une lumière paraît belle, par la clarté qu'elle reçoit, du vrai jour notre Dieu, en la contemplation divine, en cette union. Puis il dit : Belle comme la lune. Entre tous les astres, la lune est la plus proche de notre terre, et sa lumière paraît seulement la nuit. Et l'âme parfaite reluit entre toutes les autres ; mais en la nuit de ce monde. Car lors qu'elle sera au ciel, en la présence du vrai Soleil de Justice, sa lumière sera absconsée488 en Dieu : comme la lune en la lumière du soleil, de qui elle reçoit sa lumière. Mais comment, Pure comme le soleil ? Ceci appartient à la grande pureté de l'âme, qu'elle acquiert par la contemplation divine. Terrible comme une armée. Ce sont les actions de la vie active, conjointes à celles de la contemplative, que l'âme pratique avec perfection en cet état. Et c'est ce qui rend la rend admirable entre les hommes, de voir une âme du tout contemplative, s'adonner sans peine et difficultés à la vie active et charité du prochain. Quelles choses verrez-vous en la Sulamite, sinon les compagnies des armées ? En cette âme on ne voit qu'une continuelle victoire, contre tout ce qui l'attire aux choses basses de ce monde, qu'elle surmonte virilement demeurant unie à son époux céleste. [264]

.Chapitre 6. De la fruition secrète, et transformation de cette épouse au plus secret de la Divinité.

Chères âmes, il pourra être qu'aucuns s'émerveilleront, ou croiront que par quelque présomption, j'entreprends montrer ce que c'est du vrai et pur amour divin : me servant pour cet effet de terme et façon de parler trop relevés, comme de transformation, fruition, et semblables termes. Mais ceux qui en ont fait essai, et goûté la bonté de Dieu, par une jouissance de sa présence et familiarité, seront témoins de la vérité que je décris. Et ceux-là seuls qui ne sortent, ou bien rarement hors d'eux-mêmes, ayant connaissance de l'esprit de Dieu, auront occasion de me condamner, au moins suivant leur sens. À quoi je ne me veux arrêter, puis que je ne dis rien contre la Sainte Écriture, et qui n'ait été expérimenté de quelques âmes inconnues, qui ont appris en l'école de Dieu, ce que c'est de ce pur esprit de Dieu. Or cette fruition secrète, doit être en deux manières. L'une est une fruition secrète procédante des vertus acquises. Et ne faut penser que cette fruition ou jouissance, soit qu’on aurait tellement acquis toutes les vertus, qu'on pourrait demeurer en une oisiveté spirituelle ; pensant qu'à toute occasion survenant pour pratiquer les vertus, on les trouvera assurées, pour l'épreuve qu'on en aura faite plusieurs fois. Que l'âme qui [dé]jà est en ce chemin de perfection, se garde bien de s'arrêter à cette oisiveté, par ce qu'en peu de temps elle perdrait tout ce qu'elle aurait acquis avec beaucoup de travail. Mais pour entendre que c'est de cette fruition secrète, qui procède des vertus acquises, je dis que c'est une paix intérieure en l'âme, et joie au Saint Esprit, procédant de la vertu. Car en toute occurrence qui lui survient, contraire à la nature, et aux [265] dites vertus, soit par l'instigation des diables, soit par les tentations du monde, venant des créatures, ou de notre propre nature corrompue ; sitôt que l'âme s'aperçoit de la moindre résistance à la vertu, soudain elle se rend victorieuse, par une indifférence acquise au plus secret de son intérieur, dont elle accepte tout ce qui lui survient, comme venant immédiatement de Dieu, pour son plus grand bien. Sachant bien par une vive foi, que Dieu ne permet rien lui advenir, si ce n'est par son amour, et pour notre plus grande perfection. Dont l'âme en tire le fruit spirituel et laisse la malice à la créature. Si c'est du diable, il s'en retourne et s'enfuit avec sa courte honte, et demeure plus faible qu'une mouche. Si c'est des persécutions des hommes, ils demeurent confus en leur attente. Car cette âme a tellement fiché l'ancre de son espérance en Dieu, que si tout le monde s'élève à sa ruine, elle n'en reçoit aucun changement en soi. Demeurant toujours assurée que Dieu la préservera contre tout péril dont elle se réjouit. C'est donc cette fruition dont l'âme jouit ; mais secrète et inconnue aux hommes. D'autant que les persécutions sont quelquefois si violentes, même qu'elles touchent tellement au corps, qu'il faudrait avoir un corps de fer pour ne les sentir. Or notre Dieu ne veut pas que ses serviteurs soient insensibles. Que mêmes il les laisse vivement ressentir la douleur au corps, tant que souvent ils y perdent la vie, comme tant de martyrs ont fait. Mais quelquefois Dieu permet que telle âme endurera tant et de si horribles persécutions, que celui sera un martyre plus piquant que le martyr sanglant. Et quoi que le corps en soit atténuée ; néanmoins l'âme demeure toute joyeuse en Dieu, bénissant ceux qui les persécutent, rendant toujours le bien pour le mal ; disant à l'imitation du Fils de Dieu, Mon Père pardonnez leur, car ils ne savent ce qu'ils font. Mais voici en quoi je dis que cette jouissance et fruition est secrète. D'autant que les mondains, ou mêmes les personnes spirituelles et religieuses, qui n'ont que bien peu de connaissance de l'intérieur, jugeant témérairement de telle personne, [266] la voyant défigurée et atténuée, diront, que ce soit par impatience, ores489 que la personne l'endure volontairement et joyeusement. Ignorant le suave contentement dont l'âme jouit en son intérieur par la conformité de sa volonté à celle de Dieu. Désirant de tout son cœur ces horribles persécutions, autant et si longuement que ce sera la volonté de Dieu. Jaçoit que490 telle âme ne peut désirer le péché pour le grand amour qu'elle porte à Dieu. Ce qui fait que voyant le péché, où tombent ceux qui la persécute, telle âme ne laissera d'aviser, par toute voie de charité, de les convertir, et leur impétrer491 de Dieu la lumière intérieure, pour reconnaître leur malice, et se retourner à Dieu. Auquel elle épand abondance de pleurs, pour la rémission des fautes de ses prochains, et salvation de leurs âmes. Mais aucunes492 personnes voyant l'extérieur, diront que ses pleurs viennent d'impatience. Et par ce moyen l'âme demeure toujours inconnue au monde, tenant toujours ses opérations secrètes en soi-même. Mais si telle personne est en congrégation, et qu'elle ne peut éviter qu'on aperçoive ses actions, le plus qu'elle peut se doit garder, qu’on ne voie à l'extérieur, les opérations intérieures. Elle doit demeurer, et faire oraison à son secret, si elle peut ; n’est que l'obédience le permet autrement, afin que le prochain ne prenne occasion de juger. Car il advient quelquefois, que la contrition est si grande pour le prochain, et la perte des âmes (tel est l'effet de la charité) qu'il semble que le cœur se doit fendre de douleur ; et cette contrition est une contrition d'amour. Comme j'ai montré particulièrement és autre livre, où je traite de la contrition. Mais là, d'autant qu'ils sont encore au chemin d'imperfection, c'est pour leurs propres péchés. Ici la charité est si grande du prochain, que la même contrition qu'auparavant ils concevaient pour soi, ils le ressentent à présent pour le prochain. N'oubliant pour ce soi même. Si le prochain n’est si endurci, il en remportera du grand fruit, encore qu'il ignore d'où lui vient cette grâce. Mais si le pécheur est endurci, et demeure en sa mauvaise volonté, il en recevra des grandes punitions, [267] soit en cette vie, ou en l'autre. Lors que saint Paul avant sa conversion, gardait les accoutrements des meurtriers de saint Étienne, quand on le lapidait ; lors le dit saint Étienne priant pour ses ennemis, on peut croire que ses prières ont de beaucoup profité à la conversion de saint Paul. Ainsi de même, advient-il souvent aux âmes parfaites, qu'elles prient pour leurs ennemis. Pour ce dit l'époux au septième chapitre du Cantique des Cantiques de Salomon. O fille de prince, combien sont beaux tes pas en leurs chaussures. C'est lors que l'âme étant du tout unie à son Dieu, descend néanmoins aux choses les plus viles et basses, qui se fait par une compassion et charité brûlante. Regarde les péchés de ton prochain, pour lui impétrer pardon et connaissance de ses fautes. Pour rendre entre les mains de Dieu, celui qui auparavant était esclave du diable par son péché. Et voici cette fruition secrète, procédante des vertus, lors que l'âme a acquis telle paix intérieure, et telle force, que de surmonter le diable, le monde, et encore soi-même, en telle sorte que de brûler intérieurement d'amour divin. Ce feu rejaillit tellement vers le prochain, qu'il fait tel effet, que de le faire épandre larmes de feu, pour ceux-là mêmes qui le crucifient, et à toute occasion cherchent sa ruine. La deuxième manière de fruition secrète, est la jouissance de son Dieu, son époux. Mais quelle est cette jouissance et transformation si secrète de l'âme avec son Dieu ? J'ai dit au premier livre, traitant de l'amour-propre, que tant plus l'âme est entachée de son amour-propre, tant moins elle jouit de l'amour de Dieu (car ces deux amours ne se peuvent compatir ensemble) et tant plus elle est purifiée de son amour-propre, tant plus elle jouit de l'amour de son Dieu, son divin l'époux. Or étant parvenue à ce quatrième chemin de perfection, que d'avoir surmonté soi-même, le diable et le monde, l'âme jouit sans entre-deux, d'un amour si pur et divin, que langue ne peut prononcer, ni créature humaine comprendre, ce de quoi elle jouit en cette fruition secrète, de l'union secrète, et de la présence continuelle de son Dieu, et de cette transformation [268] en icelui. Il faut entendre, que notre nature est tellement corrompue par le péché de notre premier père Adam, que nous sommes si violemment attachés au péché, que comme une pierre étant par force tirée hors de son centre, et élevée en quelque haut lieu contre sa nature ; aussitôt qu'elle peut trouver son cours et se détacher, descend en bas plus vite qu'un éclair. Ainsi de même, l'âme étant par violence tirée hors de son centre, qui est notre Dieu, par le péché, et la nature corrompue, acquise par le péché de notre premier père Adam : sitôt que par la parfaite mortification et anéantissement de soi-même (dont il est traité en tous ces chemins de perfection) elle a acquis la victoire sur toutes ses passions, commandant à soi-même et à toutes ses affections : aussitôt elle retourne en son propre centre, qui est son Dieu, son céleste époux ; plus vite que la pierre qui étant violemment retenue en haut, vient à descendre en bas, rompt et foudroie tout ce qu'elle rencontre, pour retourner à son propre centre. Je dis plus, que jamais oiseau ne peut voler si vite, ni trait d'arbalète se porter si droitement à son but, que l'âme étant détachée de soi-même retourne à son Dieu. En telle sorte que si on pouvait voir des yeux corporels cette âme spirituelle, on dirait qu'elle est déifiée, pour être tellement transformée en son Dieu par une naïve ressemblance, procédant de notre première innocence perdue : laquelle étant recouverte par la pureté de vie, l'âme retourne à cette première innocence, où elle avait été créée à semblance de Dieu. Et voilà comment elle est transformée, sortant de ses mauvaises inclinations, pour se plonger du tout à la ressemblance de son Dieu, à l'image duquel elle est créée. Fort à propos dit l'époux au même chapitre septième des Cantiques, Tes deux mamelles sont comme bichelots jumeaux de la biche. Car ces deux fruitions ou jouissances secrètes, sont si unies ensemble, et comme jumelle, que l'âme ne peut parvenir à cette parfaite jouissance de Dieu, sans avoir acquis ces vertus, du fruit desquels elle jouit. Ton col est [269] comme une tour d'ivoire. Ainsi que le col est au-dessus du corps, ainsi notre esprit est par-dessus les puissances de l'âme. Laquelle étant par cette transformation au plus secret de la Divinité, il vient comme une tour élevée, à découvrir et connaître les secrets divins, surpassant la nature. Et de cette connaissance, procède l'amour, et les divines louanges et jubilations. C'est ici que l'âme reçoit souvent des illustrations, et révélations des choses secrètes et à venir, et qu'à ce dernier chemin, elle voit arriver tout ce que Dieu lui avait révélé au premier chemin de perfection, avant le délaissement sensible de la présence de Dieu, lors qu'elle était en sa première ferveur, jouissant des enyvrements spirituels. Lors notre Dieu lui donnait souvent des révélations de choses futures. Mais le plus souvent obscurément, tellement qu'elle ne connaissait en quel temps la chose dût advenir, ni par quel moyen. Comme pour exemple, Dieu lui pourra donner révélation de la continuation de sa vie, pour mettre en effet quelque chose grande à la gloire de Dieu. Or l'âme entendant ces secrets de la bouche de Dieu, elle ne sait combien de temps durera sa vie ; n’est qu'il lui donne encore autre révélation du jour de sa mort. Puis elle ignore quelque chose grande elle doit exécuter à la gloire de Dieu. Néanmoins la personne reçoit telle impression en l'âme, qu'elle ne peut douter (si ce n'est par humilité, pour se connaître indigne) que ce ne soit de Dieu. Or par l'assurance de son Père spirituel (de qui elle doit suivre les avis si c'est un personnage bien spirituel expérimenté en la vie spirituelle) elle croit par les bons effets qui ensuivent ces révélations, qu'elles viennent de Dieu. Mais lors quand elle vient à ce chemin de délaissement de la présence de Dieu, quand au sentiment et consolation : lors cette pauvre âme se trouve en des grands doutes. D'autant que d'un côté elle ne peut douter que ce n'ait été Dieu, qui lui a prédit toutes ces choses. Et de l'autre voyant tout lui advenir au contraire, par ce délaissement dont j'ai traité au troisième livre, celui est une affliction incroyable. Mille disputes lui surviennent en l'esprit, [270] pensant si ç’a été Dieu qui ait parlé en telle sorte, comment est-il possible qu'il m'abandonne ainsi ? Si c'est le diable, comment peut-il avoir telle familiarité avec mon âme, qui ne désire que de complaire à mon Dieu ?

L'âme ignore lors son état, et le chemin ou Dieu la conduit, et doit remédier à tous ses doutes, ne s'y arrêtant en rien, et qu'elle ne dispute si ç’a été Dieu, ou le diable. Mais qu'elle se remette en Dieu, par une totale résignation à ce qu'il lui plaît envoyer. Puis qu'elle n'a pas recherché ces révélations, elle ne doit craindre, et se troubler. Si ç’a été Dieu, elles adviendront en leur temps. Et quand bien serait le diable, puis que comme je dis, l'âme ne les recherche, et s'en tient indigne, ce serait la confusion d'icelui. Je l’ai montré en son lieu : mais il vient à propos de l'éclaircir ici pour le même sujet. Et d'autant qu'en ce dernier chemin, l'âme jouit de la présence et union de son Dieu, qu'il lui semblait avoir perdu ; lors elle voit advenir, tout ce que notre Dieu lui avait prédit. Ceci sera quelquefois dix à douze ans après la révélation, quelquefois plus ou moins. C'est en cette transformation, au plus secret de la Divinité, que l'âme voit clairement jusqu'à une seule action, toutes les causes de ce qui lui est arrivé en ce chemin de privation, et en cette jouissance de Dieu qu'elle avait auparavant. Elle connaît à présent toutes la forme des révélations faites lors, et les causes pourquoi Dieu l'a conduite par ce chemin. Elle connaît combien elle est peu de soi-même. Elle connaît combien elle était aveugle. Si à présent elle passait derechef par ce chemin de délaissement, elle saurait comment elle s'y devrait comporter, ce que lors elle ne pouvait. Notre Dieu la pouvait autant illuminer lors, qu’à présent. Mais sa bonté l’a laissée en cet aveuglement pour son mérite. Car cette ignorance lui cause beaucoup à endurer. Dont de cette croix, elle se purifie de toutes ses imperfections.

.Chapitre 7. Que ce repos n'est pas oisiveté.

Tes yeux, dit l'époux au chapitre septième, sont comme les piscines en Hébron, auprès de la porte de la fille de la multitude. Lors que l'âme jouit en cette transformation, du repos, d'une divine contemplation, là des yeux de l'esprit, elle voit clairement, par une vision intellectuelle, les choses les plus secrètes de la Divinité, en laquelle elle se repose. En un contentement si suave que toutes choses créées, tant soit-elle belles en leur nature, ne sont que ténèbres. Mais ce repos n'est pas une oisiveté, comme aucuns se servent de ce mot d'oisiveté, pour montrer le repos de l'âme. Or en ceci il y pourrait avoir une de la tromperie de la nature. En ce que lors que l'âme jouit d'un petit sentiment des choses spirituelles, dont il advient que les sens extérieurs sont assoupis, et même souvent les puissances intérieures sont appesanties (ce qui lui est une vraie oisiveté, non toutefois une oisiveté vaine, quoiqu'en cet état l'âme ne mérite ni démérite) elle pense et se persuade, n'ayant goûté autre chose de plus relevé de Dieu, que cet assoupissement soit quelque chose de divin, et croit être quelque chose de grand. Le diable peut causer ce petit sentiment, pour nous arrêter en cette tromperie, et d'aller non plus avant au chemin de la perfection. Mais le vrai repos de l'âme en Dieu, n'est pas tel, ni oisiveté : d'autant que l'âme, ou pur esprit d'icelle agit continuellement en Dieu, en cette divine contemplation et vision. Outre ce, l'action d'amour, qui est notre propre en notre âme, mais jamais oisive, ains opère continuellement en Dieu. Et même les puissances intellectuelles sont toujours en action en Dieu, en certaine manière, suivant leur nature. Je dis en action en Dieu, par ce qu'elles sont transportées hors d'elles-mêmes, par la transformation [272] en Dieu. Mais ces actions et opérations sont si spirituelles et relevées, que l'âme sortant de cette contemplation, s'admire soi-même, se voyant être si peu de soi, comme le néant, et néanmoins voyant des opérations si divines, qu'elle n'en peut donner l'intelligence aux humains. Si en cette jouissance elle vient en extase, le corps demeure sans sentiment, mais l'âme demeure jouissant des biens célestes, et ses opérations rendent une continuelle louange à Dieu. Si ainsi était, qu’en cette divine jouissance l'âme et ses puissances demeurassent oisives : en la gloire des bienheureux il y aurait de l'oisiveté, ce qui n'est pas. Car là on y loue toujours Dieu, et les bienheureux continuellement connaissent ce que c'est de Dieu. Donc ces âmes sont dès cette vie en cet heureux état, cette action de la continuelle louange et connaissance de Dieu.

.Chapitre 8. Comment ces opérations de Dieu en l'âme sont si secrettes et inconnues aux hommes, qu'on ne peut reconnaître ces créatures différentes des autres.

D'autant que ce Cantique mystique de Salomon est plein de Sapience divine, laquelle est entendue de peu de personnes séculières, et du tout inconnue au mondain, pour ce n’est-il permis, car chacun le peut lire, à raison que ce qui est spirituel, serait par abus changé en corporel. De même est-il des voies secrètes, de l'âme cheminante à Dieu. Ces créatures sont si inconnues aux hommes, qu'on ne les peut trouver différentes aux autres, si ce n'est és actions vertueuses et mortifications. L'époux louangeant son épouse dit : Ton nez est comme la Tour du Liban, laquelle regarde vers Damas. Ton chef est comme [le mont] Carmel, la chevelure de ta tête est comme la pourpre du Roi mise dans les canaux. Que tu es belle et jolie, la très aimée en délices. [273] Qui sera celui, qui n'entende les secrets cachés en ce parler mystique, de l'époux céleste à son épouse, lequel pour dépeindre sa beauté dit : Ton nez est comme la Tour du Liban ? Certainement ce n'est pas sans grand mystère, que l'époux parle en cette sorte, et qu'il accompare la beauté de son épouse à chose haute et relevée, tantôt à la Tour du Liban, tantôt à la Palme, et autres termes de parler desquels il se sert. Et ce d'autant que pour l'intelligence des choses divines, dont cette épouse, l'âme fidèle, est absorbée, il est besoin que l'époux céleste se serve de manière de parler fort obscure. Ce qu'il fait par la bouche de ce sage Salomon. Mais quoiqu'il semble au jugement humain, que ce pourrait être une chose ridicule, d’accomparer le nez d'une épouse à une Tour, c'est néanmoins pour montrer, que l'âme en toutes ses facultés, jouit surnaturellement des opérations secrètes de son Dieu. Et qu'étant élevé par-dessus soi, et encore par-dessus toute créature ; elle connaît et entend, en la présence de ce Soleil de Justice notre Dieu, les secrets du mystère de la Sainte Trinité. Voit clairement, et goûte de tous ses sentiments intérieurs les mystères les plus cachés de notre foi. Entend l'obscurité des Saintes Écritures, et selon qu'il plaît à Dieu lui communiquer. Mais tout ceci est si caché en l'âme, qu'il faut que telle personne soit tellement retenue, que ne pouvant parler de ce qu'elle goûte et connaît en soi (d'autant que si elle pouvait rencontrer son semblable, ce lui serait un contentement indicible, de pouvoir dilater son cœur, pour parler de ce qu'elle jouit et connaît) seulement elle dilate et ouvre son cœur, en la présence de son Dieu, lequel réciproquement lui répond, bouche à bouche, plus familièrement que deux amis. Mais si telle personne n'était si retenue, les propos qui sortiraient de sa bouche, seraient si relevés des secrets de Dieu, qu'on ne les pourrait entendre. L'on a acquis cette prudence en ce dernier état. Car au premier, où je traite des enyvrements spirituels, des abstractions d'amour divin, lors l'âme ne peut se retenir, qu'on ne le voie à l'extérieur, [274] et ce d'autant que la nature n'est pas encore du tout anéantie. Chères âmes, si en ce petit traité, auquel je mets le plus ouvertement qu'il m'est possible, ce chemin de perfection, ou ces voies secrètes par lesquelles Dieu attire les élus à soi, il semble néanmoins encore obscur à ce qui ne l'ont expérimenté, que serait-il donc, si je traitais du tout, quelles sont les opérations secrètes de ces âmes ? Il faut ici limiter la plume, et se servir de termes d'un parler humain, pour entendre ce qui ne se peut dire.

Puis l'époux dit au même chapitre 7. Ta stature est semblable à la Palme, et tes mamelles aux grappes de raisin. J'ai dit je monterai à la Palme, et j'appréhenderai ses fruits, et les grappes de la vigne, et l'odeur de ta bouche comme l'odeur des pommes. Ta gorge est comme le bon vin digne pour boire à mon ami, et pour ruminer en ses lèvres, et en ses dents. Voyez ici quelle variété ? L'époux dit : Ta stature est semblable à la Palme, et tes mamelles aux grappes. Puis j'ai dit, Je monterai à la Palme, et je prendrai ses fruits, et seront tes mamelles, comme les grappes de la vigne. Cette variété représente la contemplation, jointe avec l'action. Car en ce dernier chemin, l'âme sans difficulté opère facilement la vie de Magdeleine, et de Marthe ensemble. Et ses fonctions sont telles, que par les visions des choses surnaturelles (comme j'ai dit du mystère de la Sainte Trinité, et des mystères de notre foi) elle vient encore à connaître la naïve beauté surnaturelle de la vertu. Et de cette connaissance, ainsi que les mamelles semblables aux grappes de la vigne, vient à produire l'action. Or pour donner à entendre, ce que c'est de la connaissance surnaturelle des vertus, chères âmes, pensez-vous que notre Dieu se complairait tant en l'âme, pour seulement voir une personne être chaste, être humble, et avoir autres vertus, qui apparaissent peu de choses à l'extérieur, si elle n'avait autre lustre en l'âme ? Croyez si ce n'est par révélation, et illustration de la grâce de Dieu ; jamais personne vivante ne peut voir, ni connaître la beauté de la vraie vertu. Prenant la virginité pour exemple, si on pouvait voir la beauté essentielle de [275] cette vertu, le monde finirait : d'autant que nul ne voudrait perdre sa virginité. Ce que Dieu tient caché aux créatures, il le révèle, et montre quelquefois à aucuns de ses favoris et amis. Mais cette vue ne se peut donner à entendre. Et de cette connaissance surnaturelle, l'âme vient à produire l'action, tant à l'avancement de sa perfection, que vers son prochain. Je dis moi, que toutes les vertus faites en charité, et pour Dieu, sont quant à l'opération extérieure naturelles. Mais quant à leur essence et beauté spirituelle, sont à nous inconnue, et sont surnaturelles. D'autant qu'humainement, sans quelques révélations, et illustration, nous ne pouvons les connaître en leur propre essence et naïves beauté. C'est pourquoi notre Dieu se plaît és âmes vertueuses. Mais là sus au Ciel, en la gloire des bienheureux, nous verrons ce que nous ignorons en cette vallée de misères. Si les mondains pouvaient voir l’espace d'un clin d'œil, ce que Dieu montre et révèle à ses amis et serviteurs fidèles, qui par leur travail se disposent à recevoir les grâces divines, je dis, que si l'espace d'un clin d'œil, il pouvait voir la naïve beauté de l'essence des vertus, ce que j'ai dit ci-dessus ; qui est surnaturelle et inconnue aux hommes : et à l’opposite s'ils voyaient la défectuosité, et laideur du péché ; jamais ne pourraient attendre un moment, sans se convertir à Dieu de tout leur cœur. Il ne faut pas penser que ces âmes, que je dis être en cette perfection, et qui jouissent de ce que dit l'époux en ce Cantique des Cantiques, des secrets les plus relevés de la Divinité, que telles âmes soient sans tribulations, que mêmes elles sont persécutées, soit des diables ennemis jurés de notre bien spirituel, soit des hommes plus que jamais. Plus la personne s'adonne en vérité à la vertu, plus elle est persécutée. Jamais la vertu ne peut être sans persécution, ni sans envie des méchants. Et en telle sorte, qu'il semble quelquefois, que tout le monde s'élève à sa ruine, et suscite une infinité de fausses calomnies, et detractions493 notables, contre ces personnes, pour faire éteindre le lustre de leur vertu, et de leur renommée. Tel est l'envie des [276] méchants. Il adviendra quelquefois d'être mis en prison, ou en danger d'y être comme malfaiteur. Or notre Dieu permet ceci advenir à ses fidèles serviteurs pour deux causes, l'une pour anéantir encore ces âmes de quelque imperfection, afin de les rendre du tout purifiées. J'ai traité és autre livre précédent, des grandes persécutions que ces âmes endurent, et notamment au chemin de privation. Mais jusqu'ici elles n'ont encore été touchées au déshonneur de leur renommée. Ce leur était un soulas quand elles pouvaient marcher la tête droite, et que rien ne touchait à leur renommée. Mais à présent les voici accusés de vices notables, étant tenues comme pécheresses ; et cependant ces âmes sont innocentes. En quoi elles se résignent à la volonté de Dieu, d'être tenues pour pécheresses et malfaitresses [sic]. Ce qu'en nul autre chemin elles n'eussent pu endurer sans trouble. Notre Dieu étant si bon, qu'il envoie les tribulations aussi grandes, qu'il voit la personne disposée à les supporter pour sa perfection. Et quoiqu'elles se voient ainsi chargées d'opprobres, elles ont toujours recours à Dieu, disant en sa présence, « mon Dieu je me tairai, parlez pour moi ». Si les besoins que la vérité de mon innocence soit connue, faites mon Dieu connaître la vérité. Mais s'il a besoin pour votre plus grande gloire, que je supporte telle infamie ; je suis contente jusqu'à la fin du monde. Elles ont si vives espérance en Dieu, que rien ne les peut faire perdre, ni diminuer tant soit peu l'espérance qu'elles ont fichée en lui, et du secours qu'il leur donnera lors qu'il les aura tout éprouvées.

L'autre cause est, que notre Dieu permet ceci pour les rendre inconnue aux hommes, pour de tant plus accroître leurs mérites. Si aucuns ont entendu la bonne renommée de telle ou telle personne, ils viennent à douter, disant, s'il était vrai que telle personne serait si vertueuse et amie de Dieu, elle ne serait pas ainsi traitée des créatures. Puis ils jugeront que toutes leurs dévotions est par hypocrisie et vaine gloire, ou bien sottise. Ce nonobstant, et combien qu'on tâche quelquefois, de les faire tomber [277] en impatience par rude et mauvais traitement, la patience se voit cependant reluire en leurs actions. Se tenant toujours inconnues. Et en leur comportement, cherchent toujours les voies les plus communes aux autres ; n’est par quelque révélation, que lors elles obéissent à Dieu494. Mais ne doivent ce faire de leur jugement, sans le révéler à leur Père spirituel et suivre son avis. N’est qu'elles ne puissent trouver tel confesseur qu'elles désirent. Lors ayant accompli ce que Dieu leur commande ; quand au surplus, il vaut toujours mieux toujours suivre la voie commune. Par ainsi elles sont toujours inconnues aux hommes. Et quant aux actions nécessaires, comme manger, reposer, ce leur est un martyre, le manger sobre, et le dormir fort court. Mais en la mortification qu'elles exercent au manger, et autres actions, se comportent en telle sorte, qu’on ne peut voir que leur abstinence soit par mortification. Le vrai est que notre vie doit plus montrer d'édification au prochain par pratique, que par paroles. Mais puis que les actions, et comportements sont vertueux, ne ressentant que la mortification, et aide de soi-même, il suffit et n'est pas besoin de publier ses intentions, comme font plusieurs, sous ombre de donner bon exemple. Mais il se faut garder de la présomption et estimation de soi-même. Car de tant plus que la personne est avancée à la perfection, de tant plus elle sera assaillie par Satan de la vaine gloire ; d'autant qu'il ne la pourrait faire tomber en autre péché connu. Néanmoins la personne ne doit jamais laisser quelque bien, pour crainte de la vaine gloire. Il faut dire avec saint Bernard. Mon Dieu j'ai commencé cette œuvre pour vous, je le finirai pour vous. Et toujours faire ses actions pour seulement plaire à Dieu ; et toujours désirer d'être inconnue au monde. Que le monde dise ce qu'il voudra. D'autant que ces âmes imitent partout la vie de Jésus-Christ, ainsi seront-elles traitées du monde, comme a été le Fils de Dieu. Lequel étant en croix, après avoir enduré toutes sortes de tourments, opprobres et calomnies, enfin étant pendant comme malfaiteur, ne cessaient encore les juifs de dire que ce s'il est Dieu [278] qu'il descend de la croix. Il a sauvé les autres, et ne se peut sauver soi-même. Que dirais je ses propres amis et Apôtres ? N'ont-ils pas tous été scandalisés, et ont douté en la foi, pour voir notre Seigneur ainsi traité des juifs ? De même advient-il des serviteurs de Dieu, lors qu'on les voit ainsi chargés d'opprobres, et persécutions étranges, les ignorants des secrets de Dieu viennent à douter de telles personnes. Mais notre Dieu ne laisse jamais tellement abandonner ces âmes, qu'il ne laisse toujours quelque personne illuminée. Ou plutôt en suscite des autres, auquel il donnera lumière de la vie et innocence de cette personne, ainsi persécutée pour son nom. Afin que cette lumière ne soit du tout offusquée, et qu'au temps ordonné de Dieu, cette lumière cachée sous un ombrage des persécutions vienne à reluire. En quoi la providence divine montre sa puissance au secours de ses amis et fidèles serviteurs. Le Fils de Dieu ayant étant abandonné de tous ses amis, sa douce mère lui a été toujours fidèle, et elle a été celle, qui a enseigné les Apôtres après la mort de son fils, et leur a donné connaissance de secrets les plus cachés de notre sainte foi. Leur donnant connaissance, que cette grande lumière son Fils et son Dieu, qui avait été obscurci et absconsé en sa mort et Passion ; venait à reluire en telle sorte, que les juifs disaient, Vraiment celui-là était le Fils de Dieu. Je prie qu'on ne s’émerveille, si je mets si particulièrement ces choses ; d'autant que plusieurs âmes, qui passent par ses voies secrètes, où Dieu les a attiré à la perfection, seront soulagés, trouvant par écrit ce qu'elles expérimentent. Car souvent elles endurent des grandes peines, pour ne trouver personne expérimenté en la vie spirituelle, qui les entendent, ou bien pour les aider. Et comme j'ai dit autrefois, que toutes les actions de Jésus-Christ, n'ont été que pour notre enseignement ; lesquelles nous servent comme d'un miroir au chemin de cette perfection, c'est ce qui s'expérimente en cet endroit. [279].

.Chapitre 9. De l'union des opérations secrètes de l'âme avec Dieu, qui consiste en un secret anéantissement, par lequel elle reçoit en soi l'impression des grâces divines.

Je suis à mon Bien-aimé, et vers moi est son regard. Viens mon Bien-aimé, sortons au champ, demeurons au village, le vons nous du matin pour aller aux vignes, et voyons si la vigne fleurit ; si elle a jeté son aigret et si les pommes de grenade fleurissent ; là te donnerai-je mes amours. Ce parler mystique de l'épouse à son époux, quand elle dit : Je suis à mon Bien-aimé, et vers moi est son regard. Nous représente l'étroite union des opérations secrètes de l'âme avec Dieu, qui consiste en un secret anéantissement, par lequel elle reçoit l'impression des grâces divines.

Mais quel est ce secret anéantissement, que l'époux céleste y prend tant de plaisir ? Cette union procède d'une vue intérieure, de la suprême partie de l'âme ; laquelle étant unie avec son Dieu, vient à s'anéantir jusqu'au centre de son néant. Mais que veut dire le centre de notre néant ; vu que j'ai dit en autre endroit, que Dieu est notre centre : et que l'âme ne peut avoir de vrai repos, si elle n'est parvenue à son centre, qui est Dieu ? Je dis centre de notre néant, pour être du néant que nous sommes, fait que nous avons été de rien. Et néanmoins Dieu notre centre, pour être en lui non seulement que tout ce qui a être, subsiste ; et notre âme d'autant plus, qu'elle est faite à son image ; ains aussi pour ce nouvel être, qu'elle a en lui par la grâce, qui ne se perd que par le péché. Et par ainsi le néant notre centre naturel, en Dieu centre supernaturel. Ceci est fort difficile à donner à entendre, d'autant que le néant d'où nous sommes faits ne se peut voir. Car qu'est-ce que le néant ? Néanmoins en cette vue que j'ai dit, l'âme vient à rentrer [280] en ce rien, et si abîmer du tout, quand à la nature. Et quand à la grâce sortant de ce rien, qui appartient à soi-même, elle vient à se plonger et abîmer en Dieu qui est son propre héritage ; comme étant faite enfant de Dieu, par grâce et don divin, dont je traiterai plus particulièrement en un autre chapitre.

Puis l’épouse invite son époux de demeurer au village, et se lever du matin, de voir si les vignes sont fleuries, et ce qui s'ensuit. Ceci nous représente qu’en cet état de perfection, l'âme brûle d'une charité spirituelle du salut de son prochain ; dont elle invite son époux de sortir, c'est-à-dire, que ne se séparant de cette union, son époux céleste l'accompagne au travail du salut des âmes. Là te donnerais-je mes amours, dit l'épouse. C'est en la charité de Dieu et de son prochain, qu'elle se rendra à Dieu, par la séparation de l'âme avec le corps. Les mandragores ont donné leur odeur en nos portes. Tout fruitages nouveaux et anciens, mon ami je les ai caché pour toi. Ce sont les victoires et fruit de la salvation, et avancement spirituel du prochain, que l'âme garde comme un trésor caché, pour le trouver devant Dieu là sus au ciel.

.Chapitre 10. Des extases et ravissements d'esprit, qui surviennent en ce quatrième chemin de perfection.

À la mienne volonté que tu sois comme mon frère, suçant les mamelles de ma mère, que je te trouve seul dehors, et que je te baise, et qu'alors on ne me méprise. Je te conduirai, et mènerai en la maison de ma mère. Tu m’renseigneras là, et je te ferai boire du vin confit, et du moût de mes pommes de grenade. Chapitre huitième des Cantiques. Ce sont les grands désirs, desquels l'âme en ce chemin de perfection, aspire continuellement après la vie éternelle des bienheureux, ou derechef elle désire les [281] baisers de son époux, qui est l'union parfaite, où il n'y aura plus d'empêchement de la nature. Là elle boira à souhait du vin confit, qui est le douaire des corps glorieux, acquis par leur travail qui est le vin ; mais confit par la récompense de la gloire dont elle jouit.

Sa main senestre sera sous mon chef, et sa dextre m'embrassera. Je vous adjure filles de Jérusalem, que vous n'éveilliez, et que nous ne fassiez éveiller la bien-aimée, jusqu'à ce qu'elle le veuille . Sa main senestre est l'Humanité du Fils de Dieu ; et la main dextre est la Divinité où les âmes reposeront. Pourquoi l'épouse dit-elle plutôt, Sa main senestre sera sous mon chef, et sa dextre m'embrassera ? C'est pour ce que l'union de l'âme à son Dieu, ne peut être semblable à l'Humanité, comme à la Divinité. Et ce d'autant que la nature humaine, que le Fils de Dieu a pris en se faisant homme comme nous : et lui d'autant qu’homme, il ne contient pas toute chose en soi, comme la Divinité. Mais en tant que Dieu et homme, il contient toutes choses en soi, et est par tout, et rien ne peut être caché de devant sa face ; jusqu'au plus profond des enfers Dieu y est. Et quant à notre âme, il est plus en nous, que nous ne sommes en nous-mêmes. Il n'y a si petite créature, tant insensible, que sensible et raisonnable, que Dieu ne soit partout : jusqu'à une petite feuille d'arbre : si Dieu ne la soutenait, elle retournerait à néant495. Pour ce donc l'épouse dit, Que sa main senestre sera seulement sous son chef, qui est l'Humanité du Fils de Dieu : Mais sa dextre l'embrassera, qui est la Divinité, où elle sera du tout abîmée, non seulement par sa puissance absolue, mais encore par sa grâce et union divine. Jaçoit que l'humanité du fils de Dieu est là sus au Ciel en sa gloire : et cette même humanité soit encore ici en la terre : où il nous a laissé son corps et sang, au Saint Sacrement de l'Autel ; si est-ce qu'il faut que nous le recevions réellement. Et encore que nous le pourrions recevoir spirituellement à tout moment ; cette réception ne suffirait, pour accomplir le commandement de Dieu. Voilà pourquoi l'épouse conjoint [282] ensemble son repos, tant en l'humanité du Fils de Dieu, comme en la Divinité des trois personnes de la Sainte Trinité. C'est en cette divine contemplation, que l'âme tombe en extase ou ravissement d'esprit ; d'autant que par cet anéantissement secret, dont j'ai traité au chapitre précédent, étant sortie de moi-même soi-même, et absorbée en Dieu, demeure en admiration des choses divines surpassant la nature. Lors les sentiments corporels viennent à se perdre, tant et si longuement que l'âme demeure extatique. En cette admiration et contemplation divine, on trouve qu’aucuns saints ont été huit jours en cette extase : tellement qu'on doutait ce qu'ils étaient du tout morts. Autres encore d’avantage. Derechef l'époux adjure de n’éveiller son épouse, c'est-à-dire, qu'elle ne soit retirée de cette contemplation, par aucun empêchement procédant des créatures, ou de la nature.

.Chapitre 11. De l'élévation de l'âme fidèle par-dessus les Anges, et de l'union des corps glorieux après la Résurrection.

Qui est celle qui monte du désert, abondante en délices, appuyée sur son ami. Je t’ai réveillé sous un pommier, là t'a conçu ta mère, là concevant t'a enfanté. Mets moi comme un signacle496 sur ton cœur, et comme un signe sur ton bras. Car l'amour est fort comme la mort, et la jalousie comme l'enfer. Du chapitre huitième du Cantique des Cantiques.

Encore que ce Cantique peut être attribué à la Vierge Marie en son Assomption, lors que les Anges et Esprits bienheureux admiraient la beauté de cette glorieuse vierge et mère ; si est-ce qu'il peut être encore entendu de l'âme fidèle. Laquelle étant encore revêtue de cette chair mortelle, et ainsi transportée hors de soi par l'union d'amour et de grâce, les Anges s'en [283] admirent ; d'autant que étant des Esprits purs, ne pouvant jamais tomber ; néanmoins voient des créatures mortelles étant encore en cette vallée de misères, être élevées quelquefois en des plus hauts degrés de la vision divine, que plusieurs ordres des Anges. Tels qu'un Saint Jean l'Évangéliste en son Apocalypse. Les révélations duquel, et jouissances des secrets divins, que lors il reçut en cette divine contemplation, ont surpassé la vision de plusieurs Anges. De même notre Dieu fait secrètement, vers plusieurs de ses amis fidèles. Que veut dire l'époux, quand il dit : Je t'ai éveillé sous un pommier, retirant son épouse de cette extase ? Ceci peut être entendu de notre premier père Adam. En ce qu'avant sa chute il jouissait de cette continuelle présence de Dieu par une extatique vision, sans nul empêchement. Mais étant éveillé de ce repos, par son péché, il nous a causé la mort. Et lors notre Dieu détermina de nous enfanter par la mort de son Fils Jésus-Christ. Lequel avait déterminé de toute éternité, de descendre en terre, pour prendre chair humaine, et racheter l'homme perdu par son péché. Mais à présent, par le mérite de la mort du Fils de Dieu, les âmes sont retournées à ce repos, et éveillées de la mort par un transportement. Car la mort des justes, n'est pas une mort ; mais un commencement de la vie éternelle.

Puis l'époux dit, Mets moi comme un signacle sur ton cœur. Et comme un signe sur ton bras, car l'amour est fort comme la mort. Ceci n'est pas sans grand mystère. D'autant que les âmes partant de cette vie, quelques justes que soient leurs œuvres ; elle doivent passer par le jugement de Dieu, et les ennemis infernaux sont aux aguets pour les accuser. Mais la mort du Fils de Dieu notre Rédempteur, conjointe avec la foi, nous sera comme un signacle, et signe devant notre Dieu. Lequel sera plus fort à notre secours que tous les diables et la mort même. Par le mérite duquel ils seront tous surmontés.

Ses embrasements sont comme embrasements de feu, et comme flamme véhémente. Beaucoup d’eau n'ont pu éteindre l'amour, et les [284] fleuves aussi ne la feront pas noyer. Si l'homme donnait la chevance497 de sa maison pour cet amour, il la méprisera comme rien. L'époux accompare cet amour divin au feu : d'autant que le feu dévore tout et change toute chose en soi. Car quelque métal que ce soit que l'on met au feu, il s'embrase et brûle comme le feu. De même ces âmes embrasées de l'amour divin, changent toutes choses en soi. Si que mêmes les crues des fleuves et tribulations et persécutions, ne les peuvent éteindre, et retirer de cet amour divin.

Nous avons une petite sœur, qui n'a aucune mamelle. Quelle chose feront nous à notre sœur, au jour qu'on doit parler à elle ? Si c'est un mur, édifions sur icelle un palais d'argent. Et si c'est une porte, fortifions-là de tableaux de cèdre. Je suis le mur, et mes mamelles sont comme les tours. Lors je fus en ses yeux, comme celle qui trouve la paix.

Quoi que tout ce cantique soit attribué à l’âme fidèle, qui est créée à l'image de Dieu ; si est-ce que le corps humain est aussi créé pour vivre éternellement, et être compagnon à l'âme, pour l'accompagner en sa gloire : comme il a été compagnon en ses mortifications et afflictions. Encore qu'il faut qu'il soit réduit en cendres et poudre par la mort. Mais cette notre petite sœur n'a aucunes mamelles, d'autant que le corps ne reçoit encore sa récompense, et ne sera glorifié jusqu'après la résurrection des morts. Lors il sera glorifié par le don d'agilité, subtilité, et autres qualités appartenant au corps glorieux. Mais il faut édifier sur icelle un palais d'argent, et le fortifier de cèdre, qui sera l'immortalité en laquelle le corps sera incorruptible à toute éternité. [283].

.Chapitre 12. Des révélations que Dieu donne en ce dernier chemin de perfection, conforme au premier état de cette perfection.

Salomon a eu vigne en Beelamon498. Il a baillé la vigne aux gardes. Chacun homme en apportera pour le fruit d'icelle mille pièces d'argent. Mais vigne, qui est mienne, est à mon commandement. O Salomon à toi en appartient mille, et deux cens à ceux qui gardent ses fruits. Notre vrai Salomon c’est Jésus-Christ, lequel en sa Passion a mis son corps au pressoir, ainsi que la grappe de la vigne, du fruit duquel tous en rapportent mille pièces d'argent, qui est le nombre accompli: auquel se représente la perfection, que tous les hommes peuvent acquérir par le mérite d'icelle Passion. Mais à notre Seigneur qui est sa propre vigne, en appartient mille deux cents, qui est une perfection par-dessus tous les hommes. Comme le fils de Dieu a été le plus beau et parfait, quant au corps, par-dessus tous les hommes : aussi quant à l'âme il a été le plus parfait entre tous les hommes ; comme il appartenait à celui qui était Dieu et homme.

Toi qui habite és jardins, les compagnons entendent à ta voix, faites que je l’oye. Mon Bien-aimé, fuit et soit semblable au chevrau ou au faon des cerfs sur les montagnes des choses aromatiques. Qui sont ces jardins sinon les consciences ? Mais l'épouse désire d'entendre sa voix. En après elle dit, Mon bien-aimé, fuit et soit semblable, etc. Le commencement de ces Cantiques de Salomon est, que l'épouse demande à son Bien-aimé le baiser de sa bouche, mais pour la conclusion elle demande d'entendre sa voix. Le baiser est un signe d'amitié, par lequel sont montrées les douces consolations divines, que l'épouse reçoit de son époux. Mais la voie et le parler de Dieu en l'âme, est de plus étroite union divine. Car le parler est si pénétratif, et cause [286] des abstractions, extases ou ravissements, avec des accès d'amour divin plus forts que la nature, tant qu'ils sont contraints de dire à son Dieu, « c'est assez Seigneur c'est assez, retirez-vous, car je ne le sais plus supporter ». Comme a fait le bienheureux père Xavier, étant quelquefois si embrasé et enflammé de l'amour et consolation divine, qu’il ouvrait sa poitrine, disant : c'est assez Seigneur, c'est assez.

Mais, quant au parler de Dieu, et révélation des choses secrètes et futures, c'est en ce quatrième état de perfection, que l'âme voit advenir, tout ce qu'au premier chemin de perfection, avant l'état de privation, notre Dieu lui avait révélé. Ce qui lui donne une grande assurance des doutes, que l'âme avait au chemin de privation. Et quant aux révélations que Dieu donne en ce chemin de perfection, la personne reçoit une plus grande assurance par la lumière qu'elle a acquise, et l'expérience de celles qu'elle a eu au premier état, et en ce qu'elle les voit toutes accomplies.

Et à présent lors que notre Dieu donne quelque révélation, les opérations de Dieu en l'âme sont toutes diverses. Et le parler de Dieu laisse en l'âme d'autres impressions, lesquelles donnent à l'âme une si vive assurance, qu'elle ne peut douter si ce n'est pour la défiance de soi-même, que ce ne soit de Dieu. Au premier chemin les révélations se faisaient le plus souvent par quelque vision, comme quelquefois notre Dieu se représente ainsi qu'il était en la flagellation, autrefois en sa résurrection, autrefois en forme de petit enfant, autrefois ainsi qu'un père à son enfant, ainsi de diverses manières, comme que j'ai dit en son lieu. Mais presque toujours ses visions sont de la vue du corps, comme j'ai montré leur effet au premier livre. De cette manière de révélation l'âme craint quelquefois que le diable ne prenne cette forme, se montrant en Ange de lumière, prenant la forme et représentation de Jésus-Christ, comme il a fait à tant de saints personnages. Cette crainte n'est pas mauvaise, moyennant qu'on découvre toujours sa conscience à quelque bon père spirituel, [287] qui soit expérimenté. Mais s'il n'est pas expérimenté, il lui causera plus de mal que bien. Lors il vaudrait mieux s'arrêter aux bons livres, qui traitent des espèces des visions et révélations, et la manière par laquelle on peut connaître quand elles viennent de Dieu ou du diable. Et regarder à soi-même, si les effets sont tels que plusieurs sages personnages nous enseignent. Et suivant ce, se régler en cas que nous n'ayons personne qui nous enseigne. Or en ce dernier chemin les visions sont le plus souvent de la vue de l'âme, quelquefois de la vue du corps, mais fort peu. Et quant au parler de Dieu, il est presque toujours intellectuel, lors que la personne est en l'oraison, ou quelquefois après la réception du Saint Sacrement de l'Autel.

Ce parler de Dieu se fait à l'intérieur de l'âme, duquel parler l'âme entend plus naïvement prononcer les mots, que si c'était une personne qui parlait. Et toutefois ce parler ne fait aucun son, et laisse telle impression en l'âme, que si c'est quelque chose à advenir que Dieu lui prédit, cette prédiction demeure si imprimée en l'âme, que si tout le monde s'élève pour mettre empêchement à la chose prédite, (car le diable voit bien quand quelque chose est commencé, si c'est à sa ruine, et à la gloire de Dieu, lors il n'y met tout empêchement par les créatures, que la chose n'advienne) néanmoins l'âme ne perd un seul point de la confiance et de l'assurance que la chose ordonnée de Dieu adviendra.

Or en ces révélations, notre Dieu use d’une grande Sapience, comme celui qui est la même Sapience, et qui connaît toutes choses. C'est que notre Dieu révélant quelque chose à ses amis, le plus souvent il prédit la chose qui doit advenir. Mais il ne dit pas toujours par quel moyen la chose doit advenir, ni en quel temps elle doit arriver et ce pour le mérite de la créature. D'autant qu’ignorant le temps, si c'est chose bonne au profit et consolation de l'âme, c'est afin que la personne se dispose avec plus grand désir, et prière continuelle à recevoir. Si c'est quelque chose fâcheuse, comme serait l'affliction, c'est afin que [288] l'âme se dispose de tant plus à la mortification, pour la recevoir joyeusement et avec plus de perfection. Notre Dieu ne dit pas aussi toujours par quel moyen la chose doit arriver ; par ce que si ce sont quelques grandes entreprises à la gloire de Dieu, où il faut que la personne y travaille, notre Dieu ne veut pas toujours user des moyens surnaturels. Mais après avoir révélé la chose, laisse travailler la personne par des voies humaines, pour encore son plus grand mérite. S'il advient que la chose soit trop obscure, notre Seigneur révèle quelquefois, et enseigne à la personne les moyens, mais non toujours. Il faut que telle personne mène une vie pure. Aussi ne faut-il pas penser, lors que Dieu fait des grâces surnaturelles, ou qu'il donnera lumière de connaître la conscience de quelque personne, ou seulement quelque chose secrète de l'intérieur ; qu'il s'ensuive que telle personne ait connaissance de toutes les consciences, ni qu'il voie tout l'intérieur de toutes les personnes. Mais seulement quand il plaît à Dieu lui montrer, et de quelle personne il lui plaît. Et toujours c'est pour la gloire de Dieu, et le salut des âmes. S’il y en a eu qui ont eu connaissance de toutes les consciences, cette grâce est très rare. Encore que ces grâces soient de grands privilèges de Dieu, qu'il communique à ses âmes fidèles ; si és que ce ne sont pas choses à désirer. Notre désir doit être de faire la volonté de Dieu en toutes choses. Car sans ces grâces nous ne laissons pas d'être agréable à Dieu. Il ne faut pas pour ce mépriser ces personnes à qui Dieu fait ces grâces ; car c'est un signe de grande familiarité avec Dieu. Et si faut-il que ces âmes qui ont ce grand privilège de Dieu, ne soit pas ingrates. Car celui qui ne reçoit qu'un talent, n'est obligé de rendre compte que d'un talent. Mais celui qui en reçoit deux, est obligé de rendre compte de deux. Donc ceux qui ont ce bénéfice, ne méprisent les personnes qui ne l'ont pas : et de même ceux qui ne l'ont pas, ne soit envieux sur les personnes à qui Dieu fait ces grâces. Car en la maison de mon Père, il y a plusieurs demeures. Mais encore qu'il ne faut pas désirer ces grâces surnaturelles ; [289] il ne faut pas laisser de s'y disposer par la vertu et mortification, sans laquelle disposition nous nous rendons du tout indignes.

.Chapitre 13. Du parfait oubli de soi-même en toutes nécessités corporelles, même quant aux biens spirituels, et de la félicité éternelle, n'ayant mémoire de soi, que pour recevoir les reproches et la confusion.

L'on dit communément, et la vérité est telle, que là où l'amour est fiché, là est le cœur, la mémoire, et tout le désir. Nous ne traiterons pas ici des mondains, qui mettent toutes leurs affections et leurs pensées aux choses périssables ; d'autant qu'il en est traité au Livre premier de l'Amour-propre. Mais je veux traiter des personnes qui ont fiché du tout leur amour en Dieu, et qui en cet amour ont un oubli de soi-même en toutes leurs actions quant aux nécessités corporelles. Celui-là qui a vraiment fiché son amour en Dieu, et qui déjà est parvenu au degré de perfection dont nous traitons, toutes ces actions corporelles se font sans la réflexion à soi-même, c'est-à-dire, avec un oubli de soi-même. Pour quoi mieux donner à entendre : comme il faut toujours entretenir le corps pour servir à l'âme, et l'âme à Dieu ; ainsi la personne mange, bois, repose, et satisfait à toute autre nécessité corporelle, sans penser à ce qu'elle fait, et le fait comme par accoutumance : c'est-à-dire, qu'il faut entretenir le corps, ayant toujours l'esprit en Dieu. Et s'il advient que la personne pour quelque peu de temps s'emploie à vaquer à sa nécessité, celui est un martyre ; et voudrait si elle pouvais, vivre sans manger, sans dormir ; et ne pouvant, ce lui est une croix incroyable. Toutefois elle se résigne à la volonté de Dieu. De [290] là vient que si on demandait quelquefois à semblables gens, quand ils ont pris leurs réfection, ce qu'ils ont mangé, il ne leur en souviendrait pas : et s'ils connaissent ce qu'ils mangent, ce n'est qu'en passant, sans y arrêter la mémoire. Et le même arrive quant aux biens spirituels, qui consiste en deux manières. La première est en une parfaite charité en Dieu, par laquelle charité l'âme a un si grand désir de la gloire de Dieu, qu'elle s'oublie soi-même. Mais bien-heureux est cet oubli, quand elle se laisse et abandonne, pour se laisser du tout en celui qui ne l'oubliera jamais. Mais quant à la mémoire continuelle, que l'âme a de la vie éternelle, elle n'est pas pour soi propre : mais pour la gloire de Dieu, pour le glorifier, honorer plus parfaitement, et jouir de celui qu'elle aime sur toute chose. La deuxième est la charité vers le prochain, laquelle charité est si brûlante, que n'ayant pas seulement mémoire d'exercer la charité corporelle ; mais encore la spirituelle des âmes : ces personnes prient sans cesse la divine miséricorde, non seulement pour les pécheurs, mais aussi pour les justes, afin que Dieu leur donne la grâce de persévérer au chemin de la perfection. Or ce désir est si insatiable, vers le salut de tout le monde, et des âmes du Purgatoire, que souvent elles s'oublient de prier Dieu pour elles mêmes, afin de satisfaire à la charité du prochain. Offrant à ces fins toutes leurs actions spirituelles et corporelles, comme actes de pénitence, mortification et de vertu. Et ce désir du salut du prochain est si grand, qu'elles seraient contents d'endurer toutes sortes de travaux, jusqu'à la fin du monde ; pour seulement empêcher la damnation d'une seule âme. Et serait encore contents, si Dieu leur faisait la grâce, de passer cette vie, sans avoir besoin du Purgatoire, afin de retirer les âmes, qui endurent de si horribles peines et tourments, d'y entrer et souffrir pour elles, pour ainsi les en mettre hors499. O la charité heureuse ! D'autant qu'en vertu de cette charité, notre Dieu fait souvent miséricorde aux pécheurs, et diminue fort la peine que les âmes endurent au feu de Purgatoire. Et quant à soi, bien que le désir de telles âmes, soit de se priver pour quelque [291] temps de la vision de Dieu, et d'endurer les peines du purgatoire, pour satisfaire à la charité du prochain : notre Dieu augmente leur gloire, sans les faire endurer la peine, et satisfait à leur désir, au secours, tant des pécheurs, que des âmes du Purgatoire. Une chose est de quoi telle personne se souvient. C'est d'accepter la confusion et mépris des créatures. Pensant combien elle mérite en toutes ces confusions. Car il n'y a si petit péché et imperfection, devant la Justice de Dieu, qui ne mérite de grande rigueur. C'est pourquoi faisant la réflexion à soi-même, l'âme accepte tout le mépris et confusion des créatures.

.Chapitre 14. Des exercices de ceux qui sont en ce degré, qui est de prier pour tous pécheurs, et de la contrition qu'ils conçoivent pour leur amendement.

Au chapitre précédent, nous avons quelque peu touché de la charité du prochain, ce que nous poursuivrons. D'autant que c'est l'un des exercices des âmes qui cheminent en cette voie de perfection, quand elles sont parvenues à leurs fins dernières. Tous les exercices des vertus, sont les moyens pour parvenir à la vraie et parfaite charité de Dieu et du prochain, qui est le lien par lequel les Bienheureux sont conjoints en la gloire céleste. C'est pourquoi les personnes qui ont acquis la vraie vertu de charité, ne s'exercent plus en beaucoup de multiplicité de petits exercices ; d'autant que ce ne sont que moyens pour parvenir à la vraie vertu, qui est la parfaite charité, laquelle est gravée et plantée au milieu de leur cœur. Donc leur exercice est la même charité, qui est de prier Dieu continuellement pour le prochain. Et voyant les âmes tomber en péché, ils en conçoivent quelquefois de si vives contritions pour la perte des âmes, comme pour la leur propre. De là vient, lors que le prochain [292] leur fait quelque tort, cette même charité leur fait grande douleur, du défaut de la charité du prochain, par lequel il est désuni de Dieu. Ne ressentant toutefois le tort fait à soi-même, d'autant que pour ce qu'il leur touche, ils s'en réjouissent. Mais du retardement de l’union que le prochain doit avoir avec Dieu ; laquelle étant retirée par leur faute, cela leur est une douleur incroyable. C'est pourquoi ces âmes pleurent quelquefois pour cette désunion du prochain d'avec Dieu. De quoi on juge souvent témérairement, disant qu'elle pleure d'impatience. Cependant elles gardent leur secret. Car l'humilité les fait endurer toutes ces calomnies, plutôt que de se donner à connaître. Mais qu’on se garde de se flatter sous cette vertu, et au lieu de se ressentir de la perte du prochain, que ce ne soit pour son propre intérêt sensuel500. Ce que l'on peut reconnaître, si cette contrition est aussi grande, quand la désunion est faite entre deux autres, et quand il ne nous touche de rien. Or quant à l'exercice spirituel, qui est de prier pour les âmes : ces personnes n’ont moins de charité corporelle, s'exerçant à toute sorte de charité extérieure, tant que leur pouvoir le permet, pour la charité du prochain, soit pour secourir le corps, soit pour secourir l'âme. Embrassant à ses fins toutes choses grandes, qui semblent quelquefois impossibles, et ce pour le salut du prochain, tant est brûlante la charité.

.Chapitre 15. Du zèle de la charité et union du prochain, et comme on le doit mortifier, par ce qu'on ne peut contenter le monde, puisque le Fils de Dieu même ne l'a pu faire.

Il n'y a vertu si parfaite, tant que nous sommes en ce corps mortel, qu'il n'y ait souvent de l’imperfection qui y survient, si on ne s’en garde. Le zèle de la charité du prochain est une [293] vertu héroïque. Or cette charité est-elle qu'on voudrait bien contenter tout le monde, et que par soi ne manquât cette charité et union du prochain. C'est pourquoi ces âmes s'affligent quelquefois, quand elles voient que faisant de leur part tout ce qu'elles peuvent pour garder cette union et charité à toutes, elles ne peuvent contenter les créatures ; d'autant que ce qui plaît à l'une déplaît à l'autre. Par ainsi il faut que de quelque part que ce soit, il y ait de la contradiction des créatures. Et ne s'en faut émerveiller, puisque le même Fils de Dieu n'a pu contenter toutes les créatures. Voire même que tous les miracles qu'il a faits, et tant de bénéfices, ressuscitant les morts, donnant la vue aux aveugles, et une infinité d'autres qui a fait à son peuple ; ces mêmes bénéfices et bonnes œuvres ont été la cause de l'envie des juifs contre icelui même notre Sauveur, et de cette envie ont conspiré sa mort. Il faut donc que le serviteur de Jésus-Christ ne se contriste, pour ne pouvoir contenter les créatures. Je dis contriste quand à soi-même, et non pas quant à la vraie contrition, comme j'ai dit au chapitre précédent. Et pour mortifier ce zèle indiscret, il faut derechef s'unir à la volonté de Dieu, après avoir fait son devoir. Les créatures fassent et disent ce qu'elles veulent, puis que Dieu est content, il suffit pour notre repos, car le serviteur n'est pas plus grand que le maître. Comme les œuvres vertueuses du fils de Dieu ont été persécutées, ainsi le seront celles de ses serviteurs. Jamais la vertu ne sera sans persécuteurs. Que celui-là donc se réjouisse, de pouvoir imiter le Fils de Dieu, endurant le mécontentement des créatures, comme il a fait. [294].

.Chapitre 16. Que la plus grande croix de ces âmes en ce dernier chemin de perfection, est de n'avoir pas d'affliction.

Encore qu'il advient quelques fois que ces âmes se contristent, pour le défaut de charité du prochain, si est-ce qu'elles ne voudraient être sans affliction. Que mêmes elles n'ont plus grande croix, que quand elles sont sans croix501. Notre Dieu les laisse quelquefois en toute prospérité, et ce afin qu'elles connaissent quel bien c'est de l’adversité. Mais les serviteurs de Jésus-Christ se voyant sans adversité, il leur semble que Dieu les ait oublié. Ainsi que la terre étant longtemps sans être arrosée de la pluie, demeure infructueuse: ainsi l'âme sans affliction, devient plus sèche et aride aux bonnes œuvres. Mais lors il est bon que la personne ait devant les yeux les péchés du monde, la perte des âmes qui nuit et jour s'en vont en un abîme de péché et du péché en enfer. Ou bien considère souvent les personnes affligées qui sont au monde. Car cette considération, et la vraie union du prochain, fera que l’affiction du prochain sera sienne. Par ainsi ils satisferont à soi et au prochain. Et seront consolés en leurs âmes, d'autant que la Croix est leur consolation, leur appui et leur soutien. Et de là vient que quelques fois d'allégresse d'endurer, il nomme les tribulations, ma mère, ma sœur, mon soutien, mon appui, et toutes mes délices502.

.Chapitre 17. Du zèle dont ces âmes sont embrasées, et désir que Dieu soit aimé et glorifié, et de la douleur qu'elles ressentent quand Dieu est offensé.

De tant plus que le soleil vient à jeter ses clairs rayons brillants sur quelque terre cristalline, icelle recevant sur soi ses lumineux traits, vient par même correspondance et sympathie, à produire de ce cristal quelque rayon, qui semble regarder et rejaillir vers le soleil. Ce que néanmoins n'est autre chose que les mêmes rayons du clair soleil, jeté sur cette terre cristalline, qui est disposé à recevoir l'impression de cette belle lumière, laquelle produit cet effet. Or ces causes et exemples naturels me servent fort à propos, pour démontrer ce qui se passe par-dessus la nature ès âmes, qui sont en cet état suréminent. Car d'autant plus qu'elles sont purifiées de toutes imperfections (au moins tant qu'elles s'en peuvent exempter) d'autant plus aussi la terre de leur conscience est lumineuse. Voire elles sont comme un cristal, duquel les clairs rayons brillants du Soleil de Justice, dont elles sont illuminées, viennent à réverbérer vers leur principe.

Mais quels sont ses rayons, sinon la charité qui vient de Dieu en l'âme, et par une même correspondance de l'âme à Dieu ? Qui demanderait ce que Dieu fait continuellement, et de toute éternité, et à toute éternité, on pourrait répartir à cette question, que Dieu se loue soi-même, Dieu s’aime soi-même, se glorifie soi-même : car nul gloire n'est qu'à Dieu. Ce complait en soi-même, et en cette complaisance a produit son image, qui sont les âmes. Dont en cet état super-éminent, outre ces voies secrètes, par lesquelles ces âmes sont conduites au chemin de perfection, ayant nettoyé les taches de cette image, par [295] la pureté de vie, et mortification, qui auparavant était gâtée par le péché, icelle image étant toute lumineuse, reconnaît son Dieu de qui elle est l'image. Et par même moyen vient à produire les mêmes actions de celui de qui elle reçoit le portrait. Or comme notre Dieu en son inaccessible charité, vient à produire ces mêmes rayons, sur son image l'âme fidèle : elle vient à rejaillir par cette même charité vers son principe, qui est son Dieu, par une volonté et des désirs enflammés, que Dieu soit aimé et glorifié, tant de soi-même, que de toutes créatures. C'est pourquoi l'âme voudrait, si elle pouvait, que tout son corps et toute la moindre partie d'icelui seraient converties en langues, pour donner louange à son Dieu. Tant sont ces désirs insatiables produits de la charité. Toutes ses complaisances ne sont ailleurs qu'en son Dieu. Toute sa gloire n'est en autre chose qu’en son Dieu. Tout son amour n'aspire à autre chose qu'à son Dieu. Bref tout son repos n'est en autre qu’en son Dieu. Et à l'opposite ce lui est une peine incroyable, de voir Dieu être offensé de ses créatures. C'est pourquoi en ce dernier chemin, ces âmes se retirent quelquefois de la contemplation, pour travailler au salut du prochain, afin de pouvoir rassasier leurs désirs, de pouvoir acquérir la louange de Dieu en ses créatures. Et lors que par leur travail elles peuvent acquérir, que Dieu soit une fois loué, ce leur est une récompense assez grande, pour un long travail qu'elles ont pris.

.Chapitre 18. De la charité que ces âmes ont mêmes vers les damnés, conforme à la volonté de Dieu.

Quoi que notre Dieu par sa Justice, donne sa sentence contre les âmes damnées, pour endurer les peines intolérables à toute éternité : si és qu'il montre encore quelque [297] charité en leur endroit ; leur ayant créé un lieu où elles se peuvent cacher de sa face. Et si Dieu pouvait contre sa justice les sauver, son amour et miséricorde le ferait. Mais étant Dieu juste et miséricordieux ; il faut que sa justice soit gardée comme sa miséricorde. De même union de volonté, ces âmes dont nous parlons ont une telle charité vers ces âmes perdues et damnées, qu'elles seraient contentes d'endurer mille martyre, pour seulement en retirer une seule de l'enfer. Mais cette charité est conforme à la volonté de Dieu. Car quoique que cette charité descende jusqu'au plus profond des enfers ; si és que leur volonté est tellement conforme à la volonté de Dieu, et d'accomplir sa justice, que si son père, mère, frère, sœur, et familier ami, était par sa mauvaise vie descendue aux enfers : en tant que cette rigoureuse sentence est à la gloire de Dieu, qui sont les effets de sa justice : l'âme ne voudrait autre chose que cette même volonté soit accomplie. Et n'en peut ressentir en soi aucun trouble, tant elle est résignée. Comme sont les âmes glorieuses au ciel, voyant leurs propres enfants en enfer ; elles n'en reçoivent aucun changement ou altération : même en louant Dieu, pour le voir être glorifié en sa justice503.

.Chapitre 19. De l'union de leur volonté à la volonté éternelle de Dieu.

L'un des plus grands empêchements en la vie spirituelle, c'est le respect humain. Mais ici en cet état dernier de perfection, tous ces respects humains sont surmontés, et consommés au feu de l'amour divin, par une conformité de la volonté humaine à la volonté éternelle de Dieu. Or cette conformité de volonté se fait par une vue intérieure ; par laquelle l'âme reconnaît la volonté de Dieu en soi, et ce que de toute éternité Dieu a déterminé. C'est pourquoi l'âme veut avec un désir et volonté [298] éternelle, tout ce que Dieu veut, c'est-à-dire que si l'âme avait été de toute éternité, elle voudrait tout ce que Dieu veut en toute éternité. Cette manière d'union de volonté est fort méritoire, et qui fait surmonter tous respects humains. Car sitôt que l'âme aperçoit la volonté de Dieu en quelque chose, il n'y a rien qui la peut empêcher, quoique le monde parle et dise ce qu'il voudra. C'est ici qu'on embrasse chose grande pour la gloire de Dieu. Il advient souvent en cet état, que l'âme est attirée à des voies autres que le commun, soit en austérité, soit en veille, ou solitude, ou autres actions, y étant appelées de Dieu. Si l'esprit de Dieu étant reconnu et approuvé de votre confesseur et qu'il vous le permette ; suivez son avis, quoique qu'on vous y mettre empêchements. Qui veut complaire aux créatures, ne peut complaire à Dieu. Le plus souvent on réprouve en Communauté, de faire quelques actes vertueux étant attiré de Dieu ; d'autant que l'envie spirituelle est autant dangereuse et plus que l'envie corporelle. On condamnera telle personne si elle ne fait comme les autres. Si elle s'adonne plus à l'oraison, veille ou discipline, on dira que c’est chose particulière. Dites-moi, tous les saints n'ont-ils pas fait des œuvres autres que les autres ? Il est vrai que nous ne devons pas faire tout ce que les saints ont fait, mais bien les admirer. Mais si nous sommes attirés de Dieu, et avec congé de notre Directeur, laissons les respects. Que l'on dise que c'est pour faire de la Sainte, pourvu que nous faisions la volonté de Dieu. Il est vrai qu’en ce dernier état, ces respects humains sont surmontés. Mais je parle aux personnes qui ne l'ont encore surmonté, car avant ce, ils ont de la difficulté. Lors que les règles ont été établies, elles ont été faites pour toutes personnes, autant pour les faibles que pour les forts : d'autant qu'il faut faire les règles pour tous, afin que tous s’acheminent à la perfection. Mais si Dieu en attire aucun en particulier à des actes plus relevés, soit de pénitence, de solitude, veille et discipline ; pourvu qu'il ne le fasse de son propre jugement, et qu'il ait quelque bonne guide spirituelle, [299] ce n'est pas contre la règle, mais accomplit la règle, qui est la perfection qu'il faut suivre, suivant que Dieu nous commande.

.Chapitre 20. Poursuite de la même conformité de sa volonté à la volonté éternelle de Dieu.

D'autant qu'en ce petit traité, nous avons suivant notre petite capacité montrer mystiquement comment l'homme est un petit monde : l'ayant au préalable montré moralement par la diversité des quatre saisons de l'année ; les mêmes aussi mystiquement se retrouvent en l'âme fidèle, et notamment en ses voies secrètes, par lesquelles Dieu attire l'âme à la perfection. Je dis les voies secrètes, par ce que tous me cheminent pas par ces voies. Mais néanmoins sera ce traité, pour consoler ceux que Dieu y attire. D'autant que là ils en verrons comme le chemin être frayé. Car voyant tout ce qui arrive, soit au premier, soit au deuxième, soit au troisième, soit au quatrième chemin de cette perfection, compris en ces quatre livres ; ils y trouveront comment il s'y doive comporter, et les remèdes contre les doutes qui arrivent en ces voies504. À faute desquels on tombe souvent en des imperfections notables. Et l'âme demeure quelquefois en des grandes peines intérieures, à faute de connaître le chemin où Dieu les attire. Or comme nous avons montré que la première saison, qui est l'Hiver, est l’état des pécheurs : la deuxième, qui est le Printemps, représente l'âme convertie et profitante, qui jouit des divines consolations, mais encore imparfaitement ; au troisième qui est l'Été, où l'âme est en l'état de privation, du sentiment de la douceur et grâce divine ; au quatrième, qui est l'Automne, est le dernier état de perfection, où l'âme jouit du fruit des vertus505 ; maintenant il m'est besoin de moraliser quelque peu, pour [300] me servir d'exemple, et puis spiritualiser, et montrer mystiquement, que tout ce qui arrive en ce grand Univers, est compris mystiquement en l'âme fidèle, s'acheminant au sommet de la perfection. Car quoiqu'en ce grand Univers le tout y est si bien ordonné par la sapience, et puissance de ce grand architecte notre Dieu : lequel par sa seule parole a ordonné que tout ait été fait avec tel poids et mesure, que par le cours du soleil et des astres célestes, les saisons ont leurs cours et opérations naturelles, comme nous avons déduit quelque peu au commencement de chaque Livre ; comme en hiver le soleil retirant sa chaleur, il faut que la froidure opère ses effets ; au printemps le soleil montrant sa clarté, donne plus de chaleur, l'hiver est retiré, et fait le printemps ses opérations ; en été le soleil montrant sa pleine chaleur, et ses rayons brillants dardant sur la terre, par une grande et excessive chaleur, cause des exhalaisons en l'air, et envoie des orages et tonnerres ; finalement en l'automne, où le soleil est montrant sa température ; la saison est tempérée, et l'on vient à la jouissance des fruits de la terre, produits au long de l'été. Quoi, dis-je, que ceci soit en tel ordre: si és que l'on ne voit pas moins la Sapience divine reluire, en ce qu'en un même temps, en ce grand monde se retrouvent toutes les quatre saisons opérer chacune leurs effets. Car comme lors qu'il est ici et en ces pays nuit, il est ailleurs jour ; cela étant causé par le cours du soleil, qui illumine tantôt notre hémisphère, tantôt l'autre : causant ainsi les ténèbres et la nuit en même temps : de sorte que quand il est ici l'hiver, il est ailleurs été, ailleurs le printemps, et ailleurs l'automne : et de même en notre été, est ailleurs l'hiver ; tellement qu'en tout temps, en ce grand Univers, les quatre saisons de l'an, et leurs effets s'y retrouvent : de même est-il de notre petit monde, qui est l'homme, et l'âme fidèle ; auquel en ce dernier état de sa perfection, se retrouve toutes les opérations des quatre saisons de l'an, si devant mystiquement remarquées, concourir ensemble. Le tout conformément à la volonté éternelle, de ce grand Architecte [301] notre Dieu : lequel gouverne aussi bien ce petit monde, qui est l'homme, comme il fait ce grand Univers, attendu même que ce grand monde, est fait pour le petit monde. Car pour faire le premier, notre Dieu a seulement commandé ; comme il est dit au livre de Genèse, chapitre I. Dieu créa au commencement le ciel et la terre. Puis Dieu dit : qu'il y ait lumière, et lumière fut faite. Derechef Dieu dit : Un firmament soit fait entre les eaux. Et fut ainsi fait. Ainsi de toutes les créatures, que la terre produise verdure, que les eaux produisent reptile, ayant âme vivante, que la terre produise créature vivante selon son espèce, et fut fait. Mais quand il vient à l'homme, Dieu a parlé autrement, et a dit, Faisons l'homme à notre image et ressemblance, et qu'il ait domination sur tous les poissons de la mer, et sur tous les oiseaux du ciel, et sur les bêtes, et sur toute la terre. Voyez ami lecteur, quelle différence il y a entre la création de toutes les créatures, et celle de l'homme. Car Dieu dit seulement, Que la lumière et toutes les créatures soient faites, et elles ont été faites. Mais parlant de l'homme il dit : Faisons l'homme à notre image. En ce parler, faisons, il y a grande énergie. Car ici est représenté l'unité de la Sainte Trinité. Car faisons est parler en pluriel, qui dénote les trois personnes de la Trinité ; néanmoins un seul Dieu. Où notre Dieu a voulu montrer par cette opération divine ; combien la création de l'homme est plus digne que de toutes les autres créatures. Aussi pour montrer que l'homme (comme étant plus digne) doit de sa part coopérer à sa perfection : laquelle est démontrée par le franc arbitre, que Dieu lui a donné. Là où toutes les autres créatures se gouvernent par leurs causes naturelles ; étant néanmoins Dieu le principe de tout. Mais comme j'ai dit, que les diverses saisons sont conduites suivant le cours du soleil et des astres célestes : ainsi ce petit monde est conduit par les opérations du vrai soleil de justice notre Dieu ; et ensemble par la correspondance de la volonté de l'âme à la volonté éternelle de Dieu. Et si nous voyons de plus près, tout le texte du Cantique des Cantiques de Salomon : nous verrons par icelui [302] représentée l'union de l'époux céleste, avec l'âme fidèle ; laquelle est exposée mystiquement en tous ces trois livres. La Sainte Écriture est obscure selon la lettre. Mais comme une noix étant rompue, on n'y trouve le noyau dedans, c'est ce que l'esprit de Dieu montre tellement en ce Cantique, que non seulement y est décrit le chemin et progrès de l'âme, qui s'avance à la perfection, ains aussi l'état d'icelle, quand elle y est parvenue. Pour y être tout approprié suivant l'ordre par lequel l'âme s'achemine à ce degré parfait. Quand après avoir dit qu'elle est l'état de péché ; puis discouru de la pratique d'une longue mortification, les 5. et 6. chapitres sont appropriés à l'âme, ayant goûté les consolations divines ; et néanmoins ayant besoin de quelque anéantissement plus parfait, il est représenté par la myrrhe au 5. chapitre. Et les derniers chapitres est la parfaite consolation, au dernier état de l'âme parfaite. Mais à présent, l'âme étant parvenue à cet état, elle goûte continuellement tout le sucre et la douceur, qui se retrouve en toutes les consolations des autres chemins. Et bien qu'ici elle goûte l'amertume de la myrrhe, qui se retrouve en tous les autres chemins : néanmoins les opérations en sont tout autres. Et ne les goûte plus avec son intérêt, et avec imperfection ; mais avec mérite et perfection. Car l'hiver, qui représente l'état des pécheurs, se retrouve à présent en l'âme, étant en cet état de perfection. Mais non plus comme pécheresse, ou commettant le péché : ains en deux manières. L'une, en ce qu’étant victorieuse, et ayant surmonté le péché, néanmoins comme enfant d'Adam, la nature corrompue demeure en elle. De sorte que l'âme ne se peut assurer en cette vie, de ne retourner à péché. C'est pourquoi l'âme a toujours une sainte crainte de retourner au péché, laquelle néanmoins lui est méritoire : d'autant que cette sainte crainte, avec anéantissement de soi-même, lui fait opérer les vertus, et plus grand amour divin. L'autre manière est en ce que l'âme, quoique unie à Dieu, a toujours une vue intérieure ; par laquelle elle connaît l'énormité de tous les péchés du monde, soit de soi en [303] particulier, soit de toutes les créatures ; où l'âme produit larmes de pénitence pour soi, et toutes créatures506. Le deuxième chemin, où sont les consolations divines, où l'épouse dit tout le premier vers du Cantique, Qu'il me baise des baisers de sa bouche, se retrouve aussi en ce dernier état. Car l'âme y baise à souhait son cher époux céleste, c'est-à-dire, que l'âme jouit plus parfaitement des divines consolations, que non pas aux chemins mentionnés au deuxième livre, lors l'âme produit larmes de douceur. Ainsi que la rosée céleste qui tombe au printemps, faire reverdir les plantes et fleurs : de même ses larmes produisent en l'âme, un fervent désir de la perfection et amour de Dieu. Se retrouve encore en ce dernier état, la myrrhe des tribulations et persécutions, comprise au cinquième et sixième des Cantiques, qui est montré au troisième livre de cette œuvre. Car soit que l'âme jouit de l'état de Magdeleine, elle participe aussi de l'état de Marthe. Et tant que nous soyons en cette vie, faut porter la Croix avec Jésus-Christ, soit par la macération du corps, soit par les occasions que Dieu envoie. Le tout néanmoins conjoint au dernier état, où est le dernier avec toutes ces opérations du premier. Mais voyez comme tout est conjoint ensemble, et qu’en ce dernier chapitre des Cantiques, l'âme jouit ensemble, de toutes les fruits, de tous les autres chemins, non plus par des 2. 4. 6. années.

Mais notre Dieu opérant en l'âme, ceci se passe sans variété, le tout opérant selon la volonté de Dieu, sans être jamais séparé de l'union du plus pur esprit avec son Dieu, et ceci se fait avec telle conformité de la volonté de l'âme, à la volonté éternelle de Dieu, voyant que de toute éternité Dieu la veut avoir par ce chemin et cette perfection. C'est pourquoi l'âme ne peut vouloir ni choisir rien autre, sinon que cette volonté divine soit accomplie en foi. Je dis que l'âme ne peut vouloir, non que l'âme soit confirmée en grâce (car comme j'ai dit ci-dessus, elle peut encore retourner au péché) Mais c'est-à-dire, que ce pur esprit et la suprême partie de l'âme, est si étroitement unie [304] au pur esprit divin, qu'il lui semble que cet amour ne se peut jamais séparer. C'est ici où l'esprit de Dieu est vraiment touché, c'est ici où le pur esprit de Dieu est vraiment goûté et reconnu, c'est ici où l'âme pleure larmes de feu, je dis de feu d'amour divin, c'est ici un chemin où peu parviennent, et peu de personnes ne peuvent vraiment entendre qui ne le goûte.

Quand je dis cette union de la volonté de l'âme à la volonté éternelle de Dieu, ce n'est plus par acte passif, mais par une essentielle opération produite en Dieu, de laquelle opération l'âme voit en Dieu l'union de ces deux volontés, laquelle de toute éternité a été en Dieu. Non que l'âme ait produit l'union de sa volonté à la volonté de Dieu de toute éternité. Car Dieu ne l'avait encore mis hors de soi par la création. Mais en Dieu nous avons été de toute éternité, d'autant que notre Dieu de toute éternité a déterminé de produire hors de soi cette créature, et ce parfait amour. Et voilà comment cette âme est unie à cette volonté éternelle. Se voyant de toute éternité, que cette âme ayant été produite hors de soi, retourne encore en soi par cette union d'amour et de volonté. Car étant en la gloire des bienheureux nous serons tous en Dieu ; où lors l'âme ne pourra plus se séparer de cette union, ni retomber aux péchés.

.Chapitre 21. Quel effet produit l'union de ces deux volontés de la créature au Créateur.

Quelle est cette volonté éternelle de Dieu, sinon Dieu même ? Car il y a rien en Dieu qui ne soit Dieu. Dieu est Amour, et l'âme étant ainsi unie à Dieu n'est qu'amour, ne respire qu'amour divin. Mais quel effet produit cet amour divin ? Il est dit au second livre de Moïse, dit Exode chapitre troisième. Moïse paissant les brebis de son beau-père, Dieu s'apparaît [305] à lui au buisson ardent, il regarda et voici le puissant ardent au feu, et le buisson ne se consommait point. Lors Moïse dit : J'irai maintenant, et verrai cette grande vision, pourquoi le buisson ne brûle point. Adonc le Seigneur vit qu'il allait pour regarder, et Dieu l'appela du milieu du buisson, disant : Moïse, Moïse, et il répondit, Me voici, et dit, N'approchent point d’ici, déchausse ses souliers de tes pieds, car ce lieu sur lequel tu es, est terre sainte.

Or que veut dire ce feu qui brûle et ne consomme pas, sinon ce feu d'amour divin qui brûle sans cesse les âmes qui lui sont unies, et sans jamais se consommer ? Ce feu divin c'est la vie de l'âme, et encore la vie du corps. Qui est l'âme, laquelle embrasée de ces vives flammes, ne die que cet amour divin est ce qui la soutient en grâce ? C'est cet amour qui la vivifie contre le péché ; car le péché donne la mort, et l'amour divin donne la vie. Cet amour est un feu si suave, que l'âme qui en a vraiment goûté quelque petite étincelle, toute autre amour lui est amer. Amour qui rassasie le cœur humain. Amour qui rassasie les désirs insatiables de l'âme. Car rien ne peut donner repos, ni rassasier ses brûlants désirs, que ce même feu d'amour. C'est ce même feu qui altère l'âme par des désirs insatiables, et c'est ce même feu qui la rassasie. C'est encore toi, ô amour divin, qui donne la vie au corps. Car qui est celui-là à qui ayant l'âme embrasée de cette flamme, quelque chose puisse défaillir au corps ? Quelle abstinence ? Quelle pénitence ? Quelle veille est-ce que le corps ne souffre, quand l'âme est embrasée de ces flammes ? C'est ce feu d'amour qui a fait vivre la Sainte Magdeleine au désert. C'est ce même feu qui a fait vivre Sainte Catherine de Sienne ne mangeant rien, et n'ayant autre sustentation que la réception de la sainte Eucharistie, qui est ce même feu ? Car quel est ce feu divin, sinon Dieu même.

Or les effets de l'union de ces deux volontés, de la volonté de l'âme à la volonté éternelle de Dieu, c'est de donner la vie à l'âme et au corps. Heureux donc celui qui jouit de cet amour, puisqu'il a la vie. [305].

Mais nulle n'y peut approcher, qu'il n’ait déchaussé ses souliers. Ce sont les affections de toute autre chose qui n'est pas Dieu ou pour Dieu, de la mortification desquelles est traitée en tous ces livres. Car ce feu d'amour divin c'est une terre sainte, il s'y faut disposer pour s'en rendre capable. Qui penserait l'embrasser sans s'y avoir disposé, Dieu lui dira comme à Moïse, N'approche pas d'ici, déchausse tes souliers. C'est-à-dire, mortifie tes affections vicieuses, lequel ayant obéi à la voix de Dieu, il méritera d'écouter la parole de Dieu, et jouir de ce feu divin. Bien-heureuse l'âme, laquelle pour si peu de travail qui finira, acquiert un bien si grand qui dure éternellement.

.Chapitre 22. Du secret parler de Dieu à l'âme, et de l'âme à Dieu.

L'âme fidèle ayant surmonté toute difficulté, et étant parvenue à un état de repos, où tout son parler, sa nourriture, sa demeure, son repos, ses embrassements et unions, sont Dieu seul. C'est l'unique amoureux de son âme. Pourquoi nous traiterons premièrement du parler secret de Dieu à l'âme, et de l'âme à Dieu en l'oraison.

Celui qui possède l'amour, n'a de repos s'il ne parle à son aimé, l'absence lui est un martyre, toujours il brûle, il languit, il se consomme, s'il ne parle et voit son aimé. Mais l'ayant, il lui dilate son cœur, et se rassasie de son ardeur, par la présence et communication avec son bien-aimé. Les jours et les nuits lui sont trop courts. C'est ici (à mon avis) le secret de l'amour divin, qui est de ne limiter le temps à la secrète oraison avec Dieu : mais y persévérer, non une ou deux heures, mais des quatre, cinq et six heures. Oui je dis, que c'est ici le secret de la vie spirituelle, car persévérant ainsi, et s'habituant à telle longue devise familière avec Dieu, il n'est pas à dire le fruit, l'amour, [307] l'union que l'âme trouve en Dieu. Il est vrai, il semble difficile, par ce qu'au commencement, l'âme ne sait persévérer si longtemps. Je ne dis pas au commencement d'une conversion, mais au commencement de l'oraison pour l'ordinaire, quand on aura été une ou deux heures, il semble beaucoup : mais si on s'habitue à y persévérer trois et quatre heures, on y demeurera bien après six et sept heures : et le temps semble après si court, que cinq, six, sept heures, ne lui semble pas une heure : tant l'âme trouve de délices avec Dieu, par cette persévérance de parler à Dieu.

Si aux amants de ce monde, une heure, une nuit leur semble encore trop courte pour parler à leurs amis, quoi ! Serons-nous si lâche de courage, de nous lasser de parler à ce grand Dieu ? À notre fidèle et unique, sur tout aimé. Quoi ! Notre amour sera-t-il si lâche, si froid ? Que nous ne saurions parler bouche à bouche cinq à six heures à notre Dieu ? Hé, pourquoi ne donnerons-nous pas la plus grande partie du jour, pour parler, et tout à notre souhait, à celui qui a fait le temps, et créé les jours ? N'ayons plus de temps pour parler à notre unique amour, c'est-à-dire, laissons le temps écouler tant qu'il voudra, et parlons à notre souhait, rassasions nos cœurs de l'amour, donnons leur pleine liberté de s'ouvrir devant Dieu. L'on me peut demander : mais comment se peut-on entretenir si longtemps à l'oraison ? Je réponds que la seule action d'amour entretient l'âme avec Dieu, non cinq à six heures, mais des nuits entières, et les nuits sont trop courtes à qui aime, pour parler à son unique aimé. O amour ! Pourquoi êtes-vous si inconnu, et vos douceurs si peu ressenties. Je ne suis délibéré de traiter de cette oraison, et de cette continuation ; par ce que c'est la vie de l'âme à qui la pratique. Mais pour entendre ce que je dis, que la seule action d'amour peut entretenir l'âme en l'oraison tant de temps. Il faut noter qu'au commencement, l'âme fera sa pratique ordinaire de l'oraison, méditation, les actes que porte l'oraison mentale après le discours ; mais si l'âme se trouve enflammée en l'amour de Dieu dès le commencement, ou quand elle sera toute [308] enflammé dans ce feu, dans cette fournaise, s'arrêtant à cette seule action d'amour, là Dieu parle à l'âme : car l'âme s'abandonnant ainsi à la merci de Dieu, corps et âme, et se plongeant dans ce feu divin, par acte d'amour réitéré en Dieu, sans faute Dieu se dilate aussi à l'âme : car nous avons un Dieu d'amour, un Dieu amoureux, et qui se plaît avoir cette petite créature si enyvrée de son amour. Pourquoi, ce grand Dieu se rend petit, et se familiarise si fort à l'âme, qu'elle y trouve assez de quoi s'entretenir : car l'âme sentant tant de si divines touches d'amour, et Dieu parler si vivement par des inspirations si suaves de son unique amour, elle se fond en amour, et parle à son aymé sans ordre ni règle, lui dit mil paroles en esprit, de très brûlant amour : lui dit tout son cœur, l'embrasse, ne sait quel abandon de son âme, elle doit faire pour caresser son Bien-aimé, et rassasier son amour : car enfin elle ne pense plus à soi, ni à l'âme, ni au corps, les livrant tous entre les mains de Dieu : et lui semble qu'il n'y a que Dieu et elle au monde. Il n'est pas à dire, âme fidèle, le fruit qui revient de cette oraison d'amour. Et pourquoi nos cœurs n'y sont-ils pas tous consommés, afin de vivre et mourir, et revivre en cet amour.

.Chapitre 23. Des épousailles spirituelles de l'âme à Dieu, et de Dieu à l'âme.

Les familiers colloques et devis de l'âme avec Dieu, la font enflammer à désirer de plus la parfaite union d'amour, qui se consomme par les épousailles de Dieu avec l'âme, et de l'âme avec Dieu. Mais quelles sont ces épousailles, quelles sont ces noces ? Bien plus parfaites, bien plus unies, bien plus amoureuses, bien plus constantes et permanentes, que nulles noces de ce monde. O heureuses épousailles ! Ô heureuse l'âme ! Qui s'abandonne soi-même, pour se lier et épouser un seul Jésus-Christ. [309] [...][fin de ma saisie] 507



.



.LE FLAMBEAU MYSTIQUE

.ou adresse des âmes pieuses est secrète et cachée sentier de la vie intérieure.

.[...]

[Le début est centré sur le choix d'un bon confesseur]

.Chapitre 22. De l'assouplissement de l'âme en l'oraison.

L’assoupissement arrive à l'âme, quand recevant quelques goûts spirituels, elle s'arrête à icelui et s’y délecte, sans discours de l'entendement, pensant que ce soit de Dieu. Elle s'arrête dis-je à ces petits délices spirituels, qui cause que les sentiments intérieurs et les extérieurs aussi en deviennent comme assoupis. L'entendement ne discoure pas, la mémoire est comme oisive, sans produire aucun acte, comme est aussi la volonté. Les sens extérieurs sont aussi assoupis, les yeux serrés, l’ouïe assoupie, sans que l'âme dorme toutefois. Elle sera ainsi quelque espace de temps, voire longtemps sans mériter, par ce qu'elle n'est pas vraiment occupée en Dieu. La suprême partie de l'âme ne contemple pas Dieu, les puissances d'icelle ne font aussi pas leurs fonctions, c'est pourquoi elle ne mérite pas, elle ne démérite non plus, par ce que l'âme ni ses puissances ni la volonté, ne sont pas occupées à mal.

.Chapitre 23. De la contemplation.

La contemplation quant à soi-même, est une action qui n'a aucune opération active procédant des puissances inférieures, c'est-à-dire que l'esprit repose en Dieu, l'entendement, la mémoire et la volonté, qui sont les puissances de l'âme, reposent aussi en Dieu sans travail, c'est-à-dire sans discours de l'intellect ou recherche de la mémoire par le consentement de la volonté, et que ses puissances jouissent aussi et reposent en Dieu, [41] admirant ce qu'elle voit et goûte de Dieu508. L'action de la contemplation commence en Dieu, lors que Dieu transporte l'esprit à soi, se termine aussi et finit en Dieu : et nonobstant les accidents qui y surviennent, soit après ou à l'instant même, qui sont empêchements causés par les puissances intérieures, où les sens extérieurs, éveillant l'esprit, la suprême partie néanmoins agit toujours en Dieu, sans opération active, c'est-à-dire, sans secours du discours de l'entendement. Cette suprême partie, et le fond de l'âme agissent toujours en Dieu, non pas par aucune opération active, c'est-à-dire par aucuns travaux de quelque puissance inférieure, mais par le consentement absolu de la volonté à la volonté de Dieu, se quittant soi-même, et laissant Dieu opérer en tout ce qu’il lui plaît, et c'est ici qu'on dit que l'on pourrait facilement remarquer et compter ses distractions, par ce que les autres parties de l'âme dépendante de la suprême, ne produisent leurs fonctions que par nécessité. Et quand on dit qu'en la contemplation les puissances inférieures demeurent fixes, c'est quand l'esprit demeure avec cette suprême partie transportée en Dieu, que lors lesdites puissances, l'entendement, la mémoire, la volonté, ne peuvent produire aucun acte, ains [mais] demeurent en jouissance de Dieu.

La contemplation suite ordinairement la méditation, en sorte que c'est sans le discours de la méditation, la personne se trouve surprise, arrêtée en Dieu, ou à l'humanité de Jésus, admire fixement et sans discours les perfections divines, comme elle fait encore quand dès le commencement de l'oraison Dieu l'attire de lui-même à la contemplation, en laquelle, s'il lui arrive quelque suspension, étant ainsi du tout en Dieu, se fait un ravissement des sentiments corporels et spirituels, ce qui n'arrive pas toujours en une simple contemplation509.

.[...]

.Chapitre 28. Du silence intérieur et paix de l'âme.

L'âme repose en un silence intérieur, quand toutes les perturbations des sens extérieurs sont assoupies, que les puissances intérieures d'icelle sont sans opérer activement ; et lors l'âme est tellement disposée, de que tout ce qu'elle fait, n'est autre que donné lieu en son âme au Saint Esprit recevant ses secrètes inspirations. La paix et repos intérieur vient aussi de ce silence intérieur, l'âme étend lors tout en Dieu, repose en Dieu, et est en une quiétude de tout son intérieur et extérieur.

.[...]

.Chapitre 34. Du vrai repos de l'âme et en quoi elle peut être plus agréable à Dieu.

La vraie union, et repos de l'homme en Dieu, en cette vie, consiste, en ce que l'âme et ces trois puissances avec toutes les autres parties inférieures, comme sont les affections, passions naturelles, [52] inclinant l'âme à joie ou à tristesse, sont tellement unies et collées à Dieu, qu'elle n'adhère plus qu'à lui seul.

Il consiste encore en une indifférence et conformité de sa volonté à Dieu, voulant ce que Dieu veut, et non plus, recevoir joie, tristesse, prospérité, adversité, maladies et santé, de la main de Dieu, d'un cœur égal, et aussi volontiers l'un comme l'autre, conformément à la volonté de Dieu, étant vrai qu'une âme agitée des plus grandes tristesses peut demeurer unie à Dieu, avec ses trois puissances pendant qu'elle souffre és parties inférieures, et quelquefois celui qui aura bien dompté ses passions, par la mortification, se trouve, par un secret jugement de Dieu, combattu et agité de quelque passion, voir de toutes, aux puissances inférieures de l'âme, sans en être blessée, ou perdre l'union de son Dieu, pourvu qu'elle n'adhère pas à ces rébellions, ains y résiste de son pouvoir. La peine de ce combat lui est méritoire au possible, et s'il lui semble avoir quelque peu succombé, elle s'appaise par l'eau bénite ou la confession, et cette petite blessure, encourue par fragilité, n'empêche pas l'union de l'âme à Dieu, qui lui laisse advenir cette petite guerre, pour la tenir peut être en humilité, comme il laissa à saint Paul l'aiguillon de la chair. Ces petits troubles se passent en l'âme contre sa volonté, et Dieu sait le pourquoi de cela. Enfin tant que nous sommes en cette vie, nous sommes sujets à beaucoup d'infirmités.

L'état auquel l'âme peut être plus agréable à Dieu, est d'avoir sa volonté conforme à celle de Dieu, si bien que si Dieu permet, pour l'exercer, que toutes sortes de tentations lui adviennent, et mille contradictions s'élèvent aux puissances de l'âme, elle endure et supporte tout cela, sans consentir au mal, pour accomplir la volonté de Dieu, lors, dis-je, elle est plus agréable à Dieu que désirant selon ses volontés, ou inclinations s'appliquer à autres actions, pour héroïques qu'elles puissent être. Mais il ne se faut pas pourtant flatter, ni prendre ce qui vient de nos passions déréglées, pour volonté de Dieu, nous parlons ici d'une âme qui a déjà mortifié ses passions, et quand Dieu envoie [53] à une telle âme la tranquillité, le repos, par la contemplation et union de toute l'âme, et des puissances d'icelle, inférieures et supérieures ; quand, dis-je, il l'attire à ce bienheureux repos, cette action est plus noble et relevée en soi que l'autre ; mais l'union de la volonté de l'âme à celle de Dieu, en tout tel état que Dieu la met et l'exerce, est bien autant et plus agréable à Dieu, comme elle est méritoire à l'âme.

Nous parlons ici des âmes qui ont mortifié leurs passions : mais certes, pour quelle perfection que l'on ait acquis en ce monde, on est toujours sujet aux accidents qui surviennent, par les agitations de notre nature corrompue, et encore qu'une âme soit si parfaitement unie à Dieu, qu'elle ne fasse que l'aimer, que reposer en lui, après avoir tout abandonné pour lui, tout mortifié, n'ayant que Dieu seul, pour objet de ses œuvres et actions ; néanmoins, la nature demeure toujours nature, et nous avons nos ennemis visibles et invisibles qui nous aguettent [sic] sans cesse, pourquoi il faut toujours guerroyer, n'étant ici le lieu de repos, mais avec la grâce de Dieu nous pouvons tout vaincre.

[La suite omise est centrée sur les opérations du diable].







.Pierre de Cambry

.ABREGE / DE LA VIE / DE DAME IENNE, / DE CAMBRY

ABREGE

DE LA VIE

DE DAME IENNE,

DE C A M B R Y,

Premierement Religieuse en l'Abbaye des Pretz, de l'Ordre de S. Augustin, à Tournay,

ET DEPVIS NOMMEE

SOEVR IENNE MARIE DE LA PRESENTATION,

RECLVSE LEZ LILLE.





.Avertissement



Je transcris les 45 premiers chapitres (sur 58 au total mais les chapitres 46 et suivants ne couvrent que des témoignages plus indirects de tierces personnes bénéficiaires, des miracles, etc.).

J’utilise l’édition révisée et augmentée de 1663 préférable à la première de 1659. Un seul exemplaire - car « l’ouvrage est d’ailleurs fort rare », [Boissieu], p.123 - est disponible sur Google books (plusieurs exemplaires de la première édition le sont sur Google et d’autres sites) .

J’adopte la transcription Google de cette dernière édition de 1663. Elle respecte l’orthographe d’époque, ce qui ne devrait guère poser de problème au lecteur parvenu jusqu’ici (certains « f » son convertis en « s » lorsqu’il le paraît faciliter la lecture). J’omets les résumés portés en marge.

.Présentation

Le récit est mêlé des croyances du temps conjointement partagées par la sœur et son frère. On ne peut que regretter l’absence d’un confesseur mystique. Il en résulte un apparent inachèvement mystique de Ienne de Cambry – mais ses dernières années moins bien documentées l’on sûrement conduite à plus d’intime tranquillité ; et le frère - converti par Ienne - est peut-être à mettre en caus en premier lieu de par ses choix.

Dame Ienne nous est parvenue comme une exemplaire moins achevé mystiquement que ne le sont les figures d’un quatuor apprécié – du moins selon ses lettres des années ~1626, mais elle vécut jusqu’en 1639.

Le récit coloré par son frère est la toile de fond qui exprime l’incertitude et l’angoisse d’une époque où l’on brûla des sorcières par milliers.

Ce tableau offerte par les deux Cambry éclaire les vies des autres grandes dames et femmes mystiques du siècle.

J’ai publié auparavant quatre d’entre elles pour assurer une couverture mystique féminine au sein d’un Grand siècle français.

Je n’ai pas trouvé d’autre témoignage mystique sobre qui soit comparable en extension, continuité et intimité à quatre figures que nous allons citer complétant un quintet d’intruments au service de la mélodie divine. D’autres femmes qui leur sont contemporaines sont de la plus haute qualité mystique mais elles ont transmises peu ou écrit tardivement, témoignant ainsi de façon moins continue de leur cheminement intérieur 510.

.Un quintet féminin

La mise en place d’un quintet féminin mystique est ici achevée. Ses membres en sont : Ienne de Cambry (1581-1639) ; « Soeur » Marie des Vallées (1590-1656)511 qui se crut possédée et fut considérée telle par l’Inquisition célèbre de Rouen du moins au début de son procès, par des « dits » et rêves mêlés au ciment du « copiste »  Jean Eudes ; Armelle Nicolas (1606-1671)512 qui ne parlait certainement que breton mais bénéficia d’une bonne amie et d’un jésuite mystique ; Marie Petyt  (1623-1677) qui écrivit en flamand, j’ai rassemblé traductions et études françaises513 ; Madame Guyon (1648-1717)514 qui bénéficia au sein d’une filiation du Directeur mistique Bertot et conclut mystiquement l’époque.

§

Il est impossible ici de séparer la Correspondance de la main de Dame Cambry de celle de son frère qui l’éclaire par son ciment jointif entre lettres ou en y suppléant en leur absence515. Sinon on ne peut qu’apprécier négativement tel excès livré brut à un confesseur incompréhensif ! C’est la raison qui m’oblige à ne pas séparer les lettres de leur contexte.







.ABREGE

.Chapitre Premier. Du lieu de sa naissance, de ses Parens, & des graces que Dieu luy a fait, depuis son bas âge, jusques à son entrée en Religion.

Premièrement Religieuse en l’Abbaye des Pretz, de l’Ordre de S. Augustin,

A Tournay,

ET DEPUIS NOMMEE SOEUR IENNE MARIE DE LA PRESENTATION RECLUZE LEZ LILLE.

Jeanne de Cambry naquit à Douai, et elle fut baptisé en l'Eglise Saint-Jacques, le 15. du mois de Novembre de l'an mil cinq cens quatre-vingt-un [1581]. Son père fut [était] Michel de Cambry, premier [3] Conseiller de la ville de Tournay, où ses Ancêtres ont exercé, passez deux cens ans et plus, les principales charges du Magistrat, et sa mère Louyse de Guyon, fille de Fery, qui après avoir exercé diverses charges militaires sous l'empereur Charles V d'heureuse mémoire, et Philippe II roi d'Espagne, son fils a été le premier aux Pays-Bas, qui assisté de huit à neuf cens paysans, levez à la hâte, a desffait & mis en déroute les Briseurs d'Images [des Protestants] à Marchiennes les Douay le 25 d’Aoust 1566. Dequoi Marguerite d'Austriche, Gouvernante lors des Pays-Bas, advertie, l’appella à soi, lui en fit des grands remerciemens, et peu après lui donna pour mercede [mercie], le gouvernement du Château de Bouchain, duquel neantmoins prévenu de mort, il n'a pas joüy.

Peu apres fa naissance, elle fut menée à Tournay, & y instruite en la crainte de Dieu, & si heureusement, qu'en peu de temps, elle apprint si bien à aymer Dieu,& la Vierge Marie fa Mere,qu'elle n'en oyoit parler, qu'avec des tendresses amoureuses, bien qu'enfantines, tant elle se trouvoit attirée des beautez de cette Reyne des Cieux.

Estant à l'âge de trois ans, encor qu'elle ne fçeut, n'y cognut, ce que c'estoit des dons & graces surnaturelles de Dieu (sinon qu'el[page 3]le laymoit beaucoup, & avoit grande devotion à la Vierge ) elle fut attirée à un extase, en laquelle Dieu s'apparut à elle en croix, [ici résumé en marge droite : j’omets] avec la Vierge Marie fa Mere au costé droit, & Saint Iean au costé gauche. Elle le vit des yeux de l’ame au ciel, & que la nuë ou ciel, où estoit JESUS, s'abbaissoit, tant qu'il fut proche d'elle, dont elle receut tant de consolations, que depuis cet âge, jusques à fa mort, elle ne s'en est jamais ressouvenu qu'avec des joyes indicibles, quoy que cependant elle avoit une douleur sensible, de voir celuy que desja elle aymoit, ainsi crucifié, souffrir telles peines: mais son regard & celuy de sa Sainte Mere, la consoloit en telle sorte, que le bien que luy causoit sa passion, addoucissoit la douleur qu'elle en avoit.

Parvenue qu'elle fut à l’âge de quatre à cincq ans,se trouvant aucunefois fans affliction, elle s'en contristoít, d'autant que lors, elle n avoit pas si grande ferveur en l'oraifon comme és afflictions, lesquelles survenantes, elle se retiroit à part, pour prier Dieu avec plus d'ardeur, & s'alloit cacher en quelque lieu à l'efcart de la maison de son Pere, tantost à l'estable,tantost ailleurs, où elle ne pouvoit estre veuë continuant en prieres, jusques à ce qu'elle fentoit en l'oraifon que tout estoit appaifé. [4]

Elle a tousiours dés lors, fort aymé la Mere de Dieu,& y prins son recours en toutes ses necessitez & occasions : & elle faisoit cela avec tant de jugement, que pour estre encor trop enfant, n'ayant pas de couronne ou chapelet, elle se servoit de petites pierrettes, ou cailloux pour compter les Ave Maria, qu'elle luy presentoit journellement. Et sa devotion vers la Vierge, augmentoit si bien en elle, que dressant son cœur vers le ciel, & considerant fa beauté,& la gloire, qu'il y a, elle en estoit toute ravie, jusques là, que se mettant à l'oraison, mesmes au plus fort de l'hyver,& des plus grandes froidures, elle la prioit avec telle ardeur de devotion que la sueur luy en decouloit par tout Ie corps: dont s'est enfuivy, qu'estant parvenue à l’âge de six à sept ans, & ayant eu un chapelet, elle s'obligea par devotion d'en dire tous les jours deux, à l'honneur de la Vierge, qu'elle avoit prins pour fa Mere. Ce qu'elle a fait & continué fans faillir, jusques à ce qu'estant entrée en Religion, le temps luy manquant, à raison de l'obedience, & autres exercices cloistriers,& de l’ordre,elle fut dispensée, par feu Michel Defne516, lors Evefque de Tournay, de n'en dire qu'un, au lieu de deux.chaque jour. Ce fut en ce tendre âge qu'elle receut du [5] ciel une flamme d'amour vers Dieu & la Vierge Marie. Cette flamme estoit un feu interieur d'amour divin, & de désirs ardans apres Dieu & fa Sainte Mere, qu'elle desiroit de voir en leur beauté au ciel, & considerant qu'estât si jeune ,& pour ce, qu'elle avoit encor tant à vivre devant le voir,elle fe contristoit de se voir privée de la jouissance de leur beauté & familiarité dans le ciel, en forte que pour l'ardeur interieure qu'elle ressentoit, elle laissoit d'y penser afin de ne sentir la peine de leur absence, demeurant toutefois resignée à la volonté de Dieu, & prenant du soulagement à regarder le ciel avec telles tendresses, qu'il luy fembloit son cœur devoir envoler.

Quand Dieu luy donna cette flamme, elle ne sçavoit ce que c'estoit, ny ce qu'elle avoit, n'ayant encor ouy parler de telles choses, & n'y avoit esté apprinfe. L'effet en estoit en elle qu'elle se gardoit d'offenser Dieu & la Vierge, par crainte de perdre leur presence, que tant elle aymoit, & apres laquelle elle estoit languissante. Cette flamme agissoit en elle en telle forte, que priant Dieu, au milieu des afflictions, elle avoit une grande tranquillité de cœur & d'esprit.

Estant à l’âge de dix ans, elle fut un jour, transportée en esprit en un jardin fort delicieux, [6] & fi excellent, que l'Esté en sa plus belle saison, n'estoit que tenebres, au regard de ce lieu là, & toutesfois, c'estoit un lieu créé tel, que par tout où elle regardoit, elle ne voyoit que jardin, aussi grand que fa veuë s'extendoit, où il n'y avoit aucune maison. Le Soleil y estoit incroyablement plus clair & lumineux,qu'il n'est à present en plain midy, sans toutefois donner aucun esblouissement aux yeux, ny par sa chaleur aucune incommodité au corps humain. Les arbres & les fruicts y estoient si beaux à voir, que rien plus. Aucuns estoient chargez de fruicts, autres de fleurs, fans aucune difference de faisons, fans alteration quelconque, tant il estoit beau & plaisant à merveille.

Estant revenu à elle de cette vision, & ravissement, toute pleine de consolation, il luy fut dit & revelé, que le lieu qu'elle avoit veu, estoit la ressemblance du Paradis Terrestre, où, combien qu'elle n'avoit pas esté transportée de corps, elle y avoit neantmoins esté, & le veu en esprit. Et c'est fur le pied de cette vision, que si pertinément, elle parle en ses livres, & cy dessous, du Paradis Terrestre, duquel elle avoit veu les proprietez, dont toutefois elle n'eust jamais parlé, si ses Directeurs ne luy eussent commandé de le dire. [7]

En ce mesme âge, elle n'avoit pas feulement de jour, la Vierge imprimée dans son cœur, mais aussi de nuit en dormant, & bien que ce ne fut qu'en songe,les effets neantmoins luy en demeurerent long temps en l’ame,& si vifs, qu'elle en resta toute embrazée de l'aymer.

Elle voyoit donc fort souvent la Vierge en songe, tantost assistant son Fils en fa Passion,au costé de la croix,tantost en autre maniere, & la consolation luy en demeuroit long temps apres estre efveillée.

II luy print en ce temps-là, une devotion de faire vœu de perpetuelle virginité, & sentoit cette devotion luy venir par l'intercession de la Vierge Marie, si, qu'apres longues prieres, elle le fit, par l'adveu du feu Reverend Pere Nicolas,Iesuite, son Pere Confesseur & Directeur.

Quelque temps apres, elle eust cette belle vision,en laquelle,le bon Dieu luy fit voir, en quelle maniere il est en la beauté de toutes ses creatures, tant raisonnables, fensitives, que vegetatives, dequoy elle a du depuis tiré tant de fruicts, qu'en toutes choses creées, elle y trouvoit la presence de Dieu.

Les effets de ces visions, ont esté en elle, que de là en avant, toutes les recreations du monde, luy estoient ameres & odieuses, en [8] sorte, que si, pour complaire à ses Parens, elle se trouvoit en quelque compagnie, danses, ou banquets, elle y pleuroit amerement, cachant neantmoins ses larmes au mieux quelle pouvoit, de crainte que l'on s'en apperçeut, tant les beautés des choses qu'elle avoit veuës, occupoient son cœur & fa memoire.

Ces graces & visites de Dieu, luy ont continué jusques à ce qu'estant un peu plus âgée, par incitation d'aucunes filles de son estat & condition, elle commença à hanter le monde, quoy qu'elle n'y print pas de plaisir formel, finon qu'elle avoit de la curiosité aux habits, & estoit volontiers proprement vestue selon fa qualité.

Ce petit desordre dura environ deux ans, pendant lesquels, elle perdis les graces & vifîtes celestes que Dieu luy avoit fait auparavant, depuis son âge de trois ans.

Elle n'avoit aussi plus cet amour envers Dieu, & les choses celestes, comme elle souloit avoir, dont s'appercevant, que cela procedoit de la vanité qu'elle avoit eu aux habits, & des hantises que dit est, elle se resolut cle les quitter, comme elle fit fans aucun delay,& ainsi les graces, que Dieu luy avoit paravant fait, luy revindrent : & elle reprint fa premiere façon de vivre, de coucher fur [9] la dure, faire du pavement de sa chambre, son lict mollet, & d'un silice bien rude,son plus delicieux vestement, traittant en fin son corps fort rudement, qu'elle domptoit, pat veilles, abstinences, disciplines & mortifications.

Vn iour, estant à l'oraison ( apres avoir quitté le monde ) elle eut l'esprit transporté par un ravissement, auquel elle vit la Vierge Marie en forme humaine, avec son petit enfant Iesvs sur son giron, aupres d'elle, & il luy fembloit d'estre rendue comme enfant, jouant avec le petit Iesvs,lequel tenoit deux couronnes en ses mains, l'une desquelles estoit faite de belles fleurs, & l'autre d'espines tres-poignantes, & tout riant les luy presentoit, & luy donnoit le choix des deux. Celle de fleurs reprefentoit fa prosperité de cette vie, & celle d'espines, les adversitez d'icelle,& elle vit en Dieu,que si elle eust choisi celle de fleurs, elle eust esté punie en l'autre monde, d'espines bien plus poignantes que celles, que luy prefentoit le petit Iesvs, d'endurer en ce monde.

Et d'autre costé,elle vit que prenant la couronne d'espines, une infinité de traverses, de perfecutions. de croix & d'afflictions, qu'elle auroit à endurer en ce monde: mais aussi, la recompense en la vie eternelle. Et [10] cognoissant, que la volonté de JESUS estoit qu'elle print celle d'espines, bien qu'il luy en laissait le choix, elle print celle d'espines avec grand courage,& s'éveilla ainsi de ce ravissement avec une consolation indicible, & depuis lors, jusques au jour de fa mort, elle a enduré les peines & afflictions,qui se voyent dans tout ce recueil, & encor d'autres que l'on coule pour bonnes considerations.

Elle fit par apres, resolution de vivre, gardant virginité, sous l'obedience de quelque bon Pere Directeur, jusques à ce que ses Pere & Mere viendroient à mourir, que lors donnant & distribuant aux pauvres, ce qu'elle eut peu avoir de biens temporels, elle eut vescu du travail de ses mains à l'imitation de la Vierge Marie, & venant à tomber en infirmité de maladies, elle s'eust fait porter en un hospital, pour y mourir dans un parfait mespris de la gloire passagere de ce monde, & de fait, elle quitta ses habits & ornemens mondains,& se vestit d'habits noirs, & fort simples, fans avoir eu, jusques lors, aucune inclination d'entrer en Religion: mais plustot quelque aversion & repugnance.

II se passa peu de temps, qu'elle se trouva pressée & sollicitée de son Pere, de prendre party de mariage,qui luy estoit à la main, ou bien d'entrer en religion. Proposition qui [11] luy sembla bien estrange, & neantmoins, il fallut se resoudre à l'un ou à l'autre; pourquoy elle print terme de trois mois pour y penser & se deliberer, durant lesquels, elle fit tous les jours un pelerinage à l'honneur de la Vierge MARIE,à l'Eglise & Chapelle de nostre Dame à la Cathedrale, & luy presentant ses prieres, repetoit avec grande ferveur trois fois: Monstra te esse Matrem.

Finalement il luy arriva,que la repugnance qu'elle avoit pour la Religion ( car du mariage il ne luy en falloit point parler) se passa peu à peu, & le desir & affection d'estre Religieuse, creut en telle façon, qu'elle ne sçavoit quand elle le seroit tost assez.

Cela luy arriva, avant l'expiration des trois mois, en forte qu'elle reputoit à miracle de la bonne Vierge,ce changement en elle, advenu au dehors de ses premieres inclinations & resolutions; comme de fait elle l'a souvent declaré de bouche & par escrit, & de n'avoir jamais rien demandé à la Vierge ( qu'elle avoit prins pour fa Mere ) qu'elle n'ait obtenu, ou quelque chose de meilleur & plus salutaire.

.CHAPITRE II. De son entrée en Religion,des graces que Dieu luy a fait, & des afflictions qu'elle y a souffert.

Il fut donc question d'aviser, en quel Cloistre elle pourroit estre receue. & où elle se pourroit presenter. Apres quelques deliberations, elle n'en trouva pas de plus propre, & qui luy pleut d'avantage, que l'Abbaye des Pretz a Tournay, où elle se presenta, & fut receuë à bras ouverts; tant de la Mere Abbesse, que de toutes les Religieuses, & y fut vestuë le jour de S. Crespin, mois de Novembre 1604. fort contente & joyeuse. Où se trouvant delivrée, & affranchie des solicitudes & destourbiers, qui l'avoient paravant distraite & occupée, elle commença d'estre tellement abstraite, & avoir des visions & lumieres celestes, avec des enyvremens d'esprit, tels qu'elle ne sçavoit plus lire, ou ouyr prononcer le nom de Jésus517, soit chantant au cœur, ou ailleurs, qu'elle ne tomboit en des extases, & ravissemens, qu'il ia falloit porter ou mener hors de l'Eglise: & cela si souvent qu'à grand peine se passoit-il un jour, que ne luy advenoit quelque chose[13]se de semblable, tant la flamme de l'amour divin la brufloit interieurement, jusques la, que de luy causer une playe à l'endroit du cœur comme de la grandeur & largeur d'une main, dont elle sentoit des douleurs extremes: mais pleines de delices & consolations518.

Estant ainsi dans ces enyvremens spirituels, son Pere Directeur, qui eftoit lors le R. Pere Nicolas, Iesuite susmentionné, deffendit aux Religieuses, ses compagnes, de luy parler ; ains la laisser revenir à soy, sans l'inquieter. .

Ce neantmoins, quelques unes ne laissoient pas de l'interroger de beaucoup de choses de son interieur, suivant ce qu'elles voyoient à l'exterieur; & lors, estant ainsi transportée, elle ne sçavoit pas ce qu'elle disoit; l'amour interieur, dont elle estoit agitée, Iuy saisoit souvent dire des choses secretes de son cœur, qu'estant revenue à soy, quand elles les luy redisoient, elle ne s'en fouvenoit pas: dont déplaisante,elle en pleuroit amerement, pour la peine qu'elle avoit, que l'on sçavoit les secrets de son ame.

Vne fois, entre autres, en la presence de la Maistresse des Novices, sous laquelle elle saisoit son novitiat, elle tomba, apres midy, dans une extase qui dura bonne espace de temps, de laquelle revenue à soy, toute hon[14]teuse, & trouvant sa Maistresse fondante en larmes, Iuy en demanda la cause. Laquelle Maistresse luy fît responce, qu'elle avoit eu un tel ressentiment en son ame, de l'avoir veu durant ce transport, qu'elle ne pouvoit douter, que c'estoit Dieu qui operoit en elle, d'autant qu'elle avoit veu reluire en sa face, une beauté extraordinaire, & plus que naturelle519, & qu'à cette clarté, elle avoit veu, qu'elle avoit eu des grandes choses de Dieu eh son interieur; ce qui rendit sa Novice toute confuse & honteuse, tant elle desiroit ces graces estre cachées & incognuës.

Cette bonne Maistresse ( à l'instance de laquelle, sortant de son novitiat, elle a composé son petit Exercice pour acquerir l'amour de Dieu ) ne se trompoit pas en son jugement) car ce fut lors, que Sœur Ienne eut lumiere & commandement de Dieu, d'escrire les livres,qui depuis ont esté imprimez, de la Ruine de l'amour propre,& que le bon Dieu luy enseigna & monstra la forme & les matieres, qu'elle y devoit traiter & deduire.

Ce qui fut suivy de beaucoup d'autres visíons & caresses de Dieu, qui tantost s'appafoissoit à elle comme un Pere à son enfant, la corrigeant de ses fautes & manquemens, tantost autrement, & cela, avec tant d'effica[15]ce ce & d'amour, qu'il est impossible de dire, tant est penetrative la parole de Dieu.

Tantost il luy enseignoit,comme elle devoit pratiquer les vertus, & ses enseignement luy demeuroient tellement imprimez au cœur, qu'elle en estoit fortifiée, & encouragée à pratiquer serieusement les vertus.

Ces visites de Dieu, luy estoient fort frequentes, & tousiours suivies d'extases, ravissemens ou abstractions, de mesme, qu'en ce temps, que la Vierge Marie s'apparut à elle, portant son Fils Iesvs, qu'elle luy permit,ainsi qu'à Simeon,de tenir entre se» bras, avec telle abondance de douceur & de joye, que l'on quiteroir (disoit elle) mille monde, pour seulement joüir un moment, de semblables joyes & liesses.

Estant une autre fois à l'oraison, le diable se monstra à elle en forme d'un Dragon espouventable. Elle avoit les yeux fermez, & ne laissoit pas de le voir parfaitement, & mieux que des yeux corporels: mais au mesme instant apparut nostre Seigneur en forme glorieuse, comme en sa resurrection, tenant sa croix en main toute lumineuse,qui le chassa: dont elle resta merveilleusement consolée.

Vne autre vision, qu'elle eust estant encore Novice, fut, qu'estant au lift couchée, apparut [16] en sa chambre une tenebre espoisse pleine de choses confuses fans forme, avec des cris horribles, comme de toutes sortes de bestes sauvages, femblans vouloir approcher de fa couche; mais ne peurent plus prez que des courtines de son lict, dequoy dépitez, se mirent à crier & hurler plus que devant. Elle en fut d'abord fort intimidée: mais se rasseurant, elle s'éjoüit de la grace que Dieu luy faifoit de la garder, & de voir, que les diables avoient si peu de puissance.

Peu apres s'acheva l’année de son Novitiat, & fit fa profession au mois de Novembre deJ'an I605. &environ deux à trois ans apres, feu de bonne memoire, Messire Michel Defne, Evesque de Tournay, renouuellant les Officiers de son Cloîstre, la voulut establir Prieuse d'iceluy; mais elle se jetta à ses pieds, & le supplia avec tant d'instances, & protestations de ne meriter pas cette charge, qu'enfin, meu de ses larmes, il l'en dispensa pour ce coup,& luy dit, que pour l'heure il acceptoit son excuse : mais que, si le temps & l'occasion le permettoit, il la feroit un jour servante des servantes, & ainsi il declara Prieuse celle que Dame Ienne luy nomma,telle estoit l'estime que dés lors il en faisoit.

Sœur Ienne s'estant dés son bas âge de[17]oüée au service de Dieu, sous la direction dudit Pere de la Compagnie de Iesvs qui l'avoit conduit fort doucement, & elle suivant son petit jugement, pratiqué la perfection, le plus qu’elle pouvoit, selon que Dieu l'inspiroit. Estant faite Religieuse, considerant en elle mesme, qu'elle estoit obligée à plus grande perfection de vie, elle priaft fort ledit Pere,de luy enseigner la perfection à laquelle elle estoit obligée par sa vocation de Religieuse, qui luy respondit ( peut estre pour l'esprouver ) que par orgueil elle le requeroit de cela, dequoy toute triste, & neantmoins resolue de suivre les inspirations qu'elle sentoit en son ame, voyant que les hommes luy manquoient, elle print son recours à Dieu, devant lequel elle se prosterna pleine de confiance, luy fit ses complaintes,& la priere suivante: Mon Pieu vous cognoissez si je le fay far orgueil, fi je cherche en ma fimplicité la vraye vie, four vous efíre aggreable : Je vous prie donc mon Dieut par voftre bonté, enseignez moy, puis que les hommes me defaillent, monftrez moy le chemin qui vous est le plus aggreable, que je dois cheminer. Dieu exauceant sa priere la print lors en fa protection, & luy enseigna le chemin de la mortification de ses passions, luy fit cognoistre ses imperfections, luy mon[18]strant tous les degrez de la vertu & perfections comment elle y devoit parvenir; & cela si amiablement, comme un pere à son enfant. Auparavant quoy, elle ne sçavoit ce que c'estoit de mortification, ny d’amour propre, ny choses semblables, elle avoit cheminé simplement, se gardant de ce que grossierement elle doutoit que c'estoit offense de Dieu: mais de là en avant voyant une si grande bonté en Dieu,elle l’a aymé plus ardamment que devant; comme se verra pat cette Histoire.

.Chapitre III. Comment Dieu l'a plongée dans l'estat de dereliction, ou soubstraction, & des peines qu'elle y a enduré.

Apres la vision desdites tenebres, & choses confuses,elle eut cognoissance, que beaucoup d'afflictions luy devoient arriver fans sçavoir toutesfois comment. ny en quelle maniere: mais cognut, que Dieu l'aideroit contre la rage des esprits infernaux,envieux des graces que par la bonté il luy devoit faire par apres.

Elle fut donc six à sept ans dans le chemin de delices & visites amoureuses de [19] Dieu, souffrant les traverses & tribulations avec joye, delices & consolations, par ce que tout cela estoit absconsé & dissipé au feu de l'amour divin,dont son ame estoit embrasée. Au bout desquels il pleut à Dieu, l'esprouver comme l'or en la fournaise, & la plonger dans un estat de dereliction & soubstraction, qui luy dura par l'espace de quatre ans entiers, fans recevoir, durant ce temps, aucune consolation, ayde, ou advís, de personne vivante, à raison des troubles & cmpeschemens qui luy en furent donnez.

Durant les calamitez,qu'elle souffroit en cet estat de dereliction, elle tomboit en des foiblesses, qu'elle ne se savoit soustenir. Elle s'en alloit quelque fois par ìe jardin,ou parmy la maison se plaindant & lamentant en sorte, que si elle eut rencontré quelques Tirans, qui luy eussent voulu traverser le corps de leurs espées, cela luy eut fervy de rafreschissement, & l'eut enduré tres-volontiers, & la peine luy eut esté moindre que celle qu'elle souffroit; car elle enduroit sensiblement au corps la peine qu'elle souffroit en l'esprit & en î'ame.

EÍle estoit contrainte de se plaindre à ses compaignes Religieuses, bien que cela luy nuisoit fort, par ce qu'elles ne pouvoíent comprendre son estat & afflictìon,& en fai[20]soient des jugemens finistres & temeraires.

Elle se levoit mesmes de nuit, & alloit à la chambre de fa voifine, qu'il luy sembloit de veoir l'enfer ouvert, & en danger d'y tomber520,ce qui la faisoit pleurer sans cesse,& quand elle se pouvoit plaindre,elle se sentoit un peu allegée.

De dire icy toutes les autres peines interieures qu'elle a souffert, durant quatre ans entiers, qu'elle a esté dans cet estat nouveau, & les afflictions interieures, dont elle a esté, travaillée, il seroit inutil, d'autant qu'en son troisième livre de la Ruine de l'amour propre,elle en discourt au long & au large. Desquelles, encor qu'elle en parle comme de choses advenues, ou qui peuvent arriver à d'autres, ce sont neantmoins ses experiences propres, & ce qui s'est passé en elle, & que Dieu a permis luy estre advenu, pour la disposer à d'autres plus grandes graces.

Et les peines & afflictions luy furent si grandes, que, si Dieu ne l'eust gardée, il n'y eut eu peché, auquel elle n'eust tombée, contre la Foy, contre l'Esperance, contre sa predestination,comme elle a souvent declaré. Et neantmoins, dans ces troubles & agitations interieures, elle ne laissoit de faire actes de resignation à la volonté de Dieu,auquel souvrant dans l'oraison, luy disoit amoureu[21]sement d'estre contente de les endurer, fusse jusques à la fin du monde, si ainsi luy plaisoit, & qu'il y allast de fa gloire, pourveu qu'il luy fit la grace, de ne pas l’offenser.

Cependant Dieu ne la delaissoit pas tant, qu'il ne la visitast quelques fois de lumieres interieures: mais qui duroient fort peu; telles qu'un jour, elle entendit la voix de Dieu, luy parlant interieurement, & disant,comme à S. Pierre : Fille, le Diable vous veut cribler comme le froment? mais je seray vostre Protecteur & conservateur.

Enfin, apres avoir enduré ce martyre, par l'espace de quatre ans ( comme dit est) il luy advint un jour, d'espancher tant de larmes, qu'elle ne fçavoit retenir, jusques à jetter larmes de sang, quand apres Complies, s'estant mise à prier Dieu (qui estoit son unique refuge ) elle entendît la voix de Dieu qui luy dit interieurement, mais doucement & suavement; Fille prenez courage, car il faut que vous soyez un pilier de Religion. Et au mesme instant cette nuë de tristesse & d'affliction, dans laquelle elle s'estoit debatu, durant quatre ans entiers, fut evanouye & dissipée, en sorte qu'elle s'en trouva delivrée, comme si jamais elle n'en eust eu.

Ce que luy fut un argument & signe tout asseuré de la verité de ce que Dieu luy avoit [22] dit, qu'elle devoit estre un pilier de religion, combien qu'elle ne sçeut, en quelle maniere cela luy pouvoit advenir.

Ces anxietées & tristesses luy revinrent encor peu apres, à sçavoir l'an 1616. Mais au bout d'autres huit jours, qui estoit le jour de S. Augustin, elles se dissiperent tout à fait pour ne plus retourner, en forte qu'elle a confessé, le tenir pour un second Bapteme.

Ces choses ne furent pas plustot passées, qu'elle se trouva severement reprimendée de Dieu, de n'avoir encor commencé d'escrire, le livre de la Ruine de l'amour propre, qu'il luy avoit commandé de faire six à sept ans auparavant. De quoy intimidée, & doutant que fa negligence, auroit esté la cause du fouet de desolation qu'elle venoit de souffrir, elle se mist à la besoigne, avec permission & adveu preallable de son Directeur, & de l'Evesque son Superieur.

Le Diable ne manqua pas de la destourner à son possible, tantost pesle-meflant ses papiers devant elle, qu'elle chassoit par le signe de la croix, tantost luy ouvrant ou faisant bruit à l'huys de fa chambre, fans qu'elle y vit personne, tantost se monstrant à elle en forme de flamme de feu, puis frappant rudement à fa fenestre,& autrement. Maìs [23] nonobstant toutes ses ruses,elle acheva le premier de ses livres, & l'escrivit avec telle celerité, que l'on ne peut douter que la grce de l'escrire, luy ait esté donnée de Dieu, qui rend les langues disertes, & les plumes coulantes des Escrivains,quand bon luy femble.

Ce Livre ainsi escrif & composé elle se mit à penser à l'OracIe de Dieu, qui luy avoit dit, qu'elle devoit estre un pilier de Religion, & que cela devoit estre, par les fruits que tireroient ceux qui viendroient à lire, son livre: mais du depuis, elle crut la revelation estre accomplie, pour avoir soustenu & gardé les Regles & Statuts de son Cloistre. Parmy ces pensées, Dieu luy fit voir en efprit les troubles qui devoient advenir en son Cloistre, apres la mort de son Abbesse, qui, luy avoit donné l'habit de Religion.

.Chapitre IV. Comment Dieu luy a revele un Ordre nouveau, & de six visions le concernant, de mot à autre, comme elle mefme l'a couche par escrit.

« En l’an 1618. comme il y avoit en nostre Monastere des grandes divisions, [24] troubles & rebellions, contre le Superieur, le tout causé par des ambitions de grandeur & dignitez,qui causoient des grands debats les unes contre les autres. Au milieu de toutes ces espines, cherchant le mespris, j’y ay trouvé mon Dieu,plus qu'en toutes ces grandeurs et dignites: mais parmy tout cela,la plus grande peine que j'avois, c'estoit que ie ne pouvois parler à personne de ma conscience, qu'au Pater, qui n'estoit pas capable de conduire des ames, ausquelles Dieu donnoit des graces extraordinaires, qui ont besoin d'estre communiquées à gens doctes & illuminez.

« Ayant donc esté largement six ans, fans pouvoir descouvrir ma conscience, & beaucoup de secrets que Dieu me disoit, à moy indigne, finalement le bon Dieu, ne laissant pas tousiours ses enfans en danger, permit que par un congé special, de Monseigneur le Reverendissime, j'eus liberté de traitter de ma conscience avec un Docteur en Theologie, qui m'a fort aidé à cognoiftrel'esprit de Dieu, tant par sa bonne vie que par sa doctrine.

« Entre autres choses, luy ayant communiqué le troisiesme des livres, que nostre Dieu, à moy indigne, avoit commandé d'escrire, selon la lumiere qu'il m'en avoit [25] donné,comme je le devois faire,il me donna asseurance que tout venoit de Dieu.

« De mesme, que huit ans auparavant, il m'avoit fort aidé, en l'approbation & assurance de plusieurs visions & revelations que Dieu m'avoit donné, notamment de chofes futures, que nostre Dieu me promettoit par figures de choses obscures, que je ne pouvois comprendre, à quoy tout cela tendoit.

« Vne fois estant à l'oraison, Dieu me monstra un petit arbrisseau fort excellent, sortant du milieu d'un cœur enflammé, dont la racine estoit divisée en quatre branches, avec les feuilles enrichies de lettres d'or, & si excellemment que je ne vis chose si belle au monde.

Voyez la figure de l'Arbrisseau en la page suivante.



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[27]

« Nostre Dieu me dit tout ce que signifioit cet Arbre. A sçavoir, que les quatre racines signifioient quatre vertus, Humilité, Foy,Esperance & Charité, & sur les feuilles estoient escrites les vertus, qui devoient proceder des quatre premieres de la racine. Et nostre Dieu me dit: Il faut que ton cœur soit semblable à celuy-cy. Lors je dis: Mon Dieu, comment seroit il possible, que mon cœur pourroit porter telles vertus ? & nostre Dieu me respondit: Je seray celuy quì l’arrosera dema grace.

« Ce qu'estant passé,je demeuray fort consolée, avec grande force pour la mortification: mais je n'ay sçeu jusques ores, à quelle fin Dieu me monstroit telles choses, & tant d'autres, passez plus de huit ans521, comme quand il me dit, qu'il me falloit estre un pilier de la Religion, fans me faire sçavoir à quoy cela tendoit : combien qu'en plusieurs autres visions il me disoit les chofes ouvertement, & notamment quand il me corrigeoit de quelques imperfections, ou m'enfeignoit quelques vertus, desquels enseignemens je recevois force,& ferme volonté pour les mettre en pratique. Telle est la vertu de la parole de Dieu, quand il se communique à l’ame.

« En fin, ayant le tout communiqué audit [28] personnage pour crainte d'estre trompée, un jour entre autres il me fit prier avec luy i.pour cognoistre la volonté de Dieu, si peut estre, il voudroit, que je sortirois de nostre Monastere, pour entrer en un plus estroit, à quoy je m'accorday simplement, ignorant son intention ; car de ma part, quoy qu'il y eut des grands desordres au nostre, j'y avois neantmoins contentement, d'autant que de ces divisions sourdoient des afflictions, qui me servoient d'eguillon à tant plus aymer Dieu, & qu'au milieu des persecutions, je trouvoîs la perle cachée, de la grace de Dieu,& desirois bien toutefois la vie estroîte, pour servir à Dieu en liberté de conscience.

« Pour donc obeïr simplement à mon Confesseur, je fis prieres continuelles à Dieu, pour cognoistre si ce seroit sa volonté,de m'avoir aux Carmelines, Religion fort bien reglée; & je ne m'y sentois incliner, quelle instance que je fis pour sçavoir, si ce íeroit là que je ferois plus de proufit au prochain, que dans nostre Monastere: mais plus je priois, & moins je m'y sentois attirée.

« En apres, je regarday l'Ordre des Capucines, si peut estre Dieu me voudroit appliquer à bastir quelque Monastere de cet [29] Ordre pardeça,& je vis que ce n’estoit là pas encor la volonté de Dieu, avec un ressentiment continuel, que Dieu vouloit quelque chose de moy: ce qui me faisoit redoubler mes prieres pour entendre la volonté de Dieu.

« Je regarday aussi l'Ordre des Observantines, qui est tres-parfait en Espaigne, pour la tres-estroite vie que meinent ces Religieuses, & l’union de charité quelles ont entre elles, estantes auffì de l'Ordre de S. Augustin; & leurs Constitutions me sembIoient tres-belles. Ie considerois si ce seroit cet Ordre que Dieu voudroit estre estably par moy en ce pays: mais je ne m'y sentois non plus attirée, de sorte que je me trouvay toute perplexe, & laissay là le tout, continuant neantmoins en prieres, suivant ce que m'avoit dit mon Confesseur, & d'autant aussi,que je sentois que Dieu vouloit quelque chose de moy.

« Apres quelques jours escoulez, ayant passé une grande partie de nuit en l'oraison, à l'effet que dit est, le matin, comme je n'y pensois point, estant à l'oraifon commune en l’Eglise, tout en un instant, nostre Dieu me monstra en esprit un Ordre nouveau,qui seroit dedié à l'honneur de la glorieuse Vierge Marie sa sainte Mere, [30] & me dit intellectuellement, que c'estoit sa volonté, que cet Ordre fut estably, comme aussi la volonté de la Vierge, que jusques à present,elle n'en a pas de particulier çomme celuy-cy, elle qui a esté la premiere qui a fait le vœu de virginité, & est le fondement de toutes les Religions.

« Nostre Dieu me monstra aussi la maniere de vivre que les Filles de cet Ordre tiendroient, comment elles feroient accoustrées& reglées : & cette veuë m'estoit en 1'ame, & avec telle impression,que chose du monde ne m'en eut peu distraire.

« Il me dit aussi, que cet Ordre seroit appellé des Filles de la compagnie de la Vierge Marie, ou bien Filles de Institution de Ia V. Marie, à l'honneur du premier vœu qu'elle fit estant au Temple entre les Vierges. Qu'elles feroient accoustrées de drap, de la couleur de laine crue, comme je diray cy apres aux Constitutions.

« Ie vis aussi la forme du Parloir, & j'eus commandement,d'apporter de ma part tous devoirs possibles, à la pourfuitte de l'Ordre,fans toutesfois me donner asseurance, si ce feroit moy ou autre apres moy, qui l'obtiendroit de Sa Sainteté.

« Tout cela se passa en l’ame en fort peu de temps, & la veuë m'en est demeurée si [31] bien imprimée, comme si c'estoit à i'heure mesme.

« La vision ainsi passée, je me trouvay dans un indicible contentement, tel, que je ne pouvois assez louer Dieu, qu'à moy indigne, il avoit descouvert un si grand secret. Ie le remerciay de toutes mes forces, sacrifiant corps & ame à son service,& de la bonne Dame,que j'aymede tout mon coeur522.

« Peu apres, je communiquay le tout à non Confesseur susdit, par commanderaient duquel je çommençay de mettre tout par escrit, & mesmes les Constitutions de l'Ordre.

« Et du depuis, ayant continué en prieres, jeunes & oraisons, pour cognoistre tant plus la volonté de Dieu ; j'ay esté de tant plus enflammée à la poursuite de l'Ordre,de telle sorte, que, si je pouvois faire le voyage vers Sa Sainteté pour l'obtenir, je le fevrois mesmes à pieds nuds, presupposant que tout ce que Dieu m'avoit dit auparavant,estoit pour cette fin que j'ay tousiours, jusques à l'heure presente ignoré; car je n'eusse jamais pensé à telle chose. »

Comme elle trouva encor de l'obscurité en cette vision, & ne pouvant sur pied d'icelle, procurer l'establissement dudit Ordre, [32] elle se mit encor à prier Dieu, en ferveur grande d'esprit, qu'il luy pleut luy donner autre marque & signe de sa divine volonté: quand tout à coup,une Estoille nouvelle, de couleur argentine, tirant sur le pafle [pâle], luy apparut. Voicy ce qu'elle en a escrit.

« Le 4. du mois d'Avril 1618. comme j'avois prins ma meditation fur quelque íujet qui m'estoit survenu, qui estoit la premiere Antienne des Laudes du Samedy de Pasques, je tombay, fans y penser, sur celle-cy, 'O mors, ero mors tua, &ct. & me mis à mediter fur ce sujet, duquel tout à coup je fias interrompue par l'apparation [sic] qui me survînt, d'une Estoille imparfaite, qui parut devant moy ; car elle n'estoit que comme un cercle rond, dont une partie de dehors estoit ainsi qu'un croissant. Elle n'estoit point comme on les peint, à sept pointes, bien qu'elle en eut quelques unes esclatantes & en plus grand nombre.

« Elle estoit de couleur argentine, tenant un peu du jaune, non pas aussi comme on les peint, ou comme elles paraissent au ciel, par ce qu'elle estoit devant moy comme de la distance d'un pied & demy, dont j'estois fort émerveillée, & que par tout où je tournoy ma veue, je la voyois.

« En fin pensant avoir la veuë ébloüye, je [33] Ia jettay sur523 du noir, puis sur du blanc, parce que tirant fur l'argentin,je croyois que je ne la verrois pas: mais par tout je la voyois esclater de mesme forte.

« Et comme mon ame estoit comblée de grande consolation par cette veuë, je prins quelque plaisir à la regarder, & fans y penfer, je vins à ferrer [serrer] les yeux, & lors je la vis plus parfaitement qu'ayant les yeux ouverts. Lors touchée d'une consolation indicible, je demanday à Dieu ce que signifioit cette Estoille si belle, & non toute pleine,mais imparfaite aux parties de dehors. Et nostre Dieu me dit intellectuellement, que cette Estoille reprefentoit ce nouvel Ordre qu'il m'avoit commandé de poursuivre, & que ce qu'elle estoit encor imparfaite, signifioit, que l'Ordre estant monstré & commencé d'estre cogneu de peu de gens. pour ce estoit elle imparfaite: mais lors qu'il fera estably, ce fera une Estoille reluisante entre tous les autres Ordres.

« Apres cette intelligence,mon ame se fondoit en des liesses & joyes indicibles, dans lefquelles je fus tout ce jour là,avec un desir incroyable, de voir cet Ordre estably.

« Cette veue me dura par l'espace de deux [34] Miserere,dits attentivement ou plus,le contentement que j'en avois, ne m'ayant pas permis de remarquer le temps qu'elle dura. »

Dame Ienne fit tenir cette deuxième vision à son Directeur, luy mandant qu'il luy venoient tousiours des doutes524, par ce ( difoit elle ) qu'elle sçavoit bien n'estre pas digne de telles choses, & craignoit d'estre trompée,& qu'il y eust en cela quelque illusion, le priant de bien examiner le tout pour luy cn donner appaisement.

Ce ne fut pas tout; car le bon Dieu, luy voulant de plus manifester ses divines & adorables volontez, & l'encourager à la poursuite de l'Ordre, luy fit veoir quelque \ temps apres la mesme Estoille; mais dans fa perfection,comme s'enfuit, & la eícrit de fa main propre.

.Chapitre V. Continuation du mesme Chapitre.

« Au nom de Dieu & de la Vierge Marie 27 de Septembre 1618.

« IE croy que l'on fera esmerveillé de ce que je diray cy dessous, pour estre adve[35]nu la nuit qui est le temps de repos: mais d"autant que toute ma vie, j'ay donné fort peu de repos à ce corps miserable, qui doit pourrir en terre. En ce temps, pour estre retirée de toutes creatures, me sont plus virement representez les tenebres du peché, les ames, qui à cette heure là, son plongées en toutes sortes de pechez. Et c'est lors que je me sens plus attirée de Dieu, à faire oraison,soit pour mes pechez propres,soit de tout le monde, & autres necessitez. Qui est cause que la plus grande partie de la nuit, ne soit que je sois malade, je la passe à l'oraison, pour la descharge de mon ame, & pour ne resister au S. Esprit, qui dés mes plus jeunes ans m'y a enseigné & attiré. Or ce 27. de Septembre sur les trois heures de nuit,apres avoir fait quelque meditation à mon ordinaire, le corps estant un peu appesanty,comme entre somme & veille, l'esprit toutefois veillant, la Vierge Marie m'apparut, avec son petit fils Iesvs entre ses bras, & cette reprersentation estoit si belle, qu'il n'y a beauté au monde à laquelle on la puisse comparer.

« Premierement il y avoit une Estoille fort resplendissante. Autour de cette Estoille il y avoit quelque petite distance du ciel en rond, & puis deux cercles de rayons bril[36]lans & fort resplendissants.

« Le premier rond ou cercle des rayons environnans l'Estoille,apres cette petite distance, & en dessus du premier rond des rayons, estoit le deuxième rond des rayons, qui environnoient le premier; & au dessus estoit la Vierge Marie, avec son petit Fils Iesvs au costé droit, environnée à deux costez des rayons qui commençoient dés le premier cercle ou rond: mais tous les autres autour de l'Estoille, estoient divisez en deux cercles, l'un dessous, l'autre dessus, lesquels estoient d'une clarté si belle & eclatante, que je puis dire, que celle du Soleil n'est que tenebre, au regard de celle-là, que je voyois en toute cette representation, laquelle me donnoit une consolation indicible & incroyable. »

Le Lecteur verra la forme de l'apparition de laditte Estoille, & de la Vierge MARIE, faite à Sœur Ienne, en la page suivante525.

[image omise]

« Quand tout cecy fut passé, je me trouvay environnée d'une clarté si suave & agreable,qu'il est impossible de dire. Et, estant ainsi, nostre Dieu me parla, non de voix corporelle, mais intellectuelle, laquelle penetre & s'entend plus naïfvement que si une personne parloit, & demeure bien plus imprimé que le parler humain.

« Nostre Dieu donc me dit, que je fisse ma meditation sur tout ce que j'avois veu, & alors je me mis à considerer attentivement toute la vision, de laquelle il m'enseigna la signification, & me monstra que l'Estoille representoit ce nouvel Ordre, comme il me l'avoit monstré autrefois : mais en autre maniere.

« P uis il m’a monstré, que ces rayons brillans autour de l'Estoille en distance d'icelle, font & representent les ames qui seront de cet Ordre, reluisantes, comme ces clairs rayons, par leur perfection de vie : mais comme il y avoit deux cercles de rayons, je n'ay pas eu la signification du second.

« Au dessus estoit la Vierge Marie, avec son petit Enfant Iesvs, environnée de quelques rayons, qui procedoient du premier cercle, & passoient le dessus du deuxiefme, & cecy reprefentoit que la Vierge Marie sera celle, avec son Fils, qui maintiendra, [39] & sera la Protectrice & soustien de cet Ordre.

« L'Estoille estoit au dessous de ses pieds, & les rayons qui l'environnoient procedant du premier cercle en rond, s'eflevans par-dessus l'Estoille, & lesdits deux ronds ou cercles, qui estoient plus esclatans, represcntoient les ames des Fondateurs, & de ceux qui opereront à obtenir & establir cet Ordre, lesquels obtiendront telle gloire,qu'elle surpassera de beaucoup tous les autres qui y viendront.

« Durant tout cecy, mon ame estoit en une si grande consolation, que mesme le corps en tressailloit & fremissoit. participant à celle de l’ame,& tousiours environnée de cette lumiere.

« Par plusieurs fois deliberement j'ouvry les yeux,pour voir si je verrois cette lumíere avant la chambre, & je ne la voyois pas, ains je ne voyois que les tenebres de la nuit, & reserrant les yeux, je me retrouvois encor en cette suave clarté, de laquelle me reconnoissant indigne,je commençay à pleurer, tant de consolation, que d'action de graces, pour la cognoissance que j'avois de mon neant, & de la grande bonté de Dieu en mon endroit, fans l’avoir en rien meritée. [40]

« Lors nostre Dieu me dit, en m'embrassant ainsi qu'un Pere son enfant « Ma fille prenez courage, et endurez courageusement pour mon nom, &perseverez. Laquelle parolle me donna une si excessive consolation, qu'aussitost me print une abstraction, & lors recognoiffant de tant plus mon neant, je me tournay vers la Vierge, qui estoit prefente, & luy demanday pardon de mes pechez. Laquelle me regardant avec un soubris, me dit: Ma fille, tous vos peches vous sont pardonnez. Et ce dit, tout s'evanoüit sauf la clarté, qui dura jusques environ les cincq heures du matin, avec grande consolation.

« Je ne faisois autre chose que de loüer Dieu & la Vierge,de tout ce qui s'estoit passé. I'ay oublié de dire, qu'apres avoir demandé pardon de mes pechez,je demanday aussi pardon, & priay pour tous les desordres de nostre Monastere, afin que Dieu en eut pitié; fur quoy je n'eu de nostre Dieu aucun signe, ce qui sembloit me contrister : mais en telle forte, que j'estois resignée, fans que cette tristesse me diminua la consolation en laquelle j'estois, qui me dura toute la journée, & encor à present que j'escris cecy, si qu'il me semble, que tout le monde n'est qu'un songe, au [41] regard de ce que j'ay veu & joüy la nuit.

« Depuis que j'ay eu cognoissance de ce nouvel Ordre, j'ay fait tous les jours un petít voyage à une Chapelle, qui est dediée à 1'honneur de nostre Dame, batty au bout du jardin de nostre Monastere, & illec, entre autres miennes prieres, j'ay prié, que si c'estoit la volonté de Dieu, & fa plus grande gloire, que je sortisse de nostre Monastere, pour poursuivre l'establissement de 1'Ordre, qu'il luy pleut inspirer mes Superieurs,de me donner congé de sortir, & me secourut à la poursuite d'iceluy; si au contraire,ce n'estoit pas fa volonté, il y mist empeschement.

« Il arriva la veille de l'Exaltation de Sainte Croix l’an 1619. qu'apres le disné, faisant mes prieres ordinaires en laditte ChapelIe,voire dés mon entrée en icelle; j'apperçeu une grande clarté fur la robbe de nostre Dame, laquelle dura fort peu, de-quoy fort esmerveillée,& ne sçachant ce que cela vouloit signifier, & cette clarté qui passa comme un esclair, dont je ressentois grande consolation interieure, & me trouvois enflammée à prier pour obtenir ledit Ordre. Mes prieresfinies,je m'en allay à 1'Eglife devant le Saint Sacrement; & y entrant,je jettay ma veuë fur l'Image de la [42] Vierge, qui estoit peinte avec un manteau bleu,& je le voyois lors violet, ou de pourpre, plus reluisant que le Soleil.

« Esmerveillée de voir ce changement, je me mis à considerer & penser,si cette Image n'avoit pas tousiours eu le manteau bleu,& le voyant violet & si reluisant, je n'en sçavois que penser. Ie demeuray là arrestée pour voir la fin de cette vision, & si la robbe demeureroit violette, ou retourneroit à sa couleur bleue. Et comme il y avoit plusieurs Religieuses aupres de moy, je fus en pensée de leur demander si elles ne voyoient pas ce changement: mais craignant qu'elles ne vissent pas ce que je voyois, & de leur donner à cognoistre la chose, ayant ainsi esté un demy quart d'heure, ressentant en mon ame une extreme consolation,je vis peu à peu cette robbe violette devenir bleue comme devant, & depuis lors je l'ay souvent regardé si je la verrois encor violette, & ne l'ay plus veuë ainsi.

« Et comme je ne sçavois que penser de cette vision, bien que je sentois en mon ame que cela touchoit au nouvel Ordre, je ne pouvois toutefois comprendre la chose, par ce que Dieu m'avoit monstré, quand il me fit voir l'Ordre, que les filles d'iceluy devoient avoir le manteau bleu, je pensois [43] bien que Dieu n'est pas variable, pour apres me le monstrer violet, de maniere que je craignois que ce fut illusion.

« Le lendemain, m'estant mis à l'oraison, Dieu me donna cognoissance qu'il y avoit encor quelque deffaut en cet habit, & que cette vision signifioit que les filles de cet Ordre, doivent avoir le Scapulaire violet pour representation les douleurs poignantes que la Vierge avoit tousiours au cœur, de la Passion de son cher Fils Iesvs, & ainsi elles le doivent avoir engravé au cœur à l'imitation de la Vierge. Ie n'avois pas eu au commencement cognoissance de la couleur du Scapulaire : mais bien du manteau bleu, et de la robbe de couleur de laine crue, comme portoit la Vierge, & leur signification.

« Ce mesme jour apres Complies, allant au Dortoire, où il n'y avoit aucune lumiere, passant en un endroit j'apperceus encor une mesme flamme, reluisante comme celle que j'avois veuë l'apres midy fur la robbe de la Vierge,& depuis lors, je voy souvent semblable clarté, & signament, estant en prieres: mais elle passe comme un coup d'esclair. »

Iusques icy font ses parolles propres.

.CHAPITRE VI. Des graces que 'Dieu a fait à Sœur Ienne, d'une partie des afflictions quelle a souffert jusques au jour de son sequestre,

QVelque temps apres ces choses paffées, s'estant un jour couchée, par le commandement de fa nouvelle Abbesse, qui luy avoit deffendu de faire oraison apres huit heures, elle print son recours à l'oraison interieure & mentale, priant instamment la Vierge MARie, qu'elle luy fit la grace de luy pouvoir rendre ce service avant mourir,que d'obtenir l'establissemét de l'Ordre que dit est, à fa gloire: elle la prioit avec ardeur excessive, toute baignée de larmes, quand on frappa trois coups à fa couche, comme de toute la force d'un hommes elle se douta bien que c'estoit le diable, qu'elle avoit veu par experience, combien il redoutoit cet Ordre, dont il estoit envieux; toutefois elle fe leva de son lict, & alla à la chambre de la Religieuse la plus voisine, pour sçavoir si elle avoit frappé à son mur apres elle, ores qu'elle sçeut bien que ce tintamare ne venoit pas de si loing : ladite Religieuse luy ayant dit que non,elle se mit à prier [45] plus que devant, en despit du diable,& de ses ministres, qui ont tant en horreur ce que l'on fait à l'honneur de la Vierge.

Le martyre interieur de dereliction qu'elle avoit souffert, dont est parlé cy dessus, estant passé, comme dit est, & Dieu luy ayant fait cognoistre fa volonté au fait du nouvel Ordre,il commença de la consoler de ses caresses, qu'elle avoit eu paravant: mais en toute autre maniere; car ses visions souloient estre intellectuelles, & Dieu se monstroit tousiours à elle en quelque forme : mais du depuis ç'a esté fort peu, & les visions, mesmes celles, esquelles nostre Dieu & fa sainte Mere s'apparoissoient, ont esté tousiours depuis, avec un plus grand esclaircissement intellectuel, que n'avoient pas esté celles du passé avant ledit delaissement & dereliction, qui estoient tousiours envelopées de quelque nuage & obscurité.

En ce temps là, estans arrivez en son Monastere quelques changemens, le bon Dieu luy monstra beaucoup de choses à advenir, touchant l'election d'une nouvelle Abbesse, & entre autres, luy fit voir cet Ordre des filles de la compagnie de la Vierge, & qu'elle devoit travailler pour l'obtenir, au moins y apporter fon petit pouvoir ; n'ayant pas, commeelle n'a jamais eu,asseurance, qu'il seroit fon[46]dé & estably de son vivant, Dieu ayant laissé cela hors de fa cognoissance, pour luy don-
ner le merite d'y travailler selon les voyes humaines.

Apres la benediction de la nouvelle Abbesse, Dieu luy dit, qu'elle sortiroit de son Cloistre, & inspireroit les moyens de la tirer de là, à ceux qui la pouvoient ayder; de maniere, qu'estant ainsi asseurée de sa sortie, elle declara librement à ses Consœurs, que veritablement elle en sortiroit, & n'y mourroit pas, bien qu'il ne luy eut pas esté monstré par quelles voyes & moyens, ny quand cela se devoit faire, ce qui la meut de prier Dieu avec ardeur d'en abbreger le temps.

La cause, pour laquelle elle prioit ainsi Dieu,estoit parce qu'elle sçavoit que telle estoit sa volonté, & qu'il allumoit en elle un desir extreme de donner commencement audit Ordre.

Ce desir d'effectuer ce que Dieu vouloit d'elle, luy causa telle langueur, que son corps en fut tout affoibly, & en dëut coucher malade en l'Infirmerie, & n'en osant dire la cause, fit croire à quelques unes, voire au Docteur mesme,que c'estoit maladie corporelle, & de fait, il y en avoit aussi quelque peu, que Dieu permit pour mieux cacher íe principal. [47]

En fin ce peu d'indisposition corporelle estant passé, voyant que les continuelles abstractions interieures tiroient fa guarison parfaite en longueur, & doutant de mourir, par ce que les Medecins se disposoient à luy donner autres medicamens; car elle estoit si debile, qu'elle ne se pouvoit bouger ny mesme dire ses heures, l'haleine luy manquant à tous propos; de crainte d'estre coulpable de fa propre morr si elle eut prins leurs medecines, n'ayant peu descouvrir le secret de de son interieur à un Confesseur, pour avoir advis comme elle se devoit comporter, elle se refout de descouvrir son mal au Docteur mesme, avec priere de le tenir comme secret de confession.

Elle luy dit donc, que son mal n’estoit pas corporel; ains spirituel, & que neantmoins il fit ce qui estoit de son art, afin de se mieux appaifer. Il luy respondit fidelement qu'il avoit fait tout ce qu'il avoit peu, & croyoit la pouvoir ayder; mais qu'il n'avoit trouvé en elle aucune maladie corporelle,ny au poux [sic] ny ailleurs, qui fut de son art; & toutesfois il continua de luy donner des confortatifs, afin de dissimuler & cacher le tout car son mal estoit que Dieu avoit navré son cœur d'un desir extreme & indicible d'accomplir sa sainte volonté en l'establissement [48] dudit Ordre, pour le bien du prochaiu, & de son ame, dont les flammes & ardeus continuelles qu'elle sentoit, la consumoient tellement qu'elle en fut rendue debile à toute extremité.

Ce luy estoit (disoit elle) un martyre grand, ores que joyeux: mais qui luy faisoit tant plus de peine qu'elle ne se pouvoit donner aucun rafreschissement, par l'oraison qu'elle souloit faire sans se coucher, par ce que cela luy estoit deffendu, & neantmoins nostre Dieu luy continuoit, voire augmentoit ses graces, par nouvelles visions & revelations, fur le sujet dudit Ordre,ce qui la mouvoit de tant plus à en procurer l’establissement, afin aussi de servir à Dieu en plus grande perfection de vie, & correspondre aux graces que journellement il luy faisoit.

Vne des plus grandes graces que Dieu luy faisoit, c'estoit qu'estant tombée en quelque faute, pour petite qu'elle fust, & pour chose bien Iegere, commise mesme par inadvertance, elle sentoit des agitations interieures.qui luy empeschoient l'union de Dieu en son ame, & lors elle se mettoit à examiner sa conscience, tant que venant à descouvrir son imperfection, elîe en concevoit contrition, & en formoit les actes, apres quoy, ces agitations & peines interieures cessoient. [49]

Grace qu'elle estimoit d'avantage, comme tendantes à son salut, que toutes les visions & revelations qu'elle avoit fort frequentes, qui ne luy estoient pas ainsi necessaires.

.Chapitre VII. Comment & pourquoy Dieu fit voir à Sœur Ienne les pecbez du monde.

VNe grace extraordinaires qui a beaucoup profité à Sœur Ienne, estoit que Dieu luy avoit donné une veuë întérìeure, que tousiours & de nuit mesmes, estant à l’oraison, ( comme est dit cy dessus, en la troisième apparition de l'Estoille) tousles pechez du monde luy estoient representez, & voyoit au milieu de la nuit, les tenebres des ames engourdies en leurs pechez, qui luy causoient une contrition incroyable, & desir de satisfaire pour leurs fautes. Et la douleur qu'elle ressentoit de la perte des ames, luy estoit une croix fort grande,qui la mouvoir, de prier tousiours pour les pecheurs,à ce qu'il pleut à Dieu les convertit & amener à repentance de leurs péchez526.

Ladite veue s’estant retirée, la memoire luy en est tousiours demeurée,qui la meu de continuer de prier Dieu pour les pauvres [50] pecheurs, d'autant qu'à son advis, suivant ce qu'elle avoit veu,il n'y avoit gueres de meilleures prieres.

Les ames de Purgatoire, estant en lieu d'affeurance d’estre sauvées, ores qu'endurant beaucoup, n'en ont pas tant de besoin: mais les pecheurs estans en grand peril de damnation,les prieres des gens de bien les ameinent [sic] à un amendement de vie.

L'on s'émerveille de voir quelquefois des conversions fort subites, & fans aucune disposition preallable, l'on n'en sçait que penser,& elles viennent des prieres des bonnes ames que l'on ne cognoit pas.

Elle disoít d'elle mesme, que, quant à ses prieres, elle ne les estimoit aucunement meritoires: mais que mises au thresor de l'Eglise, Dieu les feroit telles, qu'elle le prioit, luy estre aggreables.

Elle avoit un desir extreme de plus frequente communion, & reception du Saint Sacrement de l'Autel, qu'elle eut bien voulu recevoir tous les jours : c'est pourquoy elle estoit haletant apres l’establissement de son Ordre, & d'en avoir la permission, & ce, d'autant qu'elle ne communioit jamais qu elle n'en ressentoit quelque grace particuliere de Dieu, & des effets tels, que si elle n'eust cru par la Foy, que Dieu y estoit ca[51]ché sous les Especes, les fruits qu'elle en recevois estoient suffisans de le luy faire croire, ne pouvans estre produits que de ceíuy qui est le vray Dieu.

Quant aux operations ordinaires en son interieur,elle y sentoit une continuelle flamme d amour vers Dieu, qui luy caufoit une telle alteration & desir des choses celestes, que toutes les choses necessaires à la conservation du corps, luy faisoient peine, comme le boire, le manger, le dormir & choses semblables.

Et pour ce qui estoit de l'oraison, elle estoit contrainte de la faire vocale, & disoit son chapelet, & ses heures en promenant pour se distraire des operations interieures de Dieu, si comme ravissemens,abstractions, &c. procedans de cette flamme d'amour divin,qu'elle sentoit continuellement envers Dieu, d'autant que se mettant par terre pour prier, l'esprit se recueillant, elle ne pouvoit plus proferer les mots de bouche, à raison de ces transports d'esprit qui luy advenoient.

Pour ce qui est de la mentale, elle la faisoit le plus souvent la teste appuyée, de crainte de tomber à la renvers, ce que luy donnoit beaucoup de peine, estant en communauté, par ce qu'on la tournoit à irreverences craignoit d'y donner quelque scandal[e]. [52]

Vne fois entre autres estant assez malade corporellement, elle n'eust pas plustot receu son Createur,au Saint Sacrement de l'Autel, qu'elle se trouva parfaitement guerie,& delivrée de son mal, avec des effets spirituels du tout extraordinaires.

Pour ce qui touche les afflictions, l'on ne luy en donnoit jamais, les endurant, comme elle faisoit joyeusement en son ame, que nostre Seigneur ne luy faisoit quelque grace particuliere.

II luy arriva un jour, comme l'on l'eust accusée de chose dont elle estoit innocente, & que l'on luy eut dit, que les livres qu'elle avoit escrit meritoient d'estre bruslez, elle endura volontiers ce qui touchoit son honneur: mais pour ce qui estoit des livres qu'elle avoit escrit par commandement de Dieu, elle en fut pour cette fois contristée par ce qu'il y alloit de la gloire de Dieu, & elle s'en mist à pleurer de tendresse, & puis estant à l'oraifon, elle s'en complaignit à Dieu, avec remerciement toutefois, de ce qu'il luy faisoit la grace d'endurer pour son amour.

Lors nostre Dieu s'apparut à elle ( c'estoit la veille du Noël ) tout deplayé, son facré costé ouvert, l'embrassant, elle ayant la bouche serrée à son costé, d'où elle tira, non pas du sang qui en sortoit : mais une li[53]queur si suave,& aggreable que cœur humain puisse comprendre,dont elle resta consolée par ce secours prompt du ciel. Et depuis cette visite de Dieu,elle n'eust plus tristesse que dessus, & n'a plus sçeu pleurer pour quelle affliction que ce fut: mais peu apres, retournant de la Communion,comme elle se mist à prier Dieu,que si sa volonté estoit, que pour travailler à l'establissement de son Ordre, elle sortit de son Cloistre, il luy pleust le manifester par quelque signe. & il le fit, l'asseurant derechef qu'elle en sortiroit,ce que luy rehaussa le courage de dire à ses Consœurs, qu'elle endureroit plustot toutes sortes de maux, que de consentir contre fa conscience à chose qui puisse choquer l'authorité du Superieur.

Autrefois quand Dieu l'asseura,que ce qu'elle faisoit pour le maintenement [sic] de sa Regle, luy estoit aggreable, & qu'elle en auroit la recompense au ciel, ç'avoit tousiours esté en un parler intellectuel de Dieu-: mais cette fois cy, a esté en vision toute formel[l]e. qui l’a rendue forte à perseverer, sçachant bien qu'en cela elle suivoit la volonté de Dieu.

Entre les Pasques & ïAscension de nostre Seigneur de l'année 1619. Dieu luy donna une touche de son saint amour sì vive, par l'espace de quinze jours, qu'elle dura, [54] que son esprit en estoit plus en Paradis qu'en terre. Elle ne voyoit qu'amour, elle ne goustoit qu'amour,& ne respiroit qu'amour; elle voyoit Dieu,non seulement au plus secret de son cœur, & en la supreme partie de l’ame: mais elle se voyoit toute en Dieu,& l’ame & le corps abysmez en Dieu.

Elle eut aussi lors, des cognoissances de grands secrets, qu'elle n'a osé escrire,de crainte que l'on les vit. Voire mesme elle se deut distraire de cette si estroite union de Dieu, d'autant qu'elle en tomba toute malade,& qu'à grande peine pouvoit elle respirer. Ce qui augmentoit ce feu interieur, estoit, que quelques unes de ses Consœurs Religieuses, ignorantes son cas, se mocquoient d'elles luy disoient des injures.bien qu'elle en fut presque pour mourir : dont tant s'en faut qu'elle s'en contrista, qu'au contraire, elle en estoit toute ravie de joye, & en rendoit louange à Dieu,se voyant ainsi injuriée & mocquée, tant les colloques qu'elle avoit eu durant ces quinze jours avec Dieu, la Vierge Marie,son Ange gardien & autres Saints, à qui elle avoit devotion, la confortoient & combloient, & on la voyoit riante de joyë, parmy les maux qu'elle enduroit en son corps, en sorte que l'on n'en sçavoit que penser. [55]

Tout cela luy donna de grands desirs de solitude, d'autant qu'estant feule, elle avoit la liberté de converser avec Dieu,tánt de nuit que de jour. Besoignant aux œuvres manuel[l]es, elle sentoit Dieu au milieu de son cœur, & autour d'elle les Saints.qui luy estoient ses familiers & leur parloit, tantost à l'un puis à l'autre,plus intimement qu'elle eut peu faire avec aucune creature vivante: mais fur tout avec Dieu, & fa sainte Mere, dont elle, recevoit la confiance en la promesse que Dieu luy avoit fait, dont est parlé cy dessus.

Le desir de donner commencement à son nouvel Ordre, & d'achever les livres, qu'elle avoit commencé par commandement de Dieu, crut tellement en elle, qu'elle en fut encor nombre de jours attachée malade au lict, durant lesquels elle prioit assidûment Dieu, de vouloir abreger le temps de fa promesse, la tirant hors de son Cloistre pour travailler à ce qu'il vouloit d'elle.

Il conviendroit bien, selon l'advis de plusieurs bien fenfez,de deduire par le menu, les afflictions qu'elle a souffert, tant dans son Cloistre, que hors d'iceluy, à cause du different eslevé entre son Abbesse, & le feu Reverendissime Evesque de Tournay, en l'obeïssance duquel, elle a tousiours constamment perseveré, pour l'acquit de sa conscien[56]ce, ainsi qu'en sa profession elle avoit voué, comme au legitime Superieur de son Monastere,& selon la forme pratiquée en iceluy: mais d'autant que cela requiert un long discours, & pourroit desplaire, ou donner du scandal à des personnes mal informées de l'Histoire, l'on le passe fous silence ; adjoustant feulement, que lesdits troubles &differens, ayans reduit Soeur Ienne presque au pas de la mort, ont donné cause à son sequestre, dont sera cy dessous parle en peu de mots.

.Chapitre VIII. De son sequestre, & comme elle a esté transportée de son Cloîstre en celuy de Sion, du mesme Ordre à Tournay, & de ses exercices en iceluy,

LE pere de Sœur Ienne. ayant esté deument adverty de l’estat de sa fille, meu de juste compassion, s'advisa de presenter requeste audit Seigneur Reverendissime Evesque,Superieur & Fondateur de son Cloistre, à ce qu'il fut servy de la mettre en un autre Cloistre & en lieu de seureté.laquelle requeste leuë & examinée, ledit Seigneur, Evesque, a, par advis & conseil des plus sçavans & prudens,disposé de son sequestre, [57] ( qui depuis a esté approuvé de Sa Sainteté ) & la fait mener au Cloistre de Sion, de mesme Ordre audit Tournay; où l’unique action de Sœur Ienne ( se trouvant en lieu de repos ) estoit de penser tout à bon & de jour & de nuit, aux moyens d'avancer la gloire de Dieu, & son service,si qu'ayant achevé le quatrième de ses livres de la Ruine de l'amour propre, ne meditoit autre chose, qu'à fonder & establir son Ordre. Et pour si disposer toute la premiere.elle se remit aux exercices de jeusnes, de veilles, de disciplines & d'oraisons, qu'elle avoit deu laisser; voire les redoubloit, en forte, que Dieu la visitant un jour, & luy faisant ressentir des effets grands de son amour ; elle en vint à telles tendresses,que de crainte que l'on s'en apperçeut, conversant avec ses Consoeurs, & n'en fissent des jugemens sinistres, force luy fut de se retirer bien souvent des colloques & entretiens de son Espoux celeste, & à l'exemple de S. François Xavier, qui dit une fois à Dieu : Satis est Domine satis est. Ou ainsi de l'Espouse aux. Cantiques: Fuyez & retirez vous mon bien aymé aux montaignes aromatiques. C'est à dire aux ames solitaires,qui y sont plus espurées, par l'odeur des vertus affranchies, & delivrées des conversations mondaines, dont sont sou[58]vent incommodées les Cloistrieres.

Ainsi alloit elle dés lors, desirant la solitude & un estat plus espuré, pour jouir librement des delices de son Espoux, dont elle estoit alterée. Or afin que cecy soit mieux entendu, je mets icy les propres mots de la lettre qu'elle en escrivit à son Directeur, qui estoit Docteur en Theologie.

« Mon Pere en nostre Seigneur, pour les continuelles abstractions, je fuis contrainte de vous dire par escrit, ce que je n'ose vous dire de bouche. II ne se passe jour,que je ne sois trois ou quatre heures en des abstractions & autres operations interieures .qu'il est impossible de vous dire. Ie sens un feu qui me brusle & va consumant. Ie meure en vivant,& vivant je meure & neantmoins ce feu est si suave, que me consumant, il me rend aussi la vie. Mais une chose manque à ce feu interieur qui assiege mon ame, c'est que l'alteration qu'il me cause,dans un desir de parfaite jouissance de mon Dieu, ne me peut rassasier en cette vie, n'en pouvant icy jouir selon mes desirs. Au moins si en ces flammes, en ces accez violens, je pouvois avoir une personne feule qui m'entende, à qui je pourrois dilater mon cœur, & parler de cette presence de Dieu,qui me cause ces assiegemens interieurs,ce me fe[59]roit un rafreschissement: mais non, il faut que je travaille à reserrer ce feu, de crainte que l'on le voy à l'exterieur. Ou bien, si je pouvois donner lieu à l'interieur, je jouirois de Dieu autant que l'on peut en cette vie. Mais non il m'en faut retirer avec violence, comme on tire un enfant des bras de fa mere, & ce, d'autant qu'il me faut converser avec les creatures, qui ne comprendent pas ma maladie, & ausquels je servirois plustot de scandale que d'edification. Faut il donc que je complaise aux creatures, puis que je n’ay autre desir, que de plaire au Dieu vivant? faut il que je converse entre les hommes, puis que ma conversation est au ciel? faut il que je nourrisse ce corps, puis que je n'aspire qu'apres celuy qui peut sustenter & rassasier mon ame? Mon Pere, je vous dis qu'à la derniere fois, que je vous ay parlé, durant la Messe, devant & apres la Communion, \je sentis une telle flamme en l'interieur, que je me pâmois. Ie ne sçay, si j'ay bien fait, je me fis tant de violence pour resister au S. Esprit, afin que V. R. ne vit pas à l'exterieur comme j'estois au dedans, par ce que si cela eust duré,nous n'eussions peu traitter des affaires, & choses que nous avions à dire, par ce que quand je fuis dans [60 ) ces accez, je ne puis traitter d'autre chose que de ce que je sens en l'interieur, & ne pouvant communiquer â personne, je suis conrrainte de le passer en silence.

« Ce feu cause diverses operations. je fuis quelque fois en telle ardeur,qu'il me faut escrier pour trouver un peu de soulagement. Quant à present, je n'ay pas si souvent des extases, je veux dire que je fois perdue ; mais c'est le plus souvent, que je sens sensiblement, comme une playe au cœur, procedante des desirs de l’ame enflammée d'amour de Dieu, & puis cette playe cause une deffaillance d'haleine, ou un torrent de larmes, qu'il n'est en ma puissance de retenir. Ce qui fait que l'on pense que je suis triste, & il n'est pas en ma puissance de Ie cacher. Ie ne sçay plus ce que je feray, on ne l'entend pas, & on en dira merveilles, ou il faut que je me retire tout à fait du monde.

« Permettez, mon Pere, que je me dilate un peu le cœur, en vous disent mon interieur: si je pouvois donner lieu à Dieu, fans me distraire de fa presence, pour crainte des creatures, mon cœur alteré joiiiroit à souhait de ce bien infiny, ces flammes interieures feroient un peu adoucies & temperées. [61]

« I'ay encor un autre feu, qui est la charité au prochain, qui sera accomply par cet Ordre. Si V. R. pouvoit comprendre, ce que c'est de ce feu,vous ne me laisseriez pas long temps ainsi.

« Au moins si la chose ne reussit point, & s\ ce n'est pas la volonté de Dîeu, que de mon vívant je voye la chose accomplie, comme je n'en ay jamais eu l'asseurance, si ce fera moy, quoy que je ne puis croire autrement: mais si apres avoir fait tous devoirs, la chose ne succede point, je ne me fupporteray plus, ny ne m'espargneray plus en rien ; car j'ayme mieux vivre austerement cinq a six ans, & puis aller vivre là sus au ciel en parfaite jouissance de mon Dieu, puisqu'en cette vie je ne fais rien pour Dieu, & suis inutile.

« Ne soyez pas esmerveillé, si je fuis tant alterée apres cet Ordre, Sainte Ienne ayant eu revelation de l'Ordre des Annonciates, a esté malade pour mourir, d'autant que son Confesseur negligeoit d'en procurer l'establissement, & elle luy dit, qu'il ne tenoit qu'à luy de luy sauver la vie: ce qu'aussi tost il fit selon son desir. Vous pourriez dire, mon Pere, qu'elle estoit Sainte,& moy que je fuis bien efloignée de là: mais encor que je fuis miserable, si est-ce que c'est un mes[62]me effet, & tous deux tendant à la gloire de Dieu, & la fin en est semblable, comme les desirs semblables, si Dieu se veut servir de moy indigne.

« Vostre fille indigne, / Ienne de Camhry. »

Iusques icy font les mots de la lettre, par lesquels on peut voir, de quel esprit elle estoit portée, & quel estoit en elle l’ardeur de l'amour divin.

Tel en effet, qu'en une recreation commune avec ses Consœurs, il Iuy advint ( surprise & comme enyvrée de la mesme ardeur ) de s'escrier, En Paradis, en Paradis, dont revenue à soy, elle fut toute honteuse, que ces mots luy estoient ainsi eschapez de la bouche.

Elle estoit lors au Cloistre de Sion, audit Tournay,où elle avoit plus de liberté de vaquer à l'oraison, dont elle tiroit la nourriture de son ame.

Où estant un jour en sa chambre, priant Dieu de tout son cœur, à neuf heures du soir, & long temps apres que les lumieres furent esteintes, & la sienne aussi, il apparut íur fa Cellule une grande splendeur,telle que la Mere Prieure voulut sçavoir d'elle, si, ayant esteint sa chandelle ou lampe, elle l'avoit allumée; elle respondit que non, & qu'elle n'avoit aussi de quoy la r'aílumer: dont la Mere resta bien estonnée, comme aussi ses Religieuses, la plus part desquelles ayans ladite Cambry en estime, commencerent de la consulter de choses concernantes leurs consciences, dont elles recevoient les advis tels, qu'elles en restoient fort edifiées.

Et comme le diable envieux du bien qui en procedoit, ne cessoit de la traverser en toutes manieres, fit dire par quelques unes, que les livres qu'elle composoit, ne procedoient pas de fa teste; ains qu'elle les tiroit de certains exemplaires que l'on luy avoit donnés. La curiosité les porta jusques là, que de faire des troux [sic] fur le plancher de fa chambre ou cellule, pour descouvir si elle tiroit hors d'autres livres ce qu'elle escrivoit, & ayans veu & cognu que non; ains qu'elle les escrivoit tout du sien, & en effet par le dictamen du Saint Esprit ( le mesme avoit esté fait aux Pretz aux Nonnains; & trouvé comme icy, qu'elle n'empruntoit rien d'ailleurs) la chose tournée en admiration,fit que celle qui avoit eu la charge d'en descouvrir la verité, qui estoit la Sou[s]prieure, commença de l'estimer & aymer grandement, voire se confier à elle en tous les secrets de fa conscience, & autres encor, pour en avoir ses advis& conseils, à leur grande satisfaction. [ 64]

Ce que Satan ne pouvant souffrir fit en sorte, que quelque Religieuse, qui avoit diverses fois veu de la lumiere de nuit fur fa cellule, esclairât tout le dortoire, dit qu'elle la tenoít pour sorciere ou endiablée,& que mesmes elle s'estoit armée du signe de la Croix; Ces choses se disoient de la pauvre Cambry, qui, suivant son train ordinaire en la pratique d'oraisons, son premier & principal de ses exercices, escrivit la lettre suivante à son Frere germain, lors esloigné d'elle, sur le sujet des afflictions qu’elle avoit souffert,& d'autres qu'elle voyoit en esprit luy devoir advenir.

« Ie vous prie, mon Frere, ne vous attristez pas pour tout ce que j'ay enduré, & endureray; ains croyez que si Dieu m'afflige, c'est un signe de son amour. le n'ay pas encor esté condamnée comme la Bien-heureuse Sainte Therese, ny conjurée comme 1'on disoit que c'estoit le diable qui la conduisoit,& que ses visions & revelations n'estoient que songeries. Ne vous esmerveillez si je fuis persecutée, & le seray encor à l'advenir ; car il n'y a pas d'autre chemin que la croix pour aller au Ciel. Bénite soit la croix, qui nous rend dignes de jouyr de Dieu. Quant à moy, la croix & tribulatíon, sont ma nourriture journaliére. C est [65] en la croix que je trouve cachée la grace de Dieu. »

En ce temps là, parlant à un homme de Religion, ayant les yeux abbaissez, elle ne laissait de voir quelque vertu secrette de l'ame, qui paroiffoit aussi en la face de ce personnage : & comme elle ne le regardoit pas corporellement, elle ne laissait neantmoins de voir ce qui en paroissoit à l'exterieur. Elle fut contrainte de lever les yeux, par la consolation qu'elle recevoít de la beauté de son ame, & le regardant, elle voyoit à l'exterieur, une beauté, non corporelle, ny esclatante ains telle qu'il luy eust esté impossible d'expliquer. Et considerant en fa face cette beauté, elle en estoit toute esmerveillée, & admiroit en elle mesme, ce qu'elle n'avoit jamais veu. Elle voyoit en l'interieur l'essence de la beauté de virginité,& comme elle est belle en fa nature, & penfoit que ce n'estoit pas merveille que Dieu a voit voulu naistre d'une Mere Vierge. Ioint qu'elle cognoissoit, que cette vertu de vraye virginité,ne peut estre fans humilité,& que celuy qui l’a fans humilité, l’a fans lustre, tellement qu'elle voyoit, que celuy là n'est pas vrayement vierge, qui n'est pas vray humble.

La vertu de virginité, qu'elle voyoit en la face de ce personnage, estoit celle de la ver[66]tu qui estoit en son ame, & combien qu'elle eut veu diverses fois le mesme personnage, elle ne l'avoit neantmoins plus veu en telle forte. Cela se passa, & ny pensant plus, estant le lendemain matin à í'oraison, luy revint encor cette veuë. Mais plus parfaitement: qui luy dura quelque espace de temps, apres mesmes la reception du Saint Sacrement, durant laquelle, elle la voyoit plus parfaitement, ressentant en son ame une consolation si grande qu'il luy sembloit n'estre plus au monde. Cette veuë estant passée, il luy sembloit, que tout le monde n'estoit que tenebre, de sorte que ( comme elle disoit ) si elle eust eu tout le monde en sa puissance, voire mille mondes, & qu'elle en eust esté maistresse, elle les eut quitté tous, pour garder cette vertu, voire mesme, pour voir encor sa beauté, s'il estoit loisible ( disoit elle ) de desirer telles graces.

En ce mesme temps, ayant un jour receu son Createur sacramentellement, elle eust un goust si delectable, non corporel toutefois,& elle le sentoit au goust, si qu'à l'advenant qu'elle goustoit sensiblement l'Hostie sacrée, elle sentoit en son interieur des effets grands de la grace de Dieu, en forte que, si elle n'eut pas cru par la Foy, que Dieu est reellement au Saint Sacrement de l'Au[67]tel, les effets qu'elle en ressentoit en la reception, estant suffìssants, pour le luy faire croire, ne pouvant ( disoit-elle ) autre que Dieu causer tels effets: mais, n'en estant pas encor assez appaisée,elle s'enquit d'une de ses compagnes, apres le disner, si les Hosties de ce jour là,avoient eu un autre goust que l'ordtnaire. Elles luy respondirent que non; & n'en avoient rien apperçeu, ce qui la confirma en son sentiment,& luy en fit rendre graces à Dieu, fe recognoislante indigne de ce bien.

Le bon Dieu luy faisoit souvent cette grace, lors qu'elle tomboit en quelque imperfection par ignorance, elle sentoit en sa conscience qu'il y avoit quelque chose, qui deplaisoit à Dieu, & que peu de chose empesche sa grace speciale, & ainsi examinant sa conscience, & trouvant le deffaut secret, elle se mettoit à le mortifier.

Pour exemple, s'estant un jour trop arrestée à quelque affaire exterieur, qu'elle pouvoit passer plus briesvement, afin d'occuper le temps à chose plus spirituelle, combien que c'estoit chose à la gloire de Dieu : mais le foin superflu, rendoit l'action imparfaite, & cela luy causa tant de peines interieures, qu'elle n'en avoit aucun repos, cognoissant bien qu'il y avoit quelque chose deplaisant à Dieu, qui luy ostoit sa familiarité,& ne [68] fçavoit d'où cela procedoit,jusques à ce qu'ayant fait son examen; & estant à l’oraison, nostre Dieu la corrigea vivement de cette imperfection. Où elle s'estoit laissé tomber par ignorance, & cette correction luy piqua si puissamment le cœur que l'on ne sçauroit dire: mais elle estoit avec tant d'amour, qu'ensemble elle fortifie & donne à l’ame un grand espoir en Dieu.

.Chapitre IX. De diverses operations de l'Amour divin en Sœur lenne.

L'Année 1621. rendant compte à son directeur de ce que Dieu operoit en elle, & de sa continuelle presence, disoit, que la presence de Dieu, joint avec l'amour qu'elle avoit à Dieu, la consumoit, & que l'amour n'avoit pas un moment de relasche, ains agissoit continuellement, puis enflammoit les
desirs de jouir de Dieu, qui luy causoient une alteration spirituelle ou langueur indicible. Que cet amour estoit si violent, qu'il falloit qu'elle s'escria, & jetta des plaintes, pour donner allegement à la nature. Elle pleuroit quelquesfois avec sanglots, tellement, que si elle n'eust pas prins ces petits [69] allegemens, tombant en ces accez,il sembloit qu'elle en fut tombée morte, & attribuoit à miracle d'en estre eschappée. Disoit que la jouissance du bien de la presence Dieu, estoit en l’esprit mais que l'amour estoit au cœur, jointement avec la volonté527, & la peine sembloit estre au cœur & au corps; d'autant gu'elle se sentoit quelque fois retirée comme un mort, autrefois avec ardeur, & tout le visage enflamé, autre fois l'haleine luy deffailloit du tout, ne sçachant respirer. Tels estoient ces accez d'amour divin en elle, comme est à voir par ce qu'elle en escrivit en Mars 1621, à son Directeur, touchant ces operations de Dieu, en ces paroles fuivantes:

« Quand Dieu s'unit à l'ame, l'operatìon en est secrete & intime, & telle qu'il me semble estre tout en Dieu. & je croy que nul peut faire telle operation, finon celuy qui est tout, & peut tout, vers celuy qui ne l'a pas merité. Et quand je voy & sens choses si admirables que le neant, le rien, que je fuis, est uny à celuy qui est tout, fans aucune mienne operation, finon le consentement de la volonté, & delaissement de moy mesme, à celuy qui est tout, je ne puis croire, que ce ne soit Dieu528 : le croyant, je l’adore, je l'ayme, je le serre au milieu de [70] mon cœur, d'autant qu'il me semble posseder tout le corps: mais notamment & plus parfaitement, la partie plus parfaite en sa nature, de l’ame & du corps, & l'enferrement [sic] se fait de l'affection. Tout ce que je puis faire lors de moy mesme, c'est à l’endroit de celuyqui fait l'operation.

« Ie ne pense pas lors que ce pourroif estre le Diable; car si j'avois telle doute, je ne le sçaurois faire ; mais je l'adore avec asseurance que c'est Dieu. Et apres quand les doutes me viennent, je sens tousiours, mesme durant les doutes, quelles angoisses qu'elles soient, & ce au plus intime du cœur, un instinct qui me dit que c'est Dieu.

« Et en l'esprit, quand je pleure quelques fois par crainte d'estre trompée, je sens encor là un instinct, qui me dit, que je ne doute pas que ce soit Dieu; tellement que, si toutes les creatures me disoient le constraire, je ne les sçaurois croire529 ; ains je sens que je me doibs attendre à celuy là seul par dessus toutes creatures. Ce mesme instinct me dit, que je m'arreste trop à la creature, & de fait, retournant à celuy là, que je doute estre Dieu, je me trouve tranquille & appaisée contre ces doutes. »

Vn jour estant fur le soir à I'oraison, il luy vint ume peine terrible au possible. Elle vid [71] en esprit ce que machinoient ses malveillans contre son innocence. Elle estait neantmoins resignée à Dieu: mais Dieu luy donnoit ( luy fembloit il ) une peine semblable à celle que l'Espoux Iesvs endura au Iardin des Olives, qui luy fit dire lors à Dieu; Mon Dieu, je suis contente d'endurer: mais toutefois, efí-il pojfible, que vous laissez telle puissance à mes ennemis contre mon innocence? Elle ne sçavoit toutefois rien d'ailleurs, si non ce qu'elle voyoit en l'esprit.

Estant donc ainsi dans ces angoisses, elle entendit que Dieu luy difoit amoureusement: Ne craignez pas ma fille, je vous ay en ma garde, comme la prunelle de mon oeil. Ces paroles du bon Dieu,1a consolerent fort: mais la peine luy demeura comme devant, sauf qu'elle en fut rendue plus forte.

Elle ne s'estoit trompée; car ses ennemis avoient fait certaine conspiration, laquelle pour avoir esté descouverte & esventée, s'en alla en fumée. Son Directeur ( c'estoit lors le R. P. G. ) l'ayant plongé un jour dans des grandes peines, par les doutes qu'il fembloit avoir de l'esprit qui operoit en elle, sans doute pour l'esprouver, elle luy escriyit la lettre suivante.

« Ie suis, mon Pere, contrainte de vous escrire la peine interieure que je sens, de[72]puis la derniere fois, que je vous ay parlé, d'autant que vous me laissez tousiours en doute, si c'est Dieu ou le Diable qui me gouverne530. Mon Pere, si c'est le Diable, toute l'oraison que j'ay fait depuis trente sept ans & plus, ne vaut donc rien, & maintenant ,j'ay demandé à vostre Reverence, si je quiterois í'oraison, si c'est le Diable; vous me dites, que je ne la quitte pas, & cependant ce m'est une peine insupportable, quand je me trouve à l'oraison, voyant celuy que je croy estre Dieu, posseder mon cœur en telle sorte, qu'il est plus à moy que je ne suis à moy mesme, ressentant ses operations à tous momens, dans mon interieur sans aucune relasche ; car je sens une operation si vive en l'ame,qu'il me semble estre une chose contre nature, de vivre en telle sorte, & n'y sçaurois resister, en façon que ce soit. Que faut-il donc que je fasse? Le Diable auroit il bien tant de puissance sur moy ? seroit il possible que l'ennemy de Dieu possederoit mon cœur & mon ame? comment se pourroit-il faire? Tous mes desirs & volontez font & ont tousiours esté de plaire à Dieu, l'aymer & servir. Et l'amour cependant agite tellement mon ame, que je meure en vivant, & en mourant je vis. Seray-je donc privé de celuy que i'ay[73]me,pour donner lieu en mon ame à une beste infernale? Ces craintes me sont insupportables, & ne sçaurois permettre, que celuy que Dieu hayt, ait quelque part en moy. Aydez moy donc, mon Pere ; car je suis fort en peine, encor que selon les operations que je sens, & les asseurances que celuy qui possede mon cœur, me donne, que c'est Dieu, je devrois estre à repos: mais quand je voy que vostre Reverence doute, je tombe aussi en scrupule531.

« Ie sens des operations interieures si spirituelles, que je ne les ose dire, de crainte que ne m'entendant pas, on me met plus en peine que je ne fuis. Iugez en quelle peine est mon ame, car lors que je fuis le plus retirée en mon interieur, donnant lieu à ces operations, je ne sçaurois dire ce que l’excez & violence de l'amour fait. Donc, si c'est le Diable, je fuis Idolatre ; si, au contraire, c'est Dieu ; & que par la doute qui me vient fur l'incertitude de vostre Reverence, qui semble douter que ce soit le Diable, j'attribue au diable ce qui seroit à Dieu. Examinez le tout, mon Pere, & delivrez mon ame de ces intricques [sic]. Ie vous dis mes peines de conscience, & vous demande secours,avec delaissement de moy-mesme. Et s'il est expedient que j'endure [74] pour la gloire de Dieu cette peine sans en estre esclaircie, j'en fuis contente, voire jusques à la fin du monde, je desire que Dieu soit glorifié à ma confusion: mais, si au contraire il est besoin que j'ay vostre advis, comme il me semble du tout necessaire, je vous prie prosternée en terre, avoir soin du salut de mon ame. »

Elle estoit de son naturel, assez encline à la colere : mais avant d'entrer en la Religion en l'année 22. de son âge, elle avoit fort travaillé à la mortifier, & quelques fois avec tel effort, qu'il sembloit que ses os s'en devoient briser, comme aussi en la mortification de toutes ses imperfections, comme l'on peut voir & considerer au traitté qu'elle a fait de la Ruine de l'amour propre, qui ne contient en effet que ses pratiques & exercices spirituels, qu'elle a mis par escrit avec commandement exprez de Dieu, ainsi qu'est dit cy dessus, pour l'ayde & secours des ames, qui viendroient à passer par les mesmes voyes, ce qui Iuy fut monstré en un instant, qu'il luy sembloit voir toute sa vie, que toutefois elle avoit deliberé de tenir çaché, si l'obedience ne l'eust obligé de le descouvrir à ses Directeurs. Estant encor au monde, & ayant quitté les habits mondains, elle recommença à se mortifier, & en vint à tels [75] termes, que le boire & le manger, luy faisoient peine.

Elle s'est abstenue de boire vin, jusques à ce qu'estant en Religion, elle a deu faire comme les autres Religieuses. Cette peine de boire, manger & donner à son corps quelque nourriture, fit qu'elle s'accoustuma à manger son pain sec, avec un peu de sel, mangeant toutes fois un peu de fa portion, pour faire croire, qu'elle ne le faisoit point par mortification. Et de fait on disoit qu'elle le faisoit par un appetit desordonné, & elle se réjouissoit que l'on en faisoit tel jugement, d'autant qu'elle en estoit plus libre avec Dieu. Cela faisoit elle, estant en son premier Monastere: mais estant à Sion, où elle fut mise l'an 1619. comme est dit cy dessus, elle ne le peut faire, d'autant que la Prieure l'en dissuada pour ne pas donner sujet aux Religieuses de l'imiter, qui s'eussent peu debiliter, & se rendre inutiles aux œuvres de l'Ordre, de forte qu'elle dëut laisser cette forme de mortification. Toutefois, elle se gardoit toufjours, de ne commencer pas la premiere à manger ; ains apres les autres, & quand il y a voit quelque chose de bon & delicieux, elle cessoit d'en manger devant les autres, mangeant au lieu de cela, quelque chose de moindre saveur.

Ces abstinences faisoit elle, quand elle s'en souvenoit ; car le plus souvent, son corps estant occupé à manger, l'esprit estoit transporté au ciel, en sorte que souvent, sortant de table,si on luy eut demandé ce qu'elle avoit mangé, elle ne l'eut sçeu dire.

Elle avoit mesme bien souvent du mal à tenir ses yeux ouverts, par ce qu'elle avoit l’esprit tellement attiré & occupé aux choses celestes, qu'elle en tomboit mesme à table en des abstractions, & ne sçavoit quel maintien tenir, de crainte que l'on s'en apperceut, ce qui l'obligeoit de sortir promptement apres le repas, & de se retirer seulette à sa chambre, pour donner lieu aux operations divines.

Tout le temps qu'elle a esté en Religion, tant en l'Abbaye des Pretz, qu'à Sion,devant estre envoyé Prieure à l'Hospital de Menin, dont sera parlé cy apres, elle estoit si precise à l'observance de la Regle, & Communauté, que pour quelque debilité ou indisposition qu'elle ait eu, elle n'a jamais voulu manger autre chose que la pitance ordinaire, sans permettre que l'on luy prepara [préparât] autre chose ; ne fut, qu'estant à l'infirmerie, il falut obeïr.

Durant les doutes cy dessus mentionnées, où elle se trouva plongée ( & c'estoit tous[77]jours à l'oraison qu elle avoit ces accez d'operations divines ) elle la laissa une année entiere, pensant en elle mesme, que puis que ce chemin estoit si perilleux,il valoit mieux s'abstenir de l'oraison. Durant cette année, elle se recreoit vainement avec les autres Religieuses, se gardant toutefois de faire aucune offense notable, qui peut deplaire à Dieu : mais elle n'estoit plus ainsi recolligée avec Dieu ; ains s'en retiroit, s’occupant à choses non necessaires. Elle faisoit cela pour n'avoir plus ces choses spirituelles, & pour ne courir danger d'estre trompée du diable : mais la pauvrette s'apperceut, que pensant fuir le diable, elle le suivoit, & qu'il la trompoit; car ces graces de Dieu la quitterent durant ce temps là,qu'elle ne faisoit plus d'oraison, qui fut cause qu'elle la reprit532, & sa maniere accoustumée de vivre, & aussi tost, ces graces & visites de Dieu, luy revindrent comme auparavant, & depuis lors, elle n'a plus laissé l'oraison.

Elle ne souloit dormir que trois heures la nuict533, ce qu'elle a tousiours prattiqué vaquant le reste de la nuit à l'oraison, & cela dés son bas âge, tant estant au monde, qu'en Religion.

Le diable ne manquoit pas de luy faire la guerre,luy estant souventefois advenu, qu'e[78]stant malade, & ayant à prendre medecine, il Iuy rendoit ses bras immobiles, fans s'en pouvoir ayder, en sorte qu'elle estoit forcée de la laisser. Ce qu'elle a fait jusques à ce qu'une fois elle pensa en elle mesme, fi cela procederoit bien des ruses du diable. Elle s'advifa donc, estant ainsi comme percluse de ses bras, de faire le signe de la Croix fur la medecine, ce qu'estant fait, le diable s'enfuit, & n'eust aucune peine de prendre la medecine, & depuis lors, aux rencontres de semblables difficultez, faisant le signe de la Croix, elles cessoient, par la fuitte du diable534.

Le 30. de May 1621.535 comme elle rendoit compte fort exacte à son Directeur de tout ce qui se passoit en elle, entre autres choses, elle luy escrivit la lettre suivante:

« Ie sçay bien, mon Pere, que je suis fort imparfaite, & c'est ce, qu'avec les deffiances que je voy en V. R. qui me fait tomber en des doubtes, que ce ne seroit pas Dieu, qui me gourverne pour me connoistre indigne de tant de graces. Toutesfois si je sçavois quelque imperfection volontaire, & vicieuse, il ne me faudroit autre juge que ma propre conscience, car je sçay ( graces à Dieu ) par experience, que les graces de Dieu font si delicates, que fort petite imperfection les empesche. Je par[79]le de cette union; car je le sens, si je tombe en quelque fragilité. Comme, par exemple, si pour crainte de deplaire à nostre Superieur, ou à mes Sœurs, je m'accommode à leur humeur & naturel, me recreant vainement avec elles, je le fay contre ma volonté, qui me porte plustot à pleurer qu'à rire: neantmoins Dieu se retire lors bien trois à quatre heures ; je dis, fa presence unitive, car l'action d'amour continuel, que je dis me faire mourir, dure tousjours, & quand je retourne si tost à moy, nostre Dieu,si bon, cognoiffant les occasions que je ne puis bonnement eviter, me pardonne & m'embrasse, comme un Pere à son enfant. » Iusques icy font ses mots.

Elle avoit lors un continuel desir de mourir, tant estoit grande l'alteration de jouir de Dieu, & se voir affranchie des occasions de l'offenser. La peine estoit incroyable qu'elle avoit, quand elle tomboit en quelque faute (pour petite qu’elle fut) si que la plus grande joie qu’elle avait, estait d’ouyr les cloches sonner le mort, et signament le lendemain de la Feste de tous les Saints, qui estoit pour elle, le jour le plus joyeux de l'année536; elle estoit toutefois resignée à la volonté de Dieu, de vivre tant qu'il luy plairoit. En May 1621. comme elle avoit laissé en [80] son Monastere des Pretz, fa haire & ceinture de haire, avec autres instrumens de penitence,elle demanda à son Directeur la permission d'en faire d'autres pour les porter, & d'autant que par fa responce, il sembloit avoir opinion, que ce sot pour esteindre quelque tentation du corps, elle luy escrivit la lettre suivante:

« Mon Pere, ce que je desire reprendre & porter la haire n'est pas, grace à Dieu,pour aucune tentation du corps; car je n'en ay jamais eu, & n'ay jamais à me confesser de toutes ces choses là, & je ne m'y entens pas: mais mon desir est, & procede de la haine que j'ay de moy-mesme,& desir de plaire à Dieu. »

Vne fois, ayant receu lettre de son Directeur, par laquelle il témoignoit de croire que les operations qu'elle fentoit en son interieur, & autres graces, venoient immediatement de Dieu, elle en fut si joyeuse & consolée, qu'elle luy en fit la response suivante:

« Mon Pere, je suis extremement consolée,d'autant qu'ayant un peu plus d'asseurance, que c'est l'esprit de Dieu qui opere en moy en mon ame: j'auray occasion de m'enflammer de tant plus la volonté, & desirs d'aymer Dieu, & de m'abandonner plus librement, plainement & fans aucune crainte [81] en cette fournaise d'amour divin, d'où me procedent ces operations si secretes, que je sens en l’ame & au corps: & en cecy recognoistre mon neant, & le peu que je fuis. Qui merite plustot que toutes les creatures s'eflevent contre moy, indigne d’estre soustenue de la terre, pour mes demerites, que d'avoir ces accez au Dieu immortel par un lien si estroit de son amour. Mais à qui la gloire, finon à Dieu, & à qui la confusion, finon à moy ? qui m'aneantis de plus au centre de mon rien, pour retourner toutefois apres, au sein de mon Espoux celeste. Que, si comme creature fragile, ma nature s'y voudroit fourrer, pour y rec[h]ercher quelque chose de propre, dés à present je renonce, & promets de n'y vouloir consentir ; ains plustot mourir, que d'y adherer tant soit peu, resolue de vivre & mourir, en la verité que Dieu est tout, & que je ne fuis rien. »

Par cette responce se void comment elle aymoit Dieu, & comme cette Bonté infinie operoit en elle, dans la suitte de tant de graces, qu'elle en recevoit, & avoit receu, depuis lan 1603. que Dieu, tout bon, luy donna le premier coup de son saint amour, en sorte qu'elle porta & sentit depuis lors, & signament par l'espace de plus de dix ans, [82] une playe au cœur, comme de la grandeur d’une paulme de main, qui luy causoit une douleur incroyable, avec des operations indicibles. Depuis cela s'est changé en des operations & effets plus spirituels: mais aussi plus sensibles.

.Chapitre X. Des effets de certaine abstraction, operez en Soeur lenne, avant que sortir de son Cloistre.

LE 18. de May dudit an 1621. la veille de l'Ascension de nostre Seigneur,fur les huit heures du matin, escrivant à son Directeur,elle l'advisa, que quelques années devant son sequestre, une abstraction la print fi violente de l'amour divin, qu'elle fut contrainte de tout quitter & dire, dans ces
sentimens de son saint amour, voire le prier qu'il la laiffa entrer dans la playe de son costé sacré.

Dieu luy dit lors, au commencement de ladite abstraction, qui dura jusques à sept heures du soir: Vien ma Colombe,niche dans cette pierre ferme, & y demeure.

De là en avant, elle fut fort encouragée à souffrir toutes sortes de traverses & affli[83]ctions. II n'est pas à dire, ny à croire, quelle aperation537 de Dieu elle sentoit en son ame tout ce temps là. Quant au corps, au commencement de l'abstraction,elle devenoit froide comme un mort, les mains roides, & puis luy prenoit une ardeur,qui sembloit luy bruslerla face, le cœur estant en continuel mouvement, auec grande douleur. Lors de cette abstraction, il luy fembloit, que tout son cœur n'estoit qu'une playe : telle estoit la douleur qu'elle y sentoit & souffroit, le cœur neantmoins ( nonobstant fa debilité, à raison de l'ardeur de l'amour qu'elle sentoit avec la presence de Dieu en tout son interieur) fautoit & bondissoit.que l'on le pouvoit voir & remarquer à l'exterieur, signament mettant la main à l'endroit d'iceluy, si que l'haleine luy defaillant, elle ne peut [sic] parler tout ce jour là, que dura l'abstraction ; pendant laquelle le bon Dieu parla à elle, fans s'estre peut bonnement souvenir de ce qu'il luy dit, parce qu'elle estoit trop abstracte,& alienée de toutes choses externes. Dont revenue à elle, il luy fembloit sortir d'un Paradis,& entrer dans un Enfer; tant elle trouvoit les choses du monde contraires à celles de Dieu,restant neantmoins en l’esprit un bien incomprehensible, aliené de toutes choses, qui ne sont pas de Dieu, avec un de[84]sir de mourir pour jouir de Dieu,sans plus d'empeschemens : qui la fit prier Dieu, de la tirer à soy, la laissant mourir. Mais nostre Dieu luy dit,qu'il luy falloit encor vivre. Et eust lors une veuë & lumiere, en laquelle elle apprint qu'elle auroit encor beaucoup à souffrir de persecutions des creatures, & eut asseurance qu'elle en feroit du fruit, & vainqueroit fans tomber en leurs pieges, c'est à dire, au peché, dont pour gage il luy donna ses cincq playes, en vertu desquelles elle surmonteroit tout, moyennant qu'elle si [s’y] tint ferme & arrestée.Si que de là en avant, estants engravées en fa memoire,il luy estoit impossible de ne les avoir devant les yeux. Nostre Seigneur luy tint lors ces paroles: Ma fille, ma bien-aymée, ces cincq playes feront à l’advenir, ton appuy & ta deffence, prend courage. II luy dit en outre, quelle trouveroit tout le bien de son ame, en la playe de son sacré costé; en celles de ses mains sacrées, la force de surmonter tousses ennemis visibles & invisibles; & en celles de ses pieds, la grace de ne trébucher au peché538.

Le surplus de ce qui se passa en cette visite de Dieu, elle ne la sçeu, ny peu dire, sinon que jouir d'une goutelete de ce pur amour divin qu'elle y gousta,estoit un bien sans çommencement & fans fin ; si beau, si grand, [85] & si delectable, que s'il en pouvoit entrer en Enfer seulement une goutte bien petite, l'Enfer deviendroit Paradis, & les diables, Anges, luy semblant (ce disoit elle) que le peché,ny la peine deuë au peché,puisse compatir & subsister avec un tel bien,que celuy du pur amour, qu'elle y a voit gousté.

Cette visite de Dieu luy advint le jour que sa Superieure luy avoit fait quelque objection en plain Chapitre, & accusée de chose, dont elle estoit innocente: sur quoy ayant prins recours à Dieu, qui la receut, comme dit est, elle se trouva bien recompensée.

Elle eut aussi un jour, une veuë & lumiere, que le Fils de Dieu, estant descendu du ciel en terre pour prendre chair humaine, & y faire des actes plus vils & abjets, que creature ait jamais souffert. Ces actes, apparoissants humbles, ne procedoient pas toutesfois d'humilité,d'autant que Dieu, comme Dieu, ne peut estre humble: il n'appartient qu'à fa creature d'estre humble & elle fait acte d'humilité : quand elle recognoist bien son neant, son rien, qu'elle ne peut rien, & qu'en verité, le rien est sien, & cela au fond de son ame, jusques là, que d'en pratiquer les actes, pour estre recognu telle de tout le monde, & en estre traitée comme telle. [86]

Voila que c'est humilité en la creature humaine: mais Dieu ne peut avoir telle vertu d'humilité, par ce que l'humilité en une personne, presuppose quelque chose de superieur. Or il n'y a rien de superieur à Dieu, de maniere que quand Dieu a pratiqué en terre quelque action humble, enduré d'estre baffoué & vilipendé, jusques à se laisser attacher à la Croix, cela a procedé de sa bonté, & pour nostre instruction; mais non pas d'humilité, & si bien nostre Seigneur & Sauveur a dit: Discite a me, quia mitis sum & humilis corde: il a parlé lors comme homme: car en tant que Dieu, il ne peut estre humble.

Dieu luy faisoit des grandes graces, aux Festes solemneles de l'an, par des operations secretes en l'ame, signament fur le mystere de la Solemnité; & le principal estoit tousiours, une operation de l'amour divin en son ame, avec quelque vision suivant le Mystere: comme quand elle eut la veuë des perfections de la sainte Trinité,des attributs & perfections divines, & de toutes les creatures en leur estre propre,& de l'estre divin conjoint à icelles,& de la maniere comme tout cela se fait, dont est parlé en ses livres, & en quelques endroits de cette Histoire539. [87]

Elle eust aussi en ce temps, une veuë, en laquelle elle cognut, comment Dieu est en ses créatures, et en toutes choses qui ont estre, comme il soustient toutes choses, & comme elles subsistent par sa puissance. Cela n'estoit pas, comme si Dieu fût moindre que la chose, & en quelle façon il se faisoit petit, pour s'accommoder à la nature, comme du bois, pierres, fleurs, & autres semblables creatures, non, car Dieu ( difoit-elle) est par tout glorieux en soy-mesme,il est par tout en sa pure & simple Essence divine,sans pouvoir estre compris des creatures.

Nous sommes tous en Dieu, voire mesme l'Enfer est en Dieu, jaçoit qu'il soit privé de sa sainte vision. Si l'Enfer n'estoit pas en Dieu,il faudroit qu'il y auroit un autre estre que celuy de Dieu, qui est seul qui est, & en cet estre divin, tout estre creé subsiste, & est soustenu, n'y ayant que le peché qui n'a pas d'estre, comme estant le pur neant; & pour ce le peché n'est pas en Dieu. Beaucoup de choses semblables a-t'elle veu & cognu, tant devant qu'apres son entrée en Religion, qu'elle avoit mis par escrit: mais depuis les a bruslé,par crainte que l'on les vid540.

Estant au Cloistre de Sion,elle eut une [88] veuë de l'essence de l'humilité, du neant de l'homme,& de ce que c'est de ce neant. Cette veuë luy dura fort peu, & ne sçachant pas que c'estoit une veue surnaturelle,elle pensoit que c'estoit la vraye vertu d'humilité, telle que nous sommes obligez d'avoir, en forte que voyant qu'elle avoit possedé un si grand bien, elle travailla pour la recouvrer,croyant que c'estoit la vertu mefme d'humilité, qu'elle avoit tousiours tant demandée à Dieu.

Le neant est un rien,& neantmoins c'est quelque chose de voir & cognoistre ce rien, & la creature venant de ce rien,conserver l'humilité. II luy sembloit que de voir une fois l'essence de cette vertu, est assez, pour ne jamais s'attribuer quelque chose de bon.

En fin se complaignant à son Directeur, qu'elle avoit joüy d'un tel bien, ores que si peu, & ne sçachant plus le r'avoir, il luy dit, que c'estoit une lumiere, & qu'il n'estoit pas en la puissance de l'homme de se la conserver. Cette responce la mit à repos, fans en plus faire autre recherche.

Comme au commencement de l’an 1621, elle avoit esté inspirée fortement de faire proposer par son Directeur à quelque personne riche & puissante, d'entreprendre l'establissement & fondation de son nouvel [89] Ordre, & ne si [s’y] portoit pas, comme elle eut peu faire,& priant Dieu de luy toucher le cœur à cette entreprise, Dieu luy respondit: La terre n’est pas encor disposée. Ce fut le Lundy dernier du mois d'Avril, immediatement apres avoir receu la sainte Communion: & là dessus, à sçavoir le cinquiesme de May suivant, elle escrivit à son Directeur en la lettre suivante:

« Mon Pere, ayant fait vostre devoir de luy proposer, si elle ne s'y porte pas, vous en estes deschargé devant Dieu, & je vous asseure, qu'à la mort, elle en aura des cornptes à rendre, & moy je diray à ma mort: Mon Dieu, j'ay fait mon petit devoir, si les hommes ne m'ont pas voulu croire, faites ce qu’il vous plaist: d autres en auront le bien & la gloire; car je mourray là dessus, que la chose adviendra, quand que ce soit ».

Au mois de Iuin dudit an, elle eut une veuë de la Justice de Dieu, en laquelle elle vid toute la terre couverte de la malignité de l'homme & en cette veuë, nostre Dieu luy dit; Ma fille fi j'execute ma Iustice vers les hommes, suivant leurs demerites,il faut que j'extermine tout le monde, que les bons endurent pour les mauvais.

Puis il luy monstra,que d'entre mille & millions d'hommes, à peine s'en trouve il [90] quelques uns, qui accomplissent & operent en tout parfaitement la volonté de Dieu, & selon icelle, &, à ce qu'elle a peu voir, en vertu de cinq ou six en une Province,qui font parfaitement la volonté de Dieu, Dieu soutient la Province entiere.

De plus, nostre Dieu luy monstra,quels biens, quelles graces fa bonté veut departir à toutes ses creatures: ausquelles graces, presque toutes, sauf quelque petit nombre, y mettent empeschement.

Apres cette veue, qui a produit en elle des grands effets, elle ne sçavoit plus s’éjoüir, voyant cette nature corrompue de l'homme, s'opposer ainsi à Dieu & à ses graces.

Ces operations de Dieu en elle, ont esté souventefois examinées par des Confesseurs, qui, ne comprenans pas bien le chemin, par lequel, Dieu la conduisoit, la mettoient en peine & en doute, si c'estoit l'Esprit de Dieu ou non,qui operoit en elle: & lors, pour s'affranchir de ses doutes, elle prenoit son recours à la foy simple, alloit devant le Saint Sacrement ou son Crucifix, prioit Dieu avec grand delaissement de soy mesme,& confiance en Dieu, & elle n'en sortoit jamais, qu'elle n'en fut aidée,ressentant tousiours en elle, les operations or[91]dinaires d'amour, de pajx & repos d'esprit, bien que paravant triste & affligée.se servant tousiours de la raison541.

Elle consideroit que tout ce qui attire au desespoir & defiance de son salut, à trouble & tristesse desordonné,vient du diable, & au contraire, ce qui donne confiance de salut, rend l’ame paisible avec Dieu, la fortifie contre toutes traverses & adversitez, doit venir de Dieu, elle embrassoit & suivoit celuy-cy, rentrant ainsi en son interieur, prenoit son recours à l'oraison, & sentoit toutes ces operations, qui la rendoient paisible avec Dieu & forte contre toutes afflictions & traverses.

.Chapitre XI. De la protestation faite par S. lenne devant le S. Sacrement, pour l’appaisement de ses Directeurs, fur le doute qu'ils avoient, de quelque tromperie en son fait.

LE huitième du mois de Iuillet de l'an1621. estant S.Ienne à l'oraison, & meditant fur le mystere de la Sainte Trinité, il luy vint une grande ardeur d'amour divin, & avec ce, une inspiration, voire commandement de Dieu, de faire la protestation sui[92]vante en la presence du Saint Sacrement, pour l'appaisement de son Directeur, qui la tenoit en doute de l'esprit qui la conduisoit, pour auquel commandement de Dieu obeïr, elle se prepara tout ce jour là, &le lendemain,pour recevoir son Createur, avec quelque frayeur toutefois, pour les mots qu'elle devoit prononçer,tels que portoit ladite inspiration, ou commandement, comme s'ensuit:

Que la terre s'ouvre & m’engloutisse, &c. Ayant receu le S. Sacrement de l'Eucharistie, le pain des Anges, nostre Dieu luy dit ces paroles: Mon enfant faites ce que je vous dis,je vous tiendray la main,la terre ne vous engloutira pas, ains vous benira. Paroles qui luy donnerent une consolation excessive. Elle print courage, alla faire la protestation, & l'escrire en la presence du Saint Sacrement, apres que toutes les Religieuses furent sorties de l'Eglife. Premierement elle se prosterna en terre, dit le Veni Creator, Ave Maria stella, repetant par trois fois, Monstra te effe matrem. Invoqua S. Augustin son Patron à son ayde, son Ange gardien, & les Saints à qui elle avoit devotion, qu'il luy sembloit avoir au tour d'elle, fît le signe de croix, & poursuivit comme s'ensuit : [93]

« IESVS, MARIA. Mon Dieu, mon Créateur, mon Iuge & mon Sauveur; je me prosterne á vos pieds, moy indigne creature, petit vermisseau, créé du limon de la terre, vous ayant ce jourd'huy receu Sacramentellement en mon ame. Mon Dieu, juste & misericordieux ; c'est à present que je me presente devant vostre divine Iustice & misericorde; pauvre pecheresse,avec le Publicain. I'ay peché,mon Dieu, je me recognois telle en vostre presence, & devant tous les hommes, n'y ayant personne qui se puisse justifier devant vous, mon Dieu, qui estes si pur & clair-voyant.

« Mon Dieu je vous demande pardon de de toutes mes offences. Vous estes doux & misericordieux, & cognoissez le fond de i.mon cœur, de mon interieur, & de toutes mes pensées, & je puis dire avec l'Apostre, le bien que je veux faire, je ne le fay pas, & le mal que je ne veux pas faire, je le fay. Mon Dieu vous sçavez que dés mes jeunes ans, j'ay eu le peché en abomination & que je l'ay encor.

« Vous sçavez,mon Sauveur, que j'ay tousiours desiré de vous servir, & le desire encor de tout mon cœur, soyez maintenant, par vostre bonté, mon Deffenseur. [94]

«Vous sçavez, mon Dieu,que toutes les operations spirituelles, qui font venues à mon ame, que j'espere venir de vostre bonté. Que les livres que vous m’avez commandé de mettre par escrit. l'institution de l'Ordre nouveau, & tous les escrits des graces spirituelles, je les ay monstre & communiqué à vos Serviteurs & fidels Amys, non à autre dessein,que pour en a voir advis ; afin qu'estans recognus venir de vous, mon Dieu, en donner gloire à vostre Majesté, & si non ; ains qu'elles viendroient du diable, que je sçache comment je m'y dois comporter pour le chasser.

« C'est maintenant donc, mon Dieu, que je me prosterne devant vostre Majesté, pour estre Iuge de moy-mesme. Vous sçavez mon Dieu que je n'ay jamais adheré au peché, ny usé d'aucune malice ou feintise, pour faire paroistre en toutes ces choses aucun acte de sainteté, ou en tirer à moy quelque gloire. Vous estes mon Iuge, je me condamne, & si je i'ay fait, que la terre s'ouvre à cette heure que je prononce ces mots & m'engloutisse. Et si au contraire, vous mon Dieu, qui cognoissez la verité de mes intentions, & que j'ay tousiours cherché vostre gloire & honneur, fans me chercher moy- mesme, ny ma gloire,ny [95] voulu tromper personne. Soyez à cette heure mon Iuge, comme je me suis jugée & condamnée, si j'avois failly.

« Vous cognoissez, mon Dieu, la pureté de mon ame, preservez moy à present, comme bon & misericordieux,& monstrez aux hommes,que ce que jusques ores, vous avez fait en moy, est de vos œuvres. Si c'est de vos œuvres, comme je le croy, n'y ayant rien du mien,achevez les contre toui ceux qui y veuillent mettre empeschement, m’abandonnant à tout travail d’ame & de corps à vostre service, & avancement de vostre gloire.

« Ie vous demande mon Dieu,moy indigne, avec confiance en vostre bonté, que vous veuillez donner vostre benediction, vostre grace, & la gloire eternelle,à tous vos Serviteurs & Servantes qui opereront & feront fruits de toutes vos œuvres, & notamment à ceux qui travailleront à cette vostre œuvre; car elle est vostre. Comblez les de vostre divin amour, & de toutes vos graces celestes. Ne regardez pas à l'indignité de celle qui vous le demande: mais à vostre bonté, mon Dieu, par l'intfrcession de la Vierge Marie vostre Mere, que i'ayme & honnore de tout mon cœur: je desire fa gloire, son honneur en cette œuvre, [96] à ce qu'elle soit louée & glorifiée de íoutes creatures.

« Prosternée devant vostre Majesté, petite & indigne que je fuis, je vous prie de cœur contrit, & neantmoins enflammé de vostre amour saint, qu'il vous plaise faire cognoistre à vos fidels Serviteurs qui ont cognoissance de mon ame, la verité de vos adorables volontez, & la pureté & integrité de toutes mes intentions,en tout cet efcrit, & que vostre Majesté divine soit glorifiée, & vostre tres sainte Mere louée, honorée & glorifiée. Amen. »

Quelque temps apres elle fut enquise de son Directeur pourquoy elle avoit eu crainte de prononcer ces mots, Que la terre s'ouvre& m'engloutisse, &c. puis que la verité estoit en fa conscience, & qu'elle se sentoit pure & nette, & sans feintife, elle luy fit là dessus la response suivante.

« Quoy, mon Pere, vous semble-il qu'il n'y a rien à craindre ? si j'avois la pureté de Saint Iean Baptiste, si j'estois fans peché, voire fantifiée, encor tremblerois-je en la presence de ce juste Iuge,duquel j'estois attendant la sentence. Si l'on sçavoit ce que c'est de Dieu & de nous, on n'auroit garde de se glorifier ; car toute nostre justice n'est: rien devant Dieu, & sans Dieu, les œuvres [97] les plus justes sont bien peu, & seront bien exactement examinées. Ie vous dis, mon pere, qu'avec toute nostre justice, & bonnes œuvres, quand on vient devant Dieu, nostre Iuge, quand on n'auroit jamais peché, on est bien perplexe.

« Quant à moy, j'estois lors comme à la mort & au jugement. Cecy n'est pas chose ordinaire,donc venant devant Dieu, s'il n’operoit point, & ne s'unissoit point avee l'ame, par son amour & misericorde ,l'ame avec toute sa justice, ne sçauroit que devenir de crainte, tant nostre Seigneur est juste & terrible.

« Or je ne voyois lors rien en moy, que ce qui venoit de moy de ma maligne nature : voila pourquoy je craignois, me voyant si miserable devant Dieu, & en estat & íur le point de prononcer une telle sentence, en la presence d'un si grand Dieu, & cette crainte n'estoit pas que je doutois, que Dieu eut fait ouvrir la terre pour m’engloutir ; car je sentois une asseurance en mon interieur, en tant que Dieu vouloit que je le fisse,& je recognoissois en moy la verité de ce que je disois: mais venant de Dieu, & non pas de moy, & voila pourquoy je craignois: mais la crainte estant passée par les paroles si efficaces de nostre Seig[98]neur, me comblans de joye, consolation & d'asseurance, telle que je ne pouvois douter que tout venoit de Dieu; je fis ladite protestation, & prononçay les mots que dessus, fans plus de crainte ny d'apprehension. »

.Chapitre XII. De quelques graces que Dieu a fait à Soeur Ienne, durant le reste des deux années qu'elle a esté au Cloiftre de Sion.

EN la mesme année 1621. mois de Septembre,son Pere Directeur estant incertain s'il continueroit sa demeure au Cloistre des Capucins en Tournay, ou seroit envoyé ailleurs, selon que l'on proposoit ; il la fit prier Dieu pour sçavoir ce que l'on feroit de luy ( c'estoit vraysemblablement, pour sonder l'esprit qui la conduisoit ) elle obeît simplement, & se mit à prier Dieu à l’intention de son Directeur,& Dieu luy revela qu'il continueroit cette année là sa demeure audit Tournay, dont elle l’advisa par lettre, qu'elle luy escrivit: mais avant la luy envoyer, elle s'en alla avec fa lettre, qu'elle tenoit en main, devant le Saint Sacrement, & entendant la Messe, à l'elevation de l'Hostie, [99] & encor à la communion, qu'elle receut, elle pria chaudement le bon Dieu, qu'elle adoroit de tout son cœur, & le voyoit, par la foy, present en la Sainte Hostie, qu'il ne la laissât pas tromper du diable, eu esgard à ses bonnes intentions, que si ce n'estoit pas Dieu, qu'il luy fit cognoistre fa continuation de demeure en Tournay, pour signe de cela, il voulut par fa bonté changer la lettre, abolir & effacer ce qu'elle y avoit escrit, & mit le contraire en sa place. Elle prioit cecy avec telle foy, qu'elle croyoit fermement, que si c’eust esté le diable qui l'auroit trompé, que Dieu eut changé sa lettre, d'autant que ce qu'elle avoit demandé à Dieu elle l'avoit fait par obedience; & elle eust derechef asseurance de la continuation de la demeure de son Directeur à Tournay,& ce tant à l’elevation de l'Hostíe, qu'à la communion & apres icelle: mais plus grande & plus forte que la premiere, & ouvrant la lettre apres la Messe achevée, l'ayant trouvé fans changement, elle la luy envoya.

II convient icy remarquer, qu'ayant eu ce commandement de son Directeur, le mesme jour apres Complie, estant à l'oraifon & s’estant mise en serieuse consideration de son neant devant Dieu, & recogneu Combien elle estoit indigne de le prier à l'effet [100] que dit est, elle eut quelque crainte d'avoir esté si hardie,que de luy demander telle cognoissance, sçachant bien qu'il ne faut pas demander telles choses à Dieu, comme aussi elle ne l’eut osé faire d'elle mesme; elle dit à Dieu, qu'elle le faisoit par obedience. Ayant prié quelque espace de temps, & ne pensant plus à ce qu'elle devoit demander à Dieu, il luy vint à l'instant, au plus profond du cœur, inspiration vive, qu'il ne sortiroit pas de Tournay cette année là,comme de fait il advint.

Les plus grandes graces que Dieu luy faisoit, c'estoit tousiours immediatement apres la reception du Saint Sacrement de l'Autel, lesquelles graces duroient aussi long temps, qu'elle avoit la commodité de se tenir receuillie avec Dieu, dont il luy falloit souvent se distraire, pour satisfaire aux heures regulieres, & cela avec beaucoup de peine, d'autant que quelque fois il luy venoit des accez de pleurs, qu'il sembloit que fon cœur se deut briser, & on voyoit cela, mesme à l'exterieur, estant à l’Eglise avec les autres Religieuses, fans pouvoir retenir ces pleurs, ny y resister, quel devoir qu'elle fit, pour les iupprimer: cela procedant du sentiment qu'elle avoit de la presence reelle de l'Epoux Iesvs au Saint Sacrement. [101]

Vn jour, apres la sainte Communion, estant fort empressée d'afflictions que luy mouvoient ses mal-affectionnes, se plaignant à Dieu, el[e luy parla en cette sorte: Mon Dieu, vous m’estes bien un Efpoux de fang, entendant des persecutions qu'elle souffroit contre son innocence,elle eut de Dieu responce: Qu'il luy seroit un pur un Efpoux de gloire.

Retournant une fois de l'oraison de l'Eglise, & s’estant mise en prieres dans fa chambre, le diable se monstra à elle, ainsi qu'une flamme de feu, qu'elle vid des yeux corporels, ce qui dura fort peu : mais elle se trouva lors si fortifiée, que si elle eust duré ; elle avoit le courage de luy marcher fur le ventre. Dieu l'encourageoit ainsi contre ce superbe, duquel elle fe mocquoit, le voyant de si peu de forces.

Au mois de Septembre dudit an 1621, escrivant à son Directeur fur le sujet des afflictions qu'elle fouffroit, luy tint ces paroles ;

« Ie prie Dieu, mon Pere, qu'il me donne la grace de pouvoir estre une fois selon son cœur, & que je ne fois trouvée ingrate des graces qu'il me fait par fa bonté car il m'en fait deux, entre autres, toutes diverfes, premierement la grace d'estre persecutée, & la seconde, de ses œuvres surnaturelles [102] mais je fais encor plus de cas des persecutions, pour les grands biens qui en reviennent à l’ame. Il me semble, que parmy tous ces assauts des creatures, je voy aussi toute la ville eflevée contre moy, & neantmoins je voy mon ame comme dans un Paradis, & je voy ma conscience plus grande que tout le monde, & toute cette ville ainsi eflevée contre moy ne sont, comme ils me paroissent, qu'un petit point, au regard de mon interieur, par ce que là, y trouvant mon Dieu, toutes choses creées sont comme rien au regard de luy, & cecy me donne une grande joye & repos parmy ces traverses. »

Les afflictions dont elle parle icy, sont celles que l’on luy faisoit pour empescher qu'aucun reclusage luy fut bâty à Tournay, où elle defíroit se retirer pour vaquer à Dieu, & aux choses de l'esprit : estant veritable, que pour la priver de ce repos, ses mal-veüllans firent susciter mesme le Magistrat, & autres: au moyen de quoy,tout ce que l'on fit pour l'accommoder, ne servit de rien, dont tant s'en faut qu'elle s'en attrista, qu'au contraire elle en eut si grand repos de conscience. que mesme,elle estoit en peine, de n'en avoir pas de peine, ny affliction. Elle cherchoit quelques fois des sujets de tristesse, pensoit [103] aux peines d'Enfer, de Purgatoire, & tout cela ne luy p'ouvoit oster la foye & liesse de son interieur. Elle considerois tous les pechez de fa vie, & voyoit mesme que ses pechez propres luy revenoient à bien, & luy donnoient encor de la joye. Elle se mettoit à mediter serieusement le Mystere de la Passion de Iesvs, par laquelle voyant que la porte du Ciel nous estoit ouverte, cela l'empeschoit de fe contrister en forte, que la peine, qu'elle souloit avoir des desirs apres Dieu, luy estant ostée, les desirs qu'elle eu avoit lors, estoient fans aucune peine.

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Ainsi operoit le bon Dieu en Sœur lenne: mais, quelquefois aussi, il la laissoit à elle mesme,parmy ces joyes interieures, & afflictions exterieures: & lors elle enduroit beaucoup, si que, fe trouvant ainsi en extremité de souffrances, & se souvenant de l'assistance que Dieu luy avoit promis, qu'elle trouveroit en fes cincq playes, elle y avoit recours, & le prioit, qu'en vertu de ses faintes playes, il ne permit pas qu'elle vint à tomber, & elle ne fe retiroit jamais du Crucifix, fans en estre toute consolé, & sentit en elle des grands effets de l'amour divin542. [104]

.CHAPITRE XIII. Comment Sœur lenne A esté faite prieure de l'Hospital de Memin, des graces que Dieu luy a fait, des traverses qu'elle y a souffert.

APres que Sœur lenne eut esté par l’espace de deux ans au Cloistre de Sion, & y eut achevé les livres de la mortification de l'amour propre,& bâtiment de l'amour divin, dont elle avoit escrit le premier avec beaucoup de peine, en son Monastere des Pretz : feu de bonne memoire Maximilien de Gand, Evesque deTournay, trouva bon de la constituer Prieure de l'Hospital de Menin, pour y reformer les desordres qui s'y trouvoient lors, & y introduire une bonne discipline religieuse.

Elle y fut conduite & establie, au mois de Novembre 1621. bien que sa commission ne luy ait esté donnée que le 19. d'Aoust 1622. Mais comme tout le temps, qu'elle avoit esté à Sion, elle avoit fort sollicité son Superieur Evesque,de la colloquer en un reclusoir, pour y servir à Dieu,tant elle se sentoit attirée à la solitude; ces desirs ne la quittèrent pas, car dés le beau commencement [103] qu'elle y fut, ores qu'elle si trouva fort caressée & honnorée des plus notables de la ville; estimant tout cela comme rien & pure fiente,elle continua de faire instance à ce que l'on luy en bâtit un, pour y vaquer parfaitement à Dieu,& aux choses de l'esprit, & donner lieu à l'amour divin, qui la brusloit interieurement, & avec tels accez, que souvent il luy sembloit son cœur se briser de l'ardeur de ses flammes,qu'elle appelloit martyr spirituel, & qui luy fit prendre pour sa devise, Amor meus crucifixus est. Telles estoient & si continuelles, les visites amoureuses de son Espoux celeste, que son corps n'estant pas fort assez pour les supporter, force luy fut de s'escrier: Cessez mon Dieu, je ne puis en ce corps fragile, supporter votre agreable presence. Admiroit & loüoit Dieu d'estre si bon, que de se tant abbaisser vers elle, qui recognoissoit fort bien son neant, & le peu que c'estoit d'elle, qui parmy les occupations és affaires de la maison, ne laissoit pas de se conserver la presence de Dieu en son ame, & au milieu d'icelles, de luy estre unie, quoy qu'à l'exterieur, elle le cachoit à son possible & tachoit de mener une vie commune, quant à la conversation avec ses Consœurs, afin qu'elles n'apperceussent [sic] point ce qui se passoit en elle. [106]

Enfin, parmy les occupations de la vie de Marthe, esquelles elle estoit engagée par les devoirs de fa charge, elle pratiquoit aussi la vie de Magdelaine, & ses pensées n'estoient |pIus que pour le ciel. Elle se plaignoit quelques fois avec le Prophete Roy,Heu mihi, quia incolatus meus prolongatus est, & d'autre part, demeurant resignée à la volonté de Dieu, puis qu'il falloit que son amour fut crucifié en cette vie,attendant la parfaite jouissance d'iceluy dans l'eternité,avec desirs ardans de faire cependant quelque chose pour Dieu & le prochain.

En, ce temps là,quelque bon Pere Religieux d'un Ordre tres-estroit, l’ayant visitée, & continuant par apres de la voir aux occasions, print tant de goust à s'entretenir avec elle, de choses spirituelles (en quoy toutefois elle estoit fort retenue, & ne s'ouvroìt que fort peu ) qu'il a confessé plusieurs fois, & les lettres qu'il en a escrit à ses confidens le tesmoignent, ne s'estre jamais retiré de ses communications spirituelles qu'avec grand proufit de son ame,de sorte qu'il en restoit tousiours fort enflammé de se perfectionner, pour plaire d'avantage à Dieu.

Le premier jour de sa venue au Cloistre de Menin, estant à l'oraison,l'Espoux luy donna asseurance que ç'estoit sa divine vo[107]lonté qu'elle y fut, nonobstant les troubles & rebellions qu'elle y rencontrerait des Religieuses : mais fans scavoir si elle y demeureroit toute fa vie.

Elle fe trouva bien embarassée à reduire à une bonne discipline, ces Religieuses Hospitalieres, qui pour n'avoir jamais veu leurs Regles, s'estoient laissé glisser en des fort mauvaises habitudes: si que n'ayant illec laditte Cambry, aucuns Peres, ny amis pour avoir leurs advis & conseils, pour les amener à une deuë observance de leurs Regles s'en contristoit fort,à raison du peril qu'elle voyoit, qu'elles courroient de leur salut: elle print son recours à Dieu par l'oraison, & le bon Dieu l'encouragea,& luy donna asseurance de leur falvation: mais qu'elle y rencontreroit bien de la difficulté, & signament à leur faire quitter les mauvais & vicieux comportemens, esquels la liberté qu'elles avoient eu auparavant, les avoit plongées.

II est souvent arrivé,qu'ayant employé quelques bons Peres à les convertir & ramener au bon chemin, elle les trouvoit en apres plus farouches & pires que devant, ce qui la faifoit recourrir à son azile ordinaire, à Dieu par l'oraison ; s'en alloit devant le S. Sacrement prier son Espoux celeste, qu'il les voulut adoucir & mettre en meilleur estat ; & [108] elle ne fortoit jamais de l'oraison, que, revenant à elles, elle les trouvoit toutes changées & douces comme agneaux, fans toutefois attribuer à ses prieres; ains à la bonté de Dieu,qui daigne escouter les plaintes des pauvres miserables en leurs necessitez.

Elle avoit cette coustume, quand elle prioit pour la salvation d'une ame ; elle prioit Dieu qu'il luy donna telle ou telles ames, fans qu'elle eusse sçeut autrement prier, faisant cela avec un delaissement total de foy mesme &de toutes choses, horsmis [sic] de la volonté de Dieu. Et elle asseuroit que cette forme de priere ne venoit pas d'elle; ains de Dieu, qui l'enseignoit & le vouloit ainsi.

Au mois d'Avril 1621. traittant avec quelque personne spirituelle, qui avoit des grands desirs de se perfectionner, il luy fit ses plaintes de ce que pour tout le travail qu'il faisoit, il ne sçavoit parvenir à la perfection & amour divin, ny avoir aucune consolation, ou tendresse spirituelle ; ains demeuroit aride & fans goust. Cette personne requit instamment Sœur Ienne, de prier Dieu pour elle, à cette intention, à ce que, si c’estoit fa gloire, il luy voulut donner quelque consolation divine & graces surnaturelles, & ce, non pour contenter son propre goust: mais pour aymer Dieu d'avantages en faire proufit aux [109] autres, selon son office, qui l'obligeoit de travailler pour le salut des ames.

Or voyant toutes les bonnes intentions de cette personne, elle fut meuë de prier Dieu, de tout son cœur, qu'il voulut exaucer ses desirs, fi c'estoit de fainte volonté, & Dieu luy donna cognoissance,que pour n'avoir cette personne passé par les afflictions, il ne devoit pas avoir les consolations qu'il demandoit.

Quelques jours apres, l'estant venu retrouver, ladite S. Ienne luy demanda (fans faire semblant de la cognoissance qu'elle en avoit eue) si depuis qu'il estoit au monde, il avoit eu beaucoup d'afflictions. II luy respondit, qu'il n'en avoit jamais eu, & que par tout où il avoit esté, il avoit tousiours esté aimé & caressé. Lors elle luy repartit, que, pour avoir des consolations divines, il convient passer par les tribulations, traverses & afflictions.

Depuis, elle eut encor une autre cognoissance, à sçavoir qu'il pouvoit bien, par les afflictions, parvenir à une grande consolation & amour de Dieu: mais qu'il n'estoit pas appellé d'en haut à une vie fureminente ; & partant, que de tout le travail qu'il feroit, pour fe disposer à cet amour bruslant ou Serafique, il en auroit la gloire accidentelle : mais non pas essentielle pour n’y estre pas appel[110]lé de Dieu, sans toutefois luy dite cecy sinon qu'elle l’encouragea à aymer Dieu le plus qu'il pouvoit.

Sœur Ienne fut en ce temps là, plongée dans des grandes peines interieures, esquelles il pleut à Dieu de l'exercer: toutefois ayant prins son recours ordinaire en l'oraison, à Dieu, à la bonne Vierge fa Mere, & particulierement à son Ange gardien, qu'elle vit à son costé droit, dans une lumiere qui passa comme un esclair, elle en fut delivrée, & se trouva avec force interieure, telle, que de là en avant, elle est demeurée fort affectionnée à son Ange Tutelaire.

Le jour de Pasques 1622. estant à l'Eglise de Menin avec ses Religieuses, elle eut, durant la grande Messe,une violente abstraction,ou union de l'amour divin,Dieu luy parlant, & elle à Dieu, n’y pouvant resister, quoy qu'elle si [s’y] efforçast, de crainte que l'on s'en apperceut ; neantmoins cela se passa sur la fin de la Messe,en sorte qu'elle peut retourner à sa maison & au Cloistre.

Ainsi Dieu l'abandonnoit quelques fois, &puis retournoit plus amoureusement, en sorte, qu'elle sentoit tousiours le mefme feu, qui la consumoit au fond de son cœur, n'avant peu autrement expliquer ce qui se passoit entre Dieu & elle, au plus fort de ces [111] unions, sinon qu'elle serroit son Espoux sacré au milieu de son cœur, d'une maniere toute spirituelle, & avec luy, toutes les ames unies à Dieu, & en la grace de Dieu, notamment, celles dont elle avoit cognoissance de leur estat543.

Elle disoit, qu'en ces accez & unions d'amour divin, l’ame s'ouvre & s'abandonne soy-mesme toute à son bien-aymé, & s'il se pouvoit faire,elle voudroit faire Dieu infiniment plus grand, plus glorieux, & plus puissant qu'il n'est, ce que ne se peut faire, estant tout comme il est. Ces operations estoient toutes divines ( disoit-elle ) & c'estoit plustot Dieu qui agissoit que l’ame,laquelle seulement y apportoit son total consentement, laissant operer Dieu par amour, tout ce qu'il vouloit. Et le fruict de ces operations estoit, que l’ame demeuroit avec un grand degoustement de toutes les vanitez du monde. Ce degoustement luy estoit tel, qu'elle fouhaitoit de ne parler à personne, sinon aux spirituels qui peuvent comprendre & entendre ces secrets divins.

Le 4. de Iuin dudit an, rendant compte à son Directeur de l’estat de son interieur, elle luy fit la demande suivante:

« Mon Pere, j'ay bien de la peine à vous escrire les abstractions d'amour divin, de[112]puis que je suis icy. Ie ne sçay comprendre. ceque Dieu veut de moy. Ie me trouve continuellement en mon interieur, le plus intime de l’ame, l'esprit, & toutes ses puissances, n'ont autre commencement, milieu, ny fin,que l'amour. Tout mon corps & sentimens exterieurs ne respirent qu’amour, en forte que, si toutes les parcelles de mon corps estoient converties en langues, toutes crieroient continuellement : Amour, Amour, (quelquefois par l'abfence de mon bien aymé JESUS, quelque fois de liesse de fa divine presence, que-je tiens ferré au milieu de mon cœur. Me trouvant ainsi agitée d’abstractions en mon interieur, ce m'est une peine incroyable, de converser, negocier, ou vaquer aux affaires temporelles, pour ausquelles entendre faut que je me retire de Dieu par contrainte, mais aussi tost que je m'en puis depestrer, ou les ayant achevées, retourner à moy ; je retrouve mon Espoux divin, fans aucune recherche, au milieu de mon cœur.

« Enfin, soit que je parle pour m'accommoder aux personnes, avec lesquelles je dois traitter,par obligation de ma charge, soit que je fasse autre chose, le cœur aspire tousiours en haut apres mon bien aymé.

« Ie ne fuis rien, je ne vaux rien, & ne merite que l'Enfer, je ne merite pas d'aymer Dieu, & cependant je ne puis nier que je 1'ayme de tout mon cœur, & je fuis languissante de son saint amour, qui me fait vivre en martyre. Amour doux & suave, plus que toute forte de delices. Amour cruel plus que la mort. Ouy mon Pere, l’Amour divin est doux & cruel. Il est doux à l'efprit ; mais il est cruel à la nature, qui n'est pas capable de foy, d'en supporter les operations amoureuses & toutes divines. »

De toutes les consolations interieures, dont son Espoux celeste la visitoit, elle apprenois de se fortifier tellement à patir & endurer toutes contradictions & traverses, qu'elle souloit dire d'un grand courage:

« Ie veux vivre & mourir en la croix,je tiens la croix pour ma mere, ma bien-aymée, ma familiere, & meilleure amie, je loüe la croix,je me glorifie en la croix : heureuse croix, je chanteray ta louange, & je prie l'Espoux bien-aymé, que je puisse finir mes jours en la croix. »

Entre autre croix, ce luy en estoit une bien sensible, qu'estant attirée aux choses de l'efprit & du ciel, elle devoit neantmoins vaquer aux choses de la terre, son esprit estant attiré & alteré de parler à Dieu. Traittant avec les creatures, elle devenoit toute triste, [114] & s'en retirant, pour traiter avec Dieu, elle reprenois ses joyes ordinaires, & son repos en Dieu. Et si en conversation des creatures, elle paroissoit joyeuse, c'estoit à se faire violence, & se contrefaire. Cependant elle vouloit la volonté de Dieu, puis qu'il en avoit ainsi disposé, & tous ses combats estoient un grand martyre, qu'elle souffroit avec grande resignation à la volonté de Dieu.

En cette mesme année 1622 elle eut une forte inspiration de faire un traité du triomphe de la Croix, pour faire voir combien les croix apportent de bien aux ames, & elle en a laissé la note de quelques Chapitres escrite de fa main : mais elle l'a negligé, n'en ayant eu autre commandement de Dieu, ny de ses Confesseurs, n'estant d'ailleurs asseurée que l'inspiration fut de Dieu ;l'on voit toutefois par les titres des Chapitres, ce qu'elle y devoit traiter.

.Chapitre XIV. Disgraces que Dieu a fait à S. Ienne depuis l’an 1623. jusques à son entrée en solitude.

EN Ianvier 1623. respondant à son Directeur sur la demande qu'il luy avoit [115] fait, comment elle entendoit ce qu'elle avoit dit en une sienne response, à sçavoir que Dieu estoit tout, elle luy escrivit ce que s'enfuit:

« I’entens par ces mots, Dieu est tout, que toutes choses fans Dieu, font le pur neant; car Dieu est feul, qui est, & fans Dieu nous ne pouvons estre ny subsister. Et j'entens par lESvs-CHRIst, que Dieu ayant prins nostre nature humaine,s'est fait le milieu cntre Dieu & nous, en ce que Dieu, ayant creé l'homme parfait & en estat de justice, d'enfant de Dieu,il s’est rendu ennemy de Dieu, par le peché; & IeSvs-christ, s'estant revestu du manteau de nostre nature, nous a remis en grace: & comme la nature humaine estant unie à la divinité en la perfonne de JEsvs-CHRisT, ainsi nostre nature par grace, & par les merites de IesvsChrist, peut estre unie à Dieu par amour.

«  De maniere,qu'ayant prononcé ces mots. Dieu eft tout & tout est Dieu,j'admire le tout, & le rien unis ensemble par amour & par grace. Ie n’ay peu que m'escrier: ô œuvre de Dieu admirable, qui daigne par son amour & bonté incompreheníìble, s'unir à ce rien.

« Ces pensées & cognoissances me donnent un tel degoust de toutes les choses de [110] ce miserable monde, que la vie m'en est rendue odieuse, & la mort desirable.

« Quant à ce qui est de nos livres, que l’on a trouvé bon de mettre en lumiere de mon vivant, je les ay escrits par commandement de Dieu, apres six à sept ans de delay, qu'enfin ayant esté reprinse & menacée de Dieu, que je ne les faisois point, je les escrivìs, s'il y a quelques bonnes ames qui en font leur proufit, la gloire en soit à Dieu, & s'il y a de la confusion &de la mocquerie, de quelques autres mal-affectionnées, & ennemies de la vertu j'en accepte volontier le mespris, n'y ayant rien cherché que la pure gloire de Dieu. »|

Le 8. d'Octobre dudit an, pour satisfaire à ce que le mesme Directeur desiroit de sçavoir comment elle entendoit ce qu'elle avoit dit auparavant, Que Dieu est amour, elle luy manda cecy:

« Mon Pere,vous sçavez que Dieu est amour,& qu'en cet amour qui est Dieu, toutes creatures ont leur estre,si que le propre de l’ame raisonnable est d'aymer, qui est produire l'estre de celuy qui est. Dieu est amour, il est stable, & sans aucun changement, & puis que nous avons notre estre de cet estre increé, & que Dieu nous commande de l'aymer & nostre prochain, [117] il s'ensuit & il faut dire, que Dieu tout bon, ne nous le commande pas, que nous ne le puissions bien faire, puis que nostre estre vient de luy, qui n'est en foy qu'amour.

« D'où vient, mon Pere, que tant d’ames sont privées de cet amour, soit vers Dieu, soit vers le prochain ? Ie m'expliqueray un peu. Ie dis,qu'en Dieu,toutes les creatures ont leur estre, & que le propre naturel de 1'ame raisonnable, est d'aymer & produire l'estre de celuy qu'elle est. Quand je dis, produire l'estre de celuy qu'elle est, ce n'est pas à dire que nous pouvons faire quelque estre autre que nous fommes. par celuy qui nousafait : mais je dis qu'en aymant, l'amour produit un continuel amour,tant qu'elle fine: mais l'amour ne fine point, tousiours elle produit amour, & en aymant elle vit, & en vivant elle ayme. Je prie Dieu qui nous a tant aymé, & nous ayme tant, que je le puisse bien aymer, que ma vie, & ma fin, soient amour & en amour. 544»

Son Directeur l'interrogea en quelle maniere se fait l'union de l'ame avec Dieu,& elle le luy fit entendre par cette similitude grossiere.

« Comme une graiffe [greffe] que l'on veut enter sur un arbre, a la vie vegetative, l'arbre aussi auquel on l'applique, & neantmoins estant unie à l'arbre sans per[118]dre dre sa vie naturelle, devient un mesme arbre: ainsi semble-t'il à l'ame qui est unie à Dieu n'estre qu’un avec Dieu.545 »

Vn bon Religieux,Superieur d'un Convent, l’an 1624. l’ayant trouvée à Menin, assaillie de quelque tristesse, l'en blasma en forte, qu'il sembloit à son jugement, qu'une ame aymant bien Dieu,ne doit pas estre triste, & que c'est vice, ou du moins imperfection de l'estre. Sur quoy elle ne voulut pas entrer en dispute avec luy, l'humilité le luy deffëndant: mais elle luy fit les demandes suivantes qui luy fermerent la bouche, & n'y sçeut que respondre.

I.

Ie demande en quoy consiste la vraye union de l'ameavec Dieu en cette vie?

2.

En quoy gist le vray repos de l’ame en cette vie?

3.

Vne ame peut elle estre unie à Dieu, estant agitée des plus grandes tristesses que Dieu luy envoye en cette vie?

4.

Si une ame, apres avoir dompté & mortifié ses passions, estant quelques fois par intervale, selon l'ordonnance divine, agitée de quelques passions aux puissances inferieures [119] de lame, sçavoir si cette agitation peut bien empescher l'union de l’ame avec Dieu?

5.

En quelle action l’ame est elle plus agreable à Dieu, ou patissant & supportant toutes sortes de contradictions aux parties inferieures de l’ame,estant neantmoins unie à son Dieu, ou bien en une tranquillité & repos, fans contradictions ou afflictions?

6.

Si une ame peut estre tellement unie à Dieu en cette vie qu'elle ne puisse plus sentir aucune agitation des puissances inferieures de l’ame; ains estre continuellement unie avec son Dieu, avoir & gouster continuellement les fruits d'une divine union?

7.

En quel estat l’ame peut elle faire plus de fruit & proufit, ou estant continuellement unie avec Dieu, fans jouissance des fruits de cette union, ou bien estant continuellement unie avec Dieu, jouissant des fruits de.cette union?

Ces demandes ne furent pas suivies de responce, & à la verité, ce bon Pere fe trompoit fort ; car Saint Paul mefrne, ce grand Apostre, qui aymoit Dieu parfaitement, dit de soy en son Epistre aux Romains, qu'il estoit agité de grandes tristesses,& d’une [120] continuelle douleur de cœur: Vcritatem dico in Christo, non mentior, testimonium perhibente conscientiâ meâ in Spiritu sancto,quoniam mibi tristítia magna est, et continuus dolor cordi mio.

Pendant qu'elle rendoit toute peine à former ses Religieuses, & les ranger à une deuë observance de leurs Regles, les desirs de la solitude Iuy croiffoient de jour à autre, pour y aller pleurer ses pechez,& ceux de tout le monde, si que pour y parvenir, selon les instances qu'elle en avoit fait, quatre à cincq ans auparavant, elle en fit des grandes poursuites vers feu le Reverendissime Evesque de Tournay. Maximilien de Gand, employât vers luy à cet effet tous ses amys, & notamment Monsieur Catulle, lors Official & Chanoine de Tournay, à present Archidiacre & Vicaire General de Monseigneur, nepveu dudit feu Evesque : ce que finalement elle obtint, & voicy un extrait de la lettre de remerciement qu'elle luy en fit le premier de Iuin dudit an, combien qu'avant que son Reclusage ait peu estre fait, il s'est passé encor un an & plus.

« Monseigueur, me prosternant à vos pieds, je demande vostre benediction, remerciant tres-humblement vostre Seigneurie,de la faveur qu'elle m'a fait, de [121] m’accorder l’estat & vocation de Recluse, un Reclusage que j'ay si long temps demandé & desiré. I'ay exercé la charge de Prieure de cette maison par obedience, vaquant la plus part du temps aux affaires temporelles: mais, Monseigneur, mon cœur estoit à tout moment attiré au Ciel. On me retiroit à tous propos des colloques de mon Dieu, pour les affaires de la maison, ainsi que l'on tire un enfant des bras de fa Mere,quoyque d'ailleurs j'ay esté contente de suivre en cela l'obedience de V. S. Mais puis que nostre bon Dieu a eu pitié de moy, je puis dire que la solitude fera mon Paradis, le jeusne ma nourriture, les veilles mon repos, & le silence un profond parler avec Dieu, &c. »

La veille de la Nativité de Iesvs dudit an, s'estant mise à l'oraison,& prins pour le sujet de sa meditation, le Mystere de laditte Nativité, elle eut cognoiflance de la predestination de son Pere Directeur, comme elle le luy en rend compte par sa lettre suivante.

« Mon Pere, je fis hier au soir oraison, & prins pour sujet d'icelle, le petit Iesvs au sacré ventre de la Vierge,contemplant & considerant dans ce petit corps, cette ame de l'Homme Dieu, de cette Humanité unie à la Divinité, & meditant ce que fai[122]soit cette benite ame dans ce petit corps, je vis ce que je ne sçaurois dire, ny expliquer entre autres choses, Dieu me donna une veuë de vostre predestination, &c. .

Son Directeur la voulant esprouver, & sonder si l'inspiration de quitter la charge de Prieure ( où elle estoit à son aise quant au corps ) pour aller en solitude vivre en pauvreté, venoit de Dieu, luy mit en avant des raisons qui la pouvoient faire changer de volonté, ausquelles elle repartit, comme s'enfuit.

« Vostre Reverence dit qu'il est meilleur d'estre tellement aliené de toutes les choies du monde, & qu'il ne les faut pas fuire: ains estant au milieu d'icelles, les oublier comme si elles n'estoient pas. Ie demande pourquoy tant de saints Personnages, tels que S. Paul, S. Anthoine, & autres, ont ils cherché les solitudes? Saint Idesbalde quitta fa croche pour se rendre Hermite. Sainte Marie Egyptienne, Sainte Marie Magdelaine, & tant d'autres, tant hommes que femmes,ont quitté le monde, & les belles charges que le monde leur offroit. Si ces Saints là ont quitté le monde pour mieux faire, moy qui fuis pecheresse, pourquoy ne les puis-je imiter, m'y sentant attirée de Dieu, qui les a inspire ? si c'est plus grande [123] imperfection que de demeurer au monde, je seray tres-aise d'imiter cette imperfection ; moyennant que je puisse imiter leur vie de loing : non pas pour quitter ou fuire Ia croix, mais pour m'en donner une plus sensible,qui est l'amour divin, ou l'effet de l'amour, & le martyre, qui est bien plus que toute autre croix, quoy que l'amour est autant grand à present, quant à la volonté: mais il est couvert de cendres de continuelles occupations temporelles &distractions. Pour ma sensualité, je ne sçaurois desirer l'hermitage: mais bien pour suivre l'esprit, & Dieu qui m'y attire. »

Ces raisons furent telles, qu'il n'en sçeut que dire; ains les approuva, & trouva bon qu'elle poursuivit son dessein; n'estant pas ignorant, que si elle s'adonnoit à l'oraison, comme elle faisoit avant estre en cette charge de Prieure, seulement trois à quatre jours, les operations de l'amour divin en son ame, se voyoient mesme à l'exterieur par la fragilité du corps. Ce que luy causoit beaucoup de peine, tant elle desiroit estre incognue, & que ces secrets ne se vissent pas ; joint que ces choses interieures l'occupoient tellement, que souvent elle en oublioit les temporelles, & exterieures de la maison, & estoit contrainte de faire briefve oraison,& dire [124] souvent à son Espoux celeste: Retirez-vous, mon Dieu, retirez vous,vous voyez qu'il me faut acquiter de la charge que vous m’avez donnée.

Le 16. de Mars 1625. estant encor Prieure de l'Hospital de Menín, charge dont elle desiroit tant estre delivrée, elle escrivit la lettre suivante audit Se Archidiacre Catulle, à fin que l'on voulut haster le bâtiment de son Reclusoir.

« Monsieur & Pere en nostre Seigneur, je me jette à vos pieds mille fois, pour prier V. R. pour la Passion de I E s v S-christ,,& par toutes les playes & gouttes de son Sang, de faire en sorte que l'on bâtisse bien tost mon petit Ermitage, il ne gele plus, on peut bien maintenant bâtir, la chose n'est pas grande, faites moy ce bien, Monsieur, laissez moy vivre le reste de mes jours entre les morts, pour à ma mort, aller vivre entre les vivans. II ne se passe minute au jour que mon cœur n'aspire apres la solitude, pour y trouver mon Dieu, non pas la consolation, car je n'en fuis pas digne, mais bien pour me mirer dans les playes sacrées de mon Sauveur, & là en l'amertume de mes pechez, je puisse nettoyer toutes mes fautes dans la fontaine du Sang de Iesvs: Dieu aura soin de ma nourriture,que l'on [125] laisse tous respets. Ie diray avec la Cananée, que les chiens ont les miettes de pain qui tombent de la table de leurs Maistres. Ainsi j'espere que les bonnes gens me donneront les morceaux qui tomberont de leur table. »

.Chapitre XV. De l’amour de Dieu,different de celuy de la Vierge, & d’autres graces faites à S. lenne.

ELle demanda une fois á son Directeur si on pouvoit bien aymer autant la Vierge Marie, & avec tels ressentimens interieurs de fa presence en l’ame,comme de la presence de Dieu. II y en a qui disent qu'ouy, voires qu'ils ayment plus la Vierge, & ressentent plus d'amour à la Vierge, qu'à Dieu mesmes: mais quant à elle, elle ne le trouvoit pas ainsi, combien qu’elle aymast la Vierge extremement, & neantmoins elle ne la sçavoit ressentir en son cœur, comme elle ressentoit Dieu. Elle ne parloit pas de l'adoration que nous devons à Dieu, car ce seroit ( disoit-elle) idolatrie : mais que Dieu se fait ressentir comme Dieu,& la Vierge Marie,comme creature de Dieu, parlant de la chanté unitive dans l'interieur. [126]

Le 19. de Iuin dudit an 1625. Dieu luy sit voir la laideur du peché,& la malignité de la nature de l'homme, & eut aussi lors une grande haine du peché, & cela par une operation extraordinaire, qui luy donna un parfait degoust de tout ce qu'elle voyoit au monde: horsmis des ames cheminantes vrayement selon Dieu,voire mesmes, quand elle voyoit en elle mesme fa meschante nature, elle eíîoit à elle mesme insupportable.

Sainte Catherine de Gennes eut un jour une veuë semblable (comme est porté en sa vie) de la malignité de l'homme, qui estoit aussi grande & meschante,que Dieu est bon, de maniere qu'elle ne pouvoit plus voir l'homme, finon comme on voit le diable avec fa meschanceté.

Sur la fin du mois de Iullet dudit an, comme elle escrivoit, le diable vint avec grand bruit ouvrir l'huys de fa chambre; & elle d'abbord croyant que ce fut quelque personne, se leva & alla vers l'huys; mais n'y trouvant perfonne, elle jugea que ç'avoit esté le Niable. Elle s'en mocqua, & de son orgueil, le voyant si superbe, & neantmoins si petit & debile, qu'il ne peut faire autre chose que d'ouvrir l’huys de la chambre d'une petite & chetive fille. Au mois d'Aoust suivant, jour de S. Ber[127]nard, respondant à quelque lettre de son Directeur, affligé spirituellement, luy fit la responce suivante:

«Comment me cachez vous vostre affliction spirituelle ? comment, mon Pere, le seul souvenir du neant vous cause il ces apprehensions de la separation de Dieu ? vous empeschera il d'entrer in Terra Sanctam? non non, mon Pere. Parlons maintenant de ce tòut, & du neant qui est le penché. Or nous sommes tous pecheurs, vous sçavez mieux cela que moy, que le peché est lavé par la confession. Quant à moy, si j'avois fait autant de pechez mortels qu'il y a de gouttes d'eau dans la mer,& de grains de fable au fond d'icelle, les ayant une fois tous confessez je me mettrois de bonne forte devant Dieu crucifié,& là, avec une vive contrition je les laverois tous dans le Sang de la sacrée playe du costé de iesvs crucifié, & puis je me mettrois entre ses bras amoureux, & m'abysmant dans son amour, j'y bruflerois tous mes pechez fans plus m'en ressouvenir. Et fi Satan me les remettoit en memoire, & m'en donnoit des apprehensions pour me separer de Dieu, je me rirois de luy, & luy dirois : Va Satan, tu n'auras que mes pechez pour ta part, va brufler avec cette paille, tu n'au[128]ras rien en moy, car je suis à mon Dieu. Prenez donc courage, mon Pere, si Dieu, nostre amour, vous exerce par ces apprehensions, iI vous fera meritoire: mais doresnavant ne pensez plus au passé. Lisant vostre lettre, j'ay eu une violente abstraction, en laquelle nostre bon Dieu m'a fait sentir des flammes de son amour bruslant, telles que toute la nuit, & encor le lendemin, j'en fus toute abbatuë,& dans ces accez, j'ay encor eu une telle asseurance de vostre predestination, que je n'en sçaurois aucunement douter. Laissons le resouvenir de tout, & ne pensons plus qu'à nous unir parfaitement à Dieu, à son saint amour. II ne se faut pas resouvenir de ses pechez que par amour. »

Au mois de Septembre elle eut une veuë du costé de Iesvs,estant à l'oraison,& fut transportée en une union d'amour divin, en laquelle elle se plongea dans la sacrée playe du costé de son doux IeSvs,& y vit son Directeur lavé avec elle du Sang de Ie svs, qui decouloit abondamment de cette playe, & tous leurs pechez nettoyez par ce Sang, duquel luy & elle beurent à satieté : en sorte, que n’y en restant plus, elle vid à descouvert le cœur de Iesvs, changé en cœur d'or, reluisant à merveille, par le travers de fa [129] playe large ouverte, & puis revint à elle mesme, avec une consolation indicible sans toutesfois avoir eu lors l'intelligence de la signification de cette veuë: mais l'effet en fut entre autres, que, comme jusques lors elle avoit eu quelque horreur du sang humain, si avant, que souvent auparavant, prenant pour sujets de ses meditations la Passion de Iesvs,elle ne sçavoit approcher sa bouche de la playe de son costé, à cause de ce dégoust naturel qu'elle avoit du sang: mais de là en avant elle n'eust plus ce dégoust, ains une grande devotion au Sang, & à la sacrée playe du costé de Iesvs, si que toutes les fois, aux accez de l'amour divin, qu'elle se jettoit à ce sacré costé, elle y voyoit son cœur de fin or extremement reluisant.

Le 30. dudit mois de Septembre, répondant à une lettre de son Directeur, elle luy dit cecy:

« Quant à ce que V. R. dit, que si Dieu me faisoit cognoistre ce que l'on seroit de vostre personne à ce Chapitre, que ce seroit un signe pour croire la vision susditte: sçachezmon Pere,que Dieu ne veut plus donner cette cognoissance, & ne veut plus que je prie pour avoir des revelations: il suffit pour vostre affeurance de mon inte[130]rieur, que je l'ay fait une fois par obedience, Dieu ne la pas oublié, & il vous en peut souvenir.

« Et touchant vostre predestination & la mienne, & de l'asseurance que Dieu m'en a donné:

« Sçachez, mon Pere, que de moy, je ne faif jamais reflection fur moy, depenser si je feray damnée ou sauvée: mais je fuis de telle forte en Dieu, que me voyant en Dieu, & vivante en Dieu, je me voy mourir en Dieu, ne voulant que Dieu, ne cherchant que Dieu, fans distinction si je feray damnée ou sauvée. le sens cette asseurance en moy de jouir de Dieu au Ciel, aussi bien qu'en terre, fans ( dis-je ) faire aucune reflexion. Ie ne le sçauroís autrement le donner à entendre.

Ie vois en Dieu l'abysme de mon neant, sans penser à la predestination,quoy que je vois bien que pour ma meschante nature, je ne merite pas de jouir de Dieu, ny en terre, ny au ciel. Ie ne ferois aucune reflexion, non plus de moy, que de vous, si ce n'estoit que vous voyant en peine & en doute, Dieu m'a donné pour vostre consolation particuliere, l'asseurance de vostre predestination. »

Environ le mesme temps, l'Espoux cele[131]ste luy fit voir, que, lors que nous ferons au ciel, nous aurons un autre nom que celuy de Baptême, & que,comme nous sommes creez pour restablir les sieges des diables qui en ont esté chassez, elle cognut en Dieu, que nous aurons les mesmes noms des Anges, devenus diables, & leur place en Paradis, voires que nous serons de la mesme Hierarchie, & aurons les mesmes graces, au degré de gloire essentielle, qu'ils eussent eue, & en outre que nous augmenterons en la gloire accidentelle.

La veille de la Nativité de la Vierge MaRi E, dudit an, Dieu luy donna pour demeure de son ame, la sacrée playe de son costé, pour y estre à toute eternité,& en tirer à jamais la nourriture spirituelle de son ame.

Au mesme mois & an, entendant la Messe,& priant pour l’ame de feu sa Mere,au cas qu'elle en eut de besoin, elle fut transportée d'esprit, & contrainte de prier pour l’ame de certaine personne constituée en dignité ( dont le nom se sçaura cy apres ) qui ce jour là s estoit mis en voyage : & ce avec grande ardeur, que d'elle mesme elle n'eut sçeu avoir, si le bon Dieu n'y eut pas operé, & ce non fans mystere. Elle vid ce personnage eslevé devant Dieu,qui le regardoit amiablement, &lors elle pria Dieu qu'il sau[132]vast son ame, & la print en sa garde contre tous les dangers du diable & du monde,& redoublant ses prieres, en amour & charité en Dieu vers luy, elle dit à Dieu, ou Dieu dit par elle: Mon Dieu, donne moy cette ame là, selon qu'elle avoit de coustume, quand elle prioit pour quelqu'un. Puis elle vid dans ce transport nostre Seigneur tout sanglant, & toutes ses playes ouvertes, qu'il a souffert pour nostre salvation, & particulierement la playe de son costé, laquelle estoit toute large ouverte, & en icelle vid ladite ame plongée, le sang coulant de ladite playe, qui lavoit ses pechez, & lors elle eut de Dieu asseurance de sa salvation,dont elle receut tant de joye & de consolation, que son cœur sembloit fondre en l’abysme de cette Bonté infinie, & n'avoir plus rien de son estre, ains qu'il estoit tellement uny à celuy de Dieu, qu'elle n'estoit plus sienne.

Pendant tout le temps qu'elle a esté en cette charge de Prieure, elle a souvent esté secourue & aydé,tant au temporel, qu'au spirituel de son Espoux celeste, de la Vierge & de son Ange tutelaire.

Estant en quelque besoin, elle s'en alloit devant le Saint Sacrement faire ses prieres, & Dieu luy inspiroit ce qu'elle devoit faire, & ce signament au commencement quand [133] elle se trouvoit sans argent pour envoyer au marché à la provision. Elle prioit la Vierge de l'assister, & luy donnoit les clefs de la maison, luy disant qu'elle les luy mettoit en main, comme estant leur Mere, & aussi tost, ou peu apres, Ion luy apportoit argent, d'où elle n'en attendoit point.

Quant au spirituel, Dieu luy a fait souvent cognoistre les secrets de l'interieur de ses Religieuses, jusques à une pensée, qu'elles confessoient fans le pouvoir nier, quand elle les admonestoit, pour les mortifier mais cela luy causoit beaucoup de peine, tant elle s'estimoit imparfaite, & indigne que Dieu luy donna semblables cognoissances.

Et çe non seulement de ses Religieuses: mais encor d'autres personnes qui la venoient visiter,elle ressentoit qu'il y avoit à redire en leurs consciences, qui luy faifoit peine de leur parler. [134]

.Chapitre XVI. De la veuë que S. lenne eut l'an 1625. avant entrer en solitude, d'un estat parfait, auquel une ame peut paruenir, par le moyen d'une grace particuliere de Dieu,qui est comme l'eftat d'innocence.

« L’On ne peut douter que Dieu, tout bon, puisse donner à l'ame, sa bien-aymée, une grace particuliere telle que par le moyen d'icelle elle se puisse eflever à un estant approchant de prez, celuy duquel nos premiers Pere & Mere sont tombez, qui estoit l'estat de parfaite innocence. Ie dis, que l'ame peut parvenir à un estat qui approche celuy d'Innocence: mais comment cela ? & comment peut on cognoistre une ame qui y est parvenue? nous le verrons, fans toutesfois traiter icy des chemins pour y arriver, par ce que nos quatre livres de la Ruine de l'amour propre en traittent assez,parlant de quitter tout & mortifier l'amour de nous mesmes, jusques au quatriesme,discourant d'un estat plus relevé.

« Nous monstrerons donc icy la nudité de toutes les passions & affections dont cette [135] ame est affranchie,que toutes choses du monde, venant des creatures, de quelque condition qu'elles soient, ne la peuvent empeseher d'entrer en cette Terra sancta, qui est comme l'estat d'Innocence.

« Terra fancta? ouy, c'est une Terre sainte, on n'y peut entrer avec quelque soüillure de passion ou affection hors de Dieu. C'est le Buisson ardant, qui brufloit, & ne confommoit point, & pourquoy Dieu dit à Moyfe : deschausse tes souliers. Quel est ce Buisson, & quelle est cette Terra sanctal ?C'est cet heureux estat, c'est une Terre sainte. Et quelle est cette Terre sainte? C'est le Corps ou Humanité de Ie SvS christ, à qui l'ame est unie dés cette vie. Quel est, dis-je, ce Buisson ardant? C'est ce feu de charité,de la Divinité unie & jointe à l'Humanité, avec qui l'ame est unie dés cette vie, le corps estant reduit audit estat par cette union. Cet estat n'est plus laborieux, mais fructueux.

« L'ame jouit icy des fruits de son travail, joüit de la recompense que Dieu luy donne, & des graces gratuites, & en fin joüit d'un Paradis Terrestre. Mais qu'est-ce qu'il faut icy quitter? &que faut il trouver pour posseder cette Terre sainte? ce Paradis Terrestre,où l’ont vit comme en l'estat d'Innocence. [136]

« Il faut quitter tout,

Il faut posseder tout.

« En quoy peut on cognoistre l'Innocence de ce Paradis Terrestre? à jouir de tout, & posseder tout. L’ame ayant quitté tout, pour jouir de tout, demeure constante fans varieté,fans decliner en chose qui soit de l’union avec fon Dieu, ny le monde, ny soy-mesme, ny amis, ny ennemis, perte de biens, ou autre chose que ce soit, ne ia peuvent, tant soit peu, destourner de son Dieu.

« O! l'Innocence heureuse! mais qu'est-ce que fait icy la nature corrompue? elle est sujette & obeissante à l'esprit, avec telle soupplesse,qu'il semble n'estre plus nature.

« Qu'est-ce que signifie ce mot Innocence ? On tient communement innocent, un enfant incapable de pecher, & Dieu dit: Si vous n'estes comme ces petits enfans, vous n'entrerez pas au Royaume des Cieux.Mais quoy ? faut il donc demeurer fans jugement ? ouy, quant au peché, non pas quant à la raison ; car un enfant n'a pas de raison, & l’ame raisonnable demeure tant plus perfectionnée, qu'elle devient fans jugement au peché.

« Mais qu'est-ce estre fans jugement au peché? & qu'est-ce que porte cette Inno[137]cence? C'est estre eternellement mort au peché, ou pour mieux dire, estre tellement mort en nous mesmes, que l'ame ne void plus, ne juge plus le peché,soit du prochain ou de soy-mesme, ou de ses pechez passez, finon hors de Dieu, & horsde soy-mesme, ains le void seulement en son propre neant.

, »Ces ames là ne peuvent plus faire de reflexion fur leurs propres pechez. pour en avoir contrition,finon par amour divin, hors de Dieu & hors d'elle mesmes, & en Ieur propre neant.

« Ie dis encor que ces ames là, voyans sentier & les horribles tourmens d'iceluy, n'y regardant pas le peché, finon hors de Dieu, tellement que leurs pechez propres passez, ou du prochain, voire de leurs parens qui font en enfer, ne leur donnent aucune peine, voyans tout par amour, ce qui les rend comme en estat d'Innocence hors du peché.

« Comment & à quoy peut on cognoistre 1'Innocence du Paradis Terrestre,à joüir & posseder tout? L’ame qui a tout & possede tout, qui est Dieu, elle ne pense, n'opere & n'agit plus en chose qui soit, finon en ce tout, par ce tout, & pour ce tout, ny à 1'ame, ny au corps. L'estre infiny & increé, [138] possede & agit en cet estre creé: mais infiny hors du neant, qui est le peché.

« Mais qu'est-ce que fait l’ame en ce tout ? elle ayme. Qu’est-ce qu'aymer ? c'est s'unir: Et qu’est-ce qu'unir,c'est aymer. Aymons donc, & nous serons unis à Dieu, soyons un avec Dieu, & nous aymerons.

« Quelle est cette Innocence en cet amour & union avec ce tout, qui est l'Espoux de 1'ame, & son Dieu? Cet amour est innocent, c'est à dire, sans raison humaine, sans crainte, fans respet, & sans regle.

« Elle est infinie, quant à la grandeur de lavolonté,qui desire d'un desir infiny. Les choses pesantes, jettées par violence hors Mde leurs centres, ne peuvent avoir de repos tant qu'elles y soient retournées. Le centre propre de l'ame, c'est Dieu,& l’ame estant en cet estat, elle est retournée en son centre propre, qui est Dieu. C'est donc en cet estat heureux que l’ame se repose en Dieu, comme en son estre, sans plus d'empeschement. Là est fa demeure, là sont ses plaisirs,là est son Paradis terrestre. C'est donc Terra Sancta. II faut icy noter trois chofes en cet estat.

« Premiere, la pureté de vie de cesames.

« Deuxième, la pureté de i'amour en Dicu. [139]

« Troisième, la pureté de l'amour, & dilection au prochain.

« La pureté de vie en cet estat est si simple & si pure, qu'il n'y a operation,ny action, soit en l’ame,soit és puissances d'icelle, soit au corps, soit en toutes les actions de la vie humaine, que tout ne forte de fon principe, & estre de son tout, qui est Dieu: que l’ame possede, & qui la possede, se terminent en Dieu, & finissent en Dieu, & ces ames là ont telle lumiere qu'elles voyent en toutes operations & actions ce qui doit estre à Dieu, & estre fait en Dieu & pour Dieu.

« La pureté de l’ame en Dieu (comme nous avons monstre en nostre traitté de la Ruine de l'amour propre,qu'il se fourre par tout, voire és actions les plus relevées, & spirituelles de la contemplation) est icy si pure,si simple.si forte, si bruflante, si constante, que le monde, voire un million de mondes, & l’enfer mesme ne le peuvent ebransler,

« O Amour qui seul donnez la vie! ô Amour qui seul nous avez osté la mort ! O Amour qui seul nous avez ouvert le ciel ! Cet amour n'est qu'un avec ie prochain & avec Dieu; mais l'objet en est divers,&,neantmoins c'est un mesme amour, auquel [140] l’ame est continuellement extatique, & de 1'ame à Dieu,& de ses passions hors de Dieu.

« Ie ne parle pas icy de visions & revelations; l’ame voit & sçait tout en Dieu, ce que Dieu veut qu'elle sçache. C'est un amour fruitif, où l'ame jouit d'un si grand bien, qui est Dieu, lequelle elle ne fait que louer, aymer & admirer de l’ame & du corps.

« La pureté de l'amour & dilection au prochain est si grand, & si simple, qu'il est impossible, non plus que celle de Dieu, de le pouvoir expliquer, ou le donner à entendre, finon à ceux à qui Dieu en donne cognoiffance, si non l'effet, du moins la vifion de loing, comme Moyse vit le Buisson ardant.

« La dilection donc du prochain est hors de tout ce qui est de I'homme, & l'ame ne voit plus, & n'ayme plus en I'homme ce qui est de I'homme, ou de la nature corrompue: ains son amour est si grand,si unitif à la creature en Dieu, & pour Dieu, qu'elle ne voit plus & n'embrasse plus en 1'homme,que son Dieu & son image: & cet amour est si nud, si simple, si hors de toutes doutes humains, qu'elle ne voit plus en i'homme que la divinité,c'est à dire1'estre de Dieu en son image,qui est le Createur en sa creature. Cause pourquoy elle ayme si intimement & si innocemment, que ne le pouvant cacher ou dissimuler, il luy est besoin ou de ne converger qu'avec ses semblables, ou retenir ses secrets à soy, gardant les loix ordinaires, pour crainte que l'on entende mal cette vie si pure & colombine, que le monde ne peut comprendre, luy estant incognuë.

« Ces ames là feroient bien de íe retirer du commun,& ne s'ouvrir & dilater qu'à ceux & celles qui cheminent les mesmes voyes, d'autant que cet estat estant fort peu cognu, pourroit estre malentendu.

« Ce que je dis de cet estat, est ce que j'ay veu de loing: mais non pas le gousté; car comme j'ay dit, cette Tetra Sancta, c'est le Buisson ardant, & je n'ay pas encor deschaussé mes souliers,& neantmoins je l'ay veu de loing. »

Son Directeur ayant examiné ce discours, luy ordonna de s'ouvrir d'avantage, à quoy satisfaisant, elle luy manda ce que s'ensuit:

« Mon Pere,cet Estat qu'il a pleu à Dieu de me monstrer, & que j'ay veu, est si pur, si simple & si esloigné de toutes choses creées de ce bas monde,que pour y demeurer, il faut plustot vivre en Ange, qu'en creature humaine, & la jouissance de Dieu y est si parfaite & si pure, qu'il semble n'y avoir entre Dieu & l’ame aucun entre-deux.

« L'ame voit en Dieu sa sainte volonté, & en cette volonté, elle voit ce que Dieu requiert d'elle. Et de cette sainte & nuë volonté de Dieu, derive le pratique de tourtes les vertus fans distinction ; c'est à dire, sansappliquer l'esprit ou la memoire à sanction active des vertus. Là l’ame n'a plus de volonté que celle de Dieu,& de l'accomplir en tout. Elle n’a plus de pensée qu'à Dieu & pour Dieu.

, »L'ame en cet Estat, est si attachée à Dieu & à fa lustice, que voyant Pere, Mere ou autres parens en enfer, elle n'en a pas de peine; ains s'éjoüit de la Iustice de Dieu, en la charité de Dieu.

« Elle voit le peché avec hayne,comme Dieu le hayt: mais elle n'a pas haine de la creature, finon en tant que le peché y habite : comme font les ames damnées, qui font privées de la charité de Dieu. Quant à la charité du prochain en cette vie, l’ame voit aussi en Dieu, tant ce que Dieu veut, comment & pourquoy elle doit prier, & cela se passe encor sans distinction active, seulement par cette sainte veuë de la volonté de Dieu.

« Tout l'interieur & occupation de cette ame, sont conduites de deux veuës continuelles: l'une est de toutes choses divines increées: c'est à dire, de tout ce qui est Dieu, où elle est abysmée. L'autre est de toutes choses creées en leur estre propre, & pourquoy Dieu les a creées ; qu'en ces deux veuës, toutes ses actions sont reduises & abysmécs en une feule action de l'amour de Dieu & du prochain.

« La premiere veuë, c'est cette Terre Sainte & pure, où l'ame habite, c'est cette Terre, où le feu d'amour brusle & ne consomme pas. L'ame est icy en une continuelle abstraction de toutes les choses du monde, en telle sorte que mesmes ses oraisons vocales luy font distraction. Ces deux veuës, de l'estre creé & de l'estre increé, rendent 1'ame pure, simple & innocente, fans aucune memoire actuelle du peché. Elle voit la lustice de Dieu, & la punition deuë au peché : mais fans s'y arrester activement, qu'est ce que je puis dire de cette Terre, pour n'y avoir mis que le bout du pied, & n'y avoir encor entré. II y a bien d'autres secrets, mais je ne les vois que de loing, & me íont encor incognus.

.Chapitre XVII. De son entrée au Reclusoir, & ceremonies d'icelle, faites l'an 1625.

EN fin son Reclusage estant achevé, & en estat d'estre habité, le jour de sainte Catherine de l'an 1625. feu Monseigneur Maximilien de Gand, Evesque de Tournay, la receut à vœux de perpetuelle Closture, & y furent faites les solemnitez suivantes.

Sœur Ienne sortit de son Ermitage, vestuë d'une robbe grise de laine crue & non teinte,accompagnée de deux Religieuses de l'Hospital de Menin (qu'elle y avoit receu & donné l'habit de Religion ) portant son Manteau bleu, le Voile noir, & le Scapulaire violet, sur le haut duquel, pardevant sur la poictrine, estoit l image de la Vierge Marie,tenant son FIis iesvs en ses brass & ainsi chemina, le Secretaire dudit Seigneur Evesque marchant devant jusques à l'entrée de l'Eglise ( qui est de Saint André, Faubourg de S. Pierre lez Lille ) où ledit Seigneur Evesque l'attendoit, avec le Pasteur du lieu,& son Chapelain, où arrivée, elle se prosterna en genoux devant luy, qui luy donna sa benediction, & ainsi marcherent processionellement, ledit Seigneur Evesque devant, & elle au milieu desdits Pasteur & Chapelaín.le Clergé chantant le Te Deum jusques au grand Autel, suivis des gens du dit Evesque, desdites Religieuses. & du peuple y accourru.

Les cloches sonnoient comme pour un enterrement, ce qu'estoit devotieux à voir mais pitoyable,& qui en émeut plusieurs à pleurer. L'Evesque benit lesdits Manteau, Voile & Scapulaire, & puis assisté de son Secretaire,l'ayda à se vestir, la receut à profession, & luy donna le nom nouveau de Sœur Ienne Marie de la Presentation: fit la predication en laquelle il tesmoigna publiquement la cognoissance & satisfaction qu'il avoit de fa bonne vie, & de ses vertueux comportemens.

La predication achevée, elle fut conduite & menée processionellement à son Reclusage avec la face couverte d'un grand voile noir, le Clergé chantant: Veni sponsa Christi, &c. Ledit Seigneur Evesque la consacra derechef à Dieu, benit le Reclusage, & l'y eeserra en perpetuelle closture

De maniere que l'on peut dire,& est Veritable, qu'elle a donné commencement à la reforme de l'Ordre de Saint Augustin sous le titre des Filles de la Compagnie de la Vierge Marie, Religieuses de l’Ordre ]a Presentation de la Vierge au Temple, dont elle a soivie & prattiqué la Reigle, suivant les Constitutions qu'elle a formées de fa main propre, que l'on conserve pour les communiquer un jour, la part qu'il conviendra.

Le 8e jour de Decembre ensuivant, rendant compte à son Directeur de ses exercices en la solitude,& comme elle s'y occupoit, elle Iuy dit, qu'elle avoit encor peu de temps pour vacquer à Dieu. Qu’elle passait les devant-midy à l'oraison mentale,apres avoir dit ses heures Canoniales, & de nostre Dame. Que, par congé de l'Evesque & permission, elle communioit tous les jour; qui estoit le plus grand bien qu'elle pouvoit desirer en la solitude.

Les apres midy, elle les occupoit aux œuvres manuelles jusques à Vespres, & le reste du jour à l'oraison mentale. Qu'elle eut volontiers passé les nuits à l'oraison avec Dieu,la S. Vierge, son bon Ange & les Saints qu'elle affectionoit, ce que luy estoit unParadis: mais qu'il falloit quitter ces entretiens avec Dieu, pour donner repos à son meschant corps, & cela luy estoit un martyre546 : & fur la fin de fa lettre, & pour conclusion d'icelle, elle disoit ce que s'enfuit:

« Ie prie le Createur, mon Pere, qu’il vous [147] brusle & moy tellement de son amour, que nous ne pensions plus qu'amour, nous ne parlions plus que d'amour, nous ne vivions plus que d'amour,& nous ne mourrions d'autre mort que d'amour, pour eternellement revivre en cet amour divin, vivans icy au cœur amoureux du doux I E s vs crucifié, mourans au cœur de sang ,& vivans au cœur d'or de I E s v s. Mourans à nous mesmes au cœur de sang crucifié d'amour, & vivans à Dieu au cœur d'or & d'amour de Iesvs. »547

Á son entrée en solitude,il luy sembla que Dieu luy avoit donné un esprit nouveau, en tant qu'elle se trouvoit plus forte que paravant, & plus remise à la Providence divine,pour ce qui estoit de ses necessitez corporelles, & autrement; car elle y vivoit d'aumosne, & en parfaite pauvreté, qu'elle avoit embrassée & Dieu la pourvoyoit de ce qu'elle avoit de besoing pour fa sustentation, quoy que quelques fois elle se trouvoit en des bien grandes disettes. Et quant à l'interieur, il luy sembloit, que ce n'estoit plus elle qui operoit ; ains Dieu en elle.

La veille de la Nativité de nostre Dama dudit an 1625. elle fut attirée à la playe du sacré costé de Iesvs, & vid que Dieu la luy donnoit pour la demeure de son ame. Elle [148] se trouva aussi lors en grande affliction, pour des difficultez qui survindrent pour le payement des fraix du bâtiment de son Reclusage. Lors nostre Dieu pour son merite d'avoir eté rejettée, & eu tant de peine à trouver une petite demeure pour ion corps, luy donna une demeure pour son ame. qui estoit la sacrée playe du costé de Iesvs, dont elle eut tant de joye & de contentement, que jamais en fa vie elle n'en avoit eu de semblable; & cette vision luy dura trois à quatre jours: en forte que, fut qu'elle mangeast, alíast ou repofast, il luy fembloit tousiqnrs estre en cette grande playe de Iesvs,que Dieu luy avoit donée pour fa demeure eternelle, en recompense d'avoir quitté le temporel pour Dieu.

Ayant ainsi le bon-heur d'estre retirée du monde, Dieu la visita, & luy donna une veuë de ce que c'est du peché en son neant : & vid que, comme toutes les vertus font une, en celle de la charité,toutes s'y referantes; ainsi le peché, qui n'est que confusion, & un abysme de tenebres, n'est qu'un avec toutes ses especes, non pas en union; car il est l'opposite de la vertu,mais en abysme de confusion & division, si detestable, qu'il est impossible de donner à entendre. Ce qui luy donna plus d'horreur du peché,& de [149] joye en son Estat de Recluse.

Depuis le premier jour de son entrée en la solitude, Dieu a operé en elle en toute autre maniere que paravant. Les ressentimens des graces de Dieu, & de ses visites, qu'elle avoit en son corps, venans de l’ame, estaient telles, que son cœur estant blessé du coup d'amour divin, qu'elle receut ledit jour, elle sentoit comme une playe au cœur: mais non pas de 1a maniere qu'elle avoit eu dix-huit ans auparavant.

II luy sembloit que son cœur estoit fort petit, & n'avoit aucune force de se mouvoir, si qu'à tous momens qu'elle respiroit, elle sentoit cette blessure, luy empeschant l'haíeine, & luy falloit tenir la bouche ouverte pour respirer: bien que l'esprit estant estevé au ravissement, elle ne sentoit pas cette blessure.

Le 6. de lanvier 1626. respondant à quelque lettre de son Directeur, luy parla en ces termes :

« Mon Pere,je vous salue en la sacrée playdu costé percé de nostre Espoux I ssv, & je prie Dieu, que le petit Iesvs vous donne pour estrenne, à cette nouvelle année, les deux chambres nuptiales, qui font dans ce sacré costé, l'une le cœur de chair & de sang, representant son Humanité; l’au[150]tre

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.C H A P I T R E XVIII. Des forces nouvelles,autres graces de Dieu en S. Ienne estant en solitude.

L A force nouvelle que Dieu donna à S. Ienne à son entrée en solitude, comme est encor dit cy dessus en autre maniere; estoit qu'elle se trouvoit tellement adherente à Dieu, que toutes les choses de la terre ne la pouvoient esbranler, ny les injures, ny les calomnies, ny les persecutions ou traversses, de quelle part elles peussent venir.

Le 10. de Febvrier dudit an 1626. ayant receu son Createur, elle retint la Sainte Hostie quelque temps en fa bouche, fans l'avaler, & ce par devotion, & pour prier Dieu en bref, & avec plus de ferveur luy demander, ce que luy estoit plus necessaire, fut pour elle mesme ou son prochain, comme elle l’avoit encor fort souvent fait auparavant, me l'avallant pas qu'elle n'eut senty, ou eut grand espoir, que Dieu la luy accorderoit, si la chose fut necessaire à salut : mais cette fois icy, Dieu l'inspira & fit cognoistre fa volonté estre qu'elle l'avallasse aussi tost,afin qu'elle allast, devant estre consommée, reposer sur le cœur, au lieu de la bouche, si [ ] que durant cette inspiration, elle fondoit en larmes de feu d'amour, qui la consoloit, & tint en des grandes liesses toute cette journée là.

Environ le mesme temps, Dieu operoit tellement en elle, que presque elle ne sçauroit boire ni manger, finon se distrayant de Dieu, & par contrainte,tant elle estoit abstracte & attirée à l'interieur. Peu avant la communion de ce jour là, son Espoux céleste l'inspira vivement, que de là en avant, & auparavant de faire chose que ce fut, elle auroit à demander sa benediction, ce que du depuis elle a tousiours prattiqué,soit allant manger, prendre son repas, ou faire autre chose.

Elle se prosternoit en terre à genoux, l'esprit eleve en Dieu,le priant de tout son cœur,que ce qu'elle alloit faire, soit á son honneur, & au salut de son ame. Elle luy demandoit ainsi sa benediction,pour, par ce moyen, faire tout à sa plus grande gloire.

Son interieur estoit tousiours si occupé en Dieu, que les personnes, ( ausquelles par nécessité il luy falioit parler) s'en font souvent apperceu,& luy ont dit, dont elle restoit mary au possible, & toute honteuse. Et au surplus, les operations de Dieu en son interieur, estoient telles, qu'il luy a esté impossible les [ ] donner a entendre,ce qu'elle en disoit n'estant rien,au prix de ce qu'elle voyoit & goustoit.

En ce mesme temps.comme elle se trouva sans compagnie, en la solitude, estant de son naturel fort timide, il luy vint un soir telle frayeur, comme si toute sa maisonnette eut esté pleine de diables. Elle fit divers actes de foy, & de resignation à Dieu, fans que cette frayeur se passa: Dieu la laissant lors à elle mesme. Elle ne íentoit pas la presence de cette sainte compagnie de Dieu, des Anges & Saints ses familiers. En fin elle se mit devant son Autel en prieres, où estoit certaine boette [boite] de Reliques de Saints, se complaignant à Dieu de se voir si pauvre & miserable, & d'avoir le cœur si lasche & coüart, là où tant de Saints, creatures comme elle, telles que Sainte Marie Egyptienne, Sainte Marie Magdeleine & autres, parmy les deserts, qui ont esté seules, & par tant d'années.

Elle disoit, parlant à elle mcsme; Lasche courage, dequoy ay-je crainte, des hommes ou des diables ? si Dieu est pour moy ,qu'es-ce que je crains ? Ayant ainsi achevé sa priere, ces frayeurs se passerent tout à coup,& sa chambre se trouva remplie de Dieu, des Anges, & des Saints ses familiers, non pas en vision formelle, ains avec les fentimens or[ ]dinaires

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part, de luy foire la guerre. Elle s'appereeut qu'ils se servoient de la hayne qu’elle a voit à sou corps, qui deroit pourrir en terre,& pour lequel il falloit dérober le temps aux exercices spirituels avec Dieu, pour le nourrir & alimenter par necessité,qui luy estoit une terrible croix. C’est que, fut qu’elle apprêta de fort -prez,neàntmoins elle ne le sçavoit éviter, Sc cela la degoustoit fort d'apprester son manger, fussent racines ou autres choses, ce que de tant plus la faisoit plaindre & regretter le tempsqull y falloit employer.: r;

Autrefois, voulant serrer une senestre, efc le en estoit empeschée,& si elle usoit de violence» elle se blessoit. Autrefois; elle fen, toit que l'on la pouffoit pour la faire tomber du haut de la montée en bas, & d'autre cofté sefentoit retenir, ce qu'elle attribuoit à son bon. Ange, estant comme miracle, de ne tomber pas tout à fait. i • !S :;..-.-: •

En fin, s'estant apperceu quexeta pouvofc proceder du diable, & de ses ruses, elle s'advisa de là en avant, de faire le signe de U Croix sur la fenestre qu'elle ne sçavoit fermer,laquelle apres ledit signe frit» se fer?

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itnw m.arw at ta rrrjtmaTton. 157 moit sans aucune difficulté 1 dont elle print sujet de se mocquerdu diable, & luy dires Va fa tan fuperbe.n'as tu pas de honte d'assaillir ainsi une pauvre & chetive fille?

Le diable ayant esté descouvert de ce codé là,luy fît la guerre d'un antre maniere, qui fut, qu'elle s'éveilla une nuit avec une mauvaise tentation, que jamais, ou fort peu elle avoit eue paravant.'mais ayant prins son recours à Dieu, à la Vierge,& à son bon Ange, cela se passa en sorte, qu'elle jugea bien que cela procedoit de la malice du diable; car son corps, comme il estoit affoibly de fortes & longues abstinences, & mortisications,n'avoit pas sujet de regimberi& d'estre ainsi aíTailly.

Elle se plaignit un jour à son Directeur de trop de visites d'hommes, femmes & filles, lesquels luy descouvroient tous leurs interieurs,leurs exercices, leurs passions, & mauvaises inclinations, avec grande franchise,ce qu'ils n'osoient faire à autres, & ce. pour recevoir conseil delie, & estre instruits comme ils se devoient comporter pour bien vivre, & plaire à Dieu. Ce neantmoins illuy ordonna de continuer. Ce qui luy fit repartir és termes suivans: ,,Ce m'est une terri,5ble confusion,&j'aytant de honte de le faire, qui fuis moy-mesme ayeugle,& plei

ue ,,ne d'imperfection. Quelle apparence d'enseîgner les autres, ou leur donner advis, ,,estant moy-mesme si imparfaite?

II fallut pourtant obeïr, & continuer d'escouterle monde: mais elle prïnt une horloge à fable,qu'elle porta de là en avant à son parloir,afin qu'au bout de l'heure elle s'en peut depestrer, fur excuse de n'y pourvoir estre d'avantage. Et ce fut en ce temps lì,qu'elle eut commandement de Dieud'escrire son livre de la Reforme du Mariage, qui ne fut mis au jour, que l'an i5j j.

Le 27. dudit mois de Febvrier, elle luy «seri vit la lettre suivante:

Mon Pere, tombant sur la vie de S. Ierome, où il est dit, que ne desirant prendre charge des ames, il ne voulut aussi pas dire la Messe, disant qu'il estoit plustot appelle à pleurer aux champs les pechez de la jeuânesse,que d'accepter la charge des ames, â, Dieu soit loué que j'ay quitté cette charge; & je puis dire avec luy, que je crois plustot ,,d'estre attirée.pour pleurer en solitude mes ,,pechez,que de m'arrester à parler aux creatures, ores qu'à bonne fin & pour leur bien ,,spirituel. Ie ne dis pas cecy, mon Pere,pour vous contrarierons afin que vous sçachiez >,mon sentiment, estant obligée de vous le ^dire; car mon desir plus grand est de qui

fut qu’elle appresta son potage ou autre chose pour sa refection, tantost elle rompoit un pot, tantost elle se blessoit à la main en deux ou trois endroits: & quoy qu'elle se gardast de fort prez, neantmoins elle ne le sçavoit éviter, & cela la degoustoit fort d'apprester son manger, fussent racines ou autres choses, ce que de tant plus la faisoit plaindre & regretter le temps qu’il y falloit employer.

Autrefois, voulant serrer une fenestre, elle en estoit empeschée,& si elle usoit de violence, elle se blessoit. Autrefois; elle fentoit que l'on la pouffoit pour la faire tomber du haut de la montée en bas, & d'autre costé se fentoit retenir, ce qu'elle attribuoit à son bon Ange, estant comme miracle, de ne tomber pas tout à fait.

En fin, s'estant apperceu que cela pouvoit proceder du diable, & de ses ruses, elle s'advisa de là en avant, de faire le signe de la Croix sur la fenestre qu'elle ne sçavoit fermer,laquelle apres ledit signe fait, se fer[157]moit sans aucune difficulté : dont elle print sujet de se mocquer du diable, & luy dires Va satan fuperbe.n'as tu pas de honte d'assaillir ainsi une pauvre & chetive fille?

Le diable ayant esté descouvert de ce costé là,luy fit la guerre d'un antre maniere, qui fut, qu'elle s'éveilla une nuit avec une mauvaise tentation, que jamais, ou fort peu elle avoit eue paravant : mais ayant prins son recours à Dieu, à la Vierge,& à son bon Ange, cela se passa en sorte, qu'elle jugea bien que cela procedoit de la malice du diable; car son corps, comme il estoit affoibly de fortes & longues abstinences, & mortifications,n'avoit pas sujet de regimber & d'estre ainsi assailly.

Elle se plaignit un jour à son Directeur de trop de visites d'hommes, femmes & filles, lesquels luy descouvroient tous leurs interieurs,leurs exercices, leurs passions, & mauvaises inclinations, avec grande franchise,ce qu'ils n'osoient faire à autres, & ce, pour recevoir conseil d’elle, & estre instruits comme ils se devoient comporter pour bien vivre, & plaire à Dieu. Ce neantmoins il luy ordonna de continuer. Ce qui luy fit repartir és termes suivans:

« Ce m'est une terrible confusion,& aytant de honte de le faire, qui fuis moy-mesme ayeugle,& pleine d'imperfection. Quelle apparence d'enseigner les autres, ou leur donner advis, estant moy-mesme si imparfaite? »

II fallut pourtant obeïr, & continuer d'escouter le monde: mais elle print une horloge à fable,qu'elle porta de là en avant à son parloir,afin qu'au bout de l'heure elle s'en peut depestrer, fur excuse de n'y pourvoir estre d'avantage. Et ce fut en ce temps là,qu'elle eut commandement de Dieu d'escrire son livre de la Reforme du Mariage, qui ne fut mis au jour, que l'an 1655.

Le 27. dudit mois de Febvrier, elle luy escrivit la lettre suivante:

« Mon Pere, tombant sur la vie de S. Ierome, où il est dit, que ne desirant prendre charge des ames, il ne voulut aussi pas dire la Messe, disant qu'il estoit plustot appelle à pleurer aux champs les pechez de la jeunesse,que d'accepter la charge des ames, Dieu soit loué que j'ay quitté cette charge; & je puis dire avec luy, que je crois plustot d'estre attirée, pour pleurer en solitude mes pechez,que de m'arrester à parler aux creatures, ores qu'à bonne fin & pour leur bien spirituel. Ie ne dis pas cecy, mon Pere,pour vous contrarierons afin que vous sçachiez mon sentiment, estant obligée de vous le dire; car mon desir plus grand est de quiter[ ] le monde & toutes sortes de creatures,pour pleurer mes pechez; mes larmes me serviroient de pain, & de doux rafreschissemens à mon ame. Ie demande vostre benediction,& permission de faire mon cercueil,pour lavoir tousjours devant moy, & voir tous les jours ma derniere maison, ce peu de bois où je dois estre enserrée. »

Vne fois que, pour l'exercer, son Directeur l'avoit reprinse, de ce qu'elle avoit coustume d'embraffer& baiser le petit Iesvs, elle luy manda le 8. de Mars dudit an,ce que s'enfuit:

« Quand j'embrasse le petit Iesvs, pensez vous, mon Pere, que je m'arreste ou delecte au baiser, soit à la face de Iesvs, ou de ses playes? Si vous le pensez, ce n'est pas mervei[l]le, que vous m'avez deffendu la familiarité à Dieu mesme. Sçachez, mon Pere,que quand je baise,ou embrasse le doux Iesvs,l'esprit & la memoire ne sont pas attachez au baiser: mais à la divinité, ou à une veuë de quelque perfection divine, comme de fa bonté, de son amour, de sa misericorde, qui me transporte l’ame, Iors que je l'embrasse. »

Elle fut au mesme temps travaillée de grandes indispositions, desquelles escrivant à son Frere germain, elle luy parla en cette sorte: [ ]

« Excusez moy, mon Frere, que je ne respons pas encor à la vostre, pour un grand mal de teste, qui m'a obligé de tenir le lift, & de debilité, & de mal de gencive, mais ne vous en affligez pas ; car j'ay de la joye cn ces delices douloureuses, & non pas feuclement en l'esprit ; mais aussi en la nature, obeïssante à l’esprit, & s’éjoüit avec l’esprit sauf que je crains un chancre. Ie laisse quantité de sang par la gencive, & au reste je suis contente en l'amour de mon Dieu. Que si la pourriture entroit en mon corps & ma chair tomboit par pieces & lopins, pourveu que j'ay mon cœur pour aymer Dieu,je ne m'en soucie point. Vive la croix, vivent les douleurs. Toutefois, comme l'on m'a ordonné de l'huile de cloux548, je ne m'en ay pas encor fervy, de crainte qu'elle me nuise : faites encor cela pour cette miserable, que d'en demander advis au Docteur van Oncle. »

.Chapitre XIX. De la forme d'oraison que pratiquoit Sœur lenne l'an 1626.

Son directeur ayant voulu savoir de Soeur Ienne la forme d’oraison qu’elle tenoit, elle Iuy satisfit és termes fuivans le 24. d'Octobre dudit an 1626.

« IESVS, MARIA, ANNA.

« Mon Pere, pour accomplir l'obedience, voicy la maniere d'oraison que je tiens, non pas de moy ; ains comme Dieu me gouverne & conduit à luy, bien que de ma part je tiens tant que je puis la voye commune. Mais si ne puis-je resister à ce grand Dieu qui fait & opere en ses creatures selon fa sainte volonté. Ma vie donc est une continuelle oraison: je parle du temps prefixe occupé feulement à l'oraison, & à l'action propre d'icelle,& parler à Dieu,& puis de l'oraison continuelle avec Dieu.

« Pour ce qui est de l’action propre de l'oraison, ou parler avec Dieu,tousiours au commencement de l'oraison, je tiens cette regle. Ie me confond devant Dieu, & devant toutes creatures, me tenant & voyant en verité plus vile & miferable, que toutes creatures. Et. en cette veuë de mon neant, je dis avec le Prophete : Mon Dieu, encor que je sois poudre & cendre, si parleray-je au Seigneur, & ce avec deffiance de moy-mesme, conduite de l'amour intime, que je sens au fond de mon cœur, qui me rend si pleine de confiance, que sortant de cette veuë de mon neant, je me vois abysmé [ ] dans dans une lumiere, non pas visib!e:mais biett plus claire & reluisante, qu'aucune lumiere a.creée, & cela sans aucune operation mienne,sinon l'abandon à Dieu,pour avoir quitté tout ce qu'il y a au monde. le me sens vivifiée d'un bien indicible, qui est l'amour de mon Espoux celeste,où je me trouve & voy unie, ne trouvant que Dieu en moy,ne me voyant pas moy-mefme, sinon en Dieu, jouissant tout à mon desir, sans desir toutefois, de ses divins embrassemens, goustant fa bonté, & l'amour intime qu'il porte à ses creatures.

« Estant ainsi abysmée en cette lumiere je n’y puis voir mes pechez,n'y [ni] les pechez du monde, finon hors de Dieu,& hors de moy-mesme, &en cette vivification, je ne puis plus voir mes propres vertus, ny celles de mon prochain: je dis les actes vertueux, que par l'ayde de Dieu je pourrois avoir prattiqué, finon hors de Dieu, & hors de moy-mesme. le ne puis plus voir en moy rien de propre,je dis ce que mesme est bon, fait & operé par le franc arbitre, par ce qu'en l’union d'amour que j'ay lors à Dieu,tout ce qui vient de moy,est trop vil en Dieu. Cette veuë donne à l'ame un si grand amour de Dieu, & si grande cognoissance de nostre neant, qu'il semble estre [ ] impossible de se pouvoir enorgueillir, pour quelle [sic] action vertueuse que l'on pourroifc avoir faite, ny pour aucunes louanges des creatures, tout cela hors de Dieu, estant le neant. Ce que j'en dis, ne sont qu'accidens, que je puis dire de l'oraison,& comme Dieu parle à moy,& je parle à Dieu, & de la jouissance de Dieu en l'oraison, & ce qui s'y passe, je ne le sçaurois faire entendre. Si est-ce neantmoins que le principal acte, qui n'est pas toutefois acte, j'use de ce mot.pour me faire entendre : je dis le principal qui se pafle entre Dieu & moy, n'est autre chose qu'amour, où je serois bien ( s'il fe pourvoit faire, que je pourrois estre fans boire manger,ou dormir ) trois fois vingt quatre heures, fans estre lassée à l'oraison,& ayant finy, je me trouve encor preste à recommencer, & ce sans aucun discours.

Quelque fois je voy l'espoux, comme un Espoux avec son espouse, & je parle à Dieu comme à mon Espoux, l'amour causant cette familiarité, oubliant tout ce qu'il y a de vil en moy, ne voyant que Dieu en moy, & moy en Dieu, par transformation d'amour. Le plus souvent je me trouve ainsi, voyant & goustant en la Divinité, la saînte Humanité de mon Espoux. Quelques fois je luy parle comme en son enfan[ ]ce: quelques fois comme à mon Pere : mais cette maniere je l'ay tousiours eue.

Quant à cette veuë, que je dis, que je ne puis plus voir mes pechez,finon hors de Dieu, & hors de moy-mesme, estant sortie de l'oraison,cette veuë continue,ce qui me fait avoir telle horreur de mes pechez, qu'il m'est impossible d'en voir ie moindre,aussi bien en l'oraison que hors d'icelle549.

Ie me serviray d'une similitude familiere pour me faire entendre. Si un Roy avoit espoufé une paysanne, fille d'un villageois, le mariage estant fait, il faut que l'espouse quitte ses habits vils, pour se vestir d'habits royaux, afin d'estre digne des accollades de son espoux. De mesme en est il d'une ame,devote: pour quelles bonnes que soient ses actions & fa vie, c'est un trop vil habit pour jouir des embrassemens & des unions du grand Roy celeste. Parquoy l'Espoux divin ayant choisi cette pauvre ame villageoise550,qui fait son mieux de se parer de ses habits, par ses forces & actions vertueuses, ayant fait tout ce que luy est possible pour plaire à Dieu, son bien-aymé Iesvs, iceluy l'ayant espousée,la veut revestir de ses habits royaux, luy fait quitter ses habits de paysanne, c'est à dire de ses vertus, pour la vestir de ses graces, de son amour, de son intime charité & autres dons, impossibles à dire. Lors cette ame se voyant ainsi revestue de son Espoux, de ses graces, n'a plus de honte de comparoistre devant son Bien-aymé. De là vient cette si intime familiarité & confiance à embrasser son Dieu. Ie me sert de ce mot, embrasser,par ce que je ne sçay comment donner à entendre cette si parfaite union. Voila, mon Pere, comme je me trouve,ne pouvant expliquer cette maniere d'oraison,finon en dire les accidens, & encor grossierement. A Dieu soit la gloire & à moy la confusion. »

Le lendemain du jour des Ames, de la mesme année 1626. elle tomba dans quelque legere imperfection,qu'elle qualifia neantmoins grand peché. C'est qu'elle tomba dans une crainte,que ceux qui luy faisoient l'aumosne,dequoy elle vivoit en solitude, lassez de luy donner, s'en retirassent. Ce soing qu'elle avoit du soustien de son corps,luy donna de la peine,pour lequel soing Dieu la laissa à elle mesme,qui luy causa quelque petite affliction. Tout cela estoit hors de Dieu,bien que la tristesse & soing tendoient à bonne fin, & avec resignation d'endurer volontiers tout pour Dieu: toutefois comme peu de chose est tres [166] grande devant Dieu, elle en fut grandement reprinse en son interieur,& pour punition de cette faute, c'est que Dieu la laissa tout ce jour là à elle mesme,& Iuy fit voir, jusques au soir dudit jour, ses imperfections & pechez en elle mesme,veuë si horrible ( disoit-elle ) qu'elle eut plustot choisie mil morts, que de la voir encor une fois.

Elle se mit à chercher tout ce jour là son Espoux, & bien que l’ayant receu Sacramentelement, elle le goustoit & sentoit, ce n'estoit toutefois que par actes de foy,& se trouvoit privée de l'union qu'elle souloit avoir tres-estroite avec Dieu. Elle voyoit qu'il estoit caché comme d'un voile, entre Iuy & son ame. De forte que se plaignante [sic] à Dieu, elle Iuy diíoit amoureusement: O ! Amour, où estes vous ? O Amonr qu’ay-jefait, qui vous déplaît? Dittes le moy, ô! Amour; car je ne puis estre separee de vous.

Sur le soir dudit jour, l'Espoux Iuy montra la faute qu’elle avait fait en l'action que dit est: bien que raisonnable, voire necessaire,que Dieu estoit content, voire vouloit qu'elle le fit : mais en Iuy, & cette fois elle l'avoit fait adherant à foy-mesme. Ayant donc ainsi cognu sa faute,& l'Espoux l'ayant receue à soy, son cœur Iuy fembloit se briser de contrition, mais amoureuse, dont elle jetta un deluge de larmes. [167]

De là elle eut une autre veuë, à sçavoir que l'amour est en Purgatoire,en Enfer, & par tout, qu'une ame se jetteroit plustot en mil purgatoires, que de connparoistre devant Dieu avec la moindre tache qui soit. Et les ames mesme damnées,souhaiteroient plustot mil enfers, que de comparoistre devant Dieu avec leurs pechez; & disoit que cela se peut bien dire,mais que c'est tout autre chose de le voir. Elle avoit eu autrefois semblable veuë: mais non pas de la sorte que cette fois551.

Le jour suivant au matin, sur les trois heures, le bon Dieu luy donna encor cette veue, & beaucoup d'operations de son amour vers ses creatures; dont elle resta pleine d admiration, & enflammée à prier Dieu le plus qu'elle put. L'Espoux luy fit encor voir, que la faute, que dit est, en laquelle il l'avoit laissé tomber, estoit afin qu'elle se recognut elle mesme, & la grandeur des graces de l'Espoux, de la preserver d'estre tousjours en ce soy mesme, & par là,la conduire à un plus grand amour & compassion de son prochain.

De plus, elle eut une veuë de l'amour que Dieu a vers les pecheurs, & quelle est l'operation de son amour,avec lequel il les soustient. [168]

L'Espoux luy fit aussi voir l'amour avec lequel il conduit les ames en charité & crainte de Dieu, & comment il les retire de leurs fautes & aveuglemens, lesquelles fautes sont differentes de celles des pecheurs, bien que les actions soient semblables; la difference estant en l'intention.

Elle eut encor une veuë de nostre maligne nature,dont elle ne fut pas tant esmerveillée des pechez qui se commettent, que de ceux qui ne se commettent pas, tant elle est grande & perverse.

Dieu luy fit voir aussi l'amour dont il use vers les diables, qui est tel, que si Dieu ne les retenoit pas, ils feroient encor pire mille millions de fois qu'ils ne font. Ce qui l'esmeut fort à avoir compassion vers les ames pecheresses, & de prier Dieu pour elles.

De plus, elle eut lors une veuë de l'amour avec lequel l'Espoux dit, estant sur l’arbre de la Croix : Mon Pere pardonnez leur ; car ils ne sçavent ce qu'ils font.

Toutes ces veuës firent qu'elle s'escria: O Dieu! Ô Amour, qu'ay-je merité que vous me faites voir ainsi vostre amour ? j'en fuis indigne. Et l'Espoux luy respondit: Il faut que l'Efpouse voy les secrets de l'Espoux. Lesquelles parolles luy firent fondre le cœur en son divin amour. [169]

.Chapitre XX. D'un message fait de la part de Dieu, par Sœur Jenne, à son Directeur le 14. de Novembre 1626.

« MOn Pere, l'Espoux m'a commandé de vous demander si vous sçavez bien parler le langage de Paradis. II sçait bien si vous le sçavez ou non ; mais il veut que je vous le demande, & que nous parlions à deux de ce langage.

« Dieu Espoux de nos ames, est ce grand Roy de Paradis, & de la terre : tel langage qu'il tient au Ciel & en terre, il nous le faut aussi parler: mais sçavez vous comment Dieu fait quand il parle à moy, pauvre vermisseau, & moy comment je fais pour parler à luy ? Ce grand Dieu semble oublier qu'il est Dieu, pour me parler, ou à autres ses amys, & ayant ainsi comme oublié la grandeur de fa Deité,il se rend petit & familier vers moy. Helas, mon Pere, si Dieu paroissoit en fa grandeur,comment oseroy-je approcher de fa Majesté; mais voyant qu'il fait comme s'il ne fe fouvenoit point qu'il est Dieu, j'en prens la hardiesse; mais sçavez vous comment je fay pour parler à luy; car il faut faire aussi quelque chose de mon costé, j'oublie toute ma nature maligne, & tout ce qui est de moy, comme je vous ay encor dit, & ainsi, Dieu oubliant fa grandeur,& moy oubliant ma laideur, voicy qui s'accorde, voila l'union qui fe fait, & ainsi nous parlons bouche à bouche le langage de I'amour, qui est le langage de Paradis. Pensez quelles accolades nous faisons, quand je le tiens entre mes bras c'est à dirc au milieu de mon cœur. II ne fe sçait abstenir de me dire de fes secrets; car je le tiens comme tout enyvré,& quand il est ainsi, il dit & communique ses secrets, Et ces cognoiflances que je vous ay encor dit, ce sont ses secrets & ce que je ne sçay encor dire, qui sont dans mon cœur.

« Mais maintenant l'Espoux n'est pas cooptent,il veut, dis-je, que vous, mon Pere, parliez auffi ce langage. Sçavez vous comment nous ferons? Homme Dieu oubly fa grandeur, fa Royauté, ainsi il faut que nous oublions nostre nature, & que pariions en esprit ; nostre organe,nostre voix sera le truchement pour nous faire entendre l'un l'autre, fans penser à nostre corps: nous parlerons cœur à cœur, & Ie cœur de l'Espoux au milieu,ou bien nous deux au milieu du sien, & ainsi, fans meslange de la nature nous parlerons en esprit des choses de l'esprit. Vous me direz ce que vous gouterez de J'Espoux,de ses baisers, de l'amour dont il vous rassasie, & moy je vous diray toutes les caresses de mon Bien-aymé. Ainsi nos biens seront communs avec 1'Espoux, & nous le louerons & nous l'aymerons de tant plus. Que si par maniere de dire il s'enyvre en forte qu'il s'endort au milieu de nous, nous deroberons & puiserons dans ses thresors, & nous nous ferons braves de ses richesses, pour de tant plus le caresser, & que luy soyons plus agreables.

Ce langage de Paradis sera, fans peut estre, mal entendu,voire tourné en risée par ces ames terrestres qui ne furent oncques à l'escole de l'amour de Dieu; ains demeurent endormies dans les sentiers de l'homme exterieur; mais les Doctes, tant soit peu versez en la Theologie mystique, n'y trouveront rien à redire, & ceux aussi qui cheminent à Dieu par les voyes de l'esprit, en sçauront bien tirer du proufit spirituel, de l'edification & consolation. Voyez ce que dit Sainte Therese sur ce sujet du langage celeste, Chapitre 27. de sa Vie.

.CHAPITRE XXI. Comment c’est que Dieu commande & en quelle maniere.

EN ce temps, son Pere Directeur desireux de sçavoir d'elle comment c'est; que Dieu commande, & quelle est la force de son commandement. Elle luy respondit, que le commandement se fait en diverses manieres. Quelque fois par une vive impression en l’ame, par laquelle on cognoit la volonté de Dieu, que l'on ne sçauroit penser autrement que ce soit Dieu qui commande, pour la consolation, humilité & force que donne ce commandement.

Quelques fois il se fait avec paroles distinctes : mais en l'esprit, sans aucune voix corporelle, & les effets font en l’ame, & font semblables à ceux de l'autre parler & commandement. Apres cela, l'impression peut demeurer quelque temps avec cette veue, & durant cela, il est impossible de ne penser que ce ne soit Dieu,& quelques fois il ne dure qu'un moment, & apres il est en la liberté de croire ou de ne pas croire, que ce soit Dieu qui commande.

Au mois de Decembre dudit an 1626, [ ] jour de la Conception de la vierge Marie, apres midy,elle fut puissamment attirée à une extase de l'ame & du corps, das laquelle elle se laissa escouler par an abandon à Dieu, comme la terre se laisse manier par le Potier. Elle y fut durant toutes les Vespres, Sermon & Complies,que l'on faisoit à son Eglise, avec une terrible consolation & jouissance de Dieu.

Elle vid lors, comme elle avoit encor veu auparavant,estant en l’action d'amour à Dieu, son cœur party en quatre par haut, & le petit Iesvs au milieu se reposer eomme dans son lict, qui luy causoit & allumoit un grand feu d'amour,avec peine sensible au cœur,& douleur tres-grande. Voyez icy suivant la figure de ladite vision. [174]

[graphic]

[175]

De maniere que voyant ainsi le petit IesvS posséder son cœur, qui estoit son lict, il luy sembloit qu'il n'estoit plus sien, ains celuy mesme de Iesvs, & celuy de Iesvs le sien. Dont il luy advenoit (estant ainsi transportée à l'oraison) d'appeller Iesvs son cœur, s'oubliant de soy-mesme & de fa bassesse.

Peu de temps apres elle se trouva enveloppée de grandes tristesses, voire tenebres telles, que son Directeur douta si elle pourroit bien aymer Dieu estant ainsi accablée & couverte de tenebres: & pour le mettre hors de ce doute, elle luy escrivit cecy.

« Mon Pere, ayant de plus prez consideré vostre demande, il semble que vous seriez en doute, que cette operation secrete de l'amour pourroit continuer en moy durant ces tenebres, A quoy je veux bien vous satisfaire,& donner à cognoistre l’estat de mon ame; car j'ayme autant Dieu & si pafsionément en la montaigne de Calvaire,qu'en celle de Tabor. Ie l'ayme à present en la montaigne de Calvaire pendu en la croix. Ie l'ayme deplayé, deschiré, couronné d'espines. Je l'ayme en ses douleurs de l'ame, abandonné de Dieu son Pere»,quant aux sentimens de la consolation spirituelle. Ie l'ayme aux blasphemes,jugé de ses creatures. Ie l'ayme, me jettant en[ ]tre ses bras tout confit en dquleurs,& enfin >,à la mort;pù je desire de mourir avec luy, cloué en croix entre ses bras. Je l’aime en l’obscurité des Eléments, du Soleil et de ela Lune obscurcis. Ie l’aime au tremblement de la terre, et enfin je l’aime entoutes les ténèbres acvenues à sa mort sacrée.

v le l'ayme en ^'obscurité des Elemens, du Soleil & de la ,,Lune obscurcis. Ie l'ayme au tremblement »dela terre, & en fin je l'ayme en toutes les ^tenebres advenues à fa mort sacrée.

,^'ayme ce Dieu d'amour aussi bien aux j,tenebres qu'à la lumiere, aussi bien aux af9,flictions qu'aux consolations: aussi bien quand il me coupe, qu'il me hache, qu'il ,,me tranche, que quand il me caresse par fes divines consolations, allethemens & ,ípar ses divines illuminations & graces glorieuses*

ïe fuis maintenant fur la montaigne de ^Calvaire, où je souffre les tenebres, & obaiseurité des gousts de ses divines lumiçre»j >,où ce Soleil de Iustice semble estre évanoujt de mon ame. Ie souffre la revolté a,des creatures, & des demons, qui me font la guerre à toute outrance. Ie souffre les playes, les douleurs en toutes les puissances inferieures de mon ame, qui semblent mè vouloir blesser de toutes parts.par leurs re,,bellions. Ie sens la rebellion & le delaiûe,»ment de toutes creatures qui ne cog. ,jnoissent pas mes douleurs. Ie souffre les ,,trernblemens de terre de ce mien corps,

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,,té joyeuse, finon douloureuse: il n'est pas à dire ce que la nature endure.

Au mesme mois & an, la bonne servante de Dieu a fait un discours pour servir d'instruction aux ames devotes, & comme elles se doivent sousmettre à la direction des sages & experimentez Peres Confesseurs, & reciproquement comme ces Peres se doivent regler & gouverner à l'endroit de leurs disciples: mais d'autant que toute la substance dudit discours est comprins & contenu, divisé par Chapitres, en son Flambeau mystique,imprimé à Tournay lan 1631. & notamment ésquatorze premiers Chapitres d'iceluy; l'on y renvoye le Lecteur,fans en parler icy d'avantage.

Chapitre XXII.

Tes souffrances de Saur îenne, fr1 des graces de Dieu en iceUes, commençant Van I6zj. jusques à Vannée 16z8.

AV commencement de Tannée 1í27. & apres beaucoup d'assauts, & combats qu'elle avoit souffert des diables, & souffroit encor, sans ayde de personne,elle cscrivit à son Directeur la lettre suivante: Mon Perecn nostre Seigneur, j'ay este

presque

J’ayme ce Dieu d'amour aussi bien aux j,tenebres qu'à la lumiere, aussi bien aux afflictions qu'aux consolations: aussi bien quand il me coupe, qu'il me hache, qu'il me tranche, que quand il me caresse par fes divines consolations, allechemens & par ses divines illuminations & graces glorieuses.

« Ie fuis maintenant fur la montaigne de Calvaire, où je souffre les tenebres, & obscurité des gousts de ses divines lumières, où ce Soleil de Iustice semble estre évanoui t de mon ame. Ie souffre la revolte des creatures, & des demons, qui me font la guerre à toute outrance. Ie souffre les playes, les douleurs en toutes les puissances inferieures de mon ame, qui semblent me vouloir blesser de toutes parts.par leurs rebellions. Ie sens la rebellion & le delaissement de toutes creatures qui ne cognoissent pas mes douleurs. Ie souffre les trernblemens de terre de ce mien corps, [ ] par les maladies corporelles, suscitées & provenantes des douleurs que mon ame souffre pour mon bien-aymé Iésvs. Et enfin je mourray & ma nature fera aneantie. Elle mourra es tenebres,non de corps, mais . de natuçe viciée, tant qu'elle soit du tout abbatuë, pour revivre & retourner à la montaigne de Tabor, quand il plaira au Bien-aymé dem'y introduire de nouveau :mais par passage & fans continuation, comme il n’y demeura pas long temps avec ses Apostres. Or si le Bien-aymé void que je continue & ne laisse de l'aymer, quoy qu'il me crucifie avec luy, j'espere qu'il ne retirera pas fes divines operations de son saint amour qu'il me monstre. II est trop bon, puis que je le veux aymer, & mourir en amour : & s'il plaist à Dieu me tenir en ces tenebres jusques à la mort corporelle, j'en fuis contente, & l'aymeray tousiours autant ainsi qu'autrement, souffrant l'operation de l'amour divin,& la nature endurant ces tenebres, car elle ayme sans soulagement, de forte que l'amour & le desir apres Dieu, si paflîonné, ne peuvent estre fans une terrible peine à la nature,pour ne pouvoir joíiir du Bien-aymé,comme il peut estre en cette vie,& n'en jouissant encor point par la privation de fa lumiere & familiari[ ]té joyeuse, finon douloureuse: il n'est pas à dire ce que la nature endure. »

Au mesme mois & an, la bonne servante de Dieu a fait un discours pour servir d'instruction aux ames devotes, & comme elles se doivent sousmettre à la direction des sages & experimentez Peres Confesseurs, & reciproquement comme ces Peres se doivent regler & gouverner à l'endroit de leurs disciples: mais d'autant que toute la substance dudit discours est comprins & contenu, divisé par Chapitres, en son Flambeau mystique,imprimé à Tournay l’an 1631. & notamment és quatorze premiers Chapitres d'iceluy; l'on y renvoye le Lecteur,fans en parler icy d'avantage.

.Chapitre XXII. Des souffrances de Soeur Ienne, & des graces de Dieu en icelles, commençant l’an 1627. jusques à l’année 1628.

AV commencement de Tannée 1627. & apres beaucoup d'assauts, & combats qu'elle avoit souffert des diables, & souffroit encor, sans ayde de personne,elle cscrivit à son Directeur la lettre suivante:

« Mon Pere en nostre Seigneur, j'ay este [179] presque un an fans secours, combattant dans une cruelle guerre,que les ennemis infernaux me livrent continuellement & fans cesse, ne me laissans une heure de relasche, sinon au temps de l'oraifon,que 1'esprit est transporté avec Dieu,d'autant que lors les diables ne me peuvent assaillir: mais si tost apres, c'est à recommencer, & de dire en quoy, il est bien mal aisé, par ce que c'est un abysme.

« La premiere année que j'estois en cette solitude, ils me tourmentoient à l'exterieur, faifans bruits & tintamars: mais estant delivrée de cette forte de guerre,ils m’ont ,assailly à l'interieur. Mon Pere, si vous compreniez mes guerres, vous auriez pitié de moy, & ne tiendriez si rigoureuse sentence, si je tombe en des imperfections, voires à des pechez; car la violence des tentations est si terrible, que je ne sçay quelques fois que devenir, finon que je sens tousiours au fond de l'ame comme un petit rayon de grace, qui empesche que je ne tombe, & je passe tout fans ayde de creature vivante552. Ie - n'ay autre consolation qu'à penser a la vie de sainte Marie Egyptienne, laquelle a combattu vingt ans contre les diables. Si je n'ay pas ses vertus, au moins que je puisse avoir quelque petit merite ; ou si je ne [180] merite en rien ( car je ne suis pas digne de meriter553 ) du moins que ma guerre soit aggreable à Dieu pour qui je combat. Et maintenant, quand je me trouve en cette guerre, il me souvient de ce que V. R. me dit, que vous doutez si je vous aurois trompé & donné faux à entendre pour sortir de mon Monastère,afin d'avoir ma liberté, &c. Dieu sçait avec quelle verité & fidelité j'ay cherché sa gloire & mon salut par tout, soit sortant de mon Monastere, soit sortant de Menin, suivant la gloire qui m'estoit offerte: j'ay quité cela pour estre pauvre en solitude. Ie suis sortie du monde, fuyant le mariage que l'on me presentoit, auquel on me vouloit contraindre.

Ie n'ay donné aucun soulagement à mon corps, ny aucune aise, & apres tout cela perdray-je ma couronne554 pour des imperfections, qu'il n'est en ma puissance d'en venir à bout par la mortification? Ie voy que V. R. en fait grand cas, & que pour cela vous doutez des graces que Dieu me fait par fa bonté. Hé bien que dois-je faire? je vous ay dit dés le commencement que j'ay des imperfections, & je le dis encor, & je ne croy pas d'en estre jamais quitte. Ie suis enfant d'Adam, j'ay ma nature imparfaite,& l'auray jusques au tombeau555. Ce[ ]pendant je vous voy esbranlé,& je vous considere bien: mais que feray-je ? dois-je perdre courage, si je voy ma guide ( celuy qui me doit mener au ciel) en peine de mon estat? Certes, mon Pere, je fuis bien affligée.

« D'autre part ie sens du costé de la grace des desirs bruslants apres Dieu,& voila mon combat. Comment se peut accorder le feu avec l'eau? Comment oseray-je parter des choses de là haut, ou des choses futures,abysmée en cette mer caligineuse, de tant d'horribles tentations & cruelle guerre des demons; car, mon Pere, mon estat est tel, qu'en un mesme temps, je fuis plongé dans un abysme de guerres, & le cœur est uny avec Dieu. La bouche parle, les parties inferieures se revoltent, le cœur dit: Mon Dieu je ne veux pas cela,je deteste le peché,je proteste & fay vœux de ne vouloir jamais vous offencer ; je loue Dieu, je fay acte d'amour à Dieu: & en effet en un instant je me sens enflammée en son amour: & c'est ce qui me fait tant de peine,de voir passer aux parties inferieures tant de cruelles bestes, contre le pur amour,& tout cela n'empesche pas d’estre’unie & transportée avec Dieu,& l’ esprit en haut. I'admire mon estat, & consi[ ]dere ce que Dieu veut de moy. Ie vous dis le plus leger; car il est impossible de tout dire, voire la millième partie de ce qui se passe,je vous prie de considerer si je dois estre fans ayde. »

Cette lettre receuë par son Directeur, luy donna sujet de la visiter, & entre autres propos qu'il eut auec elle, il luy demanda si elle n'avoit plus le parler interieur,lequel il luy avoit dit paravant estre du diable556, & que partant elle auroit à le rejetter (il est vraysemblable que c'estoit pour l'esprouver, & sonder davantage l'esprit qui la gouvernoit) & peu de jours apres, outre la reponse verbale qu'elle luy fit, elle luy escrivit la lettre suivante.

« Mon Pere, V.R. m'a demandé en sa derriere visite si je n'avois plus de parlement interieur; je vous dis lors que je l'avois supprimé sur vostre dire. V. R. me dit aussi lors que l'on ne peut bien empescher Dieu, et que son operation va tousiours; il est vray, mon Pere, si on y correspond: mais je vous diray comment je fay. Depuis que vous m'avez dit que c'est le diable qui me parle, je le croy, & le croyant, je ne sçaurois permettre que le diable ait tel accez à mon ame557. Pourquoy, estant à l'oraison, aussi tost que je sens ce parier intérieur558 ne [183] soit que je íois transportée ou suspendue tout à coup,que ie n'ay le temps d'y pouvoir resister, je me leve & quitte l'oraison: ainsi l’esprit qui veut parler, ou operer, ne le peut faire,si je le rejette & pense à autre chose ; voila comme j'entens que je lay tousiours supprimé, depuis que vous m’avez dit que c'est le diable qui me parle.
Quand j'ay esté surprise, que je n'ay peu
m'en distraire, n'estant maistresse de moy mesme, je n'ay peu m'empescher d'ouyr le parler interieur,je l'ay supprimé par ores ; c'est à dire,tellement chassé de la memoire, que je n'avois garde del’escrire ; car si c'est le diable, j'ay pensé que ses oeuvres ne meritent pas d'estre escrites.

Touchant l'oraison, ores que je l'ay quit, je dis la mentale,je n'ay pas pourtant quitté la vocale,finon pour travailler & s'occuper aux œuvres manuels.


I'ay esté plus de demy an faisant continuelle oraison vocale, depuis le matin jusques au soir, ne fut que je deusse aller au parloir, ou prendre ma refection, ou le repos de la nuit, je n'ay jamais esté lassée de prier ainsi. II me scmbloit qu'une demi-heure employée à autre chose qu'à prier et
donner louange à Dieu,estoit temps
perdu, & en tout cela, je goustois au fond [ ] de l’ame, & voyois en esprit choses impossibles à dire, si qu'au regard de tout ce qui se peut lire en aucun livre, n'est que distraction & tenebre ; pourquoy je ne sçay plus lire que bien peu.

« Et maintenant encor, quand je fuis à l'œuvre manuel, mon cœur aspire apres le temps d'oraison,soit vocale ou mentale, & je fay force à mon interieur pour me retirer de Dieu afin de travailler. Et cependant, en tout cela, je gouste ensemble des amertumes terribles à la nature,ou pour mieux dire, aux parties inferieures, par ces tenebres & assauts continuels de tous costez. Ie me plains à Dieu de ce que j'endure,& ne voudrois en ma volonté endurer un brin moins, tant qu'il plaira à Dieu, & en ma conscience j'ay tousiours eu & ay encore un grand repos & paix au fond de l'ame parmy toutes ces tenebres & troubles, fans sçavoir ce que cela veut dire, ce que je fuis, ny ou [où] je fuis, ny ce que Dieu veut de moy, II faut que V. R. sçache, que depuis mon bas âge, j'ay tousiours demandé à Dieu de faire mon Purgatoire en ce monade, en cette vie,& j'y fuis si accoustumée, que je le prie quelques fois fans y penser, en suivant mes prieres.

En ce mesme temps, ne sçaçhant & ne cognoissant pas l'eftat. & chemin par lequel Dieu la menoit, il luy vint un doute, & crainte de ne faire pas comme elle devoit fa preparation pour la communion, fans toutefois sçavoir ce qu'elle pourroit mieux faire pour s'y preparer. Dieu luy donna une veuë si horrible de la malignité de fa nature, que maligne l'on ne sçauroit imaginer,& encor moins dire. Et elle cognut que laditte crainte procedoit & luy venoit par une disposition de Dieu, qu'il commençoit obscurement à luy monstrer cette sienne maligne nature, abysme de tout mal.

Elle vid aussi que le peu de bon qui reste en la nature humaine, est tellement environné de mauvais, que si Dieu, par fa bonté ne la fecouroit, il feroit estouffé & gasté par le mauvais,

Le 24. de Mars 1627. elle fut delivrée des tenebres, frayeurs & tentations que dessus, par la permission que luy donna son Directeur de baiser le petit Iesvs, & l'embrasser à son ordinaire ( car il luy avoit autrefois deffendu,pour l'essprouver & mortifier. ) L'effet en fut, que fa chambrette, laquelle luy avoit semblé quelque temps pleine de diables, fut tout à coup remplie de Dieu & des Saints de Paradis,& Dieu luy monstra lors, que les causes de toutes ces tenebres & tentations, [ ] estoient, qu'il luy avoit deffendu cette si estroite familiarité avec Dieu, de léebaiser & embrasser, à quoy elle avoit simplement voulu obeïr, combien que c'estoit la retirer du chemin, par lequel Dieu l'attirait à soy.

.CHAPITRE XXIII. D’une veuë fort mystérieuse qu’eut Soeur Ienne en mard 1627.

Ale 30. dudit mois de mars, Soeur Ienne s'estant fort recommandée à Dieu & à fa benite Mere, les priant de la fortifier contre les assauts des diables, elle vid la nuit en songe le petit Iésvs en chair,qu'elle eut à ion aise entre ses bras. Elle passa devant un grand jardin fort beau, où le petit lEsvs estoit seul comme à l'âge de trois ans, beau à merveille. Il avoit un loucher en main comme de fa grandeur & foüissoit. Il s'arresta pour la regarder, & faire feste de loing, il estoit riant, comme elle le regardoit attentivement & amoureusement.

De là elle fut transportée en une maison, où il luy fut dit qu'une jeune Damoiselle ( qu'elle avoit cognuë estant au monde, & croyoit estre en Paradis ) estoit à son jardin, [187] qu'elle avoit le petit IEsvs & l'emmaillotoit. Elle y courut tant de corps que d'affection, pour le trouver aussi,comme elle fit) où estant arrivée, le petit Ie svs vint de Iuy mesme entre ses bras, & jouants par ensemble,elle le caressoit & baisoit à son aise.Quelquesfois il se jettoit de luy mefme hors de ses bras,& puis il y revenoit, jouant ainsi avec elle. Il avoit la chair blanche & polie comme allebastre, & vermeille comme la rose, les cheveux crespus & blonds, tirans surl'or. Il estoit nud, & sa chair reluisoit à merveille, & ainsi parloit il à elle, & elle à luy. Elle s’eveilla en ces entrefaits, avec la mefme consolation qu'elle avoit eu en dormant, & elle eut lors asseurance, que l'amour qu'elle avoit tousiours porté & portoit au petit Iesvs, estoit aussi pure que la blancheur de fa chair & corps.

Le lendemain matin, estant à l'oraisbn, ìe bon Dieu luy dit intellectuellement ces paroles. Aymez moy, ma fille, continuez de m’aymer, votre amour m’est aggreable. Ce qui la fit fondre de consolation, s'en jugeant indigne, & attribuant le tout à la bonte de Dieu.

Le 10. d'Avril ensuivant, jour du Vendredy Saint, elle eut cette veue ; à fçavoir que le doux Ië S V S, à sa mort, jetta sa veuë sur chaque creature en particulier, & sur tou[188 ]tes celles qui seroient sauvées & reprouvées.

Item elle eut une veue de l'amour particulier que Dieu a eu vers chacune de celles qui seroient sauvées, & seroient fruits de fa Passion, & de celles-là, il en a fenty joye: mais de celles qui n'en seroient aucun fruit, & seroient reprouvées, il en a eu une douleur extreme.

Elle vid aussi en cette veuë, l'amour qu'il a eu pour elle, & cette veuë luy donna au cœur comme un nouveau feu d'amour reciproque vers Dieu, que paravant elle n'avoit encor pas fenty, & depuis lors elle a eu aussi une devotion plus particuliere à fa sainte Mort & Passion.

Comme elle s'apperceut en fin que son Directeur laconduisoit par un chemin tout contraire à celuy par lequel Dieu tout bon l’attiroit à soy, & operoit en elle,elle s'advifa de luy donner à cognoistre son naturel, & ses inclinations, afin qu'il se put regler en sa conduite à l'advenant. Voicy sa lettre.

« Mon Pere,il me semble bon que vous sçachiez mes inclinations naturelles, & passions de l'ame, aussi bien que l’affection amative ; afin que par tout vous voyez, ce que j'ay à mortifier & purifier tout d'un coup, & sçachiez mieux comment me conduire, & moy reciproquement faire [ ] l'obedience: car íl faut penser que je fay mon novitiat, par ce que tout ce que je me suis tousiours mortifie de l'amour propre, dont je traitte en nos livres,je l'ay fait moy feule,fans autre ayde que de Dieu, parquoy ne eognoissant pas maintenant ce que je n'auroy pas mortifié, pour m'estre incognu; je desire que tout soit aneanty, si Dieu m'en fait la grace: mais quant à la difficulté que j'ay à la nature de surmonter une imperfection, je l'ay tousiours dit, je ne vous ay pas trompé, je le publie; car mesme au petit Exercice que j'ay fait aux Pretz aux Nonnains, pour acquerir l'amour de Dieu, je dis & confesse que j'ay fait telle violence à la nature, que quelques fois je sentois mes os craquer, & il n'est pas à croire la peine que j'ay eu,& fans aucun ayde qui soit, à me mortifier; car on m'excusoit plustot, & mes fautes, que de m'ayder à les rompre,pour le trop d'opinion que l'on avoit de moy, ce qui m'a donné beaucoep d'empeschement à la mortification,qu'il me falloit faire seule, de mes imperfections.

« Ie vous diray donc mes inclinations: je fuis fort encline à la tristesse, tellement que si je fuivois mon inclination naturelle, je n'aurois jamais de joye; & en fuitte de cet[ ]te mienne inclination, je n'ay jamais aymé le monde,ny le tumulte d'iceluy,& ses conversations. Ie serois bien tousiours pleurant en quelque coing, & cela me fait aymer la solitude. Si je suivois la tristesse, à laquelle mon naturel incline, je tomberoy dans des grands perils. C'est pourquoy, quand je dis qu'il me faut de la joye,ce n’est pas que je cherche le repos, ains c'est le contraire ; car en cherchant la joye,je fay contre mon inclination, & la mortifie, qui est aussi cause,que pour ce qui est de l'interieur, je prens plustot les Mysteres joyeux,que douloureux. Ie prens toutefois volontiers le Mystere de la sainte Passion de Iesvs, par ce que je l'ayme: mais je le medite plus en amour,qu'en douleur, & ce d'autant que, quand je m'arreste à la douleur,le cœur me romp[t], & semble que j'en mourrois, si je ne m'en divertiffois point.

« Quant à l'exterieur, je serois bien toujours fans parler & triste, & si je suivois en cela mon amour propre, j'y aurois du contentement : mais les perils esquelsje m'ay trouvé tant de fois, me font faire contre mon naturel. Ie me mostre souvent joyeuse, en sorte que peu de gens se peuuent apercevoir que j'ay le cœur ou le naturel [ ] triste. I'ay esté mil fois que les larmes me tomboient des yeux de tristesse, & je me montrois joyeuse, & on pensoit que je pleurois de joye. le ne sçay si je say bien. Ie prie V. R. me commander surtout cecy, comme je dois faire.

« Maintenant j'ay cette nature bouillante, si je me laisse aller à la tristesse, elle est indicible,& comme impossible de la dompter, si je m'y laissois aller. Ayant donc aussi le naturel vehement, je retiens la joye plustot en bride,si elle excedoit par quelque occasion de joye immoderée, parce que j'ay le naturel contraire à la joye, & le diable quelque fois m’en persecute ( Dieu le permettant ainsi ) se servant de mon naturel triste pour me nuire. »

Vn des Mysteres de la Passion de Iesvs, qui luy donnoit plus de tristesse, & qui luy faifoit rompre le cœur de douleurs, estoit le devestement de fa robe. Et si elle meditoit de l'Enfer ou du Purgatoire, elle n'en avoit aucune tristesse: laquelle toutefois luy arrivant, pour quel sujet que ce fut, allant à I'oraison, & estant unie à Dieu,la tristesse se passoit &se dissipoit entierement.

Regardant le Ciel, l'air,les estoilles, fut ce d'esprit, ou des yeux corporels, la terre enrichie d arbres, de verdures & belles fleurs, [ ] les oyfelets, & autres petites creatures de Dieu, elle en tiroit de la joye contre la tristesse naturelle: mais fur tout, quand elle regardent la beauté d'une ame en la grace de Dieu, & si elle consideroit tout cela hors de Dieu, elle en avoít peine & tristesse, jusques à fondre en larmes, lesquelles, comme dit est, fe dissipoient quand elle rentroit en Dieu par l’oraifon.

Le 10. du mois de Iuillet de la mesme année, comme il fut question d'imprimer, pour la seconde fois, son livre de la Ruine de lamour propre,augmenté de quelques Chapitres, il arriva que tant le Maistre Imprimeur,que ses ouvriers, voulant imprimer quelques exemplaires de papier plus blanc, pour estre presentez aux amis, & gens de condition, ils ne sçeurent imprimer correcte la premiere feuille, sans qu'il y eut une page, de ladite feuille, doublée,combien que paravant imprimer le blanc, on en avoit imprimé du gris plus de deux cens feuilles fans en faillir une feule, & quoy qu'ils ayent apporté tous remedes possibles à cette faute, ils ne sçeurent addresser,qu'il n'y eut tousjours manquement. Ce que voyans,ils s'adviferent d'en prendre du premier,& plus gris, & ils l'imprimerent fans difficulté. Puis reprindrent le plus blanc, qui fut encore dou[193 ]blé en la mesme page, ce qu'ils espronverent par diverses fois, & en reussit comme devant. Lefdits Imprimeurs ont depuis attesté sous leurs signatures,cela ne pouvoir advenir fans quelque ruse du diable, affirmant de n'avoir jamais veu chose semblable, l'espace de quarante ans qu'ils ont travaillé à l'imprimerie.

Au commencement du mois d'Aoust dudit an, un vieillard luy vint fur le soir parler: elle descendit à son Parloir pour l’entendre,car elle luy avoit parlé d'en haut de sa fenestre. La premiere parolle qu'il luy tint, fut la suivante : Fille, vous estez bien affligée, vous avez bien icy de grandes guerres. Et cela disoit il d'une maniere fort charitable. Elle luy respondit qu'elle n’avoit aucune affliction, & il luy soustint que si,luy en faisant une specification par le menu,comme s’il eut sçeu tout son interieur. Ce qui la fit penser en elle mesme, & douter si c'estoit un homme qui luy parloit, un Ange, ou Dieu mesme, ayant prins forme d'homme,& ce d'autant que toute fa vie ny Prestre, ny Predicateur luy avoit parlé de telle sorte. Il estoit corne un homme seculier, vieillard.Elle luy demanda qui il estoit, & s'il estoit de la Ville de Lille. Il luy respondit qu'elle oyroit bien tost parler de luy. Toutefois depuis elle ne [194] l’a plus veu, ny en ouy parler » sinon qu'elle pensoit que ce luy est advenu de son bon Ange.

Cet homme commença à luy approprier divers passages de la sainte Ëscriture, & de l'Apocalypse, plus doctement qu'aucun Docteur sçauroit faire, l'appropriant à son estat, & à ce qui së passoit lors en son interieur, la consolant si efficacement, qu elle se mit à pleurer, tant elle fut allegée par ses paroles. II luy dit en outre: Fille, prenez courage, vos croix & afflictions vous seront bien recompensées au ciel, qui vous sera ouvert à vostre mort, perseverez jusques à la fin comme vous ave\zcommencé.

Il luy parla aussi des pechez du monde, & comme il est depravé, & la vertu vilipendée, & fur ce print congé d'elle, qui depuis ne la plus veu. Elle estoit fort affligée avant qu'il luy parla,bien qu'elle le luy nia, croyant de parler à un homme simple, auquel elle n'estoit pas obligé de manifester son affliction interieure.

Le quatrième de Septembre dudit an, comme elle sentoit en son interieur des grands desirs de perfection,& de cooperer aux graces que Dieu luy faisoit, ne pouvant plus faire tant de penitences ainsi que par le passé, à raison de la debilité de son corps, les [199] forces luy manquant, ayant quitté toutes commodités pour vivre en pauvreté. Ayant entendu la Messe, & communié, elle tomba dans un ravissement d'esprit, auquel le bon Ange de son Directeur, & le sien propre luy donnerent instruction comme elle devoit se comporter,pour ne plus s'arrester à la tristesse dont elle estoit combatuë, & suivre ce que Dieu ordonneroit & disposeroit à l’advenir ce qui la consola & fortifia fort.

Le lendemain, encor apres la sainte Communion,son Ange tutelaire luy enseigna; comment elle se devoit regler à l'endroit de son Directeur, sans plus se contrister de ses rudesses, d'où les diables prenoient sujet de la furieusement assaillir; ains se tenir à Dieu seul, qui est immuable & sans changement.

II luy donna aussi lumiere contre les fausses [per]suasions du diable,ce que depuis elle a declaré ; à sçavoir, que bien que les ruses de Satan soient subtiles, on les peut neantmoins cognoistre à cela,que quand il contrefait le bon Ange, par ses visites trompeuses, il aveugle & endurcit l'ame, cause trouble & tristesse,& au contraire le bon Ange, premierement il illumine,& puis amollit le cœur, met l’ame en charité, la rend sereine, donne joye & consolation, espoir & confiance en Dieu. [ ]

Elle demanda lors à son bon Ange, & le pria de luy enseigner la perfection à laquelle Dieu la vouloit avoir, par ce qu'elle ne le sçavoit, & ne le cognoissoit point. Il luy monstra que toute la perfection consistait & estoit comprinfe en un point, & qu'il faut diriger toutes nos œuvres, intentions & volontes à ce point, de telle forte, que tout ce qui n'est pas adherent à cet un, est pure vanité, & fait contre l'ordonnance divine.Tout cela estoit fort obscure,& ne le luy donna pas autrement à entendre.

Elle vid lors des grands fecrets, & entre autres la ressemblance qu'il y a de l'amour propre, à la malignité du diable: & comme il est enclin à suivre Ies diabIes & leur malice, ainsi que celuy qui touche la poix en emporte les marques,ainsi aussi en est il des diables & de leur malice, quand ils nous assaillent, nostre amour propre s’y fourre, & s'y attache si proprement, que si Dieu par fa bonté ne nous preservoit, nous tomberions à toute occasion.

Non contente, elle demanda aussi à son bon Ange comment elle pouvoit estre à elle mesme, pour garder la perfection que dessus: & il luy resspondit qu'il falloit estre comme un corps mort, ce qui s'entend de la mort de la nature corrompue, & voila tou[197]te la perfection humaine comprinse en ces deux poincts, sçavoir, en la mort parfaite de tout ce qui est semblable à un corps mort, & l'autre qui est la parfaite charité & union à Dieu & à la creature, rapporté à un poinct à une unité sans fin.

Sur la minuit les diables Iuy livrerent des grands & furieux assauts, tels qu'elle en fut toute troublée . Lors son bon Ange la reprint de ce qu'elle ne fuivoit pas ce qu'il luy avoit enseigné ; dont fondant en larmes, elle fe cacha sous fes aides, le priant de la vouloir garder, & qu'elle luy obeyroit, & aussi tost toutes ces furies infernales s'évanouïrent, & demeura paisible & tranquille avec Dieu.

Le 6. fur le soir, apres divers colloques qu'elle eut avec son Ange gardien, Dieu mesme Iuy fit la grace de luy monstrer un secret de sa divine Iustice & Sapience,en tout ce qui advient au monde,bon & mauvais, si tout ce qu'il laisse advenir, est si bien ordonné,qu'il n'y doit avoir jamais de pourquoy, ce qui luy fit dire lors ce que s'enfuit.

A mon regret, que j'ay tant de fois balancé en mon jugement, fur les choses obscures des jugemens de Dieu. Ie voy maintenant, à ma confusion, jusques à un jota [iota], que tout ce qui advient aux creatures, est bien fait, qu'en fin toutes creatures ont eu [198] tout ce qui leur advient, leur droicture & justice. & n'ont dequoy se plaindre.

Elle eut lors encor diverses autres veuë & cognoissances de la Sapience & Iustice de Pieu, qu'elle n'en sçeut dire autre chose, sinon s'écrier: O! ô! ô! Dieu admirable.

.CHAPITRE XXIV. De certains moyens pour cognoitre l’esprit de Dieu, és visions & revelations, etc.

Le 11.du mois de Septembre 1627. elle escrivit, touchant la cognoissance de l’esprit bon ou mauvais, ce que s'enfuit :

« Pour cognoistre l’esprit de Dieu, quand il revele à une ame quelque faute du prochain,c'est tousiours avec charité au defaillant. L’ame sent en son interieur une douceur,une benignité & compassion au prochain,& elle se trouve pouffée & enflammée à prier Dieu pour luy, mais quand çes marques ne s'y trouvent pas, je dis en la vision ou revelation de la faute du prochain,fut elle pour la justice & gloire de Dieu, quand il n’y a pas de compassion, il est fort à douter que telles visions ou revelations viennent.de Dieu. II revelera quelques fois à une ame devote, de prier Dieu. [199] pour la punition d'un pecheur: mais c'est tousiours avec compassion & charité à l'ame,& la punition s'entend tousiours de la corporelle & temporelle: & cela pour fauver l'ame d'iceluy au partir de ce monde ; qui est, une grande misericorde de Dieu vers le pecheur,

Le même jour j’eus cognaissance pour ne se laisser tromper és revelations en toutes occurrences, quand Dieu parle à une ame, un Ange ou quelque Saint, c'est que l'ame doit serieusement & meurement [mûrement] considerer les circonstances du parler de l’esprit, si ce qu'il dit est conforme à ía Sainte Escriture,s'il est selon la vertu,& charité de Dieu & du prochain, & s'il a ces circonstances: mais avec tout cela, le remede pour obvier aux abus, c'est que l'ame doit dire en soy mesme qu’elle adore le vray Dieu,qui a creé toutes choses, qu'elle croit tout ce que la Sainte Escriture croit & adore, & avec cette confiance se jetter du tout és bras de la misericorde de Dieu, le priant; avec ferme foy,qu'il ne permet iamais qu'elle soit trompée du mauvais esprit, detestant toute illusion, ne voulant & ne cherchant que le vray Dieu, sans toutefois rejetter les vrayes graces de Dieu, les visions & revelations venans de Dieu: ains [ ] bien s'en recognoistre indigne, & c'est ainsi qu'il faut faire proufit de ce que Dieu, un Ange, ou quelque Saint revele, au salut de 1'ame, & à la gloire de Dieu,faisant ainsi, s'il advenoit que le Directeur ne cognusse pas la voye secrette,par laquelle Dieu conduit & tire à soy une ame; il ne permettra pas qu'elle soit trompée, pourveu qu'elIe marche en humilité ; & lors, Dieu envoyera plustot un Ange, voire tous les Anges, pour ayder une ame,qui se soubmet & s'abandonne ainsi à luy de bonne volonté.

Ledit jour, ayant eu toute cette semaine des grandes cognoissances, tant par mon bon Ange, que de Dieu, moy indigne, & me pensant arrester à ces visitions ou lumieres, pour le proufit que j'en recevois; je ne fentois plus rien de la presence de toutes ces graces, finon que je les reflentois par la memoire comme chose passée, & considerant en moy mesme la grandeur de ces graces, plus grandes qu'aucunes que Dieu m'ait jamais fait, je pensois qu'il me falloit operer, & prier Dieu de me faire la grace de le servir tousiours fidellement, & correspondre a ses graces: Lors mon bon Ange me fit voir que Dieu me cachois le goust de la vision,& des lumieres qu'il [201] m'avoit donné durant la semaine : afin que je puisse avoir le merite de faire les œuvres ensuivant ces graces, par actes de foy, fans adherer à la vision: ains recognoistre venir de Dieu, & l'en remercier.

Il me fit aussi voir,que Dieu fait cela, par ce que la nature est si corrompue, qu'elle s'y arresteroit proprietairement, & par ainfi la privation du goust,est comme un sel, qui conserve en l'ame la grace receue de Dieu.

II luy fit aussi entendre que la volonté de Dieu estoit, qu'elle continuast d'escrire tout ce qui luy arrivoit, & en noter les jours, voulant qu’elle les dise.

Environ ce temps là,durant la grande Messe,qui fe difoit en l'Eglife joignant son Reclusoir,& cependant que l'on y faifoit la Predication, deux poules, qu'elle avoit dans fa court, commencerent a mener tel bruit, qu'elle fut contrainte de descendre de son Oratoire pour les faire taire,& ne pas incommoder le Predicateur. Elle les trouva se cachans, comme si quelque beste furieuse les eut esspouvantées, ne sçachans où se mettre, quoy qu'elle les appella à foy: d'où se doutant que cela procedoit du fait du diable, pour troubler le Predicateur & son Auditoire, elle leur commanda de la part de Dieu [ ] de se taire, & laisser achever la Predication, fans plus mener tel bruit . Et tout à coup ces poules la regardant, comme l'entendant, se teurent. L'une desquelles, comme forcée, voulant recommencer, elle fit fur elles le signe de la Croix,avec commandement de la part de Dieu de se taire : ce qu'elles firent promptement, & ce fait, elle remonta à son Oratoire pour entendre le reste du Sermon, fans plus oüir ses poules de ce jour là: qui luy fit voir asseurément que le diable les avoit espouvantées, pour troubler le Predicateur & son Auditoire.

Le 12. comme elle avoit eu, nombre de jours auparavant, des grandes consolations de Dieu ,& de fon Ange, elle se trouva le matin toute seiche. Aride & en tenebres, avec tel excez de tristesse,comme si tout l'Enfer eut esté bandé contre elle, fans 'apercevoir d'où cela pouvoit proceder. Estant ainsi, elle se mit à s'offrir à Dieu,& s'y sacrifier en tout tel estat qu'il luy plaise de la mettre,pourveu qu'elle luy peusse plaire & aggreer. Son bon Ange la visita,& luy monftra lors qu'il falloit, qu'elle servit à Dieu par la foy, pour en avoir le merite ; car servant à Dieu, íl faut faire des actes de vertu, fans s'appuyer fur les visions ou lumieres divines; il n'y a pas de foy en ce que l’on void & gouste. [ ]

Elle fut fort consolée de cette instruction de l’Ange, sans toutefois estre encore delivrée des peines qu'elle souffroit,quoiqu'elle fit pour les addoucir. Elle se jetta sur la Passion de Iêsvs-christ,dans ses sacrées playes, & rien ne l’aydoit. Elle le print en son enfance, le priant en toute manière possible, fans recevoir aucun soulagement. Elle eut son recours aux remedes exterieurs, & la lecture de bons livres,& ce sa ns aucun sentiment. Elle fit l'oraifon vocale,& en fin se mit à chanter quelque chanson spirituelle, pensant se rompre, & puis commença à pleurer de peine quelle enduroit, qui luy estoit plus grande que mille martyres corporels.

Sur le soir, environ les neuf heures, ces peines se pafferent tout à coup comme fumée, & fut rendue paisible & tranquille ainsi que devant. Et allant à l'oraison, le bon Dieu luy dit : qu'il falloit operer en tous ces delaissemens par actes de foy, pour se disposer à autres graces.

Dieu en usait ainsi avec elle ;avant ou immediatement apres luy avoir fait quelque grace particuliere, il la rabaissoit tousiours par des délaissemens, tels qu'elle avoit besoin d.'estre consolée, ne fut ce mesme que d'un petit enfant. [204]

Ledit Jour, ou le lendemain, son bon Ange luy fit encor commandement d'escrire les graces que Dieu luy faisoit de jour à autre, fans plus le negliger, comme elle a voit fait par le passé. Tout ce jour là,& encor apres, elle se trouva fort consolée de la presence de Dieu, & de son Ange gardien,& ce fut lors que Dieu changea en elle le naturel de la charité qu'elle avoit envers son Directeur, & voicy ce qu'elle en a efcrit:

« Nostre Seigneur a changé en moy le naturel de la charité vers mon Directeur, non pas que la charité puisse changer: car la charité est amour,& amour est charité, mais il a changé en moy la qualité de l'objet. l'ay jusques ores aymé mon Directeur comme un Ange, c'est à dire purement du costé de l'ame, & Dieu me donnoit cette veuë, pourquoy je l'aymois avec telle pureté, &l'avois en estime & honneur comme un Ange fur terre,, & de là procedoit,que j'avois telle confiance en luy, tant pour ce qui touche le temporel, que le spirituel, que ce qu'il faisoit, estoit de Dieu: & en vertu de cette foy, Dieu m'a accordé plusieurs choses par luy; mais à present, Dieu a changé cet amour & cette veuë,je le verray doresenavant du costé de l’ame, [205] comme Ange,& du costé de l'homme, comme homme.

« Tout cecy emporte des grands mysteres, qui demeurent en Dieu,& à moyla parcelle, qu'il Iuy plaît me donner.

« Le 15. de Septembre du mesme an, comme j'avois un extreme desir d'accomplir ce que Dieu demandoit de moy, pour la perfection,aveugle que je fuis dans les secrets de Dieu, je le priay, & mon bon Ange ( estant à ce inspiré ) qu'il me voulut monstrer le chemin que je dois aller. Sur le soir estant à L'oraison, mon bon Ange me dit à l'interieur que j'avois peu d'une vertu, non pas que j'aye toutes les autres, car j'en fuis bien efloignée ; mais que Dieu veut cette [sic] là de moy. C'est que si je veux aller au Ciel fans aller en Purgatoire, qu'il m'y faut aller en cette vie, & avec ce j’eu une veuë, qu'il me faut converser en amour avec les ames fideles au Purgatoire & prier deformais plus que je n'ay jamais fait pour elles: & aussi me souvenir d'avantage de l'Enfer, afin de prier Dieu avec plus de ferveur pour les pecheurs, & empescher qu'il n'y aillent.

« Lors que mon bon Ange me dit tout cecy, mon esprit estoit fort consolé : mais ma nature avoit frayeur,de ce qu'elle a[ ]voit encor à passer, & mon corps fremissoit de la consolation de l'ame.

« Ie me voyois en esprit, comme si je fusse en Purgatoire, & aupres de ces ames affligées. Auparavant cela je n'avois sçeu prier pour les ames du Purgatoire : mais à present que j'ay eu ces signes, & desirs de cette devotion, y ayant aussi tousiours esté sollicitée des trespassez.je commence avec la grace de Dieu, de prier de bon & tout, à certes pour elles. »

« Le 16. du mefme mois, aptes qu'elle eut receu la sainte Communion,elle commença,avec la charité que Dieu vouloit d'elle & luy donnoit pour les ames des trespasses qui sont en Purgatoire. Et comme elle prioit pour elles en general, Dieu luy parla à l'interieur, & luy dit, que l'un des talents qu'elle devoit mettre au gaignage, est de delivrer les ames du Purgatoire par prieres, & autres bonnes œuvres,& prier aussi pour la conversion des pecheurs de ce monde.

II luy commanda en outre, qu'apres avoir prié en general pour les ames du Purgatoire, & pour les pecheurs, de prier particuliérement pour tirer tous les jours une ame du Purgatoire, & pour convertir tous les jours une ame pecheresse à Dieu ; mais en tout cela,elle n’eust pas le choix de prier pour [207] telle ame qu'elle eust peu desirer, cela estant demeuré au secret de Dieu.

Apres avoir ainsi paffé par ces flammes du Purgatoire, & parlé aux ames languissanttes de charité en iceluy : l'Espoux celeste la receut à soy, & l’appella au repos de l'ame avec soy, où elle fut quelque temps comme abysmée dans les bras de Dieu, tant que dura ce ravissement : duquel sortant, & s'addressant à Dieu,elle luy demanda amoureusement: Pourquoy, mon Dieu, voulez vous mes prieres pour sauver les ames, moy qui ne fuis rien? & nostre Seigneur luy respondit que c'estoit pour la faire meriter, & que cette charité aux ames luy estoit fort aggreable.

Environ ce mesme temps, elle eut une veuë des filets que les diables tendoient à son Directeur, pour l’empescher de travailler a l'œuvre qu'il avoit entrepris, & resolu de faire, dont elle luy donna advis, comme aussi de la pratique qu'elle avoit tenu quand elle s'esloit mise à escrire ses livres. Voicy ses propres mots au Chapitre suivant. [208]

.CHAPITRE XXV. Comment Sœur Ienne se preparoit à la eompofition de ses livres, & de diverses graces de Dieu quelle receut.

« Mon Père, sçachez que tout ce que i'ay escrit, signament de nos livres, ç'a tousiours esté apres avoir demandé à Dieu 1a grace de le faire, reeognoissant, & r'entrant preallablement dans mon neant, car nonobstant toutes les veuës, qu'il avoit pleu à Dieu de me donner, quand j'allois à escrire fans s'entrer, avant tout,dans mon neant, & me confondre devant Dieu, j'estois muette : mais si tost que je me remettois à Dieu. disant humblement:Mon Dieu, parlez par moy ce qu'il vous plaist que je
dise. Aussi tost les yeux m'estoient ouverts, & je n'ay jamais peu rien ef
crire autrement. Pardonnez moy, mon Pere, si je parle ainsi,ores que V. R. fçache mieux cela que moy.

Le 18. il m'arriva fur la minuit ce que s’enfuit: M'efveillant à minuit, je m'en allay faire oraison, & tout le premier apres avoir eslevé mon esprit à Dieu, je sentis mon esprit mené en Purgatoire, où j’oyois [ ] ( me sembloit-il ) crier ces ames apres moy Miseremini, Miseremini. Ce qui me donna un terrible desir de leur delivrance, pourquoy je faisois prieres de tout mon cœur à Dieu, luy offrant tous les merites des playes de Iesvs-christ ,

Dc là mon esprit fut tiré & conduit de Dieu à prier pour tout le monde, bon & mauvais, & moy je me voyois là aussi, & toutes les creatures humaines devant Dieu.

« Ie voyois nostre Dieu comme un Iuge relevé pardessus les nues, avec une espée à la main, pour faire justice fort rigoureuse à tous les pecheurs, & je ne sçavois dire autre chose,finon crier en esprit: Misericorde, misericorde, & me sembloit que j'offrois,aussi tous les merites de la Passion de Iesvs, & en monstrois ses playes, & me sembloit que Dieu abaissoit sa colere, nous relevant tous à misericorde. De là tout se passa sans y avoir esté fort long temps, n'y pouvant estre qu'autant qu'il pleust à Dieu, car il conduifoit par tout mon esprit,8c mon bon Ange estoit aussi avec de moy, qui me trouvay fondante en larmes,& mon corps fremissant, voire encor efcrivant cecy.

« De là nostre Dieu me tira à soy à un doux repos & union d'amour,me consolant [ ] sur tout ce que j'avois veu & m'avoit monstré, m'exhortant à continuer ma priere, aux fins que dit est. Dont je loüois Dieu, & luy rendois amour reciproque, que luy mesme me donnoit, pour luy donner, car je me voyois trop miserable de moy mesme.

« Apres tout cela,comme depuis dix à douze jours que le bon Dieu m'avoit inspiré par mon bon Ange, de dire à mon Directeur que les escrits qu'il avoit de nous ( qui font de Dieu ) & tout ce qui y est soient mis au profit du prochain,fans attendre autre volonté que celle de Dieu qui le veut ainsi, ou s'il ne le fait, il y aura du changement. Ie sçavois bien le changement: mais apres í'inspiration,j'avois tant de respets, que je ne luy osois dire, de crainte qu'il pensast que je luy disois de moy- mesme, empruntant le nom de Dieu, & que je desirois que ces escrits fussent veus559. Dont j'avois un tel combat, que je me refouday de n'en rien dire, & toutefois avec des remords de conscience, pour desquels dire quitte, & des peines qu'ils me causoient, je prins resolution de luy escrire en bref, comme aussi j'ay fait,pour luy monstrer que c'estoit la volonté de Dieu que ces escrits fussent mis au proufit du [ ] prochain, pensant estre acquittée avec cela sans autrement dire le secret.

« Lors à l'heure de minuit, apres que tout ee que dessus fut passé,nostre Dieu me commanda de dire, fans aucun respe[c]t, à mon Confesseur, que c'est sa volonté que ces escrits & doctrines qu'il a de nous, & sont de Dieu, soient mis à profit,& qu'il n'a pas mis çes talens en terre pour les laisser oisifs560; ains qu'il les a fait tirer par luy de mon cœur, pour profiter, & que s'il ne vuide de cette affaire, qu'il luy ostera le talent, & en mettra la charge fur moy. mais en autre forme, estant fa volonté qu'il le fasse. Voila ce que Dieu me commanda de luy dire, à quoy j'ay obey; car j'endureray plustot la mort, que de laisser de le dire. Tout soit à la gloire de Dieu & nostre profit561. »

Le 19. apres avoir receu la sainte Hostie de la main de son Pasteur ( laquelle entra dans son pauvre corps toute feule,fans autrement l'avaller, selon l'ordinaire562 ) Dieu luy fit cognoistre le nom de l'Ange gardien de son Directeur, qui estoit Uriel c'est à dire clarté de Dieu, & comme il s'en alloit ce jour là mesme aux champs, hors la ville de Lille, elle se mit à prier ledit Ange de garder son enfant par les chemins, & que par fa clarté & lumiere, il voulut l'illuminer corporellement & spirituellement,le preservant de toutes tenebres & mauvais airs, & en l'interieur l'illuminer en forte, qu'il puisse parvenir à la clarté, à laquelle Dieu l'avoit predestiné, & finalement à fa gloire eternelle.

Le 21, bien qu'elle n'eust aucuns desirs de choses naturelles, pensant à la signification du nom de l'Ange gardien de son Directeur, sans aucune curiosité, ains par pure devotion; il luy advint de penser comment se pourroit appeller le sien,& bien qu'elle rejetta cette pensée,il luy fut imprimé en l'ame qu'il s'appelloit Ortetur. Et ne sçachant pas ce qu'il signifioit, par ce que c'est un mot Latin, elle fe le fit expliquer par un Docteur en Theologie, qu'il luy dit, qu'il vaut autant à dire que Surget, II s'eslevera, dont elle resta fort estonnée & consolée, avec resolution de bander toutes ses forces pour servir parfaitement à Dieu, selon la grande obligation qu'elle luy avoit, pour toutes les graces qu'il luy faifoit, parmy les guerres tres-cruelles que les diables luy faifoient.

Le 22 dudit mois au matin,faisant ses prieres, & considerant en son ame ce qu'elle pourroit faire ce jour là,pour employer le talent que Dieu luy avoit donné à sa gloire, & son salut & en acquit de l'obligation [213] qu'elle avoit d'accomplir ce que nostre Dieu dit en l'Evangile, que celuy qui reçoit plus, est plus obligé ; ainsi son cceur brufloit de desirs de faire la volonté de Dieu, comme est à voir par ses paroles suivantes.

« Ie me mis en prieres.demandant instamment à Dieu,& à mon bon Ange,qu'il m'enfefgna [m’enseignât] ce que je dois faire, ou laisser ce jour là, & ainsi de jour à autre. Et continuant en prieres, mon bon Ange me dit en esprit, que j'aye à dire à quelque personne d'estre vigilant, & de ne cesser de travailler tant qu'il vienne à la perfection où Dieu l'a predestiné,qui est grande. Et comme je peníois comment Iuy donner à entendre, veu qu'il a assez de desirs de cette perfection, me sembloit-il, ayant des grands talents, graces & vertus, sauf ce feu d'amour bruílant, qui est une grande ayde pour parvenir à la perfection. Mon bon Ange me commanda de le luy faire entendre par la similitude de l'Evangile. Que les enfans de tenebres font plus vigilans que ceux de lumiere, & comme les marchands, aussi tost qu'ils sont levez du lict,la premiere pensée qu'ils ont, voire à toute heure du jour,c'est de voir en quoy ils pourront tirer gain de leurs marchandises & trafiques, en quoy ils n'ont pas de repos. [214]

« Ainsi nous, à toute heure du jour,nous devons veiller & chercher tous moyens possibles d'employer le talent que Dieu nous a donné,& íe faire profiter spirituellement autant qu'il nous est possible, cherchant actuellement ce que Dieu veut de nous, & ce avec paix & quietude : mais le premier & dernier est de demander à Dieu & à nostre bon Ange,qu'ils nous fassent cognoistre, ce que Dieu veut que nous fassions pour fa gloire & nostre salut, & ce avec ferme foy à Dieu, & à nostre bon Ange.

« Mon bon Ange me monstra encor que nous ne pouvons avec ce seul acte de foy vive à Dieu, acquerir nostre perfection, & recevoir de Dieu la lumiere requise pour y parvenir, ores que l'on ne sentiroit pas ce feu Interieur.

« De cet acte de foy vive, naist au fond de l’ame un desir langoureux,qui sert à l’eschauffer, & l'illuminer pour aller à Dieu, & ainsi mon bon Ange m'exhorta de continuer tousiours ces devoirs, & que je dise à cette personne qu'il fasse devoir de chercher sa perfection, & la demander à Dieu, avec deffiance de soy-mesme & aneantissement, operer avec Dieu en toutes ocurrences. [215].

En ce mesme temps, son Directeur desirant de sçavoir l’estat de son interieur, elle luy satisfit par fa lettre suivante.

« Mon Pere, le chemin par lequel Dieu me meine m'est incognu,& ne sçay à quelle fin, finon que je me laisse à luy pour suivre les traits de fa conduite. Quant aux tentations,difficultés & imperfections qui me sont incognuës, quand je les cognoistray, j'ay grand desir de les aneantir, & de faire ce qui est le plus aggreable à Dieu,voire au despens de ma vie. Cependant pour toutes ces defectuosités miennes, le bon Dieu ne laisse de me favoriser de ses graces,quoy que pour mon indignité je ne merite que l’Enfer, plustot que ses caresses. Car quand je me confond devant Dieu, me voyant si efloignée de la perfection requise aux graces qu'il mefait; il mefait voir mes imperfections, & me monstre ma faute,il semble me vouloir excuser» me consolant m'encourager à son servi» ce,ce qui fait tant plus me confondre & l'aymer, de fa si grande bonté en mon endroit.

.Chapitre XXVI. De trois livres que Dieu donna l’an 1627. à sœur Ienne,pour en tirer fa nourriture spirituelle.

EN ce temps la,comme S. Ienne ne tenoit rien de caché de ses secrets, qu'elle ne communiquait à son Directeur,elle
luy escrivit la suivante,

« Sçachez,mon Pere, que le bon Dieu m'a donné trois livres pour y lire,y estudier continuellement, & y prendre toute
forte de nourriture,fans lesquels livres je n'eusse sçeu parler ce que j'ay souffert & passé depuis un an, que j'ay vaincu les guerres des diables, y ayant tousiours trouvé secours.

« Ces trois livres sont celuy de saint Augustin,le deuxième, celuy de saint François, & le troisième de S. Antoine.

« En celuy de S. Augustin est traitté du mystere-de la S. Trinité, où Dieu m'attire; mais tout autrement que du passé ; car maintenant estant à l'oraison, abysmée dans cette grandeur & mystere incomprehensible,j'y voy son estre infiny & eternel, &,je m'y perds, y perdant aussi la souvenan[217]ce & cognoissance de la nature corrompue, & de mon estre propre; non pas que j'entend par cette perte, aucun ravissement ou extase: mais une perte de toute l'ame, de ses puissances, qui est une operation de Dieu toute secrete ne sçachant autrement dire comme je suis perdue en Dieu, & hors de moy-mesme.

« Apres que Dieu m'a ainsi suspendu à soy, & en soy, il me laisse mettre le pied sur la terre,c'est à dire qu'il remet la cognoissance, & memoire de la nature creée de l'homme, & de moy-mesme, & lors je voy comme cette nature creée est au milieu de l'estre increé, qui est Dieu eternel, infîny. Par comparaison,comme si au milieu de la mer il y avoit un pas de terre, de mesme est la nature creée au milieu de cette mer infinie de l'estre increéoù je voy en esprit tout le monde, & toutes les creatures qui ont jamais esté, comme un petit point, dans & au milieu de l'estre eternel de Dieu,

« Le deuxième livre est celuy de S. François, de la Passion du Fils de Dieu, Dieu & Homme, auquel livre je trouve la vie de l'ame & du corps, en toutes les sacrées playes ouvertes du corps du doux Iesvs. En ce livre je trouve force pour passer ce [ ] que je fouffre.C'est dequoy Dieu me nourrit, & le traict où il me conduit.

« Il y a deux ans que le Bien-aymé m'a introduit dans la playe de son sacré costé, & depuis je n’ay pas sorty de cette demeure, indigne creature que je fuis, & à present Dieu me laisse ouvertes toutes les chambres de ses sacrées playes. Nous croyons bien par la foy tous ces Mysteres cachez aux dits trois livres; mais à present, comme Dieu m’attire à foy, ces livres me font tousjours ouverts, par une veuë & cognoissance que je n’ay jamais eu paravant. Et bien que par fois le Bien-aymé me monstre d'autres mysteres, soit que je l'ay en mon cceur en son Enfance,ou que je le voy en sa glorieuse Resurrection,& en toute autre maniere, c'est toujours fans sortir de la chambre de fa Passion563.

« Il est vray, je suis pecheresse, & j’ay mes mperfections telles que vous voyez, mon Pere, estant à moy impossible de faire plus que je ne fay pour les mortifier ; il y a du fecret de Dieu, à mon sambler; car je voy le bon Dieu me monstrer l’estat de mon ame par une comparaison du grain.

« Le grain battu, auparavant d'estre vané, la paille est bien separée du grain : mais elle n’eft pas encor poussée hors avec le van. [219]

« Ainsi Dieu me monstre que par les penitences & mortifications que j'ay prattiqué paffées tant d'années, à toutes sortes de passions & imperfections, le grain a bien esté batu, & la paille que j"ay peu recognoistre chassée : mais de celles que je n'ay jamais cognu, n'y ayant pas esté exercée, comme je fuis à present, j'espere d'en venir à bout avec la grace de Dieu, que je voy si bon, si misericordieux,que de supporter ainsi mes deffauts : car j'ignore pourquoy Dieu me laisse ainsi,veu que de ma volonté je n'espargne ny vie, ny santé, ny mort, pour bannir de moy ce que je pense luy pouvoir deplaire564.

« Le 3e livre est celuy de saint Antoine, c'est le livre du monde, & des œuvres de Dieu, que je trouve tousiours ouvert565, pour y voir les merveilles de Dieu. Ie fuis regardant seulement deux ou trois heures, le ciel & la terre, & ce que je vois fur la terre, fleurissant, avec toutes les consolations possibles fans aucune lassitude.

« Ie ne puis laisser de dire une chose particuliere qui m'arrive quelques fois, & cela depuis un mois d'ícy,c'est que contemplant le ciel, la terre,& tout ce qu'il y a de verdures, d'arbres fleurissans & portans fruits, & plantes portans fleurs, je voy visib[220]lement en tout cela une clarté,non pas comme celle du Soleil, de la Lune,des autres Astres & Planetes ; mais mille fois plus belle: laquelle clarté refonde en tout l'air, & à tous arbres & plantes avec une serenité admirable,qui me donne tant de joyes, liesses & consolations à l’ame, que je serois bien des jours, voire des semaines entieres, regardant cette clarté, si cette vision me duroit autant. Ie ne l'ay pas quand je veux ; ains quand il plaist à Dieu: quelques fois par l'espace d'une heure, autrefois de deux,quelques fois plus. Voilà, mon Pere, la lecture que je fay dans ces trois livres, & voila comme que je fuis presentement dans mon ame.

Le 26 dudit mois de Septembre 1627. r'envoyant quelques efcrits à son Directeur, elle luy manda ce que s'enfuit, & comme elle se retrouvoit lors.

« Mon Pere, les diables continuent à me faire la guerre,& il me faut tousiours & à tous momens faire la sentinelle: mais Dieu ne me delaisse pas, ny mon bon Ange, ayant tousiours recours à Dieu par la foy vive, & ils m'aydent & m’enseignent, & me corrigent quand je manque à quelque chose, ou que je me devoye tant soit peu de ce point de perfection566, de cette mort: mais [221] la correction est tousiours avec tant d'amour, que je fond de contrition amoureuse, & la correction n'est pas comme se faisant mauvaìsement: mais comme considerant la nature fragile, & les perils où nous sommes, tels qu'il est comme impossible de passer tant de perils & dangers fans y estre quelque peu arresté. Ie vous ay dit, mon Pere,que Dieu m'a commandé de vous dire, que V.R. n’a pas fuivy la fin pour laquelle Dieu vous a icy envoyé567, qui estoit pour traicter tout de bon de Dieu & de nostre perfection, & que cela a depleu à Dieu ; sachez que c'est avec grand amour, que Dieu vous le fait dire, qui sçait les parties adverses que vous avez eu, & sçait nos forces, qui ne sont rien fans luy, & comme il faut operer en luy par les voyes que V. R. sçait & cognoist mieux que moy, s'abandonnant à Dieu & jugement & volonté. N'ayez pas de peine,mon Pere,si Dieu me le monstre. Soyez aussi fur vos gardes, & faites la fentinelle ; carl e diable vous veut cribler aussi bien que moy: mais nous avons Dieu, & nos bons Anges qui nous defendent à tous momens, & si en verité nous es invoquons avec ferme foy, ils ne nous laisseront jamais568.

« Iln'y a rien de plus asseuré que nostre [ ] bon Ange ayme & desire que nous l'aymions, & ayons recours à iuy en toutes nos necessitez: c'est à quoy je vous invite, vous priant de vous familiariser au vostre par actes de foy, l'invoquant continuellement; & vous verrez combien de force & de consolation vous en aurez & tirerez.

« Pardonnez moy, mon Pere, que je parle ainsi,& si doresenavant [sic] je parle d'un autre accent que de coustume,& pour Djeu, cognoissez les voyes par où Dieu me meine569 ; car il y a des secrets en tout cecy, dont je vous advertis.

I'ay veu vostre bon Ange, & Dieu m'a enchargé par luy, d'avoir foin particulier de vostre ame. Vous avez la mienne, que Dieu vous a donnée en charge . je fuis vostre enfant à jamais, & en toute telle qualité que ce soit, je me tiens indigne d'estre, le marche pied où vous devez marcher. Mais en l'ordre de la charité, que Dieu m'a aussi donné foin reciproque de vostre ame, si deformais,vous disant tout mon interieur, comme j'ay tousiours fait, &suivy yos advis, je vous parle de vostre interieur,ou estat de vostre ame,que Dieu m'inspirera, ou me commandera,ou sera selon la raison, n'en soyez esmerveillé: car ce sera pour nostre perfection. Mais avant [223] tout, je me prosterne à vos pieds, & vous demande obedience, si vous en estez content,d'autant que mon bon Ange m'a commandé ce jourd'huy de vous demander obedience,& vostre consentement, comme je vous vay dire en suitte.

"Ce matin 27. de Septembre,estant à l'oraison, je me plaindois à Dieu, de ce qu'il vouloit que je me comporte de la sorte en vostre endroit, & qu'il falloit que je vous dis tout cecy. Comme je representois à Dieu, qu'il sçavoit que je suis si vqlontier enfant570, & en enfant je m‘ay toufjours volontiers laissé dependre de mon Directeur ( comme tenant au monde, la place de Dieu en toutes choses ) & que maintenant il vouloit que je changerois, cesserois de parler en enfant- Dieu me dit au fond de l’ame, qu'il le vouloit ainsi. le dis : Bien mon Dieu, je le feray.

« Partant n'oserois-je estre fans en advertir V.R. me soubmettant dessous vos pieds, demandant vostre obedience: & apres nous traitterons de tout l'interieur, des voyes plus secretes, de s'unir à Dieu. des difficultez de la nature,comme il la faut accommoder, pour ayder & servir à l’esprit, quand l'amep eut estre unie à Dieu sans images; comment on peut acquerir [ ] la perfection, & parfaite union à Dieu, ores que l'on ne fentiroit ce feu interieur au fond de l'ame, & en fin de beaucoup de choses interieures, que nous eussions vuidé, si nous eussions traitté, comme je vous ay tant dit, & comme Dieu le vouloit. Mais Dieu en tirera du bien, & j’espere, que nous recouvrerons ce que nous avons perdu,& ainsi traittans confidemment, nous tirerons les thresors de Dieu,pour en faire part à nos freres: vous en pourrez tirer la fleur, pour le mettre en vostre œuvre. O! mon Pere,que je vois des choses terriblement bonnes: mais je voy aussi la vie humaine si tendue de retz & filets, que je ne ay comment on les peut passer, ce n'est, comme il fut dit à Saint Antoine, par la feule vertu d'humilité & de charité. He, mon Pere, qui a-t'il, qui peut empescher cette terre nostre de brusler? Si Dieu nous ayme tant, pourquoy ne fondons nous pas de son saint amour? Allons à Dieu, à nostre perfection, où Dieu nous veut avoir: aydez moy à courrir, & je vous ayderay, puis que Dieu le veut ainsi, nos bons Anges nous ayderont & accompagneront.

« Le 30. au matin, estant à l'oraifon, apres avoir receu mon Createur Sacramentellement, & quelque espace apres, ayant finy mes [ ] prieres ordinaires, je prins l'Image de mon Dieu de pitié entre mes bras, comme je fay souvent, & priant Dieu,je posay sa benite teste sur la mienne, avec reverence & amour, quoy que j'en sois indigne. Mon esprit fut transporté,& me sembloit que je voyois mon Dieu,comme il estoit à fa fainte Passion, je voyois ses playes sanglantes,& le sang en couler. Ie prenois un fin linge que j'avois, & essuyois doucement ces saintes playes de son sacré Corps, baissant celles de son saint Chef, & de là,au lieu que je tenois mon Dieu, dans mes bras indignes, je fus changée, & me vis reposer moy-mesme dans ses bras, ma teste fur cette poitrine sanglante de mon doux Iesvs, avec un doux repos de l’ame, & du corps, contemplant ces playes sacrées, & transportée à un desir de pouvoir toucher & baiser la sacrée corde,avec laquelle mon bien-aymé Iesvs avoit esté pieds & mains pliées, à cette colomne que je contemplois. Lors nostre Dieu me dit: Prenez la corde du Pere de vostre ame, que je vous ay donnée, & portez la en memoire des cordes dont j'ay esté lié,pour vos pechez, & de tout le monde. Et je sentois mon bon Ange qui me le disoit aussi, mais son parler est different, car Dieu parle au fond de [ ] l’ame & l'Ange vient tousiours au dehors & puis penetre en l’ame. Maintenant je voy souvent mon bon Ange, & une multitude d'autres, faisant service à nostre Seigneur. Ie dis lors : Bien, mon Dieu, je le feray, mon cœur, je le feray. Ie fus transportée à dire: mon cœur, sans y penser, Dieu le voulant ainfi, bien que par apres il me souvint de la deffence,que vous m'avez faite, d'appeller Dieu, mon cœur: & cependant Dieu me le fait dire, sans y penser, l'amour transporte l'esprit. Mais je dis : Mon Dieu,il ne le voudra pas croire: il me dit ; Faites vostre devoir de le demander. Voicy mon Pere. tout ce qui s'est passé, qui n'est pas fans mysteres secrets: je vous le dis, & m'en descharge. Ne rejettez pas, mon Pere, les exercices simples pour aller à Dieu, comme se servir d’images, & autres petites devotions; Dieu se fait enfant, avec celuy qui se fait enfant,& de là il efleve l'esprit à choses grandes,passant mesme nostre capacité. O! mon Pere si je vous sçavois dire,ce que je voy, & le bien qui nous fust revenu, si passé un an nous eussions esté la courte voye, que Dieu vouloit. Neantmoins j'espere que Dieu fera tout venir à bien,& à V. R. & à moy ; car l'obedience aveugle [ ] est aggreable à Dieu, & je vous ay tousjours obey, comme à Dieu,bien que je voyois ce qu'il vouloit, contraire au procedé de Vostre Reverence.

.Chapitre XXVI. De l'estat de Sœur Ienne, representé par une nacelle, au milieu des flots de la mer.

« LE quatrième d'Octobre, jour du glorieux & Seraphique Saint François, estant à l'oraison nostre Dieu me donna cognoissance, de tout ce qui eust arrivé par l'ordre & travail, que le Pere de mon ame prenoit pour conduire mon ame à Dîeu, & à la perfection pour Dieu ; Où je vis des terribles secrets, & admirant comme Dieu nous avoit conduit tous deux: je receus une grande consolation, & mon esprit fut eflevé, & me fut representé l’estat de mon ame comme en une nasselle,& le Pilote qui conduisoit cette nasselle, estoit le Pere de mon ame.

« Cette nasselle estoit au milieu des ondes d'une mer impetueuse, agitée de tous vents. Ie la voyois emportée des vents contre les rochers, & puis élevée pardessus des ondes, tantost renversée dessus [225] dessous, & tellement agitée de toutes parts, que c'estoit pitié de la voir dans ces dangers & & perils. Ie voyois le gouverneur, le Pere de mon ame, faire ses efforts pour empescher qu'elle allast à fond, tendant toutes ses cordes pour la lier, tantost haussant les voiles, pour la conduire au port assuré de salut. Elle courroit grand risque & peril; parce qu'elle n'estoit pas menée et conduitte par où Dieu la vouloit guider. Ie voyois que pour tous ces perils qu'elle rencontroit, elle ne perissoit point ; ains arriva en fin au port de salut: mais voyez comment.

« Ie voyois au dessus de la barque une seule corde,dont les trois personnes de la S.Trinité tenoient le bout du plus haut du ciel. Cette corde estoit la divine Providences son saint amour, qui preservoit Ia nasselle. Le pilote estoit, comme je viens de dire, le Pere de mon ame,& fans cette corde,nonobstant toutes les peines & travail du Pilote,la navire estoit en tres-grand peril de se perdre: mais Dieu voyant du plus haut du ciel, le fond des cœurs en terre,ne laisse Jamais les ames fans ayde. le dis cecy grossierement: mais l'on ne peut croire le bien que c'est à l’ame de voir ce que j'ay veu,& les secrets de Dieu, & tout [229] ce qui s'est passé jusques à un seul iota.

« Sortant de cette vision, je fus transportée aupres de S.François, ce que jamais ne m'est plus arrivé, quoyque j'ay tousiours desiré d'avoir un grand amour vers ce glorieux Saint. Ie l'ay touíîours aymé: mais non pas comme Saint Augustin, ou Sainte Marie Magdeleine & à ce coup Saint François m'a donné un coup de son amour à Dieu, si vif, qu'il m’est demeuré en l'ame un amour particulier à luy, en union de devotion qu'il a eu aux sacrées playes de Iesvs,& m'a receu pour l'un de ses enfans.

« I'ay aussi veu l'union d'amour,qu'ont par ensemble S.François, & mon glorieux Pere Saint Augustin. Revenue à moy de ce ravissement, il me sembloit, que tout cejourlà,Saint François estoit aupres de moy. Voila la premiere fois, que j'ay parole à ce glorieux Saint, que j'aymeray & serviray plus que jamais. Ie n'y pensois aucunement, finon faire mes devotions ordinaires. A Dieu soit la gloire, & à moy U=la confusion.

« Le lendemain cinquième, estant à I’oraison, & ne sçachant ce que je dois faire, pour tant de commandemens que Dieu me fait de dire aux hommes, & voyant qu'ils ne m'entendent point, ou ne com[230]prennent point ce que Dieu veut, ny ses operations en moy: je me plaindois à Dieu, de ce qu'il me commandoit de leur dire ses saintes volontez, & que cependant je demeure comme devant. Pourquoy il me sembloit meilleur de me taire, & ne rien dire: nortre bon Dieu me dit lors, que j'aurois quelque jour, qui m'entendroient, & leur donneroit lumiere.

« Continuant ma priere, Dieu me dit ces paroles; Je suis contraint de me rendre familier aux petits & fimples filles,par ce que les petits m'ouvrent la porte de leurs cœurs,& les sages,ausquels j’ay donne science,s'aveuglant de la lumiere naturelle,que je leur ay donnée, tiennent la porte serrée â la lumiere surnaturelle que je leur veux donner. Tout cecy me donna une terrible compassion de toutes les creatures, & à moy une crainte amoureuse, de venir à faillir,ains d'estre plus vigilante que jamais,& en humilité vers Dieu, & vers les hommes pour Dieu. »

Le 13. & quatorzième dudit mois, il luy survint une peine insupportable, durant laquelle elle fut privée de tout ayde de Dieu, & des Anges, & n'y avoit partie en son ame, ny en son corps, qui n'enduroit des peines indicibles. Elle se mit à invoquer Dieu à [ ] son ayde, la Vierge Marie & son bon Ange, demeurant en ce martyre jusques à minuit, que, priant Dieu,elle eust cjuelque temps de la nuit, qu'elle parla à son bon Ange, duquel elle fut fort aydée,& ses peines rendues plus legeres.

Le lendemain 15. au matin, elle retomba encor dans ces peines & y fut jusques au soir, fans aucun secours sensible, finon qu'au fond de l’ame, elle estoit resignée & contente d'estre ainsi, fut ce jusques à la fin du monde, Dieu laissant la puissance aux diables d'agiter les facultez de l’ame, les troubler & crucifier. Cela estoit cause, qu'a l'exterieur, on la voyoit un peu troublée, voire accablée de tristesse, dont on faisoit des tels quels jugemens: mais bien finistres, à faute de cognoistre les operations secretes de Dieu en elle, dont les voyes & jugemens font bien differentes de ceux des hommes, Dequoy tout, elle advertìt son Confesseur, l'advifant, que . ce n'estoit pas la volonté de Dieu,qu'il la laissa ainsi feule,exposée à la mercy des loups infernaux.

Sur le soir dudit jour, ces peines fe passerent comme fumée,& la joye luy revint, Dieu se monstrant & parlant à elle, la Vierge aussi & son bon Ange, si que se jettant éperdue, dans les bras de Dieu, il la conso[ ]la & luy monstra, que les peines qu'elle enduroit, estoient les mesmes peines, & semblables à celles qu'endurent les ames en Purgatoire,sauf le feu, & qu'il les luy faisoit endurer fort amoureusement, pour la purger en ce monde, à fin qu'elle n'allast pas en Purgatoire, & que le surplus, qui ne luy seroit pas appliqués scroit pour les ames du Purgatoire,& pour tous les pecheurs vivans fur terre. Ce qui la consola fort, & dit à Dieu : »Mon Dieu,je ne su is pas digne de tant de graces. Elle fut dans ce ravissement, abysmée en Dieu,bonne espace de temps. Cecy passé,elle advertit son Directeur de tout, par ce qu'il l'avoit reprins, & dit, que c’estoit par elle, qu'elle estoit ainsi triste, & qu'elle confentoit à la tentation de tristesse, combien qu'elle l'avoit diverses fois asseuré, qu'il n'estoit pas en fa puissance d'en estre quitte.

Elîe eut lors commandement de Dieu de luy dire,que toutes les fois qu'il luy avoit esté si rigoureux,il avoit fait souffrir Dieu en elle,& contristé son bon Ange. L'advisant en outre, que tout le temps de l'examen, qui avoit duré huit à neuf ans, il avoit bien procedé,& que la rigueur avoit esté aggreabIe à Dieu: mais apres les espreuves, qu'il falloit laisser operer Dieu en l'ame, & l'ame en Dieu,les traits de son amour divin,& anneantir le reste des imperfections, en amour & par amour,& que c'estoit le chemin par lequel il la devoit conduire, au lieu qu'il la conduisoit encor par le chemin purgatif, auquel elle s'estoit exercée toute fa vie, & Dieu mesme l'avoit menée. dequoy elle parle tant dans son livre de la Ruine de l'amour propre.

En ce mesme temps, elle eut lumiere & cognut qu'il y avoit en Dieu deux volontez; une eternelle,par laquelle il veut telle ou telle chose à fa gloire, nostre salut & perfection,& l'inspire à fa creature; à fin qu'elle y opere selon son franc arbitre, pour arriver à lá gloire, à laquelle elle est predestinée: en sorte, que, si tout le monde cooperoit à cette premiere volonté, tout le monde seroit sauvé; car Dieu nous a tous creés pour une perfection Angelique. Or la creature, venant à faillir, & ne suivre cette premiere volonté, soit par ignorance, ruses ou tentations du diable, ou par fragilité ; Dieu est si bon, que pour faire retourner la creature au bon chemin, il fait reussir toute chose,par la sainte providence à bien, voire mesme ses fautes, quand elle est de bonne volonté. Et voila la seconde volonté, Dieu s'accommodant à i'ínfirmité de fa creature, pour la [234] sauver. Ce n'est pas pourtant, fans une perte incroyable du bien eternel d'icelle,telle, que si Dieu se pouvoit contrister, il le feroit, quand il voit que son amour, se portant à élever l'ame fidelle au sublime degré de gloire & de grace, il la void se retirer de sa premiere volonté.

II y a aussi en Dieu une volonté eternelle: mais absolue, pour l'accomplissement de laquelle il fait des miracles,& envoiroit plustot des Anges du ciel pour l'executer en terre, mais pour l'ordinaire, Dieu laisse operer les causes secondes. Voila comme Dieu monstra à Sœur Ienne,l'ordre qu'il tient envers ses creatures, qui ont bien de la peine à comprendre,quand Dieu commande une chose; car il commande, il rappelle, il fait ce que bon luy semble,& c'est à nous à faire de l'escouter, & suivre ses premieres volontez & inspirations.

Le 6. d'Octobre, estant aussi à l'oraison, elle fut tirée à une union avec Dieu, où elle vid son bon Ange,& celuy de son Directeur, porter devant Dieu les actes d'obedience & submission, simple, & nue, qu'elle avoit eu à son Directeur, tout le temps qu'elle l'avoit eu. Elle vid aussi en ce ravissement, combien Dieu l'avoit eu agrreable,le merite & la recompenle quelle en auroit en [235] Paradis. Et que ladite submission luy seroit un riche brillant à sa couronne: ce qui luy donna un grand courage à obeïr tousjours simplement à son Directeur, suyvant la volonté de Dieu.

Le 15. estant encor à l'oraison, Dieu luy commanda derechef d'escrire, non pas feulement ce que journellement luy arrivoit; ains aussi toutes les veuës & lumieres qu'elle avoit eu tout le temps que son Directeur avoit esté à Lille,les cognoissances qu'elle avoit eu du futur, de l'éloignement de son Directeur,qu'elle luy avoit predit sept ans auparavant. De l'asseurance qu'elle avoit eue, qu'il ne mourroit pas de certaine maladie, dont il y avoit esté travaillé un an auparavant, & dequoy elle l'avoit adverty,bien que l'arrest de Dieu fut de le tirer de ce monde, lequel arrest ayant cognu, elle pria avec grande ferveur nostre Seigneur qu'il le laissa encor en ce monde,puis qu'il le tuy avoit donné pour guide de son ame. Ce que Dieu luy accorda,& il guarit contre tout espoir humaine, à fin qu'il continuast d'avoir foin de fa pauvre ame,& fit ce, pourquoy il le luy avoit donné pour guide571.

Le 24. dudit mois, estant à l'oraison, & se complaindant [sic] à Dieu,de ce qu'ayant dit aux hommes çe qu'il luy avoit commande [236] de dire, & neantmoins, adherans à leurs jugemens, ils n'accomplissoient point fa sainte volonté, elle luy addressa ces paroles.

« Mon Dieu, que voulez vous que je fasse, je leur dis tout, je veux suivre vos advis & i ls n'y cooperent point, ils n'entendent, ou ne comprenent, & n'y correspondent point; que feray-je? lors je commençay à pleurer de compassion, de l'ignorance de la creatures & tout à coup il me fembloit, & il estoit ainsi, j'ay veu & fenty le Fils de Dieu pleurer avec moy,pour l'aveuglesment des creatures, & leur resistence à fes graces, & divines volontez: mes larmes tomboient fur la face de Iesvs,que mon cœur en fondoit, & fes pleurs m'ont fort confolé & renforcé572.

« Or, estant ainsi, je voulois excuser la creature, & parlois à mon Dieu en cette sorte: Mon Dieu,ayez pitié de vos pauvres creatures: car si vous ne leur donnez lumiere,ils ne peuvent cognoistre vostre sainte volonté. Et Dieu me dit: le leur veux donner lumiere, ils me serrent la porte de leur cœur, & ne veulent pas faire ma volonté. A quoy )e ne fçeu que dire, finon me resigner, abandonner à luy corps & ame,& luy dis; Que feray-je plus, prenez ma vie, mon Dieu, je n'ay autre chose à [237] vous donner, car je vous ay tout donné: ce disant, je demeuray avec grande consolation & repos en Dieu. »

Le 27. au soir, luy vint un bruit aux oreilles,comme d'un gros taon, qui luy sembloit percer le cerveau : elle fut long temps en cette pensée, que c'estoit veritablement une de ces grosses mouches; mais ayant bien regardé autour d'elle, & n'y ayant rien veu, elle crut que c'estoit un esprit malin. Elle s'advisa de jetter de l'eau benite autour d'elle,qui ne servit de rien, qui fit qu'elle eut un peu de frayeur. Elle print l'image de son Directeur, que quelque amy luy avoit donné, & se mit en priere, invoquant Dieu en ces termes: Mon Dieu,puis que vous m'inspirez d'eftre aydée par cette image, faites qu'en vertu de la personne qu'elle represente, les diables soient chassez. Et au mesme instant, ce bruit passa, & son esprit fut à repos, dont elle rendit graces à Dieu. EIIe vid lors comme un obstacle entre l'ame de son Directeur,& la sienne, lequel obstacle venoit de luy573, fans avoir sçeu ce que cela signifioit: dequoy elle l'advertit, l'advisant que ce qu'il l'avoit laissé si long temps en des grandes peines, fans la secourir,venoit asseurément des ruses du diable.

Elle vid, un de ces jours là, le diable,comme une flamme de feu tenebreux, espoisse & effroyable: mais fans forme, & ce justement comme el'e s'estoit mise au lict, dont elle ne fut aucunement effrayée,d'autant qu'elle sentoit la force de la protection de son bon Ange qui l'affistoit.

.Chapitre XXVIII. Des tromperies de Satan,& remedes contre icelles.

SOn Ange luy enseigna aussi en ce temps là,que le diable peut donner des bons sentimens, en la cognoissance des fautes du prochain : mais que pour discerner cecy, & les tromperies du diable,c'est que ses sentismens ne peuvent durer long temps, & ne procedent pas du fond de l'ame, ny d'une vraye charité; ains passent à la legere, & plustot à l'esprit qu'à la volonté,comme il fait ses fausses consolations.

Au contraire,les sentimens venans de Dieu, procedent du fond de l'ame, & d'une charité vivc.en Dieu,& continuent avec fondement.

Le diable trompe encor en une autre maniere, comme luy monstra son bon Ange. C'est que s'il se peut appercevoir, en quelle [ ] maniere que ce soit, que l'ame a quelque bonne visite de Dieu, il tasche peu apres de la tenter & esbranler; à fin qu'elle en doute, & ne suive pas le bon, que luy a esté revelé, ou enseigné de Dieu,ou de son bon Ange, comme a trouvé & experimenté nostre Sœur Ienne en elle mesme.

Le remede à cela est de rentrer en son fond,& se tenir á Dieu, sans adherer à ces tentations, contre la vision ou revelation; ce que faisant, le diable se trouve vaincu ,&l'ame ressent la verité, & se trouve à repos & en paix.

Au mois de Decembre, respondant à la demande de son Directeur, comment Dieu parloit à elle, elle luy respondit, que c'estoit par une impression qui se fait en l'ame, se faisant entendre jusques à une syllabe, & neantmoins sans aucune prononciation de paroles, voix, ou son, & quelques fois cette impression se fait tout à un instant.

En ce mesme temps, elle advertit son Directeur, que l'on le devoit envoyer en une famille fort estoignée, combien qu'il n'y eut lors aucune apparence de cela,& que ledit Directeur crut tout le contraire. II advint toutefois selon son advertence, & contre l'advis d'un Pere de son Ordre, qu'il tenoit fort illuminé,& luy avoit dit qu'il ne [ ] bougeroit pas de son Cloistre de Lille.

Le 13. dudit mois, il arriva ce que s'enfuit, comme elle l'a escrit de mot à autre.

« Estant fort affligée des diables, qui me tentoient fur quelque escrit de mon Directeur, par lequel il me mettoit en doute du salut de mon ame, disant que je me garde de devenir comme Lucifer, m'eslevant des graces de Dieu,qu'il me fait par fa bonté,& beaucoup d'autres propos,me mettant plustot à un desespoir, que de m'inciter par une vraye charité,à m'en garder si j'estois tentée de vaine gloire, à quoy nous sommes tous sujets, comme enfans d'Adam. Et ne sentant en ma conscience aucune inclination à la superbité, quand je considere ies graces que Dieu me fait, & l’obligation que j'ay d'y correspondre, & & faire mon mieux, comme pauvre aveugle, que l'on ne sçait ce que Dieu veut de nous. Cette crainte mienne, avec la confiance en l'amour de mon Dieu,me fait trembIer, & esperer tout ensemble: mais quand le Directeur, qui me doit encourager à rejetter cette apprehension, m'y plonge tout à fait, fans que j'en sçache la cause, ny m'en monstrer aucune, dont je pourrois estre coupable. Cela me met bien en peigne, d'autant que quand mon Directeur parle, [241] je le croy,je me soubmets, & luy obeys, comme j'ay tousiours fait: & les diables voyans mon apprehension, se serment de ses propos, pour me troubler574. Or ledit jour, je me trouvay tout à coup, assaillie des demons, qui me souffloient, disans; Tu es damnee, car ton Directeur le dit, & puis qu'il le dit tu es damnée. le fentois ma conscience tranquille, ne sçachant pas en quoy je serois coupable, & toutefois, ce que le Directeur m'avoit dit, & les diables me disoient, en suite de ses paroles, sur lesquelles ils prenoient force, pour m'ébranler & abbatre, me rendoient fort perplexe.

« Estant ainsi en ce debat, j'avois recours à Dieu par actes de foy vive, à la Vierge; à mon bon Ange,à tous les Saints de Paradis,& je ne sentois aucun allegement ; car il y avoit bien trois semaines que Dieu m’avoit laissé à moy mesme. Finalement priant Dieu du plus profond de mon coeur, rentrée au fond de mon ame,& produisant actes de foy qu'il me gardast contre les diables, & ce qu'ils me disoient de mon Directeur, voulant plustot mourir que de l'offencer, ou d'attribuer à moy faussement ce qui vient de luy, qui sont ses graces; le priois aussi, qu'il me gardast de la vision [ 242] des diables, que je redoutois fort, & craindois leur tentation de desespoir: je demandois force pour resister, & ne pas tomber. Lors nostre Dieu parla à ma pauvre ame, & dit: Ma fille, prenez courage, vous estes ma bien-aymée, je vous suis plus que toutes les creatures. Et comme j'avois des apprehensions que mon Directeur me blasmeroit, pour la tentation qu'il avoit contre moy, comme si je serois trompée du diable, & que je serois encor fur la langue du monde, comme j'avois esté, par l'indiscretion & l'inexperience d'autres Directeurs passez vingt quatre ans, qui n'entendoient pas le chemin de Dieu. Cecy m'estoit une crainte de nature, à laquelle je ne voulois pas m'arrester ; ains suivre la vraye vertu. Alors nostre Dieu me dit, & me monstra en esprit, que tous les vituperes & louanges des creatures font comme un pur neant. & voyois que Dieu m’estoit tout. le ne sçaurois dire comme je voyois cela : mais tant y a,qu'à cet instant tous ces diables s'enfuirent, & me trouvay tranquille & unie à Dieu, la tentation passée, avec asseurance que Dieu me donna de ma salvation, & des graces de Dieu en moy.

« Ces divines paroles firent tant de bien à mon ame, comme si Dieu rn'eust tiré des [243] enfers, & portée au ciel ; grace que je recognoistray, Dieu aydant, toute ma vie.

« O ! qu'est-ce des jugemens des hommes? je puis dire avec Susanne, qu'il vaut mieux tomber entre les mains de Dieu, qu'en celles des hommes. Toutefois ayant obey [sic] simplement, quand le Directeur se trompe. Dieu ne laisse jamais une ame qui chemine en pureté,fincerité & parfaite obedience.

« Le 17. du mesme mois de Decembre, depuis que Dieu ma dit, que j'estois fa bien-aymée, j'ay demeuré avec grande asseurance de ma predestination, & grace, de Dieu contre les doutes que m'a donné mon Directeur. Bien que Dieu m'ait encor exercée,me laissant à moy-mesme, en sorte,que j’ay retombé encor en mille doutes, si peut estre cette asseurance, que j'avois euë, veindroit de Dieu ; ou si je serois trompée, retombant ainsi fur les apprehensions du Directeur.

« Estant ainsi agitée, je penfois, que cheminant si purement & simplement,& cherchant Dieu avec la plus pure intention & volonté que je puis, si au defaut des hommes, Dieu a pitié de moy, auquel je me confie, & mets tout mon appuy, avec foy vive, & m'asseure encor, que c'est luy qui [244] me conduit, si tout cecy est encor du díable, selon que veut dire le Directeur,du moins le laisse en doute, apres tant d'espreuves & examens, voire preuves de l'esprit de Dieu,qu'est ce que fera la pauvre ame? si elle va au Directeur, & le trouve en doutes, & allant à Dieu, comme dit est, ce seroit aussi le diable, selon le Directeur; où ira donc l'ame qui ayme Dieu de tout son cœur le voyant en tel destroit? C'est en fin renverser là soy, ne restant plus à l'ame que le desespoir,& advoüer plustot la vie de mondaine,puis que les choses spirituelles sont si dangereuses; où ira lame, sinon à l'oraison, & à Dieu par la foy? Tous ces ,,discours se passoient par mon esprit affligé,jusques au mourir, ne sçachant plus que faire,d'autant qu'allant à í'oraison J'avois peur que le diable ne s'y fourrast575.

« Je m'en allay devant le Saint Sacrement,avec actes de foy, où estant Dieu veritablement, je ne pouvois estre trompée. A l'instant Dieu m'osta encor tous mes doutes, & me tira à cet un, toutes autres choses estans vanité: & ainsi,que je me dois tenir à un seul luge, que luy seul est vray luge, & qu'à luy seul je dois mettre mon appuy, qui ne se peut retrouver aux creatures. II ,me commanda,deformais de me plain[245]dre à luy seul, & non plus aux creatures: me monstrant, & faisant entendre,que si j'estois fa Bien-aymée,il me falloit mourir comme luy576.

« On n'entend point que I E s v s se seroit plaint, finon à Dieu son Pere, & me dit, que je dois prattiquer cette mort, pour estre comme le corps mort, qu'il m'avoit aussi monstré. Dequoy je fus fort consolée, & les troubles encor dissipées, & les diables vaincus; mais ma nature avoit de la frayeur, de ce que je ne me pouvois plus plaindre, me voyant en tant d'amertumes, combatuë des diables & des creatures, resignée toutefois, à ce que Dieu vouloít de moy. Lors nostre Dieu me tira derechef à soy, & me fit voir, qu'il est seul, asseuré, fidel, & constant sans varieté,toutes creatures n'estans que vanité & inconstance.

« Le 19. du mesme mois.ayant receu mon Createur au Saint Sacrement de l'Autel, & le priant par actes de foy vive, qu'il ne me laissast pas tromper, il me monstra que cet acte de foy vive, luy est fort aggreable, & que nous le devons prattiquer partout, & en toutes choscs, si comme aux visions, revelations, lumières, consolations & fentimens interieurs, & s'y arrester plustot,qu'à toutes ces graces, d'autant qu'avec la foy, [246] qui est une lumiere commandée de Dieu. & de l'Eglise; une ame peut cheminer en paix avec Dieu, qui l’aydera infailliblement, & les diables feront vaincus, quand ils voudroient contrefaire le bon Ange, pour decevoir. II faut donc adherer à Dieu par actes de foy vive, pardessus toutes lumieres, visions & revelations: & voila le chemin asseuré,que Dieu ma monstre. Ce foit à fa gloire, & à ma confusion577. »

Le 25. elle escrivit la suivante à son Directeur.

« Ie me sens dorefnavant attirée à faire ce que Dieu veut de moy ; c'est à dire, vaquer à l'interieur. Ie vous dis la causse pourquoy j ay demandé nos escrits, & je me sens inspirée, voire contrainte de vous dire, mon Pere, que si V. R. n'est [n’ait] pas d'intention de faire ce que contiennent ces escrits, & mettre la main à l'oeuvre,il vous plaise nous les renvoyer: il est en vostre choix,de le faire ou non. Ie le dis fincerement,comme je le sens,& je m'en defcharge, je ne me croy pas, ny ne me mescrois, laissant tout à vostre charge & jugement,comme j'ay fait de tous nos escrits.

« Touchant mon interieur, je me fie tousjours à la bonté de Dieu, qui sçait le fond de mon ame,& de toutes mes pensées. II sçait si je cherche ma gloire ou la sienne. [247] Ie m'appuy sur sa grande bonté pardessus toutes creatures. II sçait les desirs que j'ay de le servir, indigne que je suis.578

.Chapitre XXIX. De ce que Dieu a operé en Sœur Ienne, depuis l'an 1628. jusques l’an 1638.

LE sixième de Ianvier 1628. comme son Pere Directeur avoit receu sa lettre du vingt cinquième de Decembre precedent, & la rudoyois, ne l’ayant pas bien prins, elle eust recours à Dieu, pour entendre comme elle se devoit regler: & elle fut lors fort inspirée de le laisser faire579,obeïr & souffrir, & luy fut dit en esprit, que la Vierge,& son benoit Fils se sont soubmit à leurs ennemis, aux Superieurs cruels & Tirans, & qu'elle devoit aussi faire ainsi, & s'humilier tousiours à l'exemple de la Vierge, ce qui l'encouragea fort.

Le 12. elle vid à son costê droit une clairté, qui passa comme un esclair: mais qui la consola fort, & toutefois elle cracha à la place, où elle l’avoit veu, selon le commandement de son Directeur, de cracher apres telles clairtez, fans que pour cela, la consolation interieure qu'elle en avoit receu, dimi[ ]nua en rien. Son bon Ange se faisoit ainfi souvent voir à elle dans une clairté fans forme, & elle cognoissait, par une impression qu'elle recevoit en l’ame, que c'estoit son Ange Gardien, dont le parler estoit fans son, ains en l’esprit.

Le 15. de Mars dudit an 1628. esçrivant à son mesme Directeur, elle luy dit qu'il ne devoit prendre tout ce qu'elle difoit comme si Dieu parloit, en quoy il devoit ( fe difoit-elle ) faire distinction, de ce qui venoit . d'elle, de son fembler, & de ce qui venoit de Dieu. Et qu'au reste, l’oraison estoit son pain, & son soustien, apres Dieu,qu'elle fervoit en Chrestien, avec foy vive en luy. Que tout ce que luy arrivoit à í'interieur, par la familiarité en esprit, & foy aux Saints, quoy qu'elle y resistoit selon son commandement, les invoquant par foy à son ayde, elle fentoit tousiours leur secours: c'est à dire,la force de vaincre les miseres de cette vie, fans s'appuyer fur aucunes visions, revelations, lumieres, ou quelques sentimens interieurs.

Le 6. fur le sujet de quelque lettre qu’elle en avoit receu,elle luy manda ce que s'ensuit de mot à autre.

« Mon Pere, voyant que V, R. prend si mal, tout ce qui m'advient de vous, ce [ ] matin estant à loraison, & l'esprit élevé à Dieu,j'ay esté fort inspirée de vous escrire, laissant à V. R. de le prendre comme il luy plaira. I'estois en foucy de ce que je devois faire, pour suivre la volonté de Dieu, en toutes les opinions que je voyois, que vous avez de moy, & de ma pureté & chasteté580. Estant à l’oraison, & ayant quítté toutes ces pensées, je me trouvay avec Dieu, vis en esprit nostre Seigneur devant moy, tout deployé, comme il estoit attaché à la colonne, tout ensanglanté, les bras liés. Et me dit intellectullement, que j'aye pitié de vous, de moy & de tout le monde. Me laissant une impression en l’ame, qu'une fois vous cognoistrez la verité de mon estat, & m'enseigna de vous parler tousiours en charité, comme à tout le monde. Ie sens au fond de l'ame une charité vers vous, & prie Dieu pour vous, comme tousiours, laissant la vision telle qu'elle est. Si c'est le diable, il fera vaincu, on ne peut faillir faisant la charité. »

La Feste de tous les Saints 1628. apres que certaine fille de Lille fut guarie de certain mal, ( dont fera parlé cy apres) le R. V. L. D. Cap. Advisa Sœur Ienne de donner sa benediction à laditte fille, pour Dieu, lors qu'elle la luy demanderoit : & d'autant qu'il [ ] n'estolt pas son Directeur, ores que son amy, & de mesme ordre ; elle desira sçavoir de son Directeur, comment elle auroit à s'y comporter, à fin de faire tout par obedience,comme pour beaucoup d'autres tant hommes que femmes,qui souvent la luy demandoient, passées plusieurs années auparavant, qui demeuroient quelques fois un quart d'heure à genoux, qu'elle ne les sçavoit faire relever581.

Entre ceux-là sot un Pere Ermite, qui se tint fort long temps à genoux, disant qu'il ne sortifoít point, si elle ne luy donnoit sa benediction, & qu'il feroit comme S. Antoine devant S. Paul, ce qu'elle refusa de faire, disant pour raison,que ce n'estoit pas à faire à une fille de donner des benedictions: & luy cependant affirmoit, qu'il se sentoit inspiré & meu de la demander.

Deux jeunes Religieuses qu'elle avoit receuës à profession estant Prieure de l'Hospital de Menin, ne manquoient pas de la venir visiter tous les ans une fois en fa solitude,& bien qu'elles fussent de meurs assez rudes, & d'humeurs grossieres, si est-il, qu’elles n'alloient jamais coucher fans demander fa benediction, difant, qu'elles sentoient que Dieu le vouloit ainsi,bien qu'elles sçeussent fort peu çe que c'estoit des vertus. Quand elle [251] !es avoit en charge,elle ne faisoit pas de difficulté de la leur donner,par ce qu'elles estoient ses enfans; mais aux autres, elle ne le vouloit pas faire,fans advis & obedience de ses Directeurs.

Le 12. de May suivant 1628.582 comme elle estoit en oraison, elle fut fort inspirée, de ne plus vouloir d'asseurance de son estat, n'y des operations de Dieu en son interieur; ains fe contenter de la pure volonté de Dieu en tout ce que luy arrivoit. Et neantmoins elle tomba encor le matin dudit jour dans une grande tentation, pensant à l'incertitude de nostre salut : & bien qu'elle ne sçeut chose,qu'elle n'eust confessé, si est-ce, que ne sçachant ce que l'on a à devenir, qu'il faut rendre compte si estroit à Dieu,il luy vint un desir de declarer son doute à son Directeur. Et parlant à Dieu,Mon Dieu ( se dit elle ) fi je pouvois parler à mon Pere, je luy dirois les doutes de mon salut, & je serois à repos, Et elle fut aussi tost inspirée, qu'il ne luy falloit pas chercher asseurance de son salut par les hommes: mais se laisser du tout entre les mains de Dieu,fans adherer qu'à fa feule justice, & se plonger à sa toute misericorde,sans autre asseurance que la foy à Dieu, & à fa bonté & justice : ce qui fit passer la tentation, & la mit à repos, [252]

Au mois de Novembre dudit an,elle manda à son Pere Directeur ce que s'enfuit.

.Chapitre XXX. D'une veuë de deux chemins pour aller en Paradis.

« MOn Pere,depuis demy an,j’ay eu une veuë, & l'ay encor à present continuellement, de deux chemins, qui me sont monstrez, pour aller au ciel. L'un,plein de douceur, de joyes, & de repos, & l'autre plein d'amertumes & de guerres. Depuis que j'ay eu cette veuë, il est à mon choix de prendre & prattiquer, laquelle je veux des deux voyes. Mais notez bien, qu’à cette voye épineuse,j'y suis plongée, sans que je sçache comment, passé un an & demy. Or, de moy-mesme,je n'oserois choisir la voye douce; parce que nous ne sommes pas icy en lieu de repos, ains de guerre. Toutefois je ne sçay si je fuis trompée, par ce que ce chemin de guerre eft fort dangereux, & sujet à beaucoup de tentations.

« Le chemin plein de contentemens, est que toute la prattique,soit exterieure, ou interieuse, se fonde tpusiours sur la bonté [253] de Dieu. Par exemple, si je considere la justice de Dieu,je me plonge dans fa misericorde; si je considere mes pechez, je les voy fans apprehension, me jettant tourte à la misericorde de Dieu, je me jette au pied de la croix, me confiant aux merites dela Passion de Iesvs, Fils de Dieu. Si je pense à la mort, aux peines d'Enfer, ou du Purgatoire ; ce n'est qu'en generai, fans apprehender l'horribilité d'iceux, & puis à l'oraison, je m'arreste plustot à une familiarité enfantine à Dieu,avec reverence toutefois, comme estant mon Dieu. Et m'oubliant moy mesme je joüis de Dieu, & de fa familiarité. Et en cette voye,les afflictions font legeres, par ce que l'on est comme porté dans les bras de Dieu, & on ne sent point ainsi la guerre de la nature ny des diables, d'autant qu'il semble que les diables ne peuvent approcher que de loing, ainsi qu'une mouche, prez d'un pot bouillant. Il est vray que par fois, lors que Dieu donne des consolations plus grandes, visions, ou graces devant ou apres, je ressentois à l'advenant des revers d'horribles peines: mais cela me fervoit comme de sel, pour m'humilier de la grace receuë, & ne duroit point. Si tost le revers passé je r'entrois à ces douceurs, fans aucunes [254] apprehensions de la mort ny de chose qui soit, me remettant toute à Dieu, & voila comme on est en cette voye.

« L'autre chemin, qui est épineux, fonde aussi ses exercices tant interieurs qu'exterieurs, fur la bonté de Dieu: mais je m'arreste aussi plus vivement à la justice de Dieu, comme ses jugemens font terribles, les bonnes œuvres examinées & jugées, les comptes en seront rigoureux : & j'ay sur cela une veuë, qu'il me semble voir le jugement effroyable de Dieu, & j'y voy aussi la bonté de Dieu pardessus tout, & ores que je ne sens rien en ma conscience qui me remorde, faisant le mieux que je puis, si voy-je que toutes nos bonnes œuvres sont comme le neant devant Dieu. Ie considere l'horrible peine du Purgatoire, & l’horreur de la mort. II me semble que je voy mon corps au tombeau,demy pourry, & cela m’est si vivement representé & imprimé, que je n'en sçay avoir de joye.

Estant donc en cette tristesse, je tombe en des plus grandes tristesses, & voicy la guerre des demons, qui m’assaillent dans [255] cette tristesse,dont ils me tentent aussi, & contre les vertus: & n’estant ainsi portée en Dieu ; ains laissée toute à moy-mesme, je combas continuellement, & ne sens autre force, que celle que j'ay du franc arbitre: mais encor mes forces sont quelques fois si abbatuës, que je tombe contre la patience, contre l'humilité,contre la mansuetude,contre la foy,contre la resignation que je dois à Dieu: mais non pas constre la chasteté, graces à Dieu, la fuis en paix,de ce costé là. En cette voye le diable peut agiter les passions de l’ame, tellement que je fuis quelque fois si lassée de combatre, comme si on m'avoit batue de haut en bas, en forte que je fuis contrainte de nourir le corps mieux, pour foustenir les efforts de ces combats ; mais allant à l'oraison mentale, tout fe passe, & je ne laisse d estre aussi unie à Dieu, qu'en l'autre voye, & ainsi toutes choses à l'advenant. Car maintenant j'ay plus affaire de l'oraison, & je ne la puis neantmoins faire, que peu,& cela rend encor cette voye plus épineuse, d'autant que n'ayant pas de force par l'oraison, j’en fuis plus abbatuë, & quoy que je fasse toutes sortes d'actes au contraire, il m'est impossible d'estre autrement en cette voye. Voiía au mieux que je le sçay dire, & il ne m'a pas esté monstre,laquelle des deux voyes est plus meritoire & aggreable à Dieu.

« La veille de tous les Saints dudit an, travaillant à l'œuvre manuel, il me vint une grande peine d'esprit, que je ne sçavois vaincre. II me falut quitter í'ouvrage, & aller prier Dieu,& prendre recours à la sainte Passion de Iesvs, & mon Crucifix entre mes bras, où je trouvay allegement.

« Le lendemain, Feste de tous les Saints, invoquant tous les Saints de Paradis à mon ayde,estant à l’oraison, j'eus une veuë d'un defaut d'humilité en moy,en une chose que j’ay marqué, & puis en general, que Dieu veut desormais, pour la totale humilité,& pour arriver où il me veut avoir en haut, il faut que je descende bien bas en ce monde. En suitte dequoy, je vis beaucoup de choses de la mort de la nature, que tous les jours je fondois en larmes,mais avec grande consolation au fond de l’ame.

« Le 4. dudit mois, apres midy, travaillant à l'oeuvre manuel, il me vint derechef un si violent assaut des diables, & tentation contre les vertus à & notamment de tristesse, qu'il me fallut encor quitter l’ouvrage, & aller prier Dieu. le prins mon [257] Crucifix,& mis ma bouche à la playe de fon costé, & me complaignant, je disois: Mon Dieu,vous m’estes bien un Espoux de fang. Estant toutefois contente & resignee. ll me fut dit en l’esprit : Prenez courage. ma fille,comment? ne sçavez vous endurer jusques â la mort ? Ces paroles ouyes, je demeuray fort consolée & desireuse d'endurer mille fois d'avantage, moyennant que j'aye les forces de ne pas offencer Dieu.

« Et lors me fut monstre la mort spirituelle de la nature, & que Dieu vouloit cela de moy,comme il me l’a monstre autrefois: mais icy je I'ay veu en particulier, que pour avoir cette mort,il faut estre comme le rejet, & marchepied de toutes creatures, & que les Saints du ciel font là venus, pour parvenir à leur couronne.

« Ie vis une infinité de choses de cette mort spirituelle,qu'à tous momens il y a à mourir, & comme il faut qu'à toutes occurrences & occasions, je fasse mourir cette nature. Cette mort est telle, que tout ce que j'ay veu, & que j'ay traitté dans nostre livre de la Ruine de l'amour propre, n'est rien au regard de celle-cy.

O mort! que vous estes terrible: jevoyois mes deffauts, je voulois là venir, [258] obéir à Dieu & faire mourir ma nature. J'eus lors un terrible combat de la nature, laquelle se plaignoit à l'esprit. Hé pourquoy ( disoit-elle à l'esprit ) s'il faut à tous momens souffrir telle guerre,tu me feras mourir,car il est impossible que je vive ainsi, & mon esprit mesme le redoutoit; mais il me fut dit, que Dieu me peut ternir en vie contre toute debilité humaine;

« je fentois lors un courage en l’ame, pour commencer cette mort, & il n'est pas à dire,n'y à croire les guerres que les diables me font, pour m'empescher cette resolution,& obeissance à la volonté de Dieu.

« Le 6. suivant,ayant eu ce jour là,par îa grace de Dieu, plusieurs victoires, à chaque occasion de faire mourir cette nature, en des choses mesmes,que paravant je pensois bien faire. Estant à l'oraison, il me fut monstré en esprit, que toutes les creatures crient apres moy,& concourrent à ma perfection: & les diables mesmes font service à Dieu, en me tentans & persecutans, par ce que c'est par là,que je puis pratiquer la vertu & perfection,& par là je vis, que je n'avois pas d'ennemis au monde, par ce que, bien que tous ceux qui selon les loix & raisons humaines me font tort à l'exterieur ( si comme touchant les [259] affaires de mon frere,& autres semblables) ne le font pas pourtant, d'autant que par là je vois, comme je dois mourir à moy-mesme. Tellement que leurs persecutions & poursuite de ma ruine exterieure,font l’establissement de la vie de mon ame; parquoy je n'ay aucun ennemy au monde. »

Le bon Dieu alloit ainsi exerçant la bonne fille, jusques là, que les aumônes des gens de bien ne luy yenans pas à l'ordinaire, ny à fuffissance pour la sustentation de son pauvre corps, fort debilité ; force luy fut de travailler de ses mains, pour pourveoir à ses necessitez,& à raison de ce,ne pouvoit tant vaquer à l'oraison comme elle eut bien desiré, & devoit faire,pour avoir force de combatre contre les diables, qui de jour en jour, & à tous bouts de champ, luy livroient la guerre.

II sembloit que Dieu luy vouloit faire ressentir en dormant, ce que luy souloit advenir à l'oraisonj, quand elle y pouvoit vaquer, ainsi que se peut voir par ce que s'enfuit. Il luy arriva en dormant la nuit, qu'un grand serpent la vouloit estouffer,en la presence de plusieurs personnes, & qu'elle, avec une grande confiance en Dieu,print ce serpent par la teste, & la luy écrasa ; & ainsi ce dia[ ]ble s'évanouit, & elle s'éveilla avec sentiment de grande consolation, comme si la, chose eut esté vraye & reelle.

Vn autre fois, encor en songe, elle vid le diable en forme hideuse, plus que paravant, & que ce serpent marchoit à quatre pieds fort effroyablement,elle le print aussi, le tua, & jetta ses entrailles en voye, en la presence de plusieurs personnes; & ce fait, elle s'éveilla avec consolation, comme dessus.

Le 13. de Febvrier,elle advisa son Directeur,qu'elle continuoit à cracher apres la clairté ( qu'elle tenoit estre son Ange Gardien) & que neantmoins, elle le voyoit encor fort souvent,& avec les sentimens bons & ordinaires. Parquoy elle demandoit obedience, si elle cracheroit encor, ou non.

Le jour mesme,qui estoit de Saint Antoine,estant à la Messe, le peuple allant à l'offrande, elle vid,ayant mesmes les yeux fermez, nombre de jeunes filles, comme à l'âge de 15. à 18. ans,accoustrées de robes grises, telles que celle qu'elle portoit,& toutes avoient des couronnes de fleurs fur leurs testes, & alloient ainsi processionelement à l'offrande,en fuite des seculiers. Mais elle n'eust pas la signification de ce que cela vouloit dire.

« S ur la fin des Advents de l’an 1629. Il [261] me survint (dit elle en quelques siens escrits ) une grande debilité, fans aucun mal toutefois, que de deffaillance, telle qu'à chaque moment,je tombois en des foiblesses, que je n'en pensois que mourir. II me fembloit que j'estois à l'autre monde, mon corps estoit icy & mon esprit en l'autre monde. I'advois en l'esprit des apprehensions terribles, & me fembloit, que mon ame estoit devant Dieu, où je me trouvay consolée,voyant fa justice & misericorde: car il m'estoit à voir que j'avois receu ma sentence, l'avois des vives contritions de mes pechez ; & cette contrition, estoit si amoureuse, que je fondois en larmes, ( l'ay souvent eu ces accez de contrition. ) le voyois comme Dieu est si bon & misericordieux, qu'il pardonne si facilement les pechez de fragilité,quand il n'y a pas de malice: mais il ne faut dire cela à tout le monde,de crainte que l'on n'en abuse.

« Ie voyois donc comme Dieu me faisoit ce bien,& me recevoit à mifericorde, & faisoit moins de cas de mes pechez, que moy-mesme. Mon cœur vouloit sortir de ce corps mortel, & luy difois: Va, forte, pourquoy demeure tu en ce corps? Mais Dieu ne l'avoit pas encor ordonné, [ ] toutefois, voyant toutes ces choses,je n'en attendois que l'heure. En outre, je vis la nature de l’ame, comme elle est icy en tenebres, & ainsi qu'un oyseau en cage: & par ce qu'elle ignore, qu'elle est sa nature, pour ce est-ce qu'elle s'effraye des choses de l'autre monde, & la pensée d'y aller la travaille.

« Ces choses durerent en moy jusques à ce que Dieu me commanda de faire ce livre,(c'estoit le Flambeau mystique, qui a esté imprimé à Tournay l’an 1631) ayant esté toute cette nuit,& le jour de devant en cette foiblesse. Estant le matin à l'oraison.ayant receu mon Createur, je demandayà Dieu, pour marque de sa sainte volonté, qu'il me voulut guarir de toutes ces debilitez & defaillances: ce qu'il fit tout à coup, je m'en trouvay detivrée: ce qui me fit prendre nos escrits, les visiter, & en tirer les matieres convenables au livre,selon la volonté de Dieu. »

Les escrits dont Sœur Ienne parle icy.font ceux mentionnez cy deflus, chapitre 25. articles 5. & 6. lesquels son Directeur ayant negligé de mettre au jour pour profiter au prochain, en suitte des semonces que luy en avoient esté faites de la part de Dieu,elle a deu les repeter, & en composer elle mesme son Flambeau mystique qui a esté imprimé à Tournay l’an 1631 comme est dit cy dessus.,

.Chapitre XXXI. De l' Estat de Sœur Ienne, & comme elle se trouvoit l'an 1631.

Le 15. de Novembre 1631. ayant S.Ienne, receu lettre d'un Pere Capucin, duquel est encor parlé cy dessus, elle luy fit la response, dont voicy la teneur.

« Mon Pere, je vous saluë au cœur amoureux de I E s v s crucifié. l'ay receu vostre lettre avec un indicible contentement, voyant la continuation de vostre premiere charité en mon endroit. De mon costé, je vous ay aussi la mesme charité, que j'ay eu tousiours. Vostre Reverence dit par fa lettre,que vous ne doutez pas, que je fois consolée de la part de Dieu,& affligée de la part des hommes. Certes, mon Pere, je croy que Dieu vous a revelé mon estat, car il est vray que Dieu me console plus que jamais, & les hommes me persecutent plus que jamais. Voilà l’estat present de mon ame, j'ay l'ame & le corps, j'ay l'esprit & la nature. Du costé de Dieu, il se passe peu de jours que la pointe de mon [ ] esprit ne reçoive de Dieu quelque Iumiere, voire lumiere sur lumiere, & n'y a moment au jour que je ne voy mon Dieu uny à mon ame. Ie le voy dans une lumiere claire & asseurée, où je recognois des veritez qu'il m'est impossible de dire: & au fond de mon ame, je sens mon cœur continuellement agité d'amour à Dieu,qu'il semble, à tous momens devoir briser d'amour que je sens à mon Dieu,si violent, qu'il en est blessé, & j'y sens peine sensible, jointe à une veuë que j'ay de l'estat deplorable de tout le monde, que Dieu me commande de prier pour en destourner sa justice. Voila, mon Pere,ce qui se passe en la supreme partie,& au fond de mon ame, de l'affection & amour à Dieu,&au prochain pour Dieu,& des consolations que Dieu me donne tous les jours en ces deux parties.

« Tout le reste, c'est à dire, les puissances de l'amqui font au dessous de cette supreme partie, endurent avec la nature des peines incroyables. Ie fuis aux parties inferieures, & en la nature, abysmée dans une mer de toute desolation, & amertume, assaillie d'une guerre violente des diables.

« A l'exterieur, attaquée de persecutions estranges de toutes creatures, n'y en ayant que deux qui ont pitié de moy. Ie suis neantmoins contente en tout cela,& ne voudrois un seul moment estre autrement, tant que Dieu le voudra,par ce que je voy en ces tenebres inferieures, le Soleil de justice reluire au sommet de mon esprit, qui fait penetrer ses rayons jusques au fond de l'ame, & y fait fructifier son amour. Ie voy à chaque fois que la nature tombe sous le faix, le bon Dieu, par son ardant amour, mettre fa benigne main sous mon chef, que je ne sois blessée,tellement que ce n'est que la nature qui tombe,l'ame n'en estant pas blessée, pour n'avoir autre volonté que de plaire à Dieu, & nullement l'offencer. le voy mon Dieu crucifié qui m'ouvre ses bras,& je me jette perdue dans ses embrassemens,& pour tout cela je souffre, chantant dans ces souffrances,les loüanges de Dieu.

« Ie vous monstreray cela par une comparaison. Le Soleil fait son cours autour du ciel. II a toute fa lumiere & clairté,quoy qu'icy bas, il soit íouvent obscurcy par les nuës couvrant l’air de pluyes & neiges, de gresles, vents & orages: & si la terre en est gelée, couverte de neiges & semblables, c'est pour la disposer à un bon Esté,qui rendra la terre fertile; Ainsi en est-il de [ ] mon ame : Dieu, Soleil de justice, reluit au sommet de mon esprit, il a son siege dans ce mien cœur, dans ma volonté, autour desquels il fait tournoyer ces orages, & le fera tant que la chaleur de l'amour du Soleil de justice, fasse en mon ame & porte fruits de son saint amour à toute eternité, Voila, mon Pere, comme je suis à present. »

Au mois de Novembre, estant fort affligée de peines interieures, de crainte d'offencer Dieu & de succomber sous le faix desdittes peines: elle fut tirée à un transport d'esprit, qu'il luy sembloit monter sur une haute montaigne, dont le dessus estoit couvert de tapisserie de fleurs d'une beauté admirable,pardessus icelle,& aussi grande qu'elle estoit, croissoit abondance de Poulliot583 qui rendoit une odeur tres suave ; car elle estoit parsemée entre - deux,de toutes sortes de fleurs odoriferantes,& belles à merveille. Ravie d'aise, elle commença à cueiller de ce Poulliot, & tout à coup, elle vid deux jouvenceaux à soncosté, qui luy faisoient feste,cueillant avec elle de ces fleurs, qu'ils luy donnoient, difans à chaque fois: Voila pour le petit Iesvs, luy en emplisans la main gauche, estans aussi tous deux de ce costé là. Lors elle se mist à regarder par tout, & ne voyoit point le petit Iesvs, [267] Elle se print à penser, que vrayement c'estoit son esprit qui estoit là, & que quand il reviendroit à son corps, si elle trouvoit toutes les choses,elle en auroit bien de la joye. Revenue à soy de ce transport, & venant comme d'un autre monde, elle trouva sa main à demy chose [close], de mesme qu'elle l'avoit eu en ce transport: mais fans fleurs, sinon que l'effet de cette vision fut, que toute son affliction se trouva passée,avec ses doutes & craintes, demeurant fort consolée, & eut intelligence, que ces deux jouvenceaux estoient deux Anges, & ces fleurs estoient toutes les afflictions qu'elle souffroit és combats & resistences qu'elle faisoit, & avoit fait, qui estoient autant de fleurs meritoires pour presenter à Iesvs-christ. Ce qui la consola incroyablement, & en loua Dieu à son possible.

Le jour de Sainte Catherine Martyre, encor qu'elle eut eu ladite consolation au transport sur la montaigne, neantmoins l'affliction revint & le combat, dont elle retomba en des terribles peines interieures, son esprit fut encor eflevé, qu'il luy sembloit, que l'on l’avoit revestuë d'un habit blanc: & en cet esquipage, s'en alloit recevoir la Sainte Communion; dont revenue à elle trouva encor consolée, l'affliction toutefois ne passant pas. [ 268]

Ce jour là mesme,elle eut encor une vision, en laquelle elle cognut comment nous pouvons faire nostre jugement en ce monde, comme aussi nostre purgatoire. Cecy est fort difficile à expliquer; maisvoicy ce qu'elle en a escrit de mot à autre.

« Nous sommes tous enfans d'Adam,& nous tombons tousiours en peché,ou d'une maniere ou d'un autre,pendant que nous sommes en cette vie. La bonté de Dieu est grande, & fa misericorde incroyable & fans fin. Sa justice aussi est terrible, & rien ne se peut passer pour petit qu'il soit, qu'il ne soit jugé de ce grand Dieu, & qu'il n'en faille faire penitence.

« Or nostre Dieu me monstra, que fi nous voulons éviter les horribles peines du Purgatoire, & la sentence de Dieu, il nous faut estre juges de nous mesmes, & de nos pechez en cette vie. C'est à dire, que comme à la mort, le pecheur se voyant devant Dieu,se juge soy mesme, & se jette volontairement dans la juste justice de Dieu, se condamne,dans la volonté de Dieu, aux peines que ía justice luy ordonne de souffrir pour satisfaction de ses pechez, tant qu'il soit purgé & nettoyé, pour apres entrer au Royaume de Dieu. Cette mesme sentence se peut faire en cette vie, à [269] chaque fois que nous tombons au peché. Il nous faut aller avec amour vers Dieu, nous confondre & jetter esperdus dans fa iuste justice, avec un grand regret & amour filial, luy remonstrant l'amour grand que nous luy portons, qui ne permet pas que nous soyons separez de luy par le peché, l’amour ne souffrant pas qu'il y ait rien de souillé entre Dieu & nous. Or se voyant ainsi, il se faut condamner soy-mesme, & d'une mesme volonté à celle de Dieu, accepterl a peine que Dieu luy envoit, pour purgatoire de ses pechez,& apres avoir ainsi conceu & formé un regret & douleur autant grand que faire se peut, jetter un deluge de larmes amoureuses, d'avoir offencé Dieu. Estant à noter qu'à l’advenant qu'est grande la douleur amoureufe, autant fe purge la peine deue au peché, par l'acceptation amoureuse de la justice de Dieu,par laquelle l'ame revient à l'union parfaite de son Dieu,comme en son enfance, par une pureté indicible. « J'ay veu qu'une ame peut purger en un jour ou deux, voire en une heure, en cette vie, autant qu'en un grand nombre d'années en Purgatoire, selon que l'amour, le regret, l'abandon à la justice de Dieu est grand ou petit, par ce que maintenant, [270] nous sommes en lieu de merite, & cet oeuvre estant volontaire,est si meritoire & aggreable à Dieu, qu'il est impossible de dire; là ou en l'autre monde, c'est de necessité qu'il faut purger.

« Dieu est si bon,qu'il ne juge pas deux fois, si nous nous sommes jugé nous mesmes en cette vie,il nous pardonnera fans doute à la mort, & oublira les pechez dont nous aurons fait penitence. Il nous en fasse la grace.

« Notez bien ce que je dis, c'est avec la confession Sacramentelle,s'entendant de la peine deuë au peché ; car la confession efface la coulpe : mais point toute la peine, si ce n'est par le moyen que dit est. Toute penitence efface : mais c'est ordinairement avec longue durée. II faut donc tousiours joindre la penitence exterieure avec l'interieure, d'autant que joindre tourtes deux ensemble, avec cet amour, est plus parfait. »

Elle avoit souvent auparavant eu des veues & lumieres touchant les effets de cette contrition : mais non pas telle,ny avec ce jugement de soy-mesme, comme dit est, car elle voyoit icy en esprit, apres cette lumiere receuë,que toutes les fois qu'elle se donnoit cette sentence, si elle fut morte en [271] cet estat,le Paradis luy estoit ouvert, & priait Dieu, qu'à la derniere heure de fa vie, elle peut faire cette derniere sentence, & mourir avec cette contrition.

.Chapitre XXXII. Continuation du Chapitre precedent.

REpliquant à une autre lettre dudit R. P. C. Capucin, elle luy escrivit la suivante.

« Mon Pere, je vous salue, au cœur amoureux de Iesvs pour satisfaire à vostre desir, qui me commandez de vous escrire l’estât de mon ame, vous ayant [dé]ja satisfait, en ce que je vous ay ja declaré, les estranges persecutions de N. surquoy vostre Reverence m'a consolée. le vous vay dire encor la pure verité de l’estat demon ame à present. II n'y a que deux points, l'un est, la souffrance, l'autre est, la jouissance de mon IeSvs amoureux, possesseur de mon cœur & de mon ame.

« Quant à la soufFrance, cve seroít une abysme,de dire les horribles persecutions que ie souffre, & quand je le voudroy faire, il est impossible de les expliquer ; car quand la violence me contraint d'en faire des [272] plaintes à mes amis, je n'en dis que le dehors, d'autant que l'on ne me pourroit croire: & par ainsi je le passe avec mon Dieu, je me complains à luy, & je me jette entre les bras misericordieux, acceptant tout ce qu'il permet, que les creatures me font. Ie luy dis: Mon Dieu, les creatures n'auroient point la puissance fur moy,si elle ne leur estoit donnée d'en haut, & quand je me voy faussement accusée, & que les plus gens de bien le croient, je dis: ludica me Deux, discerne causam meam de gente non sancta, ab homme iniquo & doloso erue me. Ce verset & autre semblable me consolent. l'ay esté si estrangement persecutée depuis les Pasques dernieres, que, ne sçachant ou recourir qu'à Dieu, je me prosternay devant mon crucifix,& pleurant à grands sanglots, je recitois le verset susdit, & lors, nostre bon Dieu, ouvrant ses bras misericordieux,m’embrassa amoureusement et essuya mes larmes, tout ainsi que fait une mere à son enfant & j'en demeuray toute consolée: & depuis lors, je n'ay plus esté ainsi desolée ; ains j'ay une force à endurer plus que paravant. I'ay eu tousiours du courage assez à endurer pour Dieu, par fa grace, comme vostre Reverence sçait: mais en fin, mon corps est si pauvre, debile & [273] abbatu, par continuelles souffrances, qu'il me falloit des forces nouvelles d'enhaut, bien que je n'attende autres choses jusques au tombeau.

« Le Fils de Dieu est mort en sa croix, & je mourray aussi en croix. Voyla mon Pere, pour ce qui est de ma souffrance.

« Quant à la jouissance de mon Dieui moy indigne & petit vermisseau que je fuis, je fuis honteuse de le dire : mais comme vostre Reverence sçait, que Dieu est si bon, & que c'est par fa feule bonté, fans aucun merite de la creature, qu'il se rend un avec nous, & à qui luy ouvre son cœur, je vous diray seulement les voyes, par lesquellesDieu me meine & conduit presentement, car il change tousiours d'operation,

« I'ay donc deux veuës continuelles en l'ame : l'une de la malignité de la creature humaine, & l'autre de la beauté de l’ame, creée à l’image de Dieu. Et quant aux accidens presens que je voy arriver tous les jours de la fragilité de l'homme, je n'ay aucune difficulté de les supporter en toutes manieres: car je fuis aussi, fragile, & fupporte la fragilité avec amour; mais le peché,fait par malice, m'cst insupportable, je m'inpatiente contre la malignité de la creature, ores qu'au mesme instant je l'em[274]brasse au coeur par un amour de compassion vers l’ame, comme creée à l'image de Dieu, & ce pendant on void à l'exterieur le courroux, & on n'en sçait pas la cause. Cela ne dure pas, & ce n’est qu'en passant, & en la veuë d'une extreme malignité, que je m'impatiente, le m'en confesse toutefois, ores que j'ay l’amour & compassion à l'ame du prochain, hayssant feulement le vice malicieux, voire mesme en moy, si je l'avois, que Dieu m'en garde. Et pour ce qui est de la beauté de l'ame creée à l'image de Dieu, apres l'amour que je porte a Dieu, j'ay à present mon cœur tel, qu'en un acte d'amour, j'y enclos tous les hommes & femmes, qui sont au monde, c'est à dire,toutes les creatures humaines. Ie ne vous sçaurois dire, combien ce feu m'est bruflant. II y a une chambre particuliere en mon cœur, pour mes amis, efleuz [élus] & attirez à Dieu, & je les chery,avec mon Dieu: mais je ne leur puis monstrer à l'exterieur, parce que l'on ne sçauroit comprendre, comme tout cela se passe en mon interieur, & je crains, que l’on interpretroit cela à un fol amour, qui ne doibt estre appellé amour, n'y ayant que l'amour de Dieu, qui est amour duquel j’ayme mon Dieu. [275]

« L’amour, que j'ay à mon Dieu, est indicible, & rnon cœur est vrayment blessé: & pour ce qui touche mon oraison,elle est continueile. Si je travaille,si je mange, si je parle aux gens,ou me promeine par la chambre, si je fay mon petit mesnage, mon esprit est tosiours avec Dieu, & mon cœur tousiours languissant, & alteré d'amour apres Dieu : & cela en telle sorte, que si je fay oraison vocale . comme si je dis mes heures, le chapelet, l'office des morts, il faut que je le fasse debout, en me promenant, estant impossible de les dire à genoux : par ce que le cœur estant en continuelle action d'amour à Dieu, mon esprit se trouve transporté à un extase, ravissement, ou autre traict d'excez d'amour divin, ausquels je ne puis resister. Quand je prens ma refection, c'est aussi en promenant, & debout, parce que, si je m'assis, ayant fait la bénediction, si peu que je mange, voyla mon esprit estevé à Dieu, considerant le bien qu'il me fait, de nourrir ce pauvre corps, & mon ame, qui fuis si indigne, en sorte qu’ainsi transportée & eflevée je ne puis manger, que mon cœur ne se pasme d'amour à Dieu. l'en suis quelquefois qu'il me semble mourir, & mon cœur s'envoler à Dieu,& lors je fuis contrainte de crier [276] pour m'ouvrir le cœur, & le dilater.

C'est toutefois un martyre suave qui ne se peut dire, ny exprimer. Ie soulois faire tous les jours cinq à six heures, voire toute la nuit oraison mentale : mais maintenant je ne la fay que deux heures le jour, & j'estime cela ne la pas faire, au regard du passé, & ce pendant je ne la puis faire davantage, par ce que je serois inhabile à toutes œuvres. Ie fuis feule dans mon hermitage, & it faut que je travaille pour mon entretien,& je fuis obligée de parler aux personnes qui me font l'aumosne. Autrement, si je faifois d'avantage oraison mentale, je serois si abstraite que l'on s'en apperceveroit, d'autant que la faisant de jour, je ne l'ay pas sitost commencée, que Dieu transporte les sens & l’esprit à soy en telle sorte, que si on hurte [heurte] à la porte, je ne l’oy pas. Outre cecy,la nature a crainte de souffrir la peine qu'elle reçoit des delicieuses jouissances de l'esprit avec Dieu, & cela est le martyre de la nature grossiere du corps. Il y a encor une autre raison, pourquoy je ne fay l’oraifon mentale à l'ordinaire, c'est qu'à ces transports & unions de l'ame avec Dieu, toutes les facultez corporelles sont tellement assoupies, comme si je.n'estois pas au monde. Et c'est lors cependant, que [277] Dieu me donne quelques lumieres, visions intellectuelles ou autres graces surnaturelles. Et combien que je tiens asseuré que c'est Dieu qui opere, selon que j'ay experimenté tant de íois, passé quarante & six ans: neantmoins, d'autant que les hommes demeurent en doute, si cette voye est de Dieu, voyla le pourquoy principal, que je resiste à cette haute contemplation, puis que d'ailleurs, je sens encor assez mon esprit transporté à l'amour de Dieu. Dites moy, mon Pere, si en tout cecy je manque en quelque chose, & je suis preste de l'amender avec la grace de Dieu.584

Soit icy adverty le Lecteur, que beaucoup d'autres escris & papiers, contenans les graces que Dieu a fait à Sœur lenne, depuis la fin de l’année 1632. jusques un an devant fa mort, ont esté perdus avec un coffret, dans, lequel ils estoient, que l'on a dérobé, & volé à Tournay, l'an 1646585. à son Frere, où il y avoit entre autres escrits, un long discours de ce qui s'est passé en elle, à la mort de son Pere,feu Michel de Cambry, & un testament de ladite Sœur lenne,fait un an paravant que de mourir, par lequel elle recommandoit à son Frere, la prattique de certain nes vertus, avec un autre discours contenant fa forme d'oraison de l'an 1638. duquel [278] s'enfuit un extraict, qui par hazard a esté recouvert, daté la veille de la Chandeleur dudit an.

.Chapitre XXXIII. De la forme de l’oraison de Soeur Ienne, & pratique d'icelle l'an 1638.

REspondant à une lettre de son Frere, elle luy a escrit la suivante l’an 1638,

« Mon Frere, pour satisfaire à vostre desir, je m'en vay vous dire mes pratiques au court. Sçachez donc, que je ne m'appuy en rien fur moy mesme, ains je me deffie de toutes mes actions exterieures ; à sçavoir, au boire, au manger, aux conversations. Ie me deffie de toutes mes penitences,de mes propres oraisons, tant pour moy que pour les autres, le fay tousiours la sentinelle, tellement que mon ame est toute nue. Et il faut, qu'elle soit ainsi, pour estre revestuë de Iesvs-christ. Ainsi je vis & marche aydée de Dieu, pardessus moy mesme, & toutes mes inclination» naturelles, & imperfections. Ie me deffie de moy mesme en toutes choses. Ie me deffie des creatures, & ne m'appuy qu’à Dieu seul. [279] Ie boy, je mange, je parle aux creatures, parce que la necessité m'y oblige. J’ayme toutes les creatures, selon leur ordre, comme Dieu les a creées, sauf le peché & maligne nature d'icelles. Et la cause de cette deffiance est, que nostre maligne nature est si faus[s]e & subtile, que si on ne fait pas ainsi, on se laisse glisser, qu'on ne le void pas, & par ainsi toutes les bonnes œuvres sont gastées.

« ll faut, cher Frere, que vous en veniez là, fans vous appuyer en rien fur vous mesme,& sur vostre esprit ou jugement, n'y sur chose qui soit, que vous faites.

« Quand je voy,qu'en toutes choses les creatures cheminent, par ce secret appuy à eux mesmes, je ne sçay m'empescher de les contrarier, parce que je voy cette verité . voire plus claire que le Soleil, si mes amys se recommandent à moy & à mes prieres, je leur dis, je le feray, s'il plaist à Dieu: mais mettez vostre foy à Dieu. l'ay tousiours peur qu'ils mettent leur appuy fur mes prieres ; car en priant il se faut deffier de ses propres prieres & s'appuyer à la bonté de Dieu feulement, aveç foy qu'il nous le donnera fans l’avoir merité.

« Et cette deffiance de foy mesme, & de toutes creatures, donne à l'ame le plus grand [280] bien que l'on puisse obtenir & avoir en ce ,,monde. Et cela est se dépouiller du vie[i]l homme,dont beaucoup de gens parlent,& ne l'entendent point, ne sçachans ce que c'est. On le prend pour quitter le monde, & nous avons en nous mesmes nostre plus grand ennemy.

« C'est de cela aussi que parle la Sainte Escriture,quand elle dit : que la main senestre ne doit pas sçavoir ce que fait la dextre. C'est à dire, que nostre partie inferieure, & maligne nature,ne doit point sçavoir ce que fait la volonté, & autres parties superieures dominantes en leur throsne avec Dieu. C'est à dire, que nos ceuvres soient fi pures & humbles, que nous ne faffions pas reflexion a nous mesmes, finon pour les presenter toutes nues, & hors de nous mesmes á Dieu.

« Ie sens que je m'en vay à ma fin, & je ne pense point que je passeray le Caresme (cecy est du 14. de Fevrier dudit an 1638. ) si Dieu ne fait miracle. l'ay jeune le jour des Cendres, & j'en fuis encor si malade, que j'en ay pensé mourir cette nuit, je vous en advise, que si on me trouvoit morte: je m'en vay à la terre, & mon ame à Dieu, s'il luy plaist. Quand je feray morte, priez, mon Frere,& faites beaucoup prier [281] pour moy,recommandez moy aux prieures des bonnes gens, à fin que si je fuis retenue en Purgatoire, j'aille bien tost en Paradis. Ie prieray lors pour vous, & vous seray plus proche que maintenant, que le corps m'empesche. Lors je voleray & vous seray un second Ange gardien, s'il plaist à nostre Espoux lESvs, & à la Vierge ma bonne Mere.

« Ie m'en vay toute nue devant Dieu, si j'avois fait toutes les bonnes œuvres de tous les Saints de Paradis, & enduré toutes les peines & tourmens de tous les Martyrs, quils ont enduré tous ensemble,j'estimerois de n'avoir rien fait.

« Il ne faut jamais estimer fes bonnes œuvres, pour saintes & vertueuses qu'elles puissent estre en ce monde,& Dieu nous donnera ce qu'il luy plaira ; car tout vient de luy.

« Ne pensez jamais à vos bonnes œuvres; ains à Dieu, & à vos imperfections ; car en nous il n'y a rien que pauvreté,

« S'il y a quelque chose que vous n'entendez point, mandez le moy avant ma mort. C’est au cas que Dieu me guerisse,quoy que je ne pense point, si je ne fuis autrement soignée; car estant vieille & cassée, je ne puis faire longue, & crains de mou[282]rir subitement,comme j'ay failly par diverses fois.

.Chapitre XXXIV. De la reprimende donnée de Dieu à Sœur Ienne, dont est fait mention au Chapitre troisiéme de cette Histoire.

SOeur Ienne estant requise de son Directeur de luy dire les raisons pour lesquelles elle avoit tant differé d'escrire son livre de la Ruine de l'amour propre, suivant le commandement qu'elle en avoit eu de Dieu, & les instructions & lumieres qu'il luy en avoit donné long temps auparavant le faire. Elle luy respondit que lors que Dieu luy en fit le commandement, il luy fit voir en un instant toute fa vie, & tous les exercices de vertus qu elle ayoit pratiqué,et que six ans après ou environ il la corrigea vivement de ce qu'elle n'y avoit pas satisfait. Dequoy voulant s'excuser, sur crainte de faire contre l'humilité. Dieu luy dit que ç'estoit en elle une fausse humilité, & qu'elle ne devoít laisser d'obeïr, pour chose que ce fut, ains faire ce qu'il luy avoit commandé. Dont elle fut si contristée,qu'en ayant escrit les Chapitres, elle acheva le livre en l’es[283]pace de trois mois, durant lesquels Dieu luy monstra aussi les autres trois qu'il vouloit qu'elle fît, avec commandement de les escrire en suitte du premier. Ce qui luy fit dire à Dieu ces paroles: Pourquoy mon Dieu ne donnez vous pas cette charge commandement aux hommes doctes & sçavans? Elle eut responce, qu'il le faifoit pour confondre ceux qui se confient plus en leurs doctrines qu'en fa bonté. Ce qui la fit mettre à escrire les matieres qu'elle y devoit deduire, & que Dieu luy monstra,& en l’ordre que d'elle mesme elle s'advisa,aydée de la grace de Dieu.

Les passages qu'elle y a cottés, & nommé les Autheurs,& textes des Cantiques & autres. Ce fut Dieu qui les luy enseigna, & comment elle les devoit appliquer, sans en avoir tiré d'ailleurs aucune explication.

Et si en escrivant il luy arrivoit d'avoir quelques fois l'esprit un peu distrait, elle se prosternoit à genoux devant Dieu, le priant qu'il voulut parler par elle, & à l'instant, tout çe qu'elle devoit escrire luy venpit en l'esprit avec grande facilité. [284]

.C H A p i t R E XXXV. Que les livres de Sœur Jeune contiennent ses pratiques propres,ses exercices & experiences spirituelles.

LE Directeur de Sœur Ienne, apres quelques examens d'icelle fur les livres par elle composez, voulut sçavoir si elle croyoie d'avoir passé par les quatre estats dont est fait mention en celuy de la Ruine de l’amour propre, & bâtiment de l'amour divin, qui fut cause que par obeissance, elle lui en
deut [doit] dire le secret, par fa responfe suivante
du cinquième d'Avril 1621.

« Mon Pere, je ne pense point, & n'ay point les perfections qu'ont ces ames là, & je ne pensois jamais le dire: mais au nô de Dieu, puis que V. R. le veut sçavoir, j'obeïray et diray à ma confusion & pour la gloire de Dieu, qu'il y a fort peu de choses aux quatre livres, soit de la mortification ou de l'union avec Dieu, que je n'ay experimenté, mais passant toutes ces choies j'estois aveugle, & ne sçavois que penser, ny ce que c'estoit de moy-mesme,de sentir en moy des choses si extraordinaires. Ie ne l'osois dire, &ne sçavois le donner à entendre: [ ] mais depuis, quand nostre Dieu m'a monstré que c’ estoient ses secrets, & que ce sont des voyes secrettes, par où il attire aucunes ames à soy: il me commanda de l'escrire, pour le secours des ames qui viendroient à y passer. Et à la verité si j'eusse eu tel livre, quand j'estois en ces peines de dereliction, il m'eust fort aydé,n'y ayant personne qui m'y enseignoit, ny livre qui en traittoit. Or nostre Dieu me monstra tous les livres en un instant estant à l'oraison, où il me sembloit voir toute ma vie ; ce que je ne pensois jamais dire avoir experimenté. Voila, mon Pere, comme il va simplement & selon Dieu .»

.CHAPITRE XXXVI. De ce que c’est ne voir plus le pecbé sinon hors de Dieu, & hors de foy-mesme, dont est parlé cy dessus Chapitre XV.

Diverses personnes bien sçavantes, ayans trouvé de dure intelligence ces mots couchez en divers endroits des œuvres de Sœur Jenne, & de cette Histoire de fa Vie, se rapporte icy, pour appaisement, I’explication qu'elle en a donné à son Directeur, l’an 1626. és lignes suivantes. [ ]

« L'estre infiny de Dieu est par tout, & en toutes ses creatures, ayans estre & subsistence en Dieu. Le peché seul estant le neant, & n'ayant pas d'estre, ne peut estre en Dieu, par ainsi nous ne pouvons voir en Dieu, le peché qui n'y est point. De mesme, l'ame venue par les vertus à la perfection, estant unie à Dieu ne peut voir le peché en elle, qui n'y est plus: donc elle ne peut voir le peché sinon en son neant, hors de Dieu, & hors d'elle mesme.

La contrition que ces ames parfaites,unies à Dieu ont de leurs pechez,hors de Dieu & hors d’elles mesmes, n'est sinon, par amour divin. C'est à dire que Dieu mesme lors qu'une ame a fait une vraye & parfaite penitence de ses peehez, par une vraye contrition; Dieu n'en veut plus avoir souvenance ; & l'ame estant unie parfaitement à Dieu, n'en peut aussi avoir souvenance, par acte penible qui est en la douleur de la contrition. Or en Dieu il n'y a rien de penible, & l’ame unie à Dieu, joüit d’un contentement incroyable: si elle faisoit reflexion sur ses pechez fans amour, ce seroit par crainte servile, qui cause la penibilité : mais en l'union de l'ame à Dieu, ou avec Dieu,il n'y a pas de crainte servile, qui en est bien efloignee. Parquoy


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.CHAPITRE XXXVII. De la liqueur sortante de la playe du costté de í E s v s dont est parlé cy devant Cbapitre VI.

LE mesme Directeur de Sœur Ienne qui la sondoit de toutes parts pour en cognoistre le fond, & la verité de ce qui s’y passoit, luy ordonna le 16. de Ianvier 1626. de s'esclaircir fur toutes les circonstances de l'apparition de Iesvs deplayé. Quelle estoit la liqueur sortante de la playe de son costé, & quel goust elle avoit. Elle luy satisfit par la responfe suivante.

« Mon Pere,l'apparition que j'ay eu de JESUS tout deplayé ; ce fut apres une grande affliction : je m'en allay à Dieu par l'oraifon en nostre Chapelle, & là nostre Seigneur s'apparut à moy tout deplayé,d'où je commençay & gouster consolation, si j'estois en extase ou ravissement je l'ay oublié, tant y a que je le voyois devant moy, fans m'en pouvoir destourner. Le costé estoit [ ] ouvert, tout sanglant, où on voyoit dedans la sacrée playe.

« Il m'embrassoit comme un Pere son enfant, fort doucement, me serrant à son costé. I'avois la bouche serrée à son costé, & je l'embrassois aussi; il m embrassoit & j’ l embrassois ; car je ne desirois sortir de cette liqueur que je goustois, ny de l'amour que je fentois. La liqueur que je sentois en l’ame, estoit bien plus, que celle que je sentois en la bouche. II m'est impossible de dire ce que je sentois en l’ame. Quant a ceíle de la bouche,je la diray pour vous obeyr, au mieux que je pourray.

« La liqueur n'estoit pas materielle, cornme chose creée de ce monde ; & toutefois c'estoit une liqueur, plus que toute liqueur creée ; car je la goustois & en estois remplie. Ie n'en puis dire le goust: car il n'y en a pas au monde de semblable, croyant que c'est une des recompenses que Dieu donne aux ames bien-heureuses, d'autant que les Bien-heureux feront recompensez au goust, au sentiment, au flairer, &. Les membres ne seront pas privez de leur naturel,de gouster, de flairer,de toucher: mais tout divin; je le comprens bien, depuis avoir eu cette vision, ce que je ne faisois pas auparavant.[289]

« Le goust estoit en la bouche & au coeur, tout le corps en estoit remply.

« Ie le recevoy non en beuvant, sucçant, ou savourant; ains estait en cette playe. elle penetroit & ma bouche & mon cœur, tout mon corps en estoit remply,fans toutefoîs que ce fut chose liquide qui couloít, & toutefois je la goustois, ne pouvant autrement le donner a entendre.

.Chapitre XXXVIII. De plusieurs effets de la Sainte Communion en Sœur lenne.

SOeur lenne se trouvant quelque foie aride sans devotion,& comme endurcie, aussi tost & à l'instant mesme qu'elle avoit receu son Dieu par la Sainte Communion, son cœur paravant sec, fondoit comme cire dans le feu,& toutes ces secheresses & tenebres se dissipoient en la lumière de la presence de Dieu.

Autrefois tombant en doute de choses de conscience, ou d'offence de Dieu, ayant receu la Sainte Communion, elle fe trouvoit a l'instant escìaircie & appaisée de tous ses doutes & inquietudes.

Se retrouvant fans contrition, quels dev[290]oirs qu'elle eut fait, pour l'exciter en elle, à l'instant mesme de la reception de la Sainte Hostie, elle se trouvoit dans une grande & vive contrition,si violente & embrasée de l'amour de Dieu, qu'elle en pensoit mourir,tenant à miracle d'en eschaper la mort. C'estoit Dieu qui operoit ainsi par le consentement total de l’ame, que Soeur Ienne reputoit à une des plus grandes graces de Dieu, par ce que si elle fut morte dans l'excès de cette contrition,elle croyoit aller droit en Paradis586.

Entre autres,ce qui est bien remarquable, c'est que durant les quatre ans qu'elle a esté dans l'estat de soubstraction,dont est parlé cy dessus, & au troisième livre de la Ruine de l'amour propre: ll luy est advenu par diverses fois, que se presentant à la Communion,sans aucune devotion & avec le cœur dur comme pierre,voire-mesmes comme reduite au desespoir ne sçachant où trouver remede à son affliction; dés qu'elle avoit receu la Sainte Hostie elle sentoit en son ame un tel changement, que le coeur luy devenoit doux & tranquille, l'esprit serain, & tout son interieur,comme si elle eut esté une autre creature, n'ayant peu bien expliquer cornent cela se faisoit : sinon qu'autre que Dieu, ne pouvoit faire telles operations587. [291]

Quand apres la reception du Saint Sacrement elle avoit le temps de parler à Dieu à son aise, c'estoit lors qu'elle y avoit plus de familiarité, & que Dieu operoit d'avanbge qu'en autre temps, & en obtenoit ordinairement,fut pour elle,ou pour son prochain ce qu'elle demandoit.

C'estoit tousjours apres la Sainte Communion qu'elle avoit une union particuliere avec Dieu,& des ressentimens tres-vifs de la presence reelle du Corps & Sang de I Es v s,conjoints avec la Divinité, & que le plus souvent elle avoit des revelations, lesquelles si elle avoit eues en autre temps, elles se confirmoient lors,voire mesme, si les diables luy faifoient la guerre,ils se retiroient lors, & la laissoient à repos.

Voyez aussi cy dessus Chapitre VI. comme Sœur Ienne a esté parfaitement guarie de certaine maladie par la Sainte Communion.

S’estant une fois mise à l'oraison devant l'Autel où souloit estre le Saint Sacremení dans le Repositoire, & y ayant esté bon espace de temps fans y ressentir les effets ordinaires de la presence de Dieu, elle en fut fort affligée, ne sçachant d'où cela procedoit, jusques à ce que la Compaigne qu'elle avoit lors, luy dit que le S. Sacrement n’y [292] estait pas, & que le Pasteur la voit emporté pour en administrer quelques malades, ce qui la mît hors de peine.

Il luy arriva aussi une fois,que faisant ses prieres devant le S. Sacrement expose sur l'Autel, elle ressentit une telle ardeur d'amour divin,que sî elle eut esté Prestre elle l'eut prins ( ce lui sembloit il ) entre ses mains, l'adoré & tenu tant qu'elle eut peu entre ses bras.

.C H A P I f R E XXXIX. De diverses graces & faveurs faites à Sœur Ienne, vacquant à l'oraison.

Soeur Ienne estoit en oraison & ravissement d'esprit durant la nuit, quand Dieu luy revela l’an 1618. lL’ Ordre de la Presentation de la Vierge au Temple, comme dit est cy devant Chapitre IV. luy monstrant que c'estoit en faveur de sa Mere, qu'il vouloit encor honorer de cet Ordre,commandant à Sœur Ienne de le donner à cognoistre à son Evesque, comme elle fit.

C'estoit aussi à l’oraison, que par l’espace d'un an & plus,estant aux Pretz aux Nonnains,toutes les nuits apres Matines ( comme elle ne se couchoit plus; ains occupoit [293] le temps à l'oraison mentale ) durant les tenebres de la nuit, luy estoient representez les tenebres du peché, qu'elle voyoit devant elle, de tout le monde,laquelle veuë ( de laquelle est encor parlé cy dessus Chapitre VI.) Iuy donnoit une telle horreur du peché, & une si grande contrition de tant d'ames qu'elle voyoit perir dans le bourbier du peché, que la veuë estant passée, elle en ressentoit en l'ame une douleur extreme, voire mesme des siens propres. Dieu luy ayant donné cette veuë, à fin qu'elle eut pitié des pauvres ames pecheresses, & priast Dieu pour elles, à ce qu'il leur fit misericorde.

Et comme tous les delices de Sœur Ienne estoient de traitter avec Dieu. Vne fois entre autres, ayant esté à Matines, & passé le reste de la nuit, selon sa coustume à l'oraison; sur les quatre heures du matin, s'esveillant de l'oraison,& revenu à foy d'un transport d’esprit, elle entendit joüer des Orgues d'une extreme melodie,qu'elle oyoit des oreilles corporelles, bien qu'il n'y eut dans leur Eglise & Monastere ny orgues, ny autres instrumens, ce qui la fit continuer son oraison une bonne demie heure, qu'elle entendit cette melodie, avec une extreme joie. [294].

Il luy est aussi quelques fois advenu de sentir en sa ehambrette, du mesme Monastere,des odeurs de grande suavité,plus qu’aucune odeur du monde, jusques là que es Religieuses ses Compaignes, les ayants aussi senty,disoient qu'elle avoit des parfums de grande odeur en fa chambre; la voulurent visiter, comme elles firent & tous ses habillemens,ne la voulant pas croire, quand elle disoit n'en avoir pas, lesquelles odeurs, duroient quelques fois une bonne demie heure, & autre fois plus, voire une vesprée toute entiere, qu'elle estoit à l'oraison, ce qu'elle croyoit venir de la presence de Dieu,& des Saints à qui elle avoit devotion, presens à ses prieres.

Le jour de la Chandeleure 1617. estant apres le disner à l'oraison en sa chambre: elle receut un coup d'amour au cœur, duquel tout son interieur fut transporté en Dieu, où elle vit le feu du divin amour, dont Dieu l'avoit touché & attaint son cœur ; cognut auflî lors par une rejoüissance secrette, quelle estoit l'union de l'ame à Dieu par ce divin amour, & de cette alliance que Dieu fit à son ame, dont tout son corps en ressentit la consolation qui a duré cinq à six ans, durant lesquels,il ne se passoit jour qu'elle n'avoit quelque vision ou revelation, signament és [295] jours solemnels, fur les Mysteres d'iceux.

Sœur Ienne estoit aussi feulette,priant Dieu dans fa chambrette à Sion l'an 1621 quand elle entendit frapper à la porte dudit Cloistre, & au mesme instant vit son Ange gardien comme un esclair à son costé droit, qui l'inspira fortement que c’estoit son Directeur, & qu'elle allast prier Dieu à ce qu'il parlast à autres Religieuses devant qu'il l'appellast, lesquelles, comme elles estoient, luy portant inimitié,feroient tentées de luy dire mal d'elle. Or apres avoir attendu quelque peu,pour voir si la revelation estoit vraye, elle s'en alla de fa chambre à l'Eglise, devant le S. Sacrement prier Dieu,qu'il la voulut garder de leurs fausses langues, & peu apres son Directeur la fit appeller, apres avoir parlé à d'autres, desquelles Dieu avoit retenu les langues & mauvaises volontez, & fait en forte qu'elles ne luy dirent que des menutées [sic], couvertes neantmoins de beaux masques, pour leur donner quelque relief, comme elle apprint par les propos que luy en tint son Directeur.

Vn jour de la mesme année, apres certaines afflictions, elle s'en alla devant le Saint Sacrement rendre graces à Dieu, & s'offrir de nouveau en sacrifice d'amour, d'ame & de corps à Dieu, voire de souffrir toutes les plus [296] afflictions qu'il luy plairoit envoyer, avec un dégoust neantmoins tres-grand de tout ce qu'il y avoit au monde,non feulement de ce qui eftoit mauvais: mais aussi de tout ce qui estoit bon comme sujet à changement, en sorte qu'elle ne pouvoit plus s'esjoüir sinon en Dieu, seul bien immuable & eternel, & en cette derniere escolle. elle apprint de tenir esgal la bonne grace & le blasme des créatures, la prosperité & l’adversité,la santé & la maladie,la vie & la mort.

.Chapitre XL. De la familiarité qu’avoit Sœur lenne
avec les Saints.

Pour donner satisfaction à son Directeur, qui voulut sçavoir quelle estoit la familiarité qu'elle avoit avec les Saints, & quels Saints c'estoient, elle luy escrivit en lanvier 1626. ía lettre suivante.

« Mon Pere, pour obeir; je diray que la familiarité que j'ay ordinaire avec les Saints, est que quand je fuis en nostre chambrette, feule, avec Dieu premierement, & la Vierge M A R I E,je ne sçaurois douter qu'ils n'y soient. le n'en ay pas de vision [297] corporelle, ny aussi intellectuelle: mais j'ay des ressentimens en l'ame si vifs de leur presence, qu'il me semble que mon cœur s’envole avec eux au ciel, & que mon ame & mon corps,& ma chambre sont tous plains de Dieu, ou plustost que je fuis toute plongée en Dieu. Que toute ma chambre est pleine d'Anges, & de Saints qui l'accompaignent tout glorieux, & là je dis mille louanges, & paroles enflammées de l'amour de Dieu. Il me semble que je le serre dans ma poitrine, & tousiours dans mon cœur. Puis je m'addresse aux Saints pour le loüer & aymer avec moy,ressentant leur presence, ne pouvant croire autrement qu'ils n'y soient.

« Cette familiarité avec les Saints n'est pas visible, n'ayant jamais veu visiblement aucuns Saints, finon Sainte Catherine de Sienne, une fois aux Heures canoniales, ou durant la grande Messe estant à deux genoux, je la vis passer devant moy, j'avois neantmoins les yeux fermez, comme je fuis accoustumée d'avoir à l'Eglise, & je la voyois toutefois, des yeux du corps, bien que fermez.

« Cette vision n’estoie pas comme les autres, car les paupieres estoient ferrées, & cela n’empeschoít pas que je ne la vis. A l'instant mesme me fut inspiré que c'estoit Sainte Catherine de Sienne. Elle estoit fort douce, tirant apres quelques peintures qui s'en font. Elle avoit le voile blanc, & la vision n'arresta pas: mais elle me laissa une grande consolation.

« Les Saints que j'ayme fort & de tout mon cœur, sont entre autres, S. Augustin, je parle à luy comme à mon Pere. Quand j'ay esté dans mes grandes afflictions, le priant, il m'a tousjours aidé & consolé. Ie luy fait mes complaintes, qu'il sçait bien, que tout ce que j ay enduré est pour garder fa Regle. Ie me fuis fouvente fois trouvé consolé de luy qui fembloit m'embrasser comme un Pere son enfant. le reposois en ravissement d'esprit, & revenant à moy j'estois toute consolée.

« I'ayme aussi fort S. Iean Baptiste, & S. Iean l'Evangeliste, ce sont mes familiers: mais il y en a encor que j'ayme particulierement, comme S.Bruno, S.Paul & S. Antoine Ermites, & tous les Ermites tant hommes que femmes, je n'en peu penser ny ouyr parler que mon cœur ne s'en efjoüisse. Sainte Anne Mere de la Vierge je l'ayme uniquement, Sainte Marie Magdelaine, Sainte Marie Egyptienne, Sainte Catherine de Siennes, Sainte Cecile,& [299] Sainte Euphrase que j'ay maintefois regreté de n'avoir fait comme elle,quand mon Père me vouloit marier, Dieu en ayant autrement ordonné.

« Puis entre les Anges, le mien Tutelaire, que j'ayme beaucoup, S. Michel, S. Gabriel, & tous les autres: mais particulierement mon Ange. I'ay tousiours veu qu'il m'a beaucoup aydé,voire adverty quand il estoit temps de prier, le le voyois (comme j'ay encor dit) à mon coste droit comme un esclair qui passoit, & a l'instant je sçavois ce que je devois prier & pourquoy.

« Voila, mon Pere, la compagnie avec laquelle je devise, quand je suis feule à mon petit paradis, je dis à ma çhambrette. Ie leur remonstre toutes mes necessitez de l'ame & du corps : je les prie qu'ils prient pour moy, que je puisse estre de leur compagnie, & aggreable à mon Dieu, & vivre felon son cœur,& beaucoup d'autres paroles enfîammées de l'amour de Dieu,& ce fans ordre, parce que je fuis lors comme enyvrée, & quand c'est de nuit, que je me trouve là si bien,& comme en Paradis, je ne desire point lors de mourir, par ce qu'il me semble que je fuis jà en Paradis, & quand il faut revenir à ce corps, obligée de quitter cette compagnie pour dor[300]mir, & satisfaire à la necessité de ce corps ce m'est une terrible peine, mais je l'offre à Dieu,qui sçait bien que si j'y demeure toute la nuit, je suis le lendemain malade. Il peut faire autrement, mais il ne luy plaist pas, patience. Quand j'estois jeune, j'ay paffé cent & cent nuits fans me coucher, en ces delices.

.Chapitre XLI. Comment Soeur Jenne, enfeignée de Dieu, a deu regler ses actions.

LA veille de tous les Saints de l’an 1621, ayant esté trois à quatre jours en des peines extremes interieures, par l'horreur qu'elle avoit eu du peché, dont la pensée seule luy estoit un enfer. Estant dans une profonde oraison, Dieu luy enseigna l'ordre qu'il vouloit que de là en avant elle tint en ses actions, divisant la sepmaine en trois parties. A sçavoir de faire trois jours penitence & prier pour elle mesme. Deux jours pour les Trespaflez,& les deux autres pour les pauvres pecheurs.

Quelques années apres, elle eut çognoissance que le coup qui a fait mourir Iesvs Christ a esté celuy de l'amour, d'autant [301] qu'ayant vescu avec tant de douleurs, il pouvoit encor vivre: mais que l'amour de son humanité unie à la Divinité, vers Dieu le Pere & le Saint Esprit & en soy la personne du Fils, a esté si grand à la derniere heure de fa vie qu'il luy a donné le coup de la mort. Elle disoit que chacun sçavoit bien cela, mais que c'estoit autre chose de le sçavoir, & autre chose de le voir, comme Dieu luy avoit monstre estant à l'oraison, dont elle receut du grand bien en l’ame.

.ChapitrE XLII. De la délivrance de quelques anxietes d'esprtt de Sœur lenne, l'an 1627.

COmme Sœur Ienne avoit esté dans des grandes peines d'esprit, de ce que son Directeur l'avoit reprins, qu'elle baisoit & embrassoit son doux jesvs en son Crucifix; II pleut en fin à Dieu de la mettre hors de ces peines & afflictions, & l'asseurer que son amour luy estoit aggreable, dont elle fut tellement resjoüye qu'elle luy en escrivit la lettre suivante.

« Mon Pere, me trouvant hors d'enfer, je chante louanges à Dieu comme les enfans d'Israel, ayans passé la mer rouge. Croyez,[302]

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.CHAPITRE XLIII. De la conference de Sœur Ienne avec un bon Religieux, estant en solitude l'an 1626.

QVelque femps apres que Sœur Ienne fut serrée Recluse,un bon & simple Religieux de certain Ordre, menant vie [303] assez austère, fut meu de la visiter, soit qu'il le fit par curiosité,pour cognoistre son esprit ou autrement. Tant y a, qu'entre autres propos qu'ils eurent par ensemble,de l’utilité des croix & afflictions, Sœur Ienne dit que si nous estions assez courageux d'aller à Dieu fans afflictions & de l'aymer comme il faut, il ne feroit pas besoing qu'il nous envoyeroit tant de croix588.

Response du Pere.

« Dieu envoie les croix & afflictions, parce que fans icelles nous ne pourrions estre sauvez. Exemple de Iesvs-christ & de la Vierge Marie, qui ont esté les plus affligez de ce monde.

Replique de Soeur Ienne.

« Dieu estant affligé & la Vierge aussi, ce n'a pas esté par necessité de leur salvation; Car Dieu n'estoit pas sujet au peché. Les afflictions sont les marques du peché, & IeSvs*christ a prins la marque du peché pour nous ouvrir le ciel: & ce qu'il a enduré a esté pour nous. C'est la verité que les afflictions,non feulement purgent le peché nous font aller à Dieu; ains nous font aussi meriter: mais si nous sçavíons estre si parfaits, & si bien mortifier nostre nature corrompuë, que nous allassions à Dieu d'un pur amour, nous n'aurions pas besoin de [304] croix. Exemple, avant le peché il n'y avoit pas de croix,& aux âmes vrayemeht amoureuses de Dieu, les choses les plus contraires ne leur donnent pas de croix; ains leur font à joye & contentement, voire la privation mesme du ressentiment de Dieu, & la tristesse qui en procede, leur servent de contentement: estant veritable qu'au fond de leurs ames, bien que la nature endure, la ferveur d'amour vers Dieu, rend leurs ames tranquilles en Dieu.

Le Pere .

« En toutes ferveurs, le diable se fourre, la ferveur ne vaut rien, il n'en faut pas avoir, ny aucune Ioye. On dit bien que IÉsvs Christ a pleuré, mais jamais ris589, & qu'il n'a jamais eu aucune consolation à l’oraison & partant nous n'en devons aussi pas avoir, ains estre simplement contens de ce que Dieu veut.

Soeur Ienne.

« ll nous faut estre contens de tout ce que Dieu veut, c'est la marque de l'amour: mais nostre Dieu ayant pleuré & jamais ris, il a prins tout nostre mal fur foy ,& nous a donné plus qu'il n'a luy mesme prins. Exemple tant de Saints ont enduré les tourments & martyres joyeusement, comme S. Laurent, qui estant fur la grille, difoit [305] aux Tyrans, tournez moy de l'autre costé, celuycy est rosty assez. Dieu a prins la peine, & nous a donné la joye, n'est-ce pas une grace de Dieu d'estre joyeux au Saint Esprit ? acceptant le mespris & la tristesse quand Dieu les envoye? II faut mortifier toute autre tristesse,si on ne voit qu'elle vient de Dieu & que Dieu l'envoye, qu'il n’est en la personne de la mortifier. Nous devons faire tous devoirs de conserver la ferveur bonne du vray & pur amour: mais mortifier celle qui est sensuelle,& où le diable se peut fourrer : c'est à dire, ce qui n'est pas reglé selon Dieu & la raison, & sans s'arresterà la nature, aller à Dieu purement & fervemment autant que faire se peut avec la grace de Dieu. Quant à la consolation, je dis qu'une arne vrayement amoureuse de Dieu, au milieu des afflictions, tristesses, delaissemens & au fond de l’ame, elle ressent quelque consolation & joye de la seule resignation en toutes tenebres interieures.

Le Pere.

Les grands Saints, comme lob entre autres qui a esté tant affligé, il Iuy a fal[l]u ces afflictions pour le sauver, ainsi des autres.

Soeur lenne.

« Iob estoit en la grace de Dieu, avant a[307]voir les afflictions qu'il a souffert: mais Dieu les luy a envoyé pour esprouver sa Vertu.

Le Pere.

« Dieu sçavoit bien sa vertu, si c'estoit pour l’esprouver, il sçavoit bien ce qu'il avoit.

Sœur Ienne.

« Dieu sçavoit bien sa vertu, mais il l'a voulu faire cognoistre aux hommes, pour lleur servir d’exemple, & à tout le monde, ayant tousiours merité en ses afflictions. Ainsi est il de toutes ies ames parvenues à cette perfection.

« Dieu a dit à tous, quiconque veut venir apres moy,prenne fa croix,& me suive ; c'est le chemin du ciel que la croix,il est vray: mais c'est pour nostre pauvreté, que cent & cent se sauvent par les croix, qui se perdroient s'ils ne les avoient pas: mais aux ames genereuses,Dieu leur envoye des croix pour esprouver leurs vertus & ies mener à la perfection.

.Chapitre XLIV. Des qualitez & conditions requises à une ame solitaire, pour vivre solitairement & à repos, données par Sœur lenne, peu avant fa mort, à la requeste de M. Carpentier Pasteur de S. André les Lille.

« MOnsieur, pour vous satisfaire, je diray en bref, que pour estre Recluse, ii faut une grande humilité pour vaincre les diables & toutes fortes de difficultez quí se rencontrent en la solitude.

« Il faut l'esprit de solitude, que l'ame si ait esprouvé par longues années. Si elle y est contente, si la solitude la recrée plustost que toute autre conversation.

« Il faut qu'elle ait ( soit homme bu femme ) l'esprit de l'oraifon mentale,aussi bien que vocale, pour s'entretenir en paix dans la solitude, & par ce moyen passer le temps aux louanges divines.

« Elle doit avoir l'esprit de mortification; & qu'elle y ait esté exercée par longues années, & qu'elle ait esprouvé tous les destroits de la vie interieure,les foubstractions ,. les defgouts divins & semblables: car si elle ne sçait ce que c'est de secheres[308]ses spirituelíes,& que Dieu la vienne sevrer en la solitude,que fera-elle,si elíe n'est bien fondée en tout cela?

« Il faut qu'elle ait passé les persecutions des creatures, delaissemens des amys, & tout ce qui advient à une ame que Dieu espreuve & attire a soy.

« Elle doit aussi avoir un desnuement de l'appuy des creatures, foit corporels ou spirituelles, si non en tant que besoin y soit, pour le temporel ou pour le spirituel.

« Qu’elle met son appuy en Dieu,si elle est affligée, qu'elle puisse plustot trouver soulagement allant à Dieu par l'oraison, recourant plustot à Dieu qu'aux creatures, finon en tant que Dieu le veut pour l'humilier, à fin que quelques fois elle voye qu'elle est encor en danger des creatures: mais soit pour l’ame, soit pour le corps, il faut qu'elle ait force & courage, aydée de la grace de Dieu,que tout son foulas soit en Dieu pardessus toutes creatures. Et s'il faut qu'elle parle plus souvent qu'elle desire, il ne luy sera à contre cœur, la faisant pour la seule gloire de Dieu & salut du prochain.

« Il faut un courage resolu,& point timi'de, qu'elle ne s’espouvante point pour les algarades des demons, si par aventure ils l'assaillent, [309]

« Il est bien à propos qu'elle ait des moyens pour vivre, fans estre en danger des feculiers, car cela nuit fort à une ame solitaire, quand tout son foin feroit de servir à Dieu, que contre son gré, il faut qu'elle dépende des creatures pour avoir fa pauvre vie.

« II faut qu'elle ait un naturel joyeux; car la melancolie nuit fort à une ame solitaire.

« Il y a encor beaucoup de choses qui requierent un plus long discours ; mais ií fuffit si on trouve tout cecy en une ame pour l'admettre à l’estat solitaire, qui est un heureux estat. plus qu'aucun autre: mais n'ayant pas ces conditions, il est dangereux de l'embrasser fans y estre disposé. Heureux qui s'y dispose & l'embrasse avec un conftant courage, & confiance en la grace de Dieu.

S'ensuivent diverses graces, & choses extraordinaires & furnaturelles de Dieu, operées en plusieurs personnes par les prieres de Sœur lenne, tant durant fa vie, qu'apres son decez. [310]

.Chapitre XLV. De la cognoissance quelle a eu de l'interieur de diverses personnes.

COmme l’an 1619. ladite de Cambry poursuivoit son train à l'ordinaire en la pratique des vertus, & de l'oraison; Dieu lui fit cognoistre le secret interieur du Docteur V. O. avec inspiration sorte de l’admonester, comme elle fit: voire luy dit le secret de toutes ses pensées, dont estonné à merveille, ledit Docteur, il luy declara que personne ne sçavoit cela que Dieu, & qu'il falloit qu'il le luy eut revelé. […]

.Suivent des chapitres non transcrits

[pages 310 du chapitre XLV à page 359 et dernières du Chapitre LVIII]

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.DAME DE CAMBRY MYSTIQUE

.[Expériences mystiques II (2012), section JEANNE DE CAMBRY (1581-1639), ERMITE À TOURNAI.]

Jeanne de Cambry590 mérite une place égale aux grands mystiques du siècle. Mais son éclat fut voilé parce qu’elle vécut à l’écart des principaux centres urbains et adopta le mode de vie érémitique en voie de relative disparition dans les cités du XVIIe siècle catholique post-tridentin : on le jugeait trop indépendant.

De fait, si son frère n’avait édité ses œuvres, cette figure aurait totalement disparu à notre vue, selon la règle propre au vivier des mystiques : on en repêche seulement quelques-uns grâce à quelque heureux hasard ou au contemporain qui a jugé le texte important. Ainsi Marie de l’Incarnation (du Canada) furent sauvée par son fils dom Claude Martin, madame Guyon fut éditée par Pierre Poiret…

Jeanne de Cambry est représentative d’un érémitisme citadin proche d’une vie béguinale qui s’étiole mais n’a pas encore disparu. Née à Douai en 1581, elle entre aux Augustines de Tournai à vingt-trois ans ; nous la retrouvons prieure de l’hôpital de Menin à quarante ans ; à quarante-quatre ans elle entre dans une récluserie contigüe à l’église St André située dans un faubourg de Lille. Elle y meurt en 1639 âgée de cinquante-huit ans591.

Ayant formé autour d’elle un cercle de « chères âmes592 », elle s’adresse à des laïcs593 comme à des ermites594, et n’hésite pas à conseiller les directeurs595. Elle a lu Ruusbroec et Catherine de Gênes, outre des auteurs plus anciens. Un abrégé de sa vie fut écrit par son frère596.

Ses ouvrages, que l’on trouve rassemblés en un fort volume rare paru à Tournai597, mériteraient d’être partiellement réédités. Elle exprime de façon fine et très personnelle une vie mystique qui conduit à l’amour divin. L’onction qui s’en dégage s’accompagne d’une grande clarté et génère une grande paix. Des citations ne peuvent que trahir une œuvre dense et riche en aperçus très originaux. En voici pourtant quelques extraits :

Dans le Petit exercice pour pouvoir acquérir l’amour de Dieu, elle pose Dieu présent en tout, et cette présence est la source de l’élan d’amour vers autrui :

Nous devons toujours penser que Dieu est partout, comme de vrai il est. Car il n’y a nulle créature, tant raisonnable qu’irraisonnable et insensible, que Dieu ne soit en chacune ... soit que nous regardions en haut, soit que nous regardions en bas, soit que nous parlions à quelqu’un, nous devons toujours considérer comment Dieu est en telle créature : et quelquefois en tirer une affection d’amour, voyant que Dieu est ainsi toujours avec nous… [12]

La recluse, qui écoute les offices de l’église Saint André, propose une belle analogie musicale sur l’unité harmonique dans la diversité des parties instrumentales :

Si c’est quelque musique, on peut considérer ... la diversité des parties ... des instruments ... il semble qu’il y ait tant de différence les uns aux autres ; néanmoins tous font un si bel accord, qu’il semble que ce ne soit qu’un. Ce que nous peut représenter la gloire des bienheureux. [13]

L’union est assurée par l’exercice de l’amour :

Car l’amour de Dieu est Dieu même [...] [16] et lors notre Dieu par sa bonté reçoit notre volonté avec la sienne et les unit tellement par un lien d’amour et de grâce, que nous pouvons dire avec joie et extrême contentement : ‘Je ne puis plus faire ma volonté mais celle de mon Dieu, parce que je n’en ai plus’. [...] [17] Afin de ne nous figurer une totale union avec le divin, qui ne serait cependant qu’imaginaire et une semence de notre propre complaisance [...] toujours avec une allégresse d’esprit nous convient reconnaître notre pauvreté devant Dieu...

On retrouve l’insistance d’un Ruusbroec sur le contentement, l’allégresse, la joie et la liberté. Faisons tout avec « joie d’esprit ; car c’est cette joie qui nous est très nécessaire. »

Le Traité de la ruine de l’amour-propre598 insiste dans son premier livre sur le tout faire par et en Dieu, et contre tout amour-propre :

Notre intention doit être si droite que ne devons rien faire pour quelque respect [39] que ce soit [...] seulement pour l’amour de Dieu, parce que Dieu le mérite.

Elle en arrive à une « supposition impossible » que l’on verra chez François de Sales ou madame Guyon :

Et même faut que notre intention soit que si Dieu nous mettait en enfer et qu’en cela Dieu fût glorifié, nous soyons plus content en ce que Dieu soit glorifié en notre punition [anéantissement] qu’en notre bien. [39]

L’anéantissement à la vue du Dieu seul n’est pas un vide au sens moderne :

Il n’y a contemplation si haute, que l’âme ne voit clairement son néant. Car tant plus elle voit Dieu, tant plus elle voit son rien. Et en cette vue, n’y a nulle opération active. [76]

Une intéressante précision est apportée quant à la façon de prier pour autrui :

en la présence de Dieu, devons laisser toute forme et image corporelle de la personne pour qui nous prions, ni même réserver en notre imagination ou mémoire la diversité des personnes [...] [78] On peut en un moment prier avec telle efficace pour tout le monde, ne recevant en soi aucune impression pour la multiplicité des personnes mais comme étant tous en Dieu. [77]

Le « contentement sans pareil » de l’âme cheminant en affliction correspond à une expérience mystique précise vivement éprouvée en oraison d’un retournement du sens : « en ce rien Celui qui est tout est glorifié. »

Telle âme cheminant ainsi en vérité, ignore ce qu’elle fait. [...] Connaissant que d’elle-même elle ne peut opérer une seule bonne action. Mais que Dieu le fait en elle et par elle. Je dis donc que telle âme, soit qu’elle soit martelée, comme sur une enclume, par toutes sortes d’afflictions ; que quant à l’intérieur elle n’ait une seule minute de repos [...] se tient tellement serrée avec son Dieu [...][qui] lui parle plus familièrement que ne font deux amants [...] Elle l’écoute [...] voit au fond de son esprit [...] la vérité de son néant en la vérité de Celui qui est tout. En quoi l’âme reçoit un contentement non pareil, de voir qu’elle n’est rien, qu’elle ne peut rien et qu’en ce rien Celui qui est tout est glorifié. [79]

Suivent de fines discriminations sur les lumières et sur la soumission ou sur le comportement souhaitable pour éviter des difficultés à l’âme dirigée. Elle définit ensuite la foi nue du chrétien intérieur :

Quant à la foi nue, elle ne consiste pas seulement à croire tout ce que dessus [ les enseignements de l’Église]. Mais encore à croire avec grand amour, tout ce qu’il nous advient. [105]

Laissant de côté les subtiles distinctions elle conclut sur

une extrême accointance entre ces trois, oraison, contemplation et amour. De sorte qu’à grand peine, se peut-il dire quelque chose de la contemplation qui ne convienne de même à l’amour et à l’oraison. [112]

Le second livre du Traité reflète probablement ses propos oraux commentant mystiquement des passages du Cantique des cantiques :

Lève-toi, hâte-toi...’ Dieu le créateur invite l’âme fidèle à s’élever par dessus soi et ne plus s’arrêter aux vertus morales mais de s’élever aux vertus surnaturelles ... Car jusqu’à présent elle a coopéré ... Mais désormais, Dieu veut Lui seul opérer et agir. [156-158]

Prenez-nous les petits renards...’ 599 [...] en la divine contemplation [...] elle y découvre [162] aussi, jusqu’à la plus petite tache, de ses péchés et imperfections naturelles. Il n’y a si petite macule en son âme, qu’elle n’aperçoive en cette pure lumière.

Je trouvai celui que mon âme aime.’ [...] ceci se fait par une nudité et délaissement de toutes ses propres opérations et recherches [...] lors au moment que l’âme et ses puissances sont anéanties [170], par cette abyssale humilité, cet esprit, partie suprême de l’âme, vient à s’envoler plus vite qu’un éclair, ou plus vite que le rayon du soleil, jetant sa brillante lumière en quelque lieu, lors que les obstacles en sont ôtés[...] retournant à lui comme à son centre ; car Dieu est vraiment le centre de notre âme.

Au livre suivant, après une longue description de la nuit mystique, elle indique comment Dieu donne des forces pour supporter sa nuit ou l’amour divin…

Si l’âme n’était immortelle, elle ne pourrait subsister en être durant ces angoisses surnaturelles qu’elle endure par la privation de la présence de son Dieu …

Une similitude le fera entendre. Si l’on versait de l’eau fort chaude dans un verre, il se briserait soudain en pièces. De même l’amour divin, qui est plus chaud et brûlant que toute chaleur terrestre, étant bien engravé au cœur de l’homme, qui est mortel : s’il n’était secouru des grâces surnaturelles, il se briserait plus promptement que ne fait le verre […] [240]

Deux sortes d’anéantissements, l’un vers Dieu, l’autre vers les hommes. Envers Dieu, se reconnaissant un rien, qui ne peut faire une bonne œuvre sans la grâce [...] Envers les créatures [242] […] avec cette croyance d’être indigne de servir.

Le dernier livre traite de l’union et de la transformation en partant de l’Évangile ou du Cantique :

Mon bien-aimé est descendu en son jardin...’ [255] Il ne faut pas penser, chères âmes, que le repos dont jouissent ceux qui sont parvenus à cet état dernier de perfection, soit un sentiment intérieur de quelque douceur en l’oraison, ou autres opérations esquelles la nature s’arrête et se complaît [...] [mais] pureté de conscience, où l’âme voit par une lumière intérieure que notre Dieu lui donne, que tout ce qu’elle a passé au chemin précédent, si étrange et inconnu qu’il lui semblait être abandonnée de Dieu, était pour sa perfection. Elle connaît maintenant la vérité de tout et comment notre Dieu lui a envoyé ces calamités par un grand amour.

‘… les pauvres d’esprit, pour ce que le royaume de Dieu est à eux’ 600 […] [257] Ceux-là sont pauvres d’esprit, qui sont tellement mortifiés et anéantis, qu’en toutes leurs actions, ils ne cherchent, ni ne veuillent rien plus opérer qu’en Dieu et pour Dieu ; tant ils sont aliénés de ce qui n’est pas Dieu, et d’eux [...] [quoique] que ces âmes soient pour le présent privées de la claire vision de Dieu, propre aux bienheureux ; si est-ce qu’en leur intérieur ils ont une lumière continuelle, qui les guide en toutes leurs actions et opérations. … ils ont plus Dieu en eux-mêmes qu’ils ne sont en eux-mêmes.

‘…celle qui apparaît comme l’aube du jour, belle comme la lune...’ 601[263] sa lumière paraît seulement la nuit. Et l’âme parfaite reluit entre toutes les autres ; mais en la nuit de ce monde.

Exprimé en termes rares, l’achèvement de la purification permet d’aller, allégé, dans un grand élan…

[…] plus vite que la pierre qui [...] vient à descendre en bas, rompt et foudroie tout ce qu’elle rencontre pour retourner à son propre centre. Je dis plus, que jamais oiseau ne peut voler si vistement602, ni trait d’arbalète se porter si roidement à son but, que l’âme étant détachée de soi-même retourne à son Dieu. [268]

Du zèle dont ces âmes sont embrasées […] De tant plus que le soleil vient à jeter ses clairs rayons brillants sur quelque terre cristalline, icelle recevant sur soi ses lumineux traits, vient par même correspondance et sympathie à produire de ce cristal quelque rayon qui semble regarder et rejaillir vers le soleil. Ce que néanmoins n’est autre chose que les mêmes rayons du clair soleil [...]

Mais quels sont ces rayons, sinon la charité qui vient de Dieu en l’âme et par une même correspondance de l’âme à Dieu ? [295]

Le mariage mystique, dégagé de toute connotation humaine, supérieur aux « amants de ce monde », prend son vrai sens de force et persévérance gravées au plus profond de l’humilité même :

Si aux amants de ce monde, une heure, une nuit leur semble encore trop courte [...] que ne saurions parler bouche à bouche cinq à six heures à notre Dieu ? [307]

Quel est l’anneau […] signe de cette alliance ? C’est une intime force que Dieu grave au fond de cette âme, par laquelle elle demeure constante en une persévérance éternelle […] comme l’anneau d’épousaille est rond sans fin […]

Non qu’elle demeure impeccable, mais […] demeurant aux limites de son néant et humilité par laquelle elle s’est disposée à cette alliance […] car l’humilité, c’est le fond, le milieu et la fin sans laquelle on ne peut rien acquérir. [310] 603

Le Flambeau mystique604 fournit une description d’étapes de la voie spirituelle tout en insistant sur la variété des âmes et de leurs chemins :

Lorsqu’il plaît à Dieu de retirer l’âme de cette voie de soustraction, pour la mettre en un état de nouvelle union de paix et repos avec son Dieu. Cela se fait tout à coup par la seule opération divine, en sorte que l’âme voit lors que ç’a été Dieu, qui l’a de sa seule volonté laissée en ces horribles ténèbres [22] […] Elle sera jouissant quelques années de cette parfaite union. Le père directeur se doit autrement comporter en la conduite de son disciple en cette seconde voie illuminative, qu’en la première [...] [encourager] une profonde humilité, pour la disposer toujours à de nouvelles grâces, dont le propre est de rendre l’âme humble. [23]

La Lamentation de l’âme captive ferme l’œuvre publiée sur ce qui s’apparente à une confidence :

Ce grand Dieu immortel est tellement transporté de l’amour d’une âme qu’il l’aime de tout son cœur [...] l’embrassant dans son sein miséricordieux [...] Il lui dit [...] ‘ Toutes ces grandeurs sont tiennes, toutes ces délices te sont préparées pour une éternité [...] soyez toute à moi, je suis toute à toi ’ : paroles de Dieu si pénétrantes, que l’âme lui ouvrant son cœur lui offre sa vie, se déclare être toute à lui, en sorte qu’il semble que le cœur se fonde de joie, de liesse et d’amour. Et de fait il advient quelques fois dans ces accès d’amour si violents, dans ces caresses de son Dieu, qu’elle en a le cœur blessé et en sent une douleur incroyable.

L’âme voudrait bien lors [...] faire quelque présent [...) mais elle se voit si pauvre [...] qu’elle ne sait que [...] lui présenter son amour [...] il faut qu’elle cache ces secrets [...] et voilà encore un effet de notre servitude en cette vie, que le cœur souffrant la blessure de l’amour divin, a besoin de se dilater, la charité qu’elle a au prochain, [40] voulant se communiquer, elle ne trouve personne, ou du moins peu qui l’entendent, mais beaucoup attribuant et comparant son amour vers Dieu à l’amour charnel, d’où l’on prend mille sujets de mocquerie ; et par ainsi il faut que ces âmes tiennent ces flammes cachées dans leur cœur par contrainte et violence, pour [à cause de] l’incapacité des créatures.

.ANNEXES

.Annexe I : l’édition in-folio de 1665

Les œuvres spirituelles de sœur Ienne Marie de la présentation, premièrement dame Ienne de Cambry, religieuse de l’ordre des chanoinesses régulières de St Augustin et en après recluse, décédée en son ermitage l’an 1639 dédiées à ...Madame Marie Ferdinande de Croy, comtesse d’Egmont etc. par P. de Cambry prêtre ... à Tournay, imprimerie Adrien Quinque, 1665 [Archives Saint Sulpice : réf. 3H59 – photos :dossier DT]



Contenu :

Frontispice : portrait

lettre dédicatoire ; lettre du vicaire générale de l’évêque de Tournai (sera omise)

Petit exercice pour pouvoir acquérir l’amour de Dieu... (1-17)

Traité de la ruine de l’amour-propre et bâtiment de l’amour divin divisé en quatre livres... (1-328 et table)

Le flambeau mystique (1-104 et table)

Traité de la réforme du mariage (1-79 et table)

Traité de l’excellence de la solitude (1-20 et table) à la sollicitation de quelques saints ermites... (ces deux traités seront omis)

Lamentation de l’âme captive... (1-51 et table)



La numérotation des pages est donc multiple:

1-17  Petit exercice.

1-328  Ruine de l'Amour propre.

1-104  Flambeau mystique.

1-79  Traité de la réforme du mariage.

1-20 Traité de l'excellence de la solitude.

1-46  Lamentation de l'âme captive.

~600 grandes pages au total



dossiers DT (0) à (6) :

(0)

frontispice : portrait et titre

préface au lecteur et titre : ‘Petit exercice’

texte : (en 7 chapitres) p. 1 à … p. 27

table des chapitres et titre suivant

(1)

titre : ‘De la ruine de l’amour propre’

Au lecteur

préface de l’auteur, extr. du privilège, approbations, titre de nouveau

texte : Livre I, chap. 1 à 13, p.1 à 47

(2)

texte (suite) :

Livre I, chap 13 à 33, p.48 à 116

Livre II, avec titre ‘Le saint repos…’, chap 1 à 24, p 117 à 187

Livre III, avec titre ‘Le secret purgatoire…’, chap 1 à 26, p 188 à 247



(3)

texte (fin) :

Livre IV, avec titre ‘Le sacré Cabinet du très pur amour divin’, chap 1 à 34, p 248 à 328

table des chapitres des Livres, table des matières, titre suivant

(4)

titre : ‘Le flambeau mystique’

Au lecteur, approbations

titre répété, chap. 1 à 78, p. 1 à 104

table des chapitres, titre suivant

(5)

titres ‘Traité de la réforme du mariage’

et ‘Exercice de la solitude’

(ces traités n’ont pas été saisis, paraissant moins intéressants = à compléter !)

(6)

titre ‘Lamentation de l’âme captive…’

Au lecteur, approbations

titre répété, chap. 1 à 22, p. 1 à 51

table des chapitres, t. des matières

fin annotée « Aux armes des Jésuites de Tournai, complet 5 tomes en un volume… »









.Annexe II : liens sur le web



.Abbrégé de la Vie par Pierre de Cambry

Anvers, 1659 puis 1663 avec suppléments.



Lien 1659 (nombreuses références sur le web) 

https://books.google.fr/books?id=F8U8AAAAcAAJ&printsec=frontcover&dq=jeanne+de+cambry&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwjTrpq2kZzlAhVOzYUKHSZIDVUQ6AEINzAC#v=onepage&q=jeanne%20de%20cambry&f=false

https://play.google.com/books/reader?id=KjbJApt_yPgC&printsec=frontcover&output=reader&hl=fr&pg=GBS.PA3

Liens 1663 (rare : exemplaire d'Enghien) !

https://books.google.fr/books?id=WdSRGG53gT4C&pg=PA4-IA15&lpg=PA4-IA15&dq=abbrege+de+la+vie+de+jeanne+de+cambry&source=bl&ots=BFjIZVhyES&sig=ACfU3U1DmQjKcaj4Pnurq6Xqu-dhZKT5jA&hl=fr&sa=X&ved=2ahUKEwi4r4_ti7jlAhUDAGMBHQCoDVI4ChDoATAGegQIBhAC#v=onepage&q=abbrege%20de%20la%20vie%20de%20jeanne%20de%20cambry&f=false



ocr de l’édition de 1663

https://books.google.fr/books?id=WdSRGG53gT4C&pg=PA331&lpg=PA4-IA15&focus=viewport&dq=abbrege+de+la+vie+de+jeanne+de+cambry&hl=fr&output=text

.Oeuvres de Jeanne de Cambry

Flambeau mystique 1631 243pp

http://books.google.co.uk/books/about/Le_flambeau_mistique_ou_addresse_des_%C3%A2m.html?id=IxVxRLPD5IYC

Traité de la ruine de l’amour-propre 1665

https://books.google.fr/books?id=ANgYeze2BTYC&printsec=frontcover&dq=jeanne+de+cambry&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwjTrpq2kZzlAhVOzYUKHSZIDVUQ6AEIPTAD#v=onepage&q=jeanne%20de%20cambry&f=false

Traité de la ruine de l’amour-propre 1627 !

https://books.google.fr/books?id=wHvpWvhR_FkC&printsec=frontcover&dq=jeanne+de+cambry&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwjTrpq2kZzlAhVOzYUKHSZIDVUQ6wEIRTAE#v=onepage&q=jeanne%20de%20cambry&f=false

et / ou

https://books.google.fr/books/about/Trait%C3%A9_de_la_ruine_de_l_amour_propre_et.html?id=wHvpWvhR_FkC&redir_esc=y

http://books.google.co.uk/books?id=aUNL5RUS4G0C&printsec=frontcover&hl=fr&source=gbs_ge_summary_r&cad=0#v=onepage&q&f=false

.TABLE

.

.fin



Formatage 14,0 x 21, 6

Style par défaut : justifié, Arial normal 11, retrait nul au-dessus de § de 0,20 en dessous, interligne simple

Corps de texte : identique.







Novembre 2017, lulu.com

.



.

.TABLE







Table des matières

. RECUEIL DES BONNES CHOSES 5

. & EXTRAITS DE LETTRES 5

. 6

. INTRODUCTION 7

. RECUEIL DES BONNES CHOSES 14

. RECUEIL DES BONNES CHOSES 17

. EXTRAITS DE LETTRES 61

. Lettres de Jeanne à François 63

. Extraits de Lettres à d’autres correspondants 68

. Quelques archives et imprimés préservés à la Visitation d’Annecy 95

. JEANNE DE CHANTAL 99

99

. ÉCRITS RELEVÉS DANS 99

. L’ÉDITION DE 1875 99

. Par Dominique Tronc 99

. 101

. 101

. PRÉSENTATION 101

. PRÉFACE des Éditeurs 105

. PETIT LIVRET 108

. QUESTIONS 116

. PAPIERS INTIMES 119

. EXHORTATIONS 127

. ENTRETIENS 150

INSTRUCTIONS 243

TOME TROISIÈME 253

. Préface 253

. MÉDITATIONS POUR LES SOLITUDES [RETRAITES] ANNUELLES 257

. MÉDITATIONS TIRÉES DES ÉCRITS DE NOTRE BIENHEUREUX PÈRE PROPRES POUR LES SOLITUDES 258

. DÉPOSITION POUR LA CANONISATION DE S. FRANÇOIS 260

. LETTRE DE SAINTE JEANNE-FRANÇOISE FRÉMYOT DE CHANTAL AU RÉVÈREND PÈRE DOM JEAN DE SAINT FRANÇOIS 282

. OPUSCULES 287

. PETIT TRAITE SUR L’ORAISON 287

. PAROLES CONSOLANTES 317

. Marie des Vallées, Choix 348

409

. JEANNE DE CAMBRY 1581-1639 410

. INTRODUCTION 412

. Comtesse Henri de Boissieu 423

. UNE RECLUSE AU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE. 423

. Choix d’écrits mystiques de Jeanne de Cambry 467

. EXERCICE DE L’AMOUR 469

. DE LA RUINE DE L’AMOUR-PROPRE 482

. DE LA RUINE DE L’AMOUR PROPRE. 486

. PARTIE PREMIERE. LE VIF PORTRAIT DE L’AMOUR PROPRE. 486

. LIVRE PREMIER. Où il est clairement démontré d'où il procède, ce qu'il est, quels sont ses effets, et comment on le peut anéantir. Le tout très nécessaire pour toute personne qui désire parvenir au pur amour de Dieu, livre premier. 486

. LIVRE DEUXIÈME. 516

. LIVRE TROISIÈME. 527

. LIVRE QUATRIEME. 528

. LE FLAMBEAU MYSTIQUE 551

. Pierre de Cambry 553

. ABREGE / DE LA VIE / DE DAME IENNE, / DE CAMBRY 553

. ABREGE 557

. DAME DE CAMBRY MYSTIQUE 629

. ANNEXES 634

. Annexe I : l’édition in-folio de 1665 634

. Annexe II : liens sur le web 637

. TABLE 638

. TABLE 640

. fin 641





.fin















































































































1 Œuvres complètes, Migne, 3 tomes, 1862 ; Sainte Jeanne-Françoise Frémyot de Chantal, sa vie et ses œuvres Œuvres diverses , Paris, Plon, huit tomes [ le tome I contient le Mémoire de la mère de Chaugy sur la vie de la fondatrice ; les tomes II de 1875 et III livrent papiers et ‘dits’ de la Mère de Chantal ; les tomes suivants IV à VIII sont rendus caducs par : Jeanne–Françoise Frémyot de Chantal, Correspondance, édition critique établie et annotée par sœur Marie-Patricia Burns, Cerf, six tomes (t. I, 1986)].

Nous venons de rééditer pour ouvrir la série « Jeanne de Chantal » une moitié du contenu des tomes II de 1875 & III, car ils conservent un grand intérêt malgré leur caractère d’édition ‘contaminée’ sans renvois vers les sources : Jeanne de Chantal, Écrits mystiques relevés dans l’édition de 1875 par Dominique Tronc, 2014.



2 Voir en fin du présent volume : « Quelques archives et imprimés préservés à la Visitation d’Annecy ».

3 Saint François de Sales et sainte Jeanne de Chantal, Une extraordinaire amitié, Correspondance, recueillie et mise en orthographe actuelle par les soins des religieuses de la Visitation d’Annecy, Annecy, 2010. Introduction par Max Huot de Longchamp, IX-XXXVII. L’ouvrage comporte 467 lettres de François (dont 13 pièces) pour 51 lettres de Jeanne, 1-646. 

4Nous reprenons la présentation de Jeanne de Chantal comme figure des Expériences mystiques en Occident II. L’invasion mystique en France des Ordres anciens, Éditions Les Deux Océans, 2012.

5Mémoire qu’elle adressa à dom Jean de Saint-François concernant sa vocation (Annecy, 26 décembre 1623) : reproduit dans Jeanne de Chantal, Choix d’écrits… , op.cit.., « Lettre … au Révérend Père dom Jean de Saint-François ». [II, 248 sq. de l’édition 1875-1876]

6



Jeanne–Françoise Frémyot de Chantal, Correspondance, édition critique établie et annotée par sœur Marie-Patricia Burns, op.cit



7Bremond l’estimait plus avancée que François, ce qui valut à sa Sainte Chantal (Paris, 1912) d’être mise à l’Index.

8La source essentielle de toutes les biographies est le Memoire très fidelle pour la vie… de Françoise-Madeleine de Chaugy qui avait été communiqué aux premiers biographes, Fichet (1643, …) et Henri de Maupas (1644, …) (DS 8.868) ; Sainte Jeanne-Françoise Frémyot de Chantal…, op. cit., I.

9Elle demanda en effet que l’on mette sur elle dans son cercueil, les papiers de ses vœux de chasteté, d’obéissance et de pauvreté, propres à la vie religieuse, écrits par François de Sales et par elle, ce dernier signé de son sang. (Sainte Jeanne-Françoise Frémyot de Chantal…, op.cit., II, 49.

10 Cantique 3, 6.

11Madame Guyon, Vie par elle-même, 1. 4. 8.

12

?



























































































Nous donnons les numéros de lettres [L.] de la Correspondance, op. cit., 1996, ou bien des extraits de ses Oeuvres, op. cit., 1875 : [numéro du tome, page].



13

?

13 Passer par l’étamine, être soumis à des épreuves (Littré).



14E. Lecouturier, Françoise-Madeleine de Chaugy et la tradition salésienne au XVIIe siècle, Paris, 1933.

15



DS 16.1002/10, (art. « Visitandines » par sœur Burns, l’éditrice de la Correspondance que nous citons).

16

?

? Boudon, Œuvres, Migne, I, « Le Règne de Dieu en l’oraison mentale », 607 ; ce beau passage est reproduit également dans la note 4 attachée par soeur Burns à la lettre n°1858.

17



Coutumier, Annecy, 1850, 120 [l’édition s’avère très exacte comparée à ses sources, à la différence des Œuvres éditées en 1875 et destinées à un public élargi].

18



? Réponses de notre sainte mère Jeanne-Françoise Frémiot, baronne de Chantal… sur les Règles, Constitutions et Courtumier de l’Institut, Annecy, 1849 [comme précédemment, l’édition s’avère très exacte].

19

?

La fondation de la Congrégation est associée à François de Sales par la Mère de Chantal.

20 Comment (dans cette note et dans celles qui suivent nous donnons les variantes de l’édition 1875, tome II, pp. 215 sq.)

21 Nous glorifier et estimer <omisssion> ? Non, véritablement !... Ma fille, qu’étiez-vous il y a (nous encadrons les variantes par le mot qui précède et celui qui suit : Nous variantes il y a).

22 le rien. Dans l’exercice des vertus chrétiennes, nous (addition).

23 pieds

24 l’Apôtre qui le dit. David (omission longue et significative de l’esprit ascétique dominant de la fin du XIXe siècle).

25 celle d’aimer

26 présentera

27 Bien surnaturel et (omission)

28 Faire ! voilà ma pauvreté et misère ! voilà ce que je suis : un néant ! une faible et infirme créature ! Je ne dois pas attendre aucune chose de moi, qu’infirmités, imperfections et défauts…. Enfin (ajouts de points d’exclamation et de suspension, infirmité au pluriel).

29 la maxime

30 c’est faute

31 faciles. / Le second moyen de réformation est de s’exercer

32 Thèrèse. J’approuve (omission)

33 Une base bien assurée

34 Ces grâces d’oraison. (ajout).

35 nous

36 notre

37 Dieu parce que nous y avons de la difficulté ; non (ajout).

38 Comme il en offrait un, des oiseaux de proie s’abattirent sur les chairs des victimes ; voyant - Cette variante laisse ouverte la possibilité d’un recours à une source parallèle au manuscrit de Turin-Verceil : car rien ne prouve l’emploi de ce dernier pour ce premier Entretien, même si l’éditeur nous a informés dans sa Préface que ce manuscrit est « beau­coup plus correct et complet que tous ceux qui circulent aujourd'hui dans les monastères ». Quoi qu’il en soit, ce début de mise en évidence de variantes sensibles - il ne serait pas très utile de le poursuivre longtemps - souligne l’influence propre à l’esprit « ascétisant » au XIXe siècle et prouve l’utilité d’établir une édition critique qui porterait sur l’ensemble des Entretiens (soit un peu plus du double de l’édition présente de Turin-Verceil).

39 Cela dura tout au long du sacrifice. Si, à la fin, Abraham se fût plaint à Dieu en lui disant : « O Seigneur! quel pauvre sacrifice vous ai-je offert, lequel a été au milieu des distractions [219] causées par les oiseaux de proie », assurément, le Seigneur lui aurait répondu que son oblation n'avait pas cessé de lui être agréable, parce que tout cela était arrivé contre son gré, et qu'il avait fait tout ce qui était en son pouvoir pour les chasser; ce qui était vrai. Ainsi, mes chères filles, quand nous sommes en l’oraison

40 Mouches importunes, si

41 douter. / C’est

42 lorsque nous sommes (et dans la suite : vous en nous, votre en notre).

43 lui représenter 

44 Ici l’édition 1875 ajoute : « Vous demandez maintenant, qu'est-ce que le dénuement intérieur? Ma chère fille, on n'en saurait bonnement parler, au [220] moins on ne l'entend guère, si Dieu n'illumine l'âme; car il faut qu'il mette une certaine petite chandelle au fond du cœur, pour lui faire voir ce de quoi il faut qu'elle se dépouille. Or, il y a mille et mille choses dont on se doit dénuer : de son propre intérêt, satisfaction, des consolations et sentiments de Dieu, de sa propre estime et de son choix ; certes, celles qui sont conduites dans ces voies vont perpétuellement retranchant leur choix en toutes choses généralement, et Notre-Seigneur les tient en ce continuel exercice; et lui-même les va dénuant, et prend plaisir de les voir dans cette nudité et impuissance, trop délicates pour en pouvoir discourir. » Puis 1875 intercale un Entretien omis dans notre manuscrit, avant de retrouver notre Entretien 2 (noté 3).

45 Comment

46 ceux avec qui elles conversent – (dorénavant nous omettons des variantes qui n’affectent que la forme).

47 est celle de

48 vous vous lassiez

49 trouve jamais mieux

50 La sœur assistante

51 rendre [en l’absence de la supérieure] les mêmes honneurs et obéissances qu’à la supérieure même

52 ce qu’il faut qu’elles

53 aides. 

54 entr’aimez-vous – On constante une grande fidélité sur la transcription 1875 de cet Entretien qui a donc bien pris pour source notre manuscrit.



55 L’édition de 1875 omet toute la page 48, « Ce bon père… cela est certain mes Sœurs. »

56 Coutume pour les religieux des anciens ordres de mettre la tête en terre lorsque les supérieurs s'humilient.

57 Texte corrompu : « …plusieurs jours durant, 3. tous les jours elle dînait, à la 2 table fesait… »

58 Erreur dans la pagination (note sur paperolle).

59 Le 6 juin 1611, jour où Jeanne de Chantal fit son oblation avec ses deux premières compagnes, Marie-Jacqueline Favre et Jeanne-Charlotte de Bréchard.

60 Quoique Migne et Plon aient daté cette lettre de 1611, nous préfé­rons élargir la fourchette jusqu'en 1614. La lettre pourrait être centonnée; il semblerait que les "fâcheuses affaires" soient les difficultés rencontrées lors de la construction de l'église, en 1614. Pourtant la précision "il y a aujour­d'hui sept ans" semble indiquer 1611. (cf. note suivante).

61 Le 25 août 1604, lors du pèlerinage de Saint-Claude, François de Sales avait accepté la direction spirituelle de la baronne de Chantal; celle-ci lui avait fait voeu d'obéissance.



62 La fête de la Pentecôte, 22 mai.

63 Lc 24, 49.

64 Ro 13, 14.

65 Lc 1, 74, 75.

66 Bien que la Mère de Chantal fût fortement tentée la première nuit à la Galerie il est difficile de proposer une date exacte pour cette lettre, ou ces fragments. Elle était souvent victime de ces dérélictions spirituelles

67 Jeanne de Chantal parle de son désir de rentrer à Annecy, il en avait été question en 1621; en 1622 elle avait déjà quitté Paris pour le retour.



68 Tué par un coup de mousquet le 17 septembre à Montauban.

69 La Mère de Châtel croyait que son infirmité l'empêchait d'exercer correctement sa charge.

70 Cf. lettre de François de Sales à la Mère de Châtel, 16 octobre 1620.

71 Ce mémoire sur la vie et les vertus de François de Sales est sans doute celui annoncé dans la lettre du 26 décembre 1623.

72



? Finalement, cette lettre destinée à préfacer le coutumier qui sera imprimé pour la première fois en 1628 ne sera pas utilisée. Vers le 10 avril 1628, (L. 1085), la Mère de Chantal écrit de Paris à la Mère de Blonay: "Faites ôter de tous les coutumiers la lettre que j'ai faite à nos soeurs et les brûlez, il gloserait bien dessus; faites mettre en la place celle que vous trouverez en ce paquet". Que s'est-il passé pendant le séjour de la fondatrice dans la capitale? Nous l'ignorons. Toujours est-il que la lettre qui parut dans le coutumier de 1628 (prédatée du 24 juin 1624) diffère considérablement de celle qui se trouve en réalité dans le coutumier ms de 1624 (L. 698) et de celle dont nous donnons ici les trois brouillons. Nous n'y trouvons plus l'âme ardente de la fondatrice, passionnée pour le maintien et la conservation de l'union dans l'ordre. Celle de 1628 (L. 1086) a perdu toute sa spontanéité et est quasi impersonnelle dans sa brièveté.

73 Péronne-Marie de Châtel devait gouverner la maison d'Annecy en qualité d'assistante pendant l'absence de la Mère de Chantal, d'où ce long profil de la communauté que la soeur ne connaissait plus après une absence de huit ans (sauf un court séjour en mai juin 1624).

74 La seule Jeanne-Madeleine que nous trouvons est Jeanne-Madeleine Liffort qui prit l'habit le 26 mars 1623. Si c'est elle "la huguenote", son noviciat aurait-il été prolongé ?

75 "L'autre" pourrait être Marie-Séraphine de Parpillon de la Chapelle qui fit profession le 2 juillet 1625, à 17 ans.

76 La Mère de Châtel, dans une lettre du 24 novembre 1629, dit à la Mère de Bréchard qu'elle lui envoie les Réponses de la Mère de Chantal ainsi que les avis pour les supérieures. Cette lettre, ou compilation des avis pour les supérieures dut être travaillée par Jeanne au cours de 1629 en même temps qu'elle revoyait les Réponses. Le manuscrit porte le titre: "Une supérieure demandant quelques avis à notre très chère et unique Mère, elle lui répondit par écrit les suivants".

77 Il s'agit peut-être du Chemin de la perfection

78 Louis de la Puente, Vida del Padre Baltasar Alvarez, Madrid 1615. La traduction française de René Gaultier parut en 1618.

79

?



























































































La Mère de Chaugy dit que cette lettre fut écrite deux mois avant la mort de la destinataire

Cette circulaire, donnée pour la première fois dans les E.S. renferme bien des points trouvés dans la L. 1252. Nous la donnons cependant, puisqu'elle a figuré dans toutes les éditions depuis 1644. Elle pourrait être centonisée comme tant d'autres lettres données dans les Epftres, ou encore être un brouillon de la L. 1252.

80

? La Mère de Chaugy dit que cette lettre fut écrite deux mois avant la mort de la destinataire



81 Ce membre de phrase est barré comme le suivant entre parenthèses

82 ",Car il faut que je die simplement ce que pour de bonnes considerations j'avoy retenu, mais que la necessité des ames me contraint de dire maintenant avecque franchise; c'est que plus avant je vais, & plus clairement je reconnois que nostre Seigneur conduit quasi toutes les filles de la Visitation à l'oraison d'une très simple unité & unique simplicité de presence de Dieu, par un entier abandonnement d'elles-mesmes à sa sainte volonté, & au soin de sa divine providence. Nostre Bienheureux Père la nommoit oraison de simple remise en Dieu, laquelle il disoit estre très sainte & salutaire, & qu'elle comprenoit tout ce qui se pouvoit desirer pour servir à Dieu". (Réponse sur l'article vingt-quatrième, Des retraites, Responses, Paris, 1632, p. 760-761).

83 Saint-Cyran

84 Ces papiers intimes furent mis dans le cercueil de la Mère de Chantal, selon son désir. Un siècle plus tard, ils furent retirés et ils sont encore conservés dans les archives d'Annecy.

85 Péronne-Marie de Châtel.

86 De prime abord, il pourrait paraître étrange que la fondatrice de la Visitation ait témoigné une telle confiance à la jeune cistercienne qui avait quelque vingt ans de moins qu'elle. Cependant, nous connaissons l'intime amitié qui les liait depuis bien des années. En 1637, la Mère de Chantal avait perdu ses trois premières compagnes, les Mères Favre, de Bréchard et de Châtel. Restait Marie-Aimée de Blonay, mais elle était trop intimidée par "le pauvre état" intérieur de la Mère de Chantal pour lui donner les conseils dont elle avait besoin (cf. L. 1870).

87 Saint-Cyran.



88 Saint-Cyran.

89 Un ou deux mots manquent sur la copie.

90 Jeanne–Françoise Frémyot de Chantal, Correspondance, édition critique établie et annotée par sœur Marie-Patricia Burns, Cerf, six tomes (t. I, 1986).

91 Édition dont nous reproduisons la page de titre infra.

92 Le manuscrit de Turin signalé par l’éditeur de 1875 comme source excellente (voir ici sa préface en page 17, avant-dernier §) a été transcrit par Béatrice Bernard du Centre Jean-de-la-Croix et est édité parallèlement au présent volume pour ouvrir notre série « Jeanne de Chantal ». Le lecteur trouvera ici l’intégrale des Entretiens de l’édition composite de 1875 qui mélange cette source et d’autres sans donner de références.

93 Choix plutôt large afin de ne pas trop manier les ciseaux au sein d’un ensemble d’écrits. Ainsi on respecte la totalité des Entretiens : ils constituent à nos yeux le « cœur mystique » des écrits de Jeanne.

94 On trouvera facilement cette édition permettant une lecture sur écran en cherchant sur le web « sainte Jeanne … de Chantal … œuvres »  conduisant à 8 tomes disponibles sous « Internet archives ».

95 Impressions disponibles à l’unité à faible coût chez Lulu.com.

Le manuscrit de Turin-Verceil en première édition critique, un choix d’extraits de la Correspondance, un aperçu sur les manuscrits d’Annecy, sont assemblés en second titre de la « série ».

Les sites www.cheminsmystiques.com et www.sourcesmystiques.fr informent sur la progression de nos travaux.

96 Reproduction textuelle d’un très ancien manuscrit des archives du premier monastère de la Visitation d’Annecy.



97 Alangorir : tomber en langueur |DT]

98 Fidèle reproduction d’un ancien imprimé qui paraît être un supplément du Petit Livret.



99 On a suppléé par des points aux mots que l’on n’a pu lire, et qui avaient été altérés ou détruits par le temps. Un très ancien manuscrit de nos Archives a permis de combler quelques lacunes.

100 Sainte Catherine de Gênes.

101 Environ cent ans après la mort de la Sainte, ces papiers furent retirés de la poussière du tombeau par nos anciennes Mères. Ils sont encore précieusement conservés en ce premier monastère de la Visitation d’Annecy ; mais ils sont malheureusement indéchiffrables. Après le décès de la Sainte, nos Sœurs de Moulins copièrent fidèlement tous ces papiers ; nos Sœurs de Nevers possèdent aujourd’hui cette précieuse copie; en voici le texte.

102 Il ne faut pas confondre ce vœu de saint François de Sales avec la simple promesse qu’il fit, en 1604, d’accepter la charge de la conduite spirituelle de la sainte. (Voir les Mémoires de la Mère de Chaugy, p. 62.)

Il est certain que saint François de Sales n’a pu faire ce vœu le 22 août de l’année 1604, comme l’assurent quelques écrivains de ce siècle, puisque, dans la formule de ce vœu, le Saint dit : …J’accepte les vœux de chasteté, obéissance et pauvreté, présentement RENOUVELÉS par J. F. Frémyot, ...., etc.

Or, la sainte ne pouvait pas, le 22 août 1604, renouveler le vœu d’obéissance, qu’elle ne fit que le 25, jour de saint Louis ; encore moins pouvait-elle RENOUVELER le vœu de pauvreté, qu’elle ne fit que le 22 août 1611. Ainsi, le vœu ci-dessus de saint François de Sales n’a pu être fait avant le mois d’août 1611, époque où la Sainte fit, pour la première fois, un vœu de pauvreté, et renouvela ses vœux de chasteté et d’obéissance, peu avant son départ pour la Bourgogne, comme l’attestent les Mémoires de la Mère de Chaugy, page 154.



103 Ce livre avait été donné, par notre sainte Mère, à la Mère Claude-Agnès Joly de la Roche, au moment de son départ pour diverses fondations qui devaient l’éloigner pour toujours de sa sainte fondatrice.

104 La Sainte était alors supérieure.

105 Cette oraison se fait depuis cinq heures jusqu’à six.

106 Jean-François de Sales, frère et successeur de notre saint Fondateur.

107 Pour plus de détails, sur ce temps de calamités, voir les Mémoires de la Mère de Chaugy sur la vie et les vertus de notre sainte Mère, chapitre XXI, deuxième partie.



108 Nous donnons les variantes du manuscrit de Verceil.

109 Petite monnaie.

110 Coutume pour les religieux des anciens ordres de mettre la tète en terre lorsque les supérieurs s’humilient.

111 Cet entretien prouve la délicatesse de conscience de notre sainte Fon­datrice, que l’esprit d’humilité portait à se confesser même d’une imperfection.



112 La Sainte était en retraite, avec cinq ou six Sœurs, quand elle fit cet Entretien.



113 Le dernier chapitre de notre Sainte fondatrice au premier monastère de Paris, est à la page 157, exhortation IX, Derniers adieux de la Sainte à une communauté.



114 défluxion : ce qui coule – enflure

115 Reproduction fidèle de l’édition de 1647.



116 Notre note : réédité « L’âme de Saint François de Sales révélée par Sainte Jeanne-Françoise de Chantal » Monastère de la Visitation, Annecy, 2010 ; texte identique, mais ponctuation revue et notes ajoutées intéressantes sur l’identité des personnes etc.

117 C’est le titre que porte la copie conservée aux archives de la Visitation d’Annecy.

118 Il y a trois articles, savoir le troisième, le septième et le vingt-deuxième, sur lesquels sainte Chantal n’a point répondu, probablement parce qu’elle n’avait point de connaissances des choses sur lesquelles roulaient ces articles.

119 Saint Vincent de Paul.



120 Le comte Louis de Sales portait alors ce titre.

121 C’est-à-dire par la main du bourreau.

122 Le Père Dom Goulu, général des Feuillants, appelé en religion Dom Jean de Saint-Prançois, est un des premiers auteurs qui ait écrit la vie de saint François de Sales. Il la fit imprimer en 1624, dix-huit mois après la mort du Saint. Il avait eu recours à sainte de Chantal pour lui demander des mémoires sur les vertus de son Bienheureux Père. Elle lui répondit par cette lettre qui fut écrite plus de trois ans avant sa déposition pour la canonisation du Bienheureux évêque.

123 On voit par là que cette lettre était accompagnée de quelques mémoires qui malheureusement n’ont pas été conservés.

124 Traité de l’Amour de Dieu, liv. XI, chap. 8.

125 C’est-à-dire des choses extraordinaires et singulières.

126 Voir les articles 33 et 38 de la Déposition.

127 Extrait d’un très vieux manuscrit des contemporaines de la Sainte, conservé aux Archives du Ier monastère de la Visitation d’Annecy.

128 Extrait d’un très vieux manuscrit des contemporaines de la Sainte, conservé aux Archives du 1er monastère de la Visitation d’Annecy.

129 Il doit être question des conseils reçus précédemment.

130 Extrait d’un très vieux manuscrit des contemporaines de la Sainte, conservé aux Archives du 1er monastère de la Visitation d’Annecy.

131 L’oraison dont parle notre sainte Mère est l’oraison de repos ou de quiétude que les auteurs mystiques définissent : Un certain calme, un repos et une suavité intérieure qui naît du plus intime et du plus profond de l’âme, et quelquefois déborde sur les sens et sur les puissances corporelles et qui provient de ce que l’âme est placée près de Dieu et sent sa pré­sence.

Ce degré d’oraison, dit le Père Scaramelli, ne provient pas d’un acte de simple foi, n’est pas produit par le secours de la grâce ordinaire et en vertu duquel l’âme croit que Dieu lui est présent, parce que cet acte, ainsi qu’il est manifeste et qu’on le prouve par l’expérience, ne saurait produire les grands effets de repos, de suavité et de paix. Ces effets proviennent du don de Sagesse, qui place l’âme près de Dieu, en le lui rendant présent par sa lumière, et fait que non seulement elle croit à sa présence, mais même qu’elle le sent avec une sensation spirituelle très-douce. (Directoire myst., part. 3, ch. V).

132 Saint François de Sales nous dit dans son Traité de l’Amour de Dieu (liv. VI, ch. lx), que l’âme qui est en repos et quiétude devant Dieu, suce presque insensiblement la douceur de sa présence, sans discourir, sans opérer et sans faire chose quelconque par aucune de ses facultés, sinon par la seule pointe de sa volonté, qu’elle remue doucement et presque imper­ceptiblement, comme la bouche par laquelle entre la délectation et l’assou­vissement insensible qu’elle prend à jouir de la présence divine.

133 Mais enfin, quelquefois ni l’âme n’ouït son Bien-Aimé, ni ne lui parle, ni ne sent aucun signe de sa présence, mais simplement elle sait qu’elle est en la présence de son Dieu, auquel il plaît qu’elle soit là (Traité de l’Amour de Dieu, liv. VI, ch. xi).

134 L’âme placée par Dieu dans ce repos surnaturel, doit tout à fait abandonner le raisonnement, parce que le raisonnement dans l’oraison n’a d’autre objet que de mouvoir la volonté; or, si la volonté est mise avec puissance et suavité en mouvement par Dieu à l’aide de la lumière infuse (comme il arrive dans ce degré d’oraison), le raisonnement demeure inutile et devient même nuisible, en empêchant par son mouvement l’œuvre suave et délicate que Dieu accomplit dans l’âme. Elle doit donc mettre de côté au temps de cette oraison toute autre considération, se tenir en paix devant Dieu, reconnaître avec une humble confusion qu’elle n’a aucune part, comme auteur, au bien dont elle jouit, prier pour elle et pour d’autres, s’abandonner entre les bras de Dieu, dont elle sent la présence, et s’offrir à faire de grandes choses pour lui (Scaramelli, Direct. myst., part. 3, ch. V).

135 La paix de l’âme, dit saint François de Sales, serait bien plus grande et plus douce si on ne faisait point de bruit autour d’elle, et qu’elle n’eût aucun sujet de se mouvoir ni quant au cœur ni quant au corps; car elle voudrait bien être toute occupé e en la suavité de cette présence divine. Néanmoins, il ne faut pas croire qu’il y ait aucun péril de perdre cette sacrée quiétude par les actions du corps et de l’esprit qui se font ni par légèreté ni par indiscrétion. D’autant que Dieu, qui donne la paix, ne l’ôte pas pour tels mouvements nécessaires; ni pour les distractions et divagations de l’esprit, quand elles sont involontaires; et la volonté étant une fois bien amorcée à la présence divine, ne laisse pas d’en savourer les douceurs, quoique l’entendement et la mémoire se soient échappés et débandés après des pensées étrangères et inutiles (Traité de l’Amour de Dieu, liv. VI, ch. x).



136 Extrait d’un très vieux manuscrit des contemporaines de la Sainte, conservé aux Archit es du ter monastère de la Visitation d’Annecy.

Ces paroles recueillies par celle de nos premières Mères à qui elles furent adressées sont comme une révélation des dispositions intérieures de la Sainte, puisqu’elle avoue avoir reçu ces mêmes conseils de direction au plus fort de ses peines.

137 Extrait d’un manuscrit des contemporaines de la Sainte conservé au monastère de la Visitation de Thonon.

138 Ces conseils furent écrits par la Sainte à la fin d’un livre de l’imitation de Jésus-Christ (Archives du premier monastère de la Visitation d’Annecy.)



139 L’original est au monastère de la Visitation du Mans.

140 Ces conseils furent trouvés tels par la Mère de Lucinge, dans les papiers de la Mère de Chaugy. (Archives du premier monastère de la Visitation d’ Annecy.)



141 Ces conseils furent donnés à la Mère Marie-Aimée de Rabutin au mo­ment de son élection à Thonon. (Archives du premier monastère de la Vi­sitation d’Annecy .)



142 Ces conseils, écrits de la main de la Sainte, furent donnés à la Mère Louise-Dorothée pendant son noviciat, et au moment de son départ pour la fondation de Montpellier. (Archives du premier monastère de la Visitation d’Annecy.)



143 Ces conseils furent écrits par la mère Claude-Agnès dans un petit livre conservé encore aujourd’hui à la Visitation de Rennes, dont elle a été la première supérieure, après avoir fondé le monastère d’Orléans.

144 Ces conseils furent écrits par la Sainte dans le susdit livre, indiqué à la page 317.

145 L’original est aux Archives du ler monastère de la Visitation d’Anmecy.

146 Extrait d’un très ancien manuscrit conservé aux Archives du premier monastère de la Visitation d’Annecy.



147 Archives du premier monastère de la Visitation d’Annecy.



148 Dans l’oraison de quiétude infuse, dit le P. Scamarelli (Dir. myst., tr. 3, c. v), l’entendement ne cesse d’agir par son regard vers Dieu présent qu’il admire dans un doux repos et dont il apprécie les beautés. S’il sus­pend son opération discursive (son raisonnement), cette suspension ne vient point de la nonchalance, mais de la lumière de Dieu qui se fixe dans une opération plus noble, c’est-à-dire dans le regard de sa divine présence.



149 Julien Green, Oeuvres complètes, IV, Pléiade, 20, journal rédigé à la lecture d’Emile Dermenghem, La vie admirable et les révélations de Marie des Vallées d'après des textes inédits, Paris, 1926.

150 Lettre au duc de Chevreuse du 16 mars 1693 (Madame Guyon, Correspondance II Années de Combat, Paris, Champion, 2003, pièce 35, 103).

151 J.-J. Surin, Correspondance, Desclée de B., 1966. Dans ses précieuses notices, M. de Certeau décrit comment Surin tente une approche humaine au milieu du théâtre fou de Loudun - et ce qui s’ensuivit. L’analyse comparée de deux figures si différentes (homme-femme ; intellectuel-servante), malades de la folie de leur époque, devrait permettre de trier le grain spirituel de l’ivraie d’origine psychologique.

152 Le Directeur mystique ou les œuvres spirituelles de Monsr. Bertot, ami intime de feu Mr de Bernières & directeur de Made Guion…, 4 vol., A Cologne [Amsterdam], 1726 : les « Conseils d’une grande servante de Dieu » figurent en annexe du vol. II., 407-430.

153 « Où est votre cœur ? - Je n’en sais rien, dit-elle, et je ne sais pas même si j’en ai un - Je m’en vais vous le faire voir … Voilà votre cœur - Non, dit-elle, ce n’est point le mien, c’est le vôtre. » A rapprocher du dialogue soufi : « Le croyant n’a plus d’âme, car elle a disparu - Et où s’en est-elle allée ? - Elle est partie lors du pacte conclu avec Dieu… », (Sulamî, La lucidité implacable, Arlea, 1991, 75).

154 Vie admirable, Livre 1, citations des chapitres 3 et 5.

155 DS 16.207, art. « Marie des Vallées » (Milcent). – Voir aussi : Gaston de Renty, Correspondance, Desclée de Brouwer, 1978, 926.

156 Le côté excessif des possessions et du désespoir a-t-il été exagéré dans les comptes-rendus de témoins crédules ? C’est notre hypothèse.

157 Vie admirable, Livre 2, Chap. 4.

158 Vie admirable, Livre 9, Chap. 6.

159 « La vie admirable de Marie des Vallées, et des choses prodigieuses qui se sont passées en elle », manuscrit conservé aux Archives Eudistes à Paris.

160 Livre 1, « Contenant ce qui s’est passé en elle jusqu’à l’âge de vingt-cinq ans », Chapitre 3, « Ce qu’elle fit quand elle eut connaissance qu’elle était possédée des malins esprits. »

161 De par l’autorité de ses exorcistes ?

162 Chapitre 8, « L’état misérable des sorciers. »

163 tranchées : coliques (Trévoux).

164 Livre 2, « Les désirs extrêmes qu’elle a eus de souffrir, et tout ce qui concerne l’enfer dans lequel elle a été », Chapitre 2, « Elle désire ardemment et demande avec instance les tourments de l’enfer afin d’en garantir les sorciers : elle y descend et y est condamnée à souffrir les supplices qu’ils méritent ».



165 Le 4 juillet 1616. L’un d’entre eux était Pierre Le Potier, vicaire de la cathédrale de Coutances très proche de la sœur Marie.

166 Le 18 novembre 1616.

167 Comme dans l’Enfer de Dante.

168 Chapitre 3, «  Les peines de l’esprit. L’Ire de Dieu. »

169 Ps. 89, 11 : « Mais qui connaît assez l’effet de ta colère, / Ou qui l’appréhendant autant qu’elle est sévère / N’a peur de t’irriter ? » (Adaptation par le poète Desportes, 213) – Ce dernier était fort apprécié de la sœur Marie.

170 ordes bêtes : bêtes sauvages.

171 Sa grande période de purification.

172 Chapitre 5, « De plusieurs autres choses qui lui arrivèrent pendant qu’elle était en enfer ».



173 en temps : ici-bas.

174 Chapitre 6, « Description de l’enfer et comme la sœur Marie en sortit. »



175 Livre 3, Qui contient ce qui concerne le mal de douze ans et qui fait voir comme elle a porté les péchés d’autrui et un grand nombre de diverses sortes de souffrances. Chapitre 1, Figures et prédictions du mal de douze ans. Il est figuré par une coupe pleine de feu et de soufre. Elle est appelée à souffrir ce mal de douze ans. Section 1. Le mal de douze ans est figuré par une couche et une fournaise ardente.



176 quant et quant :

177 déparager :

178 Chapitre 3, « Son esprit a des désirs très ardents d’entrer dans le mal de douze ans… »

179 Psaume 2, 9 : « Tu les écraseras avec un sceptre de fer, et, comme un vase de potier tu les mettras en pièces. »

180 Chapitre 4.

181 Chapitre 7, « Elle est chargée des péchés de tout le monde. Elle en porte les sentiments, la malédiction et la punition : c’est l’Amour divin qui l’en a chargée, dont Notre Seigneur lui donnera l’absolution. »



182 mouron : « espèce de salamandre ou de lézard jaune tacheté, qui pique de sa queue. Il s’en trouve en Normandie. » (Trévoux)

183 Mt 26, 37 : … Il commença à ressentir tristesse et angoisse.

184 Chapitre 8, « Elle est privée de toute consolation et ne croit point aux choses qui se passent en elle, et n’en parle que par contrainte : les sens font des conférences. »



185 Section 1. « Le plus grand don que Notre Seigneur lui a fait est de lui avoir donné le désespoir qui lui a ôté la foi et l’espérance. »

186 Livre 4, « Contenant plusieurs choses qui font voir l’excellence de cette œuvre. » Chapitre 1, « De son innocence, de sa pureté virginale, de son martyre. »



187 Chapitre 2.

188 Chapitre 4. L’état de perfection où est arrivée la sœur Marie est le plus haut degré du dénuement intérieur. De sa conformité avec Notre Seigneur. Section I. Elle est attachée à la queue de cheval de Notre Seigneur qui est son amour divin, afin qu’elle le suive partout. Elle est crucifiée avec lui.

189 Chapitre 6. Notre Seigneur est toujours en son cœur et il y est régnant comme dans son palais royal.



190 Chapitre 8. Qu’elle est morte et anéantie et que Notre Seigneur est tout en elle. Deuxième paragraphe : Section 2. Comme son esprit, sa mémoire, son entendement, sa volonté, ses passions, ses sens et sa raison s’en sont allés au néant.



191 Section 4. Autre anéantissement qui s’appelle l’expiravit de l’esprit, lequel ensuite épouse la divine Volonté.



192 Section 5. L’expiravit des sens.



193 Chapitre 9. Son beau verset. Section 2. Son beau verset lui est représenté par une pierre précieuse enchâssée dans une bague. – Le « verset » : voir les sections « Le Chancelier d’or » et « Les excès ».



194 verset :

195 Chapitre 10. Plusieurs autres choses qui font voir son état. Le Fils de Dieu la demande en mariage. Section 2. Il y a un grand feu caché sous la cendre.



196 Chapitre 10, Section 5. Elle est représentée par un ver de terre.

197 Section 6. Trois oiseaux : un paon, un aigle et une colombe qui représentent le parfait usage qu’elle a fait des trois puissances de son âme.



198 Section 8. La sœur Marie est un bouquet composé de toutes sortes de maux. Elle est un chandelier d’or avec un encensoir.

199 « Voici que je fais toutes choses nouvelles » ; « La vérité du Seigneur demeure éternellement » ; « La volonté de Dieu fait tout ce qu’elle veut ».

200 Le pape élu le 15 septembre 1644.

201 Ps. 84, 11-12 : Desportes, 201.

202 Ps. 72, 7. Desportes, 170.



203 Section 9. Par trois encensoirs on fait voir comment elle est associée avec Notre Seigneur et la Sainte Vierge dans l’œuvre du salut des âmes.

204 Section 10. Ce qui se fait en elle est l’oeuvre de l’Amour divin et des excès de la Charité divine.

205 excès : le chemin direct des « épines, des ronces et des chardons ». Voir ci-dessous la section « Les excès ». 

206 Section 11. Abbaye de perfection et règles des excès de l’Amour divin qu’il a fait garder à la sœur Marie.



207 Section 12. Les grands chemins abondent en froment et les campagnes sont stériles. On lui donne et elle donne un grain de raisin. Dieu est tout en elle et n’est que son habit dont Il est revêtu.



208 Section 14. Son état est représenté par ces paroles : Terribilis est locus iste. Non est hic aliud nisi domus Dei et porta coeli [ch. 28, v. 17 de l’Introït de la messe de la Dédicace].

209 Ce lieu est redoutable, il n’est rien d’autre que la maison de Dieu et la porte du Ciel.

210 Section 17. La sœur Marie est une étable aux pourceaux, la maison du soleil, le château de Jésus et sa couche nuptiale, etc.



211 Section 18. Salle carrée qui est la figure de la sœur Marie et des fruits que Dieu en tirera.

212 Section 19. Belle description de la sœur Marie.

213 Voir plus haut, la section « Le chancelier d’or ».

214 Section 20. Elle voit Notre Seigneur crucifié et couvert de plaies, qui est le modèle de l’état où elle est. Elle n’a qu’un même cœur avec Notre Seigneur et Sa sainte mère.

215 Livre 5. Contenant plusieurs autres choses qui font voir la sublimité, la vérité, la fin et les fruits de l’oeuvre admirable que Dieu a opérée en la sœur Marie. Chapitre 2. La vérité des choses qui se passent en la sœur Marie. Section 4. Les aveugles font le procès au soleil. Le procès d’entre les sens de la sœur Marie et quelques particuliers.

216 Chapitre 5. Abrégé des états principaux par lesquels la sœur Marie a passé.

217 comme s’il invitait à passer.

218 Chapitre 6. Ce qui se passe en elle sera manifesté en son temps. Section 5. Notre Seigneur lui promet de lui faire connaître la vérité et à tout le monde. Confirmation de la vérité.

219 Section 6. Elle est suspendue entre le ciel et la terre. Elle enfante la joie.

220 Chapitre 7. La fin de cet oeuvre. Le changement et la fin viendront quand elle y pensera le moins. Section 1. Elle va au-devant de son époux par la voie des excès. Il L’attend caché dans une sente pour la surprendre en passant.

221 Mon époux est fidèle et vrai dans toutes ses promesses.

222 Chapitre 8. La destruction des péchés est la fin de cet œuvre. La divine Volonté marchera à la tête de l’armée.

223 Section 2. Le feu de la haine du péché dont elle est embrasée pour l’anéantir. David a tué Goliath, Judith, Holopherne. Esther a délivré son peuple et Aman a été pendu.

224 Section 4. L’amour divin commande à toutes les vertus de lever chacune une armée pour combattre et pour tuer le péché.

225 Chapitre 10. La conversion générale. Vœux et prières pour la conversion générale. Section 2. Trois femmes dont l’une est morte, l’autre se tue, et la troisième est crucifiée.

226 pochette diminutif de poche ; on dit poche pour transporter des grains, pochette pour en marquer la contenance (Trevoux).

227 Section 9. Elle est une flèche empoisonnée. Elle fait un message aux éléments.

228 échapper : éviter

229 Section 12. Le Père, le Fils et le Saint Esprit sont disposés à faire miséricorde à toutes les âmes et la leur faire de grands dons.

230 faufiler : mettre un faux fil pour préparer une couture.

231 du verbe rager. Forme correcte au XVIIe siècle.

232 Chapitre 2. L’amour de la sœur Marie vers la divine volonté. Elle l’honore comme sa mère, etc. – Marie des Vallées estimait beaucoup Benoit de Canfield, auteur de La Règle de Perfection … réduite à ce seul point de la Volonté de Dieu.

233 Livre 6, Chap . 1, Sect. 1. Elle regarde et suit en toutes choses la divine Volonté. Les créatures nous montrent cette leçon : elle doit être suivie au préjudice de la raison.

234 Section 2. Deux manières de donner sa volonté à Dieu. Il donne la sienne à ceux qui lui donnent la leur comme il faut.

235 Section 4. Elle est animée de la divine Volonté. Estriveries [querelles] qui font voir que la divine Volonté est régnante en elle.

236 De même M. Bertot dira : « …mon âme est comme un instrument dont on joue, ou si vous voulez comme un luth qui ne dit ni ne peut dire mot que par le mouvement de Celui qui l’anime. » (Directeur Mystique, t. 2, lettre 6, p. 26).

237 Chapitre 4. L’Amour divin est rigoureux et terrible.

238 Section 1. Le jardin de l’Amour divin.



239 Echalas : bâton de longueur variable auquel on attache un cep.

240 Section 2. La Charité divine fait une collation à la divine Justice, l’enivre de son vin, met des bondes à son torrent et lui arrache des mains son couteau, ses flèches et ses foudres.

241 Chapitre 6. De la divine Justice. Section 2. Son grand amour envers la divine Justice.

242 Chapitre 12. Du très Saint Sacrement de l’autel. Comme elle le salue. Elle y trouve tous les saints. Section 1. Le paradis terrestre qui est le Saint Sacrement de l’autel.

243 Doublier : grande nappe qu’on devait replier pour la mettre sur la table.

244 Section 2. Autre jardin du Saint Sacrement.

245 Bordage : ce qui borde une chose, ici bordure.

246 Livre 7. Qui contient ce qui regarde la mère de Dieu, les anges et les saints, l’Église militante et souffrante. Chapitre 1. La dévotion que la sœur Marie a eue pour la Sainte Vierge et qu’elle est la main de Dieu. Section 3. Elle est la grande basse de la Sainte Vierge.

247 Basse : servante (dictionnaire normand). Grande basse : servante principale.

248 Essarter : débroussailler.

249 Allusion à Mt 8, 19 : « Maître, je vous suivrai où que vous alliez. »

250 Estocs :

251 Chapitre 4. Ce qu’il faut faire pour honorer les reliques des saints. Elle les va saluer au Ciel. Section I. Les saints viendront pour détruire le péché.

252 Chapitre 5. De quelques saints en particulier. De saint Joseph, saint Joachim, sainte Anne, saint Pierre, saint Paul, saint Étienne, sainte Catherine de Gênes, de Ste Thérèse et de sainte Gertrude.

253 Chapitre 6. De l’Église et de l’état où elle est.

254 Section III. Vœux pour l’Église et pour les prêtres. Elle sera saignée. On la fait baigner au fleuve du Jourdain.

255 Livre 8 contenant plusieurs choses contre le péché en général et plusieurs péchés en particulier. Chapitre 1. La laideur du péché et la haine que la sœur Marie lui porte, et la cause.

256 ? Mt 27, 50 : « Mais Jésus, jetant un grand cri […] rendit l’esprit. »

257Section 2. Désir extrême qu’elle a de la mort du péché. Les hommes attirent l’Ire de Dieu par leurs péchés. Le péché est notre frère aîné.

258 Chapitre 2. Contre l’orgueil. Exemples de quelques personnes orgueilleuses.

259Chapitre 4. Contre l’amour-propre, la propre excellence, la vanité et l’orgueil.

260 Chapitre 7. Contre l’envie, les contestations et les moqueries.

261 Chapitre 8. Contre la gourmandise, ivrognerie et friandise.

262 Chapitre 11. Contre le monde…



263 Livre 9. Qui contient des choses très excellentes touchant la grâce et plusieurs des principales vertus chrétiennes. Chapitre 3. De l’amour de Dieu. Colloque entre Notre Seigneur et la sœur Marie, qui fait voir le grand amour qu’elle lui porte. Section 1. Elle aime Dieu purement et ne veut point de récompense. Son amour déiforme au regard de Dieu.

264 Section 2. On ne peut rien faire pour l’amour de Dieu quand on n’a pas l’amour de Dieu en soi. Différence de ceux qui agissent par amour de Dieu et de ceux qui agissent par amour propre.

265 Chapitre 4. De la dévotion. En quoi elle consiste et quelle a été celle de Notre Seigneur sur la terre. Section 1. Différence des âmes qui sont dans la dévotion sensible d’avec celles qui sont dans les sécheresses. Le démon donne quelquefois des consolations. Trois maux dans la dévotion et leurs remèdes.



266 Chapitre 6. De la contemplation. La sœur Marie a été élevée dès le commencement aux plus hauts degrés de la contemplation.

267 Benoît de Canfield, Reigle de perfection…, 1609 ; 1982 (édition complète par Orcibal), P.U.F. ; 2009 (troisième partie seule, Arfuyen)

268 Section 1. La manière avec laquelle Notre Seigneur lui parle et comme elle connaît la vérité des choses qui lui sont proposées.

269 Section 2. Trois sortes de contemplations. Elle résout des difficultés qu’on lui propose sur la contemplation, et donne des avis fort utiles sur ce sujet.

270 M. de Bernières, M. de Renty, M. Bertot, saint Jean Eudes et d’autres familiers de l’Ermitage.

271 Chapitre 7. Le jardin des contemplatifs.

272 Le 10 janvier 1645.

273 Cant. 2, 5 : Soutenez-moi avec des fleurs, parce que je languis d’amour.

274 Chapitre 9. Elle aime son prochain plus que soi-même. Combien la condescendance est agréable à Dieu. Un homme est sauvé pour approuver le bien. Une fille sauvée pour un acte de charité.

275 Chapitre 11. De sa charité vers les âmes et du zèle de leur salut. La sœur Marie voit la beauté des âmes et est embrasée de zèle pour leur salut.

276 Section 1. Son amour pur vers Dieu et son affection pour les âmes.

277 Section 2 : Elle trouve la couronne de Notre Seigneur qui sont les âmes, dans la mer, dans l’abîme et dans le néant.

278 Section 3. Sa charité vers les âmes. Elles sont son cœur et elle n’a que des excès d’amour vers elles.

279 Section 6. Elle a grande compassion des pécheurs…

280 Livre 10. Contenant beaucoup de choses très utiles touchant l’humilité et plusieurs autres vertus. De la perfection. Du don de prophétie et des miracles. Chapitre 1. De l’humilité de la sœur Marie. Section 1. Les trois partages des enfants d’Adam qui contiennent une belle instruction sur la connaissance de soi-même.

281 Section 7. Notre Seigneur cache dans son sein la petite violette qui est la sœur Marie.

282 Chapitre 2. De la haine extrême qu’elle a contre l’honneur.

283 Chapitre 3. De plusieurs autres choses qui montrent l’humilité, en quoi elle consiste et qu’elle a une infinité de degrés. Section 1. L’humilité comprend deux choses : la connaissance de Dieu et de soi-même - et c’est le plus court chemin pour arriver à la perfection. Qui a l’humilité a toutes les vertus.

284 Section 3. L’humilité et la crainte soutiennent la fragilité.

285 Chapitre 9. De la perfection. En quoi elle consiste. Son abrégé.



286 Section 1. Le plus court chemin de la perfection. La grande différence qu’il y a entre ceux qui marchent par ce chemin.

287 Chapitre 10. Communion, union, transformation et déification.

288 Section 1. La goutte de rosée qui demande de se perdre dans la mer de la Divinité.

289 Les « Conseils d’une grande Servante de Dieu » figurent à la fin du tome II du Directeur mystique, publié près d’Amsterdam en 1726 par le cercle de Pierre Poiret. Il s’agit de brèves notes rendant compte d’une visite à « sœur Marie » dont étaient coutumiers des membres de l’Ermitage.

290 Le pur miel mystique.

291Je ne propose pas de bibliographie, ce qui laisserait supposer une étude approfondie. J’utilise l’in-folio de 1665, fidèle aux éditions antérieures rassemblées par son frère (le livre est rare, absent de Google books et d’autres bibliothèques en ligne) : voir référence bibliographique et contenu en annexe I.

La situation livresque est comparable à celle de son contemporain grand carme Jean de Saint-Samson, (pour lequel j’utilisai un in-folio de 1658, malgré ses variantes en comparaison avec des éditions antérieures). Dans les deux cas c’est un frère ou un disciple proche qui sauvent la ou le mystique.

Les références bibliographiques accompagnent dans le présent volume la première citation de titre  et ceci dès cette introduction. On complétera par les liens Web donnés en fin d’ouvrage.

292Les chapitres retenus sont donnés intégralement. Liste en table des matières. Voir aussi la description extensive de sa source : Annexe L’in-folio de 1665.

293V. la Chronologie achevant La vie d’une recluse au dix-septième siècle, sujet de la section suivante : changements de couvents et de lieux précédant la réclusion.

294Notez l’heureux hasard qui associe un « sauveur de textes » à une figure de la turba magna : bien longtemps auparavant Pierre de Dacie à Christine (~1280), ici Pierre de Cambry à sa sœur (~1620), puis Marie des Vallées relaté par Jean Eudes (~1640), Marie de l’Incarnation (Guyart) du Canada explicité par son fils [~1670), Madame Guyon édité par Pierre Poiret (~1700). Utiles Pierre(s) ou Jean !

295Selon Pierre de Cambry, une précieuse caisse de documents aurait été volée [Boissieu],10. Et « dès 1626, treize ans avant la mort de Jeanne, sa vie était déjà écrite ! »  [Boissieu],11 – ce qui n’exclut toutefois de reprises puisque qu’elle n’est parue qu’en 1659.

296Comtesse Henri de Boissieu, Une Recluse au dix-septième siècle, Paris et Gembloux, 1934. - Dorénavant cité « [Boissieu] – Ouvrage inconnu de Google books – Mon dossier photo de ce livre et sa reconnaissance OCR sont disponibles  : Base DT // « 206. CAMBRY Jeanne de ».« Cambry Avant saisies & Mariage & Boissieu & Lettres.odt » - J’ai cherché mais n’ai rien trouvé sur la Comtesse elle-même ; seulement sur la famille connue de Boissieu. On ne peut que regretter un excès de discrétion comparable à celui de telle carmélite remarquable...

297Une édition critique des lettres de Jeanne de Cambry, mystique augustinienne (1581-1639) by Joan Elizabeth Smeaton , presented to the University of Waterloo in fulfilment of the thesis requirement for the degree of Master of Arts in French, Ontario, Canada, 2002. - Travail critique réalisé avec soin, utile pour ses notes ; mais l’absence du texte de Pierre de Cambry ne permet plus d’éclairer la correspondance, d’où notre choix alternatif de restituer « un tout » soit : { Pierre + Lettres + des extraits dont un dialogue }.

298[Boissieu], chapitre premier. - Toutes les citations seront en italiques.

299Wikipedia, histoire de Tournay, section « Siège de Tournay, 1581».

300Nous ne disposons guère d’information sur la quinzaine d’années qui achèvent une vie  menée en réclusion. Je relève un contraste entre la qualité et l’équilibre des écrits de Jeanne et le reflet d’angoisse et croyances caduques prises à la lettre selon Pierre. - Qu’en serait-il advenu pour Madame Guyon sans les publications de sources manuscrites par l’infatigable éditeur Pierre Poiret dont une partie de sa correspondance  sauvée par les disciples ?

301Il en sera très différemment chez une autre « femme du nord », Antoinette Bourignon, auteure que l’on peut oublier.

302Pierre de Cambry, Abbrégé de la vie de Dame Jeanne de Cambry... Anvers, 1659 ; 2e éd. augmentée, Abrégé de..., Tournai ,1663

303[Boissieu] Chapitre premier, 13-14.

304 « Ce serait le Père Nicolas de la Buchère, ecclésiastique du diocèse de Namur, entré, déjà prêtre, chez les jésuites de Tournai et qui demeura dans cette ville de 1590 à 1622. » [Boissieu, p.10] .

305[Boissieu] 15. - Notre choix majeur.

306[Boissieu] 16. - Etape nécessaire de la découverte.

307[Smeaton]  qui cite puis en donne l’effet « horizontal ».

308[Boissieu] ici et pour la suite.

309[Boissieu] fin du chapitre I.

310 Malgre l'accueil chaleureux qu'elle reçut a Sion, le mepris pour Jeanne allait se ranimer. Trouvant inconcevable que Jeanne ait elle-meme redige ses oeuvres, sans aide et sans plagiat, quelques consoeurs se resolurent a regler l'affaire en perçant des trous dans le plancher de sa chambre, "pour descouvrir, si elle tiroit hors d'autres livres ce qu'elle escrivoit […] Comme Jeanne n'avait devant elle aucun livre duquel copier, la mefiance des consoeurs se remplaça par l'admiration [Smeaton].

A noter qu’il n’est pas bon d’être sorcière. On en brûle plus à l’époque qu’au moyen âge (et plus encore en pays allemand qu’en terres catholiques où l’Inquisition sévit mais n’est pas naïve).

311Nouveau confesseur après le Père Nicolas.

312 Voici une amorce de bibliographie : « L'oeuvre de Jeanne de Cambry comprend six traites spirituels, dont le Traité de la Ruine de !'Amour propre & Batiment de !'Amour divin (une oeuvre de quatre tomes, achevée autour de 1619 ou 1620 au cloître de Sion; publiée en 1622 et 1627 à Tournai, et à Paris en 1645) est le traité le plus connu. En plus de cette oeuvre, Jeanne est l'auteur des cinq titres suivants : Petit Exercice pour pouvoir acquerir !'amour de Dieu (compose pendant son noviciat, et publie à Tournai en 1620), Le Flambeau Mystique […] (écrit probablement vers 1628, et publié à Tournai en 1631), Le Traité de La forme du Mariage (composé probablement vers 1626, et publié à Tournai en 1655), La Lamentation funebre de l'ame captive dans son corps mortel (publié à Toumai en 1656) et Un petit Traite de !'excellence de la Solitude (publié en 1656, à Tournai).[…] Jeanne de Cambry perseverait dans ce qu'elle croyait sa mission divine à ecrire, achevant pendant la demiere décade de sa vie quatre traités importants, et mettant la main a un cinquième, qui restera malheurement inachevé. » [Smeaton]

313 En novembre 1621, Jeanne quitta Toumai pour l'hôpital Saint-Georges, à Menin, où elle s'installerait avant d'assumer en août 1622 le rôle de prieure de l'hôpital. / A Menin, la tache à accomplir parait avoir été assez exigeante : en tant que maitresse de l'hôpital, Jeanne semble s'être occupée de tout ce qui touchait à la vie des soeurs de l'hôpital [Smeaton].

314 D'apres !'évidence, la plupart de ceux qui avaient dirigé Jeanne la tenaient en haute estime : Michel d'Esne, évêque de Toumai (et de longue date ami familial des Cambry), lui offrit déjà en 1607 ou 1608 la position de prieure de l'abbaye, ce qu'elle refusa catégoriquement et avec grande émotion. Pierre écrit : ''mais elle se jetta a ses pieds, & le supplia avec tant d'instances, & prostemations, de ne meriter pas cette charge. » [Smeaton].

315[Boissieu] fin du chapitre II.

316À Lille et non pas à Tournai ! v. [Boissieu], 55, qui en est d’ailleurs surprise.

317 Emmurée,il est neanmoins presque certain qu'elle n'etait pas toute seule : on peut présumer la présence d'une servante. [Smeaton].

318en 1626, dit Pierre, Jeanne se plaint a son directeur "de trop de visites d'hornrnes, femmes & filles, lesquels luy descouvroint tous leurs exercices, leurs passions, & mauvaises inclinations […] Pierre revele que sa soeur imposait des limites a ces consultations, par moyen d'une "horlage a sablon, qu'elle porta de la en avant a son parloir, affin qu'au bout de l'heure, elle s'en peut depestrer, sur excuse, de n'y pouvoir estre d'avantaige [Smeaton].

319 [Boissieu] chapitre III.

320 [Smeaton], relevé dans la Correspondance.

321 [Smeaton], Conclusion.



322L’ouvrage photographié aux Archives Saint-Sulpice réf. « Bd/ 7-5/ 4 » échappe à la BNF qui signale un seul ouvrage  de l’auteure: « Comtesse Henri de Boissieu (1875-19..), Figures de carmélites en Belgique au XVIIe siècle (1928). » - C’est ainsi que des ouvrages « isolés » excellents mais hapax sont promis à l’oubli.

323 Les notes figurent en fin du texte principal.

324Page précédée d’un feuillet avec photo : « Menin, Stalle de Jeanne de Cambry à l’hôpital Saint-Georges ».

325[Van Gogh !]

326 [que l’on visite aujourd’hui].

327[comme c’est encore le cas pour le couvent des carmélites de Grenade ~ an 2000].

328Note [Boissieu], ici accolée entre crochets et suivie d’un saut de paragraphe absent du texte courant édité en 1934.

329[Nécessaire ! J’ai vu en 1974 à Sri Lanka un ascète canin bouddhiste devenu fou].

330[La dernière moitié de la biographie serait des notes issues du coffret volé?]

331[la précision flamande!]

332[oui - et chez Guyon].

333[Subtilement vu comme dans la suite. Avec bienveillance].

334[oui].

335Précédé d’un feuillet photo : « MENIN, — CHAPELLE PUBLIQUE DE L’HOPITAL St-GEORGES. La grille, à droite, donne sur le choeur des religieuses ».

336[profonde rédactrice].

337 [oui, question que je me suis posée].

338[ce qui ne peut valoir une direction mystique vivante. On peut toutefois supposer la réalité d’ une « communion des saints »].

339[Isabelle Bellinzaga – repris par Bérulle].

340Annexe et notes reproduits en petit corps. Très complète et intéressante, traduisant le souci d’élargir le cas de la recluse Cambry . D’où mon souci de la transcrire, bibliographie incluse.

341[Intéressante observation]

342 Précédé d’un feuillet photo : « MENIN. - GRILLE CONTRE LAQUELLE NOTRE-SEIGNEUR APPARUT A JEANNE. Au fond, le choeur des religieuses où priait Jeanne. Vue prise de la Chapelle publique. »

343J’ai rassemblé de cette très grande figure mystique tout ce que l’on possède traduit en français: Maria Petyt (1623-1677) Mystique flamande I & II, lulu.com (716+398 pp. : traductions partielles de van den Bossche & profondes études d’Albert Deblaere). - l’espace que lui consacre notre annaliste est des plus justifié. Michel de Saint-Augustin est un bon mystique, chance que ne rencontra pas notre héroïne...

344Pierre Poiret, Ecrits sur la Théologie mystique […] Inroduction et notes par Marjolaine Chevallier, Jérome Millon, 2006, « I. Lettre » pages 134-136. [rien n’échappe à cet excellent éditeur des mystiques].

345Non moins excellent traité de P. Poiret.

346Hors d’oeuvre en préparation par ascèse à l’irruption mystique que l’on trouvera dans la plus ample Ruine de l’amour-propre.

La présente transcription des plus fidèle a été faite par A.-M. Charrière et transmise par le P. Max de Longchamp.

347ceci

348moi

349encore

350quelquefois

351néanmoins

352Ai eue

353colérique

354ici

355aimés

356lorsqu'elle

357moqueries

358amoindri

359celui

360aimait

361dirai

362avait

363causeraient

364voulait

365clarté

366vue

367éblouirait

368jouir

369?

370appuyant

371connaissance

372?

373Parce que

374qu'auparavant

375crois

376savais

377rendait

378liés

379?

380nu

381fou

382?

383?

384?

385coupé

386privés

387crois

388obéirai

389sachiez

390saurais

391?

392ouïr

393?

394abaissé

395toujours

396excès

397sais

398profit

399?

400sèche

401Portant des fruits

402?

403crois

404?

405réjouirons

406gagnerait

407Réjouir

408savez

409étant

410connaître

411?

412?

413enivrer

414Connaissance ?

415?

416?

417Quels (?)

418excès

419?

420?

421Phrase lourde !

422?

423L’édition des Oeuvres complètes en un in-folio de 1665 (mes photos – édition non retrouvée sur Google) reprend exactement l’édition de la Ruine de 1627 (disponible sur Google). Orthographe modernisée, ponctuation révisée.

424J’introduis des paragraphes dans ce texte en pleines pages continues.

425 À tête

426 Oraison subtile faite en tiédeur ? ou bien : Oraison <fine> [finit] en tiédeur

427 Tépidité : qualité de ce qui est tiède.Fig. Manque de ferveur.

428 Enclin, encline : Qui a un penchant pour quelque chose.

429 Cas de « supposition impossible » que l’on retrouvera chez de nombreux mystiques.

430Explication d’une ascèse mal venue.

431Absconser : cacher, recéler (Godefroy).

432Illec : là, en ce lieu là (terme vieilli).

433Amour seul.

434 Cf. Ruusbroec sur les faux spirituels : on comprend alors sa forte opposition.

435 Toujours le problème de Dieu, à remplacer par "seul bien parfait".

436 Éclairant Canfield.

437Genèse, XXI, 9-10.

438 Exact mais seulement au moment même de la « plongée » mystique.

439Juste appréciation de son rôle.

440Éjouir (s’) : se livrer à la joie. [se réjouir : éprouver une vive satisfaction – se divertir].

441Processus expérimenté. La belle histoire de S. Augustin explique la tentation « diabolique » ressentie par l’intellectuelle Dame Cambry qui s’y retrouve ingénuement.

442Fine analyse.

443Esquelles : sens identique à lesquelles. Simple différence orthographique n’ouvrant pas à notice dans Litré ou Godefoy. Dorénavant j’omet mon ajout « [l] ».

444 dans sa réalité toute intérieure.

445 façon très dense.

446Expérimental.

447 A prendre au sens premier immédiate expérimental.

448 Expérience immédiate.

449 Mais. Ains est hors d’usage mais évite des mais fastidieux.

450 Lourd passage mais intéressant par sa précision expérimentale.

451 Toujours subtile observation.

452 Expérience mystique.

453 Dieu ou effet de nature peu importe !

454 Le style contourné sugère qu’il y a problème...

455 Ça redevient sérieux.

456 Eglise invisible.

457 capturé

458 Chauffer graduellement le four d’une verrerie – donner la trempe à l’acier.

459 Il s'agit de l'heure journalière réservée au recueillement silencieux.

460 Raisonnable.

461 Dans le sens de présentement.

462 bonne signification des diables !

463 Vérifié.

464 Poids de la vision du péché propre à la fin du Moyen Âge, encore vivace au début du XVIIe siècle.

465?

466 Absence du rôle de l'expérience qui d'ailleurs n'existait pas à son époque.

467 « On ne sait rien il ne faut donc pas croire. »

468 Besoin de l'aide d'autrui : soit un maître spirituel comme par exemple dans le soufisme ; au moins il est choisi en vertu de sa supposée achèvement spirituel ; ou bien imposé par une religion indifférente à la mystique : c'est souvent le cas des confesseurs au XVIIe siècle. Il n'y a guère de solution valable entre les faux maîtres et les confesseurs butés.

469 dommageables

470 d’expérience.

471 Ou qui lui donne l'expérience d'une liberté nouvelle liée à des jouissances inattendues.

472 Fine observation traduite dans la croyance externe du temps.

473 + !

474 Forme verbale absente de Littré !

475 Rare description précise du vécu psychologique des débutants en Religion.

476 Et sans concession ; au blanc de la cible.

477 Expérimenté en plongée.

478 Subtile observation.

479De déplaire ? 2e sens Littré : donner du chagrin, irriter.

480 Mettre sous ses pieds, dompter.

481 Souloir : avoir coutume (Godefroy).

482 Théologie de la circulation de l’amour, Augustin.

483 exacte observation

484 dominent

485 Virgules nombreuses, nécessaires à cause de la densité de la phrase qui oblige à méditer chacun de ses éléments.

486 prenant leur source

487 événements

488 absconse : lanterne sourde, fig. détour, dissimulation. (Godefroy).

489 Ores : maintenant, alors – quoique. (Godefroy).

490 Jaçoit que : quoique, bien que.

491 obtenir

492 quelques (1er sens Littré).

493 calomnie (Godefroy).

494 Judicieux.

495 La Nature.

496 Signacion : signe (Godefroy).

497 Le bien qu’on a (Littré).

498  ? - il faudrait retrouver cette traduction des Cantiques, passablement ancienne.

499 Imaginaire ? Du moins possibilité. - Et ne pas oublier les croyances du temps partagées par la grande Catherine de Gênes : son Traité du Purgatoire sera largement lu jusqu’à la fin du dix-septième siècle.

500 Souligne le risque.

501 Non !

502 Chapitre faible...

503  ! faible.

504 Intéressante justification du traité.

505 Ruusbroec !

506 On n’en finit avec le péché, la faiblesse de l’époque !

507 La suite de ce chapitre et les onze suivants ne sont plus irrigués par l’expérience. L’oeuvre s’achève en un discours lyrique.

Le début du dernier chapitre 34 livre le but poursuivi par l’auteure : « D’autant que tout ce traité ne contient que les ruines de l’amour propre, et le bâtiment ou établissement de l’amour divin, lequel ne s’adresse pas seulement aux Religieux et Religieuses, mais à toutes personnes, mariés, veuves et autres : parce que Dieu n’a pas fait ce Commandement d’amour aux Religieux seulement, mais à toutes sortes d’états. Comme aussi est démontré, que toutes sortes de personnes, en toutes sortes d’états, peuvent aimer Dieu et le prochain parfaitement. »

508Fine observation.

509Expérimental. Fine description.

510Un trio : Marie [Acarie] de l’Incarnation (1566-1618) carmélite ; Marie [Guyart] de l’Incarnation (1599-1672) « du Canada »  ursuline; Jeanne de Chantal (1572-1641) fondatrice.

La carmélite n’a rien laissé. l’ursuline a laissé beaucoup, c’est la grande redécouverte « des années vingt » du siècle dernier, très bien mise au service des spirituels par les bénédictins de Solesmes (le travail n’était donc plus à faire ! Les deux Relations et la Correspondance (1971) sont trois essentiels incontournables, même s’ils se prêtent moins que d’autres au suivi d’un pèlerinage mystique (traversez l’Océan !). Nombreuses publications après canonisation.

La première de nos deux Jeannes (elles sont quasiment contemporaines) traite surtout des problèmes posés par ses fondations de la Visitation tandis que sa part de correspondance intime avec François de Sales est réduite (v. François de Sales & Jeanne de Chantal, Correspondance, Desclée de Brouwer, par David Laurent et Max Huot de Longchamp, 2016).

511Marie des Vallées, Le Jardin de l’Amour divin, Textes choisis et présentés par Dominique et Murielle Tronc, Arfuyen, « Les carnets spirituels », 2013 ; La Vie Admirable de Marie des Vallées et son Abrégé rédigés par saint Jean Eudes suivis des Conseils d’une grande servante de Dieu, Ed. du Centre Saint-Jean-de-la-Croix, coll. « Sources mystiques », 2013.

512Armelle Nicolas Témoin du Pur Amour, Le Triomphe de l’Amour divin dans la vie d’une grande servante de Dieu, Texte présenté par Dominique et Murielle Tronc, Ed. du Centre Saint-Jean-de-la-Croix, coll. « Sources mystiques », 2011.

513Maria Petyt (1623-1677) Mystique flamande I Notices & Études par Albert Deblaere, II Textes traduits par Louis van den Bossche & Leurs contextes, Dossier assemblé par Dominique Tronc, lulu.com, coll. « Chemins mystiques », 2017.

514La Vie..., 200 & 2014, Correspondances I, II, III, 2003, 2004, 2005, Les années d’épreuves..., 2009 Editions Honoré Champion, Discours sur la Vie intérieure I, II, 2016 Ed. du Centre Saint-Jean-de-la-Croix, coll. « Sources mystiques ».

515J’ai laissé de côté la correspondance extraite de son contexte, par ailleurs soigneusement éditée par [Smeaton], au prix d’un travail de transcription (aidé toutefois par la reconnaissance automatique opérée par Google) - utile car Il m’a fait mieux comprendre les obstacles surmontés par Ienne de Cambry. J’ai comprimé une Introduction qui s’avérait fort légère au prix du travail de réédition du travail de [Boissieu] - utile pour en découvrir la valeur méconnue.

516J’omet les précisions sur les figures que l’on trouvera dans [Boissieu].

517J’omets dorénavant les capitales : « J E S U S » ou « M A R I E ».

518Topos fréquent depuis le moyen âge  : « au milieu du pied droit, dessus et dessous, une plaie à peine plus grande qu’un sterling [monnaie], d’où s’écoulaient, non sur les orteils, mais sur les côtés, quatre filets de sang assez larges. A cette vue, chacun de nous chercha un endroit approprié pour verser des larmes de compassion sur la souffrance du Chrsit dont les blessures se manifestaient à nos yeux sur le corps de Christine. » (Pierre de Dacie, La Vie de Christine de Stommeln, William Blake and Co. / Art & Arts, 2005, « Douzième visite 21 mars 1269 », p.72).

519Perception expérimentée assez fréquement ; multiples attestations.

520Marie des Vallées (1590-1656) partage la même peur dans un rêve de puit enflammé dont l’intensité évocatrice justifie une citation longue: « Imaginez-vous, dit-elle, un puits extrêmement large et profond, dans lequel il y a de l’eau et du feu. L’eau est au milieu en figure ronde, et qui s’élève en haut […] sans être appuyée ni soutenue tout autour d’aucune chose, demeurant ferme et solide comme une colonne sans qu’il en tombe une seule goutte, et cette eau est horriblement vilaine, puante et froide extrêmement et plus que toutes les glaces imaginables. Le feu est tout autour de l’eau comme si c’était une muraille qui l’environnât. Si bien que représentez-vous une muraille de feu tout autour de cette eau, dans laquelle il y a depuis le bas jusques au haut, quantité de sièges ou de places disposées comme sont les trous d’un colombier. C’est dans ces sièges de feu qu’elle appelle des chaises que sont les damnés, et les mêmes sièges sont plus ou moins ardents pour chacun d’eux, qu’ils ont plus ou moins commis de péchés. Et après qu’ils ont été quelque temps dans le feu, les démons les prennent et les jettent dans l’eau, et peu après ils les rejettent de l’eau dans le feu, les faisant ainsi passer d’une extrême chaleur à une extrême froideur… (La vie admirable..., Coll. « Sources mystiques, 2013, livre II Chap.6, p.105).

521 Durée ordinaire, rien d’immédiat ! puis voir en arrière pour vérifier le jeu d’une providence qui s’accorde à la durée d’une vie humaine. D’où l’intérêt de trouver des analogies aux temps longs telles que les saisons de l’âme (Ienne reprend Ruusbroec). Ce qui évite de privilégier des Instants qui devront être abandonnés.

522 Victime de l’illusion commune à de nombreuses fondatrices – tentation d’utilité Ce qui certes est plus noble que l’orgueil de fonder, analyse à ras de terre. Ici c’est comment faire utile pour autrui, ce qui pour une religieuse ne peut se faire qu’au sein de sa communauté ou bien après avoir en vain essayé d’améliorer les choses avant de tenter de fonder un autre cadre pour soi mais aussi pour quelques-unes de même eau.Très imparfait encore car il faut accepter l’échec de tout ce qui vient de soi-même pour laisse la grâce agir. En ce sens Cambry est inachevée et donc très utile, car proche. C’est son intérêt : associé à juste compréhension et intelligence mystique. Mais incapacité à franchir le pas par manque d’un Directeur mystique, elle sera toute sa vie assez malheureuse - poursuivie par l’inachèvement de son projet. Devenue ermite recluse, a t-elle trouvée sa voie ? On n’en sais rien car ses écrits seraient antérieurs ? Tout lâcher. Modèle Jésus. L’échec total. Innacepté par tous. D’où religion faussement fondée. Malgré lui  et bien longtemps après.

523Rappel : je corrige parfois les « f » en s ce qui facilite la lecture. C’est la seule modification apportée au texte.

524Heureusement Dame de Cambry est assez raisonnable.

525Le frère est tout autant tributaire de son époque que Dame de Cambry.

526Marie des Vallees

527Expérimental. Angèle. Canfield.

528 Belle page !

529Et même si cela était le cas, il ne s’agirait que d’une méprise entre propriété de Nature et projection en un Dieu, la valeur du ressenti expérimental étant sans commune mesure avec notre « néant ».

530Le mauvais confesseur ! De l’importance d’avoir le contexte donné par la § précédent et la nécessité de présenter l’ensemble écrit par le frère et pas seulement d’en extirper les lettres.

531Problème des scrupules dont L. disait que cela pouvait être rédhibitoire sur la voie mystique ; et plaignait fort les anciens sans maître mystique ; tandis que ce confesseur plonge dans l’indécision celle qui ne peut être doutée quant à son expérience mais qui sera bloquée - du moins à l’époque de cette correspondance.

532Intelligence. Indépendance.



533d’où visions, rêves éveillés, etc.

534Effet « placebo » 

535Donc bien avant la fin de vie !

536Croyance à la communion des saints. Et si cela était ?

537[sic] opération ? Pourrait aussi être dérivé d’apercevoir ?

538Interpréter comme imiter la vie de Jésus comme le frère mystique – simplement perçu assez matériellement comme c’est le cas chez de nombreuses figures médiévales, femmes sans écriture, etc.

539Notez la recherche du frère en vue de rapporter la collection de « miracles ».

540Intéressant dernier § ! Bien malheureuses suppressions !

541Raison. Confirmation des doutes des confesseurs.

542Style oratoire du frère.

543 et § suivant. Communication.

544« & en aymant elle vit, & en vivant elle ayme », belle page.

545Subtil : même sève, espèces ou variétés distinctes.

546?!

547Complètement délirant !

548?

549Intéressant car l’absence de toute formation par un maître spirituel ne nuit pas au compte rendu qui est très spontané de l’expérience immédiate

550Marie des Vallées – Armelle Nicolas

551Travail de purification dans la plongée mystique qui demande de faire face avec courage. Possible avec l’aide du maître.

552l’érémitisme solitaire n’arrange rien.

553Signe d ‘inachèvement : il n’y a pas de mérite et ce doit rester caché en tentations.

554!

555Oui.

556Terrible. On est touché profondément par la fin de lettre précédente.

557Terrible aveu sur le confesseur. Il vaut d’autant plus éditer l’intégrale car c’est la pièce condamnant les mauvais directeurs – mauvais malgré eux, il va la visiter...

558d’où l’ordre raisonnable du confesseur qui ne peut douter du déséquilibre de sa dirigée. Il a peut-être raison ! Mais probablement avec une lourdeur toute régionale...

559Emberlificoté entre honnêteté et illusion ?

560Naïf dédir d’être utile !

561Rôles inversés enre directeur et dirigée !!

562?!

563 Orgueil naïf.

564 Bavardage et orgueil. Confusion entre son effort et la grâce. « j’espère d’en venir à bout ...» (!)

565 Assez ! (je me suis embarqué dans l’intégrale, il faut achever).

566  !

567 Il est patient.

568 Illuminée.

569 Ou sa maladie, illusions etc. ; et la suite « j’ai vu... »

570 Vraiment ? enfant capricieux et dominatrice ? Plutôt prise en main par son subconscient malade. (Si cela était vrai  elle serait parfaitement silencieuse priante). Dangereuse directrice qui tente même de persuader.

571 !

572 Jérémie ...sur elle-même.

573 evidemment

574 Effet désastreux de la croyance d’époque en possession diabolique. Surtout vécu à deux ! Cas de folie partagée.

575 La pauvre !

576 +

577 +

578 La rupture et prise en sa main propre,enfin !

579 Prudence.

580  ?

581 Indice.

582 Notez l’année précédant de dix années sa mort. On n’aura pas de lettres permettant de connaître la fin de vie et de lever ainsi nos doutes quant à sa vie mystique.

583 [sic], avec majuscule :?

584 Raisonnable comportement face au déraisonnable.

585 Soit 14 années qui peuvent avoir été de grand bénéfice en « sagesse mystique ».

586 Bien dit.

587 Bien expliqué, même d’origine différente.

588 Oui.

589  ?

590 Je reprend la section qui est consacrée à notre mystique dans : [2012] Dominique Tronc, Expériences mystiques en Occident II. L’invasion mystique en France des Ordres anciens, Editions Les Deux Océans, 2012, 378 p.

591DS 2.61/2, article « Cambry » (P. Droulers) ; H. de Boissieu, Une recluse au XVIIe siècle, Paris et Gembloux, 1934.

592Le Flambeau mystique..., 95. On sait que les recluses conservaient souvent de nombreux contacts avec le monde extérieur, par le biais de leur activité de conseil spirituel (v. les recluses anglaises dont Julian de Norwich).

593Ce dont témoigne son Traité de la réforme du mariage.

594Auxquels s’adresse son Traité de l’excellence de la solitude à la sollicitation de quelques saints ermites

595Tout le début du Flambeau mystique  est destiné aux « Pères directeurs ».

596Pierre de Cambry, Abbrégé [sic] de la vie de Dame Jeanne de Cambry... Anvers, 1659 ; 2e Éd. augmentée, Abrégé..., Tournai 1663.

597Les œuvres spirituelles de sœur Ienne Marie de la présentation, premièrement dame Ienne de Cambry, religieuse de l’ordre des chanoinesses régulières de St Augustin et en après recluse, décédée en son ermitage l’an 1639 dédiées à ... Madame Marie Ferdinande de Croy … par P. de Cambry prêtre … à Tournay, imprimerie Adrien Quinque, 1665 [contient : Frontispice : portrait ; lettre dédicatoire ; lettre du vicaire générale de l’évêque de Tournai ; Petit exercice pour pouvoir acquérir l’amour de Dieu... (1-17) ; Traité de la ruine de l’amour-propre et bâtiment de l’amour divin divisé en quatre livres... (1-328 et table) ; Le flambeau mystique (1-104 et table) ; Traité de la réforme du mariage (1-79 et table) ; Traité de l’excellence de la solitude à la sollicitation de quelques saints ermites... (1-20 et table) ; Lamentation de l’âme captive... (1-51 et table)].

598« Traité de la ruine de l’amour-propre et bâtiment de l’amour divin divisé en quatre livres... », inclus dans les Œuvres spirituelles…, op. cit. La préface donne son plan : livre I : De la ruine de l’amour propre. Partie première, le vif portrait de l’amour propre... II : Mortifications et consolations, III : Imperfections secrètes anéanties, IV : Union et transformation.

599Voir Cantique 2, 15 : « Prenez-vous les petits renards qui détruisent les vignes… »

600Mt 5, 3.

601Ct 6, 9.

602Vistè  : vélocité, rapidité (Godefroy, Lexique de l’ancien français)

603Le traité se termine ainsi (311-328) par un long développement sur l’amour qui est tout.

604Le flambeau mystique ou adresse des âmes pieuses ès secrets et cachés sentiers de la vie intérieure, composé par Sœur Jenne Marie de la Présentation, recluse les Lille [sic], avec approbations par des docteurs de Douai et Gand en 1631, inclut dans les Œuvres spirituelles « [...] des matières [...] [du] livre de la ruine de l’amour propre; sur le sujet desquelles ayant été par ses directeurs examinée l’espace de huit ans [...] ».



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